• Gehlen

    GehlenArnold Gehlen (1904-1976) est, avec Max Scheler et Helmut Plessner, l’un des représentants majeurs de l’anthropologie philosophique apparue dans les années vingt en Allemagne. L’homme est pour lui une créature dont la culture est la seule nature. Être imparfait (Mängelwesen), il compense sa déficience biologique par l’invention de la technique et des institutions. Libéré ainsi des sollicitations immédiates des besoins et des pulsions, il peut prévoir et planifier. Après avoir cédé à la tentation du national-socialisme pendant les années trente, Gehlen est devenu après 1945 un représentant du conservatisme technocratique et un critique avisé de la société moderne. Ses thèses ont nourri la réflexion de Jürgen Habermas, Hans Blumenberg, Ernst Tugendhat et Theodor W. Adorno. Quand les pollutions, le dérèglement climatique etc. menacent l’avenir de l’humanité, mais quand aussi s’exprime partout le souci de sa préservation, alors il est temps de découvrir l’anthropologie d’Arnold Gehlen.

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    Arnold Gehlen et l’anthropologie philosophique

    Rédigé en 1979 et en 1980, le texte de cette conférence sur Arnold Gehlen mérite toujours d’être lu, malgré les années qui ont passé. En effet, parmi les éditeurs francophones, seules les Presses Universitaires de France ont estimé utile de publier ses Travaux d’anthropologie sociale. Livre indispensable, incontournable mais auquel il manque tout le contexte de l’œuvre. Puisse notre article y remédier, de façon fort simple et didactique.

    [Ci-contre : Arnold Gehlen. Longtemps son œuvre est restée totalement méconnue dans l’espace linguistique français. De même l’anthropologie philosophique en général fut une branche complètement ignorée, jusqu’à un renouveau dans les années 90]

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    Depuis longtemps déjà, notre courant de pensée se penche sur la nécessité de tracer les grandes lignes d’une anthropologie pour le XXe voire le XXIe siècle. Au seuil de cet exposé, il me semble bon de définir, avant toute chose, le terme “anthropologie”. L’anthropologie consiste en l’étude scientifique de l’homme ; cependant, il faut distinguer : 1) l’anthropologie culturelle ; 2) l’anthropologie biologique ; 3) l’anthropologie philosophique.

    L’anthropologie culturelle s’attache à partir des sciences sociales (sociologie, économie, etc.), à étudier les phénomènes culturels humains, autrement dit, les variations de comportement observables à partir d’une même base génétique. Ainsi, l’anthropologie culturelle, étudiant une même race, peut expliquer des variations de comportement dues au milieu social. Par exemple, une étude d’anthropologie culturelle comparée de la société viking et de la Scandinavie moderne montre, pour une même race, des variations dans l’idéologie, dans l’éthique, le niveau des techniques, qui s’expliquent par l’évolution historique du dressage culturel et non par la biologie (cette race n’ayant pas fondamentalement varié depuis lors) (Secrétariat “Études et Recherches” du GRECE, « L’anthropologie philosophique », in : Études et Recherches n°2 [1ère série], supplément au n°10 d’éléments, 1975).

    L’anthropologie biologique étudie l’homme du point de vue de la biologie, c’est-à-dire de la génétique et des lois de l’hérédité en particulier.

    L’anthropologie philosophique s’efforce d’étudier l’homme scientifiquement de manière globale, c’est-à-dire en utilisant les ressources de toutes les sciences de l’homme. Elle s’efforce entre autres d’établir la synthèse entre l’apport de l’anthropologie biologique et celui de l’anthropologie culturelle. L’anthropologie philosophique cherche ainsi à définir une conception totale de l’homme à partir de laquelle peut se déduire une conception du monde (art. cit). Parler d’anthropologie philosophique équivaut à parler sans détours d’Arnold Gehlen, l’auteur qui a appliqué le fruit de ses recherches aux problèmes de la société industrielle moderne. Aucun de ses ouvrages n’est, à ce jour, traduit en français.

    Qui est Arnold Gehlen ?

    Qui est Arnold Gehlen ? Penchons-nous d’abord sur sa biographie. Il est né le 29 janvier 1904 à Leipzig, dans une famille originaire de Westphalie. En 1927, il acquiert le titre de docteur en philosophie. En 1930, il est professeur ordinaire à l’université de Leipzig. En 1938, il est nommé à Königsberg et, en 1940, à Vienne. Mobilisé, il interrompt son enseignement. Grièvement blessé au cours des combats de Silésie en janvier 1945, il échappe à la captivité. En 1947, il reprend ses activités à Spire (Speyer), puis, en 1962, il reçoit une chaire de sociologie à l’école technique supérieure d’Aix-la-Chapelle. On le constate : la carrière d’Arnold Gehlen est essentiellement universitaire.

    Il a été un homme de son temps. Il a vécu quatre régimes politiques et sociaux différents : le IIe Reich wilhelminien, la République de Weimar, le IIIe Reich de Hitler et la République de Bonn. Cette succession de pouvoirs différents l’a tout naturellement amené à réfléchir sur l’obsolescence des régimes politiques et des philosophies qui leur servent d’assises intellectuelles. Il a ainsi perçu le ridicule des fantaisies passéistes qui ne sont que fuite devant le réel et refus de relever les défis du monde politique. Mais il a également perçu l’importance capitale de certains fondements inébranlables qu’il appellera les institutions.

    En somme, la philosophie d’Arnold Gehlen reste ouverte aux situations nouvelles. Elle est comme l’homme, seul être vivant adaptable à des situations nouvelles, en état de malléabilité, de plasticité permanente. Cela peut paraître compliqué. Mon objectif, ce soir, visera principalement à démontrer pourquoi l’homme est cet être qui peut s’adapter à des situations différentes et qui, en fin de compte, est le créateur de son univers.

    Nous allons analyser les différentes étapes de l’œuvre d’Arnold Gehlen, résultat d’une réflexion qui a l’immense mérite de n’avoir négligé aucune discipline. Nous analyserons donc sa démarche au niveau philosophique d’abord ; au niveau biologique, ensuite. En conclusion, nous parlerons des implications de ces investigations rigoureuses.

    Les références philosophiques

    Replaçons-nous dans le contexte du XVIIIe siècle, à l’aurore du RomantismeSchopenhauer souligne dans Über den Willen in der Natur [1836, tr. fr. : De la volonté dans la nature, PUF, 1969] l’harmonie qui existe entre la constitution physique des animaux et le milieu dans lequel ils vivent. Schopenhauer admirait l’utilité de chaque organe chez l’animal, la mobilité des fauves à se porter là où ils pouvaient saisir leur proie, s’émerveillait, par exemple, du caractère préhensile de la queue des singes arboricoles. Chaque animal, concluait-il, est l’expression d’une volonté, voire d’une volonté globale qui se manifeste sous différents aspects. L’animal, en conséquence, est parfaitement adapté à son milieu. Il est doté des organes adéquats. Une des grandes questions auxquelles l’œuvre d’Arnold Gehlen s’efforcera de donner une réponse satisfaisante est la suivante : en est-il de même pour l’homme ?

    Herder

    En 1772, Johann Gottfried Herder, dans un ouvrage intitulé Vom Ursprung der Sprache [tr. fr. : Traité de l’origine du langage, PUF, 1992], distingue pertinemment l’homme de l’animal : l’homme n’a ni les instincts ni les potentialités physiques des animaux. Chaque animal, écrit Herder, vit et meurt dans sa « sphère », nous dirions aujourd’hui dans son “environnement”. Et si les sens d’un animal sont très développés, il aura une sphère d’autant plus réduite. C’est en quelque sorte une proportion inversée : plus la sphère est réduite, dit Herder, plus les capacités de l’animal seront perfectionnées. Ces capacités ont la possibilité de se concentrer sur le milieu réduit, sans être éparpillées sur une surface importante.

    Avec la même pertinence, Herder définit l’homme comme un être auquel il “manque” beaucoup d’atouts, comme un être en état de manque (Mängelwesen). L’enfant nouveau-né, dit-il, est le plus démuni des êtres produits par la nature. Il est nu, faible, désarmé, privé de tous les moyens de protection et de défense que la nature offre à d’autres êtres, animaux ou végétaux. En somme, il faut définir l’homme négativement : par ses “manques”, par ses “lacunes organiques”. Pour dire, sans avoir notre vocabulaire scientifique, que l’homme n’a pas d’instincts précis, c’est-à-dire qu’il n’est pas phylogénétiquement programmé et que, par conséquent, il est soumis à un choix, placé devant un choix, Herder disait : « Ses sens, son organisation ne sont pas axés, concentrés sur une seule chose, sur un seul type d’activité. L’homme a des sens pour tout. Ses forces physiques sont répandues à travers le monde. Ses représentations ne vont pas dans une seule direction ». C’était la façon à Herder de rejeter le déterminisme. Car, de surcroît, l’homme n’a pas de milieu, n’a pas de sphère étroite et uniforme, où il n’y a qu’un seul type de travail à accomplir ; il y a un monde d’activités autour de lui et un grand nombre de vocations s’adressent à lui. Herder avait parfaitement pressenti ce que, plus tard, les recherches biologiques allaient confirmer : l’ouverture-au-monde et l’inadéquation biologique.

    Pour Herder, le langage, ou plutôt les langages, cherchent à pallier la pauvreté organique et instinctuelle de l’être humain. Les langages produisent entendements et raisons. Ils rendent des facultés possibles. On peut donc dire que l’entendement et la raison ne reposent pas sur l’organisation animale de l’homme mais qu’elles sont une nouvelle direction, une nouvelle voie que la nature offre à l’homme. Depuis ces intuitions de Herder, l’anthropologie philosophique n’a pas fondamentalement progressé. Elle n’a fait qu’approfondir et cerner avec plus de précision « un état de chose, un fait dans l’ensemble des faits que constitue le monde », pour paraphraser Wittgenstein.

    Nietzsche

    Il nous semble utile, à ce stade-ci de notre exposé, de rappeler le contexte presque trimillénaire de la philosophie européenne : ce contexte, que nous allons schématiser considérablement voire outrancièrement, nous dévoile une opposition entre les philosophies de la volonté, d’une part, et les philosophies de l’esprit, d’autre part. Les premières, pourrait-on dire, sont inégalitaires parce que l’intensité des volontés est chaque fois différente ; les autres sont égalitaires parce que tous partagent indistinctement la même parcelle d’esprit. Ces philosophies s’opposent sur l’objet et sur les méthodes.

    • À propos de l’objet :

    — Les philosophies de l’esprit (que nous posons ici comme égalitaires) croient en une vérité absolue qu’il est possible d’atteindre en connaissant son essence, son être. Elles visent une ontologie.

    — Les philosophies de la volonté (que nous posons ici comme inégalitaires) sont fondées sur l’idée que la vérité absolue n’existe pas. L’homme ne saisit qu’une perspective du monde. Nietzsche dit dans Wille zur Macht (La Volonté de puissance) : « Il n’y a pas de chose en soi, pas de connaissance absolue ; ce caractère perspectiviste et illusoire est inhérent à l’existence » [tr. G. Bianquis]. Ces philosophies de la volonté impliquent donc une connaissance des hommes, de “qui” peut connaître. Elles reposent sur une anthropologie.

    • À propos des méthodes :

    — Les philosophies de l’esprit partent du point de vue que l’homme dispose d’un esprit d’une raison (par ailleurs égale chez tous) qui permet de connaître “l’essence des choses”, “l’être”, les vérités “évidentes”. La méthode consiste à parler logiquement, à utiliser le verbe (nous renvoyons ici à la critique empiriste logique, à Bertrand Russell, à Ludwig Wittgenstein, à Louis Rougier et à la linguistique de Benjamin Lee Whorf).

    — Les philosophies de la volonté considèrent qu’il n’y a d’autres vérités que les vérités d’expérience. Mais il faut avoir la volonté de faire ces expériences. Elles mettent comme le Faust de Goethe l’action au commencement de tout (Am Anfang war die Tat).

    • L’opposition vue d’un point de vue historique :

    Les philosophies de l’esprit ont Socrate pour initiateur. Thomas d’Aquin, Kant et Descartes ont continué le courant. Hegel lui a apporté la dialectique. Marx appelle “matière” l’“esprit” de Hegel mais ne révolutionne rien : en fait, sous un nom différent, nous avons toujours affaire au même “Être” immuable qui préside le débat et dont il faut connaître l’essence.

    L’homme : un animal sans fixité

    Les philosophies de la volonté, parties d’Héraclite (mais avec Ernst Krieck on peut dire que Héraclite est à mi-chemin entre le mythe et le logos) vont être longtemps méconnues. Le Moyen Âge allemand a produit un Maître Eckhart. Avec le romantisme apparaissent Fichte, Herder, Schopenhauer. À la fin du siècle passé et au début de celui-ci, la philosophie de la Vie prend le relais avec Dilthey, Klages, Spengler, Tönnies, Spann. Mais Nietzsche reste celui qui nous a légué l’œuvre la plus considérable. Sa formule « deviens ce que tu es » implique que l’homme n’est pas un fait établi. Il est l’animal sans fixité. Il est à établir. L’homme doit réaliser ses virtualités par l’action. Son éthique doit justifier une discipline organisatrice du chaos instinctif qu’il est par nature. C’est aussi ce que nous enseignent les vieux mythes de l’humanité primordiale qui concevaient des dieux organisateurs du chaos primitif.

    Nietzsche a donc décrit l’homme comme « un animal non encore déterminé » (ein nicht festgestelltes Tier). L’homme n’est pas créé une fois pour toutes ; il continue en permanence à se créer lui-même. Il cherche le surhomme (c’est-à-dire le dépassement de sa condition physiquement déficiente), parce qu’« il danse sur une corde entre singe et le surhomme ». Nietzsche résume cet état instable de l’homme avec autant de brièveté que de pertinence : « L’homme n’est pas, il devient ». Pour lui, il faut toujours attribuer la première place au devenir. On ne peut pas régresser. Et nous retrouvons la position qu’Arnold Gehlen a toujours prise devant les transformations politiques successives de son pays. Ce qui devient change mais n’abandonne pas pour autant son identité. Ce qui change reste lui-même mais toujours sous de nouvelles formes. Ainsi, il n’y a pas d’opposition entre “tradition” et “changement”. La continuité de la tradition exige son renouvellement. Une double tâche pour l’homme : s’appuyer sur son héritage et réaliser ses potentialités créatrices. Sans passéisme et sans faux espoirs en des lendemains qui chanteront nécessairement, obligatoirement juste.

    Max Scheler

    À la base de la démarche d’Arnold Gehlen, il y a également une idée simple, tirée d’un livre que le philosophe juif allemand Max Scheler, s’inscrivant dans la tradition phénoménologique, a publié en 1928 (La situation de l’homme dans le monde). Ce petit volume devait servir d’esquisse à un plus vaste ouvrage que l’auteur, victime d’une attaque d’apoplexie, ne put jamais achever. Le problème de l’homme ne saurait être résolu, aux yeux de Max Scheler, ni par le naturalisme ni par le rationalisme dualiste. Il ne faut pas que la liaison intime de l’homme avec la nature fasse oublier son indépendance vis-à-vis d’elle. Il ne faut pas non plus que l’on exagère cette indépendance et cette supériorité au point d’arracher l’homme « aux bras maternels de la nature ». Le principe transcendant et même, en un sens, opposé aux forces vitales, qui assure à l’homme une situation métaphysique originale, c’est l’esprit (cf. M. Dupuy, préface à la traduction française de la situation de l’homme dans le monde, Aubier-Montaigne, 1951).

    Les attributs de l’homme, en tant qu’être spirituel, doivent être « compris comme des perfectionnements ou des affinements des formes psychiques antérieures (instinct, mémoire, intelligence technique) » (cf. M. Dupuy, op. cit.). L’homme a, entre autres, la faculté de s’ouvrir au monde. Ni la théorie “négative” de l’homme, qui se représente l’esprit comme une dérivation d’ordre physico-chimique, ni la théorie “classique”, qui veut que l’esprit possède par lui-même la puissance et l’efficacité, alors qu’il n’a pas d’énergie propre, ne sont satisfaisantes. L’esprit, pour pouvoir se réaliser, doit recourir au dynamisme des formes inférieures de l’être, seules détentrices de puissance, mais auxquelles il apporte discipline et norme. Vie et esprit deviennent principes réciproquement complémentaires (M. Dupuy, op. cit.), malgré la possibilité qu’a l’homme de dire “non” aux phénomènes vitaux, de freiner ses pulsions.

    Une anthropologie dérivée de l’action

    À partir de cette position, Gehlen posera la question centrale de son anthropologie philosophique, celle de la validité de toute espèce de dualisme. Il en découle une théorie de l’action, qui n’implique pas seulement la différence entre l’homme et l’animal, mais récapitule tous les stades d’évolution que l’on considérait métaphysiquement comme inférieurs (Gehlen rejette la notion d’échelle du vivant présentée chez Scheler) dans une conception de l’homme incluant l’âme et le corps. C’est pourquoi l’anthropologie de Gehlen ne déduit pas la totalité de l’homme de l’esprit, c’est-à-dire d’un “principe” opposé à la vie, mais d’une catégorie médiane : l’action. Scheler, explique Gehlen (dans « Zur Geschichte der Anthropologie », in : Anthropologische Forschungen, Rowohlt, Reinbeck, 1974), n’a fait que déplacer le vieux dualisme, issu de la théologie médiévale et modernisé par Descartes au XVIIe siècle.

    Pour mieux illustrer ce résumé, il nous paraît intéressant de laisser la parole à Max Scheler lui-même :

    « La réalité la plus puissante qu’il y ait au monde est donc constituée par les centres de force du monde inorganique en tant qu’ils sont les points les plus bas où agit “l’impulsion” fondamentale ; ils sont aveugles à tout ce qui est idée, forme et structure. D’après une conception de plus en plus répandue de notre physique théorique : ces centres ne sont probablement pas soumis, dans leur rapprochement et leur opposition réciproques, à des lois ontiques mais seulement aux lois statistiques du hasard. C’est l’être vivant qui, parce que ses organes et fonctions sensoriels indiquent plutôt dans le monde les régularités que les anomalies, introduit le premier dans l’univers cette “légalité naturelle” que l’entendement y saisit ensuite. Aussi n’est-ce pas la loi qui se trouve ontologiquement parlant derrière le chaos du hasard et de l’arbitraire, mais c’est le chaos qui est situé derrière la loi du mécanisme formel. Si cette idée s’imposait, selon laquelle toutes les lois naturelles de cette sorte n’ont au fond qu’une signification statistique et que tous les phénomènes naturels (même dans la micro-sphère) résultent déjà de l’interaction d’unités dynamiques sans règle, — toute notre représentation de la nature subirait une transformation considérable. Il faudrait alors regarder comme les vraies lois ontiques ce qu’on nomme les lois de la forme, c’est-à-dire les lois qui prescrivent un certain rythme temporel de devenir, et en fonction de ce rythme, certaines formes statiques de l’existence corporelle (…).

    Comme, dans le domaine de la vie, tant physiologique que psychique, ne sont assurément valables que des lois du type des lois de la forme (bien que ce ne soient pas nécessairement les seules lois matérielles de la physique), la légalité de la nature serait encore, grâce à cette conception, une légalité rigoureusement unitaire. Il ne serait pas impossible alors d’appliquer la forme de l’idée de sublimation à tout ce qui arrive dans le monde. Il y aurait sublimation en chacun des phénomènes essentiels par lesquels, au cours du devenir universel, des forces d’une sphère inférieure passeraient peu à peu au service d’une forme plus élevée de l’être et de l’évolution : ainsi par ex. les forces qui se déploient entre les électrons au service de la forme de l’atome ; ou les forces qui agissent dans le monde inorganique, au service de la structure de la vie. La formation de l’homme et la spiritualisation devraient alors être considérées comme la dernière en date des sublimations de la nature ; elle se manifesterait à la fois par l’emploi croissant des énergies externes assimilées par l’organisme, dans les processus les plus complexes que nous connaissions, les processus d’excitation de l’écorce cérébrale ; et, dans l’ordre psychique, par le phénomène analogue de la sublimation des tendances, en tant que conversion de l’énergie instinctive en activité “spirituelle” » (La situation de l’homme dans le monde, trad. M. Dupuy, cité in : Max Scheler, Alexandre Métraux, Seghers, 1973).

    Le point de départ biologique : une définition de la néoténie

    À propos de la néoténie, que dit le dictionnaire ? Que la néoténie est la persistance de la forme larvaire ou d’un autre stade antérieur de développement. Cette persistance peut ou bien être temporaire (à cause de l’influence du climat par ex.) ou bien rester permanente (dans ce cas, l’animal se reproduit à un stade juvénile de développement, exemple : l’axolotl parmi les batraciens). Une définition tirée d’un dictionnaire ne nous apparaît toutefois pas suffisante. C’est pourquoi, nous nous sommes inspirés de deux livres fondamentaux d’Arthur Koestler : The Ghost in the Machine (littéralement Fantôme dans la machine, tr. fr. : Le cheval dans la locomotive) et Janus : A Summing Up (tr. fr. : Janus). Si l’animal se reproduit à un stade juvénile de développement, cela signifie automatiquement que l’âge de la maturité sexuelle se trouve abaissée. Ce phénomène a deux aspects : d’abord, l’animal commence déjà à se reproduire à l’état larvaire ou au moins avant l’âge adulte ; ensuite, l’animal n’atteint jamais le stade adulte, qui est ainsi éliminé du cycle de la vie.

    En conclusion, les stades “juvéniles” propres aux ancêtres deviennent définitifs chez leurs descendants. On assiste donc à un processus de “juvénilisation” et de dé-spécialisation, c’est-à-dire un processus qui permet à un être vivant de s’échapper d’une impasse dans l’évolution. Clarifions donc ce que Koestler appelle une impasse (en anglais : blind alley). Il commence par nous expliquer que la cause principale qui entraîne la stagnation, avant de provoquer l’extinction, est la sur-spécialisation. Il nous en donne un exemple, celui d’un animal tout-à-fait charmant, le koala d’Australie, qui se nourrit exclusivement de feuilles d’eucalyptus ; qui plus est, d’un certain type d’eucalyptus ! Cet animal possède des griffes en forme de crochets pour pouvoir grimper aux arbres. Il est absolument déterminé dans sa spécialisation. Koestler ajoute non sans humour que le koala à un équivalent humain, dépourvu toutefois de charme : le pédant, esclave de ses habitudes mentales. Et, ironise Koestler, nos universités regorgent de spécimens de ce genre, qui s’appliquent à fabriquer des “koalas”.

    Les impasses de l’évolution

    Sir Julian Huxley, un des plus éminents biologistes anglais, résume brièvement l’évolution comme suit : « À partir d’un type biologique général, plusieurs lignées se forment qui exploiteront l’environnement de diverses façons. Quelques-unes parmi ces lignées atteignent relativement rapidement leurs limites. Tout au moins en ce qui concerne les modifications importantes. Elles se contenteront dorénavant de former de nouveaux genres et de nouvelles espèces (ex. : du loup au chien et du chien primitif aux différentes races de chiens). D’autres lignées peuvent poursuivre leur “carrière”, générer de nouveaux types grâce à leur contrôle plus perfectionné de l’environnement et leur plus grande indépendance à son égard. Ces nouveaux types forment à leur tour un nombre de lignées qui se spécialiseront dans une direction particulière. La plupart de ces lignées aboutissent dans une impasse, ne progressent plus : leur spécialisation n’est qu’un progrès unilatéral, il finit par atteindre sa limite biomécanique… C’est alors l’extinction ou la stagnation. Un exemple de stagnation est l’embranchement des échinodermes (étoiles de mer, oursins). Généralement, une ou deux lignées subit ce sort, les autres poursuivent la différenciation. Les reptiles sont tous des blind alleys [des impasses, des sentiers qui ne mènent nulle part, ndt] sauf ceux qui ont permis l’éclosion des oiseaux et des mammifères. Tous les oiseaux sont des blind alleys. Et tous les mammifères. Sauf un : l’homme » (cité par A. Koestler, The Ghost in the Machine, Pan/Picador, London, 1970-75).

    Gehlen[Ci-contre : têtes d’embryons, à gauche, de chaton ; à droite, de chauve-souris. D’après Portmann (1962). On aperçoit l’occlusion temporaire au stade fœtal des yeux et des oreilles. Ci-contre, à droite, ontogenèse du crâne chez l’orang-outang. En a) et en b), stades infantiles ; en c) stade adulte. Le phénomène de retardation, mis en avant par Bolk, s’aperçoit très clairement ici]

    Effectivement, on peut constater que les insectes dérivent tous d’un ancêtre commun qui était une espèce de mie, de mille-pattes. Ils ne dérivent pas du stade adulte de ce dernier mais bien du stade larvaire, moins spécialisé. Les batraciens ou amphibiens représentent aujourd’hui encore de façon saisissante le processus. Ils naissent poissons, respirent avec des branchies mais acquièrent ultérieurement une respiration pulmonaire. Nous savons depuis les recherches du biologiste hollandais Lodewijk Bolk que l’adulte humain “ressemble” plus à l’embryon d’un singe qu’au singe adulte. Tant chez l’embryon de l’anthropomorphe que chez l’adulte humain, le poids du cerveau par rapport au poids total est disproportionné. Dans les deux cas, au stade de l’embryon chez le singe et au stade du bébé chez l’homme les os du crâne ne se soudent pas, pour permettre au cerveau de croître. Nous verrons dans la suite de cet exposé, quand nous aborderons plus spécialement les théories de Bolk, que l’homme possède encore beaucoup de caractéristiques fœtales, embryonnaires. Le “chaînon manquant” entre l’homme et le singe, ajoute Koestler, ne sera peut-être jamais découvert, parce qu’il était tout simplement un… embryon.

    Le recul pour mieux sauter

    Gehlen-Koestler[Ci-contre : Schéma présenté par Koestler dans Le Cheval dans la locomotive : l’évolution, perçue non comme linéaire mais comme zig-zaguante, avec des “reculs pour mieux sauter”]

    La néoténie (ou pédomorphose ou encore juvénilisation) semble jouer un rôle capital dans la stratégie de l’évolution. Le néoténie implique un retrait par rapport aux formes adultes trop spécialisées, moins malléables. Les stades antérieurs de l’évolution ontogénétique permettent une réorientation, un changement de cap. Le fleuve de la vie remonte en amont. C’est, dit Arthur Koestler, un recul pour mieux sauter. Ce “modèle stratégique” se retrouve dans les sciences et dans les arts. L’évolution biologique est l’histoire des sorties hors des impasses de la sur-spécialisation, tout comme l’évolution des idées est le produit du refus des habitudes mentales et des routines sclérosées. L’émergence de nouvelles formes dans l’évolution et la création d’innovations culturelles partagent le même modèle : celui du faire et défaire (undoing-redoing). On constate donc par analogie, que ni l’évolution biologique ni le progrès culturel ne suivent une ligne continue ; ni ne sont strictement cumulatifs. Les deux types de progrès suivent le tracé d’un zig-zag. Ainsi, dit Koestler, la science ne progresse qu’aux époques immédiatement postérieures aux changements de paradigme. Autrement, la science entre dans u ne période de “consolidation” où règne une rigidité propre à toutes les orthodoxies. C’est l’impasse de la sur-spécialisation, analogue à la position du koala dans le règne animal.

    Spengler : féconde barbarie

    Mais précisons. La nouvelle structure théorique émergente n’est pas tout simplement ajoutée au vieil édifice ; son point de départ est là où l’évolution des idées a adopté une fausse piste. Comme en littérature et dans les arts, le tracé en zig-zag de l’évolution est bien en évidence ; quand une école succombe à la décadence du maniérisme, la crise se résoudra inévitablement par le fameux “recul pour mieux sauter”, amorce d’une révolution dans la sensibilité et dans le style. C’est ainsi qu’il faut comprendre le mot de Spengler, qui a tant heurté les âmes sensibles du vieux monde, tout occupées à cultiver leurs pénibles mièvreries : « Les temps sont venus où il n’y aura plus de place pour les âmes molles et les idéaux faibles. Elle se réveille, l’antique barbarie cachée et neutralisée pendant des siècles derrière la rigidité des formes d’une haute culture. Mais cette culture a achevé son cycle. Et la civilisation a commencé. La barbarie veut vivre une joie saine de guerrier, elle méprise la pensée rationaliste d’un siècle saturé de littérature. L’instinct dompté veut se débarrasser de la pression qu’exercent sur lui les idéaux livresques. Il nous faut un pessimisme de la bravoure ! ».

    Koestler, pour illustrer son propos, nous parle de la différence entre pédomorphose — ce que nous venons d’expliquer — et gérontomorphose. La pédomorphose, avons-nous dit, permet une certaine plasticité. La gérontomorphose, c’est la modification de structures pleinement adultes et déjà hautement spécialisées. La gérontomorphose ne peut donc conduire à des changements radicaux et à de nouveaux départs. C’est ce qu’Arnold Gehlen appellera die Statik des unbewegtbewegten der modernen Kultur (le statisme du mouvant immobile de la culture moderne) ou encore die fortschrittlose Ruhelosigkeit des Betriebs (L’activité sans repos qui n’amorce aucun progrès). Au fond, le monde de la Zivilisation, au sens spenglérien du terme, ne tolère que des modifications fort superficielles parce qu’il craint et refuse le risque. Aux défis (les challenges décrits par Toynbee), il est incapable d’apporter des réponses (responses chez Toynbee) satisfaisantes, parce qu’il s’obstine à parier sur les idéologies dominantes.

    Néoténie et régénération

    Mais revenons à la néoténie strictement biologique. Nous devons également mentionner le phénomène de “régénération”, souvent confondu avec celui de reproduction. Quand on parle de régénération, il faut parler du phénomène qu’on constate chez les êtres les plus élémentaires. Lorsque l’on sectionne un ver ou une hydre, il se crée autant de nouveaux êtres qu’il y a de morceaux. Plus haut dans l’échelle de l’évolution, les batraciens sont encore capables de “régénérer” un membre ou un organe perdu. Ce mode d’auto-réparation s’accomplit au niveau ontogénétique. En revanche, l’auto-réparation phylogénétique est une série d’adaptation qui remodèle les structures mal adaptées en remontant l’échelle. La capacité de régénérer des parties du corps décroît au profit d’un accroissement de la puissance du cerveau et du système nerveux à réorganiser les comportements. Voilà qui détruit la conception réductionniste du système nerveux qui veut que celui-ci soit un automate condamné à répéter rigidement les mêmes réflexes. Finalement, la capacité de notre espèce à régénérer des parties du corps est réduite au minimum. Elle est remplacée par le pouvoir de remodeler les structures de pensée et de comportement En somme, de répondre aux défis critiques par des réponses créatives.

    Le XIXe siècle avait une vue-du-monde mécaniciste, basée sur la fameuse doctrine de Clausius à propos de la “seconde loi de la thermodynamique”. C’était très pessimiste. Cette loi prétendait que l’univers allait vers sa dissolution finale car l’énergie se dissipait constamment, inexorablement, pour terminer en une unique et amorphe bulle de gaz de température uniforme. Le cosmos, dans cette optique, était condamné à être dissous dans le chaos. Mais il a bien fallu constater que cette seconde loi de la thermodynamique ne s’appliquait qu’aux systèmes appelés “fermés” (par ex. un gaz enfermé dans un conteneur parfaitement hermétique). Les organismes vivants sont des systèmes ouverts qui se maintiennent en tirant constamment des matériaux et de l’énergie de leur milieu. Les systèmes vivants absorbent de l’énergie pour en recréer. L’input est inférieur à l’output. Ainsi, ces organismes sont avant tout actifs, et non pas seulement réactifs. Il y a création continuelle de nouvelles structures. Cette conception des choses se heurte naturellement au Zeitgeist, à l’esprit de notre temps. Tous les réductionnistes, enfermés dans l’étroit secteur du réel qu’ils privilégient arbitrairement, ne savent apprécier la valeur des multiples produits d’une infinie différenciation. Les phénomènes de la vie ne se réduisent pas aux lois de la physique mécaniciste.

    La logique de Lupasco

    Cependant, il y a moyen de saisir la réalité physique-à partir d’une logique nouvelle. À la logique aristotélo-scolastique traditionnelle, Stéphane Lupasco a proposé une logique de l’antagonisme, de l’hétérogénéité. En clair, c’est faire la distinction entre un système vital caractérisé par une hétérogénéité sans cesse dominante (nous l’avons vu) et un système inanimé, caractérisé par une homogénéité sans cesse dominante. L’univers est un lieu où s’affrontent les antagonismes ; l’homogénéité affaiblit les antagonismes ; elle est une sorte de principe de mort, préludant l’extinction et la disparition définitive. Cela vaut pour les espèces vivantes et pouf les cultures, dont Spengler disait qu’elles étaient des organismes. L’hétérogénéité est la vie, productrice infatigable de différenciations.

    L’apport d’Adolf Portmann

    Portmann-Adolf[Ci-contre : Adolf Portmann, le biologiste suisse qui n’a jamais cessé de s’interroger sur le mystère du vivant. Son influence sur Arnold Gehlen a été capitale. En effet, il a été l’un des premiers à avancer la théorie qui veut que le milieu culturel est comme un second utérus pour le bébé et le jeune enfant humain. De là, Gehlen déduit que notre culture est en fait notre nature. Et que sans un “dressage” approprié et minutieux dans la jeune enfance, les civilisations ne tiennent pas. Quand le dressage est négligé ou ébranlé, les civilisations s’effondrent, perdent leur tonus]

    Il serait trop long de parler ici de la fascinante personnalité d’Adolf Portmann et de toutes les facettes de son œuvre. Je me bornerai à parler de sa théorie la plus connue : celle de l’année extra-utérine de l’homme. Pour comprendre ce que Portmann veut dire par là, nous devons préalablement classer les mammifères en trois catégories :

    • 1) casaniers du nid (mammifères inférieurs)
    • 2) évadés secondaires du nid (chevaux, bovidés, …)
    • 3) casaniers secondaires du nid (l’homme).


    Cette théorie nous dévoile que le bébé est encore un embryon après sa naissance, que la première année de la vie de l’homme est une année embryonnaire. L’homme possède à la naissance un cerveau dont le poids est trois fois supérieur à celui des singes anthropomorphes. Mais la station verticale, qui lui est spécifique, il ne l’acquiert qu’après un an, presque en même temps que le langage. Ainsi, pour que l’homme ait le même stade que.les autres mammifères à leur naissance, la grossesse devrait durer 21 mois. Cette période de plus ou moins douze mois est d’une importance capitale pour notre espèce ; il se crée autour du bébé une espèce d’utérus social, où il apprend le langage et la communication. Le bébé apprend donc une foule de choses de l’extérieur. C’est la raison pour laquelle on parle de dressage (Dressur), c’est-à-dire d’acquisition de normes culturelles.

    C’est à partir de ce point de vue qu’Arnold Gehlen a pu affirmer que la nature de l’homme, c’est la culture. La culture, c’est notre “seconde nature”, basée sur un système instinctuel incomplet. Bien sûr, l’hérédité joue un rôle très important, mais par comparaison aux animaux, le donné héréditaire est largement “ouvert”. Ce donné détermine l’ampleur, la direction et l’intensité des actes posés par le sujet. L’hérédité ne détermine pas le contenu, la forme concrète des réalisations culturelles. Le langage constitue un exemple assez frappant : au début, toutes les potentialités sont présentes, c’est-à-dire que les balbutiements du bébé peuvent engendrer n’importe quelle langue, avec son système phonétique particulier. Par l’influence du milieu culturel, il s’opère une sélection phonétique et une syntaxe s’impose. Désormais, l’acquisition de sons étrangers se fera avec difficulté. Qu’on songe aux [θ] et [ð] anglais et à certaines voyelles anglaises, telles [ʌ], [ɔ̹], [x] que les Français sont incapables de prononcer spontanément de manière correcte. Notre [x] est plus proche du [ʁ] anglais ; les Français le prononcent sur un timbre plus aigu. Le [ʌ] se retrouve dans les dialectes ouest-flamands et le [ɔ̹] est courant en Brabant, alors que les Français privilégient le [o] long et ouvert, qui n’est pas toujours spontané chez nous.

    L’homme, nous enseigne Portmann, est une étape de la vie qualitativement nouvelle. Il a une position particulière, mais reste inclus dans la « symphonie cosmique » des manifestations du vivant. Il prend part au secret du vivant ; c’est pourquoi l’œuvre de Portmann inaugure une recherche biologique de type post-cartésien, qui tend à dépasser la séculaire opposition que les métaphysiciens scolastiques posaient entre l’âme et le corps. J’ai dit, il y a quelques instants, que les organismes ne sont pas seulement réactifs mais surtout actifs. Ce qui est décidément neuf dans la théorie de Portmann, c’est l’acceptation du fait que tous les êtres vivants participent au monde en tant que sujets qui ont une relation avec le monde qui les entoure. Ils ne sont plus conçus comme posés dans le monde. On constate qu’ils réagissent activement aux influences du milieu.

    La théorie de Bolk

    Toutes les recherches biologiques et anatomiques que nous avons mentionnées mettent l’accent sur les caractères non spécialisés de l’organisme humain. Mais ce n’est pas tout. Ces recherches ont également démontré l’impossibilité d’attribuer une ascendance simiesque à ces caractéristiques. C’est au contraire les primitivismes, les archaïsmes de notre organisme humain qui permettent de déduire notre position assez particulière dans le monde vivant. Louis Bolk, biologiste natif d’Amsterdam, soulignait la proximité biologique des anthropoïdes et des humains. Il concluait même que ces derniers descendaient d’ancêtres singes. Mais là où ses théories deviennent plus intéressantes, pour la démarche ultérieure d’Arnold Gehlen, c’est quand il tente d’apporter une réponse à deux questions : 1) Qu’est-ce qui est essentiel à l’organisme humain ? 2) Quel est l’essentiel chez l’homme en tant que forme ? En résumé, Bolk répond : ce n’est pas parce que les corps se sont dressés que l’homme est devenu ce qu’il est, mais c’est parce que la forme s’est humanisée que le corps s’est redressé. Bolk énumère toute une série de caractéristiques anatomiques humaines qui prouvent le caractère “embryonnaire” de notre espèce. Par exemple, l’orthognathie, l’absence de poils, la configuration du pavillon de l’oreille, la persistance des “coutures” là où se joignent les os du crâne, etc.

    NaefDes traits fœtaux devenus permanents

    [Ci-contre : Évolution vers la forme crânienne hominienne, au cours de la période tertiaire. D’après A. Naef. De gauche à droite : lémurien, anthropoïde, pré-hominien. L’anatomiste russe Bustrov compare le crâne volumineux du bébé à celui de l’homme adulte actuel. Progressiste, Bustrov estime que l’humanité future disposera d’un cerveau proportionnellement égal à celui du bébé]

    Toutes ces particularités de l’anatomie humaine sont des traits fœtaux devenus permanents. Pour être plus précis, disons que ces traits qui sont passagers chez les primates, parce que propre à leurs embryons, sont devenus stables chez l’homme. Bolk en conclut que les traits spécifiquement humains ne sont pas de nouvelles acquisitions, mais des stabilisations de stades passagers communs à tous les primates. Mais, et c’est là que Bolk est original, il faut parler de freinage dans l’évolution de notre espèce. Ce freinage, qui provoque la conservation de traits propres au fœtus, ne doit pas être extérieur mais intérieur. L’homme est un être retardé, ce que prouve notamment le temps anormalement long, nécessaire à l’accomplissement total de sa croissance. On doit parler d’une phase prolongée de l’enfance, ce qui n’est pas animal.

     

    Exemples :Poids à la naissanceCe poids X2 après
    Porc 02 kg 14 jours
    Bœuf 40 kg 47 jours
    Cheval 45 kg 60 jours
    Homme 3,5 kg 180 jours

     

    Les hommes “préhistoriques”, différents de l’homo sapiens ont dû avoir une croissance plus rapide. En effet, les squelettes d’enfants, découverts sur les champs de fouille, montrent qu’ils perdaient leurs dents de lait comme les perdent les primates anthropomorphes. Ce serait ainsi que se serait formé le menton que n’ont pas les primates.

    La retardation ne peut être due qu’à une action du système endocrinien. Celui-ci permet justement l’accélération ou la retardation du développement de membres ou d’organes. Si ce système endocrinien est, d’une façon ou d’une autre défectueux, on assiste à un développement qui va au-delà du stade où l’homme est resté stabilisé. Ainsi, le système pileux se développe, les os du crâne se soudent trop tôt ; les caractéristiques pithécoïdes sont toujours latentes et si le freinage rate, elles réapparaissent.

    J’ai déjà mentionné les dents de lait dont parle Bolk. Sa théorie est encore plus pertinente quand on aborde l’étude de la puberté. À quatre ans, les ovaires de la fillette sont déjà mûres, avant que l’organisme ne soit somatiquement apte à la grossesse. Vers cinq ans, commence une période de repos. Et, si à l’âge de onze ans ou de douze ans, le sujet est capable de se reproduire, il faut admettre qu’il reste une contradiction biologique parce qu’il faudra encore attendre quatre à six ans avant que le corps ne soit entièrement arrivé à maturité. Il y a donc une accélération de la croissance (de 11 à 12 ans), en même temps qu’une seconde retardation (de 12 à 16 ou 18 ans).

    L’essentiel chez l’homme, dit Bolk, est qu’il est le résultat d’une fœtalisation, que la marche de son existence est la conséquence de ce qu’il faut appeler la retardation. La fœtalisation de la forme est la nécessaire conséquence de la retardation de la forme dans son devenir.

    L’impact des théories de Bolk

    En bref, on peut dire que l’homme garde permanentes des situations juvéniles. Ainsi, l’hypothèse de Bolk, permet :

    • 1) de déduire de la retardation toutes les non-spécialités spécifiques de l’homme
    • 2) de déduire de la nécessaire longue durée de l’enfance, un cadre familial durable
    • 3) de rejeter les vieilles conceptions que l’on se faisait de l’homme primitif, conceptions qui veulent que celui-ci soit littéralement descendu du singe. L’hominisation provient du système endocrinien
    • 4) d’aborder le problème des races sous une lumière nouvelle. Avant Bolk, de nombreux auteurs avaient déjà parlé de différences issues de l’équilibre hormonal. Les races mongoloïdes ont, pour Bolk, des traits plus fœtaux que les autres races. Les Europoïdes ont certains de ces traits dans leur embryon. Les Négroïdes, écrit Bolk, se développent plus vite mais vieillissent également plus vite. Bolk poursuit son raisonnement en constatant que l’embryon négroïde présente des traits europoïdes que les adultes ont dépassés.


    Arnold Gehlen, après avoir passé en revue les hypothèses de Bolk, nous signale leur importance pour l’anthropologie. Elles confirment la non spécialité et la non adéquation de l’homme à un milieu naturel bien défini. En somme, sa caractéristique majeure est d’être plein de “manques”. Ainsi se pose impérativement la question de savoir si un tel être est viable ? On répondra, avec Arnold Gehlen, que l’action nous éclaire sur la fonction biologique de la conscience. Il évacue les faux problèmes du dualisme véhiculé par la métaphysique aristotélo-thomiste, pour se pencher sur le fondement de l’hominisation, donc de la culture, qui se trouve au cœur des phénomènes.

    L’œuvre d’Otto Storch

    Le zoologue Otto Storch (1886–1951) a souligné la rigidité de la motricité héréditaire des animaux. Storch veut parler du nombre peu variable de mouvements que peuvent exécuter les animaux et aussi leur faible capacité d’apprendre de nouvelles combinaisons de mouvements. L’homme au contraire a une motricité acquise, malléable et variable à un degré très élevé. On ne découvre que peu de mouvements instinctuels et quand on en découvre, c’est chez les enfants en bas âge. Storch oppose donc une motricité héréditaire, peu différenciée et propre au règne animal, à une motricité acquise, très variable et propre à l’homme. La caractéristique principale que l’on constate chez l’homme, c’est le nombre réduit d’actes génétiquement déterminés et le nombre élevé d’actes acquis. Cela correspond à la disposition constitutionnelle de l’homme à l’action, c’est-à-dire à la transformation intelligente de situations imprévues qu’il rencontre dans le monde. Gehlen conclut donc qu’une réaction seulement instinctive constituerait une fuite.

    Conclusions : l’homme et les institutions

    Rappelons-nous que Max Scheler avait réintroduit, à partir de son intuition intéressante et malgré elle, le schéma dualiste des philosophies médiévale et cartésienne. Mais, comme dans le schéma que Koestler nous livre dans son ouvrage (cf. supra), il faut partir du moment immédiatement antérieur à la rechute schélérienne dans le dualisme. Appliquons la stratégie du “recul pour mieux sauter” et renonçons aux thèmes devenus stériles. Ce n’est pas sur l’esprit figé dans on ne sait quelle empyrée qu’il faut raisonner mais sur le comportement “intelligent”, c’est-à-dire transformateur de l’homme. L’homme ne pourrait survivre dans la nature. Son activité intelligente le porte d’abord à des transformations constructives du monde extérieur : c’est ainsi qu’il se procure et se fabrique des armes, des vêtements, qu’il n’a pas organiquement puisqu’il n’a ni griffes ni canines acérées ni toison chaude.

    En poussant ses investigations plus loin, Arnold Gehlen a pu tirer des conclusions métapolitiques du plus haut intérêt. Il s’agit de :

    • la fonction de décharge des institutions
    • le dépassement du subjectivisme
    • l’analogie institution/idée.


    Les thèmes les plus importants de l’anthropologie sont ceux qu’aborde l’étude du droit, des mœurs, de la famille et de l’État. En bref, ce que Hegel appelait l’esprit objectif. Herder, Nietzsche et les biologistes dont j’ai parlés ont mis l’accent sur la pauvreté des instincts humains, sur la malléabilité du comportement de l’homme. Pour pallier cette pauvreté, l’homme a les institutions. Il se donne une définition courte mais riche.en enseignements des rapports qui existent entre la pauvreté instinctuelle et l’émergence des institutions : « Les instincts ne déterminent pas, chez l’homme comme chez l’animal, des modèles de comportement bien fixés. C’est pourquoi chaque culture choisit dans la pluralité des modes possibles de comportement qui s’offre à l’homme des variantes bien précises. Elles les érigent au rang de modèles, sanctionnés par la société et valables pour tous ses membres. Ainsi, l’individu se voit déchargé de la nécessité de faire trop de choix (c’est-à-dire d’être désorienté face aux multiples choix possibles). Ces institutions agissent en quelque sorte comme des poteaux indicateurs qui désignent à l’homme, submergé par les stimuli du monde sur lequel il s’ouvre, le chemin à suivre. Elles ont un effet indubitablement stabilisateur. Elles créent la “bienfaisante certitude” parce que l’individu se sait organiquement inclus dans un cadre professionnel, familial, national. C’est ainsi que se créent les mentalités » (Ilse Schwidetzky).

    Arnold Gehlen va plus loin. Il dit que, grâce à la fonction de décharge des institutions, la personnalité peut se construire. La personnalité n’est pas l’affirmation protestataire du moi mais l’utilisation des énergies économisées grâce au rôle stabilisateur des institutions, une utilisation créatrice de formes originales. On peut poser la question de savoir ce qui se passe quand les institutions d’un peuple s’effondrent à cause d’une guerre, de catastrophes, de révolutions. Les populations concernées entrent alors dans un monde d’insécurité profonde. L’art et la littérature sont les miroirs de ces états de choses. Kafka, par exemple, nous décrit un monde où les points d’équilibre n’existent plus, où un grand nombre de “centres” entament une sarabande infernale autour du sujet bouleversé par ce qui arrive. Dans de telles périodes, même la philosophie évacue la “raisonnabilité” qui lui était propre. Le désorientement des peuples est tel, dit Arnold Gehlen, qu’il faudrait peut-être écouter Samuel Beckett et comprendre qu’il n’y a plus rien à dire, qu’il faut se taire, ou énoncer des discours purement phatiques.

    Le débridement du subjectivisme par l’effondrement des institutions

    Si les institutions s’effondrent, Je subjectivisme ne connaît plus de bornes. Les individus ne prennent plus en considération que leurs “problèmes”, leurs “convictions” et leurs “idées” personnelles. Ils vivent leurs sentiments immédiatement en croyant qu’ils ont une importance supra-personnelle. Les idées ont besoin d’organisations pour se traduire dans les faits. Les idées ne se meuvent pas par elles-mêmes, comme Hegel le voulait. Prenons l’exemple du socialisme, qui a voulu réagir, à juste titre, contre le déracinement et l’effondrement social dû aux révolutions française et industrielle. Proudhon, Fourier, malgré la pertinence de leurs vues, n’ont jamais pu les réaliser dans le concret. Parce qu’ils n’avaient pas, comme le marxisme allemand, une discipline d’organisation. Les idées doivent pouvoir mobiliser des hommes pour s’insinuer, se capillariser dans la société.

    ► Robert Steuckers, Orientations n°13, 1991.

     

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    robocopArnold Gehlen et le problème de la morale

    [Ci-contre : Robocop, Paul Verhoeven, 1987 (Orion Pictures). Évolution humaine et techno-scientifique laissent intacte la question du choix moral]

    Les uns disent que la morale nous vient de Dieu. D’autres prétendent que si elle ne vient pas de Dieu, il faut imposer l’idée qu’elle en vient effectivement. En guise de preuve, ils nous avancent l’exemple du meurtre. Qui est le plus coupable ? Celui qui tue l’image de Dieu ou celui qui tue le produit final et aléatoire de milliards d’années de sélection naturelle ? Pour l’évolutionniste, la sélection naturelle procède davantage du miracle que la création de Dieu. En effet, pour l’évolutionniste, le tour de passe-passe de la nature, qui a réussi à changer une molécule d’ADN en un Shakespeare est plus étonnant, plus merveilleux, plus fantastique que la transformation par un abracadabra de Yahvé d’une motte de terre en un Adam.

    La plupart des gens, et, avec eux, la plupart des meurtriers, ne voient pas les choses de cette façon. Si l’on donne un revolver ou un fusil à un quelconque quidam et qu’on lui demande de tuer soit un primate amélioré (un homme) soit une œuvre du Tout-Puissant, il y a beaucoup plus de chance qu’il tuera le primate en pantalons, car, ainsi, il croira ne jamais devoir subir le courroux de Dieu. Même l’incroyant craint de tuer une créature en relation avec le divin ; le meurtre, en effet, est associé à de sombres connotations : pas seulement des dizaines d’années de prison mais des milliers d’années en enfer…

    Toutes choses étant égales, une morale sanctionnée par la religion s’avère plus solide. Même les athées doivent admettre que, face à un impératif moral spécifique comme le Sixième Commandement, les fulminations tonnées du haut de la chaire de vérité ont plus d’impact que le simple bon sens ou l’instinct.

    La source instinctuelle de la morale

    Justement : parlons d’instinct. C’est une notion qu’il ne faut pas trop prendre à la légère. Car il semble de plus en plus évident que l’instinct est la source de toute éthique, qu’elle soit divine ou séculière, qu’elle émane des hautes sphères de la société ou qu’elle soit dictée par le rude mode d’existence des classes confrontées au besoin. La morale, comme nous l’a enseigné l’école moderne de l’éthologie (qui a tiré quelques-uns de ses arguments les plus significatifs de Spencer, de Nietzsche et d’autres sages du XIXe siècle), est, pour une large part, une codification intériorisée, une hypostase et une rétention d’instincts, parfois guerriers, qui, pendant plusieurs milliers de siècles, ont prouvé qu’ils avaient une valeur pour la survie de l’espèce humaine et de certains animaux.

    Les deux codes

    Herbert Spencer, qui réussit à hisser le darwinisme hors des plus sombres sentiers des sciences sociales, développa une réflexion sur les codes d’amitié et d’inimitié. Les codes d’amitié consolidaient la solidarité familiale en accentuant l’amour maternel et filial, la socialité, la charité, la réciprocité : bref, toutes les vertus domestiques qui pouvaient aisément être étendues à la tribu et aux sociétés patriarcales et féodales. Le code d’inimitié, lui, s’appuyant sur l’amour du prochain, qui cimentait solidement les familles et les tribus, le transformait simultanément en haine du lointain, en animosité pour l’étranger et l’outsider, en ce type d’émotion qui déclenche l’homicide ou les massacres de masse, tout en soudant tout aussi solidement le sens de l’honneur, du sacrifice et de l’obéissance parmi les tueurs. Pour le code de l’inimitié, tout tend à négativiser l’autre, tandis que pour le code de l’amitié, tout tend à le positiviser. Le code de l’inimitié est la source de toute intolérance la racine de tout esclavage, de tous les tabous contre les mésalliances, de tout dédain inné pour l’étranger et ses œuvres ; bref, une froideur d’âme totale, tant sur le plan physique que sur le plan moral.

    Il y a quelque chose de très moral, de “chrétien”, disait-on dans nos sociétés marquées par le message judéo-chrétien, dans le code de l’amitié ; l’amour de ceux de notre espèce, l’amour du voisin, le respect pour la vie, les soins apportés aux malades et aux blessés, tels étaient les moteurs de cette coopération sociale qui insufflait l’idéal du travail d’équipe, l’esprit de solidarité entre les membres du clan des chasseurs. À l’inverse, il y a quelque chose de très immoral dans le code de l’inimitié. Il met l’accent sur la violence contre l’intrus ; il permet et encourage des actes qui, s’ils étaient commis à l’intérieur du groupe, seraient condamnés comme des crimes odieux.

    Les philosophes, les prédicateurs et les hommes de lettres ont toujours été conscients de ces jeux de comportement abruptement polarisés, qui simplifiaient toujours tout outrancièrement, transformant les sentiments jusqu’à dédoubler les personnalités, à la mode de Dr. Jekyll & Mr. Hyde. Pour accentuer la dichotomie, et pour la confirmer ipso facto, on a moralisé des modèles de comportement, faisant des uns des vertus et des autres, des vices. Les vertus étaient attribuées à Dieu, les vices au Diable. Parfois, on reconnaissait le socle instinctuel de ces vertus et de ces vices, mais on n’allait jamais très loin. Aujourd’hui, malgré que le gène soit reconnu comme partie intégrante de la physiologie occidentale, au même titre que la cellule sanguine, la science des instincts ne franchit pas cette barrière subtile qui permettrait de la vulgariser pour le grand public.

    Les agriculteurs et les nomades savent depuis des millénaires que les animaux peuvent être élevés selon leur tempérament. Par croisement, on peut injecter de l’agressivité dans les taureaux, injecter l’instinct de tuer chez les coqs de combat. S’il prenait l’envie à un éleveur qui aurait le temps, en une douzaine de générations, il pourrait créer une race de colombes tueuses. Et puisque ces dispositions ont une connotation morale chez l’homme, on en conclut, parfois, que la moralité peut être obtenue par sélection et croisement chez les humains : voilà un fait qui ébranle les théologiens, y compris ceux qui sont de conviction marxiste…

    Cette idée a suscité l’attention, récemment, des fondateurs de l’éthologie, Nico Tinbergen, Konrad Lorenz et Irenaus Eibl-Eibesfeldt, qui ont démontré que même les comportements les plus compliqués des oiseaux ou des mammifères sont les produits exclusifs de l’inné. Sur base de ces découvertes, qui pourrait nier que la morale deviendra bientôt une science, comme le prédit Raymond Cattell (1) ?

    L’humanisme est une perversion des instincts d’amour

    Au début de notre siècle, le philosophe Henri Bergson interprète la théorie de Darwin comme un élan vital et démontre qu’il existe deux sources de la morale. La première de ces sources est constituée par la famille ou la tribu en cela Bergson est d’accord avec Spencer. Le second est l’humanisme, qui consiste en un amour fraternel que l’on voue indistinctement à tous les hommes, en une égalité pour tous partout et en cette sorte de libéralisme sentimental que l’on trouve dans les éditoriaux du New York Times. Bergson considérait que l’extension de l’éthique familiale et sa transformation en humanisme constituait un « progrès ». Arnold Gehlen pense le contraire. Dans son ouvrage capital, Moral und Hypermoral, Gehlen démontre, de manière irréfutable, que l’humanisme (plus exactement : l’humanitarisme) n’est pas progrès, qu’il ne constitue nullement une extension de l’éthique familiale, mais, au contraire une odieuse perversion de celle-ci.

    L’humanitarisme naît avec l’effondrement de l’Empire d’Alexandre le Grand

    Cette perversion, écrit Gehlen, est devenue une menace pour le monde après la mort d’Alexandre le Grand, lorsque ses successeurs découpent son éphémère empire macédonien en portions qu’ils s’attribuent, avant de s’entre-déchirer pour agrandir leur part du gâteau. Le code de l’amitié n’avait plus d’impact, puisque les familles avaient été dispersées et que le système tribal avait été à demi oblitéré par des entités politiques artificielles, imposées par coercition dans un chaos de races et de cultures hostiles et inassimilables les unes aux autres. Désespérés, les nouveaux rois et les généraux ordonnèrent à leurs sages, leurs “intellectuels” et rhétoriciens, de créer une idéologie qui empêcherait leurs sujets erratiques de s’entre-égorger allègrement ou de s’en prendre à leurs dirigeants. Et comme les philosophes cyniques et stoïciens qui élaborèrent ce projet étaient pour la plupart des Proche-Orientaux, anti-grecs d’esprit et congénitalement hostiles aux “militaristes” macédoniens, ils ne tardèrent pas à forger un code niveleur, qui, rapidement, tempéra et annihila la vigueur propre des soldats grecs qui avaient rendu possibles les conquêtes d’Alexandre.

    À la suite de cette première manifestation d’égalitarisme, on n’a plus jamais cessé de vouloir transformer de larges strates de l’humanité en une et une seule famille. Tous étaient désormais égaux. L’amour maternel se voyait “élargi” en un altruisme international. La haine n’était plus tenue en réserve pour l’étranger agressif ou récalcitrant mais pour le concitoyen refusant d’accepter “l’ordre nouveau” et décrété définitif qu’on lui imposait. Ce n’était plus l’individu, la famille ou le groupe ethnique qui détenaient une responsabilité pour ses actes ou pour ses pensées ; il n’y avait plus qu’une seule personne responsable : le tyran.

    Cet humanisme altruiste généralisé, qui ne responsabilise plus que le tyran, s’accompagne d’une mise en scène, où l’humanité devient un troupeau pacifique, jouissant d’une existence heureuse, sous la houlette d’un berger bienveillant ; telle est bien l’image idyllique récurrente, depuis la poésie pastorale qui exaltait la nostalgie de l’Âge d’Or jusqu’aux mythes du bon sauvage, jusqu’aux utopies toujours ensoleillées, au rousseauisme et à certains conservateurs pastoralistes, gauchisants et écologisants, de la lunatic fringe, de la marginalité folle.

    la distorsion subie par l’éthique familiale, transformée en un absolutisme moral hissé à l’échelle planétaire, a servi de base éthique à diverses tentatives de construire des empires universels définitifs, depuis les papes temporels du Moyen Âge jusqu’aux architectes du One-Worldism actuel. Or l’humanitarisme a causé plus de problèmes qu’il n’en a résolus. Ne laissant aucune place aux exutoires naturels des instincts agressifs, cet humanitarisme retourne l’agressivité vers l’intérieur, contre l’État et la famille elle-même. Dans un monde oblitéré par l’humanitarisme, où tous les hommes seraient frères et où la guerre seraient démodée ou rendue impossible, la violence risque d’exploser au moment et à l’endroit où l’on s’y attend le moins. Dans les médias, on entend désormais des discours incendiaires, réels ou fictifs des scènes de violence extrême sont présents à la télévision ; le peut écran montre le sang que l’on ne voit plus couler de vivo. Paradoxalement, dans cette société, l’ennemi, c’est l’homme qui tient tenacement à la vieille éthique familiale et tribale, d’où l’humanitarisme est issu ! On le traite de “raciste”, de “réactionnaire”, d’anomalie sociale ; il doit être réduit au silence, parce que ses affects amicaux/positifs sont dirigés vers son frère réel plutôt que vers son frère nominal.

    La “mesmérisation” des femmes

    la tragédie, à laquelle conduisent toutes ces frustrations et anomalies, c’est que, dans le même cœur humain, on fait se déclencher des conflits moraux, furieux et destructeurs. Cette confrontation intérieure incessante est souvent une charge psychologique insupportable. Les principales victimes en sont les femmes. Leur amour instinctuel pour les enfants et leur souci de la nécessité biologique de préserver la vie, la famille et le foyer font qu’il a été possible de les “mesmériser” en masse, à coup d’appels humanitaristes exhortant à l’amour pour tous les enfants, toutes les familles et tous les foyers. Les responsables de cet élargissement inconsidéré de l’instinct de famille et de cette “mesmérisation” à grande échelle sont les intellectuels de gauche, cette caste de nouveaux prêtres. Caste qui promeut l’humanitarisme après avoir combattu l’éthique familiale.

    L’humanitarisme, prophétisait Gehlen, ne peut fonctionner parce qu’il veut appliquer les critères de l’éthique tribale à de trop vastes agglomérats de nations et de peuples. Et ce qui n’est pas accepté naturellement et volontairement ne peut qu’être imposé par la coercition. En conséquence, un jour viendra où les tyrans de gauche, aux discours humanitaristes, seront déboulonnés et que les différents peuples de la terre rejetteront l’hypocrisie humanitariste, retourneront à l’éthique familiale/tribale et reconstruiront leurs modes de vie spécifiques, raviveront leurs propres cultures.

    Les meilleures pages de Gehlen sont celles où il décrit la composante idéologique principale de l’humanitarisme, le Massenlebenswert, terme qu’il reprend de Werner Sombart [in : Le socialisme prolétaire, 1924] et qui signifie “valeur pour vivre dans la société de masse”. Ce qui veut dire, en clair, que les masses détiennent désormais le droit d’avoir un niveau de vie élevé, idéal inconnu avant la révolution industrielle. Aujourd’hui, dans l’espace du Gros-Occident, ce droit est devenu un canon moral, dont les implications politiques sont évidentes. À ce stade-là de l’histoire, tout homme politique qui ne réclame pas d’emblée de plus hauts salaires, un accroissement général des services, plus de bien-être et de plus grosses allocations de retraite, de façon à ce que chacun puisse “jouir de la vie”, sera considéré comme non moral. Pourtant, à ce même stade, il est devenu immoral de polluer l’environnement. D’où dilemme : consommer davantage signifiant polluer davantage, l’homme politique doit déployer des trésors d’hypocrisie pour concilier simultanément ces deux impératifs contradictoires.

    Gehlen, dans Moral und Hypermoral, nous donne une quantité d’exemples complémentaires de cette hypertrophie moralisante qui accompagne l’humanitarisme et la perversion des éthiques familiale et tribale. En énumérant ces exemples, Gehlen dénonce le paradoxe du moralisme moderne : plus les hommes sont obnubilés par une morale universelle, plus la morale/moralité personnelle de l’individu se dessèche et se tarit. Et quand notre morale/moralité se tarit et se dessèche, inconsciemment, nous assumons moins de responsabilité pour nos actes, tout en demandant à l’État d’en assumer davantage. Étant devenus des monstres du point de vue de la morale, nous transférons nos prérogatives morales à l’État. Celui-ci, ensuite, force la population à accepter une morale humanitariste, contraire dans ses ressorts aux impératifs de la nature et de l’évolution ; de ce fait, l’État acquiert un jeu nouveau et complexe de fonctions, y compris celles de “bonne d’enfants”. « Le Léviathan — explique Gehlen — hérite toujours davantage des caractéristiques de la vache à lait ».

    Arnold Gehlen est décédé à Hambourg en 1976. À cette date, pas une page de son œuvre capitale n’avait été traduite en anglais (ni en français, ndt), en dépit du fait que ses livres ont été édités par dizaines de milliers d’exemplaires en Allemagne et traduits en espagnol, en italien, en japonais et en tchèque. Une excellente traduction anglaise de Moral und Hypermoral a été refusée par la plupart des presses universitaires américaines importantes. Consolons-nous : les idées intemporelles ont l’habitude de conquérir l’espace de là temporalité.

    Les censeurs, appartenant à la minorité intellectuelle de gauche, ont sans doute, jusqu’à la mort de Gehlen, tenté de refouler son œuvre, de l’ostraciser. Peine perdue : inéluctablement elle finira par percer, tant elle est importante. Incontournables, en effet, sont les remarquables contributions de Gehlen à la sociologie et à l’anthropologie philosophique, un domaine de l’esprit nouveau dans l’espace anglo-saxon. Nouveau et très prometteur.

    ► William Hoskins (Cambridge, 1976), Orientations n°13, 1991.

    Note :

    (1) Raymond B. Cattell, professeur à l’Université d’Hawaï, est l’auteur d’une quantité de travaux d’anthropologie, visant à établir, sur des bases scientifiques, la psychologie des groupes de population et ses dimensions héréditaires. R. B. Cattell est également le théoricien du “beyondism”, une approche de la morale qui tient compte des découvertes de l’éthologie.

    ◊ Bibliographe :

    Les œuvres complètes d’Arnold Gehlen sont publiées chez l’éditeur Vittorio Klostermann. Cette édition compte 10 volumes :

    • Vol. 1 : Philosophische Schriften I (1925-1933)
    • Vol. 2 : Philosophische Schriften II (1933-1938)
    • Vol. 3 : Der Mensch : Seine Natur und seine Stellung in der Welt - Textkritische Edition auf der Grundlage der Ausgabe letzter Hand und der 1. Aüf. von 1940
    • Vol. 4 : Philosophische Anthropologie und Handlungslehre
    • Vol. 5 : Institutionenlehre : Urmensch und Spätkultur und andere Schriften zur Philosophie der Institutionen
    • Vol. 6 : Studien zur Industriegesellschaft Sozialpsychologische, soziologische und kulturanalytische Schriften
    • Vol. 7 : Einblicke
    • Vol. 8 : Sozialregulationen : Moral und Hypermoral und andere Schriften zur Ethik
    • Vol. 9 : Philosophie und Soziologie der Kunst. Zeit-Bilder und andere Schriften zur Asthetih
    • Vol. 10 : Vermischtes (Diskussionen, Rezensionen), Bibliographie, Biographisches.

     

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    pièces-jointes :

     

    GehlenArnold Gehlen

    « Dans mes travaux, vous trouverez beaucoup d’idées qui viennent de Gehlen, en particulier tout ce qui concerne la Weltoffenheit, l’“ouverture au monde”, qui est l’un des traits distinctifs de l’homme par rapport aux animaux (…) En discutant ensemble, nous nous sommes mutuellement beaucoup appris (…) Gehlen est vraiment un découvreur ». Gehlen le découvreur, ainsi que le qualifiait le professeur Konrad Lorenz dans l’entretien qu’il accordait il y a deux ans à Nouvelle École (n°25-26), est décédé subitement le 30 janvier dernier dans une clinique d’Hambourg où il avait été hospitalisé deux mois auparavant.

    Le plus célèbre des philosophes allemands contemporains venait de fêter son 72e anniversaire. Il naquit en effet le 29 janvier 1904 à Leipzig, où il effectua ses études secondaires. D’abord élève du philosophe Max Scheler à l’université de Cologne, il passe avec succès son doctorat d’État de philosophie en 1930 — à l’âge de 26 ans ! — à l’université de Leipzig. Sa thèse qui porte sur L’esprit réel et irréel, commence par cette phrase : « La philosophie est la science qui s’efforce de saisir le caractère élémentaire de la réalité ». Ce programme introduit à toute une œuvre centrée sur l’anthropologie philosophique et une doctrine des institutions.

    Les premiers travaux d’Arnold Gehlen traitent de l’idéalisme allemand et de Fichte en particulier. De cette période, au cours de laquelle Gehlen obtient la chaire de philosophie de l’université de Leipzig, trois titres sont à retenir : Theorie der Willensfreiheit (Berlin, 1933 ; deuxième édition sous le titre Theorie der Willensfreiheit und fruhe philosophische Schriften, Neuwied, 1965) ; Der Staat und die Philosophie (Leipzig, 1935) et Deutschtum und Christentum bei Fichte (Berlin, 1935). En 1940 parait, à Berlin, son ouvrage capital, Der Mensch : Seine Natur und seine Stellung in der Welt que le philosophe n’a cessé de retravailler et qui ne compte pas moins de dix rééditions (la dernière en date est celle de 1974 à Francfort, Athenaion éd.). Ce traité sur L’homme : Sa nature et sa position dans le monde, a pour point de départ la constatation d’une différence de nature entre l’homme et l’animal. Si pour Nietzsche l’homme est biologiquement un « être sans assurance », Gehlen précise : un être à qui il manque quelque chose, l’environnement, la sécurité, l’instinct de préservation. Ce « déficit biologique » représente en même temps une « ouverture au monde » qui doit être régularisée par la culture et les institutions.

    Le grand sociologue allemand, Helmut Schelsky — avec lequel Arnold Gehlen avait publié un manuel de Soziologie (Dusseldorf, 1957 ; 7e édition, 1968) — a pu comparer le livre Der Mensch à celui d’Alexis Carrel, en lui accordant tout autant d’importance pour l’histoire des idées du XXe siècle qu’à l’œuvre de Sigmund Freud. De fait, Arnold Gehlen pouvait écrire dans un travail ultérieur, Anthropologische Forschang (Hambourg 1961, Rohwohlt éd. ; 10ème édition : id., 1974) :

    « Je représente un point de vue totalement opposé à celui du XVIIIe siècle. Il nous faut maintenant un anti-Rousseau, un philosophe du pessimisme et du sérieux de la vie. Pour Rousseau [ou plutôt le rousseauisme] le retour à la nature signifie que la culture aliène l’homme, bon et juste par essence. En fait, il est prouvé aujourd’hui que l’état de nature chez l’homme, c’est le chaos. La culture, c’est ce qu’il y a d’improbable, de non-donné : le droit, les mœurs, la discipline, l’hégémonie de l’éthique ».

    Ce qui l’amena à lancer le célèbre appel : Zuruck zur Kultur ! (“Retour à la culture !”). Ainsi, à l’opposé des thèses rousseauistes de gauche (que l’on pense au phénomène hippie des “communes vertes”, et, plus globalement, au courant socialiste rejetant les institutions considérées comme aliénantes), mais aussi de droite (voir par ex. les extrémistes du courant “völkisch” rêvant avec nostalgie à un âge d’or rural et pacifique dont l’État aurait été absent), Arnold Gehlen soutient que l’homme ne pourra échapper à la retombée dans le chaos originel que par l’action éducative — en même temps que contraignante — exercée par des institutions bien assises. Cette doctrine va en faire le maître à penser du courant néo-conservateur allemand en pleine renaissance depuis 1969. La parution la même année de son seul ouvrage vraiment politique, Moral und Hypermoral, eine pluralistische Ethik (Francfort ; 2e édition, id., 1970) confirme ce caractère non conformiste de la position de Gehlen dans un pays nivelé par la “rééducation” américaine.

    Aussi, bien qu’il reçoive en 1971 le Prix-Konrad-Adenauer, les autorités universitaires de la République fédérale le tiendront relativement à l’écart. La seule nomination professorale qu’il recevra en trente ans sera celle de la chaire de philosophie de… l’université technique d’Aix-la-Chapelle. Comme l’a dit l’un de ses plus éminents collègues, voilà qui n’est pas à l’honneur de l’Allemagne libérale. La mode intellectuelle, il est vrai, n’allait pas dans le sens de Gehlen, mais plutôt dans celui des néo-marxistes de l’École de Francfort, qui accaparèrent toutes les places fortes de la philosophie allemande en l’espace de vingt ans. C’est d’ailleurs avec le représentant le plus en vue de cette école, Theodor Adorno, que Gehlen entamera une longue et fameuse polémique dans les années 1960.

    À l’inverse, pour les marxistes-léninistes orthodoxes, Arnold Gehlen sera considéré comme un interlocuteur de premier ordre, respecté, voire même approuvé sur certains points. Ainsi le philosophe marxiste de Berlin-est, Wolfgang Harich, entretiendra-t-il une correspondance de plusieurs années avec Gehlen, et fera son éloge dans un quotidien de Francfort, quelques jours après sa mort. Ne faisant pas de concessions aux modes du temps, critique à l’égard de ses contemporains, mais fraternel envers ses cadets, Arnold Gehlen domina son époque d’une stature que l’on a pu comparer, au physique comme au moral, à celle d’un officier prussien.

    ► François Dirksen, éléments n°14-15, 1976.

     

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    “Essais d’anthropologie philosophique”, d'Arnold Gehlen : l’homme, cette créature lacunaire

    • Recension : Essais d’anthropologie philosophique d’Arnold Gehlen. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 190 p., 24 €.

    ***

    GehlenDans l’histoire de l’anthropologie, l’Allemagne du XXe siècle est une page manquante. À cela deux raisons principales. La première est qu'elle ne disposait pas, comme la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis, d'un empire colonial ou de réserves indigènes fournissant des objets d’étude commodes. La seconde est que les départements d’anthropologie allemands ont souvent endossé les thèses racistes du régime nazi, dont ils payent aujourd’hui encore la culpabilité.

    Pourtant, c’est en Allemagne que le projet d’une science de l'homme s’est pour la première fois formulé à l’époque des Lumières, avec Kant et les frères Humboldt, et c'est là que s’est forgé le concept de “culture”, définissant l’objet de l’anthropologie. Au cours du XIXe siècle, l’Allemagne a formé de remarquables voyageurs et ethnographes, attentifs à la diversité des langues et des mœurs, comme Adolf Bastian (1826-1905) ou Karl von den Steinen (1855-1929). Un passionnant numéro de la Revue germanique internationale, dirigé par Olivier Agard et Céline Trautmann-Waller (n°10/2009, éd. CNRS) montre ainsi que l’anthropologie allemande a toujours oscillé entre philosophie et sciences, entre le transcendantal et l’empirique. Mais le drame nazi a fait préférer en France le langage plus spéculatif de la phénoménologie à des travaux empiriques fourvoyés dans le racisme.

    Plasticité du cerveau

    D'où l'intérêt de la publication d’un des auteurs majeurs de l’anthropologie allemande du XXe siècle : Arnold Gehlen (1904-1976). Celui-ci semble pourtant emblématique des compromissions académiques. Entré au parti nazi en 1933, il doit sa carrière fulgurante à la mise à l’écart de son directeur de thèse, le biologiste et philosophe pacifiste Hans Driesch. Il écrivit en 1935 une Philosophie du national-socialisme qui resta dans ses tiroirs. Son grand ouvrage s’intitule sobrement Der Mensch. Publié en 1940, c’est une référence centrale, bien que très critiquée, pour les penseurs allemands de l’après-guerre, Theodor Adorno, Jürgen Habermas, Hans Blumenberg (1), Niklas Luhmann, Axel Honneth…

    Pourquoi, alors, rééditer un tel auteur ? La traduction d’une série de textes de Gehlen allant de 1952 à 1975 permet de prendre connaissance d'un courant intellectuel dont il fut un des représentants majeurs : l'anthropologie philosophique. Loin de former un groupe uni, il s’agit plutôt d’une constellation de penseurs, souvent rivaux, qui avaient pour point commun de construire une philosophie de l’homme à partir des données biologiques, au moment où Heidegger le faisait à partir de la seule “question de l'être”. Gehlen parle de ces contemporains — Max Scheler, Helmut Plessner, Adolf Portmann — pour délimiter son propre projet avec une force conceptuelle à la limite de l'arrogance, ce qui rend la lecture de ses textes à la fois fascinante et irritante.

    Au fondement de cette anthropologie, il y a la formule du philosophe Herder (1744-1803) : “L’homme est une créature lacunaire” (Mängelwesen). Cette intuition romantique — reprise en France par Bataille : “l’homme est ce qui lui manque” — est développée par la paléontologie et l’éthologie, basées sur l’observation des restes humains et des comportements animaux. Ce qui distingue l’homme des autres animaux est un retard dans le développement. La maturation organique — la station debout — n’est atteinte qu’après la première année extra-fœtale, et implique donc une adaptation à l'environnement. Autrement dit, l’homme est l’être dont la nature implique le travail de la culture.

    Le projet de Gehlen est de décrire ce travail culturel à partir d’une analyse de l'action. L'action humaine est fondamentalement risquée : elle se projette dans un monde inconnu. La fonction du langage est d'inhiber cette projection immédiate en représentant les possibles dans un espace d'interaction. L’esprit se manifeste ainsi par le “hiatus” entre le corps et le monde, et par la plasticité du cerveau dans son ouverture à une multiplicité de comportements. Loin d'être l'aboutissement de la nature, comme chez Scheler, l’esprit humain est pour Gehlen le signe d’un manque : “L’esprit de l’être humain participe de l’ambiguïté de cette créature et du risque d’échec”.

    Rien de raciste dans tout cela. Au contraire : comme le signale Jean-Claude Monod dans sa brillante préface, Gehlen mettait en doute la notion de race dans sa Philosophie du national-socialisme. Mais son anthropologie fragilise tellement l’homme qu’elle finit par donner beaucoup trop aux institutions, puisque celles-ci sont destinées à “soulager” la "créature lacunaire" de ses défauts naturels. L’intérêt de la position de Gehlen après la guerre est de proposer une critique conservatrice de la technique, qui ne recourt pas à une nature supposée bonne mais au travail culturel des institutions.

    L’anthropologue reprend ici des propos de Nietzsche sur la nécessité d'un “dressage” de l'humanité. Mais les exemples qu’il donne révèlent un certain aveuglement. Comme celui-ci : le pilote qui largue sa bombe est-il vraiment “soulagé” de sa pulsion agressive par la technique ? Ne faut-il pas faire intervenir d'autres causes à son geste ? L’analyse de l’action risquée occulte de façon problématique le contexte catastrophique dans lequel Gehlen l’a formulée.

    ► Frédéric Keck, Le Monde du 08.04.2010.

    (1) De Hans Blumenberg, signalons L'Imitation de la nature et autres essais esthétiques, Hermann, 176 p., 25 €.

    Gehlen

     


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