• Segalen

    SegalenIl faut lire Victor Segalen

    Breton errant dans sa quête à la licorne, Segalen, esprit libre et curieux… Segalen, Poète assoiffé d’absolu et tout entier hostile aux dogmes. Segalen, amoureux des lointains empires… Homme des grandes passions, les plus folles — celles de l’âme — espace secret où s’écoule le fleuve du Mystère. Il est l’archéologue du vertige, l’explorateur des sens, le chantre des stèles tutélaires.

    [Ci-contre :  Portrait de V. Segalen par George-Daniel de Monfreid (ami de Gauguin), 1909]

    Victor Segalen naît à Brest le 14 janvier 1878. Issu d’une famille bourgeoise, il étudie chez les Jésuites, puis il prépare le concours d’entrée à l’École de Santé Navale de Bordeaux. De formation scientifique, on lui doit une étude sur la pénétration des corps opaques à la lumière par les rayons X. Très tôt toutefois, il se sent attiré par la littérature. Sa thèse de doctorat porte sur « les cliniciens ès-lettres : Les névroses dans la littérature contemporaine ».

    Il s’embarque pour Tahiti en qualité de médecin à bord d’un aviso. Il a bon espoir d’y rencontrer Gauguin… mais celui-ci meurt peu avant son arrivée (1903). De son passage à Papeete, il tirera un livre, Les Immémoriaux, publié sous le pseudonyme de Max-Anély (1907). Sa carrière l’amène ensuite en Chine, où il rencontre Paul Claudel et Auguste Gilbert de Voisins. Chine fabuleuse, qu’il découvre en médecin, en archéologue, en interprète (il est diplômé de l’école des langues orientales)… sans négliger les retombées littéraires : Stèles, René Leys, etc.

    D’une ultime mission à Nankin, il revient épuisé (1918). Toujours fidèle à l’éthique du Poète, il compose ces dernières lignes : « Je me venge de ma chair moins robuste en en faisant un poème lyrique d’escalade et d’effort ». Dernier poème que la mort viendra parapher le 21 mai 1919, dans les sombres allées de la forêt de Huelgoat.

    Fils des vaisseaux de granit…

    Victor Segalen déclare : « La Bretagne d’où je sors est pour moi aussi exotique que le corail d’Océanie ». En effet, ce breton voyage avant tout par l’esprit. Long cheminement de son essence celtique à travers “l’exil” des réalités. Tableau d’ambiguïtés. Segalen emprunte l’éclairage des pays qu’il sillonne : le réel s’y voit utilisé/détourné pour sublimer l’espace et effacer le temps. Insatisfait, il erre d’abord « pour se trouver lui-même ». Dans une lettre à Jules de Gaultier — autre breton — il confie : « Je cherche délibérément en Chine, non pas des idées, non pas des sujets, mais des formes ». L’archéologie, la médecine, l’ethnologie, autant de moyens. Segalen aspire à l’Absolu.

    Les tombes jalonnent son itinéraire : stèles chinoises, ou aires sacrificatrices maories. Si la vie est mystère, si la vie n’est qu’inhumaine préface à la mort, si l’exil n’est qu’une mort différée, il ne peut plus être question que de rejeter prétextes et reflets… et partir à la suite de Segalen vers l’île du Moi : traverser l’océan des abîmes grossiers pour écouter retentir l’hymne à la Connaissance.

    Le Poète navigue dans les antres de la personne. Le recueil des Stèles (1912) contient cette belle formule : « la stèle de pierre garde l’usage du poteau sacrificatoire et mesure encore un moment ; mais non plus un moment du soleil du jour projetant son doigt d’ombre. La lumière qui le marque ne tombe point du cruel satellite et ne tourne pas avec lui. C’est un jour de connaissance au fond de soi. L’astre est intime et l’instant perpétuel ». Vision esthétique… La poésie descend dans le cœur, l’écriture imagine la clé spirituelle du monde. L’homme s’oublie : il ne vacille plus, il se soustrait au temps.

    « L’immuable n’habite pas vos murs, mais en vous, hommes lents, hommes continuels ». Voilà le message qu’il adresse aux hommes, message qui n’est pas sans rappeler celui des Lao-Tseu, Platon, Schiller…

    La sensation d’une réalité est prélude à l’éternité. Poète, il est l’oracle des dieux. Soif de mystère et désir de connaissance, ombre et lumière. Non pas béatitude et niaiserie, mais dilemme, mais turbulence, mais mouvement. Segalen chante le verbe et connaît le sens sous-jacent : « quand le vide est au cœur du souterrain et dans le souterrain du cœur — où le sang même ne coule plus — sous la voûte alors accessible peut se recueillir le nom ». Le vide devient création… l’harmonie s’écoule d’elle même. Point de départ et point d’arrivée. Segalen dirige ses pensées sur les traces de l’unique, et de sa diversité.

    Par delà le bien et le mal, il est souffle du sang et esprit du sol. Il vibre des accents de cet éternel combat du bien et de la beauté et, de ce conflit il sort vainqueur, faisant sienne la riche formule d’August von Platen-Hallermünde : « Devant l’autel de la beauté, le bien même doit s’incliner ».

    Henry Amer écrit de Segalen : « Sorte de Julien l’Apostat du Pacifique, il tente de ranimer spirituellement et physiquement le peuple maori en lui rappelant le bonheur païen dont il jouissait autrefois ».

    … et rebelle païen

    Dépassons l’exotisme du décor. Segalen séjourne en Océanie, mais ses pensées ne se détournent pas pour autant de la terre bretonne. C’est parce qu’il est breton, enraciné dans sa Celtitude et dégagé des principes judéo-chrétiens, que Segalen écrit Les Immémoriaux. C’est parce qu’il ressent les ravages de la religion monothéiste, religion du désert, qu’il pense Les Immémoriaux. Dira-t-on jamais assez à combien de génocides et d’ethnocides se sont livrés les missionnaires ! À ce seul titre de défenseur, avant le terme, de l’ethnopluralisme, Segalen mériterait de passer à la postérité.

    Contre le reniement des traditions, Segalen se dresse. C’est un vibrant plaidoyer en leur faveur qu’il proclame. Il prône fortement la connaissance du passé, et, partant, la fidélité aux ancêtres et à leurs enseignements. Dans Les Immémoriaux toujours, la défaillance de mémoire de Terii est symbolique : l’oubli des rites anciens — et de leur signification — annonce la décadence d’un peuple, la rupture entre le passé et le présent. C’est aussi et surtout à l’enchaînement du temps que l’homme doit de se souvenir d’être “homme”. « Ceci n’est point du temps qui se mesure. Acclamons la vertu du passé, le portant comme une chaîne, mais qui soit d’or ».

    Segalen puise sa substance — et son souffle — dans la Tradition. Ses écrits stigmatisent la décadence de l’empire maori. Et ses lignes s’adressent aussi à tous les peuples, à toutes les ethnies dont le particularisme est menacé par les agents du rouleau compresseur égalitariste. Tous, nous pouvons nous demander si la Bretagne aussi (mais la remarque vaut pour tant de patries charnelles en Europe !) n’a point « en même temps que de dieux et de prêtres, changé d’habitants ou de ciel ».

    Écoutons ce message, ce réquisitoire dressé par Segalen contre les peuples soumis, et méditons ces paroles : « Vous avez perdu les mots qui vous armaient et faisaient la force de vos races (…) vous avez oublié (…) et laissé fuir les temps d’autrefois… Les immémoriaux que vous êtes, on les traque, on les disperse, on les détruit ! »

    La trame est “religieuse”… comme dans Stèles, suite d’appels lancés à la face de la mort, signes dont le Poète modèle le sens, symboles qui ne sont que l’illustration d’un esprit.

    Segalen taille ses phrases dans la masse religieuse… Il revitalise le Signe. La religion peut redevenir mesure du divin. H. Amer peut dire : « Ce récit de la décadence d’un peuple est aussi celui d’une renaissance individuelle, le chant d’une âme délivrée ». Segalen se révoltant, sa création veut atteindre un autre monde où l’imaginaire est fécondé par le rêve mystique ; à son tour, il s’enfonce à la recherche d’« un Graal lointain et si proche ».

    Dans une lettre à sa femme, il note : « Il y a toujours le mystique orgueilleux qui sommeille en moi. Et ce sera même une haute joie que d’approfondir — ô si lentement — le sillon qui me sépare d’Augusta (1) : lui catholique et non mystique, moi si anticatholique pur, mais resté d’essence amoureux des châteaux dans les âmes et des secrets corridors obscurs menant vers la Lumière ».

    Rebelle, il lance son cri… le cri enflammé de l’homme libre : « Je consacre ma joie et ma vie à dénoncer des règnes sans années, des dynasties sans avènements, des noms sans personnes, des personnes sans noms, tout ce que le souverain ciel englobe et que l’homme ne réalise pas ». Victor Segalen ressuscite le passé aux hommes des mornes temps présents. Il vibre de cette souveraine passion. Son combat est aussi le nôtre, car le « divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, mourir peut-être avec beauté… »

    ► Bernard Rio, Artus n°1, 1979.

    1. Il s’agit du comte Auguste Gilbert de Voisins (1877-1939). D’un voyage en Chine avec Segalen, il rapporte Écrit en Chine (1913).

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    ♦ Bibliographie sommaire


    ♦ Œuvres posthumes


    ◘ Liste des titres parus chez Fata Morgana.

    ♦ En collaboration

    • Segalen et Claude Debussy : Textes (1962)
    • Segalen, Gilbert de Voisins et Lartigue : Mission archéologique en Chine (1914-1917)
    • L’art funéraire à l’époque des Han (1923-1925)


    ♦ Études

     

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    Pièces-jointes :

     

    Une réfutation de la Croix : Victor Segalen (1878-1919) et la question religieuse

    Un jeune homme fin de siècle

    SegalenVictor Segalen naît dans une famille bretonne de tradition catholique, poursuit ses études classiques chez les Jésuites et passe une adolescence, sans problème apparent, à l’ombre d’une foi solide. Son départ, en septembre 1898, pour l’École de Santé navale, à Bordeaux, marque la déchirure inaugurale dans ses rapports avec son milieu social, un style de vie étriqué et des habitudes de petit bourgeois provincial. Malgré les efforts tenaces de sa mère — en correspondance permanente avec le scrupuleux aumônier de l’École —, les premiers troubles, les premiers doutes métaphysiques envahissent le nouvel étudiant. Sa passion pour l’art, la littérature et la musique de son temps, l’oriente de plus en plus vers une vocation en complète discordance avec les souhaits de son entourage. Il découvre l’œuvre de J.-K. Huysmans, d’abord En Route, puis les textes antérieurs à la conversion de celui qui fut un turbulent protagoniste des soirées de Médan. Et parmi ces livres sulfureux, la Bible de la Décadence, opus magnum dont un volume à couverture jaune encouragea éminemment la perversion de Dorian Gray : À Rebours.

    Par l’intermédiaire de dom Thomasson de Gournay, Segalen rencontre l’ermite de Ligugé. Si le futur oblat de l’abbaye Saint-Martin rêve d’un catholicisme mystique régénéré par l’Art, Segalen se prépare à quitter lentement le giron de l’Église, tout en puisant avec allégresse d’intenses sensations dans les témoignages, quiets ou hallucinés, des grands spirituels. Sa religion, volontairement hérétique, le voue au culte de la Beauté, sacrifiant en cela à l’engouement symboliste. Les Écritures n’échappent d’ailleurs nullement à cette entreprise, et, loin de suivre les directives de l’orthodoxie, servent plutôt une imagination assez débridée. Le brouillon d’une lettre destinée à son directeur de conscience en donne confirmation : « Mon enthousiasme pour l’Ancien Testament est toujours sincère. Mais un beau jour je me suis carrément aperçu (après une lecture du Sar sans doute) que le dit enthousiasme était purement intellectuel et qu’il s’adressait à la Bible en tant que Passé Poétique. Comme Hello, un peu, j’avais vu surtout en l’orient biblique des “Cèdres et des mages, les trésors de Suze et les énigmes de Saba, les songes prophétiques des Pasteurs sous les étoiles de Chaldée…”  tout comme l’Égypte était surtout pour moi la séculaire veillée des sphinx autour des traditions endormies ; comme l’Inde, l’Assyrie, ces prodigieuses nécropoles où ne dorment peut-être pas que des corps mais où sommeillent de touffuses traditions. Mais surtout, la transition me manque de cette peuplade polygame, tyrannique, étroite et fermée en son titre de peuple de Dieu, de ce Dieu des Armées même à ses fils impitoyable, se repentant d’avoir créé l’homme (…) » (1). Ensuite, amalgamant — avec une audacieuse candeur — croyances, mythes et légendes, il en arrive à proposer une thèse œcuménique qui dut choquer les certitudes canoniales du bénédictin de Solesmes, s’il reçut jamais cette missive… « Ne pouvant décidément affilier l’Évangile à la Genèse, je le rapprocherais de bonne foi de la sereine morale hindoue si proche de lui sous une forme désintéressée » (2).

    Le début du siècle apporte au jeune Victor des expériences tumultueuses, le goût de la transgression : échec d’une liaison amoureuse passionnée (et réprouvée par les parents), crises de neurasthénie, dérives à Paris où il fréquente le monde médical et littéraire, initiation aux aventures opiacées, intérêt croissant pour la pathologie nerveuse et pour la musique… Il goûte les sortilèges des cénacles wagnériens où se mélangent — dans un curieux brouillard de volupté — des spiritualités hétérodoxes, quelques aphorismes de Schopenhauer, un orientalisme édulcoré et les classiques intrigues mondaines. Segalen se dégage progressivement de cette atmosphère faisandée, et se lie avec deux poètes qui jettent sur les compromissions littéraires un regard dédaigneux : Rémy de Gourmont et Saint-Pol-Roux. Le verbe commence à prendre chair, et le corps évite l’enracinement. Il se met à lire Nietzsche, et après s’être enivré des splendeurs baudelairiennes, il se voit happé par le souffle rebelle de Rimbaud. Ses études achevées, le docteur Segalen explore les arcanes de l’esthétisme, mais le hasard l’envoie, dès 1902, vers une terre où survivent les vestiges d’un Paganisme qui fut souverain, où la Croix est un signe d’oppression et d’hypocrite laideur ; et cette rencontre provoque une révolte, une délivrance, une métamorphose…

    Sans Dieu ni loi

    Le voyageur en Océanie réalise d’une façon radicale et définitive la rupture d’avec le Christianisme. Les îles du Pacifique offriront à Segalen une illumination, une véritable révélation. À travers ce vaste espace géographique, un médecin de marine, âgé de 25 ans, s’extasie devant une nature luxuriante, devant un peuple dont la morale ne réprime pas la sensualité, devant une culture d’une incroyable richesse que l’opposition aux valeurs de la vieille Europe rend encore plus attrayante. Mais ce territoire bien tangible où la pensée semble pouvoir s’épanouir dans un corps enfin libre et vigoureux, ce territoire est dévasté par les missions et l’administration coloniale. Et le désastre de "l’œuvre civilisatrice" paraît sans recours.

    Dans Les Immémoriaux, Segalen analyse la lente dégradation de la culture maorie face aux évangélisateurs. Il décrit de manière poignante le combat inégal entre les prophètes du Livre et le conteur dont la mémoire reste seule garante de l’existence des dieux et de la généalogie des hommes. La défaite des Polynésiens est spirituelle autant que matérielle, l’avantage des Européens étant d’unir leur supériorité technique et militaire à une religion rigide dans ses dogmes et ses rites. Les connivences entre missionnaires, marchands et force armée montrent clairement la faillite d’un message qui, sous prétexte d’apporter la bonne nouvelle, anéantit le dynamisme originel de civilisations entières. La prétention universaliste des Églises chrétiennes masque une réalité moins glorieuse : incompréhension des autres religions, mépris de la différence, médiocrité d’esprit et de comportement, pillage systématique des nations colonisées, mesquinerie d’une institution plus proche de la trivialité que de la grâce. Ne se réclamant d’aucune foi spécifique, Segalen s’ouvre à tout phénomène religieux qu’il apprécie principalement d’un point de vue esthétique et sociologique. Son jugement est positif lorsque les coutumes n’imposent pas une morale étroite, lorsqu’elles ne nient pas l’énergie et la liberté individuelle, la sexualité et l’intelligence créatrice.

    C’est dans cette négation que se situe le péché mortel du Christianisme. Or où pourrait-on trouver meilleur terrain d’expérience, sinon en ces lieux qui voient s’affronter les divinités ancestrales d’un peuple dépourvu de pudeur maladive et de ressentiment, et une Trinité d’inspiration hellénico-sémitique exportée par les bons offices de la IIIe République ? Dans les Pensers païens, composés en 1906, un Maori de pure fiction, un “sauvage” qui « n’existera jamais » (3), disserte à propos de la religion étrangère :

    « Lorsque la Société des Missions proclame sa raison d’être qui est “d’expédier l’Évangile aux païens et autres nations non éclairées”, nous n’avons pas de preuves immédiates qu’elle ait défiguré, par la suite, son rôle ; du moins dans les grandes lignes. De même encore, ces gens honnêtes furent sincères, quand ils se flattaient — parlant de nous — “d’améliorer leur condition actuelle”, “to improve their condition”. Mais j’avoue qu’ils ont si merveilleusement échoué qu’on ne peut que les plaindre d’une si maladroite et si inopportune sincérité. D’autres, même, que vous appelez toujours catholiques, bien que ce genre de culte ne soit point du tout universel, comme son nom voudrait le dire — d’autres, plus tard venus dans ces îles —, ont aggravé leur intempestive influence d’un manque de logique qui surprend. Je disais, l’autre jour, à l’un de ces excellents Pères — on les nomme Pères bien qu’ils aient renié la paternité du corps —, je disais : “Mon Père, vous imaginez donc être venu ici pour nous tirer, en grand nombre, des flammes éternelles ? Vous croyez nous lancer aux cieux, et comme vous dites 'sauver nos âmes' ? Hélas non ! Vous nous damnez plutôt. Écoutez bien. Tout adulte qui observe la Loi Naturelle est digne du Ciel. Il est supposé mériter le baptême du Désir’’ » (4).

    Ce texte aurait pu, selon une note de l’auteur lui-même, servir de préface au Maître du Jouir, livre qu’il n’écrivit jamais. Or c’est à l’époque où il rédige ces Pensers païens que Segalen entre en contact avec Jules de Gaultier dont l’œuvre donne à son athéisme des assises philosophiques plus fermes. À cette influence, il convient d’ajouter celle, plus polémique, de Rémy de Gourmont qui écrivait : « Tous les efforts des Européens pour adapter à leur organisme les dogmes chrétiens ont été inutiles. Même sous la forme romaine, la moins dangereuse, ils restent un obstacle à la force, c’est-à-dire à la beauté de la vie. Le christianisme est une machine à donner des remords, parce que c’est une machine à diminuer la souplesse et à refréner la spontanéité des réactions vitales » (5). Et il conclut : « Je comprends qu’on dise nettement comme Nietzsche : le christianisme, voilà l’ennemi. Toute autre formule est un acte de foi religieuse » (6).

    Pour Segalen, la croyance en Dieu est un acte qui relève de l’ordre de l’imagination, et c’est ainsi qu’il s’attaque moins à la fiction elle-même qu’à ses conséquences concrètes. L’échec de la doctrine chrétienne réside dans son incapacité à inscrire, au cœur du réel, quelque chose de sublime et de rare, le sens du dépassement, le reflet du divin. Dans son ensemble, le message évangélique ne transfigure pas l’humanité qui y adhère, mais il la soumet à de fades principes emplis de résignation, de laideur et de honte. Quand un Chrétien dispose de quelque noblesse, il l’assume MALGRÉ sa foi… Le séjour en Chine confirme cette assertion. Les missionnaires rencontrés y sont décrits comme « de petits paysans brusquement transplantés ici, avec de la terre (qu’il leur plaît tant d’acheter, de posséder) collée à leurs pieds. Avec leurs vices très gros souvent. Et des têtes bestiales. Aucune spiritualité. L’âme possible, l’âme catholique, peu visible dans le vicaire, aurait pu, après tout, se réfugier dans ces confins du monde ? Non. Pas même ici » (7). Il lui arrive, certes, d’être moins sévère ; par exemple, lorsqu’il fait la connaissance de l’évêque de Pékin, homme accueillant et… lecteur assidu de Huysmans. Ce qui ne l’empêche nullement de préciser : « Je dois avouer d’ailleurs que j’ai perdu ici l’âpreté un peu partiale peut-être que je mettais à juger le catholicisme en Chine. Je crois le considérer actuellement avec l’exacte sympathie sociale que j’accorde à tout moyen d’équilibre et de force, — mais sans lui accorder un doigt de moi-même. Comment peut-on être catholique ! Encore une fois… » (8).

    Le seizième chapitre d’Équipée (9) consacre la victoire cruelle et irrévocable du réel sur l’imaginaire chrétien : « … un allégement, dans les mots, dans les couleurs et les formes, dans l’esprit et dans le cœur, tout se distille en ce léger et enivrant parfum de sainteté… Voilà ce qu’il est décent d’imaginer au seul prononcé de ces mots : Martyrologue, Martyrisé, Martyr et Sainte Relique… Un corps élu ; une chair glorieuse… Mais voici ce que j’ai vu : une charogne. Glorieuse, oui, et je le sais ; mais avant tout, et pour toujours : une charogne » (10).

    Pendant la guerre, Segalen compose un splendide Hommage à Gauguin, éloge funèbre plein de sève et d’ardeur, apologie du Hors-la-loi qui se rebella contre l’Église et l’État. Il défend jusqu’au bout la valeur des sens, la beauté des apparences, la suprême immanence. Malgré la maladie, l’angoisse difficilement surmontable et la tenace nostalgie de l’absolu, Segalen ne céda jamais aux appels pressants de Claudel. Plus graves, sans doute, sont les tentatives de conversion post mortem. Ce genre littéraire, assez fréquent — il faut bien l’avouer —, fut illustré par Gabriel Germain dans son essai Victor Segalen, le voyageur des deux routes. Citant des fragments de lettres et se hasardant dans des interprétations pour le moins forcées, il rattache Segalen d’abord au Christianisme, puis au Bouddhisme. Pourtant, ni l’estime pour Huysmans et Claudel, ni l’attirance polir l’étude des manifestations religieuses ne devaient ramener l’Exote à une foi quelconque.

    Serait-il coupable « de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel » (11), comme André Breton le reprochait à Rimbaud ? C’est peu probable, mais nous savons que l’imagination des herméneutes est sans borne — Breton lui-même en fit les frais ! Cependant il nous est possible de résumer ainsi l’évolution de Victor Segalen à l’égard du Christianisme : à l’âge adulte, il quitta l’Église ; il ne se convertit à aucune autre religion ; il avoua en permanence son athéisme — ou mieux, son Paganisme lyrique — autant que sa passion pour les chercheurs d’absolu.

    ► Marc Klugkist, Antaïos n°2, 1993.

    Notes :

    • 1) Texte daté du 5 janvier 1900. Cité par G. Germain, Victor Segalen, le voyageur des deux routes, Mortemart, Rougerie 1982, pp. 87-88.
    • 2) Ibid., p.88.
    • 3) Gauguin dans son dernier décor et autres textes de Tahiti, Fontfroide, Fata Morgana, 1986, p. 35.
    • 4) Ibid., p.45.
    • 5) R. de Gourmont, Le Chemin de Velours, Paris, Mercure de France, s.d., p. 22.
    • 6) Ibid., p.56.
    • 7) Voyage au Pays du Réel, Paris, Le Nouveau Commerce, 1980, p. 36. Texte daté du 16 juillet 1914.
    • 8) Lettre à V. Segalen, 30 juin 1909, in : Lettres de Chine, Plon 1967, p. 81.
    • 9) Le chap. 22, « Ces apôtres (à la Chine) pourraient être… », de la réed. Gallimard, avait été supprimé dans la première éd. (posth.), Plon 1929.
    • 10) Équipée, Gallimard 1984, p.72.
    • 11) A. Breton, Manifestes du surréalisme, Gallimard, 1977, p. 80.

     

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    SegalenSegalen, Leiris et le sens du divers

    Segalen et Leiris ne sont pas des écrivains ethnologues, ce sont des écrivains voyageurs conjuguant l’exotisme comme sens du divers.

    [Ci­-contre : Victor Segalen à l’époque où il recherchait les traces de Gauguin dans l’archipel des Marquises]

    « Tout confondre, de l’Orient d’amour à l’Occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, — pour atteindre l’autre, le cinquième, Centre et Milieu

    Qui est moi. »

    (Stèles du milieu, V. Segalen)

    Quatre écrivains voyageurs : Victor Segalen, Georges Limbour, François Augiéras, Michel Leiris. Quatre écrivains cardinaux orientant ma géographie littéraire et se confondant lorsque j’écris. Quatre écrivains voyageurs, poètes, mais différents chacun d’écriture et de vision, semblables encore parce que, ayant eu bien d’autres chemins à courir que ceux de la renommée, on les tient tous les quatre dans l’injuste souveraineté d’un quasi anonymat. Mes écrivains étoiles ne sont pas des stars. Le sujet de l’ethnologie permet de parler de deux d’entre eux : Segalen, parce qu’il a écrit Les Immémoriaux et Leiris parce que l’ethnologie est sa profession. Prétexte, donc, qui ne doit pas aveugler ni réduire. Segalen et Leiris ne sont pas des écrivains-ethnologues, ce sont des écrivains voyageurs, conjuguant les sens de la diversité pour atteindre le « Centre et Milieu / Qui est moi ».

    En lisant le Journal des îles qu’il tint à bord de l’aviso La Durance — où il servait en tant que médecin — on apprend dans quelles circonstances Segalen allait connaître ce qui restait, après un siècle de colonisation, du peuple maori. C’était en 1903. Un cyclone venait de dévaster l’archipel des Tuamotou et l’aviso naviguait d’île en île pour porter du secours. Il fallait soigner les blessés de rencontre, tenter d’endiguer les épidémies. Mais Segalen comprit vite que ce cyclone n’avait pas déchaîné, sur les Maori, le vent le plus destructeur. Un vent de mort plus cruel encore était passé par là, beaucoup plus tôt, balayant les dieux et les coutumes séculaires, portant des maladies inconnues jusqu’alors, dont la moindre n’était pas l’amnésie. Un vent soufflé par l’Europe et ses maudits missionnaires. De cette première navigation date le projet de Segalen d’écrire le roman des Maori, ceux des « temps oubliés » au moment-même où ils perdaient la mémoire, Les Immémoriaux.

    Comment Segalen a-t-il pu écrire ce livre ? On ne peut dire que son travail purement ethnologique et historique a suffi. Les informations recueillies, les livres des voyageurs lus et annotés, la patience de l’observateur et de l’érudit, tout cela n’est pas le matériel qui permet de donner la vie et la voix à Térii le Récitant, haèré-po tant qu’il a la mémoire longue, à Paofaï son maître et père, aux princes et aux dieux. Il faut aussi que l’histoire de Térii et de Paofaï réponde intensément à celle de l’écrivain voyageur, assez pour avoir le souffle qui la fécondera sur le papier. Ainsi Segalen nous raconte comment le prêtre Térii, au contact des hommes au nouveau-parler, Piritane-Anglais ou Farani-Français venus d’autres mondes en bateau, va peu à peu ne plus se souvenir du parler ancien, renier ses dieux et devenir chrétien, diacre de l’Église de Iesu Kerito. La civilisation maori se meurt d’oublier ses mots. Et Segalen veut, en écrivant, donner à nouveau la vie à ce peuple de chair insouciante, complice de ses divinités joueuses, « s’éjouissant » tout le jour d’Oro le grand dieu soleil. Segalen qui a pu encore, à l’aube du XXe siècle, goûter aux derniers reflets de cette ancienne joie. Se débarrassant de son uniforme et livrant son corps et son esprit à l’innocence vitale des éléments, des jeunes filles aux senteurs de monoï : « Pendant deux ans en Polynésie, j’ai mal dormi de joie. J’ai eu des réveils à pleurer d’ivresse du jour qui montait… J’ai senti de l’allégresse couler dans mes muscles ». Et puis il découvre Gauguin, qui vient de mourir, et ses toiles tahitiennes où vibreront toujours les couleurs de cette allégresse enfantine. Il décide d’imiter ce génie-là : « écrire les gens tahitiens d’une façon adéquate à celle dont Gauguin les vit pour les peindre, — en eux-mêmes, et du dedans en dehors ». En eux-mêmes, du dedans, ce sera l’Exotisme, où la poésie se nourrit d’ethnologie amoureuse. Nous écoutons, nous voyons vivre, nous découvrons les pensées d’un peuple d’antipode comme s’il avait décidé de s’offrir, sans intermédiaire et sans voile, à notre vue nouvelle. Segalen abandonne son regard, s’absente, s’efface devant ses personnages vivants. Jamais “narrateur” ne s’est fait plus discret : tout ce qu’il pourrait manifester de lui viendrait araser l’Exotisme comme une coulée de lave sur un lagon. Et jamais écrivain n’a si énergiquement désiré se découvrir : en revêtant une peau différente, il multiplie les facultés de ses sens, connaît la surprise d’une vision neuve, éprouve enfin. Son Exotisme : la « loi fondamentale de l’Intensité de la Sensation, de l’exaltation du Sentir ; donc de vivre ».

    Segalen écrit l’autobiographie maori. Plus exactement il la traduit. La simple noblesse de la langue de Segalen, qui fait de lui un de nos plus grands poètes, respecte celle de l’incantation familière qui plaît aux dieux de Tahiti. On n’a pas dit assez, en parlant de lui, combien sa prose, où les émerveillements ne se comptent pas, approche la perfection d’un chant libre et mesuré par le souffle. Parfois nous savons, dès les premiers mots d’un livre, que nous allons lire un chef d’œuvre. Voici le début des Immémoriaux :

    « Cette nuit-là — comme tant d’autres nuits si nombreuses qu’on n’y pouvait songer sans une confusion — Térii le Récitant marchait, à pas mesurés, tout au long des parvis inviolables. L’heure était propice à répéter sans trêve, afin de ne pas en omettre un mot, les beaux parlers originels : où s’enferment, assurent les maîtres, l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux Maori ».

    ***

    Le 13 juillet 1932 à Gondar (nord éthiopien), Michel Leiris, qui accompagne la mission ethnographique de Marcel Griaule, note dans son journal (qui deviendra L’Afrique fantôme) : « J’aimerais mieux être possédé qu’étudier les possédés… » Il m’a toujours semblé que le “côté” ethnologue de Leiris se tenait-là, en ces quelques mots jetés entre deux inventaires. Écrire en même temps que vivre, être l’objet du discours autant que son sujet, voilà la hantise de l’écrivain autobiographe marchant aux antipodes de l’ethnologie. Michel Leiris s’est lancé dans l’ethnologie comme on part à l’aventure, afin d’élargir l’espace de ses gestes et de ses regards, d’éclaircir le ciel bas du temps qui n’en finit pas de tourner en rond, de défier la mort quotidienne. Il écrit, en présentant L’Afrique fantôme : « Las de la vie qu’il menait à Paris, regardant le voyage comme une aventure poétique, une méthode de connaissance concrète, une épreuve, un moyen symbolique d’arrêter la vieillesse en parcourant l’espace pour nier le temps, l’auteur, qui s’intéresse à l’ethnographie en raison de la portée qu’il attribue à cette science quant à la clarification des rapports humains, prend part à une mission scientifique qui traverse l’Afrique ». C’est bien cela : pour Leiris, l’ethnologie n’est ni plus ni moins qu’un passe-temps (rémunéré). Et je ne saurais évaluer le prix de ses travaux en cette matière ; je lis L’Afrique fantôme parce que c’est un journal, guettant les moindres signes de l’autobiographie, savourant la préhistoire de La Règle du jeu.

    La Règle du jeu : Biffures [1948], Fourbis [1955], Fibrilles [1966], Frêle bruit [1976]. L’autobiographie de Michel Leiris. On comprend déjà qu’il s’agit de l’autobiographie d’un poète, épiant ce qui, dans les mots, manifeste l’infime et le dérisoire de sa vie d’homme. Un regard réfléchi, celui du poète observant, aux abords de la faille qui les sépare, le « lustre adamantin de l’art » et la « nudité houleuse de la vie », le « là-bas » et l’« ici-même ». Tous superlatifs pesés : le livre le plus vrai jamais écrit sur cette question de l’art et de la vie, le plus intensément dramatique (35 années d’écriture pour tisser à nouveau 75 ans de vie voyageuse, noblement active), où se déploient les plus beaux labyrinthes de notre langue.

    « Il semblerait, tout bien considéré, que quand j’écris c’est surtout au temps lui-même que j’en veux, soit que j’essaye de rendre compte de ce qui se passe en moi dans le moment présent, soit que je m’évade dans un monde où le temps, comme l’espace, se dissout, soit que je veuille acquérir une sorte de fixité — ou d’immortalité — en sculptant ma statue (vrai travail de Sisyphe, toujours à recommencer) ».

    En écrivant, défier la loi du temps : voilà pour Leiris la mesure vitale, la seule riposte susceptible d’ébranler cette « incapacité persistante à dominer la hantise de la mort » qui l’accable. Alors nous lisons une autobiographie à la chronologie défaite, mêlant les époques différentes, édifiant un temps nouveau qui ne doit pas mener inéluctablement au point final. Et constamment surpris par les bifurs, les aiguillages ou les déraillements qui gouvernent sans cesse la nouvelle logique du récit, nous lisons cette vie comme nous lirions un poème. Que dire d’autre, déjà, en peu de mots et sans trahir ? La Règle du jeu est un livre de mille deux cents pages et de toute une vie. Un Livre, qu’on ne peut commenter car tout y est commenté déjà (comme l’a bien remarqué Philippe Lejeune [1], Leiris « paralyse la critique en lui dictant d’avance son discours »). Un livre qui nous emporte, éblouis par la libre profusion et la saveur, vers des contrées lointaines : celles aussi bien des profondeurs mentales que des espaces du monde. J’ajouterai cela, qui dépend de mes désirs et de ma mémoire : aux moments où ces contrées se joignent, lorsque Leiris plus tard se souvient de ses voyages, le récit se pare de couleurs plus vives, et quelques images précieuses, quelques éclats, fusent du texte, bientôt inoubliables. L’image, par exemple, de Khadidja, la « fille publique » de Beni Ounif, au Sahara, dont le sang d’une oreille blessée par une boucle s’est répandu sur le drap. Et l’image de Khadidja, encore, au moment de lui faire ses adieux, « enveloppée de la tête aux pieds dans une vaste et immaculée robe blanche dont une ceinture marquait la taille, et le front couronné d’un enroulement de mousseline verte ». Celle de la très petite fille chinoise de Tientsin, qui s’empare de la main du visiteur et s’exprime avec lui seulement en pressant ses doigts. Et celle aussi de ces Pâques fêtées en musique à Kumasi, en Côte d’Ivoire. Quelques images d’autrui, d’ailleurs, servant à tracer l’autoportrait de l’écrivain aussi bien qu’un miroir. Peut-être mieux.

    Mais puisque nous ne pouvons rien en dire qui ne soit dit déjà, lisons ce qu’il écrit lui-même, pour ne pas conclure, jetant un dernier regard sur l’œuvre achevée, un regard d’inquiétude que mille pages de vie n’ont su finalement apaiser :

    « Acquiert-on un œil d’éternité en mélangeant les temps, multipliant les points de vue et mariant ou opposant les tons comme il vous plaît ? Affaire, si l’on veut, d’arrangement, à la façon dont au Japon l’on arrange patiemment — sans les fondre en la profusion d’un bouquet — un petit nombre de fleurs, pour la joie — ou pour la paix — du regard, avec toutefois certains dessous ».

    Parfois les derniers mots d’un livre, condensant par surprise le long plaisir déjà passé de la lecture, nous invitent, irrésistiblement, à la recommencer.

    Alain Blottière, Magazine Littéraire n°167, 1980.

    (1) Lire Leiris, éditions Klincksieck.

     

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    Segalen◊ Les Immémoriaux (1907)

    [Ci-contre : couverture des Immémoriaux, 1966, avec Deux nus sur la plage de Tahiti (détail) par Paul Gauguin, 1892 [Honolulu Museum of Art]. Dans ce long poème en prose qui chante les Maoris des temps oubliés, Victor Segalen s’attache à peindre l’agonie d’une civilisation, symbolisée par « le Parler Ancien », faite de sagesse et de joie, que vient supplanter l’austère religion des « Hommes au Nouveau Parler ». Malgré les avertissements de son ancien maître Paofaï, le jeune prêtre païen Térii, vaincu par les sarcasmes de ses amis, se laissera à la fin convertir, et se fera serviteur du dieu importé…]

    La publication en 1907 par les éditions du Mercure de France du livre intitulé Les Immémoriaux ne fut pas un événement littéraire. Le nom de l’auteur, Max-Anély, était totalement ignoré. Très peu connaissaient le pseudonyme choisi par le médecin de la marine Victor Segalen, mais ces très peu étaient de qualité : Huysmans, Remy de Gourmont, Loti, Jules de Gaultier. La revue du Mercure de France avait publié de Victor Segalen quelques études : Les Synesthésies et l’École symboliste, Gauguin dans son dernier décor, Le double Rimbaud, textes de valeur, mais qui pouvaient passer pour des travaux d’amateur distingué plutôt que pour les premières armes d’un futur écrivain de métier. Ce livre même, si difficile à classer, fut pris sans doute pour le bilan d’une expérience de quelques années passées dans des régions lointaines où lés hasards de la carrière avaient conduit un jeune médecin frotté de littérature. Mais pour nous qui connaissons la suite de l’histoire, nous pouvons distinguer dans ce prélude presque tous les germes d’une œuvre qu’il faut maintenant placer au rang des plus hautes.

    On eut vite fait de ranger le livre dans le genre exotique, avec la nuance un peu péjorative de l’expression. Ce malentendu n’est pas entièrement dissipé. Segalen a médité sur la notion d’exotisme, mais la façon dont il l’entend est singulièrement personnelle et profonde. Il ne faut certes pas le classer parmi les collectionneurs d’impressions de voyage, de scènes curieuses, rares ou pittoresques. L’erreur de l’écrivain exotique de style courant, c’est de chercher à tirer à lui le spectacle des choses et des êtres étrangers, de faire entrer de force dans une vision européenne une civilisation originale et par là irréductible à toute autre. L’exotisme dans le sens où Segalen le pratique, inconsciemment d’abord en Océanie, puis d’une façon plus systématique en Chine, ce n’est pas de raconter ce que ressent le voyageur, mais de pénétrer dans l’âme d’un peuple et d’une civilisation pour s’efforcer de les revivre par l’intérieur, avec leurs pensées, leurs croyances et jusqu’à leurs préjugés. Il ne s’agit pas de singer superficiellement les coutumes d’autrui, de verser dans un mimétisme aussi condamnable que l’attitude des amateurs de pittoresque simpliste, mais de dépouiller en esprit sa propre culture pour mieux sentir celle des autres, pour mieux apprécier la différence. « L’exotisme ou l’esthétique du Divers », dit Segalen. L’exotisme ainsi entendu débouche sur une esthétique avec le double sens que peut comporter ce mot, c’est-à-dire, une certaine façon de sentir et une certaine façon de créer le beau. Segalen entreprend non pas d’émousser, mais au contraire d’enrichir sa sensibilité en gardant au spectacle d’autrui sa saveur originale, de donner plus de piment à la joie. L’ascèse qu’exige le dépouillement de sa propre culture entraîne en fin de compte pour le véritable « exote » plus d’intensité dans la jouissance et d’acuité dans les plaisirs. L’artiste y trouve son avantage aussi. La poésie, c’est le refus de l’uniforme, l’horreur de l’habitude et de la confusion. L’exotisme, comme l’amour, distingue au lieu de confondre. Exprimer ou créer le beau, c’est conférer une valeur particulière à certains éléments du monde ou à des formes inventées. Cette esthétique de la diversité est en apparence opposée à la doctrine des synesthésies ardemment défendue par Segalen dans son premier article, mais en apparence seulement. On sait que Baudelaire avait tiré des synesthésies, ou sensations simultanées, une théorie des correspondances affirmant les liens qui unissent le monde matériel au monde spirituel d’une part et qui d’autre part relient entre eux les divers objets de nos sensations : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Retrouvant ainsi la grande loi de l’universelle analogie que ses successeurs devaient eux aussi exploiter largement, Baudelaire insistait sur l’unité métaphysique du monde et la parenté secrète des choses. Segalen, dans son étude Les Synesthésies et l’École symboliste, négligeant l’aspect métaphysique des théories baudelairiennes, vantait l’emploi des synesthésies comme un moyen de raffiner la sensibilité et le comparait à l’usage des stupéfiants. Mais établir des analogies entre les sensations et les choses, ce n’est pas les confondre, ni les assimiler. La beauté d’une métaphore tient dans le lien qui rapproche deux éléments au premier abord très dissemblables. Reverdy ira jusqu’à dire que plus l’écart est grand, plus l’image ou la métaphore a des chances d’être belle. Il est donc essentiel qu’il y ait au départ dissemblance. C’est bien cette dissemblance que l’exotisme, conçu, comme une esthétique de la diversité, doit accuser. Dissemblance et analogie sont donc complémentaires. La pratique des synesthésies et l’exotisme visent le même but : perfectionner les moyens d’appréhender les diverses et secrètes beautés du sensible, permettre à l’artiste de mieux goûter et de mieux transcrire un monde offert à sa soif et à sa faim.

    Pour écrire Les Immémoriaux dans cette perspective, Segalen ne devait rien négliger. Sa documentation est considérable. Il a scruté tous les récits de voyageurs et les études consacrées à la Polynésie. Il n’avance rien qui ne soit justifié ou étayé par des lectures ou des expériences personnelles. Mais ce n’était là qu’un travail préliminaire. Son livre fait figure de traité d’ethnographie si on l’oppose au Mariage de Loti, mais en face des vrais traités tire beaucoup sur le romanesque. Il a voulu faire œuvre littéraire. Celui qui l’a mis sur la voie de l’exotisme véritable, ce n’est ni un voyageur, ni un savant, ni un romancier, mais un peintre : Gauguin. Segalen a écrit un jour au fidèle ami de Gauguin, Monfreid : « Je puis dire n’avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d’avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin ». Il arriva à Tahiti le 23 janvier 1903 ; Gauguin se trouvait alors à Hiva-Oa, une des îles Marquises, où il mourut le 8 mai. Segalen ne put le voir avant sa mort, mais mit à profit une escale à Nuku-Hiva, où l’on avait transporté et rassemblé la plupart des objets ayant appartenu au peintre, pour contempler les tableaux et étudier les écrits, en particulier le cahier partant la dédicace : À ma fille Aline. À Hiva-Oa même, où il débarqua vers le 10 août 1903, Segalen interrogea ceux qui avaient connu Gauguin et visita la case où il avait vécu ses derniers jours. De retour en France en 1905, il se lia avec Monfreid et put méditer à loisir devant les magnifiques toiles que celui-ci avait recueillies. À Gauguin il consacra un article publié en 1904, un Hommage publié en 1919 ; dès 1907 il avait, commencé une sorte d’épopée en prose qui devait servir de suite aux Immémoriaux et dont le héros eût été un double mythique du peintre. C’est dire à quel point le fascine ce Hors-la-loi, comme il l’appelle. L’influence de Gauguin fut déterminante. Elle s’exerce sur deux plans. Le plan esthétique d’abord. Ce ne sont pas des anecdotes, des sujets, des personnages qui, aux yeux de Segalen, donnent sa valeur exotique à l’œuvre de Gauguin. Cela, n’importe quel peintre eût été capable de le faire. Mais l’effort prodigieux de l’homme en rupture avec sa civilisation pour se former un style propre à représenter de grandes créatures baignées de soleil et de nuit, à suggérer leurs ferveurs confuses et leurs terreurs hallucinées. Un exemple de style au service d’une singulière sympathie spirituelle capable de comprendre une âme primitive encore toute mêlée aux grandes forces cosmiques, aussi étrangère que possible à la culture raffinée du mouvement symboliste à la fin du XIXe siècle. L’important pour Segalen était que Gauguin ne s’était pas contenté de reproduire les fleurs et les femmes des Marquises, mais qu’il avait su par une stylisation personnelle suggérer l’impalpable, figurer un surnaturel grandiose, atteindre au-delà du réel par la vision de l’imaginaire.

    Sur le plan éthique, la leçon de Gauguin ne fut pas moins importante. L’ardente sensualité des toiles, l’amour avec lequel le peintre a représenté le corps des femmes maories, la façon même dont il avait vécu dans ces îles où la joie physique signifiait encore quelque chose, tout cela éveilla de profonds échos dans l’âme du jeune médecin enfin libéré des contraintes religieuses et familiales. Le héros de l’épopée en prose ébauchée est désigné par le titre de Maître-du-Jouir. Sorte de Julien l’Apostat du Pacifique, il tente de ranimer spirituellement et physiquement le peuple maori en lui rappelant le bonheur païen dont il jouissait autrefois. Le rôle spirituel de Gauguin, celui qu’il a rêvé de jouer selon Segalen, était celui d’un apôtre de la joie. Leçon d’exotisme, leçon de sensualité, voilà ce que le peintre a enseigné à Segalen.

    Le parti pris d’exotisme éclate dès la première page du livre qui nous introduit d’emblée dans un mode de pensée maori. Le narrateur décrit et interprète les événements de telle sorte qu’il appartient de toute évidence à la race polynésienne. Cette fiction ne se maintient pas tout au long du livre. Par moments Segalen implicitement prend la relève du récitant, mais dans l’ensemble on peut dire que tout est présenté sous l’angle maori. L’écrivain s’est systémati­quement efforcé d’emprunter la morale, les préjugés, les convictions des Tahitiens. Il va plus loin encore, en se faisant plus maori que les Maoris. Le livre est né d’une amère déception. Segalen, dès son arrivée, éprouva le sentiment pénible d’assister au déclin d’une race épuisée. Elle l’était physiquement. L’alcool et la maladie décimaient la population. Elle l’était spirituellement, ce qui est plus grave. La pression des missionnaires protestants, puis catholiques, avait conduit les Polynésiens à renier leur religion, à adopter hypocritement des manières pudiques, à démentir leur nature plus apte qu’aucune autre à la volupté sensuelle. Leur méconnaissance du passé était telle qu’ils en venaient jusqu’à perdre la mémoire des anciens Dires. Contre cet oubli, contre ce reniement, Segalen écrit Les Immémoriaux, comme un rappel à l’ordre joyeux du passé à l’adresse des enfants apostats de la décadence.

    C’était aussi une exhortation à soi-même. Les Immémoriaux constituent une exploration par Segalen de ses propres tendances. Dès son premier livre apparaît ce qui sera une règle de sa vie d’aventure et d’esprit, un rythme d’expansion et de concentration. Expansion que ce regard jeté sur les confins, concentration que cet effort pour faire émerger de ses profondeurs des parties fraternelles méconnues. Les années polynésiennes ont révélé à Segalen qu’il était né pour la joie. Il fut trop déçu par le spectacle mesquin des Polynésiens de son temps pour ne pas tenter de reconstituer le bonheur des anciens jours. C’était son bonheur personnel qu’il célébrait du même coup. Nietzsche était là pour l’aider, pour lui souffler que les sociétés et les églises sont des obstacles dérisoires pour qui a pris le courageux parti du bonheur. Et c’est un peuple situé par-delà le bien et le mal, indifférent à tout ce qui ne contribue pas aux jouissances de la vie, osant regarder sans terreur les splendeurs offertes à sa convoitise, que Segalen a su animer dans les premières pages de son livre qui forment l’ouverture joyeuse de cette sombre histoire. Ce récit de la décadence d’un peuple est aussi celui d’une renaissance individuelle le chant d’une âme délivrée. C’est un serment à la joie.

    Le poète ne s’est pas encore tout à fait déclaré dans Les Immémoriaux, mais à bien des signes on remarque que Segalen médite sur la nature de la poésie. Les idées exprimées dans la préface de Stèles sont déjà suggérées par certains épisodes du livre. L’importance accordée au langage ne trompe pas. Au premier chapitre, la défaillance de mémoire de Térii prend une valeur symbolique. Elle s’affirme comme le symptôme de la décadence polynésienne. Lorsque au cours de la cérémonie publique le même accident se produit, la rupture entre le présent corrompu des Tahitiens et leur glorieux passé est officiellement consommée. Désormais se pose la question angoissante de découvrir s’il existe encore un homme capable de réciter les anciens Dires, tant il est vrai que le langage est le grand mainteneur des cultures. De là le sens de l’épisode dramatique, sujet de la deuxième partie du livre, où l’on assiste à l’agonie de Tupua, le dernier qui sache encore le langage sacré. Tout n’est pas perdu cependant. Un enfant a recueilli, à l’insu de tous, les mots proférés par la bouche expirante. Il saura les redire. On voit poindre là une conception mystique du langage selon laquelle le mot crée la chose et la soutient dans l’être. Dire, c’est créer, et chanter, maintenir. La découverte du monde chinois ne pourra que confirmer Segalen dans cette opinion. Il a bien senti que la décadence des Maoris avait commencé avec l’oubli et la désacralisation des mots, et qu’une culture ne peut se ranimer que si l’on rend sa dignité à un langage dont le rôle primitif est d’être un conservatoire de dieux.

    « Tout poète lyrique, en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l’Éden perdu », a écrit Baudelaire. Ce paradis perdu, Segalen l’a retrouvé en interprétant les cicatrices de l’histoire dans l’image qu’il nous donne des îles d’autrefois. C’est bien sa version de l’âge d’or et de l’Éden qu’on voit transparaître dans Les Immémoriaux. Les Tahitiens d’autrefois vivaient dans une parfaite entente avec le surnaturel et leurs dieux. Contrairement au Christianisme qui bride les instincts et mutile la chair, leur religion n’existait que pour favoriser leur plein épanouissement. Loin d’enseigner que la vie est une vallée de douleurs, les anciens dieux polynésiens apprenaient aux hommes à cultiver leur joie. Les fidèles n’avaient pas le sentiment d’une rupture entre ce monde et l’autre. Habitués à coudoyer les ombres surnaturelles, bénéfiques ou maléfiques, ils sentaient le monde baigner dans une harmonie perpétuelle. Aucune distance ne séparait le règne du fait de celui du vœu. À chacun selon son désir.

    Avec Les Immémoriaux, Segalen exprime, malgré certaines précautions, sa révolte contre l’église de son enfance. Victime d’un milieu dont les contraintes morales ont longtemps pesé sur lui, avant même son départ pour Tahiti, il avait déjà rompu en esprit avec la religion de la souffrance, de la douleur et du malheur. Après la grave typhoïde qui à San Francisco avait failli l’emporter, il ne pouvait nulle part mieux qu’à Tahiti achever une convalescence où l’esprit aussi bien que le corps cherchait sa guérison. C’est là sans aucun doute qu’il prit conscience d’un farouche appétit de vivre qu’il chercha à satisfaire dans tous les domaines du réel. Cette ferveur passionnée pour le réel s’exprime admirablement dans Les Immémoriaux. L’amour dans ce qu’il a de plus physique est naturellement célébré, mais aussi les formes, les couleurs, tous les aspects du monde sensible. On sent que l’artiste s’est donné pour mission de traduire la beauté des choses. Il faut voir là un souvenir de l’exaltation dans laquelle il a vécu, comme en porte témoignage une lettre écrite à un ami quelques années plus tard : « Je t’ai dit avoir été heureux sous les tropiques : c’est violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j’ai mal dormi de joie. J’ai eu des réveils à pleurer d’ivresse du jour qui montait… J’ai senti de l’allégresse couler dans mes muscles ». Tahiti restera dans son souvenir comme une base de la joie, comme la patrie du bonheur. Cependant, déjà dans ce livre composé en l’honneur des joies de la terre, on voit apparaître l’idée que le réel n’épuise pas tout le champ du possible. Car enfin, ce paradis perdu, il l’a retrouvé en partie grâce à l’imaginaire. Le présent, l’actuel étaient plus funèbres que joyeux. Ces tableaux de la félicité primitive, le regard intérieur surtout les a recréés. Pour passer de la vue à la vision, il devait recourir à la faculté poétique par excellence, à l’imagination. Avant de rédiger Les Immémoriaux, n’a-t-il pas écrit à propos du Bateau Ivre : « C’est le face à face glorieux avec cet imaginaire absolu dont toute réalité ne semble que le reflet terne » ? Cette idée formulée en termes platoniciens établit donc à la fois une liaison, mais aussi une distinction entre deux plans complémentaires. L’exotisme compris dans un sens plus large devait conduire Segalen à explorer cet autre du réel qu’est l’imaginaire. Cependant l’enquête n’est pas achevée pour autant. Le démon de la connaissance qui pousse le poète à dépasser le réel vers l’imaginaire ne sera jamais satisfait avant d’avoir franchi les limites. L’Empereur Kouang Siu, héros du Fils du Ciel, ouvrage inachevé de Segalen, interroge avec anxiété ses conseillers pour savoir si au-delà du monde n’existe pas encore autre chose, le rien ou l’absolu. Le poète se sent tenu d’aller jusqu’où les forces de l’esprit peuvent atteindre. Alors seulement, peut-être, le merveilleux accord entre nature et surnature, fondement du bonheur des Tahitiens d’autrefois, se réaliserait-il à nouveau dans son cœur. Comme il arrive souvent quand on écrit sur les autres, Segalen a livré la clé de ses préoccupations les plus secrètes en affirmant dans une lettre à Claudel que « Rimbaud a exprimé plus que tout l’indéfinie angoisse humaine aux prises avec la connaissance ».

    La découverte, l’exploration et la résurrection d’une culture étrangère ont abouti au livre Les Immémoriaux, mais par un choc en retour caractéristique de l’exotisme, au sens où il l’entend, Segalen s’est livré en même temps à une reconnaissance de son monde intérieur. Approfondir les différences, c’est du même coup prendre conscience de son originalité propre, de ses moyens, de ses intentions. Au moment où il aborde en 1909 l’énorme continent chinois, Segalen sait que le théâtre et le champ de son œuvre sont fixés. Les rapports entre les membres du couple Imaginaire-Réel, entre le couple et leur au-delà, voilà l’enjeu de son combat spirituel. Chacun de ses livres, Stèles, Peintures, Équipée, René Leys seront des approches de la même Cité interdite.

    Équipée est au cœur du problème des rapports entre le réel et l’imaginaire. Le livre a été composé dans l’intention de savoir si l’imaginaire déchoit ou se renforce au contact du réel. Ce n’est pas un journal de voyage, ni la transcription lyrique du voyage, c’est le journal spirituel du voyageur obsédé par une même idée, celle de fonder les prétentions de la littérature à manier la rugueuse matière des choses. Très forte est la tentation de s’enfermer dans la « chambre aux porcelaines », ce « palais dur et brillant où l’Imaginaire se plaît ». Tentation à laquelle a cédé la littérature symboliste qui réduisait le réel au monde intérieur. N’oublions pas que le poète s’est formé dans cette atmosphère, mais Les Immémoriaux prouvent très bien que la séduction du réel était assez puissante pour arracher Segalen à l’intériorité symboliste. Il n’a jamais souscrit au mot de Henri de Régnier : « Vivre avilit ». Le contact avec la Chine, « pays du réel réalisé depuis quatre mille ans », devait mieux encore que les îles polynésiennes le conduire à faire de sa vie un corps à corps avec les éléments du réel. Le voyage a été pour lui la pierre de touche de toute valeur littéraire. C’est dire que si Équipée cerne le problème, les échos du débat sont perceptibles dans tous ses écrits relatifs à la Chine.

    La vraie Chine, la Chine centrale et la Chine des confins tibétains, deux grandes chevauchées lui permirent de la connaître à fond. La première fut une sorte d’exploration sportive en compagnie de Gilbert de Voisins, du 9 août 1909 au 28 janvier 1910. La seconde, c’est la mission archéologique qu’il dirigea avec Jean Lartigue et Gilbert de Voisins de février à août 1914. Impossible de tricher avec le réel dans ces conditions. Les terrains souvent impraticables à cheval obligeaient à faire de la sandale et du bâton, symboles du voyage, les instruments nécessaires de la marche. Les obstacles à franchir, les fatigues du chemin, les ascensions où chaque pas est une victoire chèrement acquise accusent le triomphe du réel sur l’imaginaire. Le corps du poète est soumis à une telle épreuve que les mots trop présomptueux crèvent comme des bulles contre la dure écorce des choses. Le réel oblige à une refonte du langage. Et pourtant le réel est beau. Les notes de Briques et Tuiles, les stèles du Bord du chemin, les pages d’Équipée attestent que le poète n’a rien perdu, au contraire, à quitter la chambre aux porcelaines. Le champ du réel est une carrière de chefs-d’œuvre offerte à l’exploration des mots. L’esthétique du divers triomphe dans la variété du spectacle. La stèle Conseils au bon voyageur incite à passer de la montagne à la plaine, de la vallée au plateau, car la jouissance du voyageur s’accroît quand les accidents du réel échappent à l’uniformité. Le spectacle fascinant entre tous pour Segalen est celui que présente la Terre jaune. Il l’a décrite à maintes reprises, et, chaque fois, pour mettre en valeur le caractère inattendu de ses formes. Pics en creux, collines inversées, comme si la croûte terrestre laissait soudain apparaître son revers, tout défie ici l’attente imaginative du voyageur. Mer figée, gant retourné, la Terre jaune est de plus un carrefour d’analogies délectables.

    Le Fleuve est un élément capital du réel chinois. Segalen consacre deux textes importants au Yang-tseu : une sorte de monographie indépendante et un chapitre d’Équipée. C’est moins le pittoresque extérieur qui l’attire que la valeur symbolique de cette grande force naturelle barrant de son trait impérieux l’immense empire chinois. « Le Fleuve bien plus que la mer est un lieu poétique par excellence… le Fleuve par son existence fluidique, ordonnée, contenue, donnant l’impression de la Cause, du Désir, est accessible à tous les amants de la vie ». C’est le symbole même du Divers. Le voyageur avisé parviendra aux « remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diversité ». L’insistance avec laquelle Segalen revient sur cette figure de la violence et du mouvement nous avertit que le fleuve joue un rôle dans sa mythologie personnelle. Elle est comme le résumé de l’aspect sous lequel le réel apparaît dans le monde du poète. Or ce réel est essentiellement mouvant. Il est très instructif à cet égard de confronter la conception claudélienne du monde à celle de Segalen. Connaissance de l’Est contient bon nombre de poèmes où Claudel exprime la satisfaction du contemplateur devant le spectacle de la densité, de la fixité des choses. Son horreur bien connue de l’infini et de l’illimité l’amène à se construire un monde fermé de toutes parts, un cadastre dont toutes les parties sont étroitement solidaires. Lorsqu’il décrit un temple, il l’enferme dans un lieu géométrique parfaitement circonscrit. Lorsque Segalen s’attaque au même sujet, il fait s’envoler la toiture, se dilater l’espace, éclater le ciel même. « La solidité de ce monde est la matière de ma béatitude », écrit Claudel, tandis que Segalen, dans la stèle Ordre de Marche, imagine de faire défiler pagodes, tours et palais dans un tohu-bohu triomphal. Si forte s’exerce sur lui la séduction du mouvant qu’elle envahit même sa conception de l’architecture chinoise. Il tente de rationaliser une pulsion très profonde en élaborant une théorie personnelle. Il place l’origine de la pagode dans la tente que chaque soir les nomades déployaient au terme de l’étape du jour, et repliaient le lendemain pour un nouveau voyage. Tous les monuments lui paraissent participer de ce caractère provisoire, et hâtif. Ce mode d’architecture, il l’appelle, par opposition à la statique pharaonique, orchestique avec ce que le mot suggère de dynamisme latent. Rien en Chine, dit-il, n’est bâti pour durer, mais pour se modifier, se déplacer. Tout est dans un flux perpétuel. Cette vision héraclitéenne du réel explique sa préférence passionnée pour le Génie du fleuve, gardien de l’Empire sous le Ciel. Le réel donc, qui s’affirme parfois comme une matière rebelle à l’esprit, qui dément si souvent le langage élaboré dans les ateliers de la pensée, n’est jamais arrêté ni fixé dans une forme définitive. Le mouvement perpétuel des choses empêche qu’on leur attribue une valeur absolue. La fréquentation du réel est utile, nécessaire même au poète, parce qu’elle lui confère le droit d’exercer sur le monde l’empire des mots, mais le langage ainsi mérité ne saurait être la description pure et simple du réel, car il existe autre chose que le réel. La zone de vide dont la pensée chinoise aime à cerner les choses est sans doute un lieu d’éléments impalpables qui dans certaines circonstances prennent formes, couleurs et densité. Ce que Breton et ses disciples appelleront le surréel est très proche de ce que Segalen désigne sous le nom d’arrière-monde : L’arrière-monde appartient nécessairement au plan de l’imaginaire que nous devons définir à la fois comme une vision du surréel et comme l’instrument de cette vision.

    De même qu’il serait tout à fait vain de chercher dans Les Immémoriaux un simple document sur les îles polynésiennes, il ne faut pas attendre de Segalen une description de la Chine et du monde chinois. Il s’est expliqué nettement sur ce point : « … Il s’agit non point de dire ce que je pense des Chinois (je n’en pense à vrai dire rien du tout), mais ce que j’imagine d’eux-mêmes ; et non point sous le simili falot d’un livre documentaire, mais sous la forme vive et réelle au-delà de toute réalité, de l’œuvre d’art ». À Debussy il précise encore : « … Au fond, ce n’est ni l’Europe ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine. Celle-là, je la tiens et j’y mords à pleines dents ». Il est évident que cette vision de la Chine doit beaucoup au réel. Segalen se garde bien de tomber dans l’arbitraire ou de commettre des fausses notes dans la transcription du réel chinois, mais il est aussi convaincu que le réel ne peut avoir sa pleine valeur que s’il sert de tremplin à l’imaginaire. L’arrière-monde est un prolongement et un parachèvement du réel comme le mythe accuse en même temps qu’il transfigure les matériaux bruts du sensible. La Chine mythique de Segalen est une Chine plus vraie que la réelle, parce qu’elle est parachevée par l’esprit. L’imagination de Segalen n’a pas attendu la révélation de l’Empire sous le Ciel pour s’exercer à dépasser les limites des choses. Depuis longtemps, les phénomènes parapsychiques fascinent le médecin et le mystérieux le poète, mais c’est surtout à partir du séjour en Chine qu’il interprète le dépassement du réel par l’imaginaire comme un, exercice spirituel.

    Rien ne pouvait mieux l’inciter à le faire que la religion taoïste dont il indique qu’elle enseigne « la vision ivre de l’univers ; d’une part la pénétration à travers les choses lourdes, et la faculté d’en voir à la fois l’avers et le revers, d’autre part la dégustation ineffable de la beauté dans les apparences fuyantes ». Nous reconnaissons dans ce texte des idées chères au poète. Sa conception d’un monde fluide et mouvant devait le rendre infiniment sensible à celle des Taoïstes pour qui l’univers manifesté n’est qu’un amas d’apparences. Lao-tseu, et surtout Tchouang-tseu affirment avec insistance que la réalité perçue est purement phénoménale et illusoire. La « fantasmagorie universelle » implique qu’aucune forme n’est fixe, mais toujours hésitant entre le moment d’apparaître et celui de disparaître. Cette vision ivre, en outre, n’est-elle pas sous un autre nom la faculté même de l’imaginaire ? Elle obtient le même résultat, le résultat tant cherché par le poète, de contempler un aspect du monde lavé, purifié de la densité réfractaire du réel. Le langage enrichi par cette vision ivre a toute licence dès lors, non seulement d’évoquer la face invisible des choses, mais encore de créer ce qui aurait pu ou ce qui aurait dû être. C’est le programme inscrit en tête du recueil de proses Peintures. Les paroles ici créent l’image. Une sorte de camelot d’imaginaire déroule des peintures avec le seul secours des mots. Deux ou trois peintures réelles, au plus, ont servi de modèles ; pour le reste, le poète n’a pas eu d’autre source que la vision ivre ou l’exploration de son monde intérieur. L’imaginaire joue allègrement dans les conditions du réel. Il condense les époques, raccourcit l’espace ou le distend à son gré. Les Peintures magiques en particulier conçues sur le mode taoïste représentent un univers miraculeusement délivré de sa densité, de sa pesanteur. Un mouvement frénétique agite les êtres et les choses qui apparaissent, se transforment et disparaissent, comme des bulles irisées. Festival tourbillonnant d’imaginaire, les Peintures magiques se terminent comme elles ont commencé, par une sorte d’hymne au Divers, au changeant, au fugitif, au vertige universel. Ce monde immatériel est un monde pénétré d’esprit. Les lois même de la logique sont mises au défi : « Tout est un. Deux n’est pas deux. Tout danse, tout pétille : tout est prêt à se rouler en spirale (comme le grand vent de l’univers). Tout s’exprime donc dans l’esprit ». L’accent de triomphe ici ne trompe pas. Semblable au maître-peintre toujours ivre dont il est parlé dans la préface de Peintures, et qui, selon les commentateurs, « cherchait le lien de lumière unissant enfin à jamais joie et vie, vie et joie », le poète a réussi dans sa tentative pour pénétrer dans l’espace féerique de l’arrière-monde. Cet hymne à la joie, c’est celui de l’esprit parvenu à contempler la part mystérieuse du réel, du poète peuplant le vide primordial des créatures de son imagination. Un pareil triomphe n’est accordé qu’à quelques élus : « Le Peintre seul et ceux qui savent voir ont accès dans l’espace magique ». Il est réservé aux seuls visionnaires. La tentation est forte et dangereuse pour le poète de persister dans ce paradis artificiel. Il ne faut pas oublier que la joie procurée par l’imaginaire n’est que la récompense, du corps à corps avec le réel, comme il arrive, quand on contemple un objet quelconque avec intensité, de percevoir son double spirituel. Segalen ne cède pas au délice de démissionner dans l’imaginaire. Il est bien précisé à la fin d’Équipée que le poète ne renonce ni à l’un ni à l’autre des éléments antagonistes et complémentaires. Sa vie spirituelle est faite de cette tension : « Dans ces centaines de rencontres quotidiennes entre l’Imaginaire et le Réel, j’ai été moins retentissant à l’un d’entre eux, qu’attentif à leur opposition. — J’avais à me prononcer entre le marteau et la cloche. J’avoue, maintenant, avoir surtout recueilli le son. »

    Rien, semble-t-il, ne manque au bonheur du poète armé du don de la clairvoyance qui, comme il est écrit dans la préface de Peintures, peut tenir lieu « de toute la raison du monde, et du dieu ». Cependant, en vertu même de la loi d’exotisme qui entraîne nécessairement, nous l’avons vu, après un vaste mouvement d’expansion, un effort de concentration et de repli sur soi, comme les ondes d’une eau dormante brusquement troublée reviennent se réduire au centre après avoir touché les limites du bassin, Segalen devait inévitablement retourner vers son monde intérieur le regard dirigé d’abord vers les confins. Passer du réel à l’imaginaire, c’est déjà marcher en direction de soi. Certaines Peintures magiques se déroulent « vers le profond de l’âme ». Édifier une Chine mythique, c’était bâtir le palais de sa vie intérieure, comme la Tahiti des Immémoriaux était la figure du paradis rêvé.

    Stèles est la parfaite illustration d’un voyage intérieur. La préface du recueil, dont tous les termes sont soigneusement calculés pour définir à la fois la stèle de pierre et le poème, contient cette formule explicite : « C’est un jour de connaissance au fond de soi : l’astre est intime et l’instant perpétuel. » Plusieurs lettres de Segalen à ses amis les mettent en garde contre l’erreur de voir dans les stèles des traductions ou des adaptations de poèmes chinois. « Le transfert de l’Empire de Chine à l’empire du soi-même est constant », écrit-il à Henry Manceron. Il n’emprunte donc à la Chine qu’un décor, des formes propres à illuminer les parts secrètes de son être intérieur. Pagodes, jades, dragons, bannières, miroirs, Cité interdite sont les moyens détournés de suggérer le chiffre du mystère, et, par un jeu subtil d’échos, d’allusions, de transpositions, le poème éclaire la part spirituelle nocturne du poète. Comme l’écrit Novalis, « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur ». Le poète doit descendre au plus profond de soi pour découvrir la clé spirituelle de l’univers. La grande révélation apportée à Segalen par la Chine est que le chiffre de son être personnel se confond avec celui du monde qu’il contemple. Une pareille conception de la poésie s’apparente à celle des plus grands poètes. Il est clair que Segalen rallie la voie frayée par les romantiques allemands, par Nerval, par Baudelaire, par Mallarmé, par tous ceux qui ne réduisent pas le monde à ses éléments sensibles, mais qui l’interrogent comme un inépuisable répertoire de signes à traduire et à déchiffrer.

    En écrivant de la stèle qu’elle est « jour de connaissance au fond de soi : l’astre est intime et l’instant perpétuel », en rappelant dans la mise en page de ses poèmes la table de pierre où sont gravées et encadrées les inscriptions, Segalen entend en outre signifier que la parole poétique est la cristallisation d’un moment. Il s’agit de ces moments privilégiés, de ces instants divinatoires où intérieur et extérieur ne font qu’un, où l’espace du dedans et l’espace du dehors, le réel et l’imaginaire, le temps intime et le temps mesurable se confondent dans la même aura spirituelle. Les stèles, isolant un moment du temps, un fragment de l’espace, s’opposent donc au flux perpétuel des choses, à l’écoulement ininterrompu des minutes. « Dans le vacillement délabré de l’Empire, elles seules impliquent la stabilité ». La vision héraclitéenne du réel, même si elle est source de joie et de beauté, ne peut empêcher le démon de la connaissance et de l’alternance d’inciter le poète à tenter de découvrir ce qui dément le multiple et le temporel. Or, du « centre et milieu qui est moi » jaillit ce qui peut le mieux défier et vaincre le chaos mouvant et le temps : la brûlure de l’éclair soustrait à l’espace et à la durée. Au temps répandu dans les choses s’oppose l’éternel du monde intérieur. Rien n’empêche dès lors de regarder sans frayeur la fin de toutes choses. Tel est le sens de l’admirable stèle Aux dix mille années, sorte de prière pour le bon usage du temps. L’erreur des Barbares occidentaux est de vouloir conférer à leurs monuments matériels une éternité qui n’appartient qu’au monde de l’esprit :

    « L’immuable n’habite pas vos murs, mais en vous,
    hommes lents, hommes continuels ».

    La soumission au temps que semble prêcher le poème est en réalité à base de mépris pour le temps. La sagesse consiste à faire au temps sa part qui n’est pas la meilleure, à distinguer la temporalité, marque des choses, de l’éternité, marque de l’esprit. Fidèle à la fiction chinoise, en paraissant broder sur le thème taoïste de ne pas contrarier le cours de la nature, de ne pas s’opposer à l’évolution inéluctable des choses, Segalen introduit comme un commentaire implicite du mot de Spinoza : « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels ». On peut donc déceler dans le monde spirituel de Segalen un conflit entre conscience artiste et conscience mystique dont la solution est le poème. L’artiste se réjouit de contempler, comme l’enseigne le taoïsme, le spectacle chatoyant, provisoire, illusoire du réel ; il accepte avec allégresse l’écoulement et l’écroulement des choses, mais l’exigence mystique est si forte que le poète s’épuise à composer certains poèmes qui sont la négation du fugitif et du transitoire. La conscience mystique conduit Segalen sur des voies plus mystérieuses encore dont la dernière stèle Nom caché nous livre le secret.

    Il est certain que l’œuvre de Segalen envisagée dans son ensemble prend l’aspect d’une inlassable enquête spirituelle, ou, plus exactement, elle se présente tantôt comme une enquête et tantôt comme une quête. C’est une enquête, si l’on conserve à ce mot son sens intellectuel, dans la mesure où Segalen affirme à plusieurs reprises son ambition de forcer les limites de l’esprit humain, d’accroître les pouvoirs de la connaissance. Il attribue cette intention à Rimbaud, nous l’avons vu : « Rimbaud a exprimé plus que tout l’indéfinie angoisse humaine aux prises avec la connaissance ». Une note datée de 1917 prouve que tous les artistes partagent ou doivent partager cette ambition : « Les poètes, les visionnaires mènent toujours ce combat, soit au plus profond d’eux-mêmes, soit — et je le propose — contre les murs de la Connaissance : Espace et Temps, Loi et Causalité. Contre les limites de la Connaissance. Mais cette enquête est aussi une quête, c’est-à-dire une recherche d’ordre religieux. Une lettre de Segalen à sa femme en date du 13 juin 1909 définit parfaitement son attitude à cet égard : « Il y a toujours le mystique orgueilleux qui sommeille en moi. Et ce sera même une haute joie que d’approfondir — ô si lentement — le sillon qui me sépare d’Augusto (Gilbert de Voisins) : lui catholique et non-mystique (s’est-il défendu), moi si anticatholique pur, mais resté d’essence amoureux des châteaux dans les âmes et des secrets corridors obscurs menant vers la lumière ». Dès son séjour à Tahiti, une violente réaction s’était opérée en lui d’origine plutôt sensuelle, faite de rancune contre une morale étroite barrant tous les chemins du bonheur. Il condamnera le renoncement ascétique prêché par le bouddhisme pour les mêmes raisons. Par la suite, à ce grief fondamental chez un amant de la vie, de la très précieuse vie, s’ajouteront des griefs plus intellectuels. Il reprochera essentiellement à la religion catholique le dogme de l’Incarnation en l’accusant de réduire la transcendance à une caricature humaine. Il considère l’anthropomorphisme religieux comme une trahison. Ce serait donc une erreur de voir dans Segalen un esprit hostile à tout surnaturel. Sans doute lui arrive-t-il d’affirmer, comme dans la Préface de Peintures, que la vision ivre lui tient lieu « de toute la raison humaine et du dieu », mais bien d’autres textes démentent cette assurance en suggérant qu’au-delà du réel et de l’imaginaire existe un troisième plan transcendant. Le taoïsme, précisément, qui facilite la vision ivre en transformant la matière du réel en un éparpillement de formes fugitives, illusoires, en une fantasmagorie universelle, considère que tous les éléments sensibles sont les aspects éphémères d’une réalité transcendante. Le papillon que Tchouang-tseu croit être en rêvant et le Tchouang-tseu à l’état de veille ne sont que des modifications irréelles de la suprême réalité.

    Les textes les plus profonds de Segalen, poèmes et prose, témoignent de son invincible désir d’atteindre à une réalité supra-sensible où s’aboliraient enfin d’une manière ineffable toutes les différences. Un mot de Jarry éclaire admirablement cette démarche de Segalen : « Logiquement, la recherche de l’extrême-lointain, dans des mondes exotiques ou abolis, mène à l’absolu. Tel est en fin de compte le but suprême de cette quête et de cette enquête : découvrir la réalité ontologique suprême, l’Un par opposition au Multiple, le centre surnaturel d’un Divers éparpillé dans les choses et l’imaginaire. De même que dans la partie centrale de Peintures le camelot d’imaginaire déroule sous les yeux des spectateurs le rouleau de soie magique où défile l’immense cortège des tributaires venus de tous les coins du monde et de toutes les époques du temps pour rendre hommage à l’Empereur-Un, de même l’œuvre de Segalen finit par suggérer que toutes les oppositions et tous les contraires se concilient dans un plan surnaturel. C’est en cela que consiste le mysticisme du poète, mais l’orgueil plutôt que la ferveur l’anime, le désir prométhéen de parvenir à la connaissance totale. Tous les ouvrages chinois de Segalen, d’une manière ou d’une autre, retracent le dessin de cette marche à l’invisible : Peintures, René Leys, Équipée, Thibet, Odes nous suggèrent qu’au terme de l’aventure ou du voyage réside le Graal sacré. L’intention métaphysique de Segalen s’affirme cependant d’une façon plus nette qu’ailleurs dans la section des Stèles intitulée Stèles du Milieu. Sous cette rubrique sont groupés tous les poèmes tendant à indiquer l’existence d’une réalité secrète et mystérieuse située plus loin que les profondeurs du moi, une réalité ontologique qui fait le fond de la nature aussi bien que de l’être humain, une essence analogue, sans doute, à ce que Lao-tseu désigne par le mot de Tao. Il semble, du moins dans la dernière stèle du recueil, Nom caché, que Segalen admette la possibilité d’atteindre cette réalité suprême, mais cette victoire n’est possible qu’à la faveur d’une véritable expérience mystique. C’est bien une expérience mystique que nous décrit le poème :

    « Quand le vide est au cœur du souterrain et dans le souterrain du cœur — où le sang même ne roule plus — , sous la voûte alors accessible se peut recueillir le Nom ».

    L’union extatique, en effet, tous les mystiques sont d’accord sur ce point, exige au préalable un dépouillement complet de la conscience claire, un suprême dénuement de l’âme, un vide spirituel que vient combler la présence de Dieu. Mais à peine envisagée la révélation parfaite, Segalen en repousse violemment la tentation :

    « Mais fondent les eaux dures, déborde la vie, vienne le torrent dévastateur plutôt que la Connaissance ! »

    À en juger par la place du poème, Segalen a manifestement voulu donner une valeur de conclusion à ce double mouvement de reconnaissance et de refus de l’absolu. Cependant ce refus est à base de désespoir et non de résignation. Le poète ne peut s’empêcher de reprendre inlassablement sa quête spirituelle, mais le plus souvent elle se termine sur un même constat d’impuissance et d’échec : « L’objet que ces deux bêtes se disputent, — l’être en un mot — reste fièrement inconnu » (Équipée). René Leys est le roman de la connaissance impossible. Thibet, ce poème de la nostalgie de l’être, avoue l’impuissance du poète à parvenir au plus haut des plateaux, « celui qui ne sera jamais obtenu, innommable… » Cependant la poésie se moque de la sagesse et se joue des contradictions. La rhétorique, « la sorcellerie évocatoire » dont parle Baudelaire, offre des moyens propres à contourner les obstacles, à faire entendre « ce qui ne peut se dire ». Le plus bel exemple en est la stèle Éloge et pouvoir de l’absence dans laquelle par des procédés analogues à ceux de la méthode apophantique pratiquée par certains théologiens, le poète arrive à suggérer l’existence d’un absolu dont nous n’appréhendons que l’absence. L’Empereur invisible, le Prince de l’absence, le Nom caché, le plateau innommable de Thibet, la Cité interdite de René Leys, la sapèque trouée d’Équipée sont autant de façons détournées d’indiquer la même réalité ontologique suprême. Segalen recourt ainsi à une figure de rhétorique dont il fait l’éloge dans une stèle surnuméraire intitulée De la Composition : l’allégorie, l’allégorie comprise dans un sens très large et très proche de sa signification originelle qui est de dire autre chose que ce qu’on paraît dire. La nature essentielle de l’allégorie consiste à présenter un discours de façon à suggérer que derrière le sens littéral se dissimule un sens plus profond qu’il appartient au lecteur de découvrir. C’est le moyen le plus propre à traduire des vérités et des notions trop obscures, trop secrètes ou trop sacrées pour tomber sous la coupe des mots. Rien d’étonnant si l’allégorie est la figure de rhétorique favorite de Segalen. Dans une œuvre dont les parts les plus profondes s’appliquent à illuminer les régions nocturnes du moi, du monde et de l’être, elle était avec ses complémentaires, l’ellipse et l’allusion, l’instrument permettant de suggérer l’ineffable, l’invisible et l’inouï. Le monde chinois même, dans son ensemble, a été pour Segalen une immense allégorie dans laquelle il a distingué la figure de son propre univers spirituel.

    C’est en fin de compte un univers à trois dimensions. Cet homme qui fut médecin, ethnologue, archéologue, sinologue et par-dessus tout poète semblait s’être donné pour tâche d’éclairer par la parole tous les degrés de l’être. À la suite de Claudel et avant Saint-John Perse, au contact des mondes exotiques et de la Chine, il avait évité comme eux, mais par des voies différentes, la « catastrophe d’Igitur ». Il avait ramené dans les filets de la poésie les puissances du réel, les grandes forces cosmiques sans lesquelles le verbe finit par déboucher sur le silence et le rien. La tentation du réalisme ne l’a cependant jamais effleuré. Il éprouva très tôt que le sensible est loin d’épuiser toutes les possibilités de l’art. La loi d’exotisme, selon laquelle la beauté naît du choc des contraires, et certaines expériences privilégiées, certaines visions de l’arrière-monde devaient le conduire à voir dans l’imaginaire à la fois l’antidote et le complément du réel. Les exigences, en outre, de son mysticisme fondamental ont fini par lui arracher l’aveu qu’une réalité transcendante domine l’univers des choses et de l’esprit et par faire de sa « quête à la Licorne » une quête à l’absolu. Tout en maintenant à cette transcendance son caractère essentiel qui est d’être inaccessible et inconnaissable, le poète né renonce pas à épeler dans l’ombre le Nom caché, à tenter d’établir par la parole un lien entre nature et surnature. Poésie exaltant la beauté des choses, mais aussi poésie de la nostalgie, de la distance et de l’exil, cette œuvre semble commandée par le regret du bonheur vécu ou peut-être imaginé dans l’île de la joie. Elle est née du désir de retrouver le secret de ce paradis perdu, du merveilleux accord entre l’homme, le monde et les dieux qui faisait de la vie des Tahitiens d’autrefois l’anti-chambre de l’éternel.

    ► Henry Amer (pseud. Henri Bouillier), Postface aux Immémoriaux, 10/18, 1966. 

    [Texte dédié à Gabriel Bounoure]

    ♦♦♦

    • nota bene : on pourra aussi consulter en ligne la préface de l'édition en Livre de Poche (2001) : « Une active nostalgie » par C. Doumet & M. Dollé (cf. son entretien à Ouest-France, déc. 2008).

     

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    ◊ Stèles (1912)

    En 1912 paraît, à Pékin, Stèles, un recueil de poèmes relié à la chinoise, « non commis à la vente » mais offert à un cercle restreint d'amis. Son auteur, Victor Segalen (1878-1919), médecin de la marine, expose ainsi son projet dans une lettre à Debussy du 6 janvier 1911 : « un recueil de proses courtes et dures », « mesurées comme un sonnet », conclues par « un trait expressif » et n'ayant d'autre fin que d'allumer le « jour de connaissance au fond de soi ». Son approche hautaine de la poésie fut jugée précieuse, d'un symbolisme suranné. Elle visait pourtant à donner forme à un nouvel art poétique, une démarche qui ne fit pas école, une conception intuitive de la poésie, déliée, sensuelle, ouverte à des considérations philosophiques comme l'altérité, la confrontation à l'hétérogène, qui forcent l'engagement envers l'Autre.

    I - Pierre écrite

    C'est à Pékin, en 1910, au retour d'une expédition de huit mois à travers la Chine, que Victor Segalen conçoit l'idée insolite de transposer dans un livre la forme hiératique et sévère de ces monuments majeurs de l'art chinois que sont les stèles. Sous la dynastie Zhou, ces pierres installées dans les temples ou sur les parvis servaient de poteau sacrificiel. Puis, sous les Han, elles adoptent une fonction funéraire. Le trou qui autrefois permettait d'attacher les victimes recueille la corde qui soutient le cercueil pendant l'inhumation. Les pierres, réparties de chaque côté de la tombe, sont décorées d'inscriptions évoquant « les vertus et les charges du défunt ». Plus tard, les stèles s'affranchissent de leur fonction funéraire et servent « à tout porter, et non plus un cadavre – mais des victoires, des édits, des résolutions pieuses, un éloge de dévouement, d'amour ou d'amitié délicate ». Mais, s'il emprunte une forme, Segalen repousse tout exotisme de pacotille : « … aucune de ces proses dites Stèles n'est une traduction – quelques-unes, rares, à peine une adaptation » (lettre à J. de Gaultier, 26 janvier 1913). Il est séduit par les caractères gravés formant « une trame soudaine figée […] qui n'est plus pensée dans un cerveau, mais pensée dans la pierre où ils sont entés. Et leur attitude, hautaine, pleine d'intelligence et de visions anciennes, est un geste de défi à qui leur fera dire ce qu'ils enferment… » (ibid.)

    Dès lors, Victor Segalen, tourmenté par le besoin d'un renouveau des formes, invente un art poétique que Paul Claudel qualifiera d'« art lapidaire ». Transporté dans la littérature, le motif de la stèle est appelé à reprendre son statut d'origine : le monument. Le poème devient alors un jeu incessant d'allusions autoréférentielles aux tables mémoriales (« Sans marque de règne »), à l'artiste sculpteur (« Vision pieuse ») ou à la pancarte que l'on consulte au croisement de deux routes (« Sans méprise »). De même, le style des poèmes se veut concis et l'expression dense – mais non pétrifiée. Segalen s'efforce d'entraîner le lecteur dans des rêveries ou des effets de résonances en usant de mots à double entente. La lecture se prolonge ainsi par une forme de méditation. L'étude génétique des poèmes, pour lesquels Henry Bouillier a recueilli jusqu'à huit versions, montre une volonté de resserrer la phrase jusqu'à obtenir les proportions physiques d'une inscription « cérémonielle et sacrée ».

    II - Un livre-monument

    Une telle minutie ne peut se concevoir sans une recherche équivalente d'ordre bibliophilique proche des préoccupations d'un Mallarmé. En s'inspirant particulièrement de la stèle nestorienne de Sian, Victor Segalen s'occupe lui-même, à Pékin, de l'édition du volume. Il paraît le 13 août 1912 et contient 48 poèmes. La seconde édition, publiée en 1914 aux éditions Crès, en comportera 64, chiffre correspondant au nombre d'hexagrammes du Yi King, Le Livre des mutations. Le format, « deux fois plus haut que large », devait homothétiquement refléter la stature de la stèle. Une couverture, faite de deux ais de bois de camphrier et maintenue par deux rubans de soie jaune enserre une unique feuille de papier impérial de Corée pliée en accordéon et imprimée d'un seul côté. La stèle n'a pas d'envers. Sur chaque page est tracé un rectangle simulant la table de pierre portant l'inscription. Le texte, inscrit de haut en bas, suspendu à son titre et à son épigraphe chinoise complète le parallèle entre le poème et l'inscription stélaire. Le recueil se décompose en six chapitres ou directions : « Les Stèles face au Midi » concernent les lois ou édits promulgués par l'empereur, « Les Stèles face au Nord » parlent d'amitié, « Les Stèles orientées » d'amour, « Les Stèles occidentées » de la guerre, « Les Stèles du bord du chemin » s'adressent aux voyageurs et « Les Stèles du Milieu » renvoient au Moi profond de chacun et à la Diversité. Plus méditatives que les autres, ces dernières, qui terminent le volume, marquent le lieu d'une métamorphose, d'un passage spirituel. Dans la géographie chinoise comme dans le recueil de poèmes, c'est le Milieu qui commande et unifie toutes les directions de l'espace intérieur et extérieur.

    ♦ Bibliographie

    • V. Segalen, Œuvres complètes, éd. établie et présentée par H. Bouillier, 2 vol., coll. Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1995 ; Stèles, (fac-similé de l'éd. G. Crès, 1914), non folioté, éd. Chatelain-Julien, Paris, 1994 ; Stèles, éd. établie par H. Bouillier, 2 éd. critique, commentée et augmentée de plusieurs inédits, Mercure de France, 1982.


    ♦ Études

    • D. Bougnoux, Poétique de Segalen : Stèles, René Leys, Équipée, éd. Chatelain-Julien, Paris, 1999
    • H. Bouillier, Victor Segalen, Mercure de France, 1961
    • C. Doumet, Victor Segalen, l'origine et la distance, Champ Vallon, Paris, 1993
    • J.-P. Richard, « Espaces stélaires », in : Pages Paysages, Microlectures II, Seuil, 1984.



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    ◊ René Leys (1921)

    René Leys nous surprend à plus d'un titre. Publié en 1921, après la mort de Victor Segalen (1878-1919), ce texte se veut résolument moderne, en affichant son dégoût pour le roman d'inspiration naturaliste, sa « haine de l'auteur » et son « mépris du sujet » (projet d'article intitulé « Sur une forme nouvelle du roman ou un nouveau contenu de l'essai »). Une ironie féroce maintient le narrateur à distance de son livre, dont il annonce d'emblée l'échec. Dans sa correspondance, Segalen présente son travail comme l'envers parodique d'un autre de ses projets, Le Fils du Ciel, demeuré inachevé. En dépit de ces apparentes réserves, on se trouve pris dans les fils de cette intrigue « simili-policière de la vie pékinoise » (lettre à Jules de Gaultier, 11 janvier 1914), et ébloui par la maîtrise de l'auteur.

    I - Un roman dédoublé

    Les premières lignes de René Leys déroutent le lecteur en l'informant de sa méprise : le livre qu'avait souhaité l'auteur n'existe pas, il y a renoncé. Tout comme manquent les « documents dits humains » qu'il projetait de procurer, contrefaisant ainsi la Préface de La Faustin d'Edmond de Goncourt dont il récuse les thèses sur le roman. Dans un projet d'article datant de 1910, Segalen vilipende le personnage haïssable entre tous, l'auteur. « Celui-là qui sait invraisemblablement tant de choses, et les étale avec impudeur. Celui-là qu'on sent partout sans qu'il ait souvent le courage de paraître. » Il dénonce aussi les faux-semblants du récit.

    Mais si Segalen nous informe de ce qu'il rejette en matière de roman, il s'avère moins disert quant à la nature du texte qu'il propose. Sous la forme de notes rédigées à la première personne, René Leys se présente comme le journal d'une relation entre le narrateur, nommé Victor Segalen, et son professeur de chinois, René Leys. Rapidement l'élève se montre subjugué par les connaissances que son professeur possède sur la Cité interdite. Dès lors une intrigue complexe se noue entre les deux personnages, l'un questionnant avidement, l'autre répondant, aspiré qu'il est par le vertige de plaire à son auditeur. René Leys affirme pénétrer à sa guise dans le Palais impérial. Puis il dit faire partie de la police secrète, avoir déjoué des attentats, être devenu l'amant de l'Impératrice, autant de confidences dont le narrateur ne peut vérifier l'authenticité.

    Cette trame narrative a sa source dans la biographie de l'auteur. Lorsque Victor Segalen rencontre Maurice Roy, en mai-juin 1910, il est accaparé par la rédaction de deux livres : Stèles et Le Fils du Ciel. Maurice Roy, un jeune Français de dix-neuf ans, apparaît comme l'homme providentiel. Il parle couramment le pékinois ainsi que de nombreux autres dialectes, semble rompu aux traditions chinoises et laisse entendre qu'il a ses entrées dans la Cité interdite. De professeur de chinois, il devient un conseiller, une source d'informations et surtout un lecteur attentif pour Le Fils du Ciel qui relate la vie de l'empereur Guangxu, décédé en 1908, peu avant l'arrivée de Victor Segalen en Chine. Comme l'atteste sa correspondance, l'écrivain lui soumet les pages qu'il a écrites et note les remarques de Maurice Roy sur la vraisemblance ou l'impossibilité des faits qui y sont évoqués. Victor Segalen n'a alors aucunement l'intention d'écrire « un roman simili-policier » qui aurait son ami pour sujet. Cependant, l'étude des manuscrits nous révèle qu'en juin 1910 Victor Segalen éprouve le besoin de dissocier ses notes pour Le Fils du Ciel de ses conversations avec Maurice Roy. Il crée alors un dossier qu'il intitule les Annales secrètes d'après M. R. En octobre 1911, un autre dossier nommé Révolution, une chemise où il collationne toutes les informations qu'il peut recueillir sur les bouleversements politiques du moment, viendra compléter les sources de René Leys. Ce n'est qu'en octobre 1913, en France, au cours d'une soirée passée avec ses amis Augusto Gilbert de Voisins et Henry Manceron, que Victor Segalen rouvre ses Annales secrètes d'après M. R. et en fait une lecture qui enthousiasme ses amis. Une première mouture de René Leys est rédigée en 1913 et 1914. Puis une seconde en 1916. Depuis le début, ce projet de livre est présenté par Segalen comme une gageure peu sérieuse. La dimension autobiographique de ces « Moments chinois » fait très souvent l'objet de moqueries liées au ridicule de l'aventure réelle. L'enjeu, par là même, s'annonce moins littéraire que divertissant. À la suite de la mort de Victor Segalen, survenue en 1919, son ami Jean Lartigue établit le texte, alors non définitif. Il le publie d'abord dans La Revue de Paris en 1921 sous le titre D'après René Leys, puis aux éditions Crès en 1922.

    II - « Je ne saurai donc rien de plus »

    Le récit qui nous est proposé résulte de la relation passionnée que le narrateur entretient avec la ville de Pékin, construite selon une géométrie rigoureuse autour du centre du pouvoir, la Cité interdite. « Je vais, dit-il, pour la dixième fois l'assiéger, l'envelopper, tenter le contour exact, circuler comme le soleil au pied de ses murailles de l'est, du sud et de l'ouest, achever, si possible, le périple en m'en revenant par le nord. » Une scène, particulièrement – un échange de confidences –, scelle l'intrigue. Lors d'une rencontre fortuite au pied des remparts du Palais, le narrateur, Victor Segalen, confie à René Leys sa fascination pour les « passions murées, les vies dynastiques… » et, plus précisément, le mystère qui règne autour de la vie de l'empereur Guangxu. Cette confidence, prononcée avec une émotion grave, contenue, est suivie d'une autre, non moins forte et lourde de conséquences, qui émane de René Leys : « Je L'ai vu », prononce-t-il en évoquant l'Empereur. Là débute le roman, et s'initie le drame futur. René Leys, dont le père doit regagner l'Europe, devient l'hôte du narrateur qui l'espère à sa table, et attend les suites des révélations sur le « Dedans » des Palais impériaux. Aux atermoiements, aux silences calculés succèdent les descriptions magiques délivrées avec parcimonie par le professeur. Les mots sont précis, tactiles. Le narrateur, renversé sur une chaise de joncs tressés, les yeux pendus « au plafond cave étoilé » de la cour intérieure de sa maison, oriente son corps « exactement face au midi », comme pour mieux pénétrer la Cité interdite. « Je me sens participer… » précise-t-il dans l'attente des informations que lui fournit René Leys, son véhicule par procuration dans les Palais impériaux. Mais ces dialogues chargés d'affectivité s'entachent de scènes d'humeur, de suspicion qui, petit à petit, prennent le pas sur cette singulière relation. Pris en faute, René Leys s'évanouit souvent. Une quatrième syncope et le poison lui seront fatals. Dans une dernière scène particulièrement étrange, Segalen, rendu auprès du corps sans vie de René Leys, le déshabille comme pour mettre au jour l'inaccessible vérité : « Il ne s'est jamais démenti. L'interrogatoire incisif dans la claire nuit froide ne pouvait conduire à rien. Je demandais : oui ou non, as-tu… Mais j'aurais été cent fois déçu s'il avait renié ses actes, même inventés ; mais je tremblais plus que lui à sentir vaciller le bel échafaudage… Mais j'entendais venir sa réponse il m'aurait plus durement trompé en me détrompant sans pitié. Il est resté fidèle à ses paroles et peut-être fidèle à mes suggestions… »

    ► Yves Kirchne, Encyclopædia Universalis.

    ♦ Bibliographie

    • V. Segalen, Œuvres complètes, éd. établie et présentée par H. Bouillier, coll. Bouquins, Laffont, 1995
    • René Leys, Gallimard, 1971 ; René Leys, éd. présentée, établie et annotée par S. Labatut, Chatelain-Julien, Paris, 1999 ; rééd. coll. Folio n°3319.


    ♦ Études

    • H. Bouillier, Victor Segalen, Mercure de France, 1961
    • D. Bougnoux, Poétique de Segalen : Stèles, René Leys, Équipée, Chatelain-Julien, Paris, 1999.


     

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    Textes choisis

     

    Aux Dix mille années

    SegalenL’exemple de l’antique civilisation chinoise permet au poète de dénoncer l’illusion des « barbares » : vaincre le temps au lieu d’accepter l’éphémère. La forme sobre et lapidaire du poème distille une sagesse apparemment paradoxale.

    [Ci-contre : Statues en terre cuite des soldats de la nécropole du premier empereur Qin (221-206 av JC) qui est à l’origine de la nation chinoise, de la construction de la Grande muraille de Chine ou encore du premier code juridique de ce pays. Ayant traversé les siècles, elles sont un témoignage de l'avènement de l'empire du Milieu. Découvertes en 1974 par des paysans alors qu'ils creusaient un puits, le mausolée de Qi Shi Huangdi met à jour plus de 7.000 statues façonnées il y a plus de deux millénaires]

    Ces barbares, écartant le bois, et la brique et la terre, bâtissent dans le roc afin de bâtir éternel !

    Ils vénèrent des tombeaux dont la gloire est d’exister encore ; des ponts renommés d’être vieux et des temples de pierre trop dure dont pas une assise ne joue.

    Ils vantent que leur ciment durcit avec les soleils ; les lunes meurent en polissant leurs dalles ; rien ne disjoint la durée dont ils s’affublent ces ignorants, ces barbares !

    *

    Vous ! fils de Han, dont la sagesse atteint dix mille années et dix mille dix milliers d’années, gardez-vous de cette méprise.

    Rien d’immobile n’échappe aux dents affamées des âges : La durée n’est point le sort du solide. L’immuable n’habite pas vos murs, mais en vous, hommes lents, hommes continuels.

    Si le temps ne s’attaque à l’œuvre, c’est l’ouvrier qu’il mord. Qu’on le rassasie : ces troncs pleins de sève, ces couleurs vivantes, ces ors que la pluie lave et que le soleil éteint.

    Fondez sur le sable. Mouillez copieusement votre argile. Montez les bois pour le sacrifice ; bientôt le sable cédera, l’argile gonflera, le double toit criblera le sol de ses écailles :

    Toute l’offrande est agréée !

    *

    Or, si vous devez subir la pierre insolente et le bronze orgueilleux, que la pierre et que le bronze subissent les contours du bois périssable et simulent son effort caduc :

    Point de révolte : honorons les âges dans leurs chutes successives et le temps dans sa voracité.

    (Stèles, 1912)

    ♦♦♦

    • scolie : « L’immuable n’habite pas vos murs, mais en vous. Comme le souligne Henri Bouillier : “Segalen illustre ainsi un important secret de l’âme orientale et traduit du même coup sa passion d’éternel. Cet éloge du temps est à base de mépris pour le temps”. Le poète-archéologue a bien senti qu’en Chine la durée ne s’inscrivait pas dans l’espace mais dans les hommes. Il est vain de marquer et de vouloir retenir le temps dans le roc, seul l’homme au plus profond de lui-même et la nature peuvent préserver l’idée de durée. Cela rejoint l’idéal du sage taoïste qui cherche à ne pas laisser d'empreintes : “L’activité parfaite agit sans laisser de traces” » (Flora Blanchon, in : Asies n°2 : Aménager l’espace, CREOPS, PUPS, 1993, pp. 23-24).

     

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    mongolLibation mongole

    C’est ici que nous l’avons pris vivant. Comme il se battait bien nous lui offrîmes du service : il préféra servir son Prince dans la mort.

    Nous avons coupé ses jarrets : il agitait les bras pour témoigner son zèle. Nous avons coupé ses bras : il hurlait de dévouement pour lui.

    Nous avons fendu sa bouche d’une oreille à l’autre : il a fait signe, des yeux, qu’il restait toujours fidèle.

    Ne crevons pas ses yeux comme au lâche ; mais tranchant sa tête avec respect, versons le koumys des braves et cette libation :

    Quand tu renaîtras, Tch’en Houo-chang, fais-nous l’honneur de renaître chez nous.

    Stèles occidentées

     

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    SegalenL'art de rendre sensible la beauté chez Gauguin

    [Ci-contre : Vahine no te Tiare (La Femme à la fleur) par Paul Gauguin, 1891. Évoquant le modèle de son tableau, le peintre note : « Elle était peu jolie, en somme, selon les règles européennes de l'esthétique. Mais elle était belle. Tous ses traits offraient une harmonie raphaélique dans la rencontre des courbes, et sa bouche avait été modelée par un sculpteur qui qui parle toutes les langues de la pensée et du baiser, de la joie et de la souffrance. Et je lisais en elle la peur de l'inconnu, la mélancolie de l'amertume mêlée au plaisir, et ce don de la passivité qui cède apparemment et, somme toute, reste dominatrice. (…) Son front très noble rappelait par les lignes surélevées cette phrase d'Edgar Poe : Il n'y a pas de beauté parfaite sans une certaine singularité. Et la fleur qu'elle avait à l’oreille écoutait son parfum », in : Noa-Noa : séjour à Tahiti, 1897]

    L’homme maori ne peut pas s’oublier quand on l’a vu, ni la femme cesser d’être aimée quand on l’aime. Paul Gauguin sut aimer là-bas, et voir plus puissamment que tout être avec deux gros yeux ronds, ces vivants ambrés et nus qu’il ne faut point, pour les peindre, comparer à aucune autre espèce humaine. Qu’ils soient bien considérés en eux-mêmes : beaux athlètes aux muscles heureux, harmonieux dans un repos dynamique, avec des jointures de lignes plus souples que nerveuses, un visage au nez bien assis, nettement cerné par l’appuyé du pinceau ; des yeux… des yeux maoris, proches l’un de l’autre pour augmenter la portée du regard ; des yeux à fleur de visage, à fleur de la surface peinte dont ils respectent le plan imaginaire — mais prêts à fouiller les taillis ou la profondeur, ou bien à happer l’autre regard qui se confie —, des lèvres bleu de sang, pleines de chair ; — un port auquel un fardeau ne fait peur, mais qui marche en dansant de plaisir à porter son poids seul. Beaux nageurs à travers l’étendue ; plongeurs de la mer liquide ou navigateurs des étangs verticaux sur les toiles gonflées par le regard ; — musiciens des jours de têtes ; — grand veneurs aux menées de l’amour, et dans la nuit assoupie, beaux dormeurs, sachant inclure comme un dieu le sommeil en leurs membres, soufflant leur haleine comme un rite.

    La femme possède avant toute autre la qualité de l’homme jeune : un bel élancé adolescent qu’elle maintient jusqu’au bord de la vieillesse. Et les divers dons animaux se sont incarnés en elle avec grâce. Ses membres ne sont pas faits des segments que balancent autour de nous les corps de nos âmes dites sœurs. De l’épaule au bout des doigts, la Maorie dessine, mouvante ou courbée, une ligne continue. Le volume du bras est très élégamment fuselé. La hanche est discrète et naturellement androgyne. Les hanches ne s’affichent point comme une raison sociale de reproduction, la raison d’être de la femme. La Maorie n’est point parente au « petit mammifère » de Laforgue, se dandinant, joyeux de se voir « délesté des kilos de ses couches ». Assez rare chez elle, la maternité est mieux portée. La cuisse est ronde mais non point grasse, le genou mince et droit « regarde bien en face », note Gauguin. Toute la jambe est un autre fuseau mouvant ; ou, immobiles, deux puissantes colonnes. Le pied, grand, élastique sur une sandale vivante, sait poser avec grâce. Des cheveux opaques, odorants, à peine ondulés, rejoignent et recouvrent les reins qui pourtant seraient vus sans impudeur. Ils sont nets, dessinés pour progresser, rythmer le plaisir ou la danse. « Épaules vastes et reins étroits », disait Gauguin, voilà ce qui distingue la femme maorie « d’entre toutes les femmes ».

    Cela, pour la joie de l’allure, en course, en marche ou en nage entre deux eaux. D’autres vertus secrètes, pures, mystérieuses révélations du corps à ce moment où il semble que plus rien n’est à découvrir… Mais ceci n’est pas à dire avec des mots.

    Et les yeux ont des phosphorescences ; et le cou est parfait de sveltesse et de rondeur ; les seins doivent seulement se découvrir très jeunes, dans une première éclosion sans lendemain. Le ventre stérile est un bouclier de pureté solide. Mais la femme maorie donne en plus en présent à son maître deux tributs incomparables : le grain de sa peau — son haleine.

    Nue et fraîche, dépolie comme un cristal éteint, cette peau est le plus beau des manteaux naturels. De jour, et sous le soleil qui l’enrichit sans la brûler ni la décomposer, sa couleur propre est ambrée olivâtre, avec ces reflets verts qui la caractérisent. Cette peau est délicate et délicieuse à la pulpe des doigts ; aussi douce que la pulpe des doigts qui se reconnaît en elle et ne souhaite ni plus de tact ni plus grande douceur — ce qui permet la caresse indéfinie…

    Enfin l’haleine. Nourrie de fruits mûrs et de poissons vifs, de peu de viandes — ou bien légères et cuites selon les recettes naturelles —, la Maorie s’exhale toute proche des éléments qu’elle absorba. Mais ceci qui ne peut être peint, n’a que faire en cet Hommage à la seule peinture. Le reste est œuvre d’amant, qu’il soit lui-même maori — et son apport est symétrique — ou bien étranger, accueilli comme un dominateur dont le vouloir est bon et le désir digne d’être reçu.

    (Extrait de : Hommage à Gauguin, 1918)

    ♦♦♦ 

    [Habillage musical : Gérard Manset - Vahiné ma sœur, 1998]

    • Pour prolonger : « Figures de l'altérité : du regard occidental sur la Polynésie aux réflexions de Ségalen et Glissant » (V. Turcotte, Figura n°1, 2000)

     

    ♦♦♦
     

    Tahiti• en guise d’épilogue :

    [Ci-contre : Tahitienne, Moorea, vers 1960, par Adolphe Sylvain (1920-1991) qui s'est installé là-bas dès 1946]

    Si le navigateur anglais Wallis a découvert Tahiti en 1767, C'est Louis-Antoine de Bougainville, quatre ans plus tard, qui fait entrer l’île dans la littérature française avec son Voyage autour du monde (1772). Or, dès ce texte fondateur, la Tahiti qu’il présente n’est plus exactement terra incognita, et la faute n’en revient pas à Wallis qui a précédé le navigateur français mais bien à la mythologie. Ce qui émerveille Bougainville quand il débarque, c'est une levée des frontières entre les ordres du réel. Pour l’enchantement du voyageur, cette île n’est pas seulement éloignée dans l’espace, elle surgit de la nuit des temps, ce qui donne le vertige. Avec elle, et contre toute attente, réapparaissent l’homme primitif, le passe de l’humanité, un monde d’avant l’Histoire. Cette résurrection du passé se mêle tout aussitôt de rêveries mythologiques : voici l’Éden retrouvé, l’idylle de l’Âge d'or, Cythère enfin rendue aux fervents de Vénus. (…)

    Tahiti deux fois perdue ? Depuis Bougainville, l’île dérive au fil des textes entre deux rêveries qui tracent les frontières de sa mythologie. Une rêverie sur les origines incite le lecteur à se reporter aux commencements du monde et elle l’invite à un pèlerinage aux sources. Qu'on découvre en Tahiti la terre de Vénus ou la patrie du Bon Sauvage, c'est à chaque fois la Genèse, le moment cosmogonique, que Tahiti donne l’illusion de revivre. Mais, à peine entrevues, ces origines du monde s’effacent derrière le désastre provoqués par l’intrusion des visiteurs depuis le XVIIIe siècle. Voici un paradis définitivement en ruines, à jamais perdu, et par la faute de ceux qui l’ont découvert et célébré. Comment s'étonner si, de Loti à Segalen et de Segalen à Gary [La Tête coupable], Tahiti prête à une vision élégiaque et à une déploration de ce qui n’est plus ? À l’éblouissement des commencements succède fatalement une mélancolie de fin du monde, avec toutes les nuances du regret et du remords : telles sont les affrontailles du mythe de Tahiti, pour reprendre à Littré un beau mot qui désignait « les limites d’une terre ». 

    Les deux vers de Yeats (…) donnent peut-être la clef de l'emprise si forte de Tahiti sur les voyageurs : « Je cherche le visage que j'avais / Avant le commencement du monde ». Qu'on s’y rende par la voie des mers, la voie des airs ou la voie des livres, ce qui rend le voyage à Tahiti si fascinant et si désespérant, c'est qu'on y cherche toujours le visage qu’on avait avant le commencement du monde et qu’on l’y cherchera toujours en vain. De Nouvelle Cythère en paradis perdu, de terre élue de l’exotisme en Nouveau Dysneyland, dans un monde en voie de globalisation par le kitsch, Tahiti est-elle rien d’autre qu’une île imaginaire ?

    ► Claude Leroy, Éros géographe, ch. VII, Septentrion, 2010.

     

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