• ND

    Pour donner des fondements philosophiques à la “Nouvelle Droite”

    ♦ Allocution de Robert Steuckers prononcée à l’Université d’été du GRECE, Roquefavour, août 1992

    victor10.jpgEn guise d’introduction : Le texte qui suit est le “script” d’une conférence prononcée lors de l’Université d’été 1992 du GRECE (Groupe de Recherches et d’Études sur la Culture Européenne), qui s’est déroulée à Roquefavour en Provence. À la demande du Secrétaire Général de cette association, Xavier Marchand, j’avais été sollicité cette année-là pour participer à cette manifestation annuelle de son mouvement pour deux motifs : 1) ouvrir les travaux de l’Université d’été en définissant les linéaments philosophiques de la Nouvelle Droite (où ce que le GRECE veut bien entendre derrière ce vocable) et 2) Encadrer le groupe germanophone, comptant près de la moitié des participants, alors qu’aucun responsable de cette association, soi-disant universitaire et “élitiste”, n’est capable d’aligner une phrase élémentaire dans la langue de Gœthe. Sur l’Allemagne, ces gens ne citent généralement que des noms d’auteurs, qu’ils n’ont manifestement jamais lus.

    Cet exposé, inutile de le préciser, a été mal accueilli, notamment par son commanditaire, dont la prétention n’a d’égal que le ridicule et la préciosité. Le bonhomme aurait voulu un exposé qui aurait amené, “messianiquement”, l’histoire de toute la philosophie mondiale à son point final : la “pensée” de son gourou, le journaliste parisien Alain de Benoist. Ne me sentant pas l’âme d’un apologiste, ne voyant pas l’utilité d’exercices aussi bouffons, j’ai envoyé sans ménagement, avec 2 ou 3 sarcasmes en guise de claques, ce galopin, ce Kulturanalphabet, à son petit univers onirique et, 2 jours plus tard, je prenais définitivement congé de cette brochette de sectaires et d’imbéciles, tout occupés à leurs intrigues stériles.

    Le texte qui suit est loin d’être exhaustif ; il ne prétend pas donner une recette définitive ; il se borne à mettre en exergue 2 domaines où la ND a eu un effet de rupture ; il entendait réinscrire la démarche néo-droitiste dans le filon philosophique vitaliste (Lebensphilosophie) et dans le cadre des littératures de l’engagement et de la contestation, qui sont le sel du XXe siècle. Provoqué par le pauvre cuistre X. Marchand — petit caniche aseptisé des beaux quartiers qu’on avait fraîchement galonné dans sa secte en solde parce qu’on le savait niais et manipulable —, l’incident de Roquefavour en août 1992 a démontré que la ND refusait puérilement de se doter d’un corpus philosophique cohérent, de retourner à des archétypes philosophiques solides, d’étayer sérieusement son discours, d’être tout simplement autre chose qu’une fabrique d’opinions concoctées par des journalistes en quête de gloriole ou de sensation. (RS)

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    Proposer une rupture des paradigmes occidentaux

    La première question que doit se poser toute personne intéressée à l’univers de la ND en Europe aujourd’hui, c’est de se demander pourquoi ce mouvement a fait scandale, a suscité autant de réactions négatives dans les cercles de la pensée conventionnelle ? Pour donner d’abord une réponse simple à cette question vaste, je dirais que la ND, d’emblée, proposait une rupture des paradigmes occidentaux. La ND, en effet, comme bien d’autres mouvements philosophiques ou courants de pensée, est essentiellement “rupturaliste”. Elle affirme un monde, un récit (de l’histoire des peuples), différents de ceux qui dominent l’avant-scène politique ou culturelle. Elle tourne le dos à la manie de la critique pour la critique, de la critique comme instrument pour parfaire de petites corrections marginales, de social engineering, sans interpellation radicale et globale de ce qui est lourdement en place, oppresse, opprime et oblitère les potentialités fécondes qui n’attendent qu’une chose : se manifester. Comment, dans le chef de la ND, cette rupture s’est-elle articulée ? Elle s’est articulée sur deux plans : a) le plan de l’opposition organique/mécanique ; b) le plan religieux, par son rejet global du message chrétien.

    A. La rupture avec l’idéologie mécaniciste dominante

    jjs-7710.gifLes idéologies dominantes dans le monde occidental en général et en France en particulier dérivent en majorité des options mécanicistes de la pensée, affirmés aux XVIIe et XVIIIe siècles. Toute option organique en politique ou en économie est suspecte, elle entraîne la méfiance, l’hostilité, elle n’est pas prise au sérieux. Dès la fin du XVIIIe, quelques penseurs politiques, dont l’Anglais Edmund Burke, perçoivent le gros risque que constitue l’adoption acritique, dans la pratique politique quotidienne, des modèles exclusivement mécaniques. Les peuples, comme les arbres, sont des êtres vivants, non des horloges. On ne peut pas gérer une entité politique née de l’histoire en intervenant dans son fonctionnement comme si elle était une machine composée de rouages et de vis. Les “produits de nature”, dont l’homme et ses modes de vie, sont toujours simultanément cause et effet d’eux-mêmes (Ursache und Wirkung), les lois qui président à leur développement dans le temps et dans l’espace résident au fond d’eux-mêmes, dans leur intériorité même. Les “produits d’art”, les produits issus de “l'esprit de fabrication” (Joseph de Maistre), voient leurs mouvements impulsés par un agent extérieur, qui, par la force des choses, les tient arbitrairement sous sa coupe.

    L’idéologie dominante d’aujourd’hui, de ces dernières décennies, surtout en France, s’inspire du mécanicisme et est, en dernière instance, coercitive et correctrice, en dépit des discours moraux ou “démocratiques” qu’elle ne cesse de prononcer. Si l’agent extérieur disparaît, le mouvement de la machine, du “produit d’art” (Kant : Critique de la faculté de juger, 1790), cesse aussitôt. L’idéologie dominante repose donc sur l’alternative : ou la coercition ou la mort. En refusant les idéologies mécanicistes, en rappelant les ressorts organiques de l’homme et en se référant à l’œuvre du Prix Nobel Konrad Lorenz (entre autres auteurs), la ND dénonçait implicitement, peut-être même à son insu, la présence contrôlante de tout “agent extérieur” (en l’occurrence les oligarchies et les élites qui se sont elles-mêmes exclues du peuple) et, ipso facto, mettait en exergue son imposture. Grave hérésie dans l’univers politique jacobin. Du coup, le fondement moteur de l’idéologie dominante risquait de disparaître. [Remarque de 1998 : la ND n’a jamais fait qu’évoquer K. Lorenz, a parlé à satiété de sa critique de l’égalitarisme et répété sa description de l’agressivité, mais en omettant curieusement d’analyser en profondeur sa thèse sur Kant, pourtant capitale pour comprendre son anthropologie philosophique ultérieure. Gusdorf écrit avec pertinence que Kant est aussi le premier des post-kantiens, le premier à indiquer la porte de sortie hors des enfermements euclidiens des Lumières et du newtonisme vulgaire, tout en s’interdisant personnellement d’emprunter ce chemin : à sa suite, Schelling et von Humboldt se tourneront vers l’intériorité, vivante, bien présente, des hommes et des choses, mais dissimulée sous leur surface].

    Le filon romantique et organique

    À la suite 1) des premières réflexions de Kant sur l’Organismus et les “produits de nature”, puis 2) du Sturm und Drang littéraire et 3) des critiques politiques plus ou moins conservatrices adressées à la France révolutionnaire, la pensée romantique allemande prend son envol. Dans ce corpus épars, mais magistralement analysé par Georges Gusdorf, réside une formidable rupture par rapport à l’anthropologie des Lumières. Celle-ci entendait déployer l’agir de l’homme dans la dimension unique de l’axiomatisation rationnelle, tandis que la révolution romantique plongeait l’individu ou les individualités collectives, les spécificités nées dans le temps et l’espace, dans une pluralité de dimensions, les immergeait dans la nature, la société, dans la communauté charnelle de ses origines (historiques, culturelles ou biologiques). Un homme, plongé ainsi dans l’intensité et l’immédiateté du vécu, n’est guère contrôlable par les “agents extérieurs” (exécutifs arbitraires, polices politiques, oligarchies de tous ordres, manipulateurs médiatiques, etc.) ; il échappe à leur surveillance, se rit de leurs maladresses et de leurs schématismes, brocarde leur sévérité. Il se soustrait à toute homogénéisation comportementale. Son essence ne réside pas dans un modèle abstrait, mais dans l’unicité de ses expériences spatiales et temporelles, inaliénables et intransmissibles. L’homme romantique n’est pas réductible à un schéma abstrait, n’est pas vidé d’autorité de ses substances, acquises face à la confrontation quotidienne avec le réel ou héritées d’une lignée. L’homme romantique, précise Gusdorf, est en coalescence avec l’univers. Le rationalisme des Lumières est assèchement, tandis que le romantisme, avec Carl Gustav Carus, est un anthropocosmomorphisme, où l’homme, avec son corps et ses sens, devient organe actif du Totalorganismus qu’est la nature. Cet homme ne peut être détaché du Tout qu’est la Terre. Il en est un organe.

    De cet anthropocosmomorphisme dérive ce que l’histoire des idées appelera successivement la “révolution allemande” ou la “Révolution conservatrice”, qui en sont des avatars ultérieurs, tout comme aujourd’hui, la ND devrait se poser clairement et sans ambiguités comme l’héritière actuelle de ce filon, dans un contexte non plus exclusivement allemand, mais un contexte européen et mondial. Le romantisme induit un savoir romantique de la nature mais aussi de l’homme, de la Cité et du politique qui prendront tour à tour les aspects de la Naturphilosophie de Schelling, de la biosophie (Troxler) ou de la géosophie (Carus), du panvitalisme (Stahl, école française de Montpellier), du monisme animiste (Fechner, maitre d’Ernst Jünger), etc. Révolution romantique, allemande ou conservatrice, peu importe le nom, ce filon de la pensée européenne est celui qui privilégie les particularités, ne leur donne jamais un statut subalterne, ne vise pas leur éradication, et pérégrine, respectueux, vers leur identité intérieure, secrète. En toute bonne logique, une ND, défenderesse des identités (ou des spécificités concrètes, réelles et charnelles que recouvre ce mot un peu malheureux), devrait s’immerger entièrement dans ce filon, travailler à le défendre et à l’illustrer, à le réactiver et à le transformer en un instrument de combat permanent contre les assèchements d’une idéologie issue des Lumières, qui prétend nous apporter la liberté et l’émancipation, mais qui n’est rien d’autre que mortifère.

    Impraticabilité du cosmopolitisme

    Dans le dégagement progressif de la pensée allemande du XIXe siècle hors du corset de l’Aufklärung, incapable de rendre compte de toutes les facettes de la réalité, l’éclosion de la philosophie de la vie joue un rôle de premier plan. À partir des innombrables intuitions géniales, mais exprimées en vrac, du romantisme, se construit progressivement une approche plus organique et diversifiée du monde et du réel, en réaction contre les avatars de l’Aufklärung. Cet approche porte, entre autres choses, l’appellation de “philosophie de la Vie” (Lebensphilosophie). Elle est une réaction contre la première synthèse du XIXe siècle, mixte d’idéalisme allemand, de libéralisme bourgeois, d’idéal de la liberté personnelle, de la culture générale ou particulière des personnes concrètes, d’étatisme, censé se déployer dans un cadre cosmopolite (notons que ce cadre cosmopolite est revenu à l’avant-plan aujourd’hui et est revendiqué bruyamment, avec véhémence par une brochette de doxographes, dont la fonction est policière et inquisitoriale).

    C’est justement cet idéal de cosmopolitisme qui constitue le point faible de cette première synthèse du XIXe siècle. Les précurseurs de la philosophie de la vie constatent l’impossibilité d’embrasser idéalement tous les paramètres du monde. Le “moi”, constatent-ils, est limité dans le temps et dans l’espace, bien que son action puisse s’exprimer d’innombrables façons dans ce cadre spatio-temporel. Tel est le destin de l’homme : il ne peut agir que dans une seule vie et, de façon constante et non furtive, fugace, éphémère, que dans un seul lieu, celui où il vit. Le cadre où s’exprime les œuvres innombrables de l’homme, est un cadre circonscrit : celui d’une nation, d’un Reich, d’une ethnie, etc. La nation allemande, le Reich bismarckien, le territoire historique (duché, terre d’église, ville impériale, etc.) inclu dans cet empire sont, pour les néo-idéalistes allemands du XIXe, autant de cadres limités, certes, mais ils sont aussi des faits de vie et, à ce titre, sont incontournables. Là, et seulement dans ces cadres-là, peuvent se concrétiser les visions de l’idéalisme et non dans une cosmopolis.

    Eucken : césure entre conscience et action

    Dans une deuxième étape, où les contours de cette pensée en termes de cadres (spatio-temporels) se précisent, naît le néo-idéalisme, démarche philosophique qui veut réaliser les promesses et les aspirations universelles de l’idéalisme mais dans un cadre précis. Dans un autre cadre, d’autres hommes feront de même, sous des modalités différentes, créant des formes culturelles et politiques différentes, adaptés à ce temps-ci et ce lieu-ci.

    • Le différentialisme naît ou réémerge ainsi dans la pensée européenne, avec le questionnement du néo-idéalisme.
    • Les néo-hégéliens prennent un certain recul par rapport à l’hégélianisme de stricte obédience, en soulignant l’existence factuelle et incontournable du divers, qu’aucun État omnipotent et aucune administration trop rigide des choses ne peuvent effacer.
    • Les néo-kantiens tentent de sortir des interprétations trop rigides ou trop spéculatives de la pensée de Kant, en s’ouvrant à la métaphysique traditionnelle, à l’éthique, aux découvertes de l’empirisme, à la sensualité.


    Eucken, lui, face à ces corpus hégéliens ou kantiens critiqués pa
    r leurs propres adeptes, constate, plus largement, une dépersonnalisation de la civilisation sous l’effet de l’industrialisme technique : la grande question de la seconde moitié du XIXe siècle est posée. Que faire, comment ne pas perdre, sous les coups d’une modernité outrancièrement schématisante, ces myriades de possibles tapis dans l’âme de millions d’hommes uniques et originaux ? Après avoir observé l’abîme se creusant entre la conscience (l’idéal, la vision idéale, idéaltypique, les archétypes, les visions archétypales projetées vers le passé ou l’avenir) et l’action dans le monde concret, Eucken en conclut qu’il faut revenir à la situation où pensée et action n’étaient pas encore séparées et suggère une réponse “personnaliste”, le personnalisme étant chez lui une force, propre à la personne :

    • qui va vers l’idéal ou retourne aux archétypes,
    • qui sort de ses torpeurs stéréotypées,
    • qui acquiert maturité ou majorité (Kant !) en se dégageant des dogmes ou des enfermements de l’idéologie des Lumières, comme les partisans honnêtes de l’idéologie des Lumières avaient voulu sortir des enfermements imposés par les scolastiques de tous ordres (et sans vouloir faire des Lumières une nouvelle scholastique),
    • qui active sa subjectivité dans un travail politique, public ou communautaire.


    Son objectif est de créer une civilisation portée par des hommes prêts à renoncer à leur subjectivité immédiate et individuelle pour assumer leur rôle d’« êtres personnels » et décidés à remonter à ce point d’unité de l’existence où pensée et action ne sont pas encore séparées. Plus tard, d’autres nommeront ce point d’unité la “Tradition” et tenteront de ramener ou de restaurer des éléments religieux et politiques traditionnels.

    Du néo-romantisme à l’ultra-vitalisme

    L’idée d’un cadre spatio-temporel limitant mais permettant à tous les possibles surgis au fil du temps dans les confins de cette limite de s’exprimer, la nécessité de sortir des torpeurs et des enfermements, la nécessité d’un engagement personnel, constituent donc les découvertes premières de la critique de l’idéalisme, de l’Aufklärung et des démarches mécanicistes. Le néo-romantisme, dans une étape ultérieure, voudra saisir la vie immédiatement (sans filtre et sans obstacles) et dans son a-logicité. Ce postulat fait crouler toutes les idoles idéalistes ou néo-idéalistes telles l’État éthique, le culte de la logique et de la raison. Chez les néo-idéalistes, l’État, la logique et la raison devaient s’efforcer de prendre en compte d’autres dimensions de la vie, d’être plus attentifs au vécu. Les néo-romantiques voudront “pénétrer au fond originel de nous-mêmes”, retrouver une parenté purifiante et vivifiante avec la nature-mère. Si cette parenté est intacte, l’homme échappe complètement au piège de la conscience et de la réflexion, car la vie est un donné qui échappe à toute réflexion. La vertu cardinale dans une telle optique est l’intuition. Contrairement aux positions d’Eucken, le vécu, dans cette optique intuitive-vitaliste-matérialiste, envahit tout, l’homme devient incapable de recul, de planifier des actions à long terme. Pour les néo-idéalistes et Eucken, l’expérience vécue est centrale mais reste un vécu réfléchi. Le dérapage ultra-vitaliste, dénoncé quelque fois comme un “biologisme forcené”, a attiré l’attention critique d’Ortega y Gasset (qui croyait trouver un juste milieu dans le “ratiovitalisme”) et des écoles traditionalistes (Guénon, Evola). Henri Arvon écrit :

    • « La vie, n’étant plus soumise au verdict de la raison, s’affranchit de toute tutelle et s’arroge le droit d’imposer ses propres critères qu’elle déduit de ses instincts, fussent-ils les plus obscurs et les moins avouables ».


    De leur côté les biologistes s’insurgent également contre le vœu anti-culturel implicite d’un biologisme exacerbé. Ainsi Jakob von Uexküll (1864-1944) :

    • « L’expérience humaine ne suffit pas pour saisir la vie, puisque la raison humaine elle-même est un produit de la vie. Toute expérience est nécessairement liée aux limites de l’intelligence du sujet qui fait l’expérience. La vie cependant qui crée les sujets dépasse les limites de chaque sujet. La vie n’est pas égocentrique, ni même anthropocentrique… ».


    Simmel et la tragédie de la culture

    La Lebensphilosophie, le vitalisme, ont couru le risque d’une survalorisation des sentiments et des instincts contre l’intellect parce qu’il y avait eu refoulement. Certains avatars de ce vitalisme ont ainsi débouché sur l’irrationalisme ou une mystique débridée. Le plongeon nécessaire et indispensable dans l’océan du vécu doit toujours s’accompagner d’une lucidité, prélude à l’action consciente et planifiée. Sinon, autre risque, le vitalisme peut en venir à accepter des déviances inacceptables sous prétexte qu’elles sont faits de monde et pourvues d’une certaine force, d’inertie ou de “catagogie” (= chute vers le bas).

    Pour Georg Simmel (1858-1918), sociologue et philosophe original, la vie est une situation d’agonalité vis-à-vis du milieu, de l’environnement, des limites que fixe l’espace. Pourquoi ? Parce que la vie cherche à s’étendre, se reproduire, accroître ses potentialités, à surpasser sa finitude (la mort). Quelle est dès lors la stratégie de la vie ? Sa stratégie est de produire des formes socio-culturelles ; ces formes sont des émanations de la vie mais elles s’en détachent graduellement, s’éloignent de leur source au fil du temps. Il se produit alors ce que Simmel nomme la Wendung zur Idee, c’est-à-dire le processus de dévitalisation des institutions, des formes, des manifestations culturelles pour devenir pure idée, pure représentation, forme morte, forme dévitalisée, forme rigidifiée. Dans ce processus d’éloignement de l’idée par rapport à la vitalité, à la source vitale, l’idée acquiert une dynamique propre qui se retourne contre la vie. C’est la révolution qui dévore ses enfants, l’institution qui se sclérose et contrarie le libre épanouissement des citoyens et des entreprises, etc. Pour Simmel, ce processus est la tragédie de la culture, processus où les forces idéelles, produites par la vie, se retournent contre la vie.

    Face à ce processus, où est la liberté humaine, en quoi consiste-t-elle ? Elle consiste à ouvrir de nouveaux horizons pour la vie, en luttant contre les formes sclérosées. Pour Simmel, l’éthique n’est pas installée dans une “généralité” définie une fois pour toutes mais dans un continuum précis, historique, circonstantiel, personnel. D’où il ne peut y avoir de loi générale valide, non pas tant parce qu’il y aurait pluralité des valeurs ou polythéisme des valeurs mais parce qu’il y a de fait pluralité des expressions de la vie, et que ces expressions ne sauraient être délibérément ignorées. La démarche de Simmel, les grandes lignes de sa pensée, sont autant de modèles dont la ND doit s’inspirer dans sa lutte contre les scléroses dominantes. Une lecture ou une relecture de Simmel s’avère impérative, parce qu’elle demeure vitaliste :

    • en évitant l’enlisement dans la prolixité des faits de monde,
    • en nous indiquant les dangers d’un conservatisme qui voudrait maintenir des formes mortes,
    • en suggérant une pratique de la liberté qui soit simultanément “ouverture au monde”,
    • en dénonçant les éthiques fallacieuses qui se fondent sur des “généralités” inexistantes dans le réel.


    Simmel reste à l’ordre du jour.

    L’organicisme comme contestation radicale

    Cet éventail de références à l’organicisme naissant, à Gusdorf, à Eucken, à la philosophie de la vie, au néo-idéalisme, à Simmel n’est pas exempt d’implications politiques, surtout en France. Ces corpus doctrinaux solidement étayés constituent une réfutation radicale des pratiques politiques centralisatrices et jacobines. Elles suggèrent explicitement d’autres formes de gouvernement, soucieuses de maintenir vivantes les différences organiques, nées de l’histoire et de la géographie, donc du temps et de l’espace, de la durée et de la Terre. Ces autres formes sont nécessairement fédérales, subsidiaires, régionales ou linguistiques / dialectales / ethniques. Elles ne reposent pas sur des schémas définis par des scribes isolés dans leur tour d’ivoire mais sur des faits de monde visibles et tangibles. Toute ND cohérente doit donc se brancher sur les pensées s’inscrivant dans ce filon organique, pour déployer une critique systématique des pouvoirs et institutions en place, tout en gardant en réserve des modèles d’institutions praticables et non abstraits, qui ont été inscrits, à un moment ou à un autre de l’histoire, dans un continuum enraciné. En ce sens, elle serait rupturaliste mais constructive dans sa rupture. Le côté constructif d’une telle rupture s’explique par l’épuisement et le basculement dans l’inauthentique (Heidegger) des institutions, règles de droit, pratiques économiques et sociales d’inspiration mécaniciste. À ces institutions, règles et pratiques inauthentiques, il faut substituer des institutions, règles et pratiques authentiques, c’est-à-dire, selon la définition “existentiale” que nous suggère Heidegger, des institutions, règles et pratiques qui relèvent d’une authenticité qui est telle parce que plongée dans un Dasein spatio-temporellement circonscrit, limité, mais réel, car c’est le seul cadre d’action possible pour l’homme, être jeté-là (de par sa déréliction) et contraint par l’échéance de sa mort inéluctable, par le fait de sa finitude incontournable, de lancer un projet (Entwurf) d’organisation de son environnement (Umwelt), porté par le souci (Sorge). La nécessité d’un Entwurf implique des communautés humaines constructives, prospectives, “pro-actives” (on retrouve ici, systématisée, la démarche des néo-idéalistes du XIXe siècle).

    Le filon romantique donne donc ses assises à ce que l’on appelait au XIXe siècle la “révolution allemande” et, sous la République de Weimar, la “Révolution conservatrice”. Ce filon a des implications politiques : il nous enjoint à critiquer de fond en comble, puis à travailler inlassablement à la ruine de toutes les institutions dérivées d’un intellectualisme raisonnant more geometrico et instituant quantité de “médiations” coercitives, administratives ou abstraites entre le pouvoir et l’homme concret (bien ancré dans son territoire et sa profession et responsable devant les siens et les autres de ce lieu et de cette fonction). En clair, cette triple révolution, romantique, allemande et conservatrice interpelle le jacobinisme, veut :

    • lui prouver son inadéquation fondamentale,
    • lui indiquer la porte de sortie et détruire ses traductions institutionnelles, parce qu’elles oblitèrent l’exercice serein d’un métier, d’une profession, d’un savoir concret et pratique (l’exercice de la médecine, la créativité scientifique, le passage rapide de nouvelles idées de la puissance à l’acte, l’intuition lucide et l’insolence didactique du poète, etc.). Se référer à ce filon aux facettes innombrables, c’est réclamer, plus ou moins distinctement, l’avènement d’autres méthodes de gouvernement, d’autres institutions, d’autres structures de représentation et de pouvoir. Les régionalismes et les ethnismes en sont des formes conviviales et symbiotiques, qui devrait, en tous points du globe, rencontrer notre approbation et notre solidarité.


    B. La “nouvelle droite” comme rupturalisme dans la sphère religieuse

    Dans le domaine religieux, la “Nouvelle Droite” a fait scandale. En se positionnant à , elle s’inscrivait d’emblée, pour le meilleur et (le plus souvent) pour le pire, dans le camp de la conservation des institutions mentales, judiciaires et politiques ou dans le camp du réformisme lent et graduel (cf. les éditoriaux de Louis Pauwels et les articles d’Alain de Benoist sur Aron ou sur Popper dans les colonnes du Figaro Magazine). En déboulant sous les feux de la rampe à la fin des années 70, et en prenant plus ou moins le contrôle de l’hebdomadaire Figaro-Magazine, la ND semblait implicitement défendre la tradition ou les conformismes, le déjà-vu ou le prêt-à-penser a-critique, conservateur et satisfait (rien ne serait contestable et toute contestation serait folie), tout simplement parce qu’elle acceptait le label de “droite” et semblait chercher un ancrage et quelques casse-croûte dans les partis ou lobbies conservateurs ou néo-libéraux. Mais, dans le cadre de cette droite, elle a pris une option “païenne”, donc elle a affirmé une rupture (difficilement acceptable pour les droites et les notables moisis) par rapport à un “héritage”, celui de la culture dominante en Europe, que cette culture soit restée sur ses positions (catholiques ou protestantes conservatrices) ou qu’elle ait opté pour une laïcisation (libérale conservatrice ou progressisme de façade) ou qu’elle ait parié pour un ronron social-démocrate ou qu’elle ait fait de la contestation de 68 un corpus figé, répété ad nauseam. Mais, malgré son audace et sa pertinence contestatrice, l’option païenne de la ND laisse planer quelques ambiguïtés. En effet, le concept de “paganisme” véhicule des acceptions diverses et divergentes. Il existe de fait un paganisme urbain, cosmopolite et persifleur à l’égard des folklores ruraux, pourtant authentiques héritiers de la paganité antique. À côté de ce paganisme urbain, survit un paganisme ou un post-paganisme rural, perpétuant des cultes agraires immémoriaux. Mircea Eliade le définissait comme le dépositaire de l’immémoriale religion du cosmos, toujours vivace sous un vernis chrétien, avec ses processions, ses carnavals et ses charivaris. Ce paganisme rural est plus proche du “christianisme populaire et villageois” que du paganisme des élites urbaines esthétisantes, professant très souvent un cosmopolitisme sourd à l’appel des lieux. La ND, cela va sans dire, doit éviter (et se défier) des pièges du paganisme urbain.

    Les leçons de Robert Muchembled et de Jacques Heers

    Enfin, dans le paganisme, qu’il soit urbain ou rural, les options sont multiples (paganismes gréco-romain, celtique, germanique, etc.), conduisant parfois à des conflits. Tout discours néo-droitiste et païen doit faire sienne la distinction opérée naguère par le Professeur Robert Muchembled entre “culture populaire” et “culture des élites”. La culture des élites est essentiellement urbaine, rationnelle, vise à créer des concepts instrumentaux pour mettre les âmes au pas (les “policer”), voire pour éradiquer les expressions de la religiosité et de la convivialité populaires, païennes dans leur essence, mais jugées “grossières” et “irrévérencieuses”, par les caciques et les apparatchiks de tous poils. La culture populaire, selon Muchembled, a été refoulée dans les marges de nos sociétés ou houspillée hors des esprits, après le Moyen Âge. Au bout de quelques décennies de refoulement, la jeunesse des villes, les associations juvéniles qui avaient eu droit au chapitre et à la représentation dans le gouvernement des cités à la fin du Moyen Âge, sont éliminées de la dynamique sociale (cf. Jacques Heers, Fêtes des fous et carnavals, Fayard, 1983). Les hommes réels, de chair et de sang, doivent ployer le genou devant la norme, nouvelle idole conceptuelle, invention de la “culture des élites”. Sur base de cette présentation (très succincte) de la distinction théorisée par Muchembled, nous pouvons constater que le recours aux filons organiques de la pensée européenne et le recours à la “culture populaire” (donc au paganisme qui lui est sous-jacent et constitue son fond vital) conduisent tous 2 à un rejet de toute norme rigide, appelée à dresser les esprits et juguler les effervescences spontanées sans jamais aller se ressourcer dans le magma vital et dans la mémoire vive des peuples. Comment ne pas penser au culte rigide de la “Loi” que Bernard-Henry Lévy (BHL) avait annoncé naguère comme nouvelle parousie biblico-laïque, tout en condamnant globalement les expressions organiques de la pensée française, énoncées sans succès politique réel depuis les premiers théoriciens de la “droite révolutionnaire” (Zeev Sternhell), à la fin du XIXe siècle ?

    Sternhell et ses terribles simplificateurs

    Sternhell a toutefois posé une équation trop simpliste à notre avis : celle qui assimile la “droite révolutionnaire” (et ses multiples questionnements) à une préfiguration pure et simple du fascisme. Si les travaux de Sternhell sont universitaires et fouillés, l’exploitation qu’en font quelques simplificateurs conduit à pas mal de quiproquos. Si elles sont caricaturées outrancièrement et transposées anachroniquement dans l’actualité contemporaine par des bateleurs d’estrade, des journalistes ou des penseurs médiatisés peu scrupuleux, les thèses de Sternhell conduisent à condamner d’avance, a priori et de manière irréfléchie tout infléchissement de la pensée politique ou de la sociologie vers des critères ou des méthodologies organiques et/ou systémiques.

    Car ces idéologues n’ont qu’une idée fixe : faire l’équation entre pensée organique et nazisme (celui-ci étant abordé non pas comme un phénomène politique de l’histoire allemande de ce siècle, mais comme un croquemitaine universel, dont les traits ont été établis une fois pour toute par le cinéma de la propagande américaine depuis 1945). Or la civilisation européenne est traversée de filons organiques depuis l’antiquité grecque. Ipso facto, si tous ces filons sont intrinsèquement pervers et potentiellement “fascistogènes”, le nazisme fantasmagorique de nos idéologues et médiacrates parisiens devient une vieille chose increvable, tapie depuis la nuit des temps dans tous les coins et recoins de notre pensée, une monstruosité insinuée dans la syntaxe de chaque syllogisme ou de chaque assertion que nous sommes amenés à énoncer. Une chasse permanente est ouverte, traquant sans merci toute bribe, parole ou borborygme exprimant la nuisance du croquemitaine, même à l’insu du locuteur ou du balbutiant naïf et inconscient.

    Si, à l’instar des inquisiteurs habituels, on prend la perspective païenne de la nouvelle droite française comme l’une des expressions sournoises, habiles et camouflées du croquemitaine, ipso facto la religiosité immémoriale de nos campagnes, celle du paysan éternel selon Spengler et Eliade, devient la matrice du croquemitaine, de même que la “vraie religion de l’Europe”, telle que l’entend Sigrid Hunke. Sont ainsi potentiellement “criminalisées”, des écoles d’ethnologie comme celles de Van Gennep, les explorations des contes et récits populaires comme celles de Saintyves, des revues pionnières du XIXe siècle comme Mélusine de Henri Gaidoz et Eugène Rolland, ou La Revue des Traditions populaires de Paul Sébillot (cf. Nicole Belmont, Paroles païennes, Imago, 1986).

    Sigrid Hunke, critique des dualismes

    eur02310.jpgSigrid Hunke a abordé les filons non-dualistes de la pensée, depuis les Grecs jusqu’à nos jours, filons qu’elle appelle “unitariens”. L’histoire spirituelle de l’Europe serait l’histoire d’un long conflit entre une pensée dualiste, segmentante, hostile au donné naturel et une pensée unitarienne, fusionnante et émerveillée face au donné naturel. Les élites dominantes coercitives se seraient toujours inscrites dans la tradition dualiste. Les élites populaires, dans les traditions unitariennes, panthéistes et naturalistes. En d’autres termes, nous retrouvons ici une méthodologie finalement assez semblable à celle de Muchembled. Si les filons unitariens ne sont pas nécessairement païens et dépassent le polythéisme, ils ne montrent pas une agressivité féroce à l’endroit des dieux antiques et des croyances spontanées du peuple. Ils acceptent et incluent la diversité polythéiste dans leur vision de l’unité du cosmos. Pour S. Hunke, la mystique médiévale de Meister Eckhart, la pensée de Nicolas de Cues et le soufisme iranien-musulman appartiennent clairement à la tradition unitarienne. À partir de cette unité de foi, de savoir et d’action, postulée par l’unitarisme (“Dieu aime les hommes libres”, qui croient, savent et agissent) et espérée par Eucken (cf. supra), nous entrons dans les domaines de la Tradition (et de ses innombrables avatars) et des traditions (les expressions populaires, mais incontournables, de la religion pérenne, telle que l’a définie Schuon). L’optique prise serait tout à la fois organique, païenne-populaire et unitarienne (non dualiste).

    S. Hunke est assez sévère à l’égard de Plotin (plus sévère que nous le serions personnellement). Elle estime que sa théorie des émanations, exprimée dans les Ennéades, conduit à un dualisme, certes moins rigide que celui que nous ont légué le platonisme, les dualismes grecs, le mythe biblique du péché originel, les christianismes paulinien et augustinien ou, en pour le résumer en un seul terme, l’helléno-christianisme. Pour la pensée de Plotin, les émanations se diffusent au départ de l’Un divin, mais, en s’éloignant de cette source, elles tombent dans la déchéance, dans le monde de la matière privée de lumière, ce qui nous ramène le dualisme idées / matière, monde idéel / monde charnel. S. Hunke préfère Scot Erigène qui affirme audacieusement l’unité Dieu-Nature, au-delà de tous les dualismes.

    Révolution métapolitique et référence à Gramsci

    Les ruptures de la ND, au niveau épistémologique (mécanicisme vs. organicisme) et au niveau religieux (unitarisme / paganisme vs. dualismes, etc.), postulent une RÉVOLUTION MÉTAPOLITIQUE. Celle-ci doit articuler ces ruptures / propositions / révolutions (au sens de retours aux origines) dans un projet culturel cohérent. Ce projet doit certes reposer sur une lecture des leçons de Gramsci. Mais Gramsci définit ”l'intellectuel organique” comme l’intellectuel au service d’une superstructure, qu’elle soit conservatrice ou contestratrice du pouvoir en place. L’hégémonisme en place ou l’hégémonisme challengeur vont tenter de mobiliser en leur faveur les intellectuels en apparence traditionnels (issus de structures traditionnelles comme les anciennes universités ou l’Église) ou indépendants (créateurs isolés, en dehors des circuits établis), qui ne sont pas d’office considérés comme les “commis” d’une classe ou d’une catégorie sociale ou d’un parti. Mais la ND n’est pas l’officine des intellectuels de tel ou tel groupe social. Son intention est plus globale, holiste, s’adresse à l’ensemble des citoyens dans tous les pays européens, au-delà de leurs différences socio-économiques (avec les risques de “désincarnement” que cela implique).

    Au départ des écrits de Gramsci, la ND envisage :

    • l’élaboration d’une nouvelle culture (tirée de linéaments refoulés de l’histoire de la pensée européenne) ;
    • d’initier une “réforme intellectuelle et morale”, visant l’émancipation des intelligences et la remise en surface des linéaments culturels refoulés ;
    • de proposer une théorie de la connaissance, n’offrant encore aucune systématisation « car celle-ci produirait immanquablement sa stérilisation, en la solidifiant dans des schémas “logiques “ ou “formels” tels que ceux dans lesquels le marxisme avait été enfermé par les dirigeants de la IIe Internationale » ; comme pour Gramsci, la théorie, selon la ND, doit s’imbriquer et s’incarner dans le réel historique ; elle est en ce sens un “historicisme absolu”, un replongeon activiste et intentionnel dans un passé, jugé toujours vivant et non dévalorisé comme un “tas de formes mortes”, pour produire les racines idéologiques de la transformation des mentalités (cf. Dominique Grisoni & Robert Maggiori, Lire Gramsci, éd. universitaires, 1973) ;
    • d’extirper les déformations idéologiques dont souffre la politique en général dans le monde occidental, c’est-à-dire le positivisme, l’économicisme, le déterminisme et le mécanicisme, tout comme Gramsci avait voulu en purger le marxisme ;
    • de restaurer l’homme dans son statut de producteur / créateur de son histoire, tout en cherchant à le dégager définitivement de son statut abstrait d’”homme universel” (où on ne le définit plus que comme “idée” ou “esprit”), en restant ainsi aussi dans la logique de Gramsci ; pour la ND comme pour le théoricien communiste italien de la métapolitique, l’homme n’est pas une abstraction qui aurait sa référence en dehors de lui-même (Grisoni & Maggiori, op. cit.) ; sur base de ce constat, on peut amorcer une critique de l’idéologie des “droits de l’homme”, sans pour autant contester le fait bien tangible que les hommes concrets et réels ont des droits, hérités de leur histoire particulière, et qu’ils doivent les faire valoir, non pas contre les institutions organiques, mais contre les manipulations médiatiques et les propagandes désincarnées / désincarnantes ;
    • de libérer l’homme de toutes les idéologies (bourgeoises, jacobines, réformistes ou autres) qui visent à l’émietter, pour le guider ensuite dans un processus d’évolution réformiste, où il s’agit de le rapiécer continuellement, mais de l’extérieur, comme s’il était un organisme qui ne possède pas à l’intérieur de lui-même sa propre raison d’être (A. Gramsci, Il materialismo storico e la filosofia di B. Croce). On ne peut être plus clair : Gramsci s’inscrit bel et bien dans un filon issu de la philosophie de la vie, au-delà de son marxisme proclamé. À la ND de suivre ses pas. Elle peut le faire sans hésitation, sans trahir ses propres options de base.


    En Allemagne, l’éditeur Eugen Diederichs, qui fonde sa maison d’éditions en 1896, est un exemple de “gramscisme” non politique qui a pleinement réussi. Ses intentions sont claires : il déplore la “mécanisation” des esprits, à laquelle il faut opposer une “réforme” (intellectuelle et morale), basée sur le vitalisme naissant, sur la contestation des églises figées et institutionalisées, sur un retour pré-écologique à la nature, sur les formes de socialisme ayant inclu des éléments bergsoniens dans leur démarche. Jusqu’à sa mort, et ses héritiers après lui, Diederichs va œuvrer pour contrecarrer l’expansion de la “mécanisation”. Sa maison d’édition a constitué non seulement un rempart contre le déferlement des idéologies non vitales et mécanicistes, mais aussi et surtout une base de lancement, d’où ont fusé des jets incandescents de vitalisme, vivifiant la pensée allemande et les pratiques induites par cette pensée. Précision : la maison d’édition de Diederichs existe toujours aujourd’hui et exploite les même thématiques (note de 1998 : pour plus de précision sur Diederichs, cf. Michael Morgenstern, « E. Diederichs : grand éditeur, romantique et universaliste », in Vouloir n°8 / nouvelle série, 1996 ; et R. Steuckers, « E. Diederichs et le Cercle “Sera” », in Vouloir n°10 / nouvelle série, 1998 ; les 2 articles comportent des bibliographies, pour explorer plus en profondeur l’impact de cette exceptionnelle personnalité).

    C. Pour illustrer et étoffer la théorie : s’ouvrir à la littérature

    Nous avons vu que les premières manifestations de la pensée organique, à la fin du XVIIIe siècle, s’accompagnent d’un foisonnement littéraire et poétique, qui commence avec le Sturm und Drang. De la fin du XIXe à nos jours, la littérature, elle aussi, est très souvent une protestation véhémente contre les idéologies et les pratiques politiques dominantes. Nul autre que René-Marill Albérès a mieux suivi pas à pas cette histoire littéraire européenne, exploré les filons multiples de cette séculaire protestation. C’est pourquoi 3 de ses ouvrages nous apparaissent essentiels, devraient à tout instant nous servir de référence :

    • La révolte des écrivains d’aujourd’hui, éd. Corrêa, Paris, 1949
    • Bilan littéraire du XXe siècle, Aubier, 1956
    • L’Aventure intellectuelle du XXe siècle : Panorama des littératures européennes, 4ème éd., Albin Michel, 1959-69 (Les 4 rééditions successives de cet ouvrage démontrent son importance didactique et l’ampleur de son impact). Dans le cadre du présent exposé, la référence aux ouvrages d’Albérès est purement didactique. Elle vise à suggérer au futur cadre du GRECE des manuels pédagogiques bien structurés de façon à s’orienter — et à orienter les postulants — dans les débats d’idées en Europe. Mais, cette référence utile n’exempt pas le cadre de recourir, si possible, directement aux textes des auteurs.


    Phénomène dérivé des options non conformistes de l’après-guerre français, la ND s’inscrit, elle aussi, dans la révolte des écrivains du XXe siècle et sa révolte conduit aux ruptures que nous avons évoquées dès le début du présent exposé. Cette révolte des écrivains du XXe siècle est multiforme. René-Marill Albérès nous enseigne justement à reconnaître, chacune pour elle-même, ces formes innombrables, à nous repérer dans cette forêt des lettres françaises et européennes. L’existentialisme et ses traductions littéraires participent d’options volontaires et affirmatrices. Le primat de l’existence sur l’essence induit, entre moultes autres choses, une revalorisation de l’aventurier (cf. Roger Stéphane, Portrait de l’aventurier, avec la préface de Sartre). Or les pulsions, les gestes et les engagements de l’aventurier ont toujours séduit notre public, nos lecteurs. Spontanément, c’est vers ce type de littérature que nous étions et sommes portés. La question qui se pose à nous est dès lors la suivante : comment resituer les options ND dans l’histoire de la littérature européenne et mondiale ?

    Selon la classification et la terminologie utilisées par Albérès, cette quête aventureuses et cette protestation contre les fixismes mécanicistes et bourgeois commence dès la fin du XIXe siècle, précisément dans la décennie 1880, où Sternhell situe l’émergence de la “droite révolutionnaire”. De 1880 à 1913, veille de la Première Guerre mondiale, Albérès voit se succéder 3 courants : l’anti-intellectualisme des Bergson, Unamuno, Léon Bloy et Giovanni Papini le sentiment tragique de Dostoïevski, Nietzsche et Hamsun ; l’exaltation de l’instinct, du désir et de l’action chez d’Annunzio, Barrès, Kipling, Sorel et DH Lawrence (Le paon blanc). Mais entre ces 3 courants, qu’on peut considérer comme le terreau de la “droite révolutionnaire”, et d’autres courants, il y a eu immanquablement des chassés-croisés, notamment avec la littérature exaltant les valeurs spirituelles, où Albérès range Claudel, mais aussi von Hofmannsthal et Stefan George, 2 figures de la Révolution conservatrice. De 1914 à 1921, après 1918 et Versailles, Albérès constate que le filon littéraire de l’exaltation de l’instinct, du désir et de l’action se poursuit, avec DH Lawrence (Sons and Lovers) et Giono (Que ma joie demeure… et Les vraies richesses). Parallèlement à cette “exaltation”, la littérature de “l’inquiétude, de la dissolution de la personnalité”, le pessimisme historique dans le sillage de Spengler, d’Ortega y Gasset (España invertebrada), de Musil (L’Homme sans qualités) et de Toynbee interpelle à coup sûr notre sens de l’histoire, notre fascination pour les grandes lames de fond qui ont structuré ou dynamisé les cultures et les civilisations. Pour toute position ND cohérente, l’exaltation de l’instinct, du désir et de l’action ne saurait s’effectuer à titre individuel, dans le désordre de millions d’idiosyncrasies personnelles, mais dans des cadres politiques et historiques, dans des peuples ou des familles de peuples concrets, existant dans la durée. L’existentialisme individualiste a privilégié les aventures personnelles détachées des continuums historiques. Notre réalisme héroïque (Mohler) s’imbrique toujours dans une histoire nationale et politique concrète ; elle cherche à la continuer, à la perpétuer, tout en l’adaptant aux circonstances. De même, pour la période 1914-1921, la découverte des “mondes neufs”, avec les surréalistes, les dadaïstes et les futuristes (Marinetti, Breton, Tzara), ne doit pas être, à nos yeux, but en soi ou pure provocation, mais dynamisation et rénovation de forces et de structures réellement et historiquement existantes. Le futurisme, après tout, lance l’Italie et la Russie sur la voie de l’industrialisation.

    Pour Albérès, la période qui va de 1921 à 1939, est celle qui privilégie la “culture de l’action”, avec Ernst Jünger, Montherlant, Drieu la Rochelle, Malraux, Saint-Exupéry, von Salomon, Céline, Malaparte. La “culture de l’action” s’associe à l’engagement (celui des existentialistes ou des militants politiques, toutes obédiences confondues), à la volonté de faire pression sur l’histoire, d’en modifier le cours, de la sortir de l’enlisement et des torpeurs conventionnelles. Albérès cite La révolution personnaliste de Mounier, L’Espoir de Malraux, les écrivains de la Guerre d’Espagne, dont Orwell (avec Hommage à la Catalogne) et Bernanos (Les grands cimetières sous la Lune). Après 1945, ce culte de l’engagement, cette volonté de peser sur l’histoire, poursuivent leur trajectoire intellectuelle, avec Sartre notamment. Mais parallèlement à cet héritage d’avant guerre, de la Guerre d’Espagne, de l’aventure sublime de l’aérospatiale (Saint-Exupéry), de la guerre elle-même ou de la résistance, la littérature européenne développe également une lassitude devant les engagements politiques, fascistes ou communistes. Elle cultive un regard acerbe, ironique, âpre, “picaresque” ou “néo-picaresque” (dit Albérès) sur la nouvelle société de consommation en gestation. La ND n’a pas assez tenu compte de cette littérature, ne l’a pas suffisamment sollicitée : elle lui aurait permis de consolider sa critique sociologique dérivée notamment de Christopher Lash, qui a beaucoup influencé les démarches de Guillaume Faye. Nous y revenons.

    De cette lecture d’Albérès, retenons aujourd’hui 5 filons, qu’il nous explicite magistralement :

    • 1. Le mythe de Prométhée (et de L’homme révolté de Camus).
    • 2. La vision de ”l’homme déchiré” chez Bernanos.
    • 3. La notion de pureté chez Anouilh.
    • 4. Le héros contre le “bovarysme” chez Louis Aragon.
    • 5. Ruralisme et paganisme méditerranéen, not. chez Camus, Kazantzaki, Giono et Durrell.
    • 6. Que peut nous apprendre le “picaresque” de notre après-guerre ?


    • 1. Le mythe de Prométhée

    promet10.jpgL’importance de Camus pour notre vision du monde se révèle surtout dans le personnage de Caligula. Il atteint le faîte de sa puissance et veut “changer la nature humaine”, arracher leurs illusions aux hommes. Mais cette volonté interventionniste se heurte au fait que les hommes veulent vivre avec leurs illusions, garder leurs habitudes. Ils tuent Caligula. Camus constate que sans illusions (ou sans les béquilles des traditions, sans les continuités organiques, sans la durée), l’homme ne peut trouver aucun point d’appui. Si les épigones de Caligula détruisent les illusions humaines, l’homme sombrera dans le dépit. L’Univers deviendra pour lui indéchiffrable. Il aura le sentiment de la déréliction. Les illusions, les rêves, les idéaltypes, les archétypes ou les traditions sont donc des nécessités équilibrantes. En ce sens, elles devraient être, et finalement sont, indéracinables. Le mythe est mémoire et moteur des mobilisations héroïques. Caligula veut faire à son niveau ce que le Big Brother d’Orwell veut faire à très grande échelle. Le monde que nous laissent les Caligulas de tous poils n’est un monde de déréliction que s’il n’y a plus possibilité de communion avec le terroir (Heidegger, Giono) ou avec l’histoire du peuple (le peuple tel que le voit Péguy). Le terroir, l’histoire, le sens de la durée et du long terme procurent la sérénité (Heidegger : Gelassenheit). Camus optera pour cette voie du terroir à la fin de sa vie. Nous y reviendrons tout à l’heure.

    • 2. L’homme déchiré

    L’homme déchiré de Bernanos cherche à se donner un destin (à se faire “personne” comme disait Simmel ; cf. supra). Dans sa définition du nominalisme (qui est en réalité le “réalisme héroïque” de Jünger et de Walter Hof ; cf. son livre fondamental : Der Weg zum heroischen Realismus : Pessimismus und Nihilismus in der deutschen Literatur von Hamerling bis Benn, Verlag Lothar Rotsch, Bebenhausen, 1974), Armin Mohler disait que l’homme devait « tracer sa propre sente » dans la jungle du monde, ce qui implique d’impulser du neuf, de forger de l’intensité. Mohler reste dans la voie de l’existentialisme mais affine l’argumentaire, en nous parlant de la “sphéricité du temps”, noyau philosophique fondamental de la ND. Pour Mohler, le temps n’est ni vectoriel ni linéaire, c’est-à-dire tracé une fois pour toutes ; le temps n’est pas une ligne : il est sphérique, dans le sens où de fortes personnalités lui impulsent un mouvement rotatoire à intervalles irréguliers dans l’histoire. Alors, celle-ci bascule, emprunte une autre trajectoire, abandonne ses routines coutumières, affronte une réalité jusqu’alors inconnue par pur esprit aventureux. Hof cherche ses exemples dans la littérature allemande. Dans la littérature française, nous trouvons une pulsion analogue chez Bernanos, pour lequel il s’agit “de rompre une croûte, cette croûte de vie superficielle où pourrissent les destins”. Bernanos dit en 2 mots on ne peut plus limpides : “faire tête”. Bernanos est chrétien, il exalte la figure du “saint”. Pour lui, le “saint” est celui qui possède une éthique se résumant à une inexpugnable volonté à ne pas se satisfaire des illusions et des consolations humaines. On le voit tout de suite : les illusions de Bernanos ne sont pas les illusions de Camus. Pour Bernanos, les illusions sont des pharisaïsmes, des duperies mises en scène par des pouvoirs sans scrupules. Pour Camus, elles sont ces traditions stabilisatrices que de fébriles “éclairés” ont voulu arracher, pour jeter l’homme dans le désarroi. Les “saints” de Bernanos ne sont pas des êtres sereins, contemplatifs, rayonnants de bonté. Bernanos arrache ce masque sulpicien. Le saint, dit-il, passe pour fou (comme le Christ de Dostoïevski devant le Grand Inquisiteur) ; le saint est un trouble-fête. Il refuse le train-train quotidien. Il est un agent de décomposition. Il décompose les masques, les pharisaïsmes. Pour Bernanos, ces pharisaïsmes sont le catholicisme des dévots, la fausse religion, les fausses idéologies. Pour nous, ils pourraient être le cortège interminable des “vérités” assénées par les médias et l’idéologie dominante, la pensée unique (ajout de 1998 : on se réfèrera aujourd’hui à l’excellent petit ouvrage d’introduction à Bernanos de Sébastien Lapaque, Georges Bernanos encore une fois, L’Âge d’Homme, 1998 ; dans ce livre, Lapaque aborde 8 grands thèmes de l’œuvre de Bernanos : trahison, jeunesse, aventure, ténèbres, chrétienté, honneur, révolte, jugement. Un ouvrage solidement charpenté et tonifiant).

    • 3. La notion de pureté chez Jean Anouilh

    Dans ses pièces de théâtre, Jean Anouilh joue sur l’ambigüité entre la beauté du monde vue par l’œil immature de l’enfant ou de l‘adolescent et les âpretés du monde réel, que l’adulte mûr doit voir, vivre et parfois combattre. Comme le Créon, personnage d’Anouilh, qui représente l’intelligence humaine, “désabusée, organisatrice, qui connaît la laideur du réel mais lutte contre elle sans la refuser en faisant la part du feu… Avec lui apparaît le conflit du politique qui veut organiser le monde pour le bonheur et pour la vie, même au prix de l’injustice, et du révolté qui refuse” (Albérès, La révolte…, op. cit., pp. 156-157). J. Anouilh fait charnière entre la persistance des illusions idéalistes désincarnées et le réveil au réel, il cherche un compromis entre la laideur du monde et son exigence de pureté. Son réveil consiste à dénoncer le bonheur, tricherie humaine, le pharisaïsme, dont les héros veulent se dégager. Les mécanicismes ont généré une vie informe et laide, « contre laquelle butent les héros et qui n’est que la confusion du monde moderne » (Ibid., p. 161). Les chanceux, qui ont de l’argent, camouflent cette confusion et cette laideur derrière un bonheur construit. Les idéalistes partent à la quête de la pureté. J. Anouilh, dans un langage littéraire et non philosophique, dénonce et déconstruit ce bonheur et ce pharisaïsme, montre la difficulté de la quête de la pureté. Mais laideur moderne et pureté sont les 2 phases d’une même (ir)réalité, le résultat final de millénaires de platonisme : le réel charnel est d’abord déclaré inférieur à l’idéel hors monde, ensuite, la pratique du mécanicisme (culte des mouvements perpétuels et idéels) conduit à un enlaidissement du monde, que camouflent ses rares bénéficiaires derrière un bonheur tissé d’artifices. L’idéal de la pureté veut découvrir un monde plus beau et pur qui serait derrière le monde gris de notre quotidienneté, trouver le monde idéel promis par les platonismes, bien sevré des “lourdeurs” du réel. Telle est l’impasse de nos idéalismes chrétiens-occidentaux, philosophiques ou politiques, Cette opposition, chez Anouilh, “entre l’homme exigeant de pureté et de la vie irréductiblement fangeuse”, rappelle Camus et son personnage, le médecin qui s’oppose en vain à la peste.

    • 4. Le héros contre le bovarysme chez Louis Aragon

    Aragon, dans ses romans, va dénoncer le pharisaïsme, mais, auparavant, va s’atteler à en rechercher « les racines intellectuelles, le besoin de confort de l’esprit, puis ses racines sociales, l’existence d’une classe dominante » (Ibid., p. 172). Aragon, marxiste, appelle “bovarysme”, cette hésitation bourgeoise à sortir du confort bien construit mais démantelé par les innovations et les philosophies du soupçon. Les illusions idéalistes sont fracassées, mais elles gardent des édifices vaguement confortables, dont on ne sort pas par peur d’affronter l’inconnu, le risque. Ce tourment, cette frayeur « naissent directement d’une conscience bourgeoise sans contact avec le monde, et n’ayant par suite à s’adapter à rien, sinon à se façonner sur le vide » (Ibid., p. 175). Albérès souligne (Ibid., p. 178) qu’il s’est bel et bien créé une rhétorique, une sophistique, une sensibilité conventionnelle, un mécanisme vide et parfaitement monté qui emprisonnent l’écrivain (ou tout autre acteur social, ndlr) dans l’une ou l’autre tradition sclérosée. Aragon, dans son Traité du style, dénonce le pharisien et « sa rengaine des sentiments mécaniques, ses idioties nouvelles, concrétions légendaires, petites machines à crétiniser longtemps » (Ibid., p. 180). La vie même est faussée dans la comédie sociale par une expression que l’éducation a imposée aux sentiments pour leur faire perdre leur tranchant et leur venin. Aragon dénonce l’idéologie qui découle des pratiques bourgeoises du mécanicisme : quand la bourgeoisie était révolutionnaire, elle affirmait un jacobinisme mécaniciste brutal, sans fard, et, au fur et à mesure que sa pratique enlaidit le monde, elle développe tout un appareillage de “bons sentiments” destiné à voiler cette laideur dont elle est pleinement responsable. Aragon nous apprend que pratiques violentes et discours larmoyants ont une même origine illégitime, conduisent à une déconnexion par rapport au réel, au monde concret et charnel de « ces masses d’hommes qui n’ont pas appris en naissant un rôle à réciter, celui du fils de famille ou de l’honnête industriel, mais un travail sans répit et sans artifice » (Ibid., p. 177). En ce sens, Aragon est un penseur organique. Il a sa place, toute sa place, dans une bonne réflexion ND sur le devenir de nos sociétés occidentales.

    • 5. Ruralisme et paganisme méditerranéen, not. chez Camus, Kazantzaki, Giono et Durrell

    Camus, Bernanos et surtout Anouilh constatent et vivent cette tension qui caractérise toute la culture européenne entre l’époque victorienne et la Deuxième Guerre mondiale. Aragon est militant, il cherche le salut dans le combat politique communiste, comme d’autres se feront fascistes ou anarchistes. Le communiste Aragon va résolument au réel et au peuple, comme ses confrères fascisants se replongeront dans l’histoire, à la suite des engagements de von Salomon dans les Corps francs ou de Malraux dans l’aviation républicaine espagnole ou d’Italo Balbo dans l’aviation mussolinienne. Mais 1945 met fin à cette fascination pour la politique. Si l’humanisme traditionnel — paravent des platitudes idéalistes et bourgeoises ou des effets désastreux du mécanicisme politique, platitudes incarnées par le politicien radical Barbentane dans Les beaux quartiers d’Aragon, ou les névroses religieuses de son épouse —, n’était plus intellectuellement défendable, et si l’engagement impavide, jusqu’à l’absurde et la folie, perinde ac cadaver, n’est plus davantage défendable, où trouver dès lors le havre, le monde réel et non idéel qui ne soit pas illusion, pharisaïsme, bovarysme, névrose, inquiétude ou autre maladie ? Gauguin et Segalen, avaient, en peinture et en littérature, chanté les douces merveilles des Îles du Pacifique, refuge idyllique, espace débranché de l’histoire trépidante de la Vieille Europe, espace déconnecté des laideurs de l’industrialisme.

    Mais chercher fuite ou refuge dans des îles aussi lointaines, comme Brel le fera plus tard, est-ce une alternative réalisable pour tous, pour les communautés culturelles dans leur ensemble ? Non, évidemment. La sortie hors des platitudes à la Barbentane ou des affres de l’industrialisme ne peut se faire par une transplantation en masse vers des paradis insulaires du Pacifique. Le défi que doivent relever les écrivains de nos pays est double : l’alternative doit être trouvée à nos portes et en nos cœurs. Dans un site, un paysage, proche de nous. Dans les ressorts de notre antériorité. Dans le mental de nos proches, de nos prédécesseurs immédiats dans la chaîne des générations. Jean Giono, Bora Stankovic, Albert Camus, Nikos Kazantzaki et Lawrence Durrell chanteront un monde qui subsistait à la lisière du monde moderne : la civilisation méditerranéenne, devenue en quelques générations, « le symbole de ce qui reste à l’échelle humaine » (Albérès, L’aventure intellectuelle, op. cit., p. 361). Albérès désigne par “paganisme méditerranéen” cette mentalité pré-moderne, humaine, simple mais réelle, confrontée aux choses essentielles de la vie. C’est dans Noces que Camus passera des tourments de l’existentialisme, de la déréliction, des interrogations morales et de l’engagement à ce “vrai mystère humain”. Albérès :

    • « Dans un “retour au concret”, l’homme échappe à l’angoisse que le monde lui inspire, à sa responsabilité ou à la condamnation qu’il porte sur lui-même. Or cette image du concret se lie à un village maritime ou paysan, à ce monde panique, païen, ancien, pré-chrétien et dionysiaque… » (L’aventure intellectuelle…, p. 363).


    À la danse d’âmes damnées qui fait l’artificielle vie moderne, Giono avait opposé le paysan, “un archange animal”. Plus loin, Albérès nous indique l’apport de Kazantzaki :

    • « Dans Les faits et gestes d’Alexis Zorba (1946), Kazantzaki montre le civilisé séduit et converti par le primitif rusé. Zorba, qui apprend au narrateur ce qu’est la vie véritable, antique et subtile, ignorée des modernes, est présenté comme plus fin que l’intellectuel dont la pensée est grossière et bavarde : “Calcule donc pas, patron, poursuit Zorba, laisse les chiffres, démolis ta foutue balance, ferme boutique, que j’te dis. C’est maintenant que tu vas sauver ou perdre ton âme” » (ibid., p. 365).
    • « C’est la joie païenne d’aimer un monde limité et splendide : “Sans vaines révoltes, voir et accepter les frontières de l’entendement humain et, à l’intérieur de ces frontières sévères, travailler, sans discontinuer” (Kazantzaki) » (ibid., p. 366).


    Camus se fait l’écho de ce passage des intellectuels urbains et inquiets au paganisme dans ce passage de L’Homme révolté :

    • « Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour » (ibid., p. 366).


    Mieux, Camus écrit cette phrase que nous faisons nôtre, sans hésiter :

    • « Au cœur de la nuit européenne, la pensée solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore » (cité par Albérès, ibid., p. 367).


    Lawrence Durrell, né en Inde, installé dans le bassin oriental de la Méditerranée, sa vaste patrie d’élection, chante les paysages grecs et cypriotes, croque les rustiques ironiques et comiques qui sont les vrais hommes de chair et de sang, développe une vision quasi joycienne du réel, formé de strates superposées, communiquant vaguement entre elles et impliquant l’extrême relativité de tous les faits de monde, car il y a simultanément imbrication et juxtaposition, mélange général et contingentement hermétique, si bien que chaque phénomène est unique en soi, produit d’une fusion ou d’une originalité sans pareille : aucune pensée schématique ne parviendra jamais à saisir l’essence de tous ces phénomènes, aucune morale sèche et prescriptive ne parviendra à les dompter, à les soumettre, à tarir leur rayonnement. Ils échappent aux classifications des schématiseurs. Enfin, pour Durrell, comme pour Lawrence ou son ami Miller, les expériences sexuelles sont la véritable initiation aux joies du monde. Stefan Andres, pour sa part, situe “ce vrai monde en marge de la modernité” dans le Nord, comme l’atteste son Utopia, où vivent de véritables païens vénérant les anciens dieux. Chez ces auteurs européens contemporains, à l’audience très vaste, Midi et Septentrion s’unissent dans la revendication d’un autre monde, alternatif à la modernité.

    Enfin, le passage de Camus du cérébral au viscéral, de l’interrogation et de l’inquiétude morales au chant joyeux, émerveillé face aux beautés du paysage méditerranéen, se réalise, selon Albérès, après sa mort, chez J.M. G. Le Clézio, l’écrivain qui exprime « le pathétique d’une sensibilité tragique et païenne, pré-chrétienne par son mélange de joie et de désespoir » (Ibid., p. 413). On s’étonne tout de même que la ND, dans sa revendication païenne, n’ait quasi jamais fait référence à cet auteur français.

    On le voit, le recours à la vie et au paganisme ne remonte par à la Nouvelle Droite, en tant que réflexion post-politicienne : ayons la lucidité de l’accepter. Mais ce plongeon de la littérature européenne dans un paganisme clairement défini nous interdit de réduire notre discours sur le paganisme à quelques schémas simples, à des Ersätze sans profondeur. Le discours ND doit renouer avec Camus et Giono en France, avec Kazantzaki en Méditerranée, avec Lawrence et Durrell en Angleterre : autant de références solides, qui désarçonneront nos adversaires, férus d’autres facettes de l’œuvre de ces auteurs.

    • 6. Que peut nous apprendre le “picaresque” de notre après-guerre ?

    Après les 2 guerres mondiales, les révolutions politiques, les engagements divers, l’humanité européenne (et nord-américaine) se retrouve, dans les années 50 et 60, dans une “univers faux, baroque, fiévreux” (Albérès, L’aventure…, op. cit., p. 384). L’individu y a perdu toutes ses racines (y compris celles que Camus avait voulu retrouver dans le Lubéron). Les écrivains vont dès lors décrire « la vie dans son désordre, cocasse, violente, imprévue, débraillée » (Ibid., p. 385). Dans la terminologie choisie par Albérès, ce type de littérature est un “picaresque” ou plutôt un “néo-picaresque”. Il peut être joyeux et narquois, mais aussi triste et hargneux, car il déplore que le monde est désormais sans structures. L’Espagnol Camilo José Cela, dans La Ruche (1942) décrit « un milieu humain fermé, sans espoirs ni idéaux ». Albérès ajoute : « C’est la peinture de l’homme qui existe, simplement, d’une vie végétative et puissante, crasseuse et froide » (Ibid., p. 387). L’homme y perd toute signification, mais reste soumis à la vie élémentaire, dure et brutale. Albérès cite ainsi Hans Erich Nossack qui écrit ces mots sur les “hommes de la foule”, dans Spirales :

    • « Ils rentrent à quatre pattes dans le cercle et se ménage un confortable gîte. Ils deviennent de bons mâles, un peu ennuyeux et subalternes, mais toujours utilisables (…). Simples récipients qui reçoivent leur paye non pour le peu de travail qu’ils fournissent, mais pour nourrir une famille (…). Ils font semblant de croire, et finissent par croire eux-mêmes que c’est leur devoir de veiller au maintien et à l’amélioration de l’état présent ».


    Le picaresque est la littérature d’une époque non tragique, triviale, sans profondeur ni perspective. La nôtre. Et cette trivialité s’est accentuée terriblement depuis les années 50, où le culte du frigidaire et de l’automobile s’emparait des hommes. Albérès a bien conscience que cette littérature exprime la dominante horizontale (et non plus verticale) de notre après-guerre :

    • « La littérature européenne, dont la vocation fut (et reste obscurément) celle d’un approfondissement moral de l’existence humaine, s’est convertie superficiellement à cet autre problème pressant qu’est l’extension humaine. On sera donc déçu de n’y pas trouver de grandes synthèses spirituelles, mais au contraire, en surface, un étalement qui est une prise de conscience du monde nouveau » (Ibid., p. 393).


    L’exploration de la littérature néo-picaresque doit nous aider à affiner notre critique d’un monde sans tragique, sans esprit de continuité historique, où n’est plus que fragments, fragments sordides ou fragments cocasses, fragments de mièvrerie ou fragments d’âpreté. Ou tout est toujours décousu. La lecture des ouvrages sociologiques de Riesmann (La foule solitaire), de Christopher Lash (sur le narcissisme) ou de Richard Sennett (sur l’égoïsme et l’individualisme) doit, dans notre école de pensée, s’accompagner d’une bonne connaissance de cette littérature néo-picaresque. Dans notre stratégie métapolitique, illustrer l’horizontalité problématique de la civilisation européenne actuelle (fruit des mécanicismes et des pharisaïsmes qu’ils ont générés) passe par un recours systématique à la littérature, plus accessible, plus séduisante, plus acceptée par la majorité, plus facilement et plus largement diffusable par les profs de lettres, que par la sociologie, souvent plus lourde à digérer, plus rébarbative à enseigner, plus scolaire dans ses expressions, moins onirique.

    Conclusion :

    La ND n’est pas subitement apparue à la fin des années 60, elle n’est pas une secte, elle n’est pas tombée du ciel et n’a pas été créée ex nihilo, mais elle est l’une des expressions actuelles, hic et nunc, d’un combat intellectuel commencé au moins lors du Sturm und Drang à la fin du XVIIIe siècle.

    ◊ Ses assises philosophiques sont celles de la révolte organiciste contre les mécanicismes (et de toute la généalogie de cette révolte à facettes multiples que l’on retrouve depuis les vitalismes implicites de Plotin et de Pélasge).

    ◊ Elle vise à faire triompher les réflexes organiques dans la vie quotidienne des hommes et dans la vie politique des peuples par un travail métapolitique permanent.

    ◊ Ce travail métapolitique doit constamment provoquer des ruptures, lézarder les certitudes en place, forcer les consciences à s’interroger et à remettre en question ce qui est établi, ce qui est devenu ballast sans vie, sans potentialités.

    ◊ Ce travail métapolitique doit mobiliser toutes les ressources de la littérature (et de l’industrie cinématographique) pour illustrer sa critique.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°146/148, 1999.

     

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    Les pistes manquées de la “nouvelle droite”

    Pour une critique constructive

    m0016010.jpgEn avril/mai 1987, Guillaume Faye claquait la porte du GRECE, principale officine du mouvement politico-intellectuel français que les journalistes avaient appelé la “nouvelle droite”, histoire de lui donner un nom médiatisable. Faye y était resté pendant près de 15 ans, il avait porté le mouvement à bout de bras à ses heures de gloire. Il en ressortait dégoûté. Dans un texte récapitulatif qu'il a rédigé et qui est paru fin 1998 dans un livre intitulé L’archéofuturisme (L’Æncre, rééd. 2011), il exprime clairement son désappointement ; il avait dégagé, dans un mémorandum dont il ne souhaite pas la publication mais qu’il nous avait soumis, les écrasantes responsabilités d'A. de Benoist dans l'échec de ce mouvement de pensée, fort prometteur au départ, parce qu'il voulait réactiver ce que les idéologies dominantes avaient refoulé et ce que les multiples réductionnismes à l’œuvre dans la société excluaient ou refusaient de prendre en compte. Dans L’archéofuturisme, Faye, avec un langage plus feutré que dans son mémorandum, énonce les tares du mouvement, nous indique quelles ont été les impasses dans lesquelles celui-ci s'est fourvoyé et enlisé (paganisme folklorique, gauchisme révisé, fétichisme pour des mots creux, etc.). Ensuite, il nous esquisse 11 pistes pour relancer une dynamique, qui ne devra pas nécessairement s'appeler la “nouvelle droite”, le concept ayant fait faillite, désormais grevé de trop d'ambigüités.

    Les options philosophiques de Faye mettent l'accent sur le futurisme, sur la prospective davantage que sur l'archéologie ou la mémoire, même s'il dit clairement que toute prospective futuriste doit avoir des assises historiques, des référentiels archétypaux. Néanmoins, la lecture de ses textes, l'audition de ses discours montrent que la fulgurante personnalité de Faye n'a nulle envie d'être trop embarra­sée, trop inca­pacitée par le poids d'un héritage, quel qu'il soit. Puisqu'il nous enjoint de pratiquer et de propager un “archéo-futurisme”, sorte de mixte d'hellénité idéale et de fulgurances à la Marinetti — que Faye situe volontiers dans un environnement urbain et architectural mêlant Vitruve et Mies van der Rohe — dressons à notre tour un bilan et esquissons un projet, pour ce volume qui a pour objectif premier d'inaugurer l'ère de la “post-nouvelle-droite”. Notre approche sera peut-être moins “futuriste” que celle de Faye, elle privilégiera les continuités historiques, sans pour autant sombrer dans les archaïsmes qui condamnent à l'inaction et “muséifient” les discours.

    Une terminologie ambiguë

    Mais avant de passer au vif du sujet, rappelons que le terme de “nouvelle droite” est trop ambigu : le new right des pays anglo-saxons s’assimile à un curieux mixte de vieux conservatisme, de néo-puritanisme religieux et de néo-libéralisme offensif (lors de la montée de Reagan au pouvoir) ; la Neue Rechte allemande a un passé résolument national-révolutionnaire ; la nouvelle droite française est essentiellement portée par une association de combat métapolitique, le GRECE (Groupement de Recherches et d’Études sur la Civilisation Européenne). Nos critiques ne s’adressent pas à la new right anglo-saxonne, dont nous ne partageons pas les postulats et qui se déploie dans des aires politiques qui ne sont pas les nôtres, ni, a fortiori, à la Neue Rechte allemande dont nous nous sentons très proche, mais au GRECE (dont nous ne nions pas les acquis positifs) et à son “gourou”, qui a toujours refusé toute direction collégiale, développé un culte puéril de sa personnalité, et s’est entouré d’hurluberlus dévots et sans culture, dont le cortège aurait inspiré Jérôme Bosch et fait la fortune du Dr. Freud. De club politico-culturel offensif et rupturaliste, le GRECE s’est transformé en une secte étriquée de copains plus ou moins farfelus, animée par un “Chancelier”, sorte de gagman sexagénaire, grande gueule toujours occupée à monter des sketches au goût douteux, qui n’ont rien d’élitiste ni de philosophique ni de métapolitique. Triste épilogue…

    Gags et gagmen ?

    Pourtant l’affaire GRECE n’avait pas commencé dans le gag (sauf si l’on se réfère à Roland Gaucher) (1). Le GRECE a constitué une réaction salubre contre la mainmise gauchiste-vulgaire sur les esprits dans les années 70. Cette réaction, cette volonté a permis de sortir du refoulement toute une panoplie de thématiques historiques ou organiques, d’introduire dans le débat les thématiques biologisantes ou les découvertes d’une psychologie différencialiste abordées aux États-Unis ou en Angleterre (Ardrey, Koestler, Eysenck, etc.). L’exploitation de l’œuvre de Konrad Lorenz et d’Irenäus Eibl-Eibesfeldt explique le franc succès du GRECE, explique aussi pourquoi nous avons été immanquablement attirés vers lui. Les numéros d’Éléments ou de Nouvelle école de 1975 à 1986 restent des sources de références incontournables. Malgré d’inévitables lacunes, dues à la faiblesse des moyens et des effectifs, le corpus prenait forme, lançait des débats, fécondait des esprits. Quelques adversaires de la ND ont reconnu l’importance de ses apports (Raymond Aron, par ex.).

    Dans les années fortes de la ND, des dizaines de cadres ont été formés dans la discrétion, qui ont ensuite été injectés à divers niveaux de la vie politique ou culturelle de la France. À l’abri des regards, ces hommes et ces femmes continuent à faire du bon travail, dans des réseaux associatifs, dans des modules de recherches, chez des éditeurs… Mais ils ont abandonné la secte, ne la fréquentent plus, n’influencent malheureusement plus les jeunes qui y cherchent une voie et n’utilisent plus ce langage codé, repérable, stéréotypé, qui révèle une vulgate plutôt qu’une méthode.

    La ND : un bon démarrage

    Autre apport non négligeable de la ND : avoir contribué à “déculpabiliser” la culture dite de droite, diabolisée depuis 1945. C’est sans doute le principal motif de la haine que voue la gauche établie à la ND et à l’entreprise d’A. de Benoist. Cette haine s’est déployée avec une férocité pathologique à partir de l’été 1979, quand la ND influençait fortement un hebdomadaire à très gros tirage, le Figaro-Magazine, dirigé par Louis Pauwels. A. de Benoist y tenait la rubrique des “idées”, poste d’avant-garde très efficace pour faire changer les mentalités, indiquer de nouvelles pistes à la culture française. L’idée d’une “école de pensée”, formant des cadres en toute autonomie, la volonté de détruire les refoulements de la culture dominante et de proposer du neuf, sans jamais recourir à de vieilles lunes, ont contribué à forger le “mythe ND”. Très rapidement pourtant, l’offensive s’est soldé par un échec : l’idéologie dominante, les vigilants de la république, la gauche parisienne, les dévots d’un catholicisme progressiste ou intégriste se sont ligués contre la nouvelle venue et l’ont contrainte à la retraite. La ND a dû céder face au néo-libéralisme et au culte moralisant des droits de l’homme (couverture des pires dénis de droit que l’histoire ait jamais vécus). Dans les propres rangs de la ND, l’enthousiasme a fait place à l’aigreur. La lucidité a disparu au profit de la paranoïa. Au lieu d’admettre que la ND a battu en retraite, après un très beau combat, parce que les effectifs étaient trop réduits et encore insuffisamment formés, le microcosme néo-droitiste parisien a sombré dans les pleurs et les grincements de dents. Quinze ans après le ressac, malgré l’ouverture opportune de nouvelles pistes (écologie, communautarisme, etc.), aucune réflexion philosophique réelle et profonde n’est venue renforcer les options de départ. Vœux pieux et lamentations anti-technicistes ou anti-libérales ne peuvent tenir lieu de discours critique : nous aurions voulu une étude plus approfondie de Carl Schmitt, de Gramsci, de Hans Jonas, de Sombart, de De Man, etc. Et un plongeon dans le vaste océan de la postmodernité philosophique (Lyotard, Foucault, Deleuze, Guattari, etc.), ce qui aurait été tout naturel pour un mouvement d’origine française.

    Trois refus d'ouverture lourds de signification…

    En juin 1989, lors d’une séance de formation au Cercle Héraclite, ouvert aux cadres du mouvement, j’avais voulu marquer mon retour au GRECE, après un éclipse de près de six ans, en attirant l’attention des cadres (ou ce qu’il en restait…) sur l’ampleur et la pertinence de la critique contemporaine des philosophes français : je n’ai rencontré qu’indifférence, incompréhension et hostilité (pour lire le texte de cette intervention, cf. « La genèse de la postmodernité », in : Vouloir n°54/55, 1989). « Je n’ai rien compris », m’a dit un cadre après mon exposé.

    De même, les options biologisantes du GRECE avaient besoin — A. de Benoist ne me contredira pas, même s’il est retourné récemment à sa manie comptable de calculer les quotients intellectuels — d’un solide ravalement. Il me paraissait nécessaire d’ouvrir les recherches de la ND aux théories de la cognition humaine, proposée par les disciples de Konrad Lorenz, encadrés par Riedl et Wuketits, de renouer avec la théorie des systèmes de Ludwig von Bertalanffy et avec son actualisation par le Japonais Maruyama, d’introduire dans les débats français les travaux de l’Allemand Friedrich Vester (cf : mon exposé au séminaire de mai 89 de l’équipe de Vouloir, tenu en Flandre, et visité par une équipe de cadres du GRECE dirigée par Charles Champetier : « Biologie et sociologie de l’“auto-organisation” », in Vouloir n°56/58, 1989). « Je n’ai rien compris » fut une nouvelle fois la réaction d’un cadre (non, non, ce n’était pas Champetier : il était parti dans les campagnes flamandes à la recherche d’un magasin vendant des cigarettes. Ce toxicomane était en manque… faut comprendre… ).

    En février 1991, à Pérouse en Ombrie, lors de mon exposé au colloque des ND française (A. de Benoist), italienne (M. Tarchi & A. Campi) et britannique (M. Walker), j’ai insisté sur une prise en compte de la méthode de Derrida pour éviter de développer une conception figée de l’identité, propre à certains partis nationalistes ou populistes, dont de Benoist lui-même soulignait les insuffisances. J’ai voulu étayer cette critique de de Benoist, en plaçant le débat à un niveau politologique et philosophique, en refusant de le laisser à celui des invectives stériles (cf. « Dévolution, Grand espace et régulation », in : Vouloir n°73/75, 1991) (2). Cette critique de l’ « identitarisme figé » impliquait une réflexion sur les notions de différAnce et de différEnce chez Derrida. Pour tout commentaire, de Benoist, après mon exposé, m’a demandé pourquoi j’avais parlé de ce « con » de Derrida. Il semblait me prendre pour un fou.

    Un refus d’abandonner ses insuffisances…

    Ces 3 incidents, un peu burlesques, montrent qu’il n’y avait pas, au sein de la ND, une volonté claire de se démarquer de certaines insuffisances ou de certains passéismes ni de consolider ses bonnes intuitions de départ. La ND ne voulait pas d’ouverture à la pensée française contemporaine, alors que tout le débat allemand et américain est profondément empreint des apports de Foucault, Deleuze, Lyotard, Derrida, etc. La ND ne voulait pas répondre sérieusement au reproche inlassablement ressassé de “biologisme” que lui adressaient ses adversaires. Elle aurait dû revendiquer son organicisme biologisant mais en l’étayant d’arguments scientifiques incontestables, au lieu d’être pétrifiée de frousse dès qu’un adversaire lui reprochait de faire de la “biopolitique”. La ND en est arrivée à démoniser elle-même tout discours biologisant-organicisant, avec des arguments boîteux, tirés de doctrines éthiques irréalistes ou d’une lecture un peu courte des critiques traditionalistes formulées à l’encontre du vitalisme. Enfin, les remarques méprisantes d’un A. de Benoist sur la pensée de « Derridada » sont assez sidérantes, quand on sait que la ND est accusée, encore aujourd’hui, d’avoir fondé un “discours identitaire”, repris par l’extrême-droite, accusée à son tour, de développer une vision étriquée et figée de l’identité. Malgré ses discours passionnels contre Le Pen (« le programme du FN me soulève le cœur », répondait-il aux journalistes d’une revue bourrée de fautes d’orthographes monstrueuses), de Benoist ne développe pas une théorie valable de l’identité, qui échappe tout à la fois au fixisme des vieilles droites et aux reproches des professionnels de l’anti-fascisme.

    En ce début de l’année 1999, la ND vient de publier son premier manifeste (ouf, enfin, ça y est…). Si les pistes suggérées ou les constats qui y sont formulés rencontrent grosso modo mon approbation, j’estime toutefois que ce manifeste reste au niveau des vœux pieux ou de la protestation moralisante. Il lui manque précisément de bonnes références philosophiques.

    Mon auto-critique

    Enfin, mes critiques peuvent sembler oiseuses après tant d’années dans le sillage de la ND. En effet, le reproche pourrait aisément fuser : “Qu’as-tu f… là pendant si longtemps ?”. Pour ma défense, je dirais qu’il n’y avait rien d’autre en francophonie, et que mon intérêt pour le GRECE était parallèle à un intérêt pour les initiatives allemandes et italiennes de même nature. Je suis effectivement abonné à Criticón et à Junges Forum depuis 1978, bien avant mon passage au GRECE. Je lisais Linea de Pino Rauti et j’achetais en versions italiennes les livres d’Evola qui n’étaient pas traduits en français. Très tôt, j’ai pu comparer avantages et lacunes des uns et des autres. Ensuite, dès 1976, j’ai suivi de très près les initiatives de Georges Gondinet, à l’époque nullement assimilables à celles du GRECE. J’ai toujours, me semble-t-il, opté pour la pluralité des sources d’information contre le réductionnisme et l’assèchement sectaires. C’est une option qui me parait toujours valable : je demande donc à tout ceux qui s’intéressent à la ND parce qu’ils veulent sortir du ronron dominant de ne pas réduire leurs sources d’information à une et une seule officine, mais de chercher systématiquement la diversité. C’est par une pratique diversifiante et différAnciante (Derrida !) que les “refuzniks” que nous sommes finiront par appréhender et arraisonner le réel dans toutes ses facettes. Et ainsi gagner la bataille métapolitique, promise par de Benoist, avant qu’il n’opère ses replis frileux : peur de la politique, peur des populismes, peur des journalistes qui le critiquent, peur des langages francs et crus, peur de réaffirmer son biologisme, peur d’être traité de fasciste, peur de ne pas être reçu par une huile quelconque. Pas besoin d’être grand philosophe pour condamner et mépriser une telle attitude. Il suffit de se rappeler l’adage : la peur est mauvaise conseillère.

    La “nouvelle droite” et l'histoire

    Les regards que la “nouvelle droite” française a jetés sur l'histoire de l'Europe ont toujours été flous et ambigus. Quant à la “nouvelle droite” ita­lien­ne, elle s'est fort préoccupée de redéfinir l'histoire du fascisme (alors que cette tâche était pleinement assumée par Renzo de Felice ou Zeev Sternhell). Redéfinir le fascisme était la tâche de son principal promoteur à l'université, était son boulot de chercheur, et nul parmi nous ne contestara évidemment cette fonction qui fut et reste la sienne.

    À Paris, la vulgate ND — en disant “vulgate”, je n’incrimine ni de Benoist ni d’autres exposants de la ND, mais une mouvance difficilement définissable que l’on a, à tort, assimilée à la ND et qui compénètre tout le champs des droites françaises — n’a pas développé une vision de l’histoire cohérente : tout au plus perçoit-on chez elle un vague mixte de vision décadentiste et de nordicisme (indo-européen), où les accents pessimistes de Gobineau (mal lu) et de Spengler (mal digéré) se mêlent aux accents “normandistes” et pessimistes du dernier Drieu. Chacun de ces auteurs est passionnant en soi. Chacun d’eux nous livre une œuvre aux strates multiples :

    • Gobineau, notamment, outre son nordicisme (qui lui est vivement re­pro­ché) réhabilite le rôle de la Perse dans le rayonnement des peuples indo-européens et critique l’intellectualisme hellénistique (source de déclin) ; la Perse nous lègue notamment une éthique guerrière et chevaleresque, dont héritera, après bien des détours et à travers un filtre chrétien, les chevaliers médiévaux ; toute une historiographie et maints ragots colportés font de Gobineau l’inventeur d’un racisme hargneux devant à terme déboucher sur “l’impensable” ; en réalité Gobineau fut un grand voyageur ouvert à l’Islam iranien et à l’Orient, méprisant les « petits crevés » (comme il appelait les nullités des beaux quartiers de Paris) et ne prenant pas l’Europe pour « l’ombilic de l’univers » (cf. Jean Boissel, Gobineau (1816-1882) : Un Don Quichotte tragique, Hachette, 1981 ; cf. également Alexis de Tocqueville, Œuvres Complètes, tome IX, Correspondance d’A. de Tocqueville et d’A. de Gobineau, Gal., 1959). Gobineau est celui qui a ouvert la pensée française aux mystiques panthéistes de la Perse, qui a, bien avant Derrida, réclamé une ouverture de notre pensée à cet univers intellectuel.
    • Spengler, avec sa notion de pseudo-morphose des civilisations, avec son mythe touranien, sa classification des cultures (faustienne, magique, etc.) ;
    • Drieu, avec expérience de combattant de 1914, son passage à Dada (et sa participation à titre de témoin à décharge au “procès Barrès”), sa carrière d’écrivain parisien, ses tentations politiques (Doriot, etc.), ses réflexions sur les traditions, notamment sur Guénon, découvertes tardivement lors de la parution de son Journal.


    Ces 3 auteurs peuvent être interprétés de manières très diverses. Ils échappent ou devraient échapper à toute vulgate et à tout réductionnisme interprétatif.

    Une pitoyable vulgate

    Par ailleurs, une bonne part des militants de la mouvance de la “nouvelle droite” parisienne se percevaient comme les héritiers de ce complexe idéologique plus mystique que politique, plus idéaliste que concret, un complexe que l'on cultivait en ghetto à l'exclusion de tout autre et qui mêlait le “fascisme français” et les “écrivains maudits de la collaboration”. Ils mêlaient simultanément ce corpus complexe au filon nordiciste, issu d’une lecture très partielle de Gobineau voire de Vacher de Lapouge (3), où l'histoire était perçue comme l'amenuisement continu de l'influence physique et métaphysique des peuples germaniques en Europe, dont la France, leur pays, n'était que très partiellement l'héritière, une héritière, qui plus est, qui avait explicitement rejeté cet héritage depuis l'Abbé Siéyès.

    Grosso modo, disons que, avant l'aggiornamento des années 90, dans les premières décennies de l'histoire de la ND, consciem­ment ou inconsciemment, l'accent était mis sur le filon Gobineau-Drieu la Rochelle, reprise des pamphlets anti-fascistes et anti-racistes, mais cette option, chez les camarades pseudo-nationalistes et néodroitistes, était revendiquée avec chromos brekeriens en prime ; ce filon était détaché de tous contextes politiques réels puis sim­plifié en une vulgate assez étriquée, suscitant la commisération de tous ceux qui vivent quotidiennement les assauts du monde réel, sous quelque forme que ce soit. Dans les corridors et les coulisses de la ND pari­sienne, on avait l'impression d'errer dans une utopie irréelle, sous une bulle de verre où étaient voués aux gémonies tous les faits de vie réelle qui contrariaient l'image idéale du monde, des hommes et des Français, rêvée par ces petits étudiants ratés ou ces médiocres employés de banque subalternes, au profil psychologique instable et, qui, à cause de ce handicap, parce qu'ils ressentaient ces lacunes et ces tares en eux-mêmes, s'étaient recyclés, pour se donner une importance toute fictive, dans une “lutte métapolitique planétaire”.

    Appuyés par tout un commerce de colifichets frappés du logo du GRECE, les tenants de la vulgate balbutiaient ou gribouillaient des fragments aussi oniriques que décousus de ce fatras nordico-fascisto-parisien ; ces fragments, ils les faisaient dériver de ce filon pseudo-gobinien et les exprimaient en textes ou en images ou en discours avinés après le dessert, puis les ressassaient à l'infini, sans le moindre esprit critique en les mêlant à des interprétations naïves et juvéniles des mondes ouraniens-olympiens et des chevaleries idéales, décrits par Evola dans Révolte contre le monde moderne. Critiques du catholicisme populaire, volontiers blasphémateurs à l'égard des chromos, des crucifix, des vierges et des Saintes-Rita à la mode de Saint-Sulpice, les galopins du GRECE répétaient sous d'autres signes les mêmes travers que les chaisières et les bigotes des paroisses d'arrière-province.

    L'anti-fasciste professionnel sans profession bien établie, l'ineffable “René Monzat”, a eu beau jeu de dénoncer cette bimbeloterie dans Le Monde du 3 juillet 1993. Ce triste garçon, dont la jugeotte n'a certainement pas la fulgurance pour qualité principale, concluait au “nazisme fondamental” du GRECE, parce que de Benoist, qui n'est ni nazi ni rien d'autre que lui-même, rien d'autre que sa propre égoïté narcissique, s'était copieusement “sucré” en vendant des “tours de Yule” en terre cuite — modèle SS-himmlérien — à ses ouailles, en multipliant le prix de base de son grossiste allemand par dix !

    Un scandinavisme irréel et onirique

    Mais le nordicisme / germanisme de Gobineau s'inscrit dans une histoire plus complexe, dont la ND n'a jamais véritablement rendu compte : elle a contribué à pétrifier ce filon, surtout à le ridiculiser définitivement (Dumézil l'avait compris !), sans en avoir extrait les potentialités toujours vives, sans avoir dégagé, par ex., l'apport géopolitique et géostratégique du monde nordico-scandinave dans l’histoire générale des peuples européens : ouverture des voies maritimes nord-atlantiques, ex­ploitation de l'axe Baltique / Mer Noire, ouverture du commerce eurasien via le comptoir de Bulgar dans l'Oural, organisation du commerce fluvial sur le Dniepr, le Don et la Volga, ouverture de la Caspienne et accès du commerce européen à la Perse et à la Mésopotamie : autant de routes qui restent, aujourd'hui plus que jamais, d'une brûlante actualité. Non : pour la clique d'esprits bornés qui sautillaient et s'agitaient autour du gourou de Benoist (qui assurément ne partageait pas leurs simplismes), les Scandinaves du IXe au XIe siècles n'étaient ni des techniciens hors ligne de la navigation ni des commerçants audacieux qui ouvraient l'Europe au monde : ils étaient décrits comme des espèces de cannibales chevelus et moustachus qui pillaient les couvents ou, pire, comme des ruraux simplets, vivotant en dehors des tumultes du monde, confectionnant avec de la terre cuite des luminaires disgrâcieux (qui font rétrospectivement frémir Monzat et ses commanditaires du Monde) plutôt qu'étudiant la résistance des bois à la mer et au vent, la carte du ciel pour s'orienter en haute mer, l'aérodynamisme des coques de navires pour se lancer dans des expéditions hardies. Être technicien ou commerçant, dans la vision du monde des débiles adeptes du grincheux gourou néo-droitiste, c'était déchoir dans la “troisième fonction”, c'est-à-dire la fonction du travail, de la production, jugée mineure par ces oisifs qui ne commandaient rien, qui ne produisaient rien, qui vivaient d'allocations ou de postes de fonctionnaire, mais qui croyaient, dur comme fer, qu'ils étaient potentiellement les souverains de la future “grande Europe”. Les Vikings imaginaires des milieux néo-droitistes n'étaient pas admirés pour ce qu'ils avaient été, des explorateurs, des marins et des négociants, mais parce qu'on leur prêtait des canons physiques stéréotypés : une blondeur et une vigueur qui étaient absentes, dans la plupart des cas, chez ces vikingomanes d'Auteuil-Neuilly-Passy. On sort ici de la politique, de la métapolitique, pour entrer de plein pied dans la psychopolitique voire la psychiatrie tout court.

    Restaurer la “virtù” des Romains et des Germains

    Revenons à l'histoire : le mythe nordiciste qui traverse l'historiographie européenne depuis les humanistes italiens du XVe siècle est surtout l'expression idéalisée de deux soucis récurrents dans la pensée politique de notre continent : la disparition de la virtù politique, de la force de façonner le politique pour le bien de la Cité, où la virtù était d'abord posée comme le propre du peuple et du Sénat de l'Urbs romana, puis par translatio imperii, comme le propre des peuples germaniques. Cette virtù est une idée républicaine au sens étymologique du terme, comme nous l'a explicité Machiavel dans son Prince. Elle s'oppose, en tant que telle, au césaro-papisme du Vatican qui, au XVe siècle, montre ses limites et s'enlise dans une impasse ; elle s'oppose aussi aux tentatives de centraliser les États monarchiques au détriment des corps concrets qui composent la Cité. Dans ce sens, l'amenui­se­ment de l'influence des peuples germaniques n'est rien d'autre que l'amenuisement de la virtù dans les corps politiques d'Europe et non pas la déperdition d'un quelconque système coercitif. L'assomption de la virtù équivaut à la perte d'auto­no­mie des corps concrets de la Cité, à la dévitalisation des sociétés civiles. La vision de Gobineau n'est jamais qu'une manifestation tardive — à l'ère romantique qui est à l'évidence traversée par un spleen qui, risque, chez les esprits faibles, de s’avérer incapacitant — de ce souci récurrent de la virtù dans l'histoire des idées politiques en Europe ; Gobineau n'a pas infléchi sa démarche dans un sens juridique et concret, alors même que le XIXe siècle s'interrogeait sur les sources du droit (Savigny, Ihering, de Laveleye, Wauters, etc.) ; il a, malgré lui et pour le malheur de sa propre postérité, jeté les bases d'un discours tissé de lamentations sur l'amenuisement du germanisme.

    Dans la même veine pessi­miste, Hippolyte Taine a été un penseur beaucoup plus concret et métho­dique : la ND ne l'a jamais abordé. De même, rien n'a jamais été fait sur la problématique des races en France, qui a agité tout le débat du XIXe siècle, en opposant cel­tisants (Augustin et Amédée Thierry, H. Martin, Guérard, le “génie celtique de J. de Boisjoslin), ger­manisants (le mythe “franc” chez Chateaubriand, Guizot, Mi­gnet, Gérard, Montalembert, de Leusse) et romanisants (Littré). Ce débat ne portait pas seulement sur la définition de la “race” et n'était nullement une anticipation des réductions caricaturales du na­tional-socia­lisme, mais portait sur le droit, sur la manière de fa­çonner la Cité, de répar­tir les tâches entre les classes. Taine parlait d'un “réalisme à connotation populaire et raciale”. Pour la ND, l'onirique a primé sur le réalisme que Taine appelait de ses vœux. Pourquoi ce refus ?

    Drieu la Rochelle, écrivain dans le Paris décadent d'après 1918, après son comportement héroïque pendant la Grande Guerre et sa fréquentation des dadaïstes et des surréalistes, perçoit les enjeux du monde avec une remarquable lucidité, mais celle-ci est estompée par son pessimisme, par un décadentisme finalement assez pitoyable et par un spleen que révèlent pleinement les pages de son Journal (par ailleurs mine inépuisable de ren­seignements de toutes sortes). Après la défaite de l'Axe en 1945 et le sui­cide de Drieu, ce pessimisme et ce spleen sont d'autant plus incapacitants pour qui veut construire une véritable al­ternative philoso­phique, idéologique et politique. Plutôt qu’au Drieu triste, il faut retourner au Drieu visionnaire !

    Échec de l’Axe, faillite de la “métaphysique occidentale”

    Car 1945 n'est pas simplement l'échec de l'Axe : il est l'échec de toute la métaphysique et de la civilisation oc­ciden­tales. Les Alliés ont gagné cette guerre sur le terrain, incontes­tablement, mais ils n'ont rien proposé d'autre que du “réchauffé”, comme le prouve, presque a contrario, le succès indéniable de la philosophie “déconstructi­viste”, née en Amérique et chez Derrida dans le sillage de Heidegger. Ce dernier a perçu en germe de réelles potentialités dans la “révolution alle­mande” (en 1934 pendant la parenthèse de son “rectorat”), mais aussi de terribles im­passes dans son volontarisme outrancier, où la vo­lonté poussée à son pa­roxysme rompait les liens de l'homme avec les con­tinuités qui le nourrissent spirituellement et politiquement et son constitu­tives de son identité profonde. Mais, en constatant les impasses du natio­nal-socialisme, Heidegger n'a pas da­vantage opté pour les visions américaniste et bolché­viste de la société et du monde. Face à cet éventail de faits et de pensées, face à ce triple rejet de la part de Heidegger, la ND aurait pu et dû :

    • abandonner les pessimismes incapacitants ;
    • renouer au-delà de Gobineau avec le républicanisme de Machiavel, avec la notion de virtù, présente dans la Rome antique et, par translatio imperii, chez les peuples germaniques (comme l'avait bien vu la lignée des observa­teurs de Tacite aux humanistes italiens et de ceux-ci à Montesquieu, ce der­nier étant une référence incontournable pour toute pensée démocratique sé­rieuse, c'est-à-dire pour toute pensée démocratique qui refuse d'accorder le label “démocratique” à tout ce qui se présente comme tel aujourd'hui en Europe occidentale).
    • être attentive plus tôt, dès le départ, à la démarche de Heidegger ; au lieu de lui avoir consacré une at­tention méritée dès le début de son itinéraire, la ND, vers la fin des années 60 et au début des an­nées 70, mue par une sorte de paresse philosophique, a préféré pa­rier pour une vulgate anti-philoso­phique tirée de la philosophie anglo-saxonne (une caricature malhabile de “l'empirisme logique”) pour qui les questions métaphysiques ou axiolo­giques, le langage métaphysique et l'énoncé de valeurs, sont vides de sens.
    • dans la foulée d'une réception de Heidegger, la ND aurait pu em­brayer sur le filon “déconstruc­ti­viste”, poursuivre une critique ser­rée de la “métaphy­sique occidentale” et ne pas laisser l'arme du dé­constructivisme à ses ad­versaires! Cet abandon de l'arme du “déconstructivisme” con­damne la ND à du sur-place, puis, inéluc­tablement, au déclin et au pourrissement. Sans une bonne utilisation de l’arme “déconstructiviste”, la ND ne peut développer une critique crédible des institutions en place ou des fausses alternatives (gauchistes). Elle risque alors de passer pour un simple appendice intellectuel, un salon où l’on cause, un havre pour oisifs argentés, juste en marge du pouvoir.


    Déconstructivisme et France rabelaisienne

    tumblr10.jpgEnsuite, la ND aurait pu faire advenir une pratique de la déconstruc­tion per­manente dans le champ de l'histoire. Je m'explique : sur­plombé par une mé­taphysique particulière (platonico-chrétienne), l'Occident a agi sur le terrain de l'histoire d'une cer­taine façon, c'est-à-dire d'une façon que déplorent les contestataires radicaux de cette métaphysique, de cet Occident et de cette histoire. La métaphysique occidentale, sur le terrain, a fait des dégâts, comme le constatait Heidegger. Ont été effacés de l'espace occi­dental, au nom d'une métaphysique particulière : les ressorts des commu­nau­tés naturelles d'Europe, un processus qui est à l'œuvre, inexora­blement, depuis la centralisation du Bas-Empire romain décadent jusqu'à une chris­tianisation manu militari, en pas­sant par la mise au pas des âmes par l'Inquisition, par la philosophie politique de Bodin qui ne laisse pas de place aux corps intermédaires de la so­ciété (c'est-à-dire aux corps concrets de la souveraineté populaire), par les déismes et les rationalismes hostiles à toutes originalités et tous mystères, par l'éradication des fêtes populaires, des fêtes de jeunesse, de l'espace de liberté des goliards et des va­gantes, de l'univers dionysiaque-rabelaisien. Jamais la ND ne s'est branchée sur ces fi­lons pluri-millé­naires, jamais elle n'a utilisé ses atouts et ses entrées dans le monde journalistique français pour pro­mouvoir les écrits de ceux qui fai­saient le constat de cette éradication pluri­séculaire, en dehors de tout enca­drement politicien, idéologique ou “clubiste”. Si elle l'avait fait, jamais per­sonne n'aurait pu lui re­pro­cher de camoufler derrière un discours moder­nisé, une volonté de “réchauffer” la vieille soupe na­tionale-socialiste.

    Parallèlement à cette négligence du filon rabelaisien, la ND n'a pas davantage revalorisé les luttes paysannes et populaires contre les États, expressions politiques de cette métaphysique occidentale. Elle a refusé cette démarche, malgré les appels incessants d'un Thierry Mudry notamment, parce qu'elle était prisonnière d'un seul mot : l'inégalitarisme. A. de Benoist, soucieux de sa vocation ponti­ficale au sein du microcosme néo-droitier, a déve­loppé pendant sa carrière dans la grande presse (Valeurs actuelles, Le Spectacle du Monde, Le Figaro-Magazine, partiellement, Magazine-Hebdo) tout un discours, somme toute assez boîteux, sur l'“inégalité”, avec des cal­culs de QI, des dérivées et des asymp­totes comparant l'intelligence des Pygmées et des Suédois, des Mongols d'Oulan Bator et des Équatoriens de Quito, laissant en­trevoir, peut-être même à son insu, un modèle pyramidal où il au­rait trôné très haut, au sommet de la pyramide, avec le monde entier à ses pieds d’auguste membre de la MENSA (le club français qui recrute des gens dont le QI est supérieur à la moyenne, mais dont on ne jauge pas l'état psychologique avant de les ad­mettre au bar select de l'association). Telle est sans doute la vision onirique qui traverse les rêves du Pape de la “nouvelle droite”. Tout cela est bien divertissant, mais où est l’intérêt (méta)politique d’une telle posture ?

    Ignorance des révoltes populaires

    1449710.jpgL'option “inégalitaire” de la ND, illustrée avec une opiniâtreté quasi mo­nomaniaque, interdisait de se pencher sur les luttes popu­laires, sous pré­texte que Marx, Engels, Bloch, etc. s'étaient intéres­sés à la “Guerre des Pay­sans” du début du XVIe siècle et qu'un mouvement qui choisissait le label de “droite” ne pouvait évidem­ment frayer avec des “marxistes” (!!!!!!???), re­tentissante sottise qui a laissé ce terrain fécond des luttes et des révoltes po­pulaires à des socialistes ou à des communistes qui, par ailleurs, étaient, eux aussi, prisonniers de la “métaphysique occidentale”, à cause de leur matéria­lisme figé (mécaniciste et physicaliste) et de leur rationa­lisme étriqué (acceptant les acquis de ce rationa­lisme more geo­metrico qui a commencé à mutiler les corps concrets de la souve­raineté populaire dès la Renaissance). De même, les dimensions populaires des révoltes françaises du XVIIe siècle, des révoltes populaires et paysannes contre la monarchie et contre la répu­blique à la fin du XVIIIe, les petites jacqueries du XIXe (étudiées par l'historien Hervé Luxardo) (4), n'ont malheureusement pas eu de place dans les réflexions de la ND.

    L'option anti-chrétienne, le rejet des structures dérivées de la “métaphy­si­que occidentale” ne devrait pas déboucher sur le refus de s'identifier aux luttes des peuples réels contre les pays légaux, des con­crétudes charnelles contre les abstrac­tions juridiques et rationalistes, refus qui condamne la ND à n'être qu'un salon de précieux bavards aux ambitions limitées, sans con­nexions utiles avec le monde exté­rieur. Les professions de foi “organicistes” ne sont que purs dis­cours si elles ne suggèrent pas une poli­tique organique con­crète. Les “intellectuels organiques” sont toujours à la tête du peuple réel ou, au moins, commandent un fragment du peuple réel, fût-il dispersé au travers de réseaux divers (professions, syndi­cats, partis, clubs, etc.). À terme, un club de pen­sée à vocation métapolitique et/ou politique doit rallier sous une seule ban­nière nouvelle des citoyens dispersés dans de mul­tiples structures en voie d'obsolescence, car l’obsolescence est la loi de l'histoire pour les structures, quelles qu'elles soient. La ND ne peut plus parfaire un tel travail de rassem­blement car les vieux droi­tismes figés qu'elle ne cesse de vé­hiculer (anti-égalitarisme rédhibi­toire débouchant sur un anti-populisme incapacitant), malgré ses dénégations, l'empêchent paradoxalement de se brancher sur les quelques gauches orga­niques à vocation contextualiste (qui proclament et démontrent que le cadre, le contexte social, économique et politique doivent être res­pectés en tant que tels dans la théorie et dans la pratique, contrai­rement aux universa­lismes tradition­nels des gauches ; en France, une telle gauche est représentée par le MAUSS, c'est-à-dire le Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales, que de Benoist courtise en vain, à coup des viles flatte­ries, depuis tant d'années).

    Un piètre personnel subalterne

    zz10.gifEnfin, il y a une autre démarche de la ND qui est condamnée à l'impasse : par son parisianisme, par son repli frileux autour de son gourou, elle s'est révélée incapable de disperser les centres dynamiques du mouvement sur tout le territoire français ; ensuite, elle a été handicapée par sa frilosité à sortir des frontières de l'Hexagone et, à cause de la piètre qualité intellectuelle de son person­nel subalterne à penser vé­ritablement l'Europe, à apprendre les dynamiques poli­tiques, culturelles et sociales à l'œuvre en Italie, en Allemagne, en Es­pagne, dans le Bénélux, en Scandinavie, etc., et à agir efficace­ment dans un con­texte européen (ce qui implique de maîtriser plu­sieurs langues, d'accep­ter que l'Autre parle la sienne et non pas le français exclusivement, d'écou­ter poliment un exposé en allemand, en italien ou en an­glais sans éprouver le besoin pressant de sortir pour fumer un clope dans le patio ou pour des­cen­dre une pils au comptoir, etc.). Les tentatives plus récentes de la ND pa­risienne de sortir des frontières de France se heurtent au même bal­last struc­tu­rel : recrutement d'autodidactes spécialisés en bricolages idéolo­giques, de vieux copains sans qualifications précises, de marginaux sans ori­ginalité et bourrés de fantasmes, de caractériels repêchés dans les poubelles des partis identitaires qui les ont exclus pour in­capacité sur tous plans pratiques.

    Ensuite, la ND parisienne n'a cessé d'être ob­nubilée par les “débats” parisiens dont tout le monde se fout à 30 km de la capitale française, ce qui lui a interdit de susci­ter un nou­veau mouvement de contestation global, organique, dans tout l'Hexagone. Certes A. de Benoist — ren­dons-lui justice — a eu la volonté de se brancher sur les débats philosophiques américains, allemands, italiens, mais il n'a pas enseigné à ses ouailles la façon de maîtriser les sources non françaises d'in­formation et de docu­mentation qui auraient permis de renforcer dans le discours quoti­dien de la ND ce “poumon exté­rieur”, apportant en permanence des bouffées d'arguments neufs et de les déployer avant ses adversaires. De plus, comme d'habitude, de Benoist a eu l'art de recruter des étudiants ratés, des jojos hauts en couleurs ou tristes comme des ados coincés, incapables de lui por­ter ombrage (pour lui, c'était l'essentiel…) mais tout aussi incapables de maî­tri­ser ne fût-ce qu'un basic English. Ils se coupaient du même coup de toute une docu­mentation utile pour la révolution culturelle à la­quelle ils étaient censés participer, dans le laboratoire de pointe qu'of course le GRECE pré­tendait être ! De Benoist a voulu s'ouvrir sur l'Alle­magne, jamais il n'a pé­ché dans le sens d'un nationalisme français fermé sur lui-même, hostile au monde entier, rejetant l'Europe en construction, peuplé de “rancuneux” (cette belle ex­pression, que mentionne en­core le Littré a été réintroduite dans le discours politique par Michel Winock). Cette atti­tude de bon Européen, chez de Benoist, a suscité mon respect et ma sympathie, du moins au départ. Mais tandis qu'il était européiste, sans arrière-pensée, il a laissé la bride sur le cou à des pseudo-théo­riciens d'un na­tionalisme français irréaliste dans ses ex­pressions héroïcisantes et naïves, que le lecteur pantois, habitué à des analyses plus fines, a trouvé dans élé­ments n°38 (intitulé : « Pourquoi la France ? »). Ensuite, il n'a cessé de fré­quenter un certain Philippe de Saint-Robert (la parti­cule serait fictive !), apôtre d'un hexagonalisme de droite et d'un anti-européisme navrant, rê­vant de re­constituer la France aux 130 départements de Napoléon (5). Ces dé­marches délirantes ont empêché la fusion du cor­pus néo-droitiste et des re­vendications régionales en France, fusion qui aurait permis une évolution gra­duelle vers une constitution fé­dérale de modèle allemand, espagnol ou helvétique. La ND aurait dû indiquer dans son programme l'objectif qu'elle s'assignait pour la France et pour le bien des peuples de l'He­xa­go­ne : faire advenir dans les esprits une constitution fédérale pour une VIe République fran­çaise, rompant de la sorte avec l'étatisme fermé d'inspiration bodinienne que n'avaient jamais aban­donné les fac­tions na­tionalistes françaises de diverses moutures. Le travail de la ND aurait dû être de pré­pa­rer l'avène­ment à terme de cette VIième République, de façon à ce que la France ait une con­sti­tution en har­monie avec les autres pays de l'Europe en voie d'unification, de fa­çon à ce qu'il y ait ho­mo­gé­néité consti­tutionnelle dans tous les États de l'Union avant l'unification monétaire et avant la sup­pres­sion des frontières. Aujourd'hui, nous avons presque l’une et l’autre, mais sans homogénéité consti­tu­tion­nelle, ce qui est une hérésie et une aber­ra­tion : la ND aurait pu prévoir cette imposture et suggérer une alter­native crédible. En ne le fai­sant pas à temps, elle n'a pas assumé sa responsabilité historique. Elle n’a pas respecté sa promesse d’être une instance de “première fonction” (instance incarnant la souveraineté et le droit selon Dumézil). On peut se demander pourquoi…

    Régionalisme et critique de l’État bodinien

    bauer-10.jpgSi elle avait forgé sur le terrain une alliance durable avec les mou­vements régionaux sérieux, la ND aurait travaillé à l'élaboration concrète de cette constitution fédérale pour l'Hexagone, niant du même coup les formes éta­tiques de la “métaphysique occidentale” qui ont oblitéré les sociétés fran­çaises de François Ier au jacobi­nisme. Pour parfaire cette alliance ND / régionalismes, le club mé­tapolitique d'A. de Benoist aurait dû déve­lopper une vision non-bodinienne de l'État, une conception symbio­tique des corps inter­médiaires (qui sont, ne cessons jamais de le rappeler, les véri­tables corps concrets de la souveraineté populaire), permettant de coupler régionalismes et revendications sociales et populaires con­crètes, en nouant cette idée symbiotique aux combats syndicalistes, en se débarrassant de son discours néo-libéral (ante litteram) sur l'égalitarisme et l'inégalité, qui ont fait qu'elle a été ac­cusée sans interruption de “social-darwinisme” (de Benoist a eu beau s'en dé­fendre par la suite, ce stigmate lui est resté collé à la peau).

    Enfin, un mouvement métapolitique comme le GRECE, qui prétend dans son sigle même, vouloir ap­préhender l'ensemble des dyna­miques à l'œuvre dans la civilisation européenne, n'a jamais rai­sonné sur les grandes forces historiques et géopolitiques qui ont traversé les régions d'Europe. Comme beau­coup de visions non dy­namiques de l'histoire, le GRECE semble avoir cultivé lui aussi une vision figée de l'histoire, où des figures hiératiques, fortement ty­pées, répéteraient inlassablement le même drame, sans imprévus autres que ceux prévus par le scénariste, avec, pour toile de fond, une tragédie réitérée en boucle sous la détestable impulsion des mêmes tricksters [joueurs de tour]. Le gourou du GRECE aimait à se dire “spenglérien”, mais aucun lecteur de Spengler ne se reconnaî­tra dans sa “vision” (bigleuse et non plus faustienne) de l'histoire européenne.

    Dans l'officine néo-droitiste parisienne, peu de choses ont finale­ment été dites sur les lignes de force de l'histoire suédoise, allemande, russe, balkanique, hispanique, sur les dy­namiques géopolitiques effervescentes le long des grands axes fluviaux d'Europe, sur les enjeux ter­ri­toriaux, comme si ces tu­multes millénaires allaient tout d'un coup s'apaiser, dès que le gou­rou décide­rait, du haut de sa magnificence, de prendre la parole. Sa germanolâtrie, qui n'est rien d'autre qu'une coquet­terie parisienne, ne par­vient pas à s'articuler en Allemagne, où les nouvelles droites (très diverses) sont bien en prise avec les problèmes d’histoire et d’actualité. Le gourou de la ND est ba­lourd dans le débat alle­mand. Son Allemagne de fillettes à longues tresses nouées, de ruraux coiffés de petits chapeaux bava­rois, de soldats altiers et perdus, n'est qu'une Allemagne de chromos : l'Allemagne réelle est une Al­lemagne d'ingénieurs méticuleux, de philosophes précis et rigou­reux, de philo­logues pointilleux, d'industriels efficaces, de techni­ciens chevronnés, de négociants redoutables, de ré­volutionnaires ra­dicaux, de moralistes jusqu'au-boutistes, de syndicalistes com­batifs, de ju­ristes te­naces. Mais de cette Allemagne-là, il n'en a pas parlé, sans doute auraient-elles ef­frayé ses ouail­les, donné des cauchemars aux petits garçons fragiles qui l'admi­rent tant. Pensez-vous, ils auraient dû ces­ser de rêver, et com­men­cer à travailler.

    Refus de l’histoire réelle et images d’Épinal

    Lors d'un face-à-face avec la presse russe, à Moscou le 31 mars 1992, où 2 journalistes de la revue moscovite Nach Sovremenik me demandaient quelle était ma position dans la nouvelle crise bal­ka­nique et face à la Serbie de Milosevic, j'ai répondu en rappelant des événements importants de l'histoire européenne comme la Guerre de Crimée, le Traité de San Stefano (1878), l'aide apportée par les Russes à la Serbie, la Roumanie et la Bulgarie au XIXe siècle et leur désir de voir une paix s'instaurer entre Serbes et Bulgares, etc. Pendant que je répondais à cette question, importante pour les Russes qui ont la mémoire historique longue, au contraire des Occidentaux, en m'engageant sur un terrain qui n'intéressait pas de Benoist, le bougre m'enjoignait de me taire sans mettre de bémol à sa voix, tirait sur les pans de mon veston en cachant son bras derrière le large dos d'Alexandre Douguine, sans se rendre compte qu'il était tout à la fois grossier pour les journalistes qui me mettaient sur la sel­lette et ridicule en pleurnichant de la sorte parce qu'il n'était plus le seul à pouvoir parler (6). Outre le narcissisme époustou­flant du gourou, cet incident bur­lesque montre bien le refus néo-droitiste de l'histoire réelle ; lourde tare, car si l'on ne prend pas le pouls de l'histoire au-delà des clivages politiciens et au-delà du clivage binaire gauche/droite, si on ne lit pas l'histoire à travers les textes des traités qui l'ont jalonnée, on agit sous la dictée de “représentations platoniciennes”, autrement dit d'“images d'Épinal”, artifi­cielles, ar­bitraires, déconnectées du réel. Or les “images d'Épinal” sont tou­jours classées quelque part, étant par définition figées, non mouvantes parce que non vivantes. En ma­niant ses fantasmes esthétiques et éthiques (son obsession à vouloir édicter une “morale”…), de Benoist a énoncé un dis­cours en marge du fonctionnement réel des États de notre continent, il s'est sous­trait au jeu dramatique de l'histoire, par désintérêt, délibérément ou par peur de l'engagement. Grave péché contre l'esprit. Pire, une telle dé­marche relève de la médiocrité et, en disant cela, je songe à une ré­plique dans le Malatesta de Montherlant : « En prison, en prison, monsieur. Pour médiocrité ! ».

    L'incapacité de la “nouvelle droite” à énoncer un cor­pus de droit cohérent

    D'emblée, le propos de la “nouvelle droite” n'est pas de discourir sur le droit (l’aventure de la petite revue Hapax, torpillée par de Benoist, a malheureusement été trop éphémère, pour qu’on l’analyse ici). Pourtant, question légi­time, peut-on penser le destin d'une civilisa­tion, peut-on s'engager pour la défense et l'illustration d'une culture sans jamais penser le droit qui doit la structurer ? La ND a voulu faire remonter les ra­cines de l'Europe à la matrice indo-européenne. Volonté légitime, ex­primée notam­ment par Emile Benvéniste dans son Vocabulaire des institu­tions indo-européennes. Dans cet ouvrage fondamental, véritable ex­plora­tion en profondeur du vocabulaire indo-européen, Émile Benvéniste jetait les bases d'une recherche fondamentale. En effet, le vocabulaire institution­nel indo-européen révèle l'origine de toutes nos pratiques juridiques ; les ra­cines linguistiques les plus an­ciennes se répercutent toujours dans notre vocabulaire juridique et institutionnel, tout en véhiculant un sens précis qui ne peut guère être effacé par des manipulations arbitraires ou être enfermé dans des concepts trop étroits. Une bonne connais­sance de cette trajectoire et surtout de ces étymologies est impéra­tive.

    L'idéologie dominante en France a jeté un soupçon systématique sur ce type de recherches, sous pré­texte qu'il entretient des liens inavoués et occultes avec le national-socialisme. La ND a été accu­sée de relancer la thématique nationale-socialiste des “aryens” en se référant aux recherches indo-euro­péa­nisantes. D'où un en­semble de quiproquos navrants qui ont la vie dure et qui font les choux gras de quelques petits graphomanes “anti-fascistes”, dû­ment stipendiés par de mystérieuses officines ou car­rément par l'argent du contribuable. Pourquoi une telle situation ? Le droit po­sitif actuel, avec ses réfé­rents mécanicistes issus de la pensée maté­rialiste du XVIIIe siècle et d'un jusnaturalisme moderne qui se voulait détaché de tout contexte his­torique, ne peut tolérer, sous peine d'accepter à terme sa propre disparition, une recherche fé­conde et profonde sur les archétypes du droit en Europe. Un retour systématique à ces archétypes ruinerait également les assises poli­tiques de la France (et d'autres pays), qui sont de nature coercitive en dépit du discours “démocratique” qu'ils tiennent à titre de pure propagande.

    Dans le contexte français, la ND, par les maladresses de de Benoist et par sa manie des iconographies d'inspiration nationale-socialiste dont il truffait ses journaux, a permis aux vigilants de l'ordre jaco­bin et républicain de con­tinuer à jeter le soupçon sur toutes les re­cherches indo-européanisantes. Il leur suf­fisait de dire : “voyez cet éditeur de chromos nazis dans des revues intellectuelles qui ne ces­sent de par­ler des Indo-Européens, il n'y a tout de même pas de fu­mée sans feu…”. En effet, dans le contexte des années 70, la con­fluence possible de certains linéaments contestataires de la “pensée 68” (chez Deleuze et Foucault) et d'un recours aux archétypes du droit, aurait pu contribuer à fonder un droit de rupture, tout à la fois futuriste et archétypal, en dépit de l'anti-juridisme fondamen­tal de Foucault. En ultime instance, cet anti-juridisme fou­caldien n'est rien d'autre qu'un anti-positivisme dans la mesure où le posi­tivisme s'était en­tièrement emparé du droit surtout en France mais aussi ailleurs en Europe. Le positivisme avait édulcoré et figé le droit, qui était ainsi devenu mécanique et légaliste, suscitait une inflation de lois et de rè­glements, n'acceptait plus de modifications souples et d'adapta­tions, sous pré­texte que la “loi est la loi”. En jetant un dis­crédit total sur les études indo-européennes (parce qu'elles conte­naient en germe une con­testa­tion de l'ordre juridique positiviste de la République), en posant systé­ma­tiquement l'équation “études indo-européennes = nouvelle droite = néo­nazisme”, les journa­listes-la­quais du régime bloquent à titre préventif tou­te contesta­tion des structures archaïques de la France républicaine. L'histoire devra établir si de Benoist a oui ou non joué sciemment le rôle de la “tête de Turc”, pour permettre cet exorcisme permanent et donner du bois de ra­llonge à la vieille ré­publique… Cette hargne à vouloir briser toute recherche indo-européanisante participe de la même volonté destructrice que le démantèlement de l'enseignement du grec et du latin en francophonie, dont les réformes Onkelinckx en Belgique francophone sont une illustration navrante, trahissant tout particulièrement l'abjection et la veulerie du personnel politique socialiste. Je juge le démantèlement de cet enseignement précieux et vital plus scandaleux encore que le cortège de corruptions sans nom dont les élus de ce parti sont responsables.

    Ignorance de l’héritage de Savigny

    friedr11.jpgCarl Schmitt s'est insurgé contre le positivisme et le normativisme juri­diques, contre leur rigidité et leur fermeture à toute rénovation : sa position se veut “existentialiste”. Ainsi le droit, l'État, une consti­tution, une institu­tion sont autant de corps ou d'entités vivantes, animées de rythmes lents, qu'il s'agit de cap­ter, d'accepter, de mo­duler et non d'oblitérer, de refuser et d'éradiquer. Ces rythmes dé­pendent du temps et de l'espace, de l'histoire et de la tradition. Schmitt s'inspire ici de Friedrich Carl von Savigny. Ce ju­riste alle­mand du début du XIXe siècle, spécialiste du droit romain, voyait dans le droit un continuum, légué par les ancêtres (mos majorum), sur lequel on ne pouvait intervenir au hasard et subjec­tivement sans pro­voquer de catastrophes. Savigny concevait le droit comme un héritage et re­je­tait les manies modernes à vouloir imposer un droit, des lois et des consti­tutions inventées ex nihilo, au départ d'a priori idéologiques, de préceptes moraux ou éthiques adoptés en dehors et en dépit de la continuité histo­rique du peuple. Savigny s'est opposé au code napoléonien, d'essence révo­lution­naire, et aux constitutions écrites qui figeaient le flux vivant du Volksgeist (cf. Friedrich Karl von Savigny : Antologia di scritti giuridici, a cura di Franca De Marini, Il Mulino, Bologna, 1980).

    Savigny, ses maîtres Gustav Hugo et Philipp Weis, partaient du principe que toute codification consti­tuait une fausse route, était susceptible de dé­boucher sur l'arbitraire et la tyrannie. Le droit vit de l'histoire et ne peut être créé arbitrairement par des législateurs-techniciens au gré des circons­tances ni imposé de force au peuple. Le droit se forme par un long processus organique, propre à chaque peuple. Toute intervention arbitraire dans le continuum du droit interrompt le processus naturel de son développement ; même dans une phase de déclin, quand le pouvoir est obligé de recourir à des dé­crets coercitifs, la codification est dangereuse car elle fige et stabilise un droit corrompu, désormais privé de force vitale. La fixation et la stabilisa­tion du droit en phase de décadence perpétuent des ré­gimes foireux voire iniques. Carl Schmitt écrit dans son cé­lèbre texte qui rend hommage à Savigny et déclare que son œuvre est “paradigmatique” :

    • « Le droit en tant qu'ordre concret ne peut être détaché de son histoire. Le véritable droit n'est pas posé (gesetzt) [comme une loi], mais émerge d'un dévelop­pement non intentionnel (absichtslos)… Le positivisme, venu ultérieurement, ne con­naît plus ni ori­gine ni patrie (Heimat). Il ne connaît plus que des causes ou des normes fondamentales posées comme si elles étaient des hypothèses. Il veut le contraire d'un droit dépourvu d'intentionnalité ; son in­tention ul­time est de dominer et d'obtenir en tout la “calculabilité” ».


    Pour Ulrich E. Zellenberg, qui s'inscrit aujourd'hui dans le sillage de Savi­gny et Schmitt, le droit « s'exprime dans les mœurs de la com­munauté, qui sont perçus comme corollaires de la volonté de Dieu. Le droit et la jus­tice sont dès lors une seule et même chose. Il n'y a pas de différence entre le droit positif et le droit idéal. Comme le Prince et le juge ne sont pas appelés à créer un droit nouveau, mais à garantir le droit déjà existant, les revendi­cations individuelles, les décisions à prendre dans les cas concrets et les in­novations de fait se légitimisent comme des recours au droit ancien, ou com­me le ré­tablissement de son sens propre » (cf. Ulrich E. Zellenberg, « Sa­vigny », in : Caspar von Schrenck-Notzing, Lexikon des Konservativismus, 1996).

    Défense de la “societas civilis” et droit de résistance

    Le droit historique, acquis à la suite d'une longue histoire et non fa­briqué par des légistes profession­nels, implique a) la défense de la societas civilis et b) le droit de résistance à l'arbitraire et à la ty­rannie. La volonté du positi­visme de légiférer à tout crin met le droit à la disponibilité des seuls légistes pro­fessionnels. Conséquence : le droit devient l'instrument d'une minorité cher­chant à asseoir son pouvoir, par ingénierie sociale. Même les “institutions” comme la famille, le mariage, etc. sont à la merci des in­ter­ventions arbitraires d'une caste isolée de la societas civilis. Pour Schmitt, les “ordres concrets”, les institutions anthropolo­giques (selon la définition qu'en donne Gehlen), sont des bastions de résistance contre la frénésie légi­férante des législateurs positi­vistes ; ces “ordres concrets” imposent des li­mites à l'ingénierie so­ciale et juridique, mettent un frein au flux normatif et obligent les légistes à accepter les règles des ordres concrets sous peine de les détruire. La rage légiférante des légistes positivistes (Schmitt : “les législa­teurs motorisés”) détruit la confiance des citoyens dans le droit, qui perd toute au­torité et toute légitimité.

    Sur le plan historique, la réaction de Savigny s'oppose tout à la fois à l'école philosophique de Christian Wolff (1679-1754), qui inspire l'absolutisme ra­tionalisant, et aux partisans de l'adoption systé­matique du code napoléo­nien (Anton Thibaut, 1774-1840). Le droit germanique prévoit le droit de ré­sistance à la tyrannie : au Moyen-Âge, ce droit s'inscrit dans les obligations ré­ciproques du seigneur et du vassal, puis dans le droit des états de la société de s'opposer à la violence arbitraire du Prince. Avec Althusius, le droit de résistance est le droit de la societas civilis à s'opposer à l'absolutisme.

    Cette brève esquisse des principes de droit de la pensée dite “con­servatrice” montre que le discours de la ND aurait dû s'infléchir vers une défense tous azimuts de la liberté populaire contre les instances bodinien­nes, coercitives et jacobines de la République française. Sur le plan culturel, cette démarche, renouant avec la défense conserva­trice, anti-absolutiste et anti-révolution­naire de la socie­tas civilis, aurait dû recenser, commenter et glorifier toutes les étapes et les mani­festa­tions de révolte populaire en France contre l'ar­bitraire de l'État. De même, la ND aurait dû participer à la définition d'un droit ancré dans l'histoire, comme Savigny l'avait fait pour l'Al­le­magne.

    Pour un mouve­ment qui prétendait mettre la culture au-dessus de la rou­tine politicienne, de l'économie ou même du social, il est tout de même é­tonnant de ne ja­mais avoir rien publié sur la notion de Kulturstaat chez Ernst Rudolf Huber, partielle­ment disciple de Schmitt car il était fasciné par la notion d'“ordre concret”. Le Kulturstaat de Huber est un État qui tire son éthique (sa Sittlichkeit) et ses normes d'une culture précise, héritage de toutes les générations précédentes. Cette culture est une matrice prolixe, ouverte, fruc­tueuse : elle est une “source” organique inépuisable tant qu'on n'attente pas à son intégrité (Savigny et, à sa suite, Schmitt insistaient énormément sur cette notion de “source”/Quelle, sur l'image parlante de la “source” en tant que génératrice du droit). La notion de source chez Savigny et Schmitt, la notion de “culture” chez Huber interdisent de voir dans le droit et dans l'État de pures intances instrumentales. Le Kulturstaat n'est pas un Zweckstaat (un État utilitaire, sans continuité, sans ancrage territorial, sans passé, sans projet). Le rôle de l'État est de protéger l'intégrité de la “source”, donc de la culture popu­laire. Telle est la première de ses tâches. Par suite, la culture n'est pas quelque chose qui relève de l'“esprit de fabrication”, de la “faisabilité” comme on dit aujourd'hui, elle génère des valeurs intan­gibles, lesquelles à leur tour fondent l'idée de justice et justifient l'existence de sec­teurs non mar­chands, comme l'éducation (cf. Max-Emanuel Geis, Kulturstaat und kulturelle Freiheit : Eine Untersuchung des Kulturstaatskonzepts von Ernst Rudolf Huber aus verfassungsrechtlicher Sicht, Nomos-Verlagsgesellschaft, Baden-Baden, 1990).

    Sur base de cette approche du droit, que possèdent les écoles con­ser­vatrices al­lemande, autrichienne, italienne et espagnole, la ND aurait pu :

    • développer une critique des instances révolutionnaires institutionalisées en France et dans les pays influencés et meurtris par le républicanisme révo­lutionnaire et l'impact du code napoléonien ;
    • aligner ce pays sur les préoccupations politiques de son environnement européen (car l'organicisme se répercute finalement sur l'ensemble des fa­milles idéologiques, au-delà des clivages politiciens) ;
    • préparer au niveau européen une contre-offensive organique bien étayée ;
    • élaborer des correctifs contre les miasmes de la centralisation, de l'utilitarisme anti-culturel, de la dé­construction des secteurs non-mar­chands au niveau eurocratique, etc.


    Savigny, école historique, Bachofen

    Schmitt, dans son plaidoyer pour un recours aux principales idées-forces de Savigny (cf. « Die Lage der europäischen Rechtswis­sen­schaft », in : Verfassungsrechtliche Aufsätze, Berlin, 1973), fait ex­plicitement le lien entre la démarche de Savigny dans le domaine du droit, d'une part, et celle de Gustav von Schmoller et de son “école historique” en économie, d'autre part. En outre, Schmitt annonce la néces­sité de se replonger dans l'étude de la Tradition, en évoquant notamment Bachofen et l'approfondisse­ment des études de philo­logie classique. Celles-ci nous donnent une image désormais très pré­cise de la plus lointaine antiquité européenne. Les sources les plus antiques du droit nous apparaissent dans toute leur densité religieuse. Grâce aux efforts des philologues, les visions édulcorées de l'antiquité classique qu'un certain humanisme scolaire avait véhiculées, disparaissent dans les poubelles de l'histoire. Schmitt écrit :

    • « Il ne s'agit nullement aujourd'hui de revenir en arrière à la façon des réac­tionnaires, mais de conquérir une im­mense richesse de connaissances nouvelles, qui pourront s'avérer fruc­tueuses pour le présent dans le domaine des sciences du droit ; nous devons nous emparer de ces richesses et les mettre en forme » (op. cit., p. 416).


    Dans cet appel de Schmitt, le lien entre les sciences juridiques et la nouvelle phi­lologie classique, considérablement enrichie depuis Bachofen, est claire­ment établi. Schmitt légitimise dans le discours politologique le recours à la Tradition. L'héritage philo­logique est mobilisé dans le but de donner à la Cité un droit correspondant à son histoi­re et à ses ori­gines, à ses sources. La ND a mal utilisé cet héritage philo­logique, surtout en répétant et en para­phra­sant Du­mézil, en le mê­lant à certaines intuitions d'Evola, lui-même inspiré par Bacho­fen, mais sans jamais le mobiliser pour proposer un autre droit, pour op­poser, au droit républicain et révolutionnaire insti­tu­tio­nnalisé, un droit véritablement conforme aux sources européen­nes du droit. A. de Benoist a raté le coche : il a fait de son pur discours culturel (cultu­reux !) un but en soi. Il a failli à sa mis­sion. Il a trahi. Il a servi l'ad­ver­saire. Par ses maladresses et son absence de suite dans les idées, par sa négligence du message de Carl Schmitt, il a servi les ennemis de la popu­lation fran­çaise, les ennemis de l'Europe, les ennemis des peuples euro­péens.

    Schmitt, en réclamant une recherche bi-disciplinaire, unissant le droit et la philologie d'après Bachofen, entendait donner un in­stru­ment à l'élite fu­ture de l'Europe : si le droit est demeuré coutu­mier en Angleterre mais reste aux mains des possédants de la société ci­vile, si le droit est aux mains de fonctionnaires-lé­gi­stes en France, auxquels fait face la société civile aidée de ses avocats trop souvent impuissants, l'Allemagne, dans l'esprit de Savigny, doit aligner une pha­lange de professeurs de droit et de philologues, capables de juger selon le sens du droit et non selon les formes et les règles abstraites. Cette phalange de ju­ristes traditionnels et de philologues remplacerait l'ancienne “Chan­cellerie impériale”, chargée d'arbitrer les diversités du Saint-Empire. Schmitt appe­lait ainsi de ses vœux une “première fonction” souveraine, or­ganisée selon le projet de Savigny. Cette “première fonction” utiliserait les méthodes or­ganicistes et histo­riques. La ND, si elle avait été dirigée par des hommes compétents, aurait eu la chance de devenir une telle élite. Malheureu­se­ment, elle ne s'est pas concentrée sur les tâches que Schmitt as­signait à celle-ci. Elle a pratiqué un occasionalisme systématique et ridicule, où toutes les occasions de “faire le malin” étaient bonnes, de briller dans les salons pari­siens peuplés d'imbéciles aux cerveaux pourris par les folies révolution­naires et jacobines, par “l'esprit de fabrication” (Joseph de Maistre !), par les slogans les plus ab­surdes, dont BHL et toute la clique des vedettes médiatisées ont donné un bel exemple lors de la crise bosniaque. Tel était l’objectif prioritaire de de Benoist : réussir des coups médiatiques sans lendemain. Face à cette basse-cour parisienne, la ND n'a pas op­posé un projet clair : au contraire, elle a présenté un véritable “mouvement brownien” de brics et de brocs d'idées diverses, sans liens apparents entre elles. Du coup, elle ne faisait pas le poids devant ceux qui avaient une longueur d'avance sur elle dans le monde “intellectuel” (?) parisien.

    Un droit familial et collégial

    Le recours aux études indo-européennes aurait également pu dépasser le clivage qui avait ruiné la postérité de Savigny en Al­lemagne : l'opposition stérile entre romanistes et germanistes, c'est-à-dire entre partisans du droit romain et partisans du droit germa­nique. Aujourd'hui, la philologie et les études indo-européennes indiquent au contraire une source commune, plus an­cienne, propre à toutes les grandes tra­ditions populaires européen­nes, et se situant au-delà de ce clivage artificiel roma­nité / germanité. Tel a été l'apport d'Émile Benveniste, du Géorgien Thomas V. Gamkrelidze, du Rus­se Vjaceslav V. Iva­nov, de Dumézil et de Bernard Sergent. Dans tous ces travaux qui révèlent à nos con­temporains les matrices culturelles du monde indo-européen, une part importante de ces volumes respectables traite des “institutions”. Gam­krelidze et Ivanov sont très précis pour tout ce qui concerne les liens sociaux, base du droit privé et du droit public, de l'antiquité à nos jours. Si la ND s'était référée à ces corpus, plutôt que de ti­rer de Dumézil une sorte de sous-mythologie guerrière, tout juste digne des jeux de rôle pour adolescents désorientés, elle n'aurait jamais essuyé le re­proche de “national-so­cialisme”.

    Avec un apport philologique solide, la ND aurait été mieux armée face à ses adversaires. Le droit pri­mitif indo-européen est familial et collégial, il implique la liberté, le droit de résistance à la tyran­nie, la délibération démo­cratique : la ND aurait eu beau jeu de ruiner les arguments de ses adversaires républicains en France. En critiquant tout apport philologique, ceux-ci se rangeaient automa­ti­quement dans le camp des partisans de l'absolutisme, de la coer­cition, de la rupture entre société civile et appa­reil d'État. La ND aurait arraché leurs mas­ques avec délectation : ces faux démocrates sont de vrais ter­roristes et le républica­nisme institutionalisé n'est pas démocratique, il est même le pire des contraires de la démocra­tie. La ND aurait pu con­fis­quer pour elle seule le label de “démo­cratie”. Schmitt con­seil­lait même d'ap­peler Tocqueville à la res­cousse… Effectivement, devant la phalange re­groupant Savigny, Tocqueville, Schmoller, Schmitt et les philologues indo-européani­sants, le discours républi­cain se­rait bien rapidement apparu pour ce qu'il est : un bricolage sans con­sistance.

    Enfin, la notion de Volksgeist apparait certes comme typiquement alle­mande. Les savants allemands ont étudié en profondeur, de Herder aux frères Grimm, les tréfonds de l'âme populaire germa­nique. Mais, en dehors de la sphère culturelle et linguistique germanique, les philologues slaves ont pris le relais et ont exploré à fond les coins et les recoins de l'âme slave. Une telle demarche a été entreprise pour la France par quelques esprits aussi hardis que brillants (Van Gennep), mais cet acquis doit à son tour être poli­tisé et instrumentalisé contre les partisans républicains de la “cité géomé­trique” (ce terme est de Georges Gusdorf, autre penseur capital qui a été totalement ignoré par de Benoist ; on peut légitimement se poser la question ; pourquoi cet ostracisme ?).

    Entrelacs très dense de juridictions et de traditions

    L'ancienne France n'avait peut-être pas de constitution, mais elle n'était pas un désert juridique. Au contraire : l'histoire des droits communaux ou mu­nicipaux, les structures juridiques des paroisses des provinces de France, les assemblées organisées ou non par des syndics permanents ou élus, la diver­sité des instances de justice, le régime de la milice populaire, l'assistance pu­blique et l'organisation des hôpitaux et des maladreries, la fonction des prudhommes, les protections accordées à l'agriculture, sont autant de mo­dèles, certes complexes, qui expriment la vitalité du petit peuple et sont les garants de ses droits fondamentaux face au pouvoir.

    C'est dans ces entrelacs très denses de juridictions et de traditions juridiques que s'est épanouie la France rabelaisienne, la fameuse gaîté française (cf. Albert Babeau, Le village sous l'Ancien Régime, 1878). Plutôt que d'encourager les fantasmes douteux et vikingo-ger­manolâtres de certains ado­lescents fragiles (ou de gâteux précoces…), la ND française aurait dû re­nouer avec cette France joyeuse des libertés villageoises, même si le type du gai Gau­lois, païen, paillard et libertaire ne corres­pond pas au per­son­nage si­nistre, lugubre, grognon et tyrannique qui orchestre aujourd’hui cette ND moribonde, tenaillé par un res­sentiment hargneux de vieille femme délaissée. Le recours à la vieille France rabelai­sien­ne aurait été détonnant si la ND l'avait couplé à une exploitation idéologique efficace de cette dis­tinction capitale qu'avait opérée l'ethnologue Robert Muchembled entre la “culture du peuple” et la “culture des élites”. La culture du peuple est fondamentalement païenne (c'est-à-dire paysanne et tournée vers les rythmes naturels auxquels nul ne peut échapper), elle est axée sur la diversité du réel et sur les in­nombrables différences qui l'a­ni­ment. La culture des élites est étriquée, schémati­sée, géométrique avant la lettre, répressive, “sur­veillante et punis­sante” (pour re­pren­dre les expres­sions fa­vo­rites de Michel Foucault), en un mot, scolastique. Le pari pour la culture populaire rabelai­sienne impliquait aussi de prendre parti :

    • pour les révoltes régionales contre la “cité géométrique” montée par Siéyes et les révolu­tion­nai­res ;
    • pour la diversité des expressions popu­lai­res dans les anciennes provinces de France ;
    • pour les révoltes populaires en général, que ces ré­voltes soient paysan­nes, régiona­listes, syndicales ou ouvrières.


    Cette triple prise de parti permettait de re­nouer avec la notion de “droit de résistance”.

    Mais hélas : l'option droitière, le désir irrépressible (mais jamais réalisé !) de “manger à la table des puissants”, de servir de mercenaires aux droites du pouvoir, de débiter inlassablement des discours anticommunistes ineptes, de s'allier avec des politiciens droitiers véreux qui étalent leur prose dans la presse bourgeoise, de vouloir à tout prix collaborer à cette presse (parce qu'elle paie bien), empêchaient de jouer cette double carte de la défense et de l'illustration de la vieille France populaire et rabelaisienne, de revendiquer le droit de résistance de la societas civilis, de défendre le peuple réel contre ses oppresseurs, légistes ou militaires. Mais les puissants n'ont pas accepté le mercenariat proposé, le gourou de la ND a été remercié ; c'est alors que l'on a assisté à un aggiorna­mento de la ND, à une tentative de s'ouvrir sur la gauche intellectuelle, ses cénacles, ses salons. Mais comment entrer dans ce monde-là, quand on revient piteusement d’en face, quand on a voulu se faire le gendarme intellectuel d'une fausse droite qui n'est jamais rien d'autre que la vraie gauche républicaine institutionnalisée ?

    Créer une “chancellerie impériale”

    Schmitt, dans son projet de reconstituer une sorte de « chancellerie impériale » en créant son élite de juristes traditionnels et de philologues, gardiens du plus ancien passé de l'Europe, n'entendait pas jeter brutalement tout l'édifice juridique révolutionnaire-institutionalisé à terre. Il jetait un soupçon sur la validité et surtout sur la légitimité de cet édifice, il constatait que l'inflation de lois et de réglements, que la fixation sur les normes avaient conduit à un totalitarisme insidieux, à une tyrannie des normes, à l'émergence d'une cage d'acier institutionnelle rendant aléatoires les changements et les adaptations nécessaires. Or, en France, le gaullisme des an­nées 60, pourtant héritier du républicanisme français, gère une constitution, celle de la Ve République, qui a reçu indirectement, via René Capitant, l'influence de Schmitt et de l'école déci­sionniste allemande. L'influence de Schmitt a parfois été considérée comme “étatiste” ; on a dit qu'elle servait à soutenir les vieux États de modèle occidental et leurs appareils de contrôle et de répression. C'est là une interprétation schématisante de son œuvre. Nous l'avons vu en analysant son plaidoyer pour un retour à la démarche de Savigny. La societas civilis et ses ordres concrets sont, pour Schmitt, des instances et des valeurs d'ordre et de discipline, sont les récep­tacles de vertus créatrices. Les constitutionnalistes de la Ve République, en suivant la logique de Schmitt, ont dû parvenir au même constat. Et admettre que le républicanisme français et ses imitateurs en Europe généraient une coupure problématique et perverse entre la societas civilis et les appareils d'État. Dans les années 60, les politologues gaulliens ont réfléchi à la question : le hiatus entre societas civilis et appareils d'État devait être surmonté par 3 innovations réellement fécondes : a) la participation dans le domaine économico-industriel, b) la création d'un Sénat des professions, hissant l'élite de la societas civilis au plus haut niveau de l'État et de la représentation politique ; c) la création d'un Sénat des régions, permettant de redonner à tous les territoires de l'Hexagone une représentation directe sur une base locale, contournant ce que Gusdorf avait appelé « l'ivresse géométrique de la France en carrés » (in La conscience révolutionnaire : Les idéologues, 1978).

    Malgré ses dénégations, malgré ses déclarations réitérées de vouloir sortir du ghetto de l'extrême-droite, de Benoist n'a jamais cessé d'être accroché par toutes sortes de fils à la patte à ses petits copains de l'ex-OAS qui faisaient de l'anti-gaullisme un dogme et étaient tellement aveuglés par leurs ressentiments qu'ils ne constataient pas les mutations positives du gaullisme dans les années 60. Certes, de Benoist a un jour écrit un bon article dans le Figaro-Magazine, où il affirmait être gaullien plutôt que gaulliste. Mais la transition qu'il semblait annoncer par cet article en est restée là… Seul Europe, Tiers-Monde, même combat constitue une tentative d’A. de Benoist de sortir concrètement du duopole de la Guerre Froide, mais, hélas, ce livre n’a pas eu de suite, n’a pas été remis à jour après 1989. Armin Mohler avait enjoint les Allemands à parier sur l’alliance française et l’appui aux “crazy states” hors d’Europe. A. de Benoist lui a emboîté le pas. Mais où est la recette pour l’après-perestroïka ? Quelle théorie sur la Russie ? A. de Benoist est fidèle à sa maladie : rien que les idées abstraites et les éthiques désincarnées, ses pièces de meccano. Pour le reste, fuite hors de l’histoire, fuite hors du monde.

    Droit de résistance et citoyenneté active

    baf2_b10.jpgEnfin, si la ND avait renoué avec la notion — pourtant éminem­ment con­servatrice — de “droit de ré­sistance”, elle n'aurait eu au­cune peine à dé­ployer un projet de citoyenneté active (et partici­pa­tive), et à défendre les sec­teurs non-marchands (éducation, secteur médical) battus en brèche par l'économicisme ambiant. Aujourd'hui, les quelques références à une ci­toyenneté active dans les textes de la nouvelle droite semblent tomber du ciel, semblent n'être qu'une ma­nie et qu'un caprice passa­ger, que les vrais parti­sans de la citoyenneté active ne prennent pas au sérieux. Mais nous, Sampieru, Mudry et moi-même, qui avions revendiqué très tôt cette orientation vers le peuple réel, étions traités par le gourou de “trotskistes” ou d'“écolos”, de lecteurs de la revue Wir Selbst, jugée à l'époque dangereusement “gauchiste”. Aujourd'hui, le gourou est lui-même devenu, paraît-il, un “trotskiste” et un “écolo”, il flatte bassement mais sans résultat le directeur de Wir Selbst, alors, pour dédouaner ses an­ciennes injures, il a fait écrire à l'un de ses serviteurs italiens une lettre in­sultante qui nous campait comme les “teste matte della Mitteleuropa” (les têtes brûlées de la Mitteleuropa). Vouloir la subsidiarité, le rétablissement du droit de résistance, vouloir un droit plongeant dans l'humus de l'histoire, être fidèles à Carl Schmitt, est-ce un programme capable de sé­duire des “têtes brûlées” ? (7).

    Lacunes économiques et géopolitiques

    Enumérer les multiples errements de la ND française exigerait un livre en­tier. En guise de conclusion, signalons encore que l'écono­mie a été une pa­rente pauvre de la “révolution métapolitique” de la secte GRECE. Rien de sérieux n'a été entrepris pour faire connaître dans un public large les thèses des éco­nomistes hétérodoxes. En matière de géopolitique, on a vaguement évoqué un binôme franco-alle­mand (insuffisant dans l'Europe actuelle) et répété un anti-américanisme incantatoire, plus éthique que pratique. A. de Benoist n'a jamais reproché aux Américains de fabriquer des “traités iné­gaux” avec toutes les autres puissances de la planète, n'a jamais analysé sé­rieusement le déploiement de la puissance américaine depuis l'indépen­dance des États-Unis : lors d'un colloque du GRECE, devant le pu­blic aba­sourdi, son argument principal ne fut-il pas de dire : “la sodomie entre é­poux est passible des tribunaux dans certains États de l'Union”. Et de Be­noist, im­mé­diatement après avoir prononcé cette phrase historique, re­gardait son public, semblait attendre une réaction. Les participants regar­daient leurs chaussures d'un air gêné. Et de Benoist a continué à parler, pas­sant de la sodomie à autre chose, comme les polygraphes passent de la phy­sique nucléaire à la bande dessinée. L'argument ob­sessionnel et patholo­gique de la sodomie épuise-t-il toute critique de l'américanisme ?

    Les litanies anti-américaines, justifiées par l'esthétisme, par l'éthique guer­rière européenne, par l'hostilité au christianisme en général et au christia­nisme protestant américain en particulier, par la volonté obses­sion­nelle de défendre la liberté de se so­domiser en rond n'apportent rien de concret. Li­gues de vertu puritaines et hystériques et cénacles pansexualistes et pro­mis­cuitaires ne servent jamais que de dérivatifs : pendant que les uns et les au­tres vocifèrent et s'agitent, ils ne se mêlent pas du fonction­nement de la Ci­té, au vif plaisir des dominants. La CIA peut dormir sur ses 2 oreilles.

    La CIA peut dormir sur ses deux oreilles…

    La ND, qui se pose en théorie comme un mouvement pour la défense et la sau­ve­garde de l'Europe, n'a jamais for­mulé une géopolitique continentale d'un point de vue français. On connait les visions mitteleuro­péennes de la géo­politique allemande, voire les projets de Kontinentalblock dérivés de la pensée de Haus­hofer. Jamais la ND française n'a vulgarisé les acquis de la géopolitique française contemporaine : aucun texte n'a été publié sur les ouvrages de Hervé Cou­tau-Bégarie, de Pascal Lorot, de François Thual, de Jacques Sironneau, d'Y­ves Lacoste (un “gauchiste”…), de Michel Foucher (un méchant qui a tra­vaillé pour Globe…), de Zaki Laïdi (un “Arabe”…), de Michel Korinman, etc. alors que, dans toute l'Europe, ces travaux sont pionniers et inspirent les écoles géopolitiques en place. Pire, jamais la ND n'a emboîté le pas à Jordis von Lohausen qui demandait aux Français et aux Allemands de défendre l'Europe “dos à dos”, ce qui impliquait un engagement français sur l'Atlantique, une défense de la ma­rine française, traditionnellement européiste et vaccinée contre les excès de germano­pho­bie qui ont souvent agité les milieux militaires. La ND parisienne a-t-elle défendu les marins français et leurs pro­jets, a-t-elle recommandé la lecture des écrits théoriques de l'amirauté ? Non. La CIA peut dormir sur ses 2 oreilles. La Navy League aussi. La germanophilie et l'européisme germa­ni­sant de la ND de de Benoist sont des leurres, des attrape-nigauds, des mi­roirs aux alouettes. Une politique germano­phile et européiste en France est une politique de soutien à la marine du pays et implique un engage­ment ci­vil et militaire dans l'Atlantique ; l'Allemagne réorganise la continent avec la Russie ; la France garde la façade atlantique. Dos à dos, disait Lohausen.

    En philosophie, les carences de la ND sont effrayantes. Alors qu'en Alle­magne, terre par excellence de la philosophie, tous recourent aux philo­so­phes français contemporains pour court-circuiter les routines qui affligent la pensée allemande d'aujourd'hui, que des fanatiques tenaces cherchent à ali­gner sur les critères les plus étri­qués de la “political correctness”, la ND pa­risienne a délibé­rément ignoré les grands philosophes français contempo­rains. J'ai même entendu dire et répéter dans les rangs de la ND qu'il n'y avait plus de “grands philosophes” aujourd'hui, mis à part de Benoist, bien sûr, le génie d'entre les génies! On ne saurait être plus à côté de la plaque !

    Enfin, une stratégie métapolitique ne saurait être purement esthé­tique, ni virevolter au gré de tous les vents ni présenter ses argu­ments dans le dé­sordre à la façon du “mouvement brownien” des parti­cules. Une stratégie métapolitique ne peut se placer en-deçà de l'effervescence politicienne et parti­sane, que :

    • si elle se donne pour tâche de retrouver et de renouer des fils conducteurs,
    • si elle capte et repère des forces dans le grouillement du réel ;
    • si elle procède à un travail d'archéologie des ins­titutions.


    Les mé­thodes d'un tel travail, les philosophes français nous les ont léguées. En­core faut-il ne pas les avoir ignorés…

    En bref, pour nous, entre autres textes de référence pour orienter notre tra­vail, nous avons choisi celui de Schmitt, commenté dans cet exposé. En­suite, nous posons des objectifs clairs, nous ne percevons pas le tra­vail théorique comme un jeu de salon. Ces objectifs sont :

    • restauration d'un droit européen basé sur ses racines et ses sources les plus anciennes (référence à Savigny).
    • restauration des droits des communautés réelles qui font le tissu de l'Europe.
    • restauration d'une “chancellerie impériale” capable d'harmoniser cette di­versité juridique, corollaire de la diversité européenne (et cette chancellerie impériale doit compter des hommes et des femmes de toutes nationalités, capables de maîtriser plusieurs langues européennes).
    • maintenir les systèmes de droit ouverts, afin d'éviter les fanatismes nor­mativistes et toute forme de “political correctness”.
    • prévoir une instance décisionnelle en cas de danger existentiel pour l'instance politique (nationale ou européenne).
    • étude systématique des traditions d'Europe, comme Schmitt nous l'a de­mandé.
    • coupler cette restauration juridique et cette méthode historique à un pro­gramme hétérodoxe en économie (la référence que fait Schmitt à l'école historique de Gustav von Schmoller).


    Les remarques de Kowalski

    kowal_10.jpgCe programme est vaste et interpelle quasiment toutes les disciples du savoir humain. Mais ce progamme ne saurait en aucun cas s'abstraire du mouvement de l'histoire. Et s'encombrer du ballast inutile des fantasmes, des images d'Épinal, des vanités personnelles… Pour terminer, signalons tout de même une hypothèse sur la ND, formulée par un politologue allemand, Wolfgang Kowalsky (in : Kulturrevolution ? Die Neue Rchte im neuen Frankreich und ihre Vorläufer, Opladen, 1991). Kowalsky, après avoir analysé l'évolution des idéologies politisées en France, de mai 68 à l'avènement de Mitterrand, après avoir examiné le rôle de la ND dans cette longue effervescence, concluait en disant que la “métapolitique” de la ND, plus exactement son programme de “révolution culturelle”, était une arme contre la société civile (Kulturrevolution als Barriere gegen die Zivilgesellschaft). Certes, l'argumentation de Kowalsky est confuse, il confond allègrement ND et FN, croit en un “partage des tâches” entre ces 2 formations (ce qui est une lubie des enquêteurs anti-fasciste professionnels sans profession définie).

    Néanmoins, la question de Kowalsky doit être posée, mais différemment : vu l'absence totale de consistance des discours de la ND sur le droit, l'économie, la géopolitique, les relations internationales, la staséologie (l'étude des mouvements sociaux ; ce néologisme est de Jules Monnerot), l'histoire, l'organisation de la santé, les projets pratiques en écologie et en approvisionnement énergétique, etc., nous sommes bien obligés, à la suite de Kowalsky, de constater que la societas civilis, espace réel de la civilisation ou de la culture européenne, ne trouve dans la ND aucun argument pour assurer sa défense contre l'emprise croissante d'un monde politique totalement dévoyé, qui n'a plus d'autre projet que de se perpétuer, en s'auto-justifiant à l'aide d'arguments vieux de 2 ou 3 siècles, en pillant la societé civile par une fiscalité délirante, en la contrôlant par la presse et les médias stipendiés, en surveillant et en punissant ceux qui osent contester ce pouvoir inique (emprisonnement de fédéralistes français, poursuites judiciaires contre des indépendants contestant le système de sécurité sociale, contrôle de la fonction médicale, etc., toutes pratiques que l'on trouve évidemment dans d'autres pays).

    Kowalsky exagère sans nul doute en suggérant que de Benoist a construit pour toute la France une barrière contre la société civile, pour protéger et perpétuer le système bodinien, en place depuis Richelieu et les jacobins. Le rôle de de Benoist, s'il a vraiment été un dérivatif, a été plus modeste : empêcher que dans les milieux dits de “droite”, des argumentaires en faveur de la décentralisation, du fédéralisme, de la défense de la société civile, de la réforme juridique, judiciaire et constitutionnelle, qu'un retour aux projets gaulliens de participation et de sénat des professions et des régions (oubliés depuis le départ et la mort du Général), ne se cristallisent et ne se renforcent, afin de défier sérieusement le système en place et d'opter pour une révolution européenne armée d'un programme cohérent. La “métapolitique” selon de Benoist n'a été qu'un rideau de fumée, qu'un dérivatif, n'a servi qu'à désorienter de jeunes étudiants en ne les mobilisant pas pour un travail juridique, économique, sociologique et philosophique politiquement fécond à long terme. Pistes perdues… Rendez-vous manqués… Aveuglement ou sabotage ? L’Histoire nous l’apprendra…

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°146/148, 1999. (Forest, février 1998)

    • Notes :

    • (1) Roland Gaucher, qui reconnaît pleinement les mérites du GRECE, lui reprochant toutefois une méconnaissance de la stratégie de Gramsci, sait aussi croquer avec humour les travers que nous dénonçons par ailleurs : « Je me souviens ici d’une intervention d’A. de Benoist, qui m’avait frappé lors d’un colloque organisé par l’Institut d’études occidentales. Quand vint son tour de parler, partant du fond de la salle, il s’avança, raide et gourmé, un rouleau de papier à la main. Ses partisans se levèrent pour l’acclamer — il n’était, à l’époque, guère connu mais il avait déjà su constituer sa clique et sa claque. Je n’ai pas retenu grand chose de son intervention, sinon l’expression d’un rejet radical de l’histoire de Job sur son fumier. Selon lui, elle ne nous touchait pas. Elle était radicalement étrangère à la cultue européenne » (Les Nationalistes en France, tome 1 : La traversée du désert (1945-1983), p. 157). Plus loin, Gaucher se fait plus caustique encore : « J’en finirai sur cette aspect du GRECE avec une anecdote qui me fut un jour contée par le regretté Bonomo aujourd’hui décédé, excellent reporter, d’origine pied-noir. Bonomo, il y a une quinzaine d’années (peut-être à l’époque de la création du Fig-Mag) avait servi de pilote à A. de Benoist et à un de ses amis pour un raid vers le Cap Nord. Bonomo conduisait la voiture, les deux autres étaient assis à l’arrière. Et au fur et à mesure que le temps passait, il était clair que se développait chez ces deux Nordiques un sérieux complexes de supériorité à l’égard de ce Méditerranéen, poisson de second choix. On parvint enfin au terme du voyage, en un point X… que la tradition nordico-païenne avait sans doute désigné : — Alors, raconte Bonomo, de benoist et son pote jaillissent de la voiture. Et, frappant de leurs petits poings leurs maigres bréchets ils avancent jusqu’au bord de la falaise et ils crient, extasiés, le visage levé vers le soleil pâle : « Père ! Père ! C’est nous ! Nous sommes revenus ! Nous t’adorons ! ». Bref, c’était gentil papa Soleil ! (op. cit., pp. 157-158).
    • (2) Près de Pérouse en février 91, A. de Benoist était assis au fond de la salle de conférence, une salle magnifique de cet ancien couvent transformé en centre de séminaires, avec un parquet du XVIIIe parfaitement restauré. Il était interdit de fumer pour ne pas abîmer ce parquet. A. de Benoist fumait, sale et dépenaillé, avec son costume fripé, sa chemise souillée et ses pompes qui n’avaient plus vu de cirage depuis des lunes. Une auréole de fumée s’élevait au-dessus de son crâne et de celui de sa maîtresse, vêtue d’un jeans troué et effiloché aux niveaux du genou et de la fesse gauche, curieux contraste avec toutes les dames italiennes présentes, dont l’élégance, ce jour-là, était véritablement époustouflante. Les copains parisiens ramenaient des bords de la Seine le look clodo. « Le style, c’est l’homme », disait Buffon et A. de Benoist aimait à répéter cette phrase. Je l’ai aussi méditée, en le regardant, ce jour-là. Vers la moitié de mon exposé, il s’est levé pour aller fumer dehors, rappelé à l’ordre par le concierge. Il est revenu à l’entracte pour me dire : « Pourquoi t’as parlé de Derridada ? ».
    • (3) Cette lecture partielle est une lecture anti-fasciste de Gobineau. Bon nombre d’hurluberlus de droite ont repris telles quelles les calomnies répandues sur Gobineau en France par les tenants d’un anti-racisme vulgaire, qui feraient bien mieux de s’inspirer des expériences de Gobineau en Orient pour développer un anti-racisme cohérent. Force est de constater que les vulgates anti-racistes et racistes partagent la même vision tronquée sur l’œuvre magistrale de l’orientaliste Gobineau.
    • (4) Cf. Hervé Luxardo, Les paysans : Les républiques villageoises, Xe-XIXe siècle (Aubier, 1981) et Rase campagne : La fin des communautés paysannes (Aubier, 1984). [Sur la question de l'organisation politique des villages, recommandons Le village sous l'Ancien Régime, Antoine Follain, 2008, Fayard]
    • (5) et, du même coup, de refaire de Hambourg le chef-lieu du département des “Bouches-de-l'Elbe”. Fantasme qui avait déjà valu au bonhomme quelques ennuis, quand il était en poste à Bruxelles et rêvait de commencer sa marche vers l'Elbe, en conquérant la Wallonie et les Fourons.
    • (6) Il fallait le voir ! Il aurait fait les délices d'un caricaturiste primesautier, avec ses sourcils tombant tristement, comme la chute des moustaches d'un Tarass Boulba de fête foraine, la bouche ouverte, la mâchoire pendouillant misérablement comme s'il venait d'essuyer un uppercut, les bajoues agitées de convulsions nerveuses, la lippe inférieure tremblotante, retenant à peine, grâce à la forte viscosité d'une salive nicotinée, son éternel bout de clope à moitié éteint et pestilentiel !
    • (7) Et que faut-il penser de la clique des vikingomanes de Paris et des environs, du fameux Chancelier du gourou, pied-noir et grande gueule, s'époumonant à hurler les pires inepties lors des universités d'été du GRECE, s'agitant à formuler un grossier paganisme de bazar oriental, et que faut-il penser de cette maîtresse vulgaire et illettrée qui faisait naguère, la clope au bec et l'invective sur la lippe, la pluie et le beau temps dans les bureaux du gourou, et que faut-il penser du Président actuel de la secte qui grenouillait dans les années 60 dans un groupe ultra-raciste (à faire pâlir Julius Streicher !) exclu avec fracas par Jean Thiriart de Jeune Europe à Bruxelles, d'un Président qui nous lance une fatwah du haut de sa tribune, lors du dernier colloque du GRECE, en prétendant que nous sommes de « dangereux extrémistes » ? Non, ceux-là ne sont pas des “teste matte” : c'est, paraît-il, l'avant-garde de l'élite européenne. Mais est-ce bien cette élite-là que Schmitt appelait de ses vœux ? Je me permets d'en douter.
     

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    • Bibliographie :

    37199910.jpg♦ Tomislav Sunic, Against Democracy and Equality : The European New Right, Peter Lang, New York / Bern / Frankfurt a. M., 1990.

    Divisé en 2 parties, cette étude universitaire sur le corpus intellectuel de la ND commence par expliciter les thématiques majeures de ce courant de pensée français, tel le gramscisme de droite, réponse à la trahison des clercs suite à mai 68, la révolte contre la modernité et le pa­ganisme, tentative de dégager l'Europe de l'emprise de la vision linéaire de l'histoire, hé­ri­ta­ge de la Bible et du christianisme, ravivé par le communisme. Trois figures parrainent la ND : Carl Schmitt, Oswald Spengler et Vilfredo Pareto. La seconde partie focalise essen­tiellement sur la notion d'égalité, essentielle dans le discours de la modernité. La critique néo-droitiste de l'égalité débouche sur une critique des droits de l'homme et une valorisation des droits des peuples, sur une critique serrée de l'homo œconomicus et sur une analyse des sources libérales du communisme, lequel, dans sa version soviétique, est décrit par l'auteur comme une forme particulièrement radicale et pernicieuse d'entropie. La ND serait dès lors une tentative d'échapper aux formes d'entropie politique suscitées par la modernité. 

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°146/148, 1999.

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    Against Democracy and Equality : The European New Right was originally Sunic’s doctoral dissertation at the University of California, 1988. Later, as a book, it was published under separate cover in 1990 and 2002 (with a foreword by Paul Gottfried. The book examines the intellectual heritage of prominent anti-egalitarian thinkers and philosophers, such as Oswald Spengler, Friedrich  Nietzsche, Vilfredo Pareto, Carl Schmitt and their influence on postmodern thinkers in America and Europe known under the label “The European New Right”. The book will shortly be published in the Croatian translation with a new foreword by A. de Benoist. (source) [cf. recension]

     

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    Les carences juridiques de la “Nouvelle Droite”

    justic10.jpgLe mouvement intellectuel des idées en France a été incontestable­ment mar­qué, à partir des années 80, par l'apparition du courant dit de la “nou­velle droite” (ND). La capacité de ce courant intellectuel à traiter les multiples aspects de la réflexion contemporaine est une réa­lité incontournable, en dé­pit de sa pro­gressive marginalisation dans le débat des idées de la fin de ce siècle. Héritière en cela des écoles idéologiques modernes, la ND a préten­du participer à la vague de contestation qui a toujours agité les in­tellectuels européens. En particulier, dans le champ du politique, la ND a posé les fondements d'une critique globale du courant bour­geois dominant, qu'il soit d'inspiration marxiste ou libéral.

    Puisant dans le courant gramsciste une partie de son corpus idéolo­gique, la ND a tourné son regard vers de multiples domaines, no­tam­ment dans la doctrine relative à l'organisation de la Cité. À ce titre, et sans prétendre à une position définitive, la pensée juridique constitue un des domaines de réflexion majeurs. L'influence, bien que marginale, des grands philosophes du droit — en particulier du droit public — allemands et français (Carl Schmitt en Allemagne, René Capitant en France) a fait l'objet d'une opéra­tion d'instrumentalisation chez les penseurs de la ND. La mise en œuvre d'une réflexion (critique) sur la notion de droit dans la ge­stion politique de la Cité moderne n'a pas été, de ce fait, négligée. La ND a reconnu, dans le cadre d'une conception globale, la place éminente du jus, traductrice d'une certaine vision du monde. Ap­pré­ciation contemporaine qui s'appuie, en outre, sur une synthèse historique, expression des courants idéologiques fondamentaux. Il apparait néanmoins que cette attention portée à la signification fondamentale du droit par la ND n'a jamais débouché sur une con­ception du droit propre à ce courant. La découverte des notions essentielles, de caractère historique, con­sub­stan­tielles à la réflexion juridique, ne la conduit pas, pour au­tant, à une élaboration originale d'une nouvelle pensée juridique.

    Dans un contexte historique marqué par une déliquescence des liens communautaires forts, la ND n'a pas été en mesure de construire une doctrine juridique nouvelle. Prudents, voire timides, devant une tâche essentielle, les penseurs de la ND n'ont, à aucun moment, pris le risque d'une action créatrice. Cette relative stérilité dans le do­mai­ne de la réflexion juridique est-elle alors lié à une incapacité intellectuelle réelle — ou tout simplement à une difficulté de traduc­tion de la pensée dans le champ du droit, expression concrète d'un mode de vie collectif ? Il reste que l'on ne trouve qu'exceptionnellement abordée une ana­lyse des doctrines juridiques modernes, la ND préférant se réfugier dans une réflexion binaire, de nature idéologique, entre le droit ro­main et le droit germanique. Timidité ou stérilité ? Dans les 2 cas, cette absence traduit les limites d'une pensée qui se prétend, par ailleurs, globale.

    Sous l'angle idéologique, on peut aussi questionner l'absence de la ND dans le domaine de la réflexion juridique comme une mani­festation chronique de la réduction intuitu personnae. Le poids impérial de son penseur n°1, A. de Benoist, dans la délimitation de la pensée de la ND, pourrait aussi expliquer la faiblesse de sa réflexion juridique. Phénomène classique, que l'on retrouve dans de multiples courants de pensée, d'un “gourou” fort brillant mais loin de l'image de l'homme de la Renaissance, loin aussi de la réalité vivante et charnelle.

    Le droit est-il un outil trop complexe, trop fuyant quand on se place dans la perspecti­ve de construire une doctrine multiforme ? Seul l'intéressé pourrait sérieusement nous apporter une réponse à la question. Il est aussi vrai que la ND, plutôt marquée par une vision “histo­riciste” du débat doctrinal, n'aborde jamais la nature immédiate et concrète de la pensée juridique moderne. La ND, en choisissant de ne pas rentrer dans le débat actuel du champ juridique, n'apparait pas plus impliquée dans les choix concrets d'une organisation civile et publique de la Cité. Ce double refus n'est pas constitutif d'un quelconque délit. Il exige tout de même une certaine explication, dans la mesure où, au travers de son discours idéologique, la ND prétend participer au mouvement de réflexion contemporaine sur le devenir de la Cité européenne. À quand une vraie réponse ?

    ► Ange Sampieru, Vouloir n°146/148, 1999.

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    Liberté, Égalité, Fraternité… La Nouvelle Droite à la lanterne ?

    Sommés de donner notre avis sur la Nouvelle Droite (ND), nous nous sommes trouvés confrontés dès l'abord à un problème de taille, celui relatif à la définition et à la délimitation de l'objet soumis à cette critique. Qu'est-ce que la Nouvelle Droite ? Doit-on désigner sous ce vocable le seul GRECE ou y inclure également ses diverses émanations telles que le Club de l'Horloge ? Doit-on prendre en compte l'évolution de la pensée d'un Alain de Benoist, d'un Guillaume Faye ou d'un Robert Steuckers, ou ne s'en tenir qu'à la vulgate néo-droitière (formée antérieurement au tournant de l'année 1980 [1] avec laquelle ils ont, plus ou moins nettement selon les cas, rompu ? Nous ne cacherons pas que c'est à cette vulgate surtout, véhiculée aujourd'hui de façon privilégiée par les partisans de la ligne Mégret au sein du Front National (FN), que nous consacrerons l'essentiel des lignes à venir.

    Avant toute autre considération, il nous paraît juste de souligner qu'une critique quelque peu sérieuse de la ND ne saurait ignorer les incontestables mérites qui ont été jadis les siens. Pour notre part, nous en mentionnerons au moins 2 : celui d'avoir enrichi le débat intellectuel en France en y faisant connaître ou en contribuant à y faire connaître certains courants de pensée comme la Révolution conservatrice allemande ou la sociobiologie américaine et les travaux de certains auteurs comme Georges Dumézil et Julien Freund (cette liste n'est bien évidemment pas limitative) que le pouvoir intellectuel dominant avait délibérément occultés ; celui d'avoir permis à certains éléments issus de l'extrême-droite d'acquérir un embryon de conscience politique en les incitant à prendre leurs distances avec le complexe institutionnel et idéologique appelé “Occident”, qui était jusque-là l'objet de leur dévotion.

    Cette dette de reconnaissance acquittée, on nous permettra d'être assez sévère pour la ND, d'autant plus sévère que nous avouons volontiers avoir été assez longtemps proches d'elle, sans pour cela avoir appartenu à l'une quelconque de ses structures. Le premier reproche que nous formulerons à son encontre est d'ordre épistémologique. D'où parle la ND ? Dans quel domaine de la pensée se meut-elle ? Il nous a toujours été difficile de réprimer un certain malaise à la lecture des écrits de la ND en raison de l'impossibilité dans laquelle nous nous trouvions de répondre à ces questions. Il nous semblait évident qu'elle ne constituait pas une école philosophique ni un groupe de chercheurs adonnés à l'étude des sciences sociales et politiques (dans le cas contraire, l'étiquette “Nouvelle Droite” indiquant une orientation idéologique, contraire à la démarche philosophique et à la méthodologie scientifique, eut été fort mal venue). Par ailleurs, la ND se situait hors du champ politique stricto sensu : elle n'était ni un parti ni une école de cadres destinée à former le noyau d'un futur parti. Elle évoluait dans l'entre-deux, dans le domaine de l'idéologie, hors de portée des rigueurs du raisonnement scientifique et des contraintes de l'action politique.

    Cette liberté, et l'irresponsabilité qui en découle, explique ce qui est à nos yeux le principal défaut de la ND : le fait que ses principaux tenants aient loué leur plume et proposé en même temps que leurs services une batterie de concepts, clés en main, aux diverses tendances de la droite, depuis le giscardisme jusqu'au lepénisme [2]. Cette propension au mercenariat, outre qu'elle ôte la plus grande partie de son crédit intellectuel à la ND, doit nous amener, au-delà des parcours personnels des uns et des autres, à nous interroger sur la validité des concepts avancés par elle, validité philosophique (en quoi ces concepts nous permettent-ils de comprendre le monde ?) aussi bien qu'instrumentale (en quoi nous permettent-ils d'agir sur le monde ?), car une telle propension ne semble pas relever d'une dérive qui aurait affecté la mouvance, mais paraît bel et bien s'inscrire dans sa nature même. L'apologie des sophistes à laquelle s'étaient livrés il y a certes assez longtemps déjà A. de Benoist et plus récemment Georges Charbonneau dans Études et recherches [3] prend ici tout son sens : les auteurs néo-droitiers pourraient bien n'être au bout du compte que des néo-sophistes !

    Sans avoir à remonter aussi loin dans l'histoire des idées [4], notons que la ND se place de son propre aveu dans la continuité du Jungkonservativismus allemand des années 1920-1930, et qu'A. de Benoist, auteur de plusieurs biographies détaillées de son chef de file, Moeller van den Bruck, l'une parue dans Nouvelle École et l'autre publiée en préface d'un ouvrage de Moeller [5], possède plus d'un trait commun avec celui-ci. Or, comme l'ont observé Jean-Pierre Faye et les chercheurs du groupe d'études de la Révolution conservatrice après lui, le discours jungkonservativ par son ambiguïté intrinsèque a nourri le conservatisme autoritaire de Von Papen au même titre que l'hitlérisme ou le national-bolchevisme, et à travers eux 3 approches diamétralement opposées de l'identité et de l'avenir de l'Allemagne.

    Nous dirons que dans son rapport au réel, la ND souffre donc d'une double inaptitude : d'une inaptitude à l'appréhender et, par voie de conséquence, d'une inaptitude à le transformer.

    La guerre du feu n'a pas eu lieu

    Pour la ND, qui tirait cette idée de l'œuvre de Robert Ardrey [6], il ne faisait pas de doute que l'humanité naquit du meurtre du pré-homme par son semblable. De même, l'indo-européanité naquit, à l'en croire, de la domestication de l'homme par l'homme consécutive à la révolution néolithique. « Les origines indo-européennes nous renvoient (…) à l'époque de passage caractérisée par la révolution néolithique », peut-on lire dans le numéro 21-22 de Nouvelle École. « La religion, l'idéologie et l'organisation sociale des groupes indo-européens, excellemment étudiées et décrites par Georges Dumézil, nous apparaissent comme une réponse (de notre point de vue, comme la seule bonne réponse) aux exigences de cette révolution néolithique. Fortes de cette "réponse", les sociétés fondées par les Indo-Européens, et qui avaient hérité de leur attitude devant la vie, ont (…) poussé jusque dans ses dernières conséquences  la dynamique des rapports entre “domesticateurs” de la nature vivante et nature vivante “domestiquée” (…) ». « Le “premier homme”, réunissant en lui toutes les antinomies, tous les contraires, s'était créé lui-même par auto-domestication : il était à la fois sujet et objet de la "magie" domesticatrice ». Avec l'avènement des sociétés indo-européennes, le "premier homme" céda la place à, « d'une part, l'homme-sujet, qui continue à exercer sa "magie" sur lui-même (self-control), mais qui l'exerce aussi désormais sur l'autre type, et, d'autre part, cet autre type, l'homme-objet, sur qui s'exerce de l'extérieur la "magie" domesticatrice (qui se voit fixer ses limites par un autre que lui-même), et qui, libéré par ce lien "religieux" de la nécessité de domestiquer l'homme qui est en lui, peut se consacrer entièrement à la "domestication de la nature", c'est-à-dire à la production des biens » [7].

    De ces prémisses anthropologiques dérive indiscutablement toute l'idéologie de la ND. Force nous est pourtant de constater que les prémisses en question sont en grande partie erronées.

    Placer le meurtre au point de départ de l'humanité permet de décrire la guerre comme inhérente à la nature humaine. Mais la guerre n'est à tout prendre qu'un phénomène récent et contingent dont les préhistoriens datent l'apparition en Europe occidentale aux alentours du Néolithique moyen (- 4000 / -3000 av. JC) et qu'ils pensent être la conséquence de l'explosion démographique imputable aux changements climatique et alimentaire, de la soif de terres à cultiver qui en résulta et de la constitution de surplus excitant les convoitises. Avant le Néolithique moyen, les sépultures ne comportaient en effet le plus souvent que quelques corps sur lesquels on ne pouvait déceler de trace de blessure (exception faite, ici ou là, d'une blessure de chasse). À partir du Néolithique moyen, les sépultures tendent à devenir de véritables charniers où sont enterrés de nombreux cadavres avec des pointes de flèches fichées jusque dans les os [8].

    Caïn et Abel, identifiés par Robert Ardrey à l'Australopithecus Africanus, primate carnivore et tueur errant dans les savanes, ancêtre présumé de l'homme, et à l'Australopithecus Robustus, son cousin arboricole et végétarien qu'il aurait assassiné “un beau matin” [9], rajeunissent ainsi de quelques centaines de milliers d'années et se confondent de ce fait avec l'agriculteur-guerrier néolithique et le chasseur-pasteur qu'il va supplanter sans ménagements [10]. On comprend du même coup toute l'importance du sixième commandement mosaïque — “tu ne tueras point” (d'autres Hébreux), lequel permit en bannissant le meurtre au terme d'une longue période de violence généralisée entamée au Néolithique moyen de recréer, au-delà du seul village ou du seul campement nomade, une communauté et de fonder un peuple [11].

    Sans nier le fait que la guerre soit devenue depuis la fin de la préhistoire le moyen ultime de résolution des conflits, elle n'apparaît pas pour autant consubstantielle à l'humanité et le guerrier ne peut prétendre incarner la plénitude de l'état humain : les sociétés traditionnelles dénoncent sans ambiguité ses travers, notamment son hybris, et conservent le souvenir d'un Âge d'Or où l'homme ne tuait pas l'homme et où la cueillette et la chasse suffisaient à lui apporter le nécessaire.

    Les sociétés indo-européennes surgirent au Néolithique. Elles portaient l'empreinte de l'époque qui les généra. Loin de présenter cependant le caractère prométhéen, connoté très positivement à l'origine dans les rangs de la ND, qu'on leur a complaisamment prêté, ces sociétés, à la différence des sociétés hydrauliques décrites par Karl Wittfogel, ne conduisirent pas à son terme la logique de la révolution néolithique, celle de la domination de la nature et des hommes. L'importance considérable dévolue dans l'économie des peuples indo-européens à la chasse, à la pêche et à l'élevage (importance encore accrue par la deuxième révolution néolithique, relative aux produits de l'élevage, en particulier aux produits laitiers), limitait leur emprise sur le milieu naturel. L'absence chez eux d'une structure pyramidale analogue à celle des États édifiés autour des grands fleuves nourriciers, dont la base était constituée d'une masse de fellahs atomisée et asservie et le sommet occupé par un Empereur-Dieu (modèle qui gagna l'Europe via les royautés hellénistiques issues des conquêtes d'Alexandre et le Bas-Empire romain), s'explique par leur organisation archaïque en petites communautés consanguines de nature “symbiotique”, pour reprendre la terminologie chère à Althusius. On ne saurait certes idéaliser les sociétés indo-européennes et ignorer que des rapports de force y étaient à l'œuvre, mais tout de même tant la liberté que l'égalité et la fraternité, pour reprendre les termes de la devise républicaine fixée en 1848, s'y pouvaient concevoir et épanouir.

    Dans l'Angleterre victorienne, un auteur ignoré de la ND — et pour cause — l'écrivain, artiste et militant marxiste William Morris, à la suite d'Engels et de son ouvrage sur L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, sut montrer par sa traduction des Sagas islandaises et son roman House of the Wolfings (1889) qui fit de lui l'un des fondateurs, sinon le fondateur de l'heroic fantasy, que la référence indo-européenne, en l'occurrence germanique, pouvait nourrir un projet visant à bannir toute forme d'oppression : le peuple hostile à la domination romaine qu'il mettait en scène dans House of the Wolfings était un peuple souverain d'hommes libres et égaux, liés par le sang, préfigurant celui qu'il aspirait à voir renaître en Angleterre au lendemain de la Révolution prolétarienne, comme en attestaient ses utopiques News from Nowhere publiées un an plus tard où il décrivait une société communiste et néo-rurale formée sur les décombres de la mégapole londonienne [12].

    L'égalité nécessaire

    L'anti-égalitarisme et sa contrepartie, l'aristocratisme, constituent le fondement idéologique même de la ND. S'ils se trouvent confortés chez beaucoup par la connaissance qu'ils ont de l'œuvre de Julius Evola, de plus en plus prisée dans cette mouvance, on remarque cependant que les principaux porte-parole de la ND leur ont progressivement ajouté, voire tout bonnement substitué, une autre thématique. On pense en particulier à Robert Steuckers qui a très tôt mis l'accent sur le peuple et la communauté, au détriment de la caste, qui s'est attaché à analyser dans ses études géopolitiques le déploiement du premier dans l'espace et à définir les moyens de donner forme à la seconde.

    L'antiégalitarisme et l'aristocratisme n'échappent pas à l'ambiguïté propre à la ND. Ils peuvent en effet tendre à justifier les inégalités sociales comme cela se perçoit clairement dans l'argumentaire néo-droitier du FN, où lesdites inégalités se voient promues au statut de “différences naturelles” [13]. Ils peuvent également déboucher sur la tentation de classer les races et les types raciaux sur un mode hiérarchique, tentation — il faut le dire — repoussée assez vite par la ND, mais qui, avec le greffon évolien et sa distinction entre “races du corps”, “de l'esprit” et “de l'âme”, demeure présente sous une forme plus subtile que le racisme biologique. Ils peuvent enfin donner corps à un “socialisme aristocratique”, semblable à celui prôné par les raciologues et militants ouvriers Ludwig Woltmann et Georges Vacher de Lapouge, par les syndicalistes révolutionnaires français et italiens et par les nationaux-bolcheviques allemands, lequel, s'il affirme la nécessité d'une classe dirigeante, en préconise le renouvellement continu par des éléments issus prioritairement des couches populaires. Mais en fin de compte, cet antiégalitarisme et cet aristocratisme ont conduit les tenants de la ND à donner leur aval à l'ordre social établi dans la presse et les partis de droite. Ils ont suscité chez eux, avec une évidente prédilection pour les pseudonymes à particule, la conscience d'appartenir à une élite (de la même manière que la lecture des écrits de Guénon et d'Evola a pu faire naître chez les esprits faibles le sentiment d'être des “initiés” ou des “hommes différenciés”) et exalté leur mépris à l'égard de leur propre peuple, les transformant ainsi en “petits marquis”, émules lointains des muscadins de jadis.

    Outre le fait que la quête de l'égalité — interrompue par l'irruption du christianisme et de sa dégradante démarche caritative — serait, si l'on en croit les révolutionnaires blanquistes, l'expression du génie indo-européen tel qu'il se manifesta tout spécialement dans la Grèce et la Rome antiques [14], 2 arguments militent pourtant en sa faveur : la loi de “régression vers la moyenne”, mise en évidence par Gustave Le Bon et mentionnée par A. de Benoist lui-même [15], qui rend nécessaire — et inévitable — la circulation des élites et, devrait-on ajouter, l'institution de l'égalité des chances jusque dans l'accès aux plus hautes fonctions ; l'idée du "resserrement des limites entre lesquelles l'homme peut varier" dans tous les domaines y compris ceux du pouvoir politique et de la fortune matérielle" que le statisticien belge et co-fondateur avec Auguste Comte de la sociologie Adolphe Quételet liait aux progrès de la civilisation [16]. Comme en lointain écho à Quételet, Céline n'appelait-il pas en 1941 dans les Beaux draps à réaliser « la Révolution moyenneuse », qui permettrait d'égaliser salaires et revenus [17], et dans une lettre à Claude Jamet à procéder à "l'ablation du capital individuel" [18], afin de guérir l'envie et la cupidité de ses contemporains ?

    Concernant la tripartition fonctionnelle caractéristique des Indo-Européens, qui paraît étayer l'antiégalitarisme de la ND et dont on s'étonnera à bon droit que nous n'ayons pas fait état jusqu'à présent, qu'on nous permette 2 remarques. En premier lieu, la pensée ternaire (ou trinitaire), que le préhistorien M. Escalon de Fonton, déjà cité plus haut, associe à la "structure psychique" de l'Homo sapiens sapiens d'Europe, n'est pas à vrai dire une spécificité indo-européenne. Elle est présente dès l'apparition de notre ancêtre Cro-Magnon, vers – 40 000 environ : les grottes ornées du Paléolithique supérieur témoignent, selon André Leroi-Gourhan, de l'existence en ces temps reculés « non pas d'une magie de chasse, mais d'une métaphysique véritable » reposant sur l'union et le dépassement des complémentaires [19]. D'autre part, la tripartition fonctionnelle, de l'avis même de Georges Dumézil [20], n'a pleinement structuré l'organisation sociale des Indo-Européens qu'à l'extrême occident celtique et à l'extrême orient indo-iranien du vaste espace eurasiatique qu'ils occupaient, laissant ainsi l'essentiel des communautés indo-européennes dans une relative indistinction sur le plan social.

    Une liberté venue du fond des âges

    Le discours antiégalitaire de la ND ne saurait donc, nous semble-t-il, sérieusement s'appuyer sur l'héritage indo-européen. Il en va de même de l'aspiration à un État autoritaire que sous-tend la dénonciation schmittienne du pluralisme politique. Rappelons que dans les communautés indo-européennes, la personne de l'homme libre, autour duquel s'ordonnaient précisément ces communautés, était sacrée et ne pouvait être l'objet — en dehors de certaines circonstances exceptionnelles — de mesures de contrainte. On se souvient du réquisitoire de Cicéron fustigeant le propréteur Verrès qui avait osé lever une main sacrilège sur des citoyens romains et faire crucifier l'un d'entre eux : « C'est un crime d'enchaîner un citoyen romain ; c'est un attentat de le frapper, c'est presque un parricide de le tuer. Que dirai-je du supplice de la croix ? Il n'y a pas de mot capable de qualifier pareille abomination » [21]. Il en allait de même dans la Scandinavie ancienne où « toute violation de la liberté et de l'intégrité de chaque conscience et de chaque corps est un crime qui doit être payé fort cher (punition ou réparation en argent ou en nature) par le responsable » [22]. Cette sacralisation de la personne de l'homme libre y reposait sur la notion de máttr ok megin. « De nombreux textes de tous ordres — remarque M. le professeur Régis Boyer — énoncent cette formule en l'appliquant à un individu donné : il s'agit de la puissance, du pouvoir (máttr) propre à un être humain en particulier, et de sa capacité de réussite ou de victoire (megin), les 2 substantifs dérivant du même verbe, mega, pouvoir, dans l'acception : être capable de » [23]. Le máttr ok megin attribué à chaque homme par les Nornes, les “puissances du destin”, faisait de lui le “dépositaire (…) d'un éclair d'attention divine” qu'il lui incombait de faire constater et respecter par autrui au sein de sa communauté. “Si l'on fait droit à cet honneur” — car l'honneur de chacun n'est rien d'autre que l'affirmation devant tous de la divinité que l'on porte en soi —, "on sera grand. Si on le bafoue, au contraire, on aura droit à restauration" [24]. L'honneur, remarquons-le, n'était pas qu'individuel, mais aussi collectif. Celui « d'un membre (rejaillissait) sur le clan entier », affirme Julien Ries, pour qui il en allait de même de l'atteinte subie par un membre « car l'intégrité du clan (était alors) violée ». Chaque homme se devait par ailleurs d'accomplir la hamingja (le "bonheur"), c'est-à-dire le destin propre à son clan, et d'en défendre ainsi l'honneur [25].

    L'homme libre jouissait de larges immunités, que l'époque féodale réserva plus tard à la seule noblesse, et bénéficiait des garanties nécessaires à la sauvegarde de ces immunités, à commencer par le droit de porter les armes, seul à même de lui permettre de résister effectivement à l'oppression, et le droit d'être jugé en toute équité par ses pairs. Or, il faut bien reconnaître que dans le droit anglo-saxon (y compris dans les amendements à la constitution américaine), enté sur la tradition germanique [26] et né d'une rébellion de la noblesse anglaise contre le précoce absolutisme de ses rois, puis de l'insurrection des colons anglais d'Amérique du Nord contre l'arbitraire de leur métropole, de telles garanties ont toujours figuré en bonne place.

    À cet égard, le mouvement milicien aujourd'hui en pleine expansion aux États-Unis, surtout chez les Scotch-Irish, les laissés-pour-compte de l'Amérique institutionnelle dont ils ont été tout au long des 2, voire des 3 derniers siècles écoulés, les principaux pionniers, représente, au-delà de ses références bibliques, de son racisme WASP aux fortes connotations vétéro-testamentaires, de son opposition forcenée à l'État-Providence, une résurgence du vieil esprit indo-européen de liberté. Classés quelque peu hâtivement à l'extrême-droite, les milices, qui s'abritent derrière le deuxième amendement, se réclament clairement contre Washington de l'idéologie des Pères fondateurs (idéologie à laquelle adhérait également le très jeffersonien Ezra Pound).

    L'aspect libertaire des communautés indo-européennes originelles ne se limitait pas aux immunités personnelles. Si l'on se reporte une nouvelle fois au modèle germanique [27], on se doit de constater que ces communautés se gouvernaient elles-mêmes démocratiquement sans qu'aucune coercition ne s'exerçât à l'encontre de leurs membres. Tous les hommes libres (ou leurs représentants) réunis en assemblée participaient à la décision politique, comme c'était encore le cas il y a peu dans les Landsgemeinde helvétiques. Pour autant, la décision, parce que prise à l'unanimité, n'était pas imposée par la force. Lorsque la règle de l'unanimité était rompue en effet — cette rupture surgit assez tard avec la multiplication des expéditions militaires contre Rome, approuvées par les uns, rejetées par les autres —, plutôt que de se résoudre à imposer le choix de la majorité à la minorité, la communauté éclatait et voyait les minoritaires quitter le territoire pour fonder ailleurs une nouvelle communauté. En cas de guerre, l'anarchie quotidienne que nous venons d'évoquer cédait la place à la dictature temporaire d'un ou plusieurs chefs. Cette dictature devint définitive quand la crise provoquée par la pression romaine se fit elle-même permanente. Le compagnonnage guerrier, basé sur le couple Führer-Gefolgschaft, le chef et sa suite, qui ne joua longtemps chez les Germains qu'un rôle relativement marginal par rapport aux institutions nées des liens de parenté, finit par acquérir une importance considérable au point de se substituer peu ou prou à l'ordre clanique et tribal traditionnel, tandis qu'évinçant le culte de Tyr s'imposait celui de Wotan / Odin, le dieu par excellence des guerriers professionnels. Les royautés wotaniques issues de cette mutation [28], au premier rang desquels vint se placer la royauté franque, préfigurèrent la monarchie féodale et inspirèrent bien plus tard aux nationalistes allemands une vision de l'autorité opposée à l'autorité impersonnelle des bureaucraties princières ou (à partir de 1871) de la bureaucratie impériale et à celle du parlement de Weimar des années 1919 à 1932 [29]. C'est chez les nationalistes révolutionnaires des ligues de jeunesse (Bünde) et des associations paramilitaires (Wehrverbände) et chez les nationaux-socialistes que le couple Führer-Gefolgschaft fut érigé en paradigme destiné à régir la totalité du corps social.

    Indissociable du “soldatisme” et de la “mobilisation totale” professés par les milieux en question et théorisés par Ernst Jünger, un auteur tellement goûté de la ND qu'elle en a fait l'une de ses principales références, un tel paradigme impliquait la mise à l'écart de la femme [30], à laquelle, d'après l'archéologue Marija Gimbutas, avait été pourtant dévolue dans la Vieille Europe, avant l'irruption des Proto-Indo-Européens, une position tant sur le plan social que cultuel au moins égale à celle de l'homme ; position dont les communautés indo-européennes originelles constituées sur notre continent à la suite de cette irruption auraient d'ailleurs conservé le souvenir à travers l'éminente dignité qu'elles reconnaissaient à la femme et à travers certains vestiges du matriarcat vieil-européen [31]. Il impliquait aussi, avec l'instauration et la pérennisation de l'état d'exception, la suspension ou la suppression définitive des libertés publiques. Il impliquait enfin que les rapports verticaux de domination-subordination (en allemand, Herrschaft) l'emportassent sur les rapports horizontaux d'entraide, de coopération et de camaraderie (Genossenschaft).

    L'introuvable fraternité néo-droitière

    Véritable pilier d'un ordre fraternel lorsque s'affirme sa prédominance, la Genossenschaft, décrite comme la forme sociale et juridique naturelle, quasi-spontanée, de la vie collective parmi les populations germaniques tout au long de l'Antiquité, du Moyen-Âge et au-delà même de l'introduction dans le Saint-Empire du droit romain tardif, fut longuement étudiée par Otto von Gierke (1841-1921). S'inspirant, sans le citer, de Gierke et se réclamant ouvertement de Rousseau [32], ayant aussi à l'esprit la sociabilité des partis ouvriers où les termes Genosse (compagnon, camarade) et Volksgenosse étaient en usage courant et fortement chargés de sens, le comte Reventlow, chef de file de l'aile gauche du mouvement völkisch au cours des années 1920-1930, s'attacha pour sa part à définir une Volksgenossenschaft, une Genossenschaft élargie au peuple tout entier, dans laquelle il discernait le fondement éthique autant que pratique d'un "socialisme allemand" situé aux antipodes du marxisme. Il caractérisait avant toute autre chose la Volksgenossenschaft par « l'engagement réciproque de chaque Volksgenosse l'un à l'égard de l'autre, de la Totalité populaire à l'égard du Volksgenosse pris isolément et de l'individu à l'égard de la Totalité » [33] et trahissait ainsi la double influence rousseauiste et gierkienne qu'il avait subie. Rousseau n'évoquait-il pas en effet dans le Contrat social “l'engagement réciproque de tous envers chacun” découlant du dit contrat et Gierke, dans "Privatrecht", le "rapport de réciprocité" qui se crée au sein de la Genossenschaft « non seulement entre (ses) membres, mais aussi entre chaque membre et le Tout » ?

    On retrouve ici le Céline des Beaux draps. Évoquant un “vrai” code de la famille qui réunirait « toutes les familles dans une seule, avec égalité des ressources, de droit, de fraternité », il conviait ses lecteurs à ce « que les enfants des autres vous deviennent presque aussi chers, aussi précieux que les vôtres, que vous pensiez aussi à eux comme des enfants d'une même famille, la vôtre, la France toute entière ». Puis, excipant d'une conception personnelle du "racisme", proche des thèmes völkisch développés en Allemagne, il déclarait : « Racisme, c'est famille, famille, c'est égalité, c'est tous pour un et un pour tous. C'est les petits gnières qu'ont pas de dents que les autres font manger de la soupe. Au sort commun pas de bâtards, pas de réprouvés, pas de puants, dans la même nation, la même race, pas de gâtés non plus, de petits maîtres. Plus d'exploitation de l'homme par l'homme. Plus de damnés de la terre. C'est fini. Plus de fainéants, plus de maquereaux non plus, plus de caïds, plus d'hommes à deux, trois estomacs ».

    Le basculement des Völkischen, à l'instigation de Reventlow, vers le “socialisme allemand” traduisait de toute évidence le passage de leur mouvement de la pure négativité à une certaine positivité [34], de l'hostilité vis-à-vis des juifs — dont, pour la plupart, ils ne se départirent jamais totalement (Reventlow, par ex., demeura d'un antisémitisme rabique) — à l'amitié fondatrice vis-à-vis des Allemands non juifs, ou, plus rarement, des Allemands de toutes origines confessionnelles. Ce basculement, parallèle à celui qui les conduisit à délaisser le pangermanisme au profit d'un internationalisme de facture völkisch visant à défendre la “substance” ethnique et à promouvoir l'indépendance des peuples, avec la création en 1925 d'un Secrétariat pour les peuples opprimés dirigé par Reinhold Wulle et Reventlow, s'opéra en grande partie sous l'influence de la défaite de 1918 et de la transformation de l'Allemagne en « colonie industrielle de l'Entente » selon les termes de l'économiste soviétique Eugen Varga, lesquelles les contraignirent à réviser leurs options antérieures [35]. Même s'il ne fut pas complet, un tel basculement paraît en l'état actuel des choses ne pas pouvoir se produire en France, tant l'extrême-droite semble n'y exprimer que le ressentiment haineux d'une partie de la population et non l'aspiration à une véritable "fraternité française", en dépit du nom donné assez récemment à l'une de ses structures ; or, la fraternité entre ceux d'un même peuple, les Völkischen des années 1920-1930 l'avaient connue au Front, pendant la Grande Guerre, et dans les ligues de jeunesse, et c'est pourquoi, ils la voulaient revivre en temps de paix et à l'échelle de l'Allemagne. 

    Issue de l'extrême-droite française — coalition hétéroclite des vaincus de l'histoire du siècle écoulé : monarchistes, pétainistes, fascistes, catholiques traditionalistes ou intégristes et défenseurs de l'Empire colonial, pour ne citer qu'eux — la ND en partagea à l'origine les entêtantes aversions [36], avant de leur en substituer de nouvelles que l'on peut ranger grosso modo dans 3 grandes catégories distinctes : l'anti-judéochristianisme, l'anti-américanisme et l'anti-libéralisme.

    Il n'est pas seulement nécessaire d'examiner ici si de telles aversions paraissent justifiées, mais aussi d'apprécier si elles n'auraient pas ôté à la ND le désir d'introduire de la fraternité dans la vie collective des Français et des Européens ou empêché que ce désir s'y fasse simplement jour.

    Contre Athènes,  pour Jérusalem

    Appeler judéo-chrétien le christianisme dans sa totalité en raison de ses prétendues origines juives nous paraît aussi peu pertinent que de ranger au sein d'une même tradition “abrahamique” le judaïsme, le christianisme et l'islam. De fait, le vocable "judéo-christianisme" ne semble devoir s'appliquer à bon escient qu'aux diverses sectes juives messianiques des tout premiers siècles de notre ère provenant directement du mouvement essénien avec lesquelles l'Église catholique naissante, s'inspirant de l'exemple de Marcion, avait clairement rompu : ces sectes possédait chacune leur messie et leurs prophètes, qui ne céderont que tardivement la place à Jésus et ses apôtres. Marcion, fils d'un évêque de Sinope, né vers 85, fut le premier à rejeter en bloc l'Ancien Testament, à stigmatiser les juifs pour avoir refusé de reconnaître le Messie et l'avoir condamné au supplice. Probablement créa-t-il aussi en partie au moins le personnage de Paul de Tarse, habilement présenté comme son précurseur en ce qu'il aurait prôné la conversion des goyim, l'abandon de la Torah et donc celui des interdits alimentaires et de la circoncision. Bien que son enseignement dualiste, qui opposait à Yahvé le Dieu bon du Nouveau Testament, et son refus de l'Ancien Testament aient été condamnés par l'Église, il ne fait pas de doute que l'apport de Marcion à la doctrine catholique, ne serait-ce qu'à travers l'invention de Paul, a été considérable, que la déjudaïsation du christianisme et sa transformation en helléno-christianisme, la dépolitisation de la geste christique (nécessaire prélude à l'acceptation du christianisme par Rome), ainsi arrachée aux Zélotes qui voulaient restaurer le Royaume d'Israël, et sa spiritualisation — “Mon Royaume n'est pas de ce monde” —, doivent pour l'essentiel lui être attribuées [37].

    Il faut ici se rendre à l'évidence : ce n'est pas au judéo-christianisme que nos ancêtres ont eu affaire, ce ne sont pas ses représentants mais ceux de l'helléno-christianisme, produit de l'aggiornamento paulinien et marcionite, qui convertirent de force l'Europe païenne et l'asservirent, en tentant de briser ses structures communautaires et de transformer le mental de ses habitants. À cet égard, l'argumentation avancée par Yvan Blot pour souligner les rapports entre l'hellénisme (on devrait plutôt dire : la civilisation hellénistique) et le christianisme est tout à fait pertinente, même s'il ne fait pas de doute qu'Y. Blot poursuivait, en mettant en lumière de tels rapports, un but stratégique précis : rapprocher dans une commune adhésion à l'helléno-christianisme les tendances catholique et néo-droitière du FN [38]. Nietzsche lui-même, malgré le lien de filiation qu'il établissait entre le christianisme et le judaïsme, également méprisables à ses yeux, ne manqua pas — lui qui définissait sa philosophie comme « un platonisme inversé » [39] — de voir dans le christianisme un « platonisme du peuple » [40] et de distinguer dans les religions hellénistiques, dans « la perversion des âmes par les notions de faute, de châtiment et d'immortalité » qu'on doit leur imputer, un « christianisme latent » [41].

    Le christianisme apparaît essentiellement tributaire de l'eschatologie iranienne, produit de la réforme religieuse attribuée à Zoroastre, d'une part, de l'individualisme et du cosmopolitisme religieux de l'ère hellénistique, nés de la disparition de la Cité grecque et de la religion olympienne qui lui était associée, de l'autre. Par l'intermédiaire d'une partie du judaïsme post-exilique alors aux prises avec la caste sacerdotale des Sadducéens, gardienne de l'orthodoxie et de l'orthopraxie juives, le christianisme emprunta à l'eschatologie iranienne l'idée d'une fin des temps marquée par la résurrection des morts et le jugement dernier [42]. Il en hérita également un dualisme mitigé plaçant face à Dieu, quoiqu'à un niveau ontologique inférieur, Satan, l'Ange déchu incarnation du Mal. Aux religions hellénistiques, dont l'impact sur le judaïsme se limita surtout à la diaspora, il prit la volonté d'arracher l'homme aux liens sacrés qui l'attachent à sa communauté d'origine pour ne considérer en lui que l'individu et assurer son salut. Or, rien, assurément, n'est plus étranger au judaïsme que cette économie du salut individuel. Martin Buber en témoigne lorsqu'il soutient que « l'un des principaux points de désaccord qui opposent le christianisme au judaïsme réside justement dans le fait que le christianisme assigne à tout homme pour but suprême le salut de son âme propre. Aux yeux du judaïsme, chaque âme humaine est un élément servant dans la création de Dieu qui est appelée à devenir, par l'action de l'homme, le royaume de Dieu ; ainsi il n'est fixé à aucune âme de but à l'intérieur d'elle-même, dans son propre salut. Chacune doit, il est vrai, se connaître, se purifier, s'accomplir, mais pas pour son propre compte, pas pour le bénéfice de son bonheur terrestre ni pour celui de sa béatitude céleste, mais pour le bénéfice du travail par lequel elle a mission d'influer sur le monde de Dieu. Il convient de s'oublier et de songer au monde » [43].

    Le christianisme n'aurait en définitive retenu du judaïsme, outre la référence biblique qui campe le décor historique de la Révélation [44], que (si l'on peut dire) le monothéisme absolu et l'impératif d'assujettir la Terre à l'homme.

    Cet impératif est peut-être apparu assez tard chez les Hébreux, lorsqu'ils abandonnèrent le nomadisme pour le sédentarisme et s'installèrent à demeure dans le pays de Canaan, intégrant ainsi les principaux éléments de la Révolution néolithique. Quant au monothéisme absolu, les Juifs n'en firent leur credo qu'aux derniers temps de leur exil à Babylone. À l'origine monolâtres (adorateurs d'un dieu parmi d'autres), les Hébreux tenaient pour leur dieu tribal, Yahvé. Une fois implantés en pays de Canaan, dont les habitants honoraient El, Baal et Astarté, pour ne citer que les divinités les plus importantes, ils résistèrent mal à la tentation d'abandonner Yahvé au profit du polythéisme local ou à celle de le confondre avec l'un des dieux du panthéon cananéen. La réaction des prophètes, qui dénonçaient cette tentation comme une “abomination”, visait à défendre la spécificité religieuse, et, partant, l'identité même des Hébreux, menacés d'assimilation aux populations conquises. Jusqu'à la fin de l'exil babylonien, cependant, les Hébreux admirent sans difficultés l'existence, à côté de Yahvé ou au-dessous de lui, des dieux vénérés par les autres peuples. C'est avec le Second Esaïe que se fit jour et s'affirma explicitement l'idée selon laquelle il n'y avait pas d'autre dieu que Yahvé. Cette prétention à servir le seul vrai dieu, dans laquelle il faut sans doute discerner à l'instar de Nietzsche une compensation à l'état d'impuissance où se trouvaient réduits les Juifs exilés [45], et ses implications universalisantes ne métamorphosèrent pas pour autant les Juifs en cosmopolites. Hésitant entre l'extermination des autres peuples et leur conversion, ils n'envisageaient pas que cette conversion éventuelle ait pour effet d'entraîner la fusion ou la disparition des peuples, à commencer par celui d'Israël, destiné à assumer le rôle d'un peuple de prêtres, de kohanim [46].

    Bien après que l'exil babylonien eut pris fin, le triomphe d'Alexandre et la domination des Diadoques confrontèrent les Juifs au cosmopolitisme. Entre les années 175 et 167 précédant notre ère, le ralliement des élites juives au modèle hellénistique dans une Judée soumise au pouvoir séleucide, la volonté du Grand Pontife Yéhoshoua, rebaptisé Jason, et de son successeur Ménélas de mettre fin au particularisme juif jugé “barbare”, en abolissant la Torah et en identifiant le dieu des Juifs aux dieux majeurs des autres Orientaux — Zeus et Baal —, suscitèrent l'hostilité du peuple et provoquèrent la révolte des Maccabées. Victorieux, ces derniers écrasèrent le parti cosmopolite et rendirent son indépendance à la Judée.

    À la lumière de cette histoire, s'il nous fallait, conformément au vœu émis il y a quelques années par l'intelligentsia parisienne, “choisir entre Athènes et Jérusalem”, nous n'hésiterions pas un instant. Contrairement à A. de Benoist, et pour des raisons exactement inverses de celles de BHL, nous choisirions Jérusalem, parce que cette ville fut le sanctuaire du seul peuple de l'Antiquité qui refusa, à cause d'un attachement forcené à sa pureté rituelle, de se laisser dissoudre dans le melting pot hellénistique. Pour la même raison, il nous est difficile de ne pas approuver Ernst Bloch quand, confronté à l'antisémitisme nazi, une réaction d'orgueil le poussa à écrire que « si de purs Frisons vivaient ici, le discours sur la race viendrait au moins d'une bouche elle-même racée » et qu'il était absurde « qu'un peuple aux métissages sans nombre » (le peuple allemand, qu'il considérait comme un mélange de Celtes, de Romains, de Germains et de Slaves) « prétende être pur à cent pour cent pour calomnier Israël et traiter en paria une race forgée depuis des siècles » [47].

    Nous sommes tous des Juifs allemands !

    Après avoir exonéré le judaïsme d'une grande part de la responsabilité qu'en règle générale on lui attribue dans la naissance du christianisme, il convient de s'interroger sur l'éventuel apport du judaïsme européen à une démarche soucieuse de restaurer ce que le christianisme a détruit, lorsque la conversion forcée des Européens provoqua leur acculturation, lorsque la Réforme et la Contre-Réforme entraînèrent la christianisation en profondeur d'une Europe demeurée encore largement païenne, lorsqu'avec la sécularisation du message chrétien, la quête d'un bonheur individuel aisément quantifiable se substitua en tant qu'impératif catégorique à celle du salut individuel, ouvrant ainsi la voie à l'emprise sur nos sociétés du marché auto-régulateur.

    S'agissant de la génération des intellectuels juifs-allemands nés dans les années 1880-1890, cet apport nous semble particulièrement important et décisif. Issus de la bourgeoisie juive récemment émancipée et assimilée, attachée aux acquis des Lumières, ces jeunes gens épousèrent à l'Université, où leurs parents les avaient envoyés, le "romantisme anticapitaliste", que Michael Löwy définit comme « une vision du monde caractérisée par une critique plus ou moins radicale de la civilisation industrielle/bourgeoise au nom de valeurs sociales, culturelles, éthiques ou religieuses précapitalistes » [48], dans lequel communiaient alors tant leurs enseignants que leurs condisciples. Une telle adhésion devait entraîner chez ceux d'entre eux qui ne pouvaient (totalement) se retrouver dans le passé germanique de l'Allemagne, la redécouverte de leur identité juive et de ce qui à leurs yeux en constituait le noyau : le messianisme, dans ses aspects à la fois "restitutionniste" (visant à rétablir l'Âge d'Or) et utopique (exprimant l'espoir en un lendemain non-encore-advenu, où toute loi et toute autorité humaines auront été abolies pour laisser place au gouvernement direct de Dieu) [49]. Leurs inclinations messianiques autant que leur situation de "groupe-paria", tenu malgré leur assimilation à l'écart des couches dirigeantes allemandes [50], donnèrent à leur "romantisme anticapitaliste" et aux aspirations communautaires dont il était porteur une radicalité et une cohérence qu'on ne retrouve pas ailleurs, y compris au sein de la Révolution conservatrice allemande et chez ses héritiers français de la ND, que ce soit dans la description du mal inhérent à la modernité post-chrétienne — « le devenir-marchandise de tous les hommes et de toutes les choses » (Ernst Bloch [51]) — ou dans celle des remèdes à lui apporter, avec l'exploration des conditions propices à l'instauration d'un dialogue authentique, à l'établissement de l'immédiateté entre les hommes au sein d'une vraie communauté, « là où existe déjà un peuple ayant le sens de l'appartenance et de la cohésion nationale, là où le lien originel du sang et de la destinée ont déjà jeté (ses) fondations » (M. Buber [52]).

    On ne s'étonnera donc pas que nous nous sentions fort proches d'eux et même — concordance de vue oblige — que nous nous reconnaissions très largement en eux.

    Martin Buber, prophète de la communauté

    Le personnage majeur dans cette constellation juive-allemande est à notre avis Martin Buber, à la fois à cause du rayonnement de sa pensée et du fait qu'il ait réussi à lui donner une portée concrète. Né à Vienne en 1878, élevé par ses grands-parents en Galicie, alors possession autrichienne, M. Buber fut étudiant à Vienne, à Leipzig et à Berlin, où il se lia d'amitié avec Gustav Landauer, un anarchiste féru de mystique médiévale qui l'éveilla à la vie communautaire et en compagnie duquel il se joignit un temps à la Nouvelle Communauté fondée par 2 écrivains fort en vue à l'époque, les frères Hart. Militant sioniste dès 1898, mais opposé à la ligne politique défendue par Theodor Herzl et à sa vision de l'implantation juive en Palestine directement inspirée des principes du colonialisme européen, Buber appartenait également aux milieux néo-romantiques allemands ainsi qu'en témoignent les liens étroits qui l'unissaient à l'éditeur Eugen Diederichs, lequel publia d'ailleurs en 1909 ses Confessions extatiques (traduites il y a 3 ans en français chez Grasset). Excellent connaisseur des courants spirituels propres à la Chine, à l'Inde, au monde arabo-musulman et à l'Europe chrétienne — il obtint son doctorat en 1904 après avoir soutenu une thèse sur “la théorie de l'individuation dans la pensée de Nicolas de Cuse et de Jacob Böhme” —, Buber ne redécouvrit qu'assez tardivement, l'année même de sa soutenance de thèse, la tradition juive, plus précisément hassidique, de son enfance. Sa plongée au cœur de l'univers hassidique s'avéra déterminante pour Buber : il y trouva, en effet, une communauté vivante des plus authentiques, communauté des hommes entre eux et, simultanément, indissolublement devrait-on dire, communauté des hommes avec Dieu, dont tout la vie « était une vie vécue devant la face de Dieu » et qui, conformément à cette tendance juive à "la réalisation" que Buber décrivit plus tard, plaçait sa dévotion non dans une croyance coupée du monde mais dans l'action. Le hassidisme, à l'esprit duquel il resta toute sa vie fidèle, inspira à Buber son livre Je et Tu, paru en 1923, où sont exposés les fondements mêmes de sa philosophie politique.

    Il existe, nous disait Buber, 2 manières pour l'homme d'être-au-monde, l'une à travers le rapport Je-Tu, le seul à mériter l'appellation de "relation", l'autre à travers le rapport Je-Cela. Même si le Je leur est commun, on remarquera qu'il n'est pourtant pas identique dans les 2 cas : « le Je du couple verbal Je-Tu est autre que celui du couple verbal Je-Cela », notait M. Buber, qui ajoutait plus loin : « Il n'y a pas de Je en soi » [53]. Le Je, s'il n'est pas modifié par le rapport Je-Cela, se construit indiscutablement sous l'effet du rapport Je-Tu. Ce dernier est un « face-à-face exclusif » [54] qui suppose et nécessite un engagement, une mobilisation de l'être entier. C'est un rapport immédiat et réciproque. Dans le rapport Je-Cela, le Cela n'est qu'une chose parmi d'autres, un objet dont on a une connaissance empirique, un moyen pour arriver à un but.

    Le Tu est inné et premier chez l'homme, précisait M. Buber. On en observe la présence dans sa vie pré-natale et pendant les premières années de l'enfance avant même que l'homme n'accède à la conscience du Je. Ce n'est que lorsque cette conscience se fait jour en lui que naît le rapport Je-Cela qui va désormais dominer son existence. « L'homme devenu un Je, qui dit Je-Cela, se plante en observateur devant les choses au lieu de les placer en face de lui pour l'échange vivant des fluides réciproques. Penché sur les choses, une à une, avec la loupe objectivante de son regard de myope, ou les ordonnant en un panorama grâce au télescope objectivant de son regard de presbyte, il les isole pour les considérer sans aucun sentiment de réciprocité exclusive, ou il les groupe sans aucun sentiment de l'unité cosmique » [55]. Le Tu éternel (Dieu), soulignait Buber, constitue le paradigme et l'expression la plus haute de tous les Tu. Il se manifeste chaque fois que s'établit un rapport Je-Tu, quel que soit le Tu concerné. Buber nous en livrait la raison dans un texte écrit cinq ans avant son maître-livre : c'est entre nous et non en chacun de nous, bien qu'y ait été "déposé en germe l'Être total", que peut s'accomplir pleinement le divin [56].

    Le Je-Cela est certes nécessaire à l'homme. Toutefois Buber, qui constatait qu'à tout moment le rapport Je-Cela peut céder la place au rapport Je-Tu, ou l'inverse se produire, estimait indispensable d'enrayer la croissante affirmation du premier et d'encourager le second, qu'il nommera bientôt : "dialogue". « L'homme ne peut vivre sans le Cela. Mais s'il ne vit qu'avec le Cela, il n'est pas pleinement un homme » [57]. C'est ce qui détermina Buber à prendre parti en faveur d'un « renouvellement du judaïsme » (c'est le titre qu'il donna à l'une de ses conférences, prononcée au cours de l'année 1911) sous l'égide du hassidisme et, pour les juifs autant que pour les non juifs, en faveur d'un socialisme et d'un nationalisme "dialogiques".

    Dépositaire de la conception du socialisme développée par son ami Gustav Landauer, qui proposait que des coopératives intégrales, colonies mi-agricoles mi-industrielles au sein desquelles se réaliseraient le travail et la vie en commun des hommes, se substituent aux entreprises capitalistes, et qu'évinçant les États, elles se regroupent en fédérations régionales et ethniques, Buber percevait le socialisme comme un “dire Tu” dans le domaine de la production et de l'échange des biens et des services où le rapport Je-Cela paraissait devoir régner sans partage. Le nationalisme, tel qu'il l'appréhendait, relevait de la même logique puisqu'il avait pour fonction d'instaurer, ou plutôt de favoriser (car le verbe “instaurer” n'est pas sans évoquer une certaine contrainte qui n'a pas sa place ici), une prééminence du rapport Je-Tu entre tous ceux qui se reconnaissent membres du même peuple, entre "camarades du peuple" (Volksgenossen), pour reprendre l'expression chère au comte Reventlow [58], d'une part, et entre les peuples eux-mêmes, d'autre part. Pas plus que Reventlow, Buber n'imaginait pas que le socialisme et le nationalisme dont il s'était fait l'apôtre puissent être dissociés l'un de l'autre. Après avoir longuement cité Landauer — « Cette ressemblance, cette égalité dans l'inégal, cette propriété particulière qui lie ensemble les gens d'un même pays, cet esprit commun, tout cela est un fait actuel. Ne le laissez pas échapper, vous qui êtes des hommes libres et des socialistes ; le socialisme, la liberté et la justice peuvent seulement être institués entre ceux qui ont été solidaires depuis toujours ; le socialisme ne peut pas être établi dans l'abstrait, mais seulement dans une multiplicité concrète selon les harmonies des peuples » —, Buber pouvait écrire : « Ici se découvre la vraie connexion entre nation et socialisme : la proximité réciproque des gens d'un même pays dans la manière d'être, la langue, le fonds traditionnel, la mémoire d'un destin commun, c'est tout cela qui prédispose durablement à une existence communautaire » [59].

    Les idées de M. Buber ne restèrent pas confinées dans la théorie : leur auteur parvint en effet à leur faire prendre corps grâce en premier lieu à l'influence qu'il exerça sur le sionisme allemand. Conférencier du Cercle Bar Kochba de Prague (du nom du chef de la dernière révolte juive contre Rome entre 132 et 135 de notre ère), Buber y prononça devant un public germanophone, au cours des années 1909 à 1911, ses célèbres “discours sur le judaïsme”, qui devaient profondément marquer son auditoire et transformer la vision du monde de nombreux adhérents du Club, au nombre desquels figuraient Hugo Bergmann, Franz Kafka, Hans Kohn et Robert Weltsch. Puis, après avoir lancé en 1916 le mensuel Der Jude, il devint le principal inspirateur des groupes sionistes nés au sein du mouvement de jeunesse juif-allemand, en particulier de l'importante ligue Blau-Weiss (Bleu et Blanc) [60]. À travers le sionisme allemand, son influence se fit sentir en Palestine sur les colons juifs qui s'y étaient installés. Parmi eux, les membres de la Légion du travail et de Hachomer Hatzair (Jeune Garde), venus d'Europe centrale dans les années 1919-1920 pour fonder des villages coopératifs, les kibboutzim, se réclamaient ouvertement de sa pensée [61]. C'est dire que cette dernière constitua, concurremment au populisme russe et au marxisme, l'une des principales sources d'inspiration de l'expérience kibboutzique, que Buber, ayant passé en revue les diverses expérimentations communautaires de type socialiste du précédent siècle et demi, qualifiera en 1945 de « non-échec exemplaire » [62]. Par l'entremise du sionisme allemand, les idées de M. Buber rencontrèrent également un certain écho chez les nationalistes allemands eux-mêmes. À titre d'exemple de l'intérêt suscité dans ces milieux par la thématique buberienne, George Mosse cite un dénommé Karl Bückmann, auteur völkisch pour qui les “discours sur le judaïsme” constituaient la preuve que « l'éthique juive », tout comme « l'éthique allemande », était enracinée dans le Volk [63]. Cette appréciation, en rupture avec l'antisémitisme propre aux milieux en question, poussa celui qui l'émit à réévaluer très positivement le judaïsme et à préconiser une entente entre sionistes et nationalistes allemands sur le fondement d'une judéité et d'une germanité fièrement assumées. Buber, de son côté, manifesta tout au long de sa vie une nette propension à nouer ce dialogue inter-national(iste) qu'il prônait dans ses écrits, comme le montraient son amitié avec Eugen Diederichs, le principal éditeur de la Révolution conservatrice allemande et des courants qui y avaient conflué, ou avec Jakob Wilhelm Hauer, ancien missionnaire protestant aux Indes devenu le chef de file des néo-païens allemands [64], et son engagement dans les organisations Brit Chalom (Alliance pour la paix) et Ihoud (Union), favorables à la coxistence pacifique des peuples juif et arabe sur le sol palestinien et à la création d'un État binational aux lieu et place d'un État juif où les Arabes n'auraient pas leur place [65].

    70 ans après la parution du livre de Bückmann, la redécouverte de la pensée de Buber par Henning Eichberg devait s'avérer extrêmement féconde. Ancien correspondant de Nouvelle École en Allemagne au début des années 1970, figure emblématique de la ND allemande, Eichberg s'était peu à peu éloigné de cette mouvance pour se tourner vers la scène alternative, écolo-pacifiste, et proposer à ses acteurs un nationalisme de rupture, de "déconnexion". Son engagement personnel (autant que sa situation de Silésien exilé, d'abord en RDA, puis en RFA) et son statut de sociologue de la culture l'ayant conduit à étudier le fait identitaire, il trouva chez Buber la clé d'une "trialectique" de l'identité nationale, opposant à l'identité "subjective" (le Je) et à l'identité "objective" (le Cela) une identité relationnelle qui se construit précisément dans le dialogue, et découvrit en même temps, dans le domaine de la praxis politique, celle d'une trialectique du nationalisme qu'il avait lui-même précédemment ébauchée [66].

    Également historien des idées, Eichberg confère à la pensée de Buber une dimension insoupçonnée jusqu'alors, en soutenant qu'elle constitue en quelque sorte l'aboutissement de l'aspiration à la fraternité incluse dans le nationalisme des Herder, Jahn et Grundtvig, et qu'elle porte cette aspiration à son degré le plus élevé de cohérence.

    Une telle approche s'inscrit certes dans le cadre d'une analyse scientifique mais elle ouvre aussi des perspectives d'action politique — et "métapolitique" ! Évoquant dans un article intitulé « Das revolutionäre Du : Über den dritten Weg » [67] le tryptique républicain dont nous avons fait la trame du présent exposé, Eichberg remarque que si ses 2 premières composantes ont été appelées après la Révolution française à s'incarner caricaturalement, pour la liberté, dans le marché libre et, pour l'égalité, dans l'État-Providence, la fraternité n'a guère trouvé de sites où elle aurait pu s'épanouir, si l'on excepte le Danemark et l'économie coopérative qui s'y développa à la fin du XIXe siècle sous l'impulsion de la Gauche paysanne et de ses chefs, disciples du pasteur Grundtvig, si l'on excepte aussi le Yichouv (la communauté juive de Palestine) et ses kibboutzim aujourd'hui délaissés. Elle reste donc à réaliser et la "société civile" qui en serait l'expression, dense réseau associatif et coopératif régi par le Tu fraternel (car pour s'associer et coopérer, il faut se dire tu), reste à bâtir dans les interstices de l'État et du marché avant de pouvoir se substituer en partie au moins à eux. Ce à quoi Eichberg, à la suite de Buber, nous convie.

    Il eût été bon que la ND, délaissant un moment les abstractions intellectuelles où elle paraît se complaire pour s'attacher au réel, nous y conviât aussi, d'autant que, loin de participer d'une conception irénique et donc fallacieuse des rapports humains, la fraternité constitue en fait la seule assurance de survie, la seule garantie d'avenir, face aux probables crises, pour ne pas dire catastrophes, économiques, écologiques, démographiques et autres, à venir. Rattrapée par le cours de l'histoire, l'aristocratie de l'esprit néo-droitière se trouvera demain bien isolée dans ses officines désertes, à moins que d'ici là, évitant toute promiscuité, elle ne se soit massivement reproduite par clônage pour pouvoir faire face aux évènements ! A. de Benoist avait pourtant il y a plusieurs années proposé de lier la démocratie organique dont il se réclamait à la fraternité. « Les démocraties libérales ont exploité le mot liberté. Les "démocraties populaires" se sont emparés de l'égalité. La démocratie organique, fondée sur la souveraineté nationale et populaire, pourrait être celle de la fraternité », écrivait-il alors [68]. Mais, soit qu'il n'ait pas été entendu des siens, soit qu'il n'ait pas désiré pousser plus avant, cette intéressante piste semble n'avoir été que fugitivement abordée.

    Une Amérique de caricature

    Après le judéo-christianisme, l'Amérique constitue l'une des principales phobies de la ND. C'est là quelque chose que, pour l'essentiel, nous partageons avec elle. L'existence de l'Amérique n'est pas douteuse, à la différence de celle du "judéo-christianisme" au sens où l'entend la ND, et à celui qui, tel l'auteur de ces lignes, assista, alors qu'il n'était qu'un adolescent aux convictions anticommunistes affirmées, à la fuite honteuse des conseillers américains et au lachâge du Sud-Vietnam par les États-Unis en 1975, le dégoût d'une certaine Amérique, l'exécration de la puissance américaine s'imposent comme une évidence.

    Nous aurions donc mauvaise grâce à vilipender l'article de Nouvelle École consacré à l'américanisme (l'american way of life) dans lequel se trouvaient recensés les griefs de la ND à son encontre tant la dénonciation des travers de l'Amérique y sonne juste, même si nous ne partageons pas le point de vue obsessionnellement anti-égalitaire de ses auteurs [69]. Mais, quoiqu'en disent ces derniers, on aura compris qu'ils s'en prenaient moins à l'Amérique réelle qu'à l'image qui en est depuis longtemps  proposée à l'étranger à titre de modèle et d'article d'exportation. Aussi la virulence de certains de leurs propos nous paraît-elle parfois se tromper d'objet.

    Dans l'entame de leur article, les dits auteurs constataient — c'est un argument qui sera développé tout au long de l'article — que « si l"idéologie américaine" est l'un des déchets de la (vieille civilisation europénne et judéo-chrétienne), l'Amérique est elle-même le déchet matériel [70] de l'Europe. Tout ce que l'Europe ne supportait pas, tout ce qui, en Europe, ne supportait pas l'Europe et ne se supportait pas : puritains aux prises avec l'anglicanisme, catholiques persécutés par les protestants, protestants persécutés par les catholiques, Juifs victimes des pogromes, mal nourris ayant pris leur terre en horreur, asociaux et déclassés de toutes sortes, etc. — tout cela a donné naissance au peuple américain. Dès son origine, l'Amérique naît d'un refus de l'Europe, voire d'une haine de l'Europe, d'un désir de vengeance et de revanche sur l'Europe » [71]. Cette proposition qui ne faisait qu'inverser celle du général Patton mentionnée dans le même article [72], se gardait bien de chercher les raisons exactes qui ont pu conduire des millions d'Européens à abandonner leur pays natal pour rallier le Nouveau Monde.

    Loin de ne compter que des fanatiques religieux, les gros bataillons de l'émigration, dans les 2 premiers siècles de la colonisation de l'Amérique du Nord, étaient composés de paysans anglais et écossais, il est vrai souvent en butte à des persécutions de la part de l'Église d'Angleterre, mais surtout victimes, pour les uns des enclosures, pour les autres, des clearances, au moyen desquelles l'oligarchie marchande britannique parvint à s'emparer de ce qui, traditionnellement, appartenaient aux communautés villageoises ou aux clans, réduisant du coup les paysans à la misère. Confrontés chez eux à un phénomène similaire, nombre de paysans allemands et scandinaves durent se résoudre également à traverser l'Atlantique. On voit bien que l'Europe désertée par ces populations était en pleine mutation, une mutation d'où devait naître le capitalisme industriel, et qu'en s'en éloignant, elles n'aspiraient qu'à survivre et à recréer les communautés dont le démantèlement en Europe avait été la principale cause de leur départ. La présence massive sur le sol américain de telles communautés investies de la propriété des terres et s'autogouvernant dans une quasi-indépendance n'échappa d'ailleurs ni aux auteurs Blu-Bo (Blut und Boden) comme Walter Darré, ni à des auteurs marxistes ou marxisants comme Karl-Ludwig Schibel [73]. Ces communautés périclitèrent certes peu à peu sous l'effet notamment de l'industrialisation, mais leur souvenir encore très vivace devait inspirer à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci les projets de réforme agraire du socialiste Henry George (accueillis avec enthousiasme et repris à leur compte par les réformateurs locaux dans les Iles britanniques et en Allemagne) et de certains de ses contemporains favorables à la nationalisation des bien-fonds ou de la rente foncière.

    Au cours du XIXe siècle, les États-Unis accueillirent plusieurs vagues de réfugiés politiques, et ce, dès les premières mesures de répression prises par la Sainte-Alliance à l'encontre des meneurs présumés de l'agitation nationaliste en Allemagne, au lendemain du Congrès de Karlsbad de 1819. Le plus déterminé de ces meneurs, Karl Follen, chef de file de la faction des Unbedingten (Inconditionnels) au sein de la Burschenschaft, dut fuir en Amérique du Nord afin d'échapper à la police. Il y devint professeur à l'Université de Harvard [74]. Les quarante-huitards furent nombreux à l'imiter, la plupart venant également d'Allemagne ou d'Irlande. Aussitôt installés, ces réfugiés n'hésitèrent pas à s'impliquer pleinement dans la vie politique américaine. Les Allemands, qui pour beaucoup avaient appartenu aux sociétés de gymnastique patriotiques, les Turnvereine, reformèrent ces sociétés aux États-Unis et les fédérèrent en 1851 en une Ligue socialiste. Hostiles à l'esclavage (ils prirent part aux affrontements visant à en empêcher l'introduction dans le territoire du Kansas-Nebraska), au “nativisme” et au sectarisme WASP, ils composèrent l'un des plus fermes soutiens de Lincoln, dont les fiefs électoraux se situaient précisément dans les États à forte population allemande, et prirent les armes contre le Sud pendant la Guerre de Sécession [75]. Même si l'appui des révolutionnaires irlandais (les Fenians) à Lincoln et à son parti fut beaucoup plus modeste que celui de leurs camarades allemands — ils étaient en effet dans les grandes villes du Nord souvent liés à la machine électorale démocrate —, même si une partie (minoritaire) d'entre eux épousa la cause sudiste, leur contribution à l'effort de guerre de l'Union apparut lui aussi considérable : leurs engagés volontaires ne représentaient-ils pas la totalité des effectifs d'une quinzaine au moins de régiments nordistes ? [76]

    On peut donc dire que ces nationalistes, qui conservaient des liens étroits, tant affectifs que matériels, avec leur mère-patrie, concoururent d'une manière décisive à l'émergence de l'Amérique moderne, conséquence directe de la Guerre de Sécession remportée par l'Union et de l'abolition de l'esclavage.

    En retour, l'Amérique se révéla être le lieu où les formes les plus radicales du nationalisme irlandais et allemand, le national-communisme de James Connolly, d'Heinrich Laufenberg et de Fritz Wolffheim, puisèrent leur inspiration. Expatriés aux États-Unis, Connolly et Wolffheim avaient, à l'instar de maintes autres figures du mouvement ouvrier européen, milité pendant plusieurs années au sein du puissant syndicat révolutionnaire qui s'y était développé à partir de 1905, les Industrial Workers of the World, lequel, rompant avec le traditionnel syndicalisme de métier anglo-saxon, prétendait rassembler tous les ouvriers en une seule grande organisation (One Big Union). Revenus au pays, Connolly et Wolffheim y ramenèrent l'idée à l'origine spécifiquement américaine d'une nécessaire union syndicale (et politique) du prolétariat qui le rendrait apte à s'emparer sans difficultés des moyens de production [77]. Cette idée glissa tout naturellement vers celle d'une union de la nation laborieuse toute entière, prolétariat industriel compris, arrachant à la bourgeoisie la propriété et la gestion des moyens de production.

    Comme on le voit, les ponts furent loin d'être coupés entre l'Ancien et le Nouveau Monde et, de ce fait, l'assertion selon laquelle les émigrés, qui souvent ne demeuraient aux États-Unis que quelques années, le temps que la situation politique s'apaise ou que leur situation matérielle s'améliore, et retournaient chez eux dès que cela leur était possible, nourrissaient un “refus” ou une “haine de l'Europe” paraît très exagérée.

    Pour les auteurs de l'article de Nouvelle École, il ne saurait être question de différencier « artificiellement le peuple américain de son gouvernement (ou, ce qui revient au même, de n'expliquer les défauts de l'Amérique que par des facteurs économiques, politiques ou sociaux étroitement circonscrits dans le temps) » [78]. Tel n'est pourtant pas notre avis.

    Les rapports entre les Américains et leur gouvernement ont longtemps été extrêmement distants. Nous avons déjà signalé que les premiers colons ne se préoccupaient guère que du destin de leur communauté villagoise. Lorsque leur perspective s'élargit, ce ne fut presque jamais au-delà des frontières de leur État. Les États fédérés constituaient le cadre normal de la vie politique américaine et le restèrent jusqu'au New Deal et à la naissance de l'État-Providence, voire bien après. L'histoire très mouvementée de la Louisiane ou du Missouri par ex., qui changèrent à de multiples reprises de constitution, en atteste. Aujourd'hui encore, si les électeurs s'intéressent de près à l'élection de leur sheriff, de leur maire ou de leur conseil local de parents d'élèves, ils témoignent d'une indifférence certaine à l'égard de l'élection du président et du Congrès dont ils boudent les scrutins. Les taux d'abstention que l'on constate régulièrement lors de ces consultations suffiraient à ôter toute légitimité démocratique à un chef d'État ou à un parlement européen [79]. Phénomène nouveau : l'indifférence des Américains se mue peu à peu, dans certaines franges de la population blanche, en une hostilité déclarée, avec le développement des milices qui se donnent pour mission de lutter contre les empiètements du gouvernement fédéral.

    L'isolationnisme, tentation permanente de la politique étrangère américaine, paraît être d'une nature similaire à celle de l'abstentionnisme, traduisant comme lui la méfiance des Américains vis-à-vis du gouvernement fédéral, suspecté de vouloir réduire l'autonomie des États et des communautés et de mettre à profit les aventures lointaines et les entreprises impérialistes dans lesquelles il s'engage afin de s'octroyer des pouvoirs accrus. Le peuple américain semble ainsi confusément faire sienne la maxime de Marx : « le peuple qui en opprime un autre ne peut être libre lui-même ». Que dire alors du fait que, malgré son opposition à l'entrée en guerre des États-Unis en 1914-1918 et 1939-1945, sans compter les conflits de moindre importance, le peuple américain s'y soit trouvé entraîné, sinon que ses représentants — comme c'est la règle dans toute "démocratie" représentative, et pas seulement aux États-Unis — ont trahi sa volonté ?

    De même que la nécessité se fait sentir de distinguer, contre l'opinion des auteurs de l'article de Nouvelle École, entre le peuple et le gouvernement américains, il est impératif de dissocier le peuple américain de la "civilisation" dont on l'estime généralement porteur. Cette civilisation, qui présente un aspect exclusivement quantitatif parfaitement mis en lumière dans Nouvelle École, n'est la civilisation d'aucun peuple, pas même, en dépit de ses manques, celle du peuple américain. Elle n'est que l'expression (la “superstructure”, pourrait-on dire en langage marxiste) d'un capitalisme entièrement fondé sur la production et la consommation de masse.  L'américanisme ou ce qui passe pour tel peut se définir, pour paraphraser Lénine, comme “le stade ultime du capitalisme”, marqué tout à la fois par son expansion planétaire et par son emprise totale sur le corps social. L'Amérique n'a atteint ce stade plus précocement que le reste du monde et ne l'y a entraîné, contraint et forcé, que parce qu'elle ne possédait pas ce qui aurait pu en freiner la survenue : une tradition étatique, mêlée à la très prégnante nostalgie des sociétés traditionnelles (précapitalistes) soigneusement entretenue en Europe par le romantisme [80], nostalgie dont on ne retrouve pas, malgré Henry George et les siens, l'équivalent aux États-Unis.

    En Europe et au Japon, la politique de déréglementation initiée par les pouvoirs publics et le démantèlement progressif de l'État-Providence (auquel il faut ajouter les menaces pesant sur la cogestion en Allemagne et sur la politique contractuelle en France), l'arasement des identités populaires et la perte de la notion même d'intérêt collectif qui en résulte, effets prévisibles de l'instauration d'un marché mondial unifié, ont débouché sur la crise des modèles “rhénan” et “nippon” de capitalisme décrits par Michel Albert dans un livre célèbre [81], et conduit à un alignement général sur le modèle “américain”. Il serait toutefois erroné d'en déduire que cet alignement se serait réalisé au détriment des patrons européens et (au moins jusqu'au récent krach financier qui a touché l'Asie) japonais. Ces derniers, bien au contraire, se sont vus ainsi délestés d'un certain nombre de pesanteurs, d'un certain nombre de contraintes qui les gênaient dans leur compétition avec les Américains, et ont montré leur capacité à fabriquer et à vendre des produits de même facture, c'est-à-dire aussi peu identifiables à une culture que les leurs. L'exemple du fast-food est particulièrement parlant à cet égard : rien ne sépare en effet les grandes chaînes européennes telles que Quick des chaînes américaines dans ce domaine. On conviendra pourtant avec nous que l'alimentation est un élément parmi les plus importants de l'identité des peuples. Leur culture culinaire n'est rien moins que la façon dont ils accommodent le monde qui les entoure pour pouvoir le manger et le boire. En extirpant cette culture, c'est une des bases de la "sensualité sociale", de la "corporalité sociale" constitutives de leur identité (cf. Henning Eichberg [82]) que l'on détruit.

    Il devient difficile de ne pas confondre l'Union européenne et les populations qui y vivent avec l'Amérique du Nord et ses habitants. Si l'on voulait résumer la situation en une formule simple, on pourrait énoncer que, désormais, l'Europe, c'est les États-Unis, les musées en plus et les libertés en moins, du fait de la multiplication des lois visant à limiter sous divers prétextes le port d'armes ou la liberté d'expression.

    Pour autant, l'uniformisation n'a pas mis fin à la rivalité latente entre les États-Unis, d'un côté, l'Europe et le Japon, de l'autre. En fait, elle l'aurait plutôt exacerbée puisque désormais tous vendent les mêmes produits à tous. C'est en partie la raison pour laquelle on voit apparaître dans les instances dirigeantes de l'Union européenne ou, plus modestement en France, dans certains cercles droitiers d'obédience libérale un discours anti-américain qui n'y avait jusqu'alors aucune place. Ce discours se nourrit parfois d'un argumentaire emprunté à la ND. Cependant, la rivalité euro-américaine n'y est pas conçue en termes “civilisationnels”, c'est-à-dire politiques et sociaux, modèle contre modèle, mais en termes "concurrentiels", au sein d'un même modèle. Le XIVe colloque du Club de l'Horloge traitant de « L'hégémonie américaine et l'indépendance de l'Europe » (oct. 1998) nous en offre la démonstration éclatante : l'Amérique est l'ennemi dont on veut appliquer, pour le vaincre, les recettes monétaristes. Les représentants de la Nouvelle Economie invités au colloque, les professeurs Florin Aftalion et Jacques Garello, y ont orienté leurs interventions dans ce sens.

    Est-il utile de préciser ici que cet anti-américanisme, auquel la ND a, volens nolens, préparé la voie, nous paraît éminemment suspect, que l'affrontement dépeint par ses porte-parole ne nous concerne en rien et que rien ne nous incite à vouloir nous y impliquer ? Peu nous importe d'être transformés en hamburgers par des Européens plutôt que par des Américains ! Nous tenons bien évidemment dans la même suspicion la récente poussée d'anti-américanisme au sein de la classe politico-médiatique française, voire plus généralement européenne, dont la servilité à l'égard des États-Unis a toujours été la règle. Ce brusque retournement d'opinion causé par les procédures déclenchées dans le cadre des institutions américaines contre leur maître de Washington, William Clinton, présenté comme la malheureuse victime expiatoire de la nouvelle inquisition puritaine, n'a conduit personne à s'inquiéter et à s'indigner de ce que les péripéties de l'affaire Lewinski, amplifiées par une poignée de cambistes, aient pu avoir d'énormes répercussions sur les places boursières de la planète et de ce que le sort de l'économie mondiale ait été ainsi suspendu à la braguette du faune de la Maison blanche.

    En mettant l'accent sur “l'idéologie américaine” — le puritanisme — et en négligeant quelque peu la réalité capitaliste de l'Amérique moderne (dont les liens avec “l'idéologie américaine” sont plus complexes que ne le laisse entendre la ND [83]), réalité qui embrasse maintenant le monde entier, l'anti-américanisme de la ND nous semble ne s'attacher qu'à la surface des choses. Il en va pareillement de son anti-libéralisme.

    Le règne occulté de la marchandise

    Nous ne pensons pas nous tromper en décelant chez Moeller van den Bruck la principale source de cet anti-libéralisme : la référence moellerienne n'apparaît-elle pas récurrente dans les écrits d'A. de Benoist ? Figure dominante de la Révolution conservatrice allemande, plus spécialement du courant "jeune-conservateur" au sein de cette nébuleuse, Moeller van den Bruck, après avoir vécu plusieurs années en France et vagabondé à travers l'Europe, intégra pendant la Grande Guerre un service de propagande de l'armée où il se lia d'amitié avec des représentants de l'aristocratie et des milieux d'affaires. Au sortir du conflit, il créa en compagnie de certains d'entre eux le Club de Juin, tout à la fois société de pensée et cercle d'influence financé par des subventions patronales [84], dont la doctrine, exposée par Moeller dans un ouvrage promis à une renommée considérable, Le Troisième Reich, reposait sur l'opposition entre le conservatisme, connoté positivement — “conservateur” était défini comme l'équivalent d'“organique” — et le libéralisme destructeur. L'hostilité de Moeller, toutefois, ne s'étendait pas au libéralisme économique laissé volontairement hors d'atteinte (exception faite du libre-échange) [85]. Aussi, le socialisme qu'il prônait, s'étant emparé en bon professionnel de la propagande d'un vocable chargé d'affect, bien qu'il ait été qualifié poliment par Louis Dupeux d'"éthique" [86], n'était-il rien moins que verbal et ne pouvait-il qu'aboutir, en exaltant la hiérarchie et la solidarité inter-classiste, à renforcer le pouvoir discrétionnaire du patronat au sein des entreprises (ce qui, il faut bien le reconnaître, correspondait tout à fait aux attentes de ses bailleurs de fonds). L'expérience hitlérienne, qui reprit à son compte, non sans les caricaturer, voire les dénaturer, les idées lancées par Moeller van den Bruck, dans lesquelles ses promoteurs trouvèrent une légitimité intellectuelle et une apparence de projet politique, en apporta la preuve.

    Le nazisme, observait avec justesse Ernst Bloch, s'attachait à plaquer un discours “organique” sur une réalité qui ne l'était pas : la réalité de la société et de l'entreprise capitalistes, où la plupart des rapports humains se révèlent n'être en définitive que des rapports marchands [87]. L'omniprésence dans l'Allemagne hitlérienne de la thématique du Sang et du Sol ne saurait en effet nous cacher qu'à l'inverse de ce vers quoi le rappel incessant de cette thématique aurait dû tendre, les rapports de parenté, préalablement étendus à l'ensemble du peuple allemand, n'ont pas été transposés dans le domaine économique pour y fonctionner (grâce à des mesures de socialisation) comme des rapports de production, conformément à la description que faisait Marx des sociétés précapitalistes, en particulier des communautés germaniques “primitives” [88], et n'ont en aucune manière remplacé les rapports marchands restés prédominants entre Allemands. On peut même dire que la sphère de la marchandise s'est élargie sous le Troisième Reich, au point d'inclure le système concentrationnaire en grande partie géré par les Konzerne de l'industrie lourde et de l'industrie chimique. Le nazisme n'apparaît donc nullement comme une utopie archaïsante visant à ce que l'Allemagne moderne s'inspire de l'antique sociabilité germanique dont la nostalgie est présente autant dans les écrits de Marx, d'Engels et de Rosa Luxemburg [89] que dans ceux des auteurs Blu-Bo, mais comme un habillage idéologique du capitalisme allemand. Si le néo-socialiste Georges Roditi avait raison d'écrire en 1935 que « toute révolution véritable est en elle-même une réconciliation, la naissance d'une nouvelle communauté humaine, d'un nouveau principe d'amour et de parenté entre les hommes » [90], l'ancien chef de file du néo-socialisme acquis à la Collaboration, Marcel Déat, s'illusionnait lorsqu'il affirmait presque dix ans plus tard que le nazisme avait mis au monde « une communauté vivante où la fraternité abstraite est remplacée par la parenté de sang » [91].

    En dépit du fait que ses publications comportent de nombreuses allusions à ce sujet, la ND n'a pas réussi à prendre toute la mesure de ce phénomène majeur de la modernité capitaliste qu'est la “réification” (Versachlichung / Verdinglichung), c'est-à-dire la substitution croissante des rapports entre les choses, entre les marchandises, aux rapports entre les hommes, laquelle aurait à en croire l'économiste Michel Beaud atteint ces dernières années sa phase ultime [92]. C'est un phénomène qu'à l'évidence, on ne peut combattre par un simple aménagement du vocabulaire comme prétend le faire la ND. Les résultats d'une telle action seraient d'ailleurs désastreux, car en baptisant, ainsi que l'ont fait le jeune-conservatisme et le nazisme, de mots évoquant une réalité organique la réalité contraire, on n'aboutit qu'à subvertir le langage. Sans doute manquait-il, et manque-t-il toujours, à la ND les outils conceptuels qui lui auraient permis d'accéder à la claire connaissance du phénomène en question. Une critique de la ND sur ce point ne saurait faire l'économie d'un recours à de tels outils, mis à notre disposition par Marx et divers représentants du marxisme non-orthodoxe, au premier rang desquels figurent György Lukács, Lucien Goldmann ou Guy Debord [93].

    Conclusion

    Nous voici ramenés à notre point de départ. Les critiques que nous avons formulées à l'encontre de la ND ne préjugent pas entièrement de l'échec ou de la réussite de cette dernière dans la tentative qui est la sienne depuis maintenant 30 ans de s'affirmer pleinement dans le monde des idées et de marquer son époque. De ce point de vue, l'apport personnel des principaux auteurs issus des rangs de la ND, A. de Benoist, G. Faye ou R. Steuckers, pour ne citer qu'eux, nous paraît d'importance et pourrait nous incliner à parler ici d'une certaine réussite, d'autant que les revues qu'ils ont fondées, Krisis et Vouloir, permettent à cet apport de se prolonger et de s'amplifier à mesure que leurs numéros paraissent.

    Il n'en va pas du tout de même en revanche s'agissant de la mouvance néo-droitière prise dans son ensemble. Bien qu'elle se soit toujours targuée d'être “en phase” avec l'Histoire, la ND s'est trouvée dans l'incapacité de se positionner face aux évènements historiques majeurs de ces 20 dernières années. Railler Francis Fukuyama et ses prédictions sur la sortie de l'Histoire est une chose, faire mieux que lui et comprendre l'Histoire que nous vivons en est une autre. Nous choisirons 2 exemples significatifs à l'appui de nos dires : l'émergence du FN en France et la guerre dans l'ex-Yougoslavie. En ces 2 occasions, on remarquera que la ND s'est divisée et que ses tenants ont eu une nette tendance à adopter un parti en totale contradiction avec celui qu'il défendait précédemment. Ce qui en dit long sur la sincérité de leurs orientations antérieures !

    Le FN et sa percée électorale des années 1980 ont suscité 2 types de réactions opposées chez les dirigeants de la ND : le dédain affecté d'A. de Benoist et de ses fidèles, imitant à l'égard de ce mouvement plébéien et populiste et de son chef le mépris que manifestaient Moeller van den Bruck et Ernst Jünger vis-à-vis du nazisme et d'Hitler, et le ralliement inconditionnel à Le Pen de ceux que, depuis la fin de la guerre d'Algérie, la tentation activiste tenaillait sans que leur participation au “combat culturel” mené par le GRECE ait pu leur apporter la satisfaction qu'ils en attendaient. Mais pire que cela — car ces 2 attitudes, pour être critiquables, n'en sont pas moins honorables —, on vit se précipiter sur le FN et sa presse amie un foule grouillante de plumitifs néo-droitiers en quête de piges à écrire, de livres à rédiger pour le compte de tel ou tel responsable du mouvement et de postes de permanents à occuper.

    Il aurait été bien sûr souhaitable que, confrontée à la montée du FN — une occurrence rendue en grande partie prévisible du fait de l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 — et à ses inévitables retombées dans le domaine “culturel” où elle entendait se maintenir, la ND arrêtât une stratégie commune, soit qu'elle convînt d'investir massivement le FN et d'influer sur sa ligne politique, soit qu'elle constituât hors du FN et contre lui son propre mouvement, soit enfin qu'elle décidât purement et simplement de l'ignorer. Au lieu de cela, elle choisit l'éparpillement et l'incohérence, ses tenants obéissant le plus souvent dans leur démarche individuelle à des motifs purement alimentaires.

    La ND parut décontenancée devant l'effondrement du Mur de Berlin qu'elle avait pourtant ardemment souhaité. Il y avait certes de quoi. Mais, un peu plus tard, la guerre en ex-Yougoslavie, conséquence directe de la chute du Mur, devait la laisser totalement désemparée. Les belles idées qu'elle professait sur l'Europe et sa nécessaire unité politique, sur les droits des peuples, son islamophilie solidement argumentée subirent alors, si l'on peut dire, l'épreuve du feu. Quand ils ne renvoyaient pas dos à dos les belligérants, prétendant observer à leur endroit une prudente neutralité, les tenants de la ND se partageaient, à l'image de l'extrême-droite française, entre pro-croates et pro-serbes. Les premiers, s'appuyant sur le souvenir de l'Oustacha, considéraient les Croates, "traditionnels" alliés de l'Autriche et de l'Allemagne, comme l'un des piliers de la Mitteleuropa à laquelle allaient leurs sympathies. Leurs contradicteurs estimaient, eux, que les Serbes s'opposaient ouvertement aux États-Unis et méritaient pour cette raison d'être soutenus. Tous communiaient dans l'hostilité à l'égard des Bosniaques musulmans, soupçonnés de menées islamistes destinées à destabiliser les Balkans au profit de la Turquie ou de l'Arabie séoudite et, donc, des États-Unis. En se déterminant de la sorte, le plus souvent dans les colonnes des organes de presse proches du FN —  le point de vue pro-serbe s'exprima avec une particulière vigueur au sein de l'éphémère quotidien mégrétiste Le Français —, les plumitifs néo-droitiers firent une fois de plus la preuve du caractère quelque peu superficiel de leur savoir.

    La germanophobie (et l'austrophobie) sans concessions des fondateurs du nationalisme croate, Ante Starãeviç et Eugen Kvaternik, et de la plupart de leurs disciples (oustachis exceptés, il est vrai), qui explique en partie au moins l'engagement massif de la population croate dans la résistance titiste pendant la Seconde Guerre mondiale, était visiblement passée inaperçue des uns, tout comme l'orientation nettement serbophile des dirigeants allemands au cours de la Grande Guerre ou des chefs nazis, jusqu'au coup d'État qui, le 27 avril 1941, renversa leur interlocuteur, le régent de Yougoslavie, Paul Karadjordjeviç, devenu un précieux partenaire de l'Axe et du Pacte Antikomintern. L'étroitesse des liens unissant le secteur militaro-industriel serbo-yougoslave à l'establishment américain, symbolisé par la nomination en 1992 au poste de premier ministre de la mini-Yougoslavie réduite à la Serbie et au Monténégro d'un citoyen américain, ami proche et associé du secrétaire d'État de l'époque, alors même que la communauté internationale avait voté les premières sanctions contre la Yougoslavie, n'eut pas l'heur de retenir l'attention des autres. Pas plus que la patience fort suspecte des États-Unis vis-à-vis des violations répétées des résolutions du Conseil de sécurité des Nations-Unies imputables à la partie serbe, patience — pour ne pas dire complicité — dont témoignaient parfaitement les manœuvres de l'ambassadrice américaine à l'O.N.U., Madeleine Albright, visant à empêcher tout condamnation ferme de la Serbie, au moment notamment de l'assaut contre les bastions musulmans de Bosnie orientale en 1993.

    Il n'était guère question dans tout cela de l'évidence : de l'agression serbe et de ce que cette dernière était à l'origine du premier conflit armé en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Étant donné les convictions européennes que la ND affichait, on aurait pu s'attendre de la part de ses tenants à une dénonciation unanime de l'expansionnisme serbe, d'autant que celui-ci, encouragé par l'Église orthodoxe, prétendait défendre et propager la vraie foi byzantine, démontrant ainsi la justesse des analyses néo-droitières sur la nocivité des monothéismes. Or, il n'en fut rien. La ND, malgré qu'elle en ait fait l'un de ses thèmes favoris, les opposant volontiers à l'idéologie des droits de l'homme, tira également un trait sur les droits des peuples. Pourtant, prendre dans cette guerre le parti qui s'imposait n'aurait point signifié que l'on préférait les Croates et les Bosniaques, en tant que peuples, aux Serbes, mais simplement que l'on approuvait le droit du peuple croate et du peuple bosniaque à l'autodétermination.

    La ND, toutes tendances pro-croate et pro-serbe confondues, manifesta une nette aversion pour la cause bosniaque. Sans doute n'y faut-il voir qu'une conséquence du soutien qu'apporta de son côté BHL à la dite cause, la ND ne parvenant à satisfaire le besoin de se définir qu'en s'opposant aux ennemis qu'elle s'était choisis. Deux raisons furent toutefois avancées afin de justifier cette aversion : l'islamisme supposé des Bosniaques musulmans, prétendument instrumentalisé par les États-Unis, et l'idée généralement admise par les divers analystes selon laquelle il n'existait pas de peuple bosniaque, pas de nation bosniaque, la Bosnie-Herzégovine n'étant d'après eux qu'un conglomérat de populations très différentes, mal appariées, voire franchement hostiles les unes aux autres. La première de ces raisons faisait bon marché de la distinction, devenue classique depuis les travaux de sociologie religieuse du doyen Le Bras, entre musulmans sociologiques limitant leur piété à l'accomplissement au sein de l'islam des rites de passage (catégorie dans laquelle on pouvait ranger la plupart des Bosniaques musulmans), musulmans pratiquants (une minorité), et islamistes opérant le transfert du religieux au politique (une infime minorité). La seconde ignorait le fait qu'avant d'être séparés de force, une majorité de Bosniaques, musulmans, orthodoxes, catholiques et juifs, s'identifiaient à une seule et même nation bosniaque, conçue comme une communauté d'origine et de destin, et que l'existence de cette nation se fondait sur mille ans d'histoire commune aux divers groupes confessionnels qui peuplaient le pays.

    La guerre dans l'ex-Yougoslavie a servi, nous semble-t-il, de révélateur. Elle a montré que la ND ne croyait pas vraiment en ses propres idées, quand ces idées ne découlaient pas directement de l'obsession anti-égalitaire qui la taraude, et qu'elle ne comprenait pas non plus le monde dans lequel elle était plongée. Aussi, nous ne saurions proposer ici une quelconque "refondation" de cette mouvance, puisque celle-ci, ainsi que nous l'avons énoncé au début de notre article, repose toute entière sur un malentendu, malentendu relatif aux présupposés de sa démarche, à la nature de cette démarche et à son but. En en faisant la critique, nous avons suggéré que l'exigence d'une liberté, d'une égalité et d'une fraternité concrètes au sein d'un peuple concret, exigence profondément enracinée dans notre mental et notre histoire d'Européens, pourrait constituer, hors du champ idéologique des droites, un programme d'action politique et "métapolitique" pour tous ceux que la ND a déçus.

    ► Thierry Mudry, Vouloir n°146/148, 1999.

     


    Notes :

    • 1 : Tournant illustré en particulier par la parution du n°34 d'élements intitulé « Pour en finir avec la civilisation occidentale ».
    • 2 : Combien de fois avons-nous entendu cet argument spécieux dans la bouche des cadres de la ND : "peu importe le vecteur qui portera nos idées, l'essentiel est de les faire connaître" ? À supposer que ceux qui affirmaient une telle chose aient été sincères, c'était oublier un peu vite qu'en matière de communication politique, aucun doute n'est permis : medium is message. C'était oublier également qu'en dépit de ses efforts, la ND ne parvint jamais – et de loin – à imposer son hégémonie idéologique dans les milieux concernés face au libéralisme ou au catholicisme qui y conservaient la totale maîtrise du projet et du discours politiques.
    • 3 : « Plaisir du lien social… avec les sophistes », in Études et recherches n°7, ("revue théorique et polémique publiée par l'association GRECE") été 1989, p. 55 à 60.
    • 4 : Bien que la référence athénienne sans cesse évoquée au sein de cette mouvance nous y incite inlassablement. La référence précisément athénienne, et non pas plus généralement hellénique, n'est pas innocente. Il existait bien d'autres cités qu'Athènes en Grèce et bien d'autres modèles grecs que le modèle athénien, honni des philosophes qui lui préféraient Sparte où la Vérité était plus à l'honneur que dans la cité de l'Attique.
    • 5 : « Arthur Moeller van den Bruck : une "question à la destinée allemande" », in Nouvelle École n°35, hiver 1979-1980, p. 40 à 69, et préface de La révolution des peuples jeunes, Pardès, 1993, p. 7 à 74.
    • 6 : Cf. Les enfants de Caïn, Stock, 1977.
    • 7 : Nouvelle École n°21-22, hiver 1972-1973, p. 10-11.
    • 8 : Max Escalon de Fonton, « La fin du monde des chasseurs et la naissance de la guerre », in Le Courrier du CNRS n°25, juil. 1977, p. 28 à 33.
    • 9 : Op. cit., p. 252 à 272.
    • 10 : Max Escalon de Fonton, op. cit., p. 31 (On peut lire dans la "Genèse", 4: 2, qu'Abel était berger et Caïn, laboureur !).
    • 11 : Le même cas de figure se présenta, entre autres lieux, à Rome quand les gentes, plutôt que de régler leurs litiges par la force, décidèrent de recourir à l'arbitrage et que les patres familias des différentes gentes se reconnurent comme égaux et se garantirent réciproquement la jouissance des mêmes droits (J. Declareuil "Rome et l'organisation du droit", Albin Michel, 1924, p. 45).
    • 12 : Membre de la Democratic Féderation de Hyndman dès 1883, il créa en 1885 avec l'approbation d'Engels la Socialist League. Agitateur politique, William Morris fut aussi un poète, un artisan qui, à la tête de la Morris Firm, une « coopérative d'art décoratif aux multiples activités : décoration murale, sculpture, vitrail, ferronnerie, joaillerie, mobilier, broderie, gravure, poterie, reliure, tissage, tapisserie, enluminure, teinture », mena « croisade contre le hideux bric-à-brac des salons victoriens » (Paul Meier, « William Morris (1834-1896) », in Nouvelles de Nulle Part, éd. sociales, 1961, p. 17), et l'animateur de la Société pour la protection des monuments anciens. Il se fit, de la même manière que Paul Schultze-Naumburg, Theodor Fritsch et Heinrich Pudor en Allemagne, orientation politique réactionnaire et obsessions antisémites en moins, le promoteur d'une culture völkisch ambitionnant de structurer la vie quotidienne à travers notamment une certaine approche (d'inspiration néo-médiévale) de l'urbanisme, de l'architecture et de la décoration intérieure.
    • 13 : On se reportera ici au dossier d'orientation de la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen, fiche n°4.300, 5 oct. 1987. Il y était proposé, entre autres choses, de remplacer respectivement les termes "masses", "classes", "injustices sociales", "inégalités sociales", "privilégiés" ou "nantis"… par "peuple", "catégories professionnelles", "différences sociales", "différences (naturelles)", "décideurs" ou "responsables" – exemple typique d'une démarche qui prétend transformer le réel en lui donnant un autre nom et n'aboutit qu'à le figer et à l'approuver en l'état.
    • 14: Cf. Albert Regnard "Aryens et Sémites. Le bilan du christianisme et du judaïsme", VI : "La société aryenne en Grèce" et VII : "La société romaine", in La Revue socialiste n°50 et 58, février et octobre 1889, p. 171 à 189 et 401 à 421. C'est bien évidemment de l'égalité sociale qu'il s'agit ici, c'est-à-dire d'"une égalité des biens sinon complète, au moins suffisante pour que l'égalité des droits ne devienne pas une mystification" (Albert Regnard, op. cit., in La Revue socialiste n°30, juin 1887, p. 513).
    • 15 : « Pour une nouvelle aristocratie », in Actes du 10ème colloque du GRECE, p. 86.
    • 16 : John Bartier, « Quételet politique » et Julien Freund, « Quételet et Auguste Comte » (texte repris dans D'Auguste Comte à Max Weber, Economica, 1992, p. 18 à 34) in Adolphe Quételet, 1796-1874, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1977, p. 20 à 64 (Cette idée signifie que l'homme moyen voyant sa condition s'améliorer et son niveau s'élever, l'ensemble des hommes constituant la société devrait peu à peu s'aligner sur lui).
    • 17 : "Je décrète salaire national 100 francs par jour maximum et les revenus tout pareillement pour les bourgeois qui restent encore, bribes de rentes, ainsi je n'affame personne en attendant l'ordre nouveau. Personne peut gagner plus de 100 balles, dictateur compris, salaire national, la livre nationale. Tout le surplus passe à l'État. Cure radicale des jaloux. 100 francs pour le célibataire, 150 pour les ménages, 200 avec trois enfants, 25 francs en sus à partir du troisième môme. Le grand salaire maxima : 300 francs par jour pour le Père Gigogne".
    • 18 : Germinal, 28 avril 1944.
    • 19 : André Leroi-Gourhan, « La fonction des signes dans les sanctuaires paléolithiques », in Bulletin de la Société préhistorique française, tome LV, fascicules 5-6, 7-8 et 9, 1958, et Max Escalon de Fonton, « Le cheminement chrono-géographique du concept trinitaire », in Connaissance des religions, vol. VIII, n°1, 1992, p. 21 à 35.
    • 20 : Entretiens avec Didier Eribon, Gal., 1987, p. 112.
    • 21 : "Des supplices", LXVI (On sait que plusieurs lois – les lois Valeria, Porcia et Sempronia –  protégeaient le citoyen romain et interdisaient que l'on porte atteinte à sa liberté, à son intégrité et à sa vie).
    • 22 : Maurice Gravier, Les Scandinaves – Histoire des peuples scandinaves : Épanouissement de leur civilisation, des origines à la Réforme, Paris, éd. Lidis-Brepols, 1984, p. 214.
    • 23 : La religion des anciens Scandinaves, Payot, 1981, p. 218.
    • 24 : Ibid., p. 218 à 220.
    • 25 : Julien Ries, « L'expérience du sacré dans la vie de l'homme indo-européen », in Traité d'anthropologie du sacré, vol. 2 : L'homme indo-européen et le sacré, Aix-en-Provence, Édisud, 1995, p. 286.
    • 26 : Renchérissant sur Montesquieu, l'un des Pères fondateurs des États-Unis chargé de rédiger la Déclaration d'indépendance de 1776, Thomas Jefferson, ne soulignait-il pas que ses compatriotes et lui-même descendaient des Saxons, lesquels ayant « quitté les bois sauvages de l'Europe septentrionale où ils sont nés, se sont rendus maîtres de l'île britannique (…) et y ont établi ce système de lois qui a fait si longtemps la gloire et la sûreté de ce pays » (Jean Plumyène, Les nations romantiques : Histoire du nationalisme – Le XIXe siècle, Fayard, 1979, p. 103).
    • 27 : Modèle décrit avec précision sur la foi des témoignages romains de l'époque par E. A. Thompson dans The Early Germans, Oxford, Clarendon Press, 1968.
    • 28 : Jean-Paul Allard, « La royauté wotanique des Germains », in Études indo-européennes  n°1 et 2, janv. et avril 1982, p. 65 à 83 et 31 à 57. Article paru d'abord dans Études et recherches n°4-5 (supplément au n°19 d'éléments, janv. 1977), p. 41 à 69.
    • 29 : Max Weber, qui se prononça en 1919 en faveur d'une République plébiscitaire (Führerdemokratie), avait repris cette opposition à son compte en distinguant entre les dominations traditionnelle, légale-bureaucratique et charismatique.
    • 30 : Dans une remarquable conférence prononcée lors de la première université d'été de la FACE en juillet 1993, Isabelle Fournier a montré que la femme était totalement absente de l'univers intellectuel d'Ernst Jünger. Lui et ses épigones se trouvaient fort éloignés de l'aspiration à l'union des complémentaires et à un retour vers l'état principiel androgynique de l'homme qui caractérisait l'approche traditionnelle, redécouverte par les Romantiques (Georges Gusdorf L'homme romantique, Payot, 1984, p. 220 à 237), des rapports entre les sexes.
    • 31 : Bien qu'elle ait clairement affiché des convictions néo-païennes, l'Américaine d'origine lithuanienne Marija Gimbutas, professeur émérite d'archéologie européenne à l'Université de Californie-Los Angeles, aujourd'hui décédée, n'a guère retenu l'attention de la ND. Spécialiste du Néolithique, Marija Gimbutas estimait que s'étaient superposées en Europe à l'époque préhistorique deux couches civilisationnelles distinctes : une couche autochtone vieille-européenne, pacifique et matriarcale, et une couche proto-indo-européenne d'origine orientale, guerrière et patriarcale, qui ont fini par se mêler (The Civilization of the Goddess : The World of Old Europe, San Francisco, Harper, 1991). Le parti-pris patriarcaliste de la ND, rapprochant à bien des égards ses tenants de la tradition juive exécrée, la poussa également à dédaigner plusieurs auteurs de la Révolution conservatrice – les Cosmiques autour d'Alfred Schuler et de Ludwig Klages, Herman Wirth (encore qu'un article sur ce dernier ait paru jadis dans Nouvelle École) et Ernst Bergmann –, dont les intuitions largement corroborées par les travaux de Marija Gimbutas, nous paraissent plus porteuses de sens que la dérisoire exaltation d'une masculinité narcissique (et, de ce fait, fort peu virile !) souvent pratiquée dans les rangs de la ND.
    • 32 : Reventlow attribuait à Rousseau la paternité de l'idée de Volksgenossenschaft (Deutscher Sozialismus : Civitas Dei Germanica, Weimar, Alexander Duncker Verlag, 1930, p. 22), tout en déplorant que le philosophe genevois et ses contemporains aient été étrangers à la notion de "race" (ibid., p. 12 et 22). Point de vue qui doit être nuancé par le fait que dans le Contrat social, Rousseau estimait "propre à la législation", le peuple "déjà lié par quelque union d'origine ou d'intérêt" ("d'origine, d'intérêt ou de convention" dans la version définitive de l'ouvrage) et qu'il ait à maintes reprises proclamé son anticosmopolitisme (cf. ses Écrits sur l'Abbé de Saint-Pierre, son Projet de constitution pour la Corse et ses Considérations sur le gouvernement de Pologne).
    • 33 : Ibid., p. 156.
    • 34 : Jean-Pierre Faye y faisait allusion, non sans ironie, dans ses Langages totalitaires (Hermann, 1973, p. 192).
    • 35 : Toutefois, ce n'est pas dans ces milieux formant l'aile gauche du parti nazi, résolus à exclure du peuple allemand l'une de ses principales composantes et tentés malgré tout de définir la germanité et leur socialisme par opposition aux juifs et à leurs inclinations supposées (Ernst zu Reventlow, op. cit., p. 224 à 244), mais dans certains milieux sociaux-démocrates à la pointe du combat anti-hitlérien, dans la Bannière d'Empire (Reichsbanner), milice souvent aux prises avec les Sections d'assaut et interdite en 1933, chez un certain nombre de dirigeants de la SPD demeurés en Allemagne après cette date et plus tard impliqués dans la conspiration de juillet 1944 (l'ancien ministre hessois Wilhelm Leuschner et l'ancien député Julius Leber, qui auraient dû être respectivement vice-chancelier et ministre de l'Intérieur dans le gouvernement provisoire constitué après la réussite de la conspiration) ou chez d'autres, réfugiés à Prague et à Londres (l'ancien ministre prussien Wilhelm Sollmann et le chef de la social-démocratie allemande dans les Sudètes Wenzel Jaksch), que sera défini avec le plus de précision, de sensibilité et d'intelligence un socialisme allemand de facture national-populaire (Volkssozialismus).
    • 36 : Il suffit pour s'en convaincre de lire les numéros de la revue Europe-Action, où ses fondateurs signèrent leurs premiers articles.
    • 37 : Cf. Raoul Vaneigem, « La résistance au christianisme : Les hérésies des origines au XVIIIè siècle », Fayard, 1993.
    • 38 : « Hellénisme et christianisme », in Identité n°19, été 1993, p. 29 à 32.
    • 39 : M. Heidegger, Nietzsche I, Gal., 1971, p. 142.
    • 40 : Ibid., p. 147.
    • 41 : F. Nietzsche, L'Antéchrist : Imprécation contre le christianisme, Gal., 1974, p. 111.
    • 42 : Au sein de l'hébraïsme et du judaïsme ancien, on ne concevait pas qu'il puisse y avoir une vie après la mort (la mort est le monde du Chéol, du silence éternel) et que le Juste, fidèle à Yahvé, soit retribué ailleurs que dans cette vie.
    • 43 : Le chemin de l'homme d'après la tradition hassidique, Monaco, éd. du Rocher, 1989, p. 45.
    • 44 : Avec les religions révélées – le judaïsme prophétique, le christianisme et l'islam –, le récit religieux cesse d'être mythique pour devenir historique, note Mircea Eliade (Histoire des croyances et des idées religieuses, tome 1 : De l'Âge de Pierre aux Mystères d'Éleusis, Payot, 1983, p. 370). Toute tentative visant à mythifier la geste christique (comme ce fut le cas notamment dans certaines églises "chrétiennes-allemandes") conduit nécessairement ses promoteurs hors du christianisme.
    • 45 : « À l'origine, surtout au temps de la royauté, Israël aussi était à l'égard de toutes choses dans un rapport juste, c'est-à-dire naturel. Son Yahvé était l'expression du sentiment qu'il avait de sa puissance, de sa joie d'être soi, de son espoir en soi ; par lui, on espérait victoire et salut, en lui, on faisait confiance à la nature pour qu'elle donnât au peuple ce dont il avait besoin – avant tout de la pluie. Yahvé est le dieu d'Israël, et, par conséquent, le dieu de la Justice : telle est la logique de tout peuple qui a la puissance, et qui l'a avec bonne conscience. Dans le culte solennel s'expriment les deux aspects de cette autoapprobation d'un peuple : il est reconnaissant pour les grandes destinées auxquelles il doit son exaltation ; il est reconnaissant en fonction du cycle des saisons et du succès de ses cultures et de son élevage. Cet état de choses est resté longtemps l'idéal, même après avoir été aboli de bien triste façon : l'anarchie à l'intérieur, les Assyriens à l'extérieur (…) Mais", après la défaite et l'exil, "tout espérance resta vaine. – L'ancien dieu ne pouvait plus rien de ce qu'il avait su faire autrefois. On aurait dû le planter là. Or qu'arriva-t-il ? On transforma l'idée que l'on s'en faisait, on dénatura l'idée que l'on s'en faisait : c'est à ce prix qu'on le conserva » (L'Antéchrist…, op. cit., p. 43-44).
    • 46 : On se reportera ici à Adolphe Lods et à son livre intitulé Des prophètes à Jésus : Les prophètes d'Israël et les débuts du judaïsme, Albin Michel, 1969.
    • 47 : Héritage de ce temps, Payot, 1978, p. 43-44.
    • 48 : "Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d'affinité élective", PUF, 1988, p. 39 (Cf. également Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie : Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, 1992).
    • 49 : Michael Löwy, « Rédemption et utopie… », op. cit., p. 24 à 31.
    • 50 : Ibid., p. 49-50.
    • 51 : Op. cit., p. 109.
    • 52 : « La voie sainte : Parole adressée aux juifs et aux nations », in Judaïsme, Verdier, 1982, p. 110.
    • 53 : Je et Tu, Aubier, 1969, p. 19-20.
    • 54 : Ibid., p. 54.
    • 55 : Ibid., p. 53.
    • 56 : "La voie sainte", op. cit., p. 91.
    • 57 : Je et Tu, op. cit., p. 60.
    • 58 : N'ayant pas consulté (de loin s'en faut) l'intégralité des ouvrages et des articles de M. Buber en langue allemande, nous sommes incapables de dire si le terme Volksgenossenschaft utilisé par Ernst zu Reventlow le fut également par M. Buber. Ce qui nous semble certain en revanche, c'est que ce terme s'applique parfaitement, dans le sens que lui a donné Reventlow, à la relation privilégiée que Buber souhaitait voir s'établir sur le fondement de la commune appartenance à un peuple.
    • 59 : Utopie et socialisme, Aubier-Montaigne, 1977, p. 87-88.
    • 60 : Chaïm Schatzker, « Martin Buber's Influence on the Jewish Youth Movement in Germany », in Yearbook of the Leo Baeck Institute, XXIII, 1978, p. 151 à 171.
    • 61 : Walter Laqueur, Histoire du sionisme, t. 1, Tel/Gal., 1994, p. 432 et sq.
    • 62 : "Utopie et socialisme", op. cit., p. 213 (Ce point de vue peut paraître aujourd'hui quelque peu dépassé du fait de la crise que connaissent depuis ces dernières décennies les kibboutzim, désormais totalement marginalisés dans une société qui s'éloigne sans cesse un peu plus de l'idéal des pionniers d'Israël).
    • 63 : The Crisis of German Ideology : Intellectual Origins of the Third Reich, New York, Schocken Books, 1981, p. 182.
    • 64 : Il n'est pas sans intérêt de noter que le comte Reventlow participa en compagnie de Hauer au lancement, en juillet 1933, de la DGG, la Communauté de Croyance allemande, à laquelle Buber ne ménagea pas son soutien dans les premières semaines, voire les premiers mois de son existence.
    • 65 : M. Buber, Une terre et deux peuples : La question judéo-arabe. Textes réunis et présentés par Paul Mendes-Flohr, Paris, Lieu Commun, 1985.
    • 66 : Die Geschichte macht Sprünge : Fragen und Fragmente, Coblence, Verlag Siegfried Bublies, 1996, p. 50-51.
    • 67 : Ibid., pp. 103 à 114.
    • 68 : « Vers une démocratie organique », in éléments n°52, hiver 1985, repris in Démocratie : le problème, Labyrinthe, 1985, p. 77 à 82.
    • 69 : Robert de Herte et Hans-Jürgen Nigra, « Il était une fois l'Amérique », in Nouvelle École n°27-28, 1975, p. 9 à 96.
    • 70 : Doit-on entendre par là le "déchet biologique" ?
    • 71 : Ibid., p. 10.
    • 72 : S'adressant aux soldats américains avant qu'ils ne débarquent en Sicile au cours de l'été 1943, Patton leur déclarait : « Quand nous débarquerons, nous trouverons devant nous des soldats allemands et italiens que nous aurons l'honneur et le privilège d'attaquer et de détruire. Beaucoup parmi vous ont du sang italien ou allemand. Qu'ils se rappellent que leurs ancêtres aimaient tant la liberté qu'ils abandonnèrent leur foyer et leur pays pour traverser l'océan dans l'espoir de la trouver. Les ancêtres des gens que nous tueront n'eurent pas le courage de faire un tel sacrifice, et c'est pourquoi ils continuèrent à vivre comme des esclaves » (ibid., p. 12).
    • 73 : Michel Froissard, « La notion de commune », in Vouloir n°23-24, 1985. Émile de Laveleye étudiait, dans son ouvrage traitant De la propriété et de ses formes primitives (Felix Alcan, 1901, p. 267 à 271), ce type de communauté en milieu puritain et citait ce passage caractéristique d'un livre de Herbert B. Adams, de la Johns Hopkins University à Baltimore : « La reproduction de l'ancien système anglais des champs communs et de la propriété collective des terres arables et des pâturages est un chapitre intéressant de l'histoire agraire des anciens townships ou villages de la Nouvelle Angleterre. Presque tous avaient plus ou moins adopté ce régime » (ibid., p. 167).
    • 74 : Friedrich-Ludwig Jahn, 1778-1978, Munich et Bonn-Bad Godesberg, Heinz Moos Verlag et Inter Nationes, 1978, p. 94. C'est d'ailleurs en grande partie à lui et à son compagnon d'infortune, Karl Beck, tous deux anciens membres des sociétés de gymnastique fondées par Friedrich-Ludwig Jahn, que l'on doit l'introduction du sport dans le cursus scolaire et universitaire aux États-Unis.
    • 75 : Ibid., p. 72-73.
    • 76 : Mabel Gregory Walker donne une liste (non limitative) de ces régiments : les 37e, 42e, 63e, 69e, 88e, 155e, 164e, 170e, 182e régiments de New York, les 9e et 28e Massachussets, le 17e Michigan, le 10e Ohio, le 116e Pennsylvanie et le 17e Wisconsin (The Fenian Movement, Colorado Springs, Ralph Myles Publisher, 1969, p. 18-19). Quant aux réfugiés allemands, ils se regroupèrent notamment dans le 20e régiment de volontaires de New York, baptisé le Turner Rifles, qui se plaça sous le patronage posthume de Friedrich Ludwig Jahn.
    • 77 : Cf. Peter Berresford Ellis, James Connolly : Selected Writings, Harmondsworth, Penguin Books, 1973, p. 16 à 19, et Roger Faligot, J. Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, Maspéro, 1978, p. 110 à 113 ; Denis Authier et Jean Barrot, La gauche communiste en Allemagne, 1918-1921, Payot, 1976, p. 71 et 73.
    • 78 : Op. cit., p. 95.
    • 79 : Après une participation électorale exceptionnellement forte au cours des années 1950 et 1960, le taux d'abstention dépassa à partir du milieu des années 1970 la barre des 45%, s'agissant des élections présidentielles, et celle des 50%, s'agissant des élections des membres du Congrès.
    • 80 : Cf. Michael Löwy et Robert Sayre, op. cit.
    • 81 : Capitalisme contre capitalisme, Seuil, 1991.
    • 82 : « Wer sind wir eigentlich ? Zur Kultursoziologie als Identitätswissenschaft », in Die Geschichte macht Sprünge, op. cit., p. 71 à 88.
    • 83 : Nous renvoyons le lecteur à ce qu'écrit Werner Sombart sur le sujet dans Le bourgeois (Payot, 1966, p. 240 à 248) et à la note 72 du présent article qui évoque le penchant communaliste des colons puritains de Nouvelle-Angleterre.
    • 84 : Denis Goeldel, Moeller van den Bruck (1876-1925), un nationaliste contre la révolution, Francfort-sur-le-Main et Berne, Peter Lang, 1984, p. 564 à 568.
    • 85 : Ibid., p. 285 à 299.
    • 86 : Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l'expression "national-bolchevisme" en Allemagne, sous la République de Weimar, H. Champion, 1976, p. 473.
    • 87 : Ernst Bloch, op. cit., p. 87.
    • 88 : Dans ce type de société, le travail n'avait pas encore acquis d'autonomie :  il demeurait une activité communautaire ; les travailleurs ne formaient pas une catégorie à part, une "classe" s'opposant à celle des propriétaires : ils étaient membres à part entière de la communauté et, à ce titre, co-possesseurs et co-usagers de la propriété commune englobant l'ensemble des terres, cultivées et non cultivées (cf. la préface de Maurice Godelier aux Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, sur les sociétés précapitalistes, éd. sociales, 1978, p. 13 à 142).
    • 89 : Michael Löwy et Robert Sayre, op. cit., p. 123 à 144. Engels se déclarait d'ailleurs en faveur d'une renaissance de la Marche germanique, « non dans son aspect ancien – précisait-il –, mais sous une forme rajeunie » (L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, éd. sociales, 1975, p. 323). Seule parmi toutes les revues proches de la ND, Vouloir partageait cette nostalgie et la projetait, à l'instar d'Engels et de ses émules de toutes obédiences, dans l'avenir en envisageant l'instauration d'un nouvel ordre communaliste (cf. not. le n°23-24, de 1985, déjà cité plus haut).
    • 90 : Zeev Sternhell Ni droite ni gauche : L'idéologie fasciste en France, Seuil, 1983, p. 217.
    • 91 : Ibid., p. 39.
    • 92 : Le basculement du monde, La Découverte, 1997 (la sortie de ce livre a été précédée par la parution d'un article de fond de l'auteur portant le même titre dans Le Monde diplomatique d'octobre 1994).
    • 93 : De Marx, citons : "Le caractère fétiche de la marchandise et son secret" (in Le Capital, éd. sociales, 1977), de Lukács : "La réification et la conscience du prolétariat" (in Histoire et conscience de classe, Minuit, 1960), et de Goldmann : "La réification" (in Recherches dialectiques, Gal., 1959).


     

    ND

    Cinq questions sur la “Nouvelle Droite”

    Q. : Dans le corpus doctrinal et philosophique du pragmatisme américain, du biorégionalisme et du communautarisme, quels sont les éléments qui pourraient s’avérer utiles aux non-conformistes européens ? 

    RS : Le terme “pragmatisme” dérive du grec ancien pragma, qui signifie “action” (en all. Tat). Le pragmatisme américain a été théorisé essentiellement par 2 philosophes : Charles Sanders Peirce et William James. Peirce voulait  — tout comme la “nouvelle droite” française au début de son itinéraire — attirer l’attention des philosophes sur le fait que bon nombre de concepts philosophiques étaient utilisés erronément et que leur utilisation erronée conduisait à une avalanche de quiproquos. Le langage philosophique devait dès lors être dépourvu d’ambiguïté, clair et compréhensible. Il ne devait être alourdi par aucun jargon. Au contraire de son disciple et compatriote James, Peirce est resté un “réaliste” au sens philosophique du terme, en ce sens qu’il acceptait pleinement la réalité du général. William James, lui, était plutôt “nominaliste” (d’où, comme nous allons le voir, l’utilisation du terme “nominalisme” chez Armin Mohler et, plus tard, chez de Benoist ; précisons ici, à l’adresse des critiques catholiques de la ND, que le “nominalisme” de Mohler, copié maladroitement par de Benoist, n’est pas le nominalisme médiéval, mais ce complexe nominaliste hostile aux idées générales  — et, partant, aux idées de 1789 et du “stupide XIXe siècle” —  qui dérive de James, pour aboutir, comme nous allons le voir, à Blondel, Sorel et Papini).

    Blondel : une doctrine  du savoir activiste

    Dans l’optique de James, les faits, événements, phénomènes et actes particuliers sont les expressions d’une plénitude, d’une complétion, que le général (que toute généralité) ne peut jamais incarner. James a exercé une forte influence sur les philosophes français Maurice Blondel et Georges Sorel, ainsi que sur l’écrivain italien Giovanni Papini. James parlait d’une « volonté de croire », plus exactement de croire à l’action, à sa propre action, à sa propre capacité d’agir. Blondel, qui était catholique, fonda un mouvement qu’il appela « l’école de l’action » et développa, sur le plan épistémologique, une « doctrine du savoir activiste « . L’homme doit croire à sa force d’action (Tat-kraft) et agir. Blondel développa à fond cette philosophie de l’action et abandonna progressivement le pragmatisme originel des Américains ; celui-ci aurait été trop “naturaliste” et aurait manqué d’élan. L’action, dans la perspective de Sorel, est purement politique et révolutionnaire, suite logique de la volonté de révolution du mouvement socialiste et ouvrier. Par l’intermédiaire de Sorel, le pragmatisme américain a abouti dans le sillage du socialisme puis du fascisme mussoliniens, même si James, par ex., est resté sa vie durant un brave démocrate américain. Dans le fond, on ne peut faire l’équation entre pragmatisme et fascisme. Mais on peut constater, plus simplement, un chassé-croisé, suscité au départ par Blondel et Sorel.  [Blondel : « La pratique, qui ne tolère aucun retard, ne comporte jamais une entière clarté ; l'analyse complète n'en est pas possible à une pensée finie. Toute règle de vie qui serait uniquement fondée sur une théorie philosophique et des principes abstraits serait téméraire : je ne puis différer d'agir jusqu'à ce que l'évidence ait paru, et toute évidence qui brille à l'esprit est partielle. Une pure connaissance ne suffit jamais à nous mouvoir parce qu'elle ne nous saisit pas tout entiers : en tout acte, il y a un acte de foi » (L'action, 1893, p. IX)].

    Du pragmatisme magique : de Papini à Evola

    Cependant, Papini, hélas trop peu connu en France et en Allemagne aujourd’hui, a donné une interprétation très romantique de la doctrine pragmatiste de l’action dans sa revue Leonardo. En Italie, la réception papinienne du pragmatisme américain a conduit à l’élaboration du “pragmatisme magique”, où l’homme cherche à exercer sa puissance sur les choses, comme s’il était un dieu créateur (démiurgique). Ce magisme — comme je l’ai montré, hélas trop furtivement, dans mon exposé sur Evola lors du Séminaire de Vienne à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance (mai 1998) — a eu une influence décisive sur Julius Evola. Et c’est ainsi que l’influence du pragmatisme américain sur Sorel et Evola s’est exercée finalement, de manière indirecte, sur la “nouvelle droite”, bien que cette filiation n’ait jamais été l’objet d’une étude approfondie, ce que je regrette vivement.

    Malheureusement, aujourd’hui, les influences de Blondel et de Papini sont complètement ignorées, ce qui fait souvent apparaître la “nouvelle droite” comme un corpus doctrinal insuffisant et fragmentaire. Maints observateurs étrangers à ce milieu néo-droitiste cherchent des continuités et des filiations qu’ils ne trouvent pas. Parce qu’aucun travail, de facture généalogique ou archéologique, n’a été effectué à fond par la ND sur son propre corpus.

    Communautariens et biorégionalistes

    Le communautarisme américain actuel est une réponse aux maux des sociétés modernes ou postmodernes d’Amérique du Nord et d’Europe. Les communautariens américains constatent que les valeurs fondatrices des sociétés ne sont plus respectées ni partagées. Le courage civique, le sens de la citoyenneté, la solidarité ne sont plus possibles. Les forces cimentantes sont battues en brèche par l’indifférence et le relativisme. La criminalité croît. Raisons pour lesquelles, disent les communautariens américains, il faut réveiller et restaurer ces valeurs cimentantes. En ce sens, le communautarisme est une “révolution conservatrice”. En Europe, ceux que séduit le communautarisme américain peuvent directement se référer au sociologue allemand Ferdinand Tönnies, redécouvrir et réhabiliter ses arguments. Seule différence : les communautariens américains font face à une société de masse beaucoup plus établie que Tönnies à son époque. Les dégâts anthropologiques de la massification sont plus profondément ancrés aujourd’hui qu’au début du siècle.

    Les biorégionalistes américains répondent à une double question : les populations autochtones du continent nord-américain étaient très imbriquées dans le donné naturel brut. Les immigrants européens, mis à part les trappeurs français et anglais d’avant la colonisation massive, se sont installés sur un territoire, ont surplombé une nature qu’au fond leur inconscient collectif ne comprenait pas. La grande lame de fond écologiste, qui traverse toute la civilisation occidentale, a fait prendre conscience des patries charnelles, bien au-delà des discours creux de tous les gauchistes recyclés dans les partis verts. La première phase de l’écologie, dont sont encore prisonniers la plupart des partis verts en voie d’institutionnalisation, visait une simple protection du milieu, hic et nunc, et entendait organiser une défense du patrimoine naturel contre l’emprise des industries. Plus tard, dans une phase plus élaborée, les écologistes ont pris davantage conscience du facteur “temps”, ont compris que le temps travaillait longuement les paysages, tout comme les hommes, et que cette temporalité, cette durée et cette continuité devaient être respectées et, pour autant que cela soit encore possible, préservées dans leur dynamique. Aux États-Unis, avec Kirkpatrick Sale, ce mouvement s’est appelé “biorégionalisme”. En Europe, et plus particulièrement en Italie alpine, le mouvement se nomme “géophilosophie” (sous la houlette, notamment, de Luisa Bonesio et de Catarina Resta, et dans le cadre de la revue Tellus). La géophilosophie italienne, à laquelle il faut ajouter le “biorégionalisme” d’Eduardo Zarelli, repose sur une volonté enracinée (dans le peuple et dans la Terre) de maintenir aussi intacts que possible les paysages naturels alpins et sur une approche philosophique très complexe, alliant l’héritage philosophique de Martin Heidegger et de Ludwig Klages. Biorégionalisme et géophilosophie ont bien entendu beaucoup de points communs : ce sont 2 approches visant la même fin. 

    2. Quelle a été l’influence d’Armin Mohler sur la vision du monde de la ND ? Que restera-t-il de son approche dans l’avenir ?

    Votre question est vaste. Très vaste. Elle interpelle la biographie d’A. Mohler, l’histoire de sa trajectoire personnelle, qu’il a eu maintes fois l’occasion d’évoquer (dans Von rechts gesehen ou dans Der Nasenring). Votre question nécessiterait tout un livre, celui qu’il faudra bien un jour consacrer à cet homme étonnant. Je crois que Karlheinz Weißmann se prépare à cette tâche. Il est l’homme le mieux placé et le mieux préparé pour rédiger cette biographie. Première remarque sur les idées de Mohler, et donc sur son influence, c’est qu’il part toujours du vécu existentiel, du particulier et jamais de formules abstraites ou de grandes idées générales. Toute l’œuvre de Mohler est traversée par ce recours constant au particulier et au vécu, corollaire d’une critique sans appel des idées générales. La préface de sa Konservative Revolution in Deutschland est très claire sur ce chapitre. Pour répondre succinctement à votre question, je dirai que l’influence de Mohler vient surtout des conseils de lecture qu’il a donnés tout au long de sa carrière, notamment dans les colonnes de Criticón et, parfois dans celles de la collection Herderbücherei Initiative, dirigée par Gerd-Klaus Kaltenbrunner, collection qui ne paraît malheureusement plus mais nous laisse une masse impressionnante de documents pour construire et affiner nos positions.

    Le réalisme héroïque

    L’influence de Mohler s’est exercée sur moi principalement :

    • 1) Parce qu’il nous a enjoint de lire le livre de Walter Hof, Der Weg zum heroischen Realismus. Pessimismus und Nihilismus in der deutschen Literatur von Hamerling bis Benn (Verlag Lothar Rotsch, Bebenhausen, 1974). Hof examine deux grandes périodes de transition dans l’histoire littéraire allemande (et européenne) : le Sturm und Drang à la fin du XVIIIe et la Révolution conservatrice au début du XXe. Ces deux époques ont pour point commun que des certitudes s’effondrent. Les esprits clairvoyants de ces époques se rendent compte que les certitudes mortes ne seront jamais remplacées par de nouvelles certitudes, quasi similaires, aussi solides, aussi bien ancrées. Les substantialités d’hier, auxquelles les hommes s’accrochaient, et qu’ils percevaient comme se situant en dehors d’eux, comme des bouées extérieures sûres, disparaissent de l’horizon. Les passéistes nostalgiques estiment que cette disparition conduit au nihilisme. Avec Heidegger, les révolutionnaires conservateurs, qui constatent la faillite de ces substantialités passées, disent : « La substance de l’homme, c’est l’existence ». L’homme est effectivement jeté (geworfen) dans le mouvant aléatoire de la vie sur cette planète : il n’a pas d’autre lieu où agir. Les bouées substantialistes de jadis ne servent que ceux qui renoncent à combattre, qui cherchent à échapper au flux furieux des faits interpellants, qui abandonnent l’idée de décider, de trancher, donc d’exister, d’ex-sistare, de sortir des torpeurs quotidiennes, c’est-à-dire de l’inauthenticité. Cette attitude révolutionnaire conservatrice (et heideggerienne) privilégie donc le geste héroïque, l’action concrète qui accepte l’aventureux, le risque (Faye), le voyage dans ce monde immanent sans stabilité consolatrice. Dans cette optique, le “dépassement” n’est pas une volonté d’effacer ce qui est, ce qui est héritage du passé, ce qui dérange ou déplait, mais une utilisation médiate et fonctionnelle de tous les matériaux qui sont là (dans le monde) pour créer des formes : belles, nouvelles, exemplaires, mobilisatrices. Le réalisme héroïque des révolutionnaires conservateurs réside donc tout entier dans la puissance personnelle (personne individuelle ou collective) qui crée des formes, qui donne forme au donné brut (Gottfried Benn). Cette définition du réalisme héroïque par Hof rejoint le “nominalisme”, tel que l’a défini Mohler (d’après sa lecture attentive de Georges Sorel) ou la conception “sphérique” de l’histoire, présentée par Mohler dans son célèbre ouvrage de référence sur la Révolution conservatrice allemande et par Giorgio Locchi dans les colonnes de Nouvelle école. Cette conception “sphérique” du temps et de l’histoire rompt tant avec la conception réactionnaire et restauratrice de l’histoire, qui décrit celle-ci comme cyclique (retour du temps sur lui-même à intervalles réguliers), qu’avec les conceptions linéaires et progressistes (qui voient l’histoire en marche vers un “mieux” selon un schéma vectoriel). Les conceptions cycliques estiment que le retour du même est inéluctable (forme de fatalisme). Les conceptions linéaires dévalorisent le passé, ne respectent aucune des formes forgées dans le passé, et visent un telos, qui sera nécessairement meilleur et indépassable. La conception sphérique de Mohler et Locchi implique qu’il y a des retours, certes, mais jamais des retours de l’identique, et que la sphère du temps peut être impulsée dans une direction plutôt que dans une autre par une volonté forte, une personnalité charismatique, un peuple audacieux. Il n’y a donc ni répétition ni retour aux substances immobiles et handicapantes ni linéarité vectorielle et progressante. La conception sphérique admire le créateur de forme, celui qui bouscule les routines et abat les idoles inutiles, qu’il soit artiste (l’Artisten-Metaphysik de Nietzsche) ou condottiere, thérapeute ou ingénieur. Mohler nous a donc suggéré une anthropologie héroïque concrète, dérivée notamment de son amour de l’art, des formes et de la poésie de Benn. Mais, pour compléter ce réalisme héroïque de Hof et de Mohler, j’ajouterais — aussi pour donner une plus grande profondeur généalogique à la ND — la pensée de l’action, formulée par Maurice Blondel, où la personne est réceptacle de fragments de monde, de sucs vitaux, disait-il, qu’elle doit transformer par l’alchimie particulière qui s’opère en elle, pour poser des actions originales qui développeront et constitueront son être, lui procureront une « accrue originale », une intensité digne d’admiration (L’action, op. cit., p. 467-468).

    Le débat réalisme / nominalisme

    • 2) Parce qu’il a lancé le débat réalisme / nominalisme, par le biais d’une disputatio qui l’opposait au catholique Thomas Molnar (Criticón n°47, 1978). J’ai traduit des fragments de ce débat pour la revue néo-droitiste belge Pour une Renaissance européenne, ensuite A. de Benoist a repris cette thématique dans Nouvelle école. La Nouvelle Droite a d’ailleurs manié l’étiquette auto-référentielle de “nominalisme” pendant de nombreuses années. Malheureusement, l’usage du terme “nominalisme” par A. de Benoist et ses “perroquets” a été trop souvent inapproprié et, surtout, sans référence à Blondel, Sorel et Papini, alors que Mohler, spécialiste de Sorel, connaît très bien le contexte de cette grande époque féconde de remises en questions. La critique catholique de la ND a eu beau jeu de souligner l’insuffisance du “nominalisme” médiéval, source de l’individualisme et du libéralisme ultérieurs, que de Benoist rejetait ! La nouvelle droite a ainsi stagné, donnant naissance à un dialogue de sourds, où les uns et les autres ignoraient la position de Blondel, ce catholique, doctrinaire de l’action pour l’action en dehors de tout cadre dogmatique généralisant et contraignant. Le vrai débat sur le nominalisme a été lancé un jour, lors d’une “conférence fédérale des responsables” du GRECE, tenue dans la région lyonnaise. Ce jour-là, Pierre Bérard a critiqué le mauvais usage du terme “nominalisme” dans les rangs de la ND, en appelant à la rescousse les thèses de Louis Dumont qui — je résume très schématiquement — déplore l’érosion des ciments communautaires sous les assauts d’une modernité toute à la fois intellectuelle (l’Aufklärung), industrielle et morale. Il avait raison. Mais en entendant cette brillante argumentation, de Benoist est entré dans une vive colère et a quitté la salle, avec une ostentation assez puérile. Bérard, malgré ses diplômes et ses titres, a été rappelé à l’ordre comme un élève irrévérencieux. Modeste et conciliant, il a accepté, au nom de la discipline (!) de groupe, d’abdiquer son rôle d’universitaire critique, pour laisser le champ libre au journaliste sans qualifications académiques qu’est resté de Benoist. Quelques années plus tard, de Benoist s’alignait toutefois sur les positions de Bérard, et les faisait siennes, mais sans jamais expliquer à ses lecteurs, de manière précise, cette transition importante, entre une première interprétation maladroite du “nominalisme”, laissant planer un bon paquet d’ambiguïtés, et une défense des différences (donc des particularités contre les grandes idées générales), impliquant la critique de l’individualisme des Lumières, selon la méthode de Louis Dumont. Pour revenir à l’essentiel de notre entretien, en matière de “nominalisme”, Mohler nous enseignait dans son article de Criticón (n°47, op. cit.)  :

    • à nous méfier des conceptions trop rigides de “l’Ordre” ou de la “Nature”, comme la scolastique et le rationalisme (cartésien ou non) en avaient véhiculées. 
    • à sortir de la « mer morte des abstractions » pour entrer dans « les terres fertiles du réel avec ses irrégularités, ses imprévisibilités et ses surprises »,
    • à concevoir toute altérité comme altérité en soi, comme altérité autonome, au-delà du “Bien” et du “Mal”, toutes démarches qui redonnent à l’homme son caractère aventureux, donc sa dignité.  Il y a derrière tous les textes de Mohler cette aspiration insatiable vers une liberté pleine et entière, non pas une liberté qui se détache des choses concrètes pour s’envoler vers des empyrées sans chair et sans épaisseur, mais une liberté de façonner (gestalten, prägen) quelque chose dans l’immense richesse immanente du monde, de l’ici-bas, sans s’occuper des admonestations des philosophes en chambre, toujours dogmatiques et poussiéreux, qu’ils se réclament d’une scolastique médiévale ou d’une modernité raisonnante / ratiocinante.


    Le “oui” au réel de Clément Rosset

    • 3) Parce qu’il nous a encouragé à lire Clément Rosset (Criticón n°67, 1981), que j’avais découvert quelques années plus tôt, à 20 ans, dans L’anti-nature et Logique du pire [qui développe la thèse selon laquelle le tragique constitue le hasard originel et universel générateur de toute chose], deux ouvrages qui m’ont très profondément marqués (pour la petite histoire : je les lisais pendant un cours d’économie politique profondément barbant et stérile, basé sur le pensum de Jacquemain et Tulkens, ce qui m’a valu un zéro à l’examen (!) rapidement rattrapé en septembre, où, rêve de tout étudiant, j’ai pu expliquer en toute jovialité à la jeune enseignante, douce et rubiconde, pourquoi ce traité, trop mécanique, m’apparaissait critiquable). Mohler saluait en C. Rosset le philosophe qui disait “oui” au réel (Bejahung des Wirklichen), en critiquant sans appel les pensées avançant l’existence d’un arrière-monde, qui aurait précédé ou suivrait le monde tel qu’il est. Dans le portrait qu’il croquait de Rosset, Mohler risquait un souhait : voir cette apologie du réel devenir le fondement philosophique et idéologique d’une “nouvelle droite”, enfin capable de se débarrasser de tout ballast incapacitant.

    La critique de l’Occident de Richard Faber, catholique de gauche

    • 4) Parce qu’il a attiré mon attention sur l’importance des travaux de Richard Faber, professeur à Berlin et critique acerbe des visions historiques des droites allemandes (cf. Criticón n°90, 1985 ; R. Steuckers, « L’Occident : concept polémique », Orientations n°5, 1984). Pour Faber, catholique de gauche, il faut universaliser le catholicisme, l’arracher à ses racines romaines, païennes et étatiques. L’exact contraire de notre position, l’exact contraire du catholicisme d’un Carl Schmitt ! Mais la documentation exploitée par le professeur berlinois était tellement abondante qu’elle complétait utilement l’œuvre maîtresse de Mohler, ce qu’il avouait volontiers et sportivement. Le travail de Faber permettait une critique de la notion d’Occident, notamment de la volonté américaine de reprendre le rôle d’une Rome impériale, mettant la vieille Europe sous tutelle. Faber critiquait par là certaines positions d’Erich Voegelin, qui entendait conjuguer ses options catholiques conservatrices, pro-caudillistes, avec la tutelle américaine dans le cadre de l’alliance atlantique. Bien qu’elle n’ait pas du tout la même optique, la critique de l’Occident par Faber est à mettre en parallèle avec celle de Niekisch, afin que nous envisagions, à terme, une nouvelle alliance germano-russe, actualisation du tandem Russie-Prusse à la fin de l’ère napoléonienne.

    Le regard de Panayotis Kondylis sur le conservatisme

    • 5) Parce qu’il a encouragé les lecteurs de Criticón, puis, plus tard, de Junge Freiheit, à lire attentivement l’ouvrage de Panayotis Kondylis sur le conservatisme (Criticón n° 98, 1986 ; R. Steuckers, « Il faut instruire le procès des droites ! », in Vouloir n°52-53, 1989, sur P. Kondylis, v. p. 8). L’approche du conservatisme que l’on trouve dans l’œuvre de Kondylis est foncièrement différente de celle de Mohler, dans le sens où Kondylis estime que la notion même de conservatisme est dépassée parce que la classe des aristocrates propriétaires terriens a disparu ou n’est plus assez puissante et nombreuse pour avoir un poids politique déterminant. Mohler a accepté et assimilé les positions de Kondylis : il reconnaît la critique du penseur grec qui dit que tout conservatisme post-aristocratique n’est qu’un esthétisme (mais pour Mohler, cet “-isme” n’est pas une injure !), surtout s’il ne défend pas la societas civilis contre l’emprise dissolvante du libéralisme. Mohler y voit la nécessité, pour toute “droite” non conformiste de défendre le peuple réel, c’est-à-dire la societas civilis contre les institutions fondées sur des abstractions philosophiques donc sur des dénis de liberté. Grand mérite de Kondylis, concluait Mohler : « Son charme intellectuel consiste justement en ceci : il nous présente les concepts et les idées qu’il traite dans leur concrétude historique ».

    Wolfgang Welsch et la postmodernité

    • 6) Parce qu’il nous a conseillé de lire les ouvrages de Wolfgang Welsch sur la postmodernité (cf. Criticón n°106, 1988 ; R. Steuckers, « La genèse de la postmodernité », Vouloir n°54-55, 1989). À juste titre, Mohler constate que W. Welsch donne à ses lecteurs un fil d’Ariane pour se repérer dans la jungle des concepts philosophiques contemporains, souvent assez obscurs et abscons. Mieux, Welsch dégage une interprétation « affirmative » du phénomène postmoderne, qui nous permet de quitter joyeusement et sans regret la prison de la modernité. La postmodernité de Welsch, revue par Mohler, n’est ni une antimodernité véhémente et révoltée ni une transmodernité, mais une autre modernité qui se libère des limites et des rigorismes qu’elle s’est donnés jadis. La postmodernité refuse la « Mathesis Universalis » voulue par Descartes. À la suite de Jean-François Lyotard, elle ne croit plus aux « grands récits » qui promettaient une unification-universalisation du monde sous l’égide d’une seule et même idéologie rationaliste. Ce double rejet corrobore bien entendu les éternelles intuitions de Mohler. Et porte, en filigrane, la marque de Nietzsche.

    Georges Sorel : référence constante

    • 7) Enfin parce qu’inlassablement il nous a invité à relire Georges Sorel et à explorer le contexte de son époque (Criticón n°20, 1973 ; n°154, 1997 ; n°155, 1997). Sorel, que l’on a parfois appelé le “Tertullien de la révolution”, était allergique au rationalisme étriqué, aux petits calculs politiques mesquins, que véhicule la sociale-démocratie. À cet esprit boutiquier, porté par une éthique eudémoniste de la conviction et par une volonté de rayer des mémoires tous les grands élans du passé et de gommer leurs traces, Sorel opposait le “mythe”, la foi dans le mythe de la révolution prolétarienne. L’éthique bourgeoise, malgré sa prétention d’être rationnelle, conduit à la désorganisation voire à la désagrégation des sociétés. Aucune continuité historique et étatique n’est possible sans une dose de foi, sans un élan vital (Bergson !). Plus fondamentalement, quand Sorel interpelle les socialistes embourgeoisés de son époque, il suggère une anthropologie différente : le rationalisme coupe du réel, ce qui est malsain, tandis que le mythe en épouse les flux. Le mythe, indifférent à tout “sens” posé comme définitif ou érigé comme idole, est le noyau de la culture (de toute culture). Sa disparition, son refoulement, son oblitération conduisent à une entropie dangereuse, à la décadence. Une société étouffée par le filtre rationaliste s’avère incapable de se régénérer, de puiser et de repuiser ses propres forces dans son récit fondateur. La définition sorélienne du mythe interdit de penser l’histoire comme un déterminisme ; l’histoire est faite par de rares et fortes personnalités qui lui impulsent des directions, aux périodes axiales (A. Mohler reprend la terminologie de Karl Jaspers, que Raymond Ruyer utilisera à son tour en France). La vison mythique des personnalités impulsantes et des périodes axiales fonde la conception “sphérique” de l’histoire, propre de la ND (cf. supra, paragraphe sur le “réalisme héroïque”). 

    3. Au cours de ces 30 dernières années, la vision néo-droitiste sur la Russie a considérablement changé ? Comment ?

    Dans les années 60 et 70, la Russie était quasi inexistante dans la pensée néo-droitiste (plus exactement ; dans les instances, courants, mouvements, clubs, etc. qui ont précédé la ND proprement dite). On imaginait en Europe occidentale que la division de notre sous-continent allait durer plus d’un siècle. Personne n’émettait l’hypothèse d’un effondrement du système soviétique. Amalrik faisait figure d’original quand il publiait son fameux livre prophétique : L’URSS survivra-t-elle en 1984 ? On le prenait pour un plaisantin. Or, un an après 1984, la perestroïka commençait ! La Russie était considérée à l’époque comme “orientale”, comme porteuse d’un “despotisme oriental” (Wittfogel, Toynbee), la plaçant définitivement en porte-à-faux par rapport à un Occident que l’on posait comme quintessentiellement “libéral”. Par ailleurs, les cénacles catholiques évoluaient soit vers le progressisme chrétien (panade idéologique insipide) soit vers un occidentalisme plus musclé conduisant à accepter la tutelle américaine sur l’Europe et l’Amérique latine, Washington jouant, dans ce scénario purement artificiel et propagandiste, le rôle du “bras séculier” d’une nouvelle Rome vaticane en lutte contre l’hérésie grecque-moscovite. L’Église poursuivait ainsi sa lutte contre ce qu’elle croyait être un avatar laïque et matérialiste de “l’hérésie byzantine”. Ce clivage existe toujours : ce n’est pas un hasard si Samuel Huntington, dans Le choc des civilisations, prend en compte la division de l’Europe entre un “Occident” protestant / catholique et un “Orient” orthodoxe-byzantin, escomptant sans nul doute exploiter en Europe certains réflexes catholiques anti-byzantins, pour les mobiliser contre un réveil éventuel de la Russie, sous l’enseigne d’un mixte d’orthodoxie et de post-communisme militarisé.

    Dostoïevski et Moeller van den Bruck

    Dans le cadre restreint de la ND française, la redécouverte du facteur “Russie”, et sa valorisation positive, s’est déroulée en plusieurs étapes. À la fin des années 70, A. de Benoist lit une traduction non éditée d’un ouvrage consacré à la personnalité et l’œuvre d’un précurseur et fondateur du courant révolutionnaire-conservateur allemand, Arthur Moeller van den Bruck. L’ouvrage avait été rédigé par un professeur allemand nommé Schwierskott. Un militant resté dans l’ombre — et pour cause ! — avait réalisé une traduction de ce livre pour le chef de file de la ND parisienne. Moeller van den Bruck avait, comme on le sait, parié pour une alliance germano-soviétique après Versailles, pour réduire à néant les entraves imposées à l’Allemagne par Clemenceau et Wilson. Il tirait ses arguments du Journal d’un écrivain de Dostoïevski, dont il avait assuré la première traduction allemande. Dostoïevski, en analysant les tenants et aboutissants de la guerre de Crimée, avait démontré l’hostilité fondamentale de l’Occident, orchestrée par l’Angleterre, contre la Russie, que l’on cherchait à contenir sur les rives septentrionales de la Mer Noire. Le libéralisme, idéologie de pays riches, n’était qu’une dangereuse subversion pour les pays qui devaient encore se développer ou qui avaient connu un ressac historique (Moeller van den Bruck faisait directement un parallèle avec l’Allemagne de Weimar). 

    L’étude de Schwierskott, introduite dans la ND parisienne grâce au traducteur demeuré secret — et pour cause !! —  d’A. de Benoist, révèle au public néo-droitiste les potentialités immenses d’un tandem euro-russe ou euro-sibérien (comme dira Guillaume Faye plus tard), à constituer en dehors ou au-delà de l’idéologie communiste-soviétique. En restant fidèle à l’héritage de la Révolution conservatrice, en se référant à l’un de ses pères fondateurs, on pouvait justifier, sans se trahir, la nécessité d’un pacte non plus simplement germano-soviétique, mais euro-soviétique. De son côté, A. Mohler, dans 2 “portraits” d’écrivain pour la revue Criticón, croque l’essentiel de la pensée et de la démarche d’Ernst Niekisch, autre avocat (ex-communiste du gouvernement des conseils de Bavière) du tandem germano-soviétique sous Weimar, et du géopolitologue Karl Haushofer, dont on se rappelle l’esquisse d’un « bloc continental », alliance entre l’Allemagne, l’Italie, l’URSS et le Japon (je m’étais donné la mission de résumé ces 2 articles capitaux dans Pour une renaissance européenne, le bulletin de Georges Hupin, alors Président du GRECE-Bruxelles). La triple influence de Moeller van den Bruck, Niekisch et Haushofer induit la ND à réviser ses positions de départ, qui étaient occidentalistes (WACL, participation à la presse du groupe Bourgine, etc.), comme d’ailleurs toutes les visions du monde que l’on classait, à tort ou à raison, à “droite” dans la France pompidolienne et giscardienne.

    Rupture avec l’américanisme : de Phnom Penh (1966) à Nouvelle école (1975)

    Une rupture était déjà survenue en 1975, par la parution d’un numéro assez copieux de Nouvelle école, impulsé par Giorgio Locchi (alias Hans-Jürgen Nigra) et consacré à une critique serrée de l’américanisme (la version allemande de cette critique est parue sous forme de livre, Europas mißratenes Kind, dans une collection de l’éditeur Herbig de Munich). Cette critique italo-française de l’american way of life se profilait sur un fond de gaullisme post-gaullien (le Général était mort en 1970), où certains clubs français tentaient de maintenir en selle une sorte de non-alignement à la française, en fidélité au fameux discours de Phnom Penh (1966), où Charles de Gaulle avait tenté de positionner la France comme championne des non-alignés, face au duopole impérialiste Washington / Moscou. De Gaulle était animé par une volonté de désengagement vis-à-vis des États-Unis. Cette option n’était possible, concrètement, que si l’on battait en brèche les poncifs de la propagande anti-soviétique et secrètement russophobe, si l’on rétablissait la pratique des relations bilatérales entre États souverains (et non entre blocs), vœu de la diplomatie soviétique de Staline à Brejnev. De plus, cette volonté de désengagement s’accompagnait d’une volonté de dégager la France (et le reste de l’Europe) de l’étau culturel américain, imposé depuis 1948 au gouvernement français de Léon Blum, en échange des fonds du Plan Marshall, nécessaires pour redresser le pays après les combats de la Seconde Guerre mondiale. On oublie trop souvent que pour obtenir les fonds de ce Plan, la France a dû passer sous les fourches caudines d’un diktat américain, imposant des quotas élevés de films américains dans les salles de cinéma françaises.

    La guerre culturelle et l’Europe colonisée

    À la même époque, le professeur Henri Gobard, linguiste et spécialiste de Nietzsche, publie dans la maison d’édition de la ND, Copernic, un petit livre manifeste impétueux et corrosif sur « l’usaïfication » (La guerre culturelle : Logique du désastre, 1979). Dans ce livre, Gobard dénonçait la décomposition, la putréfaction, de la culture sous les assauts de l’économisme et de l’américanisme. Ce processus était une guerre culturelle : « La guerre culturelle vise la tête pour paralyser sans tuer, pour conquérir par le pourrissement et s’enrichir par la décomposition des cultures et des peuples ». L’instrument de cette décomposition était le bric-à-brac culturello-médiatique américain qui envahissait les marchés européens des loisirs, en marginalisant définitivement les productions culturelles locales. 

    L’année suivante, l’énarque Jacques Thibau engageait à son tour le combat, en publiant La France colonisée (Flammarion, 1980). Pour lui, la guerre culturelle faisait basculer les Européens dans la glu d’une représentation mythique de l’Amérique, présentant celle-ci comme le nec plus ultra de la modernité et dévalorisant ipso facto toutes les autres cultures comme des archaïsmes, proches d’une disparition inéluctable voire méritée. Les américanophiles développent dans ce contexte le complexe du colonisé, qui cherche à se débarrasser de ses oripeaux ancestraux. Par l’offensive de Hollywood et de Disneyland, l’imaginaire des Français (et des autres Européens, Africains, Asiatiques) se voyait colonisé, tandis que sur le plan hard des technologies de pointe, les États-Unis organisaient la dépendance de leurs alliés, en branchant les premiers ordinateurs sur leurs réseaux, en mettant la main sur les signes de la communication future, en profitant des budgets de recherche réduits en Europe. Il concluait, à rebours des souverainistes actuels : « L’Europe et la France, même combat ! ». Il réclamait une fermeté européenne face à la volonté américaine de maintenir le continent en état d’assujettissement. Thibau pariait pour un binôme franco-allemand (réactualisation du tandem De Gaulle-Adenauer), qui serait le noyau de la future Europe indépendante, qui aurait amorcé une Ostpolitik, c’est-à-dire des négociations avec l’URSS ou d’autres États du bloc socialiste, conduisant à terme à une neutralité européenne dans la guerre des blocs. Thibau était proche du Ministre français des Affaires étrangères, Michel Jobert, futur préfacier du Nouveau Discours à la Nation européenne de G. Faye, paru en 1985. Hélas, la faiblesse morale et les courtes vues du personnel politique européen ont réduit ces projets à néant. 

    Dans l’orbite des droites françaises dans les années 70, véritable pot-pourri d’idées divergentes battues en brèche par l’offensive soixante-huitarde, on a donc assisté à un glissement : tandis qu’une bonne frange de la droite libérale et/ou nationaliste, hostile à De Gaulle et secouée par l’aventure de l’OAS en Algérie, marquait une nette tendance à l’occidentalisme et se montrait favorable à l’alliance américaine parce que de Gaulle s’était détaché de l’OTAN, une faction européiste, dont quelques cénacles anticipant la ND, se rapprochait des idéaux politiques gaulliens (et non pas du gaullisme historique et politicien qu’elle continuait à mépriser), parce que De Gaulle, dans les années 60, avait affronté les États-Unis, principale puissance hégémonique en Europe occidentale. Cet européisme est sans doute le noyau fondamental de la ND, car, ultérieurement, même dans sa phase actuelle de déliquescence, elle n’a pas adhéré au néo-nationalisme de Le Pen dans les années 80 et 90 (« un repli sur le bunker national », disait de Benoist) ni au nouvel engouement “souverainiste” de ces 5 dernières années (qui se réclame assez souvent de De Gaulle, avec des personnalités comme Régis Debray, Chevènement, Coûteau, Gallois, Seguin, Pasqua, partiellement De Villiers, etc.). Notons que l’infléchissement de de Benoist, jadis proche des milieux OAS anti-gaullistes au début des années 60, vers une option néo-gaullienne, est sans doute dû à l’influence de Mohler, partisan d’une réconciliation franco-allemande (Adenauer / De Gaulle, 1963), dont l’objectif final serait d’échapper à la logique binaire de Yalta (cf. in : Von rechts gesehen, « Chicagoer Konferenzpapier über den Gaullismus », rédigé en anglais, et « Charles de Gaulle und die Gaullismus »). Petite remarque concernant votre question : les Allemands non-conformistes devraient tout de même savoir clairement que les positions anti-occidentalistes, néo-gaulliennes et anti-américaines que de Benoist a prises au cours de sa carrière trouvent leur source dans les travaux de Mohler. Sans l’impulsion de Mohler, dont les propos étaient d’une clarté limpide, de Benoist aurait continué à grenouiller dans une sorte d’occidentalisme de droite, mixte de John Wayne et de national-libéralisme conservateur français, sauce IVe République, ou sauce Bourgine. Il faut aussi dire que de Benoist n’a pas fait grand chose pour approfondir et élargir les projets de politique internationale de Mohler : sa peur panique de l’histoire l’empêche de formuler une pensée géopolitique étayée, argumentée et cohérente. 

    Yanov, critique des “nouvelles droites” néo-slavophiles soviétiques

    Pour revenir à la Russie, rappelons encore l’apport direct de Wolfgang Strauss, dans l’éclosion d’une russophilie néo-droitiste. Dans un article de Criticón, en 1978, consacré au renouveau slavophile dans la littérature et le cinéma russes de la seconde moitié des années 70 (Belov, Raspoutine, etc.), celui-ci, observateur attentif des mouvements d’idées en Russie, attire l’attention de ses lecteurs sur l’ouvrage d’un dissident libéral émigré en Californie, Yanov (Janow). Ce dernier, hostile aux néo-slavophiles, démontre que le monde intellectuel russe n’est pas divisé en deux camps, celui du régime et celui de la dissidence, mais que la slavophilie nationaliste et grand-russienne, est présente dans les instances du régime comme dans la dissidence, et que l’occidentalisme rationaliste (marxiste ou libéral) a également ses régimistes et ses dissidents. Quatre mouvances traversaient dès lors l’URSS : les régimistes slavophiles, les régimistes occidentalo-marxistes, les dissidents libéraux-occidentalistes et les dissidents slavophiles et nationalistes. J’ai résumé l’article de Strauss pour le bulletin de l’antenne belge du GRECE (Pour une renaissance européenne dirigée par Georges Hupin) et notre équipe étudiante a aussitôt commandé une bonne demi-douzaine d’exemplaires du livre de Yanov (Janow), afin de nous familiariser avec les multiples aspects de la pensée russe, des slavophiles du XIXe siècle aux néo-slavophiles de l’ère Brejnev. Plus tard, A. de Benoist, qui avait pris langue avec moi pour la première fois juste après la parution de mon résumé du long article de Strauss dans Pour une renaissance européenne, a présenté l’ouvrage de Yanov (Janow) dans les colonnes du Figaro-Magazine. Notre point de vue était, bien entendu, de réconcilier les slavophiles régimistes et dissidents contre les efforts des occidentalistes, quel que soit leur camp, afin de donner corps à une Russie hostile à l’hégémonie culturelle, économique et militaire des États-Unis. Pour notre petit groupe de réflexion, à Bruxelles, l’essentiel était de défendre l’identité russe et la fidélité à l’aventure géopolitique de la Russie des Tsars et des Soviets en Asie centrale et dans le Caucase, en Sibérie et sur les confins de la Chine, par solidarité grande-européenne, voire euro-sibérienne. A. de Benoist, après son article sur le travail de Yanov (Janow) dans le Figaro-Magazine et après un dossier sur la Russie éternelle (en dépit du communisme) dans Éléments, n’a plus jamais adopté de positions claires sur le sujet, sans doute parce que l’histoire russe, comme toutes les autres grandes thématiques historiques, ne l’intéresse pas. Ce désintérêt — et donc cette lacune intellectuelle — explique l’hostilité actuelle d’A. de Benoist et de son secrétaire, Charles Champetier, aux brillantes esquisses géopolitiques d’un jeune auteur comme Alexandre Del Valle, qui s’efforce, avec un incontestable brio, d’apporter une réponse européenne, solide et cohérente, aux projets américains de Zbigniew Brzezinski, exposés dans The Grand Chessboard (1996). Ce vigoureux infléchissement de notre pensée-monde alternative vers une Realpolitik planétaire a valu à Del Valle la haine tenace du tandem de Benoist / Champetier qui veulent mordicus réduire la ND à un aimable club feutré de sociologues amateurs, maniant avec un snobisme risible des concepts ronflants, creux et peu pertinents. L’anti-américanisme de de Benoist et les quelques rares expressions de russophilie que l’on trouve au fil de ses articles et réflexions ne relèvent pas de la Realpolitik mais d’un esthétisme onaniste et désuet, finalement fort infécond et très désincarné. Une pensée de l’impuissance! Triste épilogue!

    1981: l’exposition sur la Prusse à Berlin

    Dans le cadre de la ND, l’exposition de 1981 à Berlin sur l’histoire prussienne a joué un rôle non négligeable dans l’infléchissement de la géopolitique implicite du mouvement vers une certaine russophilie. Les travaux de Peter Brandt (fils de Willy Brandt), de Wolfgang Venohr, de Bernt Engelmann, de Christian von Krockow et de Sebastian Haffner ont fait prendre conscience à une vaste frange de l’opinion publique allemande du destin qui liait l’Allemagne à la Russie. Dans le camp national, les travaux de Gustav Sichelschmidt, Wolfgang Strauss, Ernst von Salomon, Berthold Maack, Helmut Diwald et Joachim Fernau ont également effacé les derniers réflexes pro-américains. L’abondance de la littérature sur la Prusse a étonné de Benoist, dans un premier temps, les sympathisants plus ou moins proches de la ND française ensuite. Tout d’un coup, on se rappelait l’amitié de Voltaire avec Frédéric II (bien mise en exergue par Haffner et Venohr). Plus fondamentalement, au-delà d’un certain engouement esthétique pour l’art classique prussien (Gilly, Schinckel, von Klenze) ou pour le redoutable art militaire des officiers de Frédéric II, les néo-droitistes français s’apercevaient, bien après les stratèges et diplomates français d’après 1870, que la profondeur stratégique d’une alliance prusso-russe rendait la forteresse Europe invincible. Contrairement aux artisans de la “revanche” française entre 1871 et 1919, quelques néo-droitistes français, férus de géopolitique, dont Faye, entendaient, par option européiste radicale, ajouter la masse territoriale de l’Hexagone et la force de frappe atomique française à ce bloc potentiel, que laissait espérer l’exposition berlinoise sur la Prusse. Le bloc se serait alors étendu de l’Atlantique au Pacifique.

    Après l’exposition de Berlin, l’Allemagne connaît la vague du “national-neutralisme”, où un ensemble impressionnant de scenarii sont élaborés par des hommes et des femmes venus de tous les horizons idéologiques, en vue de sortir de l’impasse du duopole de Yalta et de la division allemande. Chacun de ces scenarii doit évidemment tenir compte d’un fait historique majeur: les propositions de Staline en 1952, envisageant la réunification de l’Allemagne en échange de sa neutralisation, ce qui aurait restauré peu ou prou la neutralité bienveillante de Bismarck dans les conflits opposant la Russie à l’Ouest (Guerre de Crimée). Les débats allemands d’avant la perestroïka nous ont forcé à relire les traités, à explorer leur genèse, à ne plus raisonner, en politique, en termes d’idéologie. En plein débat sur l’installation des missiles et sur l’utilité de l’OTAN (« une bombe à retardement » disait Alfred Mechtersheimer à l’époque), j’ai publié un dossier d’Orientations (n°3, 1982) et prononcé une conférence au Cercle Héraclite de Paris, réservé aux cadres du GRECE. En 1986, lors du colloque annuel de cette association néo-droitiste, j’ai énuméré et commenté les projets de neutralisation (sans désarmement incapacitant) au niveau européen. Toutefois, cette thématique, ô combien importante et cruciale, n’a été que très superficiellement abordée dans le cadre de la ND française, contrairement à ce qui se passait au même moment en Allemagne, notamment dans les colonnes de la revue Wir Selbst de Siegfried Bublies. Je n’ai jamais cessé de le déplorer.

    Le voyage à Moscou

    Dans les derniers jours de mars et les premiers jours d’avril 1992, quand je me suis retrouvé aux côtés d’A. de Benoist, à l’invitation d’Alexandre Douguine, à Moscou pour faire face aux questions de la presse russe puis à celles de Guennadi Ziouganov et d’Edouard Volodine, j’ai bien dû constater que le leader de la ND française esquivait systématiquement les questions relatives à l’histoire diplomatique européenne, aux traités, aux implications de la Guerre de Crimée, etc., alors que ces questions intéressent voire passionnent les Russes. Un groupe de 3 jeunes rédacteurs de Nach Sovremenik souhaitait des éclaircissements sur la position des NDs ouest-européennes dans l’éternelle question balkanique, après les évènements violents de Slovénie et de Croatie en 1991-92. Une réponse raisonnable nécessitait de récapituler les clauses et conditions des divers traités ayant, au cours de l’histoire récente, agencé les fragiles équilibres et déséquilibres balkaniques et danubiens (Traité de San Stefano de 1878, Traité de Berlin de la même année, Versailles, contentieux entre Hongrois et Roumains, réglementation de la navigation sur le Danube avec ou sans participation russe / soviétique, etc.). Nos interlocuteurs russes avaient l’intention de nous replonger dans l’histoire, de gré ou de force, et n’attendaient pas de recevoir de nous une recette miracle à la mode médiatique occidentale, un éventail d’idées toute faites qui ne résolvent aucun problème. C’est grâce à une lecture attentive et régulière des volumes de la revue Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, publié à Wiesbaden par l’éditeur Otto Harrassowitz que j’ai pu participer à ce débat. A. de Benoist, manifestement, ne tenait pas à faire ce plongeon dans l’histoire. Car il n’y était pas préparé. L’homme a dans la tête une quantité d’idées, fort belles mais totalement désincarnées. L’histoire ne l’intéresse pas.

    D’où sa panique un an plus tard quand a éclaté la fameuse affaire pariso-parisienne des “rouges-bruns”, où il fut la principale tête de Turc d’une brochette de journalistes de bas étage en mal de sensationnel. Il ne s’agit pas, dans mon chef, de faire de l’idéologie, rouge, brune, verte, bleue ou jaune, mais de récapituler l’histoire européenne par l’intermédiaire d’une lecture attentive des traités qui l’ont jalonnée, et cela, à un moment où l’Europe aurait vraiment pu faire un saut qualitatif décisif. Bien que la guerre du Golfe, en janvier-février 1991, avait déjà largement prouvé l’aveuglement géopolitique de l’Europe et sa servilité à l’égard des États-Unis. Quand, avec Michel Schneider, Christiane Pigacé, Ramon Blanc-Colin, Jacques Marlaud et quelques autres, nous tentions d’apporter une réponse à ce défi géopolitique américain dans les colonnes de la revue Nationalisme & République, A. de Benoist n’a rien trouvé de plus intelligent que d’amorcer une campagne obstinée et hargneuse de calomnies et de dénigrement contre ce nouvel organe de presse. J’ai refusé de me laisser embobiner dans cette entreprise ; Jacques Marlaud, lui, a capitulé et pris pour argent comptant les bobards que faisait circuler de Benoist. Apparemment, les raisons du chef de file du GRECE étaient d’ordre bassement commercial : Nationalisme & République constituait une concurrence pour ses propres feuilles ! On a les ambitions qu’on peut !

    En résumé,  le facteur “Russie” a été abordé par la ND parisienne au départ d’une redécouverte de Moeller van den Bruck et, partant, des thèses énoncées par Dostoïevski dans son Journal d’un écrivain ; ensuite, sur le plan realpolitisch — qui n’a malheureusement pas été pensé systématiquement et jusqu’au bout par le chef de file de la ND parisienne, au contraire de Mohler —,  la revalorisation de ce facteur “Russie” était la réponse adéquate à l’emprise trop étouffante de la tutelle américaine, dont la guerre culturelle est un des aspects majeurs. La russophilie d’inspiration moellerienne-dostoïevskienne permettait de rester dans le giron de la pensée conservatrice-révolutionnaire, de ne pas basculer dans une sorte de pseudo-marxisme opportuniste (comme certains aspects du “gaullisme de gauche”) et de répondre au défi américain en se replongeant dans l’histoire réelle et tragique de l’Europe et de la Russie.

    4. Quelles ont été les mutations politiques, philosophiques et culturelles au sein de la ND au cours de ces 30 dernières années ?

    La ND étant un kaléidoscope multicolore où de très nombreux ingrédients entrent en jeu, répondre à votre question exigerait un livre tout entier. Pour être concis, je vois essentiellement, dans la trajectoire de ceux qui feront la ND à Paris dans les années 60, 70 et 80, deux ruptures. La première, impulsée par Giorgio Locchi (alias Hans-Jürgen Nigra) et Guillaume Faye, adoptée a posteriori par A. de Benoist, consiste en une rupture avec l’américanisme et l’occidentalisme. Elle a eu lieu en 1975-76, avec un dossier de la revue Nouvelle école sur l’Amérique et un numéro du magazine Éléments, intitulé « Pour en finir avec la civilisation occidentale ». Depuis ces deux numéros, les thématiques anti-américaines et anti-occidentales sont récurrentes dans la ND française. La seconde rupture date de fin 1988, lors d’un colloque consacré au bicentenaire de la Révolution française, où, dans son intervention, de Benoist, après une lecture attentive des travaux du philosophe allemand Heinrich Meier sur la pensée de Jean-Jacques Rousseau, abandonne une des caractéristiques fondamentales des droites françaises, qu’il avait partagée jusqu’alors : l’anti-rousseauisme.

    Que dire rétrospectivement de ces 2 ruptures ? La première conduit à ne plus s’identifier à l’Occident, c’est-à-dire au complexe Europe + Amérique d’après 1945, à ce que Guillaume Faye nommera un peu plus tard “l’américanosphère”. La ND ne se fait plus la défenderesse de l’Occident moderne mais de l’Europe, qu’elle dissocie de cet Occident. En insistant sur cette notion d’Europe, et sur l’héritage indo-européen, matrice de cette Europe, elle autorise une ouverture à l’espace russo-sibérien, extension vers le Levant de ce même fait européen fondamental, beaucoup plus ancien que les idéologies modernes et matérialistes issues des Lumières, responsables de la rupture avec la Russie. En refusant les idéologies modernes, elle parie pour le politique pur, tout à la fois au sens traditionnel et aristotélicien du terme, que le libéralisme et l’américanisme (forme extrême) veulent abolir au nom du moralisme et de l’économisme, deux orientations que l’URSS ne connaissait pas à l’ère de Brejnev.

    Rousseau, Herder et Pestalozzi

    La seconde permet d’abandonner tous les avatars de l’individualisme libéral et occidental. Mais, si le recours à Rousseau via les interprétations de son œuvre qu’en a données Heinrich Meier, est intéressante à relever et à analyser dans l’évolution d’A. de Benoist, cette démarche reste incomplète, quelque peu incohérente au regard de son anti-rousseauisme initial. Si je partage en gros le raisonnement de Meier et de de Benoist dans cette ré-appropriation de Rousseau, j’estime qu’un rousseauisme néo-droitiste demeure une incongruité dans le continuum des droites françaises, où de Benoist est bien obligé de s’inscrire, faute de perdre son public, son terreau, etc., pour aller virevolter dans un “ailleurs” sans socle, impalpable. En s’annexant et en recopiant les travaux de Meier, de Benoist détache Rousseau du contexte de son époque, où certains de ses disciples ou lecteurs peuvent effectivement étoffer et consolider l’apparatus idéologique de la ND. Je veux parler de Herder et de Pestalozzi. On ne peut pas parler des aspects positifs de Rousseau, dans une perspective ND, sans les mêler étroitement à l’héritage que nous a légué Herder. Et aux projets pédagogiques cohérents de Pestalozzi.

    En 1981, quand je travaillais à la rédaction de Nouvelle école avec A. de Benoist, j’avais suggéré la publication d’un long article sur la pensée pluraliste et différencialiste de Herder, résumé des thèses de son traducteur français Max Rouché et de son exégète anglais F. M. Barnard (Herder’s Social and Political Thought : From Enlightenment to Nationalism, Clarendon Press, Oxford, 1965). Cette suggestion n’a pas été retenue. Elle a été rejetée d’un air dédaigneux par de Benoist. Effectivement, jamais la ND ne s’est directement inspirée de Herder, alors qu’il est le père des approches différencialistes en matières de cultures dans l’Europe toute entière. Cette lacune la met en porte-à-faux par rapport à bon nombre de thématiques dont elle s’inspire ou qu’elle croit (ré)incarner, à commencer par la révolution conservatrice allemande, héritière directe des interrogations de Herder à la fin du XVIIIe siècle. Ensuite, l’anthropologie d’Arnold Gehlen, dont se réclame de Benoist dans Les idées à l’endroit (en s’annexant purement et simplement un mémoire de fin d’étude de Pierluigi Locchi, le fils de Giorgio Locchi), est directement tributaire de la définition herdérienne de la culture, comme l’explique Gehlen lui-même dans ses Anthropologische Forschungen. Quand j’ai suggéré un numéro de Nouvelle école sur l’anthropologie philosophique, en prenant appui sur ce texte de Gehlen, où ce dernier énumère toutes ses sources, j’ai obtenu une fin de non-recevoir. Mon objectif était de publier dans ce dossier de Nouvelle école de courtes monographies sur les fondateurs de l’anthropologie philosophique, qu’il aurait fallu assortir d’articles sur les thématiques principales de cet aspect bien particulier de la philosophie, en prenant, cette fois, appui sur les travaux de Hans-Georg Gadamer (cf. DTV-Thieme, Philosophische Anthropologie, Bd. 1 & 2, nr. 4074 & 4148). Quand j’en ai parlé à de Benoist, c’était comme si je lui avais parlé de confectionner un numéro de Nouvelle école sur la géologie de la planète Pluton !

    Herder : diversité concrète, autarcie culturelle, pluralisme des valeurs !

    Herder étant le philosophe de la diversité concrète de l’histoire et de l’idéal d’autarcie culturelle, il est l’ancêtre direct du polythéisme des valeurs, que la ND avait prétendu restaurer, notamment par le biais de sa revendication païenne. Herder, dans Une autre philosophie de l’histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte), rejette tous les modèles d’œcuménicité et les vérités uniques, tendant à s’imposer de gré ou de force à l’humanité tout entière. Herder nous donne déjà toutes les recettes philosophiques pour s’opposer aux pensées uniques et, partant, à la political correctness que l’on cherche à asseoir de San Francisco à Paris, et de Paris à Sidney.

    La pédagogie de Pestalozzi

    Quant à Pestalozzi, il a créé une pédagogie qui cherche à s’adapter à chaque élève, visant à faire éclore les talents potentiels particuliers de l’écolier et à les maximiser pour le bien commun. Ainsi, le géographe Ritter, éduqué selon les principes de Pestalozzi a jeté les bases de la géographie physique et de la cartographie modernes. Les principes pédagogiques du Suisse Pestalozzi connaîtront de multiples avatars au cours du XIXe siècle, pour avoir ensuite un impact important dans la pédagogie alternative née dans le sillage des mouvements de jeunesse allemands, du Wandervogel à la Freideutsche Jugend des années 20, en marge de la Révolution conservatrice. Une réception cohérente des apports de Herder et de Pestalozzi aurait permis à la ND de suggérer, notamment dans le cadre de la revue Nouvelle éducation de Fabrice Valclérieux et dans le mouvement scout “Europe-Jeunesse”, un projet éducatif séduisant, solide, alternatif et valable.

    Aujourd’hui, la pratique de la pédagogie pestalozzienne connaît un indéniable succès dans le mouvement anthroposophique en Suisse, en Allemagne et en Flandre, où des réseaux scolaires privés fonctionnent parfaitement et produisent une véritable élite intellectuelle, jalousée par les partisans du centralisme étatique en matière d’éducation. Par l’entêtement borné d’A. de Benoist, cet infléchissement fécond de la ND vers l’anthropologie philosophique et la pédagogie pestalozzienne n’a pas eu lieu. A. de Benoist porte là une grande responsabilité historique. Au lieu d’explorer ces terrains féconds, il a détaché une interprétation de l’œuvre de Rousseau de son contexte (qui était justement herdérien et pestalozzien) et l’a plaqué sur un appareil issu de la droite française, marqué par un anti-rousseauisme de départ. En manœuvrant de la sorte, il a certes provoqué une rupture et un mini-scandale (qu’il ne faut sûrement pas amplifier outre mesure), choses dont il est friand, mais il n’a aucunement consolidé sa ND, laquelle reste, une fois de plus, un corpus lacunaire qui désoriente l’observateur extérieur (et même l’observateur intérieur !) : en effet, le recours subit et inattendu de l’ex-anti-rousseauiste de Benoist à un rousseauisme passionné, a sans nul doute désorienté plus d’une personne, alors qu’une explication de ce cheminement via Herder et Pestalozzi n’aurait pas hérissé un public de droite, et aurait été plus cohérente, vu l’intérêt de Herder pour les matrices culturelles (Homère, le Haut Moyen Âge des Nibelungen, de la Chanson de Roland, de l’Heliand, l’Islande de l’Edda et des sagas, Shakespeare) et les identités nationales, qui le distingue de Rousseau, qui ne s’intéressait guère aux vieux mondes et aux littératures archaïques. Herder permet de penser les communautés historiques génératrices de cultures particulières par un processus s’étendant sur le très long terme, tandis que Rousseau risque toujours, en dépit des analyses a contrario de Meier, de nous faire basculer dans la dialectique individu / masse du démocratisme à la française, irrespectueux des communautés charnelles, de quelque ordre que ce soit (cf. à ce propos les critiques de Max Hildebert Boehme et d’Edgar Julius Jung). Qui plus est, de Benoist aurait pu habilement jouer le Maurras félibrige (et donc herdérien sans le savoir) contre le Maurras anti-rousseauiste, tout en plaidant pour une défense des identités au sein de l’Hexagone et en réclamant l’avènement d’une sixième république, d’essence fédérale cette fois. Le lien avec la politique concrète n’aurait pas été perdu.

    Pour résumer, les deux ruptures principales dans l’itinéraire idéologique de la ND (et de l’intellectuel atypique qu’est de Benoist selon Taguieff) sont importantes, mais elles n’ont pas été suffisamment illustrées par des textes cohérents, expliquant clairement le cheminement intellectuel, en tenant compte des susceptibilités du public de base que de Benoist avait su mobiliser dans les années 70 et 80. L’absence de tels textes fait croire que la ND de-benoistienne est une sorte de mouvement brownien désordonné et discontinu. Écueil que le chef de file de la ND française aurait pu éviter, si, démesurément imbu de ses succès au Figaro Magazine, il n’avait pas joué au sourd au début des années 80. Mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut point entendre !

    5. Dans le mouvement non-conformiste en général, nous trouvons des éléments traditionalistes et des éléments vitalites. N’est-ce pas une contradiction ?

    Votre question tourne indubitablement autour de la réception récente en Allemagne de l’œuvre de Julius Evola, justement dans des milieux qualifiés à tort ou à raison de “néo-droitistes”. En règle générale, on affirme qu’Evola, traditionaliste, est hostile aux conceptions organiques / vitalistes issues de la philosophie de la Vie allemande ou de l’existentialisme de Heidegger. C’est partiellement vrai, mais une telle position revient à réduire l’œuvre d’Evola à certains de ses aspects tardifs seulement. Et à ignorer tous le passé dadaïste, avantgardiste, réaliste-magique, idéaliste-réaliste, etc. d’Evola. À ignorer également la dimension incontestablement vitaliste, dionysiaque et shivaïste que l’on décèle dans Le Yoga tantrique par ex. Une difficulté de taille demeure néanmoins : celle de penser simultanément — et non pas de façon antinomique — les différents éléments d’une lecture multiple d’Evola, seule lecture acceptable. Tant en France qu’en Allemagne, il est trop tôt pour accéder à ce stade, car une masse de textes, notamment de la première période d’Evola, disons de 1910 à 1930, ne sont pas encore traduits. En Italie, les anthologies d’articles et de recensions de cette époque cruciale dans l’itinéraire évolien viennent à peine de paraître, ces 5 ou 6 dernières années, sous la direction de Claudia Salaris, Elisabetta Valento, Gian Franco Lami et Claudio Mutti. D’une lecture attentive et bien décantée de cette masse impressionnante de textes, on arrivera, très bientôt, à une approche moins manichéenne de l’œuvre d’Evola. Il est impossible, en effet, sur base de tous les textes d’Evola lui-même, de prôner un traditionalisme figé, auquel on opposerait un vitalisme caricatural, sous-nietzschéen et para-nazi. Un tel manichéisme ne résiste déjà plus à l’analyse aujourd’hui. A fortiori, il paraîtra complètement ridicule et désuet demain. Par ailleurs, Gehlen, qui n’est certainement pas un philosophe qualifiable de “traditionaliste”, mais un anthropologue biologisant, démontre que la nature (la vie) est insuffisante au niveau de l’humain et que le donné naturel brut ne vaut rien ou risque rapidement l’impasse s’il n’y a pas un encadrement culturel, un appareil d’ordre culturel, issu de la vie, mais destiné à encadrer celle-ci. Sans un tel encadrement, la vie risque à tout moment de déboucher sur le désordre, le déclin, la déchéance, comme nous nous en apercevons aujourd’hui. Evola, me semble-t-il, a considéré, après ses mésaventures juvéniles dans le petit univers dadaïste de Tzara, qu’une critique trop outrancière des cadres culturels menait à l’impasse, tout comme une fétichisation des institutions vermoulues, qui ne hissent plus la vie à un niveau supérieur, mais, au contraire, l’emprisonnent dans un carcan inutile et infécond. À mes yeux, la contradiction que vous évoquez dans votre question est un faux problème.

    ► Entretien avec Marc Lüdders, Vouloir n°146/148, 1999.


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    Questions à la “Nouvelle Droite”

    Un texte du regretté Pierre Maugué (1939-2001) sur la ND, rédigé dans le feu de la polémique qui avait opposé ses différentes fractions en l'an 2000. Texte toujours instructif, à lire avec le recul qu'impose le temps écoulé…

    urkult10.jpgLa ND française à la croisée des chemins

    La Nouvelle droite française se trouve à la croisée des che­mins. Elle n’embraye plus, comme jadis, sur les réalités politi­ques, économiques, sociales et sociétales de notre épo­que. Si elle parvient encore à identifier la plupart des problè­mes majeurs auxquels nous sommes confrontés [1], elle les ana­lyse de plus en plus du point de vue de Sirius, sans indi­quer, sinon des solutions, du moins des voies qui pourraient être sérieusement explorées pour sortir de l’impasse. Elle em­ploie de plus en plus le langage descriptif et explicatif de l’historien ou du sociologue pour dessiner le monde qui est en train de se construire (ou de se détruire), renonçant à essayer de le changer, et tournant résolument le dos à toute possibilité d’action.

    Déconnectant la théorie de la praxis (alors que d’autres déconnectent la praxis de la théorie), elle paraît plus avide d’être reconnue par l’intelligentsia en place que de peser sur le cours de l’histoire, avec tous les risques que cela compor­te. Elle oublie que si Marx a eu une influence majeure sur l’histoire politique du dernier siècle, et non pas seulement sur l’histoire des idées, ce n’est pas en raison de son œuvre majeure, Das Kapital, destinée à un cénacle de spécialistes et que pratiquement personne (même parmi les grands leaders et intellectuels marxistes) n’est parvenu à lire en en­tier, mais par Le Manifeste communiste, fresque grandiose propre à enflammer les imaginations, et traduite dans pra­tiquement toutes les langues. C’est enfin par la création et l’ani­mation de sections nationales de l’Internationale soci­a­liste que les idées de Marx ont commencé à influer sur l’histoire du monde qui était en train de se faire.

    La Nouvelle droite française et ses dirigeants paraissent, quant à eux, affligés du même défaut que la vieille droite d’Ac­tion française. En effet, si Charles Maurras fut un pen­seur qui ne manqua pas de lucidité, il eut une absence quasi totale de stratégie politique, et n’influa jamais réellement sur le cours des évènements.

    Cette déconnexion entre théorie et praxis (Nouvelle droite) et entre praxis et théorie (droite populiste), est un écueil ma­jeur, qui se retrouve, à des degré divers, dans toute l’Euro­pe, mais qui semble atteindre son paroxysme en France. Une série de questions mériteraient d’être débattues. Sans avoir la prétention d’être exhaustif, nous soumettons la liste suivante :

    SUR LA FORME

    ◊ 1 — Peut-on prétendre défendre les traditions indo-européen­nes de l’Europe dans le cadre d’un mouvement dirigé d’une manière autocratique, contraire au principe de gouverne­ment des communauté d’hommes libres que l’on retrouve de la Grèce ancienne à la Scandinavie

    ◊ 2 — Dans une société qui est rien moins que respectable, un souci constant de respectabilité ( qui n’est le plus souvent qu’un alignement sur la politique du politiquement correct) est-il justifié pour la Nouvelle droite ? Reflet d’une mentalité petite-bourgeoise chez ceux-là mêmes qui prêchent une mo­rale aristocratique, est-il compatible avec la conquête de nou­veaux territoires idéologiques

    ◊ 3 — La polémique (forme ritualisée du duel) est-elle une ar­me qui peut être utilisée contre nos adversaires, sans com­pro­mettre le sérieux de notre discours ? [3] Faut-il réintroduire l’ironie et l’insolence dans le combat des idées et reprendre, à cet égard, la tradition d’Érasme et de Fischart ?

    ◊ 4 — Peut-on, par crainte d’être accusé de populisme, décon­necter la théorie de la praxis, et prétendre avoir une action sur l’évolution du monde uniquement par l’écrit et la parole ? L’action métapolitique ne comporte-t-elle pas le risque de de­venir une justification de l’impuissance ?

    SUR LE FOND

    ◊ 5 — Peut-on prétendre défendre la culture millénaire de l’Eu­rope sans défendre prioritairement, avec la plus grande vi­gueur, toute atteinte portée au socle ethnique de cette cultu­re ?

    ◊ 6 — La question de l’immigration peut-elle être considérée comme transcendant le traditionnel clivage gauche / droite ? Si tel est le cas, doit-on défendre l’idée que le peuple puisse s’exprimer par voie référendaire [4] sur la politique d’immi­gra­tion et que, si nécessaire, la constitution de l’État soit mo­difiée à cet effet ?

    ◊ 7 — Indépendamment des positions idéologiques de chacun, peut-on, dans une Europe en plein déclin démographique, être en faveur d’une libéralisation excessive de l’avortement, voire même, promouvoir l’avortement ?

    ◊ 8 — La géopolitique est-elle un élément essentiel de toute ré­flexion politique, et peut-elle être crédible si elle ne s’appuie pas sur les données démographiques propres à l’époque en­visagée

    ◊ 9 — Même si le fédéralisme ethnique peut apparaître comme le meilleur moyen de protéger la diversité ethno-culturelle de l’Europe, n’y a-t-il pas cependant un risque d’émiettement de souveraineté propre à affaiblir l’Europe, si ce principe est ap­pliqué inconsidérément ? Le danger existe-t-il que les États-U­nis, ou d’autres ennemis de l’Europe, attisent les diffé­ren­ces ethniques entre peuples européens pour en faire des fac­teurs de déstabilisation et les utiliser à leur profit (Diviser pour régner) ?

    ◊ 10 — Toutes les religions monothéistes doivent-elles être con­si­dérées comme présentant un danger d’égale nature et de même ampleur dans l’optique d’une défense de la compo­sante païenne de l’identité européenne ?

    SUR LA STRATÉGIE

    ◊ 11 — Les idées de la Nouvelle droite peuvent-elles être effica­cement défendues en Europe par des mouvements qui con­tinuent (même s’ils restent en contact) à marcher en ordre dispersé, alors que l’orientation politique de l’Europe socialo-libérale est de plus en plus déterminée par des institutions com­munes, à Bruxelles, Strasbourg ou Luxembourg. ? Se­rait-il opportun de créer une structure de type fédératif pour harmoniser la doctrine et l’action des divers mouvements nationaux ?

    ◊ 12 — Des actions communes, à l’échelle européenne, pour­raient-elles être envisagées sur des questions précises ? Par ex., orchestration d’une campagne demandant que la procédure du référendum d’initiative populaire soit introduite dans tous les pays européens, afin que le peuple lui-même puisse se prononcer sur la politique d’immigration ?

    ► Pierre Maugué.

    • [1] Il est à regretter ainsi qu’une place ne soit pas faite, non seulement à la géopolitique, mais à la démographie.
    • [2] « Où est votre chef » demandait un chevalier français à des guerriers vikings. Ce à quoi, un de ceux-ci répondit « Nous n’avons pas de chef », signifiant par là qu’ils étaient avant tout des hommes libres, et que toute délégation de pouvoir n’était pas abdication de pouvoir. La même fière remarque est faite par les Grecs aux Perses dans la tragédie d’Eschyle. Dans l’ancienne Normandie, comme le rappelle La Varende, chacun était « sire de soi »
    • [3]
    • [4] Référendum d’initiative populaire, comme dans la Confédération suisse


    ND

     

    Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1995

    L’apport de Guillaume Faye à la “Nouvelle Droite” et petite histoire de son éviction

    I.

    Guillaume Faye a été véritablement le moteur du GRECE, la principale organisation de la “Nouvelle Droite” en France au début des années 80. Porté par un dynamisme inouï, une fougue inégalée dans ce milieu, une vitalité débordante et un discours fait de fulgurances étonnantes et séduisantes, Guillaume Faye — comme il aimait à le dire lui-même — avait été fort marqué par la lecture des textes situationnistes de l'école de Guy Debord. En simplifiant outrancièrement, ou en voulant résumer le noyau essentiel / existentiel de sa démarche, nous pourrions dire qu'il dénonçait l'enlisement idéologique d'après 68, celui des Seventies et de l'ère giscardienne en France, qu'il le percevait comme un “spectacle” stupide, morne, sans relief. Faye est un homme qui entre en scène, quasi seul, entre la sortie des soixante-huitards et l'entrée des yuppies reaganiens.

    Dans le numéro 2 de la revue éléments, qui fut et reste le moniteur du plus ancien cénacle de la “Nouvelle Droite” en France, regroupé autour de l'inamovible Alain de Benoist, on voit une photo du jeune Faye, âgé de 23 ans, au temps où il travaillait à l'Université dans le “Cercle Vilfredo Pareto”. Dans son ouvrage scientifique Sur la Nouvelle Droite, Pierre-André Taguieff esquisse un bref historique de ce Cercle Vilfredo Pareto (p.183), dirigé par Jean-Yves Le Gallou, aujourd'hui député européen du Front National de Jean-Marie Le Pen. En 1970, le GRECE met sur pied son “Unité Régionale Paris-Ile-de-France” (URPIF), dont le Cercle Vilfredo Pareto est l'antenne au sein de l'Institut d'Études Politique (IEP) de Paris. Faye, ajoute Taguieff (op. cit., p. 205), a animé ce Cercle Pareto de 1971 à 1973.

    C'est son premier engagement : Faye est donc d'emblée un homme neuf, qui n'est rattaché à aucun rameau de la droite française conventionnelle. Il n'a pas d'attaches dans les milieux vichystes et collaborationnistes, ni dans ceux de l'OAS, ni dans la mouvance “catholique-traditionaliste”. Il n'est pas un nationaliste proprement dit ; il est un disciple de Julien Freund, de Carl Schmitt (dont il parlait déjà avec simplicité, concision et justesse dans les colonnes des Cahiers du Cercle Vilfredo Pareto), de François Perroux, etc. On pourrait dire, si ce langage avait un sens en ultime instance, que Faye est, à l'intérieur même du GRECE, le représentant d'une “droite” au-delà des factions, d'une “droite régalienne”, qui pose sur tous les événements un regard souverain et détaché mais non dépourvu de fougue et de volonté “plastique”, qui trie en quelque sorte le bon grain de l'ivraie, le politique de l'impolitique.

    Ceux qui l'ont fréquenté, ou qui ont été ses collègues comme moi, savent qu'il se moquait sans cesse des travers de ces droites parisiennes, des attitudes guindées, des querelles de prestige de ceux qui affirmaient sans rire et avec beaucoup d'arrogance quelques idées simplistes — parfois des nazisteries d'une incommensurable débilité, calquée sur celles des comic strips américains —, simplismes évidemment détachés de tout contexte historique et incapables de se mouler sur le réel. Qui se moquait aussi, non sans malice, de ceux qui, dans notre monde où se bousculent beaucoup de psychopathes, se composaient un personnage “sublime” (et souvent costaud, “supermaniste”) qui ne correspondait pas du tout à leur médiocrité réelle, parfois criante. Face aux nostalgies de tous ordres, Faye aimait à dire qu'il était “réalitaire et acceptant” et que seule cette attitude était fructueuse à long terme. En effet, dès que le développement de la Nouvelle Droite, en tant que réseau de travail métapolitique, ou un engagement politique concret au RPR, au FN ou dans des groupes nationaux-révolutionnaires exigeait de la rigueur et de l'endurance, les mythomanes “supermanistes” disparaissaient comme neige au soleil, ou se recyclaient dans des groupuscules ténus où la mascarade et les psychodrames étaient sans discontinuer à l'ordre du jour.

    Faye a produit son œuvre dans un milieu qui n'était pas le sien, qui ne se reconnaissait pas entièrement — ou même pas du tout — dans ce qu'il écrivait. Il donnait l'impression de flanquer à répétition de grands coups de pied dans la fourmilière, de chercher à choquer, espérant, par cette maïeutique polissonne, faire éclore une “droite” véritablement nouvelle, qui ne se contenterait pas de camoufler hâtivement son vichysme, son nationalisme colonialiste, son nazisme pariso-salonnard, ses pures ambitions matérielles ou son militarisme caricatural par quelques références savantes. Faye incarnait finalement seul la “Nouvelle Droite” parce qu'il n'avait jamais été autre chose. Presque tous ceux qui l'ont entouré dans son passage au GRECE et profité de son charisme, de son énergie, de son travail rapide et toujours pertinent, de la fulgurance de son intelligence, l'ont considéré finalement comme un étranger, un “petit nouveau” qu'on ne mettait pas dans les confidences, que l'on écartait des centres de commandement réels du mouvement, où quelques “anciens” prenaient des décisions sans appel. Faye était d'emblée dégagé de la cangue des “droites”, ses associés — et surtout ceux qui le payaient (très mal) — ne l'étaient pas.

    Naïf et soucieux d'abattre le maximum de travail, Faye ne s'est jamais fort préoccupé de ces méchantes intrigues de coulisses ; pour lui, ce qui importait, c'était que des textes paraissent, que livres et brochures se répandent dans le public. Au bout du compte, il s'apercevra trop tard de la nuisance de cette opacité, permettant toutes les manipulations et tous les louvoiements — opacité qui affaiblissait et handicapait le mouvement auquel il a donné les meilleures années de sa vie — et finira victime des comploteurs en coulisse, sans avoir pu patiemment construire un appareil alternatif. Faye a bel et bien été victime de sa confiance, de sa naïveté et de sa non-appartenance à un réseau bien précis de la “vieille droite”, qui, dans le fond, ne voulait pas se renouveler et prendre le monde et la vie à bras le corps. Illusions, fantasmes, copinages et intrigues parisiennes prenaient sans cesse le pas sur la pertinence idéologique du discours, sur le travail d'élargissement et d'approfondissement du mouvement.

    Au moment où la “Nouvelle Droite” surgit sous les feux de la rampe après la campagne de presse de l'été 1979, Faye se porte volontaire pour effectuer non-stop un “tour de France” des unités régionales du GRECE qui jaillissent partout spontanément. Grâce à son engagement personnel, à sa présence, à son verbe qui cravachait les volontés, il fait du GRECE une véritable communauté où se côtoient des “anciens” (venus de tous les horizons de la “droite”, catholiques intégristes et modérés exceptés) et des “nouveaux”, souvent des étudiants, qui saisissent et acceptent instinctivement la nouveauté de son discours, les choses essentielles qu'il véhicule. Faye, très attentif aux analyses sociologiques qui investiguent les modes, scrutent les mœurs, captent les ferments de contestation dès leur éclosion, devient tout naturellement l'idole des jeunes non-conformistes de la “droite” française — auxquels se joignent quelques soixante-huitards différentialistes (inspirés par Robert Jaulin, Henri Lefebvre, Michel Maffesoli, les défenseurs du Tiers-Monde contre l'“homologation” capitaliste-occidentale) et d'anciens situationnistes — qui rejettent les conventions sociales classiques (comme la religion), sans pour autant accepter les mièvreries de l'idéologie implicite des baba-cools de 68, matrice du conformisme que nous subissons aujourd'hui.

    Si les lecteurs de Marcuse avaient parié pour une sorte d'épiméthéisme soft, d'érotisme orphique comme socle d'une anti-civilisation quasi paradisiaque, pour une contestation douce et démissionnaire, pour une négation permanente de toutes les institutions impliquant un quelconque “tu dois”, Faye, fusionnant contestation et affirmation, rejettant comme vaines, impolitiques et démissionnaires toutes les négations à la Marcuse, lançait un pari pour un prométhéisme hard, pour un érotisme goliard qui ponctuellement libère, en déployant une saine joie, ses adeptes des âpres tensions de l'action permanente, pour une affirmation permanente et impavide de devoirs et d'institutions nouvelles mais non considérées comme définitives. Marcuse et Faye contestent tous deux la société figée et les hiérarchies vieillottes des années 50 et 60, mais Marcuse tente une sortie définitive hors de l'histoire (qui a produit ces hiérarchies figées) tandis que Faye veut un retour à l'effervescence de l'histoire, croit à la trame conflictuelle et tragique de la vie (comme ses maîtres Freund, Monnerot et Maffesoli). Marcuse est démobilisateur (en croyant ainsi être anti-totalitaire), Faye est hyper-mobilisateur (pour échapper au totalitarisme soft qui étouffe les âmes et les peuples par extension illimitée de son moralisme morigéna­teur, tout comme le hiérarchisme abrutissant des conventions d'avant 68 étouffait, lui aussi, les spon­tanéités créatrices).

    Cette vision à la fois contestatrice et affirmatrice sera donc véhiculée de ville en ville pendant plusieurs années, de 1979 à 1984, espace-temps où le GRECE a atteint son apogée, sous la direction d'Alain de Benoist, certes, mais surtout grâce au charisme de Guillaume Faye. Celui-ci marque de son sceau la revue éléments, déterminant les thèmes et les abordant avec une fougue et un à-propos qui ne sont jamais plus revenus après son départ. Faye parti, puis, à sa suite Vial et Mabire (qui sont pourtant des hommes très différents de lui), éléments se met littéralement à vasouiller ; la revue perd son “trognon” et devient l'arène où s'esbaudissent très jeunes polygraphes, médiocres paraphraseurs et incorrigibles compilateurs, faux germanistes et faux philosophes, faux gauchistes et faux néo-fascistes, gribouilleurs d'éphémérides et esthètes falots. Et surtout quelques beaux échantillons de “têtes-à-claques” du seizième arrondissement. Faye lançait en effet quantités de thématiques nouvelles, généralement ignorées dans les rangs de la “droite la plus bête du monde”. Sur l'héritage initial de Science-Po et du Cercle Pareto, Faye — qui a un contact très facile avec les universitaires au contraire d'A. de Benoist — greffe de la nouveauté, introduit sa propre interprétation de l'“agir communicationnel” de Habermas, des thèses des néo-conservateurs américains et de la sociologie anti-narcissique de Christopher Lash.

    Ensuite, rompant résolument avec l'“occidentalisme” des droites, Faye amorce, dans éléments n°32, une critique de la civilisation occidentale, nouant ou renouant avec l'anti-occidentalisme des Allemands nationalistes ou conservateurs de l'époque de Weimar (Spengler, Niekisch, Sombart, etc.), avec les thèses en ethnologie qui stigmati­saient les “ethnocides” en marge de la civilisation techno-messianique de l'Occident (Robert Jaulin), et avec le Manifeste différentialiste de Henri Lefèbvre (ex-théoricien du PCF et ancien disciple du surréaliste André Breton). L'occidentalisme, héritier d'une conception figée, fixiste, immobiliste, humanitariste, répétitive, psittaciste des Lumières, est une cangue, dont il faut se libérer ; — est un frein à l'“agir communicationnel” (dont rêvait le jeune Habermas mais que Faye et ses vrais amis voudront restituer dans leur logique communautaire, identitaire et enracinée) ; — est une pathologie générant de fausses et inopérantes hiérarchies, qu'une rotation des élites devra jeter bas ; — est, enfin, selon la formule géniale de Faye, un “système à tuer les peuples”.

    Mais si les critiques formulées par les tenants de l'École de Francfort et par Faye refusent le système mis en place par l'idéologie des Lumières — parce que ce système oblitère la Vie, c'est-à-dire notre Lebenswelt (terme que reprend Habermas, à la suite de Simmel) — ces 2 écoles — la nouvelle gauche, dont la revue new-yorkaise Telos constitue la meilleure tribune ; et la vraie nouvelle droite, que Faye a incarné seul, sans être empêtré dans des nostalgismes incapacitants — diffèrent dans leur appréciation de la “raison instrumentale”. Pour l'École de Francfort, la rai­son instrumentale est la source de tous les maux : du capitalisme manchestérien à l'autoritarisme de l'Obrigkeitsstaat, du fascisme à la mise hors circuit de la fameuse Lebenswelt, de l'éléctro-fascisme (Jungk) à la destruction de l'environnement. Mais la raison instrumentale donne la puissance, pensait Faye, et il faut de la puissance dans le politique pour faire bouger les choses, y compris restaurer notre Lebenswelt, nos enracinements et la spontanéité de nos peuples.

    La différence entre la nouvelle droite (c'est-à-dire Faye) et la nouvelle gauche (en gros l'équipe de Telos) réside toute entière dans cette question de la puissance, dont la raison instrumentale peut être un outil. Cette querelle a aussi été celle des sciences sociales allemandes (cf. De Vienne à Franfort, la querelle allemande des sciences sociales, Complexe, Bruxelles, 1979) : est-ce la raison instrumentale, qui met les valeurs entre parenthèses, ne pose pas de jugements de valeurs et pratique la Wertfreiheit de Max Weber voire l'éthique de la responsabilité ou est-ce la raison normative, qui insiste sur les valeurs — mais uniquement les valeurs “illuministes” de l'Occident moderne — et développe ainsi une éthique de la conviction, qui doit avoir le dessus ?

    Faye n'a pas exactement répondu à la question, dans le cadre du débat qui agitait le monde intellectuel à la fin des années 70 et au début des années 80, mais on sentait parfaitement, dans ses articles et dans Le système à tuer les peuples, qu'il percevait intuitivement le hiatus voire l'impasse : que tant la raison instrumentale, quand elle est maniée par des autorités politiques qui ne partagent pas nos valeurs (celle du zoon politikon grec ou de l'hyperpolitisme romain) ni, surtout, nos traditions métaphysiques et juridiques, que la raison normative, quand elle nous impose des normes abstraites ou étrangères à notre histoire, sont oblitérantes et aliénantes. Ni la raison instrumentale ni la raison normative (il serait plus exact de dire la “raison axiologique”, dans le sens où la “norme” telle que la définit Carl Schmitt, est toujours une abstraction qui se plaque sur la vie, tandis que la valeur, pour Weber et Freund, est une positivité immuable qui peut changer de forme mais jamais de fond, qui peut faire irruption dans le réel ou se retirer, se mettre en phase de latence, et qui est l'apanage de cultures ou de peuples précis) ne sont oblitérantes ou aliénantes si le peuple vit ses valeurs et s'il n'est pas soumis à des normes abstraites qui, délibérément, éradiquent tout ce qui est spontané, corrigent ce qui leur paraît irrationnel et biffent les legs de l'histoire.

    Faye n'a pas eu le temps de se brancher sur les débats autour des travaux de Rawls (sur la justice sociale), n'a pas eu le temps de suivre le débat des “communautariens” américains, qui ont retrouvé les valeurs cimentantes en sociologie et entendent les réactiver. Et surtout, n'a pas suivi à la trace la grande aventure secrète des années 80, la redécouverte de l'œuvre de Carl Schmitt, en Allemagne, en Italie et aux États-Unis, la France restant grosso modo en dehors de cette lame de fond qui traverse la planète entière. On ne sort du dilemme entre raison instrumentale et raison normative que si l'on retourne à l'histoire, qui offre des valeurs précises à des peuples précis, valeurs qui sont peut-être foncièrement subjectives mais sont aussi objectives parce qu'elles sont les seules capables de structurer des comportements cohérents et durables dans la souplesse, de générer, au sein d'un peuple, ce qu'Arnold Gehlen appelait les “institutions”. Un peuple qui adhère et met en pratique ses propres valeurs obéit à des lois qui sont objectives pour lui seul, mais qui sont la seule objectivité pratique dans la sphère du politique ; s'il obéit à des normes extérieures à lui, imposées par des puissances extérieures et/ou dominantes, la raison normative lui apparaîtra, consciemment ou inconsciemment, aliénante et la raison instrumentale, insupportable. Dans un tel cadre, s'il a oublié ses valeurs propres, le peuple meurt parce qu'il ne peut plus agir selon ses propres lois intérieures. Le système l'a tué.

    Indubitable et déterminante est l'influence de Henri Lefebvre sur l'évolution des idées de Guillaume Faye ; Henri Lefebvre fut un des principaux théoriciens du PCF et l'auteur de nombreux textes fondamentaux à l'usage des militants de ce parti fortement structuré et combatif. J'ai eu personnellement le plaisir de rencontrer ce philosophe ex-communiste français à 2 reprises en compagnie de G. Faye dans la salle du célèbre restaurant parisien “La Closerie des Lilas” que Lefebvre aimait fréquenter parce qu'il avait été un haut lieu du surréalisme parisien du temps d'André Breton. Lefebvre aimait se rémémorer les homériques bagarres entre les surréalistes et leurs adversaires qui avaient égayé ce restaurant. Avant de passer au marxisme, Lefebvre avait été surréaliste. Les conversations que nous avons eues avec ce philosophe d'une distinction exceptionnelle, raffiné et très aristocratique dans ses paroles et ses manières, ont été fructueuses et ont contribué à enrichir notamment le numéro de Nouvelle école sur Heidegger que nous préparions à l'époque. Trois ouvrages plus récents de Lefebvre, postmarxistes, ont attiré notre attention : Position : contre les technocrates. En finir avec l'humanité-fiction (Gonthier, 1967) ; Le manifeste différentialiste (Gallimard, 1970) ; De L'État. 1. L'État dans le monde moderne (UGE, Paris, 1976).

    Dans Position (op. cit.), Lefebvre s'insurgeait contre les projets d'exploration spatiale et lunaire car ils divertissaient l'homme de “l'humble surface du globe”, leur faisaient perdre le sens de la Terre, cher à Nietzsche. C'était aussi le résultat, pour Lefebvre, d'une idéologie qui avait perdu toute potentialité pra­tique, toute faculté de forger un projet concret pour remédier aux problèmes qui affectent la vie réelle des hommes et des cités. Cette idéologie, qui est celle de l'“humanisme libéral bourgeois”, n'est plus qu'un “mélange de philanthropie, de culture et de citations”; la philosophie s'y ritualise, devient simple cérémonial, sanctionne un immense jeu de dupes. Pour Lefebvre, cet enlisement dans la pure phraséologie ne doit pas nous conduire à refuser l'homme, comme le font les structuralistes autour de Foucault, qui jettent un soupçon destructeur, “déconstructiviste” sur tous les projets et les volontés politiques (plus tard, Lefebvre sera moins sévère à l'égard de Foucault).

    Dans un tel contexte, plus aucun élan révolutionnaire ou autre n'est possible : mouvement, dialectique, dynamiques et devenir sont tout simplements niés. Le structuralisme anti-historiciste et foucaldien constitue l'apogée du rejet de ce formidable filon que nous a légué Héraclite et inaugure, dit Lefebvre, un nouvel “éléatisme” : l'ancien éléatisme contestait le mouvement sensible, le nouveau conteste le mouvement historique. Pour Lefebvre, la philosophie parménidienne est celle de l'immobilité. Pour Faye, le néo-parménidisme du système, libéral, bourgeois et ploutocratique, est la philosophie du discours libéralo-humaniste répété à l'infini comme un catéchisme sec, sans merveilleux. Pour Lefebvre, la philosophie héraclitéenne est la philosophie du mouvement. Pour Faye — qui retrouve là quelques échos spenglériens propres à la récupération néo-droitiste (via Locchi et de Benoist) de la “Révolution Conservatrice” weimarienne —, l'héraclitéisme contemporain doit être un culte joyeux de la mobilité innovante. Pour l'ex-marxiste et ex-surréaliste comme pour le néo-droitiste absolu que fut Faye, les êtres, les stabilités, les structures ne sont que les traces du trajet du Devenir. Il n'y a pas pour eux de structures fixes et définitives : le mouvement réel du monde et du politique est un mouvement sans bonne fin de structuration et de déstructuration. Le monde ne saurait être enfermé dans un système qui n'a d'autres préoccupations que de se préserver.

    À ce structuralisme qui peut justifier les systèmes car il exclut les “anthropes” de chair et de volonté, il faut opposer l'anti-système voire la Vie. Pour Lefebvre (comme pour Faye), ce recours à la Vie n'est pas passéisme ou archaïsme : le système ne se combat pas en agitant des images embellies d'un passé tout hypothétique mais en investissant massivement de la technique dans la quotidienneté et en finir avec toute philosophie purement spéculative, avec l'humanité-fiction. L'important chez l'homme, c'est l'œuvre, c'est d'œuvrer. L'homme n'est authentique que s'il est “œuvrant” et participe ainsi au devenir. Les “non-œuvrants”, sont ceux qui fuient la technique (seul levier disponible), qui refusent de marquer le quotidien du sceau de la technique, qui cherchent à s'échapper dans l'archaïque et le primitif, dans la marginalité (Marcuse !) ou dans les névroses (psychanalyse !). Apologie de la technique et refus des nostalgies archaïsantes sont bel et bien les deux marques du néo-droitisme authentique, c'est-à-dire du néo-droitisme fayen. Elles sortent tout droit d'une lecture attentive des travaux de Henri Lefebvre.

    Dans Le manifeste différentialiste, nous trouvons d'autres parallèles entre le post-marxisme de Lefebvre et le néo-droitisme de Faye, le premier ayant indubitablement fécondé le second : la critique des processus d'homogénéisation et un plaidoyer en faveur des “puissances différentielles” (qui doivent quitter leurs positions défensives pour passer à l'offensive). L'homogénéisation “répressive-oppressive” est dominante, victorieuse, mais ne vient pas définitivement à bout des résistances particularistes : celles-ci imposent alors malgré tout une sorte de polycentrisme, induit par la “lutte planétaire pour différer” et qu'il s'agit de consolider. Si l'on met un terme à cette lutte, si le pouvoir répressif et oppresseur vainc définitivement, ce sera l'arrêt de l'analyse, l'échec de l'action, le fin de la découverte et de la création.

    De sa lecture de L'État dans le monde moderne, Faye semble avoir retiré quelques autres idées-clefs, notamment celle de la “mystification totale” concomitante à l'homogénéisation planétaire, où tantôt l'on exalte l'État (de Hobbes au stalinisme), tantôt on le méconnaît (de Descartes aux illusions du “savoir pur”), où le sexe, l'individu, l'élite, la structure (des structuralistes figés), l'information surabondante servent tout à tour à mystifier le public ; ensuite l'idée que l'État ne doit pas être conçu comme un “achèvement mortel”, comme une “fin”, mais bien plutôt comme un “théâtre et un champ de luttes”. L'État finira mais cela ne signifiera pas pour autant la fin (du politique). Enfin, dans cet ouvrage, Faye a retenu le plaidoyer de Lefebvre pour le “différentiel”, c'est-à-dire pour “ce qui échappe à l'identité répétitive”, pour “ce qui produit au lieu de reproduire”, pour “ce qui lutte contre l'entropie et l'espace de mort, pour la conquête d'une identité collective différentielle”.

    Cette lecture et ces rencontres de Faye avec Henri Lefebvre sont intéressantes à plus d'un titre : nous pouvons dire rétrospectivement qu'un courant est indubitablement passé entre les deux hommes, certainement parce que Lefebvre était un ancien du surréalisme, capable de comprendre ce mélange instable, bouillonnant et turbulent qu'était Faye, où se mêlaient justement anarchisme critique dirigé contre l'État routinier et recours à l'autorité politique (charismatique) qui va briser par la vigueur de ses décisions la routine incapable de faire face à l'imprévu, à la guerre ou à la catastrophe. Si l'on qualifie la démarche de Faye d'“esthétisante” (ce qui est assurément un raccourci), son esthétique ne peut être que cette “esthétique de la terreur” définie par Karl Heinz Bohrer et où la fusion d'intuitionnisme (bergsonien chez Faye) et de décisionnisme (schmittien) fait apparaître la soudaineté, l'événement imprévu et impromptu, — ce que Faye appelait, à la suite d'une certaine école schmittienne, l'Ernstfall, comme une manifestation à la fois vitale et catastrophique, la vie et l'histoire étant un flux ininterrompu de catastrophes, excluant toute quiétude.

    La lutte permanente réclamée par Lefebvre, la revendication perpétuelle du “différentiel” pour qu'hommes et choses ne demeurent pas figés et “éléatiques”, le temps authentique mais bref de la soudaineté, le chaïros, l'imprévu ou l'insolite revendiqués par les surréalistes et leurs épigones, le choc de l'état d'urgence considéré par Schmitt et Freund comme essentiels, sont autant de concepts ou de visions qui confluent dans cette synthèse fayenne. Ils la rendent inséparable des corpus doctrinaux agités à Paris dans les années 60 et 70 et ne permettent pas de conclure à une sorte de consubstantialité avec le “fascisme” ou l'“extrême-droitisme” fantasmagoriques que l'on a prêtés à sa nouvelle droite, dès le moment où, effrayé par tant d'audaces philosophiques à “gauche”, à “droite” et “ailleurs et partout”, le système a commencé à exiger un retour en arrière, une réduction à un moralisme minimal, tâche infâmante à laquelle se sont attelés des Bernard-Henry Lévy, des Guy Konopnicki, des Luc Ferry et des Alain Renaut, préparant ainsi les platitudes de notre political correctness.

    Reste à tenter d'expliquer le nietzschéisme de Faye et à le resituer vaille que vaille — pour autant que cela soit possible— dans le contexte du nietzschéisme français des années 60 à 80. Qu'est-ce qui distingue son nietzschéisme implicite (et parfois explicite) du nietzschéisme professé ailleurs, dans l'université française, chez les philosophes indépendants (voire marginaux) ou chez les autres protagonistes de la ND ?

    — Si le nietzschéisme de l'université est complexe, trop complexe pour être manié dans des associations de type métapolitique comme le GRECE ; — si les arabesques, méandres, rhizomes, agencements, transversales, multilinéarités et ritournelles d'un philosophe nietzschéen original et fécond comme Gilles Deleuze par ex. dévoilaient un vocabulaire aussi original que surprenant, mais qui demeurait largement incompris en dehors des facultés de philosophie à l'époque de gloire de la ND (elles n'auraient rencontré qu'incompréhension chez les non-philosophes, même à l'université ; en Italie, Francesco Ingravalle a eu le mérite de dresser un excellent synopsis des approches nietzschéennes, en dégageant clairement l'apport de Deleuze ; cf. F. Ingravalle, Nietzsche illuminista o illuminato ? Guida alla lettura di Nietzsche attraverso Nietzsche, Ed. di Ar, Padova, 1981) ; — si les philosophes plus marginalisés, moins académiques et solitaires ont travaillé à fond des thématiques nietzschéiennes plus circonstancielles et nettement moins politisables ou métapolitisables ; — si les fragments, tantôt épars, tantôt concentrés, d'héritage extrême-droitiste, transposés spontanément dans la métapolitique maladroite des plus modestes militants de base des débuts du GRECE, concevaient un nietzschéisme fort hiératique, glacial et figé, prenant naïvement au pied de la lettre le discours sur le “Surhomme”, et surtout ses travestissements par la propagande cinématographique anglo-saxonne des 2 guerres mondiales, où se mêlent des clichés comme le “Hun”, la “bête blonde”, la folie caricaturale de professeurs de génétique au rictus nerveux et à grosses lunettes et, enfin, la morgue attribuée aux officiers des corps francs ou des troupes d'assaut ; — si le “surhumanisme” de Giorgio Locchi, en tant que nietzschéisme solidement étayé dans les discours du GRECE, insistait sur le dépassement des avatars philosophiques et scientifiques de l'égalitarisme passif et niveleur issu du christianisme et transformé en “science” dans le sillage du positivisme puis du marxisme ; — si les thèses de Pierre Chassard sur l'anti-providentialisme de Nietzsche, annexées par le GRECE, en mal d'une interprétation originale du philosophe de Sils-Maria au début des années 70, insistaient, elles, sur l'impossibilité finale de créer un monde achevé, fermé, sans plus ni vicissitudes ni tragique ni effervescence ni conflictualité, le nietzschéisme personnel de Faye s'inscrirait plutôt dans cet espace aux contours flous, entre le rire et le tragique, mis en évidence par Alexis Philonenko, dans son approche de l'œuvre de Nietzsche (cf. A. Philonenko, Nietzsche : Le Rire et le Tragique, LGF, 1995).

    Pour Faye effectivement, la trame du monde est fondamentalement tragique, et restera telle, en dépit des vœux pieux, formulés par chrétiens, post-chrétiens, jus-naturalistes, etc. ; à la suite de Jules Monnerot, qui a pensé systématiquement l'“hétérotélie”, c'est-à-dire le fait que l'on atteint toujours un objectif différent de celui qu'on s'était assigné dans ses rêves et ses projets, Faye écrit et affirme sans cesse que les efforts politiques, les constructions institutionnelles, les barrages que dressent maladroitement les censeurs qui veulent éviter toute redistribution des cartes, finiront toujours par être balayés, mais, avant cette disparition méritée et ce nettoyage nécessaire, les agitations, les colères, les objurgations, les admonestations de ceux qui veulent que les mêmes règles demeurent toujours en vigueur, pour les siècles des siècles, doivent susciter le rire de tous les réalitaires impertinents qui acceptent et affirment le tragique, la finitude de toutes choses.

    En ce sens, pour Faye, « le rire est la puissance nue, véritablement protéiforme », comme le définit Philonenko, qui ajoute, que, dans Ainsi parla Zarathoustra, le rire est aussi “la clef qui ouvre toutes les serrures”, justement parce qu'il permet de sauter les obstacles qui, au fond, ne sont pas des obstacles, de regarder à travers les fissures ou au-delà des masses en apparence monolithiques. Nietzsche conçoit le rire, non comme une substance, mais comme une fonction métacritique qui rend la vie possible (et la libère des pesanteurs et des anachronismes) et, avec elle, ajoute Philonenko, toute “existence authentique”, dans le sens où l'“authenticité”, ici, est synonyme de plénitude et de fulgurance innovante, tandis que toute routine, voire, chez Faye, toute tradition, quand elle se fige, est “inauthentique”, dépourvue d'intérêt. De là, la fascination qu'exerçaient sur Faye les réflexions post-nietzschéennes de Heidegger sur le triste “règne du on”, alors même que les écrivains français qui ont, chacun à leur manière, chanté les “voies royales”, n'ont guère influencé les réflexions du seul véritable penseur original de la ND.

    Nietzsche, et Faye inconsciemment à sa suite, imaginaient un rire qui, “effondrant les colonnes de la civilisation” (celle, rigide, désenchantée, que nous a léguée et nous impose l'Aufklärung, de plus en plus souvent par des méthodes policières), réaliserait le surhomme, c'est-à-dire le dépassement de la condition “humaine, trop humaine”, emprisonnée dans les cages de la légalité sans plus aucune légitimité, dans les cellules dorées d'une civilisation d'abondance matérielle et de lacunes spirituelles. C'est dans cette critique de la civilisation, non plus véhiculée par l'éros idyllique et néo-pastoraliste du “marcuso-rousseauisme”, mais par le rire et la polisonnerie, qu'il faut voir un parallèle avec une certaine révolution conservatrice allemande, qui, elle, récuse cette “civilisation” au nom de l'expérience à la fois traumatisante et exaltante des soldats de la première guerre mondiale ou au nom d'une foi orientale, asiatique ou russe-orthodoxe, modernisée en apparence sous les oripeaux du bolchevisme. La surhumanité nietzschéo-fayenne n'est donc pas une humanité impavide de gendarmes aux roides zygomatiques, musculeux et hiératiques (sauf, notable exception, dans certaines planches de sa bande dessinée aux thématiques contestées, intitulée Avant-Guerre), non pas, contexte spatio-temporel oblige, un duplicata anachronique du “nationalisme soldatique” des frères Jünger ou de Schauwecker, non pas un fidéisme traditionaliste teinté d'orientalisme, mais une surhumanité portée par une bande de joyeux polissons créatifs, impertinents, hors-normes.

    Les porteurs de “civilisation”, qui ont oublié le rire ou l'ont étouffé en eux, érigent des idoles de papier, des codes moraux, des conventions toutes cérébrales, qui sont justement celles qui oblitèrent et refoulent cette Lebenswelt, cette évidence immédiate que seul le rire est capable de saisir, de capter, d'“en ouvrir toutes les serrures”. Cet engagement pour sauver la Lebenswelt est le leitmotiv qui permet de comprendre les engouements simultanés de Faye pour Heidegger, Habermas, Monnerot, Freund, Schmitt, Jünger (celui du Travailleur), Simmel et sa synthèse personnelle entre tous ces philosophes, politologues et sociologues, en apparence très différents les uns des autres. Plus tard, Michel Maffesoli deviendra indubitablement l'universitaire qui hissera un corpus fort proche de cette vision fayenne — fulgurante, dionysiaque et effervescente — au niveau d'une philosophie et d'une sociologie pleinement reconnues par l'université, au niveau français comme au niveau international.

    Voilà ce qu'il fallait dire, me semble-t-il, sur le nietzschéisme dionysiaque de Faye, qui a marqué si profondément la ND de son sceau. Faye est en effet le penseur qui aurait pu, s'il avait travaillé et retravaillé ses intuitions selon les critères de la démarche académique, devenir un philosophe entre Freund et Maffesoli, c'est-à-dire un philosophe tenant compte des impératifs incontournables du politique mais sans absoluiser ces impératifs, en laissant toujours les portes grandes ouvertes aux manifestations de la Vie (de la Lebenswelt). Si Freund, fidèle en cela à Carl Schmitt, ne perd pas trop de temps à s'apesantir sur les grouillements, éruptions, engouements qui pourraient donner mille et une fois prétexte à de l'“occasionalisme”, Maffesoli va parfois trop loin, nous semble-t-il, quand il survalorise des phénomènes de banlieue, comme les tribus, tout en annonçant une sorte de fin du politique dans le dionysiaque. Faye, qui a quitté la sphère sérieuse du politique, aurait pu faire cette jonction entre Freund et Maffesoli (qui fut l'élève de ce politologue alsacien), dans la mesure où, pour lui, le politique ne doit jouer qu'en cas d'Ernstfall (de situation dangereuse, exceptionnelle), en s'effaçant dès que le péril disparait. En cela, “le politique va et vient entre imperium et anarchie”, comme le soulignait Christiane Pigacé, elle aussi disciple de Julien Freund, lors de la Première Université d'été de la FACE en juillet 1993.

    Ce nietzschéisme-entre-rire-et-tragique, pari pour la “puissance nue” et “fonction métacritique”, avait aussi bien du mal à se faire comprendre, non pas auprès des militants jeunes du GRECE, fascinés par cette fougue, mais bien dans le “saint des saints” de ce mouvement, en son plus haut sommet, où ne brillait aucun soleil, où ne règnait aucune chaleur, mais où une humeur grincheuse crachait en permanence ses miasmes aussi malsains qu'indéfinissables dans une atmosphère déjà toute chargée de volutes nauséabondes de nicotine, où une mine toujours déconfite, une moue éructant sans discontinuer l'insulte gratuite, révélait en fait, aux lucides qui pouvaient le voir, une parodie fon­damentale que Nietzsche aurait copieusement brocardée. Les petites vanités d'un certain gourou ne toléraient nullement le développement d'une “métacritique” axée sur le “fou rire libérateur”, qui commence toujours par une saine capacité d'auto-dérision.

    Quant à Faye, il n'hésitait jamais à se mettre en scène, à s'amuser de ses propres images, fantasmes, goûts, de ses propres phrases qu'il poussait à l'absurde pour être sûr qu'elles ne s'enliseraient jamais dans une impasse intellectuelle, etc. En effet, pour se remettre en question, il faut être capable de penser jusqu'à l'absurde chaque idée qu'on développe, s'apercevoir à chaque instant du caractère dérisoire de ses vanités ou de ses fantasmes, du caractère ridicule des petits camouflages qu'on pratique dans le fol espoir de plaire un jour à la galerie, d'avoir une “image irréprochable” dans les médias du “système à tuer les peuples”, ce qui indique finalement que l'on n'a nul souci de ces peuples, en dépit des discours que l'on tient pour épater le public. Cet exercice d'auto-dérision, on a toujours été incapable de le faire, en ce plus haut lieu du GRECE, qui prétendait évidemment n'être pas le GRECE, mais simple site de base fortuit et déconnecté d'une vague “stratégie personnelle” d'entrisme dans les médias et de participation aux débats (?) du Tout-Paris. Raison pour laquelle la machine, mise en place par quelque compilateur qui alignait citations et références dans le seul espoir de se faire valoir, a fini, “quelque part”, par tourner à vide.

    Enfin, ce “nietzschéisme du rire” demeure à la base des démarches du Faye post-greciste : depuis le lancement du journal J'ai tout compris (1987-88), mêlant ironie grinçante, satire caustique, message politique et style branché, jusqu'aux émissions de Skyrock, avec leurs énoooormes canulars, ou encore les enquêtes désopilantes de l'Écho des Savannes ou même de Paris-Match, où l'on a vu Faye dans le rôle du “Professeur Kervous”, ami de Bill Clinton fraîchement élu à la Maison Blanche, un Kervous au look soixante-huitard flanqué d'une sémillante secrétaire britannique “Mary Patch” (!!), qui se présente chez certains hommes et femmes politiques français pour leur demander, au nom de “Mr. President Bill Clinton”, s'ils sont prêts à poser leur candidature de “Secrétaire d'État aux affaires européennes”, dans la nouvelle “administration” américaine… Mais cette pratique de la “théorie métacritico-métapolitique” de la ND fayenne est une autre histoire, qui n'a pas exactement sa place dans la présente introduction.

    II.

    Mais comment ce Guillaume Faye, dont le charisme était indéniable, a-t-il été évincé du groupe auquel il a donné une véritable épine dorsale ? Emblématique, son éviction prouve que la logique interne du mouvement GRECE a été et demeure une logique de l'éviction. Au fil de son histoire, ce mouvement a davantage exclu ses cadres qu'il n'en a recruté ! Quelques esprits paranoïaques en déduisent que cette stratégie d'évictions successives a été appliquée “en service commandé”, pour empêcher la France de développer une idéologie radicalement critique à l'égard des anachronismes républicains, illuministes, juridiques et administratifs qui conduisent ce pays à l'assèchement intellectuel et à la pétrification institutionnelle, de façon à ce qu'aucun courant d'opinion suffisamment étayé ne réclame des réformes en profondeur ou n'articule les conditions d'une deuxième révolution française qui balaierait la bourgeoisie révolutionnaire institutionalisée, ses clubs d'inspiration illuministe et ses fonctionnaires omnipotents, comme les préfets qui gouvernent 95 départements sans être élus, en contradiction flagrante avec les principes démocratiques de l'Union Européenne !

    La thèse du “service commandé” est évoquée par un professeur mexicain Santiago Ballesteros Walsh, sans que je ne puisse avaliser sa démonstration… Effectivement, rien ne peut directement étayer la thèse de Ballesteros Walsh, ce qui ne doit pas nous empêcher de constater qu'en près de 30 ans d'existence, la ND parisienne n'a proposé aucune réforme cohérente des institutions françaises, n'a pas approfondi le “régionalisme” ou la “subsidiarité” qui aurait pu servir de levier à une contestation globale du système jacobin, directement inspiré des Lumières, ni aucun projet de réforme économique, sur base du participationnisme gaullien, des thèses de François Perroux ou des hétérodoxes de la pensée économique. Ces omissions, ce refus persistant de ne pas aborder de tels sujets, sont pour le moins bizarres voire fort suspects. Faye n'a jamais cessé de réclamer l'inclusion de telles démarches dans le corpus de la ND. Est-ce la raison réelle de son éviction ? Comme de l'éviction de tous les autres exclus ?

    Dans des discussions entre anciens du GRECE, on évoque souvent deux autres stratégies bizarres : la stratégie du marquage et celle du dénigrement. La stratégie du marquage consisterait ainsi à attirer des intellectuels dans le sillage de la ND pour qu'ils soient marqués à jamais et empêchés de poursuivre leurs recherches. La stratégie du dénigrement consiste, elle, à monter les militants les uns contre les autres, à les décrire comme “idiots” ou comme “fous” afin de contrecarrer à titre préventif toute collaboration autonome entre eux, au-delà de tout contrôle de la centrale. Ainsi, par ex., à tel éditeur indépendant, on dira que “Steuckers (ou Faye ou Battarra, etc.) est un fou dangereux, voire un terroriste nazi-trotskiste et national-révolutionnaire, digne héritier de la narodnaïa volia russe (d'ailleurs, n'est-ce pas, son journal s'appelle Vouloir…)”, afin qu'il n'accepte pas de manuscrits de cet espèce de sous-Netchaïev de Steuckers, mais, de ce même brave éditeur, 20 minutes plus tard, la même personne dira à Steuckers, “c'est un doux crétin emberlificoté dans toutes les sectes ruralistes völkisch les plus biscornues”, afin qu'on ne lui confie pas de manuscrit…

    Il m'apparait utile, à la demande de quelques exclus notoires et de quelques anciens cadres du GRECE, plongés dans l'amertume depuis l'échec de leur réformisme constructif à l'intérieur du mouvement où ils militaient, de brosser un tableau récapitulatif de cette succession ininterrompue d'évictions, en insistant plus particulèrement sur celle de Faye. Vivant et travaillant très près du “centre”, même s'il ne connaissait pas les véritables commanditaires de l'entreprise, comme aucun membre ni même aucun cadre ne les connaissaient, Faye n'a pas été suffisamment attentif à la fragilité de sa propre position ; il a été naïf et confiant. Il était extérieur à ce milieu, il venait du dehors. Il n'a jamais été intégré par ceux qui se prétendaient “initiés”, il a toujours été considéré comme un “citron à presser”. L'indice le plus patent de cette non-appartenance au “noyau de base” est la médiocrité des salaires que percevait Faye. Je ne comprends toujours pas comment il a eu la faiblesse de se contenter d'une telle situation. Et d'avoir commis 2 erreurs :

    • A. Avoir été trop confiant dans son propre charisme, avoir souvent travaillé trop vite, par fulgurances, individuellement, en n'étayant pas toujours ses textes de références adéquates, pour leur donner du poids. L'idéal aurait été un Faye épaulé par une équipe qui aurait exploré pour lui l'univers des bibliothèques, lui aurait transmis des bibliographies, des résumés de livres, aurait fréquenté pour lui des colloques universitaires et politiques, etc. Faye ne s'est pas entouré de personnes capables de faire de tels travaux pour lui. À moyen terme, ce sera sa perte.
    • B. Ensuite, Faye ne s'est pas doté d'un instrument personnel et autonome, par ex. un cercle ou une revue, qui lui aurait fourni une porte de sortie, pour redémarrer son action seul en réaiguillant vers lui son public, récruté dans le cadre du GRECE. Faye n'a pas organisé le réseau de ses relations, ni entretenu de rapports structurés avec les personnalités qu'il a été amené à rencontrer, lors de ses nombreux périples. Après son éviction, Faye s'est retrouvé seul, sans fichier, sans tribune, sans ressources. Sa quête intellectuelle a dû s'arrêter pour le mouvement auquel il a impulsé tant de vigueur. L'ABC du cadre enseigne qu'il faut, en toutes circonstances, ménager sa porte de sortie, retomber sur ses pattes en cas d'éviction, réamorcer la dynamique en toute autonomie, au besoin contre ses anciens partenaires.


    Ces quelques réflexions sur Faye nous obligent à retracer la chronologie de son itinéraire “greciste”. Comme l'écrit Taguieff (op. cit.), cet itinéraire commence dans le cadre du Cercle Vilfredo Pareto, dominé par la personnalité d'Yvan Blot (alias Michel Norey), aujourd'hui député européen pour le compte du FN français. Faye, qui travaillait alors pour l'industrie automobile, y apprend les techniques de l'orateur, sous l'impulsion d'un ancien militant de la droite radicale française, ayant abandonné tout militantisme. Incontestablement, Faye est un bon élève. Ce que je peux constater quand je le rencontre pour la première fois à Bruxelles en 1976, dans une salle de l'Hôtel Ramada, Chaussée de Charleroi, où il prononçait un fougueux discours sur “l'Europe, colonie des États-Unis”. D'emblée, à la suite de Giorgio Locchi qui avait composé un numéro de Nouvelle école pour stigmatiser la main-mise américaine sur l'Europe et pour mettre en exergue les différences radicales entre le mental européen et le mental américain, Faye embraye sur cet anti-américanisme solidement étayé par le philosophe italien et rompt définitivement avec toutes les tentations “occidentalistes” de la droite française, y compris celles de certains rescapés d'Europe Action, le mouvement activiste des années 60, où bon nombre de cadres du GRECE initial avaient fait leurs premières armes.

    En 1977-78, une première division frappe la ND, encore peu connue du grand public. D'une part, Yvan Blot, Jean-Yves Le Gallou, et quelques autres fondent le “Club de l'Horloge”, dont la stratégie sera d'investir les milieux politiques, professionnels (patronaux essentiellement) et les Grandes Ecoles de Paris (ENA, etc.), tandis qu'A. de Benoist parie pour un “combat des idées”, dans la presse et les médias en général. Le Club de l'Horloge prend des options libérales ou nationales-libérales. A. de Benoist a le mérite de rester en deçà de cette marche vers la “respectabilité”, qui annonce pourtant le retour du libéralisme dans les débats des années 80, mais il n'esquisse aucune alternative cohérente et structurée au giscardisme et aux éléments de sociale-démocratie qui compénètrent la société française, après la dispariton de De Gaulle. Faye refuse la logique libérale, au nom du discours qu'il a défendu dans les colonnes des Cahiers du Cercle Vilfredo Pareto. Il pense que ses idées étatistes, autarcistes et “régaliennes” ne peuvent pas être défendues à la tribune du Club de l'Horloge et il reste avec de Benoist au GRECE. Ses motivations sont donc purement idéologiques. Son option n'est pas dictée par des intérêts matériels ou par des opportunités professionnelles.

    Philippe Marceau entre alors en scène au GRECE et le structure avec une redoutable efficacité. Grâce à son dévouement et à sa générosité, Faye trouve un encadrement solide, à sa mesure. Marceau discipline le cheval fougueux qu'est Faye, il veille à ce qu'il soit payé convenablement. Faye donnera le meilleur de lui-même entre 1978 et 1982, quand il bénéficiera de la rigueur d'organisation imposée par Philippe Marceau. En outre, le GRECE marque des points à cette époque : il fonde les éditions Copernic en 1978 (qui feront lamentablement faillite en 1981), il investit la rédaction du Figaro-Magazine de Louis Pauwels. Faye est séduit, avec beaucoup d'autres, dont moi-même. Il pense que l'avenir est dans la “métapolitique”. À ce moment-là de l'histoire du mouvement, Marceau le croit aussi.

    Fin 1981, en dépit du discours anti-américain et anti-libéral officiel, Alain de Benoist développe une “stratégie personnelle”, cherchant sans doute à prendre le Club de l'Horloge de vitesse. Ce sera l'aventure d'Alternative libérale, projet ambitieux d'organiser un gigantesque colloque à Paris, avec l'appui du Figaro Magazine. Ce colloque aurait dû rassembler tous les théoriciens français du libéralisme politique et économique, dont Raymond Aron, et leurs homologues et mentors américains, dont les Chicago Boys, etc. Au milieu de cet aréopage, devait s'insinuer A. de Benoist himself. Alerté par quelques bonnes consciences journalistiques, plusieurs participants pressentis refusent de prendre la parole si le “nazi” (?) de Benoist monte à la tribune. Les frais engagés sont tels que les organisateurs et les commanditaires ne peuvent plus reculer : A. de Benoist est évincé. Le colloque a lieu. Le Figaro-Magazine s'en fait l'écho. Mais Alternative libérale cesse d'exister au lendemain de la manifestation. Cette petite aventure en dit long sur la sincérité du leader de la ND : pour devenir vedette, il a été tout prêt à solder son anti-libéralisme, son anti-américanisme, à mettre au rencart son européisme ou ses positions néo-gaulliennes, sa germanophilie et son culte de la “révolution conservatrice”. Je me rappelle d'un Faye très sceptique et très dubitatif à l'époque… Il m'apparaissait désemparé, lui, l'honnête homme, qui avait toujours suivi ses idées plutôt que les opportunités politiciennes ou médiatiques… Désemparé de constater que d'autres étaient prêts à dire demain le contraire de ce qu'ils avaient toujours affirmé, pour un strapontin, une opportunité ou pour suivre une mode (parisienne).

    En janvier 1982, paraît un numéro d'éléments titré “Mourir pour Gdansk ?”. A. de Benoist y refuse la logique occidentale (alors qu'il était prêt à y sacrifier un petit mois auparavant !!!), s'oppose aux maximalistes de l'OTAN qui s'inquiètent de la prise du pouvoir par Jaruselski en Pologne, détruit le mythe de l'ennemi soviétique, affirme que le système soviétique — qu'il n'avalise pas pour autant — est moins dangereux pour la culture européenne que les modes et les films américains, mène en fait une guerre préventive contre le reaganisme qui vient d'accéder à la Maison Blanche. Cet anti-occidentalisme, bien construit et courageux, provoque la colère de Raymond Bourgine, directeur de Valeurs actuelles et de Spectacle du Monde, un hebdomadaire et un mensuel dans lesquels A. de Benoist a fait ses premières armes et dont la plupart des rubriques de Vu de droite sont issues. A. de Benoist est chassé de la rédaction. C'est un premier gros échec du GRECE. Mais A. de Benoist conserve sa “rubrique des idées” dans le Figaro-Magazine (qu'il perdra quelques mois plus tard).

    Philippe Marceau voit que la situation se dégrade. Bon homme d'affaires, il constate que ses investissements dans le GRECE n'ont pas porté les fruits escomptés ; son effort financier a été trop important pour les maigres résultats obtenus. Il estime vraisemblablement que les échecs successifs, que le mouvement vient d'encaisser, sont de mauvais augure (faillite de Copernic, échec d'Alternative libérale, éviction hors des organes de presse de Bourgine, position chancelante du GRECE au Figaro-Magazine, moindre attention des médias, acharnement des adversaires, etc.). Marceau se rend compte qu'il n'a pas maîtrisé les “tares” du GRECE (“décideurs en coulisse”, mauvaise gestion des fonds, fantaisies et stratégies personnelles, incapacité de s'en tenir à une ligne précise, variations idéologiques au gré des modes, etc.). Il constate que les livres que d'aucuns lui ont promis d'écrire n'ont pas été écrits, que l'argent prévu doit servir à boucher d'autres trous, etc. Il en conclut à l'échec de la “métapolitique”.

    Il tente, à partir des réseaux et des fichiers du GRECE, de mettre sur pied des fora régionaux, appelés à organiser l'opposition contre Mitterrand et les socialistes qui viennent de prendre le pouvoir lors des élections de mai et de juin 1981. Pour s'opposer aux socialistes et aux soixante-huitards qui accèdent aux postes de commandement de la société française, il faut un réseau de clubs politiques. Marceau pense que c'est là l'avenir. Mais les cartes politiques qu'il joue dans les milieux des gaullistes de droite ne donnent rien. Marceau doit dissoudre les fora régionaux. Il quitte la scène. Le GRECE perd l'atout d'un redoutable organisateur et d'un mécène qui ne comptait jamais ses dons. Exit Marceau. Exit la rigueur et la discipline d'appareil. Marceau se retrouvera 2 ans plus tard dans le parti de Le Pen, où sa générosité et son sens du travail peuvent donner le meilleur d'eux-mêmes.

    Par le départ de cet homme exceptionnel, honnête et scrupuleux, Faye est déstabilisé. Il perd toute protection et toute garantie. Il n'a pas suivi Marceau ; anti-libéral, peu attiré par les milieux politiques conservateurs en marge ou à l'intérieur du RPR, Faye croit encore à la “métapolitique”. On l'embobine. On lui fait miroiter un retour à la situation de 1978 : nouvelle maison d'édition, création d'un nouvel hebdomadaire, etc. Début 1983, Faye, seul avec quelques amis, anime, en l'espace de 8 mois, 3 brillantes journées de son CRMC (Collectif de Réflexion sur le Monde Contemporain). Mais après ces 3 journées d'une exceptionnelle qualité intellectuelle, le CRMC disparaît, Faye ne parvenant pas à conserver ce cercle qui aurait pu lui donner une pleine autonomie. Entre 1982 et 1985, il participe aux Colloques d'Athènes, organisés par le recteur de l'Université de la capitale grecque, Jason Hadjidinas, qui décédera prématurément, après l'avoir incité à reprendre des études et à rédiger un doctorat. Il donne des cours de sociologie de la sexualité à l'Université de Besançon. En 1985, à l'Université de Mons, il prend la parole à un grand colloque euro-arabe, où il donne incontestablement le ton, séduisant par ses talents oratoires le Père Michel Lelong, représentant du Vatican lors de cette initiative, lancée par le Professeur Safar !

    Le lendemain de ce colloque, quelques dizaines de cadres du GRECE se réunissent pour tenter un renouveau, l'IEAL (Institut Européen des Arts et des Lettres), qui n'aura malheureusement pas d'avenir. Mais après la mort de Jason Hadjidinas, qui l'encourageait paternellement et tentait vainement de corriger ses navrantes naïvetés, Faye est de plus en plus isolé. Il ne participe plus à de grands colloques, ni en France ni ailleurs. Sous le pseudonyme de Gérald Fouchet, il rédige d'excellents articles et d'exceptionnels entretiens dans Magazine Hebdo, un news dirigé par Alain Lefèvre. Mais Magazine Hebdo, asphyxié par les publicitaires hostiles à la ND, doit cesser de paraître. Faye n'a plus d'autres revenus que son très maigre salaire de permanent du GRECE. Les années 86 et 87 sont pour lui des années d'enlisement. Une propagande perfidement orchestrée le décrit à travers toute l'Europe comme un “exalté”, un “fou” et un “drogué”. Discours que j'ai personnellement, à ma grande stupéfaction, entendu chez Armin Mohler en juillet 1984. Partout, “on” avait répandu la légende d'un Faye un peu cinglé, niais aussi, et surtout d'un esprit brouillon dont “on” devait réécrire les articles…

    Juste avant le colloque de Mons et la disparition du Recteur Hadjidinas, le Secrétaire Général du GRECE de l'époque, Jean-Claude Cariou, garçon d'un dévouement exceptionnel confinant à la sainteté, tente de sauver les meubles. Il sait, parce qu'il organise, depuis son bureau de Paris, le programme des conférences, colloques et autres initiatives du mouvement en province, que, sans Faye, le GRECE est condamné à l'assèchement. Mais Faye est paralysé personnellement par le salaire insignifiant qu'il perçoit comme une aumône, comme l'os qu'on jette à un chien errant, depuis le départ du généreux Marceau. Cariou suggère une rénovation du mouvement, impliquant :

    • a) le paiement d'un salaire décent à Faye (ce qui est refusé par les nouveaux mécènes, 2 gaillards à moitié analphabètes mais d'une incommensurable prétention) ; cette suggestion de Cariou montre combien Faye était dépendant et “assisté” (reproche qui lui a été maintes fois adressé). Il y a là une leçon à tirer pour tous les jeunes candidats au “combat métapolitique”
    • b) un remaniement général des salaires et une maîtrise des comptes par un bureau régulièrement élu
    • c) une contestation définitive du “pouvoir occulte”, c'est-à-dire la transparence
    • d) un rajeunissement du mouvement.


    Quelques jours après avoir formulé ces propositions raisonnables, Cariou est exclu, après une mise-en-scène grotesque, où il a dû comparaître devant une espèce de tribunal rassemblé à la hâte, composé de laquais totalement analphabètes qui hurlaient des slogans appris par cœur et ignoraient bien entendu tout des subtilités du “combat métapolitique” et des idées que leur mouvement était censé défendre. C'est là que toute la dimension parodique de l'aventure parisienne de la ND est apparue au grand jour. L'idée saugrenue de composer un tribunal de cette sorte démontre que les prétentions philosophiques de cette brochette d'individus immatures n'étaient que leurres. Le témoignage écrit qu'en laisse Cariou dans une lettre est éloquent : pendant que ces Fouquier-Tinville d'opérette vociféraient et éructaient, A. de Benoist, blême, dans un état d'hyper-nervosité pitoyable, vasouillait seul dans son bureau adjacent, en attendant la fin du vaudeville. Quand ce fut terminé, le pontife est sorti de son antre pour venir bafouiller à la victime : “ne fais pas un destroy contre moi”, répétant cette injonction 3 ou 4 fois de suite, avec la trouille qui lui tordait les tripes. Mécaniquement. Pitoyablement. Avec un remord dans la voix qui ne sera que passager, comme tous ses remords. Le tort de Cariou a été de ne pas rire aux éclats devant ces guignols, de tirer sa révérence, en la ponctuant de ricanements homériques et de laisser ces misérables saltimbanques en plan, sans autre forme de procès. Histoire de leur faire entrevoir, ne fût-ce qu'un bref instant, leur finitude, leur déréliction. Et aussi de ne pas avoir conté sa mésaventure dans une brochure qu'on se serait fait un plaisir de distribuer. Cette négligence a permis aux analphabètes de contrôler le mouvement et de faire et de défaire les cadres au gré des humeurs de leurs cerveaux exigus. Triste involution.

    Après Cariou, Gilbert Sincyr tentera de remettre de l'ordre dans la baraque. Mais comme Faye commençait à ruer dans les brancards et comme Alain de Benoist avait imposé la présence du néo-nazi Olivier Mathieu au Cercle “Études et Recherches”, seul apanage de Faye au GRECE, Gilbert Sincyr a rapidement quitté les lieux, dégoûté à son tour. L'université d'été 1986 est un fiasco, tourne à la pantalonnade sous la houlette de l'inénarrable Mathieu, l'homme d'A. de Benoist à l'époque. Le colloque de novembre 1986 ne rassemble que peu de monde. Marco Tarchi (animateur de la ND italienne) et moi-même sommes rappelés à la rescousse pour étoffer ce colloque, où Faye prononce un discours qui révèle ses déceptions et ses rancœurs. Anecdote : un des analphabètes mobilisé quelques mois auparavant pour évincer le malheureux Cariou, qui souffrira terriblement de son éviction, fait fouiller le sac de mon épouse, la soupçonnant d'apporter une machine infernale pour faire sauter le colloque… A. de Benoist, pourtant si soucieux de sa respectabilité, avait à cette époque l'art de se choisir de très singuliers collaborateurs. Cette anecdote trahit de manière exemplaire l'atmosphère de gaminerie para-militaire, de caporalisme et d'hystérie nazifiante qui pouvait règner dans ce milieu qui se voulait strictement intellectuel.

    En 1987, Faye rompt définitivement tous les ponts qui l'unissait encore au GRECE. En mai de cette année-là, il rédige une proclamation (reproduite en annexe de cette édition), où il dresse sereinement le bilan de son engagement. Ce texte est empreint d'une grande sagesse, ce qui contredit tous les ragots colportés sur Faye, le décrivant comme “fou”, “alcoolique” et “drogué”. Dans le cadre de la ND, c'est à Bruxelles qu'il prononce sa dernière conférence, à la tribune du GRESPE de Rogelio Pete, en septembre 1987 dans un luxueux salon du prestigieux Hôtel Métropole. Thème : la soft-idéologie. Très calme et très méthodique, il nous a décrit les mécanismes de la “langue de coton” (Huyghe) et le totalitarisme mou que préparait ce langage édulcoré, annonciateur de notre actuelle “political correctness”. Dommage qu'il soit arrivé au Métropole flanqué du sulfureux Mathieu, qui n'a pas pu s'empêcher de parler du “soleil noir inscrit dans un cercle blanc sur fond rouge”. Type de dérapage lyrique que son chef avait dû grandement apprécier en privé avant de l'engager… Avoir invité Faye m'a valu quelques injures téléphonées par un militant inconditionnel du GRECE, réorganisé par les analphabètes qui avaient évincé Cariou… Sans doute des intimidations sur commande. Qui n'ont eu aucun effet.

    En 1987, le médiéviste Pierre Vial quitte à son tour le GRECE pour devenir un cadre en vue du FN, privant les revues du mouvement métapolitique d'un souffle d'histoire, qu'elles ne récupereront plus jamais. À la suite de ce départ, la collaboration de Jean Mabire se raréfie puis disparaît définitivement, ôtant au mouvement des textes d'une rare lucidité littéraire. Mabire donnera ses chroniques et ses portraits d'écrivains à National-Hebdo, enrichissant cette feuille politique et polémique de “miniatures” littéraires, toutes de finesse et de pertinence.

    Voici donc la chronologie de l'éviction la plus spectaculaire dans l'histoire de la ND. Mais il y a eu d'au­tres départs forcés, comme celui de Giorgio Locchi, évincé en 1979, privant le mouvement d'un juge­ment philosophique sûr, qui lui avait donné son épine dorsale conceptuelle. Ensuite, la non-inté­gration d'Ange Sampieru, brillant juriste, constitutionaliste et économiste, un homme des “grandes écoles”, un “étatiste” et un critique pertinent du libéralisme. Puis le tir de barrage contre Thierry Mudry et Christiane Pigacé, empêchant l'irruption, dans le discours global de la ND, d'une histoire alternative, vé­ritablement centrée sur le peuple et le paysannat, et d'une philosophie politique directement puisée chez Julien Freund. En 1990, nous avons assisté à l'éviction du jeune Hugues Rondeau, l'animateur de “Nouvelle Droite Jeunesse”, qui avait réclamé mon retour. Très cultivé, Rondeau venait du gaullisme, avait un goût littéraire très sûr, un sens des valeurs et de l'esthétique, qui ne dérivait pas des manies habituelles des droites parisiennes. Ensuite, vint mon tour en 1992, à la suite de mises-en-scène que je ne décrirai pas par charité. Enfin, en 1993, Guillaume d'Erebe est à son tour jeté comme un malpropre, privant le mouvement d'un philosophe et politologue très bien écolé, bon connaisseur d'Althusser, de Spinoza, des hétérodoxies en économie, de Perroux et de Carl Schmitt. Le gâchis est immense. La ND s'est étiolée. La ND n'a intégré personne. Elle se meurt très lentement d'attrition ; elle ne survit que par l'éclat de son passé (1978-1982). Elle survit par l'excellence des textes des exclus, quelles que soient par ailleurs leurs différences personnelles ou leurs positions intellectuelles (Faye, Sampieru, Locchi, Vial, Mabire, …), par les résidus d'organisation (Marceau) et de gentillesse (Cariou), semés par d'authentiques militants. Ce qui nous permet de dire que la “communauté” dont s'est toujours targué le GRECE ne vit que chez les exclus. La vraie communauté ND est en dehors de la structure qui vivote, où ne vasouillent plus que ses fossoyeurs.

    Un observateur impartial des mouvements politiques français me disait que la ND est typiquement parisienne, dans le sens où l'Action Française, le mouvement des surréalistes autour de Breton, les communistes français, ont vécu, eux aussi, de longues successions d'évictions. On dirait qu'il existe un modèle parisien d'“évictionnisme” pathologique que tous imitent là-bas, même inconsciemment. La ND n'échapperait donc pas à la règle.

    Conclusion : ces évictions laissent beaucoup d'amertume, laissent le sentiment d'avoir été trompé, roulé dans la farine par quelques petits minables, de s'être égaré dans un mauvais vaudeville. La ND, dans ses discours anti-chrétiens, se moquait du précepte évangélique consistant à tendre la joue gauche quand on venait d'être souffleté sur la droite. N'acceptons donc pas benoîtement l'injustice, dans l'espoir d'obtenir ultérieurement le paradis, ou un “poste” dans un GRECE qui serait appelé à ressusciter. Il faut présenter la facture, celle de Faye et de Cariou surtout, celle de Marceau. Il faut désormais faire payer la note à ceux qui ont délibérément, pour des considérations d'ordre personnel ou pour des intérêts bassement matériels, brisé l'élan de la ND, brisé l'élan et les fulgurances de Faye, tué dans l'œuf l'éclosion de son habermassisme affirmateur. Il faut construire. Construire ce que Faye n'a pas eu l'occasion de construire. Rester fidèle, inébranlablement fidèle à sa mémoire, à ses idées, à son engagement de jadis. Voilà pourquoi nous sommes toujours là. Toujours dans nos bonnes œuvres. Avec, en nos têtes, l'adage de Guillaume d'Orange, dit le Taciturne : « Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».

    ► Robert Steuckers, octobre 1995.

    ***

    Documentation :

    Les paganismes de la Nouvelle Droite (S. François, Lille II, 2005)

    La nouvelle droite, ses pompes et ses œuvres (G. Daubuis, éd. Le Sel, 2008)

     


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