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    HunkeLa vie de Sigrid Hunke

    Sigrid Hunke est née en 1913 à Kiel, dans la famille d’un libraire. Elle a étudié dans sa ville natale, puis à Fribourg et à Berlin, les religions comparées, la philosophie et la psychologie, la philologie germanique et l’histoire. Ses maîtres furent notamment Hermann Mandel, Martin Heidegger et Nicolai Hartmann. En 1940, elle passe sa thèse de phi­losophie avec Eduard Spranger. Elle épouse ensuite le futur diplo­mate de la RFA, Peter H. Schulze, à qui elle donnera trois enfants : un fils, actuellement professeur d’histoire contemporaine, et deux fil­les, l’une enseignante, l’autre médecin. Je cite ces éléments bio­gra­phiques pour montrer que Sigrid Hunke, connue surtout par ses li­vres, n’a nullement été une philosophe enfermée dans sa tour d’i­voi­re, mais qu’elle a été une femme complète, épouse et mère, et qu’elle a pu incorporer ces expériences existentielles dans son œu­vre. Écoutons-la :

    « Après mon Abitur [baccalauréat], j’ai d’abord choisi une formation musicale, pour en­suite me retrouver sur les bancs de l’université et dans mon bu­reau personnel pour réaliser mon propre travail créatif. À part quel­ques compositions, j’ai ainsi écrit quelques nouvelles et romans, jus­qu’au jour où j’ai été prise d’une véritablement passion pour l’essai scien­tifique. Chaque fois le désir d’écrire un livre de cette nature était mu par un motif très précis et une nécessité intérieure. Bien que j’ai été une enfant calme et que, très tôt, je me suis sentie attirée par la poésie et les nouvelles poétiques de Storm, Ginskey et Binding, en tant que femme mariée, je me suis sentie interpellée et provoquée par des conceptions générales et stupidement répétées que je tenais pour superficielles et irréfléchies voire pour inexactes : chaque fois, ce fut un défi profond, l’occasion de débattre et de combattre, contre moi-même et contre d’autres. Le résultat fut toujours un livre ».

    Reprenons un à un ses principaux ouvrages ; nous nous apercevrons de la diversité et de la variété des intérêts de Sigrid Hunke, et aussi de sa passion pour la vérité et de sa soif de connaissances. Ainsi, en 1955 paraît Am Anfang waren Mann und Frau [À l’origine, il y avait l’homme et la femme], une psychologie des relations entre les sexes, un livre qui a été lu dans les commissions du Bundestag, quand il s’a­gissait de codifier les articles assurant l’égalité en droit de l’homme et de la femme. Dans une dédicace qui m’était adressée person­nelle­ment, dans la seconde édition de ce livre, en 1987, Sigrid Hunke a é­crit : « Dans le mythe germanique, les deux versions confondues, il y a­vait à l’origine l’Homme et la Femme, non pas comme deux prin­cipes opposés, mais comme les deux facettes d’une unité, facettes qui ont émergé en même temps et pourvues toutes deux également par les dieux d’esprit, d’âme et de force vitale ».

    Dans Le Soleil d’Allah brille sur l’Occident, paru en 1960, Sigrid Hun­ke s’est révélée comme une grande spécialiste de la culture arabe. Le livre a été traduit en sept langues. En 1974, Sigrid Hunke est nom­mée membre d’honneur du Conseil Supérieur des Questions Isla­mi­ques, en tant que femme, qu’étrangère et que non-musulmane ! Dans l’hommage qu’il lui a rendu à l’occasion de ses 70 ans, Gerd-Klaus Kaltenbrunner l’a appelée « l’ambassadrice non officielle de la culture allemande dans les pays arabes ». Son enracinement reli­gieux dans cette vraie religion de l’Europe, l’a conduite à réfléchir sur les origines les plus lointaines des cultures et des peuples de la Ter­re, à reconnaître leurs spécificités et à les respecter.

    Sur la jaquette de son ouvrage Das Reich und das werdende Europa [Le Reich et l’Europe en devenir], paru en 1965, qui m’a inspiré pour mes cours d’histoire, on pouvait lire : « … seule une Europe mé­ri­te nos efforts, sera durable et témoignera d’une vitalité culturelle : celle qui héritera des meilleures traditions, puisées dans la force mo­ra­le la plus originelle et la plus spécifique, force toute entière con­te­nue dans l’idée d’Empire et dans le principe de la chevalerie ; cet hé­rita­ge essentiel devra être transposé dans la nouvelle construction po­­litique… ».

    Les livres de Sigrid Hunke

    Les autres livres de Sigrid Hunke ont également été essentiel pour nous :

    Europas andere Religion – Die Überwindung der religiösen Krise (L’autre religion de l’Europe - Le dépassement de la crise religieuse), 1969. Ce livre fondamental a été réédité in extenso en 1997 sous le titre de Europas eigene Religion (La religion spécifique de l’Eu­ro­pe) chez l’éditeur Grabert. Il a connu aussi une édition de poche en 1981 : Europas eigene Religion – Der Glaube der Ketzer (La religion spécifique de l’Europe – La foi des hérétiques) chez Bastei-Lübbe.

    ◊ En 1971 paraît Das Ende des Zwiespaltes – Zur Diagnose und Therapie einer kranken Gesellschaft (La fin de la césure dualiste – Diagnostic et thérapie d’une société malade).

    ◊ En 1979, parution d’un autre ouvrage fondamental, toujours dans la même trajectoire : Glauben und Wissen - Die Einheit europäischer Religion und Naturwissenschaft (Foi et savoir - L’unité de la religion européenne et des sciences naturelles).

    ◊ Chez Seewald en 1974 paraît un manifeste : Das nachkom­mu­nistische Manifest – Der dialektische Unitarismus als Alternative (Le manifeste post-communiste – L’unitarisme dialectique comme al­ter­native). L’Association internationale des femmes-philosophes, à la­quelle appartenait Sigrid Hunke, a été fort enthousiasmé par la parution de ce manifeste et a demandé à l’auteur de le rendre plus ac­cessible au grand public. L’association y voyait l’ébauche d’un mon­de futur.

    ◊ En 1986, Sigrid Hunke publie Tod, was ist dein Sinn ?, ouvrage sur le sens de la mort (cf. la recension de Bertrand Eeckhoudt, « Les re­ligions et la mort », in : Vouloir, n°35/36, janv.-févr. 1987).

    ◊ En 1989, paraît Von Untergang des Abendlandes zum Aufgang Europas – Bewußtseinswandel und Zukunftsperspektiven (Du dé­clin de l’Occident à l’avènement de l’Europe – Mutation de cons­cien­ce et perspectives d’avenir). Sur la jaquette du livre, Sigrid Hunke est dé­crite comme un « Spengler positif », vu son inébranlable foi en l’a­venir : « Dans un processus monstrueux de fusion et de recom­po­si­tion, l’Occident chrétien est en train de périr inexorablement dans ses valeurs et ses structures, on aperçoit déjà partout, — entre les ruines et les résidus des vieilles structures dualistes, dangereusement hos­ti­les les unes aux autres, se diffamant mutuellement —, poindre les nou­veaux développements évolutifs d’une Europe future. Celle-ci re­po­sera sur la loi essentielle d’unicité et d’holicité tapie originellement au fond de l’homo europaeus et se déployant dans tous les domaines hu­mains et culturels. Ceux-ci reviendront à eux-mêmes et, grâce à un ancrage plus profond dans leur propre spécificité, s’élèveront puis­sam­ment à un niveau de culture supérieur ».

    Les affirmations contenues dans ce livre, l’attitude positive de Sigrid Hun­ke, nous apparaissent comme un défi, comme un appel que nous avons le devoir de suivre.

    Sigrid Hunke a reçu plusieurs prix et distinctions honorifiques pour ses travaux, dont la Kant-Plakette en 1981 et le Prix Schiller du Peu­ple allemand en 1985. Elle était aussi la Président de la Com­mu­nauté religieuse des Unitariens allemands.

    En tant qu’Unitariens, nous avons été renforcés dans nos convictions par la personnalité et l’œuvre de Sigrid Hunke. Surtout Europas eigene Religion / La vraie religion de l’Europe a été pour nous un guide permanent, un fil d’Ariane dans l’histoire spirituelle de notre con­tinent. Pour nous, Sigrid Hunke demeurera inoubliable et immor­telle.

    Au nom de la Ligue des Unitariens allemands.

    ► Bernhard Bühler, Nouvelles de Synergies Européennes n°42, 1999.

    (Hommage paru dans Glauben und Wirken, juillet-août 1999)

     

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    HunkeLes re­ligions et la mort

    Sigrid Hunke et le sens de la mort

    [ci-contre : Der Tod ist das Tor zum Leben, détail d'une stèle au cimetière Nordfriedhof à Dortmund, par wpt1967, 2012]

    Sigrid Hunke est très connue Outre-Rhin. Le public francophone, lui, ne connaît que son livre sur l'Islam et les rapports intellectuels euro-arabes au Moyen Âge (Le Soleil d'Allah brille sur l'Occident, Albin Michel, 1984, 2ème éd.) et sa remarquable fresque philosophico-religieuse La vraie religion de l'Europe (Le Labyrinthe, 1985). En 1986, Sigrid Hunke a publié un petit ouvrage fascinant sur le thème de la mort, tel qu'il est entrevu par huit grands systèmes religieux dans le monde, le christianisme, le judaïsme, l'Islam, le classicisme hellénique, la mythologie de l’Égypte antique, le bouddhisme, l'Edda germano-scandinave, les grandes idéologies modernes.

    Pour le christianisme, écrit Sigrid Hunke, le Dieu tout-puissant, depuis sa sphère marmoréenne d'éternité, depuis son au-delà inaccessible, impose la mort à ses créatures en guise de punition pour leur désobéissance et pour leur prétention à devenir égales à lui. Le Christ, fils de ce Dieu omnipotent fait chair et “descendu” parmi les hommes, obéit à son Père, meurt crucifié, descend dans le royaume des morts et revient à la vie. Pour les premiers croyants, le règne paradisiaque, annoncé par ce Messie et par la tradition hébraïque, devait commencer dès la réapparition du Christ. Il n'en fut rien et ce fut le tour de force opéré par Paul de Tarse : cet apôtre tardif annonce que la mort est une parenthèse, qu'il faut attendre un “jugement dernier”, où le Christ séparera les pies des impies et jugera bons et méchants à la place de son “Père”. Ce n'est qu'alors que commencera le règne définitif de Dieu, où injustice, misères, maladies auront à jamais disparues.

    Quant au Dieu juif de l'Ancien Testament, il est, écrit Sigrid Hunke, un dieu des vivants et non des morts, lesquels sont à jamais séparés de lui. Ce Dieu n'entretient aucune relation avec le phénomène de la mort, avec les morts, avec le règne de la mort. Sa toute-puissance s'arrête là. La mort, dans le monde hébraïque, est fin absolue, négation, non-être définitif. Iavhé n'a aucun pouvoir sur Shéol, l'univers des défunts dans l'imaginaire hébraïque. Le corps du défunt rejoint la terre, la Terre-mère, que vénéraient les tribus sémitiques du Proche-Orient. Le Iahvisme, inauguré par Moïse, rompt les ponts avec cette religiosité tellurique des Sémites, entraînant un effondrement et une disparition des cultes voués aux défunts. Plus tard, après l'exil babylonien, les prophètes Ezra, Daniel et Enoch, renforcent cette radicale altérité entre l'au-delà iavhique et l'en-deça terrestre, par une instrumentalisation des dualismes issus de Perse. Dès lors, la césure entre l'esprit et la chair, entre Iavhé et l'homo peccator (l'homme pécheur), entre la Vie et la Mort, se fait encore plus absolue, plus brutale, plus définitive. Mais cette césure terrible, angoissante, se voit corrigée, par certaines influences iraniennes: désormais, à ce monde de larmes et de sang s'oppose l'espoir de voir un jour advenir un monde meilleur, rempli de cette “lumière” dont les Iraniens avaient le culte.  Mais seul le peuple élu, obéissant à Iavhé en toutes circonstances, pourra bénéficier de cette grâce.

    Le Dieu de l'Islam est l'ami des croyants, de ceux qui lui sont dévoués. Il leur accorde son amour et sa miséricorde. La Terre n'est pas réceptacle de péché : le péché découle du choix de chaque créature, libre de faire le bien ou le mal. L'Islam ne connaît pas de catastrophe dans la dimension historique, comme le iahvisme vétéro-testamentaire et le christianisme, mais bien plutôt une catastrophe globale, cosmique, après laquelle Allah recréera le monde, car telle est sa volonté et parce qu'il aime sa création et refuse qu'on la dévalorise.

    Les dieux de la Grèce antique sont des immortels qui font face aux mortels. Pour Sigrid Hunke, contrairement à l'avis de beaucoup d'hellénisants, la Grèce affirme la radicale altérité entre la sphère du divin et la sphère de l'humain. Le destin mortel des hommes ne préoccupe pas les dieux, écrit-elle, et les âmes, libérées de leurs prisons corporelles, errent, pendant des siècles et des siècles, souillées par leur contact avec une chair mortelle pour éventuellement ensuite retourner dans l'empyrée d'où elles proviennent.

    Les dieux de l’Égypte antique et des Germains sont eux-mêmes mortels. Pour les Égyptiens, les dieux ont tous une relation directe avec la mort. Chaque soir, le dieu solaire connaît la mort et, chaque matin, il revient, ressuscite rajeuni par ce voyage dans l'univers de la mort. Le défunt rejoint le dieu des morts Osiris et accède à un statut supérieur, dans le royaume de ce dieu. Dieux et hommes sont partenaires et responsables pour le maintien de l'ordre cosmique. Dans la mythologie germanique, les dieux sont des compagnons de combat des hommes. Lorsque ceux-ci meurent, les dieux les accueillent parmi eux, puisque, durant leurs vies, les hommes ont aidé les dieux à combattre les forces de dissolution.

    Au XXe siècle, cette idée d'amitié entre dieux et hommes, est revenue spontanément, dit Sigrid Hunke, dans la pensée d'un Teilhard de Chardin, qui demandait à ses contemporains de « lutter de toutes leurs forces aux côtés de la puissance du créateur pour repousser le mal ». Idée que l'on retrouve aussi dans la mystique médiévale d'un Maître Eckhart qui voulait que les hommes deviennent des “Mitwirker Gottes”, c'est-à-dire qu'ils collaborent efficacement à l’œuvre créatrice de Dieu. Quant au Russe Nikolaï Berdiaev (1874-1948), il écrivait, en exil à Berlin dans les années 20 : « Dieu attend la collaboration des hommes dans son travail de création ; il attend leur collaboration dans le déroulement incessant de cette création ». Cet appel à s'engager activement pour le divin implique une responsabilité de l'homme vis-à-vis du monde vivant, de la nature, de l'écologie terrestre, de la justice sociale, des enfants qui naissent et qui croissent, …

    Pour Max Scheler, dont Sigrid Hunke admire la philosophie, l'homme doit se débarrasser de son attitude infantile à l'égard de la divinité, oublier cette position de faiblesse quémandante et implorante que les religions bibliques lui ont inculquée et accéder à une religiosité adulte, c'est-à-dire participative. L'homme, à côté du divin, doit participer à la création, doit s'engager personnellement, s'identifier à l’œuvre de Dieu.

    La conclusion de la belle enquête de Sigrid Hunke est double : 1) il ne faut plus voir la mort sous l'angle sinistre de la négation ; 2) le principe “confiance” est supérieur au principe “espérance”. Avec les grands penseurs de ce que Sigrid Hunke a appelé “l'autre religion de l'Europe”, Héraclite, Hölderlin, Hebbel, Rilke, etc., nous ne saurions regarder la mort comme la négation absolue, ni la craindre comme point final, comme point de non retour définitif mais, ainsi que l'avaient bien perçu Schelling et Tolstoï, comme une reductio ad essentiam. La mort, dans cette perspective immémoriale, qui remonte aux premiers bâtisseurs de tumuli de notre continent, aux autochtones absolus dont nous descendons, est un retour à la plénitude de l’Être ; elle est un « retour à ce foyer qui est si proche des origines » (Heidegger). Et Sigrid Hunke de rappeler ces paroles de Bernhard Welte, prononcées au bord de la tombe de Heidegger : « … La mort met quelque chose en sûreté, elle dérobe quelque chose à nos regards. Son néant n'est pas néant. Elle cache et dissimule le but de tout un cheminement » (Der Tod birgt und verbirgt also etwas. Sein Nichts ist nicht Nichts. Er birgt und verbirgt das Ziel des ganzen Weges).

    Ces paroles, si proches de la pensée heideggerienne, si ancrées dans la campagne Souabe et dans l'humus de la Forêt Noire, nous révèlent, indirectement, le principe “confiance”. Une confiance dans le grand mouvement de l’Être qui nous a jeté dans le monde et nous reprendra en son sein (Teilhard de Chardin). Le principe “confiance” est supérieur au principe “espérance” (Ernst Bloch), affirme Sigrid Hunke, car il ne laisse aucune place au souci spéculateur, au calcul utopique au doute délétère : il nous apprend la sérénité, la Gelassenheit.

    En résumé, un livre d'une grande sagesse, servi par une connaissance encyclopédique des auteurs de cette “autre religion de l'Europe”, pré-chrétienne, qui n'a cessé de corriger la folie anti-immanentiste judéo-chrétienne.

    ◊ Sigrid Hunke, Tod was ist dein Sinn ?, Neske-Verlag, Pfullingen, 1986, 164 p.

    ► Bertrand Eeckhoudt, Vouloir n°35/36, 1987.

    [Habillage musical : Sephiroth - Now Night Her Course Began, 2005]

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    Du déclin de l'Europe : de Nietzsche à Rohrmoser

    Les prophètes du déclin restent hautement appréciés. Pour eux, c’est toujours la haute conjoncture. Même les politiciens sont désor­mais obligés de le concéder : notre culture est frappée d’un proces­sus de décadence inéluctable ; ainsi, par exemple, en Autriche, Jörg Haider avait écrit dans son premier livre politique : la culture, au­jour­­d’hui, sous toutes ses formes, a perdu contenu et limites et cha­vire dans un « syncrétisme difficile à comprendre ». Haider souffrait-il de voir l’Europe en proie à un déclin culturel, lorsqu’il est devenu un patriote autrichien pétri de conservatisme chrétien (ce qu’il n’était pas auparavant) ?

    Le fait est qu’il partage désormais sa souffrance face à la décadence eu­ropéenne avec un professeur de philosophie allemand, Günter Rohr­moser. Autre fait évident : déjà Nietzsche avait prophétisé l’ef­fon­drement de la morale et de la culture. Or, on peut considérer Nietz­sche comme le premier représentant de cette « conscience de la crise » au sein de la culture occidentale. Pour Nietzsche, les raci­nes de la crise se situent dans un état de choses clairement obser­va­ble : l’homme moderne est en face de traditions qui ne cessent de se dissoudre. Par l’irruption dans son quotidien de cultures différen­tes, cet homme moderne dispose d’une plus vaste marge de ma­nœu­vre, peut jouer et composer avec des expériences plus diver­si­fiées, mais, simultanément, cesse d’avoir des liens solides et iné­bran­lables avec sa propre culture, son propre héritage culturel.

    Le fondement de l’analyse nietzschéenne du monde contemporain, c’est de constater la dissolution de tous les liens qu’entretenait l’hom­me avec le monde et son environnement. Nous vivons ainsi dans un « monde en voie d’égalisation », de nivellement : « Comme tous les styles en art se juxtaposent et se répètent, de même tous les degrés et types de morale, de mœurs et de cultures s’alignent les uns à côté des autres. C’est l’ère du nivellement, c’est sa fierté, mais aussi, sa souffrance ». Ce processus est l’avènement d’un relati­vis­me général des valeurs et des cultures, qui, selon Nietzsche, conduit tout droit au nihilisme : les anciennes valeurs culturelles perdent leur fonction liante, la morale s’effondre.

    Spengler, plus tard, a partagé cette vision. Après que l’Europe ait accompli ce qu’elle portait en son cœur profond et épuisé toutes ses potentialités, plus aucune avancée n’était possible. Telle est la quin­tessence de la morphologie culturelle de notre continent. D’après Speng­ler, une logique de l’histoire est à l’œuvre, qui s’applique à tou­tes les cultures : toutes subissent la loi organique de la naissance, de la jeunesse, de la maturité et de la mort. Toutes les cultures, sans exception, vivent ces lois de la biologie, explique Spengler. Elles crois­sent, mûrissent, entrent en déclin et meurent. Vu que la « fin des temps » s’annonce pour l’Occident, l’homo europaeus, selon Speng­ler, n’a plus qu’une chose à faire : accepter son destin.

    Récemment, quelques penseurs chrétiens-conservateurs ont repris cette thématique : dans le débat sur le déclin des valeurs et de la culture, Günter Rohrmoser constate que le christianisme en Europe est entré dans sa phase de crise la plus profonde. Cette crise s’ex­prime dans le fait que les parents ne sont plus prêts à éduquer leurs enfants selon « les mœurs et les canons chrétiens ». Rohrmoser en déduit le déclin de l’Occident : la crise s’accentuera, l’atomisation in­terne des sociétés se poursuivra, le déclin de la culture progressera.

    Rohrmoser avance la doctrine que la perte de l’éthique chrétienne conduit au déclin de la société et de la culture. Car l’éthique et la morale chrétiennes avaient une signification cardinale non seulement pour la vie de l’individu, mais aussi et surtout constituaient des critères objectifs permettant de mesurer la capacité de survie ou la propension au déclin des peuples, cultures et sociétés. De ce fait, Rohrmoser en appelle à un renouveau spirituel et éthique de facture chrétienne, afin de sauver l’Europe du déclin. Problème : peut-on objectivement mettre sur le même pied le déclin général de l’Europe et le déclin de la foi chrétienne en Europe ? La crise du christianisme est-elle une crise de la culture européenne ? Car, en effet, tout nous per­met d’affirmer que, sans le christianisme, l’Europe aurait égale­ment connu une éthique constituante de son identité, le terme « é­thi­que » dérivant de la philosophie grecque, païenne et pré-chré­tienne.

    Cette problématique nous permet de rappeler les thèses de Sigrid Hunke, exprimées dans La vraie religion de l’Europe et dans Vom Untergang des Abendlandes zum Anfang Europas (Du déclin de l’Occident à l’avènement de l’Europe). Sigrid Hunke s’oppose tout aussi bien aux prophètes chrétiens de la fin des temps qu’à l’idéologie américaine du New Age. Pour elle, il faut avant toute chose dépasser la calamité dualiste qui s’est abattue sur l’Europe et que nous ont apporté le christianisme (et la gnose radicale). Le dualisme distingue l’esprit de la matière, l’intelligence et l’émotion, la nature et la raison, introduit une césure radicale entre eux. Alors que l’homme, à l’origine, est essentiellement unité et holicité. Telle est la loi première de l’anthropologie et il faut la restaurer dans tous les do­maines de la culture européenne, afin de faire éclore une nouvelle renaissance. C’est dans les ruines des vieilles structures dualistes, au milieu des antagonismes fallacieux et dangereux que le dualisme a provoqués, qu’un développement nouveau germera, dit Hunke, que l’Europe retrouvera son essence et redonnera du sens à l’en­semble de nos peuples.

    Qui a raison : Spengler, Hunke, Nietzsche ou Rohrmoser ? Aucun d’eux sans doute. Sans doute la plus grande erreur de la culture eu­ro­péenne a été de se considérer comme absolue. Prétention inima­gi­na­ble. Hybris ?

    ► Brigitte Sob, Nouvelles de Synergies européennes nº41, 1999.

     

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     Documentation :

    « Was trägt über den Untergang des Zeitalters ? », S. Hunke, in : Elemente n°1, 1986.

    « Die Zukunft unseres unvergänglichen Erbes in Mann und Frau », S. Hunke, in : Elemente n°3, 1987.

     

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    Le soleil d’Allah brille sur l’Occident

    Une fois n’est pas coutume, nous voudrions signaler aux lecteurs de Vouloir un livre dont la première édition date de 1963 et qu’Albin Michel a décidé de rééditer en septembre 1984. L’ouvrage est celui d’une historienne allemande, Sigrid Hunke, auteur d’un livre remarquable traitant de l’autre religion de l’Europe, celle dont l’Église instituée empêcha de s’exprimer et d’agir durant des siècles d’obscurantisme.

    Dans le présent livre, Sigrid Hunke nous brosse un tableau remarquable des créations issues de l’intelligence arabe. Le lecteur sera surpris par la variété et la richesse des inventions des savants arabes, pendant que l’Europe, soumise à la plus implacable des dictatures intellectuelles, était mise dans la position d’un mineur en tutelle. Cette divergence de situation, avec, d’une part, une civilisation arabe-islamique, où les chercheurs et les philosophes étaient reconnus comme des hommes libres et, d’autre part, une Europe interdite de toutes recherches susceptibles de remettre en cause les dogmes et les principes de l’Église chrétienne, nous induit à nous poser la question suivante : pourquoi cette différence totale d’attitude devant la science et l’intelligence humaines des deux religions monothéistes ? Autrement dit, les valeurs de l’Islam en expansion, appuyées sur un principe universel de tolérance et d’ouverture au monde en devenir, ont-elles favorisé le progrès de la réflexion humaine et, a contrario, les valeurs judéo-chrétiennes, marquées par l’intolérance et le refus de toute connaissance nouvelle, ont-elles stérilisé tout progrès de la pensée ?

    On est frappé, à la lecture de l’ouvrage de Sigrid Hunke, par cette cassure historique qui, partant de la fin de l’Antiquité, poursuit sa trace plusieurs siècles durant en Europe. Cette cassure est celle introduite par l’autorité sans pareille de l’Église catholique qui interdira aux Européens toute liberté de recherches expérimentales. Les magnifiques tentatives, souvent plus intuitives qu’expérimentales, de nos ancêtres grecs concernant l’astronomie, la géométrie, l’arithmétique, seront recueillies précieusement par les savants arabes. Héritage ou sauvetage ? Parlons plutôt de sauvetage puisque, face à la furie destructrice des chrétiens, seule la protection éclairée des califes arabes permettra la survie d’une grande part de la culture antique des Grecs. En conservant cette culture, en particulier après le grand incendie criminel de la bibliothèque d’Alexandrie par des terroristes chrétiens, les Arabes eurent alors matière pour développer prodigieusement les intuitions des savants grecs.

    Un domaine est tout particulièrement à retenir : celui des mathématiques et, en général, des sciences dites exactes. Grace à une formidable intelligence synthétique, à l’utilisation des différents apports culturels (notamment l’utilisation de la numération indienne), les savants arabes jetèrent les bases de la science moderne. C’est grâce en effet à une ouverture intellectuelle, de nature historiale, aux “chiffres indiens” des signes numériques qui constituent de nos jours la base indispensable à tout calcul, du plus simple, payer un achat chez votre boulanger, au plus complexe, les résolutions d’équation au quatrième degré) que les Arabes mirent au point des formules aussi essentielles à tout progrès scientifique que les fractions ou les décimales après la virgule.

    Le maître en la matière s’appelait Al-Khovaresmi (de son vrai nom Mohammed ibn Mousa al-Khovaresmi ; il vécut sous le règne éclairé du calife Al-Mamoun, 813/833). Ce savant, auteur de nombreux ouvrages de géographie et d’astronomie, fut traduit trois siècles après sa mort en latin par l’Anglais Athelhart de Bath et rendu accessible aux savants européens. Mais son œuvre principale reste ses livres de mathématiques, l’un sur les méthodes de simplification des équations, intitulé “Algabr” (qui donnera le mot “algèbre”) et l’autre, un petit recueil d’arithmétique qui avait pour ambition d’enseigner le “calcul indien” (addition, soustraction, redoublement et dédoublement, multiplication et division et, enfin, calcul des fractions). Ajoutons que de ce nom découlera plusieurs siècles plus tard, le terme de “algoritmi”, racine d’algorithme ! Les partisans de la méthode indienne étant alors, par extension, surnommés les “algorithmiciens” par opposition à une autre école, partisane, elle, d’une méthode différente de calcul, les “abacistes”… Évoquons aussi les recherches de très haut niveau des trois fils de Moussa ben Chakir avec l’aîné, Mohammed, confident des califes et auteur des premières tables astronomiques (appelées tables “éprouvées” ou “mamouniques”), qui réussit à calculer le premier la circonférence de la Terre, améliorant de façon remarquable les travaux du Grec Ératosthène ; de son frère Achmed, auteur du Livre des dispositifs ingénieux et du troisième de la famille, Al- Hassan, géomètre et auteur, entre autres ouvrages, d’un traité sur les sections coniques.

    Il serait très long d’énumérer toute la richesse de la culture arabe dont Sigrid Hunke nous fait l’inventaire. Une leçon pourtant se dégage de ce livre. Comment les Européens ne reconnaîtraient-ils pas dans cette culture arabo-islamique un des éléments les plus essentiels de notre futur dialogue euro-arabe ? Il est en effet nécessaire, face aux impérialismes planétaires, que la solidarité géopolitique entre une grande nation arabe et une Europe unie s’appuie sur un référent culturel et non sur des spéculations d’ordre économique. Un refus total, par l’Europe, de la civilisation occidentale doit s’accompagner d’un accroissement de la considération que les peuples européens et arabes doivent mutuellement se porter. N’est-ce pas là la voie de notre indépendance continentale ? …

    ► Ange Sampieru, Vouloir n°15/16, 1985.

     

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    pièces-jointes

     

    HunkeL'amie d'Himmler et le “soleil d'Allah”

    L’héritage de Sigrid Hunke

    L'orientaliste allemande Sigrid Hunke (1913-1999) s'est rendue célèbre par un ouvrage paru en France en 1960, Le soleil d'Allah illumine l'Occident, où elle avance la thèse d'un monde occidental corrompu par le judéo-christianisme et qui ne doit sa science, sa civilisation et son art de vivre qu'au monde arabo-musulman. En particulier, rien du Moyen-Âge chrétien ne trouvait grâce à ses yeux, s'il n'avait une origine arabe ou musulmane, réelle ou — le plus souvent — supposée par elle. Sigrid Hunke avait d'ailleurs tendance à fondre les élément arabes et les éléments musulmans, et à attribuer ainsi à l'islam ce qui venait des arabes chrétiens des sabéens ou des juifs. Ce livre touffu, rempli d'exemples mais avare en références précises défend la thèse d'un islam civilisateur, pionnier, au génie exceptionnel, auquel l'Occident devrait tout : philosophie, mathématiques, science expérimentale, tolérance religieuse, etc.

    L'ouvrage mériterait d'être étudié page par page tant il déforme les faits, ment par omission, extrapole sans justification et recourt au besoin à la tradition ésotérique. Mais il a été, et continue de l'être, comme le montre une rapide enquête menée sur Internet, un livre de référence qui façonne l'air du temps. Cet ouvrage, qui exalte la supériorité de l'islam sur le christianisme, est dû à une intellectuelle nazie.

    À son origine se trouvent en effet les engagements politiques de Sigrid Hunke, qui adhéra au NSDAP le 1er mai 1937 et fut membre active de la section berlinoise de l'association national-socialiste des étudiants dès 1938. Elle suivit à la Humboldt-Université de Berlin les cours de Ludwig Ferdinand Clauss, théoricien racialiste influent et soutint une thèse sous sa direction en 1941, consacrée à l'influence de « modèles étrangers » sur l'homme allemand. À partir de 1940-1941, sa sœur Waltraud et elle participèrent activement aux activités de la Germanitischen Wissenschafteinsatz de la SS et S. Hunke obtint une bourse de l'Institut Ahnenerbe (Héritage des ancêtres), fondé le 1er juillet 1935 par Heinrich Himmler et Walther Darré, et placé sous le patronage des SS et du ministère de l'Agriculture. Bientôt membre de cet institut et collaboratrice de la revue Germanien, elle entretint d'amicale relation avec H. Himmler qui la mit en contact avec le grand mufti de Jérusalem, Al-Husseini, admirateur des nazis. L'Ahnenerbe se voulait un institut scientifique voué, entre autres, à la perpétuation de l'Allemagne éternelle, celle que concevait l'idéologie national-socialiste.

    En matière de science historique, où comptent les faits et les sources, les opinions politiques ont un poids plus important qu’en philosophie : si Heidegger peut être à la fois un grand philosophe et proche des nazis, Sigrid Hunke ne pouvait être une bonne historienne. Animée par une violente hostilité envers le judéo-christianisme, qu’elle accusait d’avoir empoisonné l’Occident, elle a vu dans l’Islam son antithèse absolue, alliant énergie martiale et raffinement civilisationnel. Dès lors, son livre devenait un ouvrage politique et non plus scientifique.

    Après la guerre, Sigrid Hunke vécut à Bonn et se fit mondialement connaître par son œuvre au titre éclatant. Elle fut alors admise au Conseil supérieur des affaires islamiques au Caire. Tout au long de sa vie, S. Hunke rejeta l'influence du christianisme, jugé artfremd (étranger à l'espèce allemande) et oriental. Dans la ligne de la pensée national-socialiste, elle prônait le retour aux valeurs de la Germanie païenne et à une identité européenne, à laquelle elle associait l'islam. Cette amie d’Himmler demeure, par ses écrits, une figure de proue d'une certaine extrême-gauche.

    Un débat scientifique devient un enjeu politique… et y perd

    La fable a séduit. De nos jours, toute une série de propositions non vérifiées, parfois assénées comme autant de vérités d’Évangile, s’engouffrent dans la brèche et expriment la supériorité de la civilisation arabo-musulmane des Abbassides sur l’Europe chrétienne médiévale. Curieusement, la thèse est affirmée sans nuances à une époque où on proclame l’égalité de chaque culture et de chaque civilisation. Il s’ensuit parfois de véritables aberrations : Christophe Colomb aurait découvert l’Amérique grâce aux cartes de l’amiral ottoman Piri Reis — ce qui s’avère problématique puisque les premières de ces cartes datent de 1516, soit 24 ans après que le navigateur génois ait posé le pied sur le continent américain.

    La question posée par Sigrid Hunke n’était pas neuve : on s’intéressait depuis le XIXe siècle aux rapports entre l’islam et le savoir grec. L’actualité a rendu ce thème plus sensible. Ce qui fut longtemps un objet d’étude pour historiens ou philosophes a quitté les rayonnages où s’empoussièrent les livres érudits pour se diffuser auprès du grand public, par le biais d’un nombre croissant d’articles de journaux et de magazines, ou de conférences. On s’est avisé récemment, à l’échelle de l’Union Européenne, que les manuels scolaires ne rendaient pas justice au rôle décisif tenu par l’islam dans l’éveil de l’Occident. Ainsi, en 2002, le Conseil de l’Europe a publié un long rapport de M. de Puig, commandé à la suite des attentats contre les deux tours du World Trade Center de New York le 11 septembre 2001. Analysant l’évolution des relations entre l’Europe et le monde musulman, l’auteur appelle à une révision des manuels d’histoire jugés coupables de donner une vision caricaturale de l’islam. Les institutions politiques se sont approprié un débat à l’origine scientifique, et l’histoire est appelée à être écrite en fonction des décisions d’assemblées élues, ce qui l’expose à se voir sans cesse remaniée, non en raison de nouveaux résultats, mais au fil des changements de majorité…. Curieux sort pour une discipline qui s’efforce d’être une science et dont la marge de manœuvre risque d’être politiquement — voire juridiquement — limitée.

    Les effets et les méfaits de l’orientalisme

    La thèse de la dette européenne s’insère dans un discours plus général, inséparable d’une certaine conception de l’histoire des civilisations. En parallèle avec l’affirmation de l’infériorité civilisationnelle de l’Europe chrétienne médiévale, se développe en effet une argumentation mettant en cause l’Europe actuelle. L’orientalisme condescendant qui la caractériserait, héritier de la colonisation du XIXe siècle, l’empêcherait de reconnaître sa dette envers les autres civilisations. Cet orientalisme plongerait ses racines jusque dans le passé médiéval d’une Europe qui n’a pas compris l’islam, n’en a jamais reconnu la valeur mais l’a, au contraire, calomnié et agressé en permanence. Avec un curieux manque de logique, on se pose moins la question de la réciproque. Quelle image s’est fait l’islam de l’Europe : fut-elle positive ou amicale ? Qu’en est-il de son exactitude ? On préfère en général s’en tenir à une critique sévère de l’orientalisme européen, défini à la suite des travaux d’Edward Saïd [not. L'Orientalisme, 1978] comme l’expression d’un sentiment de supériorité, voir d’un pur et simple racisme. C’est alors un autre “orientalisme” qui se développe, convaincu de la supériorité de l’Orient sur l’Occident…

    Attardons nous un instant sur l’argumentation centrale d’E. Saïd. Il dénonçait l’ethnocentrisme avec lequel l’Occident jugeait la civilisation arabo-musulmane, à l’étude de laquelle il réduisait un orientalisme européen pourtant également attiré par les civilisations d’Inde, de Chine et du Japon, et les arrière-pensées qui sous-tendraient les recherches des orientalistes : « L’orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient ». Cette thèse, polémique, ne tient pas compte du fait que le monde européen a inventé l’ethnologie pour répondre aussi, voire avant tout, à une réelle curiosité, celle-là même qui poussa Hérodote à écrire ses Histoires.

    Que, aveuglés par leur ethnocentrisme, des orientalistes aient eu un sentiment de supériorité, ou qu’ils aient vu leur objet en chaussant les lunettes de leur propre univers mental, nombre d’études l’ont montré, mais l’inverse s’est produit également, et de façon plus fréquente, au vu du nombre de chercheurs fascinés ou “convertis” par leur objet d’enquête. On s’étonne d’une critique si sévère envers un monde européen qui a cherché à ériger en science l’étude des autres civilisations, alors qu’aucune d’entre elles ne paraît avoir manifesté la même envie. Il n’est pas assuré que le désir de connaitre l’Autre procède systématiquement d’une volonté de le dominer. S’il est utile de dénoncer les clichés élaborés par les clercs du Moyen-Âge qui ont encombré les travaux des orientalistes du XIXe-XXe siècles, il serait bon de déceler également la part de vérité contenue dans leurs ouvrages, de même qu’il serait intéressant de relever les clichés colportés en terre d’islam au Moyen-Âge contre les chrétiens, comme ceux qui courent de nos jours dans les livres écrits, au Moyen-Orient ou ailleurs, à l’encontre de la civilisation occidentale et de son histoire.

    […] On s'est avisé récemment, à l'échelle de l'Union européenne, que les manuels scolaires ne rendaient pas justice au rôle décisif tenu par l'islam dans l'éveil de l'Occident. Ainsi, en 2002, le Conseil de l'Europe a publié un long rapport […] analysant l'évolution des relations entre l'Europe et le monde musulman, l'auteur appelle à une révision des manuels d'histoire jugés coupables de donner une vision caricaturale de l'islam.

    La thèse de la “dette européenne” s'insère dans un discours plus général, inséparable d'une certaine conception de l'histoire des civilisations. En parallèle avec l'affirmation de l'infériorité civilisationnelle de l'Europe chrétienne médiévale, se développe en effet une argumentation mettant en cause l'Europe actuelle. L'orientalisme condescendant qui la caractériserait, héritier de la colonisation du XIXe siècle, l'empêcherait de reconnaître sa dette envers les autres civilisations. Cet orientalisme plongerait ses racines jusque dans le passé d'une Europe qui n'a pas compris l'islam, n'en a jamais reconnu sa valeur mais l'a, au contraire, calomnié et agressé en permanence.

    ► Sylvain Gougenheim, annexe à : Aristote au Mont-Saint-Michel : Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Seuil, 2008.

     

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