• Guerre du Golfe I

    L'Europe fracturée

    Entretien avec Antonio Gambino, chroniqueur politique à L'Espresso


    Mehdi_Sadeghi_18_09_06_Iran.200.jpg« La Guerre du Golfe [1990-1991] ne nous a rien appris de neuf sur la totale incapacité de l'Europe à assumer un rôle politique autonome par rapport aux États-Unis sur la scène internationale. Cette guerre a tout simplement confirmé ce que nous savions déjà ». Antonio Gambino n'utilise pas de circonlocutions verbales pour définir la condition minoritaire qui caractérise notre continent ; depuis des années, dans ses rubriques hebdomadaires de l'Espresso, et avec ses livres (le dernier en date est Europa invertebrata, publié chez Mondadori), il s'est révélé l'un des observateurs les plus attentifs et les plus critiques de la politique européenne.


    • Q. : Depuis la Guerre du Golfe, il n'y a plus lieu d'espérer voir la CEE se transformer en un pôle politique qui serait en mesure de dialoguer sur un pied d'égalité avec la superpuissance américaine ?

    AG : La faiblesse de la position européenne était déjà parfaitement perceptible avant que n'éclate ce conflit. Les problèmes ne sont pas apparus avec lui ; ils proviennent de la vaste pluralité des cultures et des parcours historiques qui caractérisent le Vieux Continent. Mais si au cours des dernières décennies, les liens nationaux se sont atténués, de profondes différences subsistent, auxquelles sont liées des intérêts de natures diverses. La CEE a vu le nombre de ses adhérents augmenter au cours des années mais au détriment de sa cohésion. L'Angleterre y est entrée en conservant une bonne part de ses réflexes insulaires et avec l'intention de garder ses liens privilégiés avec les États-Unis. Le Portugal et la Grèce ont apporté le poids de leur développement économique, inférieur par rapport au noyau des pays fondateurs. Il est difficile de penser que de tout cela découlera une homogénéité suffisante. En fait, cette homogénéité n'arrivera jamais…

    • Pour quelle raison les Européens, pendant la crise du Golfe, n'ont-ils pas pu se différencier de façon tranchée de l'Amérique, au moins en tentant de soutenir les propositions de paix de Gorbatchev ?

    L'initiative diplomatique de la CEE, pendant la présidence italienne a été désastreuse de ce point de vue. Le ministre De Michelis s'est emballé pour l'idée d'une “Conférence pour la Sécurité en Méditerranée”, basée sur le modèle de celle d'Helsinki. Comme si la réalité européenne et celle d'un Moyen-Orient agité par une crise profonde étaient comparables ! Ce fut une position totalement dénuée d'impact qui a d'office remis les discussions relatives à tous les problèmes à l'après-guerre, ce qui a eu pour effet de laisser les mains encore plus libres aux États-Unis. Ceux-ci, pour leur part, avaient déjà choisi la solution militaire. En fait, les Américains ont fait semblant, au début, d'accorder quelque crédit à cette idée, puis l'ont complètement laissé tomber. C'est ainsi que l'Italie, par servilité et esprit velléitaire, a été la puissance qui a fait la plus triste figure dans l'affaire. Quant à la France, elle n'a pas fait meilleur effet : il est vrai qu'elle a pu esquisser quelques pas en toute autonomie mais de façon si ambigüe, sans exprimer une ligne cohérente. L'Angleterre, en revanche, a cherché à renforcer ces rapports privilégiés avec les États-Unis et s'est redécouvert sa vocation d'ancien pays colonialiste, en envoyant un puissant corps expéditionnaire.

    • Est-il de correct de dire qu'après la Guerre du Golfe le monde est encore plus monopolaire ? Que les États-Unis peuvent imposer leur volonté propre à tout le monde sans avoir à négocier préalablement avec un interlocuteur ?

    Sans nul doute le bipolarisme est fini. Et avec lui s'achève la tendance à transformer toute crise locale en une opposition entre l'Amérique et l'Union Soviétique. Mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes entrés dans une phase de monopolarisme autosuffisant. Le monde est trop complexe et, en toute zone, nous trouvons des foyers de crise potentiels qui plongent leurs racines dans des questions historiques ultra-complexes et tellement emmêlées qu'ils ne pourront pas être maîtrisés par un et un seul pays, lequel, qui plus est, cultive une dangereuse tendance à tout simplifier à outrance et s'est, plus d'une fois, montré incapable de distinguer en toute lucidité les causes profondes des tensions qui se développaient dans les diverses aires soumises plus ou moins directement à son contrôle. Les événements de cette année l'ont confirmé. La guerre finie, les États-Unis devront gagner la paix, comme nous l'entendons dire un peu partout, en forgeant un ordre nouveau pour le Moyen-Orient. Or ils n'en sont pas capables, parce qu'en réalité ils n'en contrôlent qu'une très petite partie, quasi rien. Ils n'ont rien pu faire pour arrêter l'ignoble massacre des Kurdes, parce qu'ils craignent l'étranglement définitif de l'Irak et le renforcement du fondamentalisme chiite dans la région, qui ne manquerait pas de s'ensuivre. Ils devraient normalement résoudre la question palestinienne mais leur influence sur le gouvernement israëlien est assez limitée. Nous vivons donc une époque de monopolarisme imparfait, surtout parce que les autres protagonistes sont absents. L'Europe a démontré qu'elle n'était pas à la hauteur ; l'URSS est déchirée par une profonde crise interne de laquelle, au bout de 10 ou 20 ans, réémergera peut-être une nouvelle Russie, dont se seront détachées les républiques qui, aujourd'hui, aspirent à la sécession ; cette Russie représentera alors une nouvelle réalité stratégique en Europe orientale. Il est difficile de faire des prévisions, mais nous devons nous rappeler que la Russie, à elle seule, représente plus de 50% de l'Union Soviétique et pourrait très bien, après avoir passé par les transformations nécessaires, se révéler un nouveau protagoniste.

    • Le concept d'Occident implique qu'il existe entre l'Europe et les États-Unis une parfaite identité quant au modèle de civilisation et surtout quant aux intérêts stratégiques. Ne croyez-vous pas que cet axiome est largement discutable ?

    Oui. Et je l'ai écrit à plusieurs reprises. L'Europe occidentale, pendant des décennies, a été traumatisée par la menace soviétique. Il s'agissait d'une menace de type absolument nouveau : l'ennemi non seulement possédait les moyens militaires pour tenter une invasion mais aussi l'idéologie qui permettait de subvertir le système politique et social en place. De ce fait, on comprend pourquoi l'Europe s'est docilement inféodée à une autre grande puissance, issue de la Seconde Guerre mondiale. L'Amérique a beaucoup de choses en commun avec les peuples européens, mais il y a aussi beaucoup de différences qui les séparent. En fait, Européens et Américains se sentent différents et, parce qu'ils occupent des positions géographiques différentes, ils voient le monde de manières différentes. Or, même si l'URSS ne fait plus peur à personne, notre continent ne parvient pas à retrouver son identité et sa liberté d'action. Les Européens sont comme les vieilles personnes qui, après avoir subi une fracture grave à la jambe, ne se croient plus capables de marcher même quand elles sont guéries et ont la possibilité de le faire ; elles préfèrent rester dans une petite charrette. N'oublions pas que l'Europe se croit très vieille et pense qu'elle n'est plus capable d'agir seule.

    • Mais, alors, tous ces sommets communautaires où l'on parle de cette union économique et politique de l'Europe en voie de réalisation, à quoi servent-ils, si les Européens sont les premiers à ne pas croire en la possibilité d'une véritable autonomie de leur continent ?

    Une bonne norme de comportement, c'est de ne pas trop croire à ce que disent les hommes politiques, surtout lorsqu'ils se mettent à discourir à la fin des grands sommets internationaux. Je suis convaincu que tous ces beaux projets d'unité européenne ou ne déboucheront sur rien ou seront largement édulcorés. Les différences entre les économies des pays de la Communauté empêchent d'avancer fort loin dans le processus d'intégration. Du reste, le gouverneur de la banque centrale allemande, Mr. Pöhl, a tapé une nouvelle fois sur le clou : il a dit sans ambages que l'Italie, vu la situation de ses finances publiques, n'est pas mûre pour l'union monétaire européenne. Comment peut-on penser que les Allemands, qui doivent déjà affronter les problèmes économiques de la réunification, vont encore se mettre sur le dos les frais entraînés par les gaspillages absurdes de notre administration ?

    • Revenons à la Guerre du Golfe. Ne pourrait-on pas avancer l'hypothèse que les Américains ont pris prétexte de la première crise internationale venue pour faire sentir au monde entier, et surtout aux Européens, que depuis l'écroulement de l'imperium communiste, ils sont les seuls à décider du sort de l'univers ?

    Oui. Il est très possible que les Américains aient éprouvé une nécessité de ce type. Plusieurs éléments nous permettent ensuite de penser que le gouvernement américain a attiré Saddam Hussein dans un piège colossal, en faisant croire qu'ils tolèreraient l'annexion du Koweit : le comportement ambigu de l'ambassadrice américaine à Bagdad le laisse supposer. La vérité, nous ne la connaîtrons sans doute jamais. Une chose est sûre : les États-Unis ont choisi d'emblée le terrain militaire (car qu'est-ce qu'un ultimatum, sinon la première démarche de toute guerre ?), poussés qu'ils étaient par leur tendance à tout simplifier outrancièrement. Ils ont inversé la théorie de Clausewitz : pour eux, la guerre n'est pas la continuation de la politique par d'autres moyens mais la guerre se substitue à la politique. Ils ont choisi l'affrontement parce qu'ils ne savent pas faire de la politique. Les événements de ces derniers mois au Moyen-Orient confirment amplement cette incapacité américaine.

    • Monsieur Gambino, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

    ► Propos recueillis par Roberto Zavaglia, Vouloir n°80-82, 1991.

    (entretien paru dans Elementi n°3, mai 1991)

     

    Guerre du Golfe I

     

    La guerre du Golfe a-t-elle été une guerre contre l'Europe ?

     

    EURO

     

    Le centre du centre

    Quand nous jetons un œil sur la carte du monde, nous apercevons que les masses continentales du globe sont partagées en 3 bandes territoriales rassemblées selon un axe nord-sud :

    • la première de ces bandes territoriales part de l'Alaska pour atteindre la Terre de Feu ; elle est le Nouveau Monde, l'Amérique ;
    • la seconde part du Cap Nord et aboutit au Cap de Bonne Espérance ; c'est la partie occidentale du Vieux Monde, l'Eurafrique ;
    • la troisième part du Kamtchatka, traverse la Chine, l'Asie du Sud-est et l'Indonésie pour aboutir en Tasmanie ; c'est la partie orientale du Vieux Monde, l'Australasie.


    Entre l'Eurafrique et l'Australasie, mais plus proches finalement de l'Eurafrique, intercalées entre ces 2 masses territoriales du Vieux Monde, se trouvent des régions-charnières : au Nord, la masse continentale russo-sibérienne ; au Sud, le Proche-Orient, territorialement lié à la Russie-Sibérie. Ce territoire constitue le centre du Vieux Monde pris dans son ensemble ; et, au centre de ce centre, se trouvent les pays que baigne le Golfe Persique.

    La région du Golfe est le talon d'Achille du Vieux Monde ; c'est une région que les lecteurs de la Chanson des Nibelungen compareront au point vulnérable de l'épaule de Siegfried, là où tomba la feuille de tilleul quand il se trempa dans le liquide qui devait le rendre invulnérable. Mais cette vulnérabilité n'est pas seulement due au pétrole. Nulle part ailleurs dans le monde, les océans ne pénètrent aussi profondément à l'intérieur de la masse continentale afro-euro-asiatique ; l'Océan Indien y pénètre par 2 bras de mer, la Mer Rouge et le Golfe Persique ; l'Atlantique y pénètre par la Méditerranée.

    Entre ces 3 mers, à l'intérieur des terres, entre les côtes écartelées de l'Afrique et de l'Asie, immédiatement au fond du Golfe Persique, nous trouvons le vieux pays d'Ur, à l'embouchure des 2 grands fleuves, le Tigre et l'Euphrate : c'est le centre du centre, donc la partie la plus sensible de tout le double continent eurasiatique. Tout trouble qui affecte cette région, toute intervention venue de l'extérieur, a un impact immédiat sur l'ensemble de la masse continentale eurasiatique et africaine.

    Le Golfe comme tête de pont

    Depuis 1854, année où les navires de guerre américains ont obligé par la force les ports japonais à s'ouvrir au commerce des États-Unis, la politique américaine consiste à tester les côtes du Vieux Monde, à tenter de se conquérir des têtes de pont utiles ou à se réserver les îles en lisière du continent pour en faire d'éventuels tremplins destinés à conquérir ultérieurement d'autres têtes de pont. L'histoire témoigne de cette stratégie : en 1898, les Américains s'installent aux Philippines ; en 1945, au Japon ; 2 installations qui annoncent l'occupation ultérieure de la Corée du Sud et du Vietnam. En 1944, le débarquement des troupes US en Angleterre préfigure le débarquement en Normandie, l'ancrage américain en Allemagne et la satellisation de toute l'Europe occidentale.

    Ces têtes de pont sur le corps du Vieux Monde sont des régions hautement développées sur le plan technique ; mais elles sont toutes sur les franges littorales du double continent afro-euro-asiatique, sur le littoral de l'Atlantique ou sur celui du Pacifique et non sur le littoral méridional mou, celui de l'Océan Indien. La région du Golfe se situe précisément sur ce littoral mou, au point d'intersection de l'Asie orientale et de l'Eurafrique, sur la voie qui mène aux Indes.

    Dans la région du Golfe, le monde islamique, lui aussi, se partage en un pôle occidental arabe, qui s'élance vers l'Atlantique, et un pôle oriental persan-indien, qui part des hauts plateaux iraniens pour s'étendre du Pakistan au Bangladesh et, de là, s'élancer jusqu'à l'Indonésie et aux Philippines. La puissance qui parvient à se nicher solidement dans la région du Golfe parviendra, en conséquence, à menacer toute l'Eurasie, tout en étant couverte sur les flancs et dans le dos. Elle contrôlera non seulement tout le Proche-Orient, mais aussi toute l'Europe, l'Inde et l'Asie du Sud-Est. De plus, cette puissance pourra, à sa guise, former un “front” contre la puissance militaire russe, non encore définitivement éliminée. Elle épaulera son alliée turque contre la Russie et fera pression sur l'Égypte, la Syrie et l'Iran. Par ricochet, elle fera pression également sur l'Europe et le Japon. Pour l'Amérique, le pétrole arabe est une source de puissance, qui lui permet d'exercer un chantage sur tous les pays qui dépendent du pétrole, notamment l'Europe (et surtout l'Allemagne) et le Japon. Car la puissance de l'Europe et du Japon est différente de celle de l'Amérique : elle ne repose pas sur la précision des missiles et sur la force destructrice des bombes ni sur l'absence totale de scrupules à utiliser les engins de destruction massive mais exclusivement sur les prestations des industries, prestations qui exigent 2 garanties : les matières premières venues de l'extérieur et la protection d'armées étrangères.

    Était-ce une guerre contre l'Europe ?

    La guerre du Golfe a-t-elle été une guerre contre l'Europe ? Les observateurs non inféodés aux idéologies dominantes n'en ont jamais douté. Mais, à mon avis, c'est le journal trenta giorni, édité au Vatican, qui a le mieux répondu à cette question, par l'intermédiaire d'un professeur de sciences politiques de l'Université de Milan, Gianfranco Miglio :

    « Les États-Unis ont compris que s'ils ne voulaient pas connaître le même déclin que l'Union Soviétique, ils devaient faire front contre leurs adversaires de demain : notamment le Japon et l'Europe unie, dont le centre sera la puissance économique allemande. Personne n'aime se faire jeter en bas d'un trône. Les États-Unis ne peuvent tolérer une Europe comme celle d'aujourd'hui, une Europe qui est puissance sans même faire de gros efforts pour l'être et qui les dépasse sur les plans économique et technologique. Quand les Américains se sont aperçus qu'ils n'auraient un jour plus rien à dire en Europe, ils ont parié sur le Proche-Orient, sur la domination qu'ils pourraient exercer sur les robinets pétroliers d'Arabie, dont dépendront encore pendant des décennies l'Allemagne et le Japon, tant que Russes, Japonais et Allemands ne pourront pas exploiter sans difficultés les réserves sibériennes. Dès que les réserves sibériennes entreront sans plus aucun problème dans les calculs économiques européens et japonais, le Proche-Orient et la maîtrise de cette zone par toute puissance extérieure perdront de leur importance économique, ce qui ne signifie pas qu'ils perdront leur importance géopolitique : la position-clef qu'est le Proche-Orient ne changera pas. Les États-Unis ont profité d'une occasion, l'absence politique de l'URSS, et cette occasion momentanée n'allait sans doute plus jamais se représenter ».

    J'ajouterais que cette occasion à été créée de toutes pièces par la décision de Reagan de mettre Moscou à genoux par la course aux armements. L'occasion d'agir dans le Golfe a été provoquée par le prétexte offert par Saddam Hussein : tout s'est ensuite passé comme le prévoyait le scénario. Bush a joué le rôle que lui assignait le scénario. Le plan, dans son ensemble, a été jadis conçu par Kissinger. C'est sous son égide qu'il a été élaboré en 1975 et présenté dans la revue Commentary, puis, un peu plus tard, dans Harpers Magazine, sous le titre S'emparer du pétrole.

    Les alliés des États-Unis sont leur véritable ennemi

    Seuls ceux qui observent superficiellement les événements militaires pensent que l'ennemi militaire pilonné, attaqué, est le véritable ennemi. Dans une guerre, l'ennemi est celui auquel on veut nuire. Or la volonté de nuire a souvent pour objet un autre que l'ennemi déclaré. Cet autre n'est nullement agressé : au contraire, il est déclaré “allié”. Cet autre ne riposte pas. Ces alliés doivent très souvent acter du fait qu'une guerre menée par un de leurs alliés, généralement le plus puissant, la puissance hégémonique, crée les conditions de leur dépendance future ou détruit les sources de leurs richesses, ou les 2 à la fois. Le procédé qui consiste à faire des alliés des vassaux en menant des guerres communes est vieux comme le monde. Les Romains étaient passés maître dans cet art. Les Américains prennent aujourd'hui le relais. Les 2 guerres mondiales se sont avérées telles. Dans les 2 cas, le prétexte était de détruire la puissance allemande ; la raison réelle était d'asservir l'Europe. Cinquante ans plus tard, les États-Unis ont le plaisir de voir que leurs alliées et partenaires commerciaux contribuent financièrement à une campagne militaire déclenchée, en fait, pour mieux les juguler ! Et les Allemands, élèves-modèles de la classe atlantique, de faire du zèle à outrance !

    Certes, la guerre du Golfe est arrivée un peu tard pour l'Amérique mais certainement pas trop tard. D'abord, parce que les milliards investis depuis des décennies dans l'armement vont enfin s'avérer quelque peu rentables ; ensuite, parce que le remplacement du matériel démoli ou utilisé apportera à l'économie la nécessaire injection de conjoncture et favorisera la relance. N'oublions pas que les vaincus de la Seconde Guerre mondiale, où les alliés qui se sont saignés sans rien avoir en retour, étaient prêts à contourner et à dépasser l'Amérique sur le plan économique.

    Les illusions des impuissants

    Il faut détruire les illusions des Européens ou des Japonais : sans une base de matières premières mise à l'abri de toute crise, sans un armement qui corresponde à leur richesse réelle, ils ne pourront pas s'affirmer sur la scène internationale. C'est pourquoi la guerre du Golfe était indispensable, aux yeux des Américains, pour les remettre à leur place de vassaux. L'Amérique leur a donné un avertissement, un signal, en occupant la région où jaillissent les sources de leur bien-être.

    C'est toujours la puissance qui domine le territoire d'où proviennent les matières premières qui orchestre l'économie mondiale. Sur le long terme, est puissance de ce type toute puissance qui aligne les armées suffisantes qui interviendront en cas de besoin. Une telle puissance aura toujours le dessus face à la puissance économique dépourvues d'armées valables. Et pour étayer la puissance de l'armée, il est bon d'avoir un territoire qui recèle suffisamment de matières premières utiles à la vie quotidienne et à la guerre. Les puissances disposant de larges espaces possèdent généralement les matières premières nécessaires et ont donc une longueur d'avance sur les autres.

    Le parallèle sud-africain

    Il y a aussi les pays détenteurs de matières premières qui se montrent récalcitrants. On tente généralement de les faire fléchir par des campagnes de propagande, orchestrées dans le monde entier. De surcroît, cette propagande est épaulée par des groupes terroristes clandestins, souvent basés au-delà des frontières, et par un boycott économique constant. Tel est le scénario en vigueur en Afrique du Sud depuis des années. L'habillage idéologique de cette campagne n'est que pur instrument. Ce qui fait l'enjeu, en Afrique australe, c'est une bonne douzaine de minerais indispensables à l'industrie de guerre et la volonté de briser des monopoles émergents.

    L'économie ouest-européennes, telle qu'elle s'est développée depuis 1945, pourrait se fournir en métaux exclusivement en Afrique du Sud. Mieux, elle ne pourrait guère croître sans eux ni sans le pétrole arabe. Si la RSA fait faillite sous la direction d'un gouvernement ANC, toutes les sources de minerais tomberont inévitablement entre les mains de gros consortiums américains. Dans ce cas, la lutte anti-apartheid aura servi les desseins impérialistes des États-Unis, dirigés contre l'Europe, et la question de savoir si, humainement parlant, cette lutte était justifiée ou non, demeure en fait sans importance.

    La décision prise par les Américains d'intervenir dans le Golfe, le boycott incessant contre l'Afrique du Sud — cette nouvelle Europe du Cap de Bonne Espérance, à l'extrême-sud de l'Eurafrique — ne profitent qu'aux États-Unis et sont des défaites politiques désastreuses pour l'Europe, qu'on le reconnaisse ou non. L'Europe a renoncé à la puissance pour se payer un plus haut niveau de consommation. Choix calamiteux qui lui retombe aujourd'hui sur le nez. Plus que jamais, l'Europe devra désormais se procurer ses matières premières indirectement, c'est-à-dire via les États-Unis.

    Les possibles qui ne se sont pas réalisés

    Non seulement à cause de la résistance américaine mais surtout à cause de la désunion des Européens, l'unification de la partie occidentale du Vieux Monde n'a pas pu se réaliser en ce siècle. Cette unification était un postulat de la raison pratique, dicté par l'histoire et la géographie. Elle aurait du se réaliser sous la direction de l'Europe et sur base des principes d'auto-détermination des peuples et non sur l'illusion américaine d'une nation building artificielle. L'Europe et l'Afrique se seraient construites juridiquement et économiquement. L'Afrique aurait été l'espace complémentaire de l'Europe.

    De la même façon, à cause de la victoire américaine dans le Pacifique et de l'intransigeance des Japonais à l'égard des peuples est-asiatiques, le pôle oriental du Vieux Monde n'a pas pu s'unir et la “sphère de co-prospérité est-asiatique”, annoncée par les Japonais, n'a jamais vu le jour.

    Au Proche-Orient, les querelles et les jalousies des dirigeants locaux ont empêché l'unification des nations arabes. Résultat : les Américains contrôlent la région et imposent le respect des frontières artificielles, prévenant de la sorte tout processus d'unification ; les États-Unis refusent aux peuples opprimés de la région le droit à l'auto-détermination, notamment aux Kurdes.

    Géopolitiquement parlant, le Proche-Orient appartient à la zone eurafricaine du Vieux Monde. Comme en Afrique noire, le retard politique qui affecte le Proche-Orient est dû aux négligences passées et actuelles des Européens. Car les Européens ont été jadis les maîtres dans la région. Leurs querelles incessantes, devenues de plus en plus anachroniques au fur et à mesure que montaient les puissances dotées de grands espaces, sont à la base du désordre général d'aujourd'hui.

    ► Général Heinrich Jordis von Lohausen, Vouloir n°80-82, 1991.

    (texte issu de Staatsbriefe n°6/7-1991, Munich)

     

    intertitre

     

    Standard-OilLes États-Unis, puissance du chaos

    Les analystes ont abondamment commenté le nouvel épisode de la vendetta menée par la Présidence des États-Unis à l'encontre de Saddam Hussein. Les troupes irakiennes ont en effet appuyé l'offensive du PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) de Massoud Barzani sur Erbil, jusqu'alors aux mains de l'UPK (Union Patriotique du Kurdistan) de Jalal Talabani. Bagdad entendait ainsi, via son allié kurde, assurer la sécurité de l'oléoduc débouchant en Turquie — l'hypothétique mise en œuvre de la résolution 986 de l'ONU, dite “pétrole contre nourriture”, permettrait à l'Irak de redevenir un exportateur d'hydrocarbures —, et réaffirmer sa souveraineté sur la partie irakienne du Kurdistan.

    Cet épisode est une des conséquences de la guerre du Golfe (1990-1991). L'opération “Tempête du Désert” conduite par les États-Unis ayant pris fin une fois l'Irak ramené à 40% de ses capacités, Bagdad s'était alors retourné contre les minorités chiites du Sud et kurdes du Nord, dont les tendances centrifuges avaient été soigneusement attisées par Washington. Aussi les zones de peuplement kurde et chiite, au nord du 36° parallèle et au sud du 32° parallèle avaient-elles été interdites à l'aviation irakienne, une force américano-franco-britannique assurant l'effectivité de cette mesure (résolution de l'ONU d'avril 1991 et août 1992). C'est pour faire respecter ces résolutions, qui ne concernent pas les actions militaires terrestres, que les États-Unis ont unilatéralement riposté à l'offensive sur Erbil, au nord du 36° parallèle: 27 missiles de croisière le 3 septembre, 17 autres le lendemain, ont frappé le Sud de l'Irak. Ce qui n'a en rien modifié l'équation militaire au Kurdistan, le PDK mettant à profit son alliance avec le pouvoir central pour refouler l'UPK. Son dernier bastion, la ville de Souleimaniyé, est tombé le 9 septembre et Jalal Talabani s'est réfugié en Iran. Saddam Hussein peut maintenant rafler la mise.

    Restent à interpréter ces évènements. À juste titre, les analystes ont stigmatisé l'incohérence et les contradictions de la politique des États-Unis dans la région. D'une part, le Département d’État affirme que les États-Unis ne souhaitent pas le démembrement de l'Irak au profit d'un État kurde indépendant. D'autre part, la création d'une enclave kurde autonome par la diplomatie américaine revenait bel et bien à créer un embryon d’État doté d'un parlement élu en 1992, d'une administration, de services publics et d'une milice (1). Ce Kurdistan autonome assurait à l'opposition irakienne, regroupée tant bien que mal par les États-Unis au sein du Conseil national irakien, une base géographique pour la conquête du pouvoir central. Aujourd'hui, cette illusion a vécu c'est en vain que l'administration Clinton et la CIA auront investi 130 millions de dollars, et les derniers rebondissements d'une longue lutte entre le PDK et l'UPK ont démontré l'inexistence d'une conscience nationale kurde. Indubitablement, l'opération est un fiasco.

    La Puissance du “Flux”

    Mais il faut aller plus loin. Contrairement à ce qu'affirme Robert Dole, le candidat républicain à la Maison Blanche, ce fiasco ne saurait s'expliquer par les seuls cafouillages de l'administration Clinton. De même, la prise en considération par Washington des intérêts de l'allié turc — on sait Ankara profondément hostile à l'autonomisme kurde — ne suffit à expliquer l’attentisme de Clinton. Si les États-Unis n'ont pas véritablement voulu s'investir dans la création d'un État kurde pleinement souverain, c'est en raison de la nature même de leur puissance.

    Le stratégiste François Géré l'a bien vu, les États-Unis sont la “Puissance du Flux” : flux de populations migrantes, flux de marchandises et de capitaux, flux d'informations, d'images et de sons (2). Les Américains perçoivent leur territoire non pas comme un espace d'enracinement, mais comme une surface de déplacement, et leur position dans la hiérarchie internationale du pouvoir repose sur la manipulation de flux de toute nature. Dès lors ont-ils pour objectif de faire respecter leur libre-circulation à la surface de la Terre. Gare à l’État souverain qui, à l'instar de l'Irak, entendrait définir une zone d'influence et fixer des règles pour tenter de gouverner ces flux. Au moyen d'un navalisme futuriste combinant Sea Power, Air Power et Space Power, ils arasent l'obstacle ! Précisons les choses. Ils ne “débarquent” pas pour fonder un nouvel ordre politique régional, mais alternent frappes rapides et retour aux bases (“Hit and run”).

    Un système exclusivement prédateur

    Les États-Unis refusent donc les responsabilités globales qui sont celles d'un empire — faire prévaloir la Civilisation sur le Chaos — pour se contenter de garantir par un interventionnisme musclé le “bon” fonctionnement des mécanismes du marché. En d'autres termes, les États-Unis ne sont plus une puissance hégémonique ; faute d'assurer sécurité et prospérité à leurs alliés, leur domination a cessé d'être légitime. Depuis le naufrage du monde communiste, l'Amérique est devenue un système exclusivement prédateur à la recherche d'avantages unilatéraux, et le contrat quasi-féodal qui liait les nations du monde dit libre à leur suzerain, obéissance contre protection, est aujourd'hui caduc, Washington ne daignant plus remplir ses obligations impériales. Les Kurdes en font aujourd'hui la triste expérience.

    Mieux. Loin de nous préserver du chaos, ce système prédateur le généralise. Son libre-échangisme tous azimuts implique le démantèlement des souverainetés à même de territorialiser les flux multiples et désordonnés qui agitent le monde. Faute d'“obstacles” pour cloisonner l'espace mondial, ces flux sont à tout moment susceptibles de se muer en ouragans planétaires, et de disloquer les communautés humaines les plus enracinées. Les sautes d'humeur du méga-marché financier mondial en témoignent.

    L'échec du Kurdistan autonome est donc plein d'enseignements. Au-delà des erreurs politiques commises par l'Administration Clinton et des calculs à courte vue, il doit être clair que les États-Unis ne font jamais que ce qu'ils sont. Par là-même, la Puissance du Flux est aussi la Puissance du Chaos. Et le Nouvel Ordre Mondial américano-centré prophétisé par Georges Bush en 1990 est une fiction. Faute d’hegemon [principe politique directeur] couplant sens et puissance, capable d'inscrire un nouveau Telos (une finalité) à l'horizon, le Monde n'est pas unipolaire mais a-polaire.

    ► Louis Sorel, Nouvelles de Synergies Européennes n°23, 1996.

    Notes :

    • (1) De manière à assurer la parité entre l'UPK et le PDK, les élections de 1992 ont été truquées. De facto, cet accord a débouché sur le partage géographique du Kurdistan irakien, l'UPK contrôlant les villes et le PDK la frontière avec la Turquie.
    • (2) Cf. Dr. François Géré, Les lauriers incertains : Stratégie et politique militaire des États-Unis 1980/2000, Fondation des études de défense nationale, 1991.


     

    intertitre

     

    Guerre du Golfe : réactions en Allemagne et en Belgique

    Contrairement aux puissances occidentales (États-Unis, Royaume-Uni, France), qui ont soit eu un passé conflictuel au Proche-Orient, soit pris le relais de l'impérialisme britannique dans cette région, l'Allemagne et la Belgique — qui ne table presque plus sur ses anciennes colonies, quelques circuits financiers exceptés — n'ont pas participé à l'hystérie belliciste et ont fait montre de beaucoup de circonspection. En Belgique, les nationalistes flamands de la Volksunie, les socialistes, les nationalistes du PFN ou du FN, certaines franges personnalistes de la démocratie-chrétienne, les écolos et le PTB (groupement gauchiste issu de la mouvance maoïste) ont été unanimes pour condamner la tournure des événements. La radio a pris le relais et l'on a souvent entendu sur les ondes la voix du Dr. Zaïd Haïdar, ambassadeur de la République d'Irak, défendre les positions de son pays. Beaucoup d'intellectuels arabes, notamment des Palestiniens, ont également pris la parole devant les micros de la radio nationale. On songe notamment à la prestigieuse prestation radiophonique de Mr. Khader, belgo-palestinien, directeur du centre d'études arabes de l'Université de Louvain. Khader se félicitait de la sagesse des propos tenus sur les ondes par les généraux belges, unanimement hostiles à l'aventure militaire dans le Golfe ; ce qui contrastait avec les propos cocardiers et ineptes tenus par leurs homologues étrangers, sous-entendu les Français. Un grand nombre de journalistes ont condamné la censure imposée par l'US Army. Après l'effondrement du front irakien, une journaliste, offusquée, a critiqué sévèrement le fait de diminuer considérablement le nombre des morts alliés : elle seule a vu les cadavres de 5 soldats britanniques, tués dans leur camion après avoir roulé sur une mine, et d'un soldat français, apparemment un autre homme que les 2 malheureux paras Cordier et Schmitt…

    Zaïd Haïdar a donné des interviews directs à Forces Nouvelles, l'organe du PFN belge et à Solidaire, organe du PTB post-maoïste. Dans l'édition du 13 février 1991 de ce journal, l'ambassadeur déclarait :

    « Les États-Unis veulent utilisé les réserves pétrolières contre leurs concurrents économiques, l'Europe et le Japon (…) Le rôle d'Israël consiste à diviser et à affaiblir le monde arabe. Au Liban, on a, pendant quinze ans, attisé la guerre civile, si bien que le pays est maintenant divisé en “cantons” religieux. Il existe des plans américano-israëliens similaires pour d'autres pays arabes, par ex. pour diviser l'Irak en 3 parties (…). La tentative d'imposer un ordre américano-sioniste se heurte à la lutte des peuples. Le rêve américain d'instaurer un nouvel ordre mondial est insensé. Dans cet ordre, le tiers monde ne compte pas, mais en fin de compte, ce sont les peuples qui décideront ».

    Dans le même numéro de Solidaire, Michel Collon dénonçait la tentative américaine d'imposer un « nouveau système de sécurité », englobant l'OTAN et les pays du Golfe (« sans exclure personne », ce qui signifie Israël compris). Ce qui, conclut Collon, ne conduira pas à la paix puisque Dick Cheney déclare : « Les États-Unis doivent maintenir leur capacité à contrôler les océans, tenir leurs engagements en Europe et dans le Pacifique, être en capacité de déployer des forces en Asie du Sud-Est ou au Panama pour défendre les vies et les intérêts américains ».

    Cette volonté d'être présents partout a déjà conduit les États-Unis au bord de la faillite. Les thèses du Prof. Paul Kennedy, qui parlait il y a 2 ans d'« hypertrophie impériale », vont immanquablement se vérifier, en dépit de la victoire dans le Golfe. En effet, la société américaine, qui se veut un paradis terrestre, ne peut exiger de ses citoyens autant d'efforts qu'en exige spontanément et sans trop de contrainte la société japonaise. Farniente, mythe californien et élections obligent. Par conséquent, la création de biens vendables marquera le pas. Les réserves s'épuiseront et l'on se retouvera, après la parenthèse de la reconstruction du Koweït, devant le même problème. Mais Bush aura peut-être gagné son deuxième mandat présidentiel ! La Maison-Blanche vaut bien qu'on lui sacrifie quelques dizaines de milliers d'Irakiens et qu'on napalmise des convois en retraite, histoire d'offrir aux boys un petit feu d'artifice pour clore leur promenade militaire et pour soulager leur stress.

    Mais la réaction la plus virulente en Belgique a été sans conteste celle de Jan Adriaenssens, haut fonctionnaire et diplomate à la retraite, ancien consul général au Congo, attaché belge à l'OTAN et à l'ONU, chargé d'affaires au Vietnam, consul général à Singapour et à Munich, ambassadeur en Roumanie et en Finlande et directeur de la délégation belge à Vienne lors des discussions sur le désarmement en Europe. Pour tenir ses propos, le diplomate a choisi la revue Télé Moustique (n°3396, 28 fév. 1991), principal journal publiant les programmes de télévision et tiré à plus de 100.000 exemplaires. En choisissant cet organe de presse, il avait toutes les chances d'être lu et entendu par un vaste public. Adriaenssens ne mâche pas ses mots. Pour lui, les États-Unis, Israël et la Grande-Bretagne orchestrent une campagne de dénigrement contre la Belgique parce que ce pays ne s'engage pas trop dans la guerre du Golfe.

    « Les Britanniques — explique Adriaenssens — voudraient que nous fournissions de la chair à canon, comme lors des Première et Deuxième Guerres mondiales. Ils n'admettent pas que notre pays fasse cavalier seul (…) Les Belges doivent être dépeints comme de mauvais alliés, des lâches et des sympathisants du terrorisme palestinien (…) Les États-Unis et les Britanniques ne veulent pas que la Belgique joue sa propre carte. Ils veulent entraîner notre pays dans la guerre via la Turquie. Nous sommes membres à part entière de l'OTAN, mais l'OTAN a été créée pour répondre à la menace soviétique mais pas contre les Arabes, ce qui n'est pas l'avis des Américains. Nous devrions danser comme les Américains le veulent. (…) La Belgique ne souhaitait pas livrer d'obus à des pays qui en feraient un usage offensif (allusion au refus belge de livrer des obus à la Grande-Bretagne à la veille de l'attaque contre l'Irak, ndlr). Notre pays voulait ainsi signifier clairement que la guerre du Golfe n'était pas notre guerre. Et que nous n'y avions aucun intérêt ».

    Le diplomate se félicite de la décision du Ministre socialiste belge Guy Coëme de refuser de placer les Mirages belges envoyés en Turquie dans le cadre de l'OTAN sous le commandement du Général américain Galvin. Si tel avait été le cas, la Belgique aurait été impliquée dans une stratégie offensive, alors que la présence des avions de combat en Turquie rentre tout simplement dans le cadre de l'alliance dont la nature est défensive. Adriaenssens se félicite de cette décision car elle a été aussitôt, dans les 24 heures, imitée par les Allemands qui ont exigé pour leurs Alpha-Jets le même statut que les Mirages belges. « Je ne peux qu'applaudir au point de vue adopté par la Belgique. Elle a empêché les États-Unis d'entraîner automatiquement l'Europe dans un conflit quelconque. L'Europe a le droit de défendre ses propres intérêts, ce que ne veulent pas les États-Unis. D'où les calomnies dont notre gouvernement fait l'objet ». Évoquant le bellicisme hystérique et le philo-américanisme des milieux libéraux, juifs et maçonniques, Jan Adriaenssens n'y allait pas par quatre chemins : « Je n'admets pas que notre service diplomatique soit manipulé par des intérêts non européens ». Et il concluait sa vigoureuse philippique en dénonçant ceux qui, après Harmel dans les années 60, avait remis la diplomatie belge à l'heure américaine, soit par trahison délibérée soit par incompétence crasse. Harmel voulait un projet d'“Europe Totale”, impliquant une multiplication des relations bilatérales entre petites nations de l'Est et petites nations de l'Ouest, multiplication qui aurait déconstruit l'antagonisme imposé par les super-gros, rendant, en fin de compte, l'OTAN et le Pacte de Varsovie redondants.

    En Allemagne, les réactions ont été vives aussi et l'opinion publique n'a guère été philo-américaines. Subtil, le Spiegel de Hambourg, dans son n°4 de 1991, interviewait Zbigniew Brzezinski, hostile à la guerre et partisan d'une solution diplomatique. L'expert, ancien conseiller de Carter, affirmait que la victoire américaine dans le Golfe n'apporterait pas le nouvel ordre mondial escompté, que les moyens mis en œuvre pour obliger l'Irak à évacuer le Koweït contrastaient violemment avec la passivité américaine devant les événements de Lituanie. Cette différence faisait qu'en Europe orientale l'opinion songeait de plus en plus à un pacte secret entre Soviétiques et Américains pour se partager une nouvelle fois le monde. Les États-Unis entraient dans une phase de leur histoire où ils redevenaient le “flic du monde”, les mal-aimés et les malvenus. 

    Dans son n°7/1991, le Spiegel répond à une question : les Allemands sont-ils des tire-au-flanc, vu leur manque d'enthousiasme pour la guerre du Golfe ? Dossier intéressant à plus d'un titre, car il expliquait comment les soldats de la Bundeswehr, les réservistes et notamment les soldats de la petite unité de rampants envoyée avec les Alpha-Jets en Turquie faisaient largement usage de leur droit de refus à participer à une guerre qui n'était pas menée pour la défense du droit et de la liberté du peuple allemand, seul motif de leur serment. En effet, les soldats de la Bundeswehr, professionnels ou conscrits, ont parfaitement le droit de refuser de partir pour une guerre qui n'a pas lieu sur le territoire allemand. Lorsque le ministre de la Défense Stoltenberg, appuyé par Manfred Wörner, secrétaire général de l'OTAN, a voulu faire accepter au Parlement de Bonn les exigences anglo-américaines en matière d'engagement militaire, de logistique (ouverture d'aéroports), d'appui médical, son propre secrétaire d'État au Bundestag, Willi Wimmer a refusé tout net : « Je n'accepte aucune décision qui nous entraînerait automatiquement dans le conflit ». Au ministère des Affaires étrangères, sous la houlette de Genscher, un beau tollé s'est déclenché : pas question de suspendre les droits fondamentaux, de supprimer le droit des soldats à refuser de partir pour une guerre qui n'est pas la leur. Dès le premier jour où l'on a parlé d'envoyer des soldats allemands en Turquie, 22.197 soldats ont introduits leur dossier de refus. L'Amiral Elmar Schmähling leur donne raison : les refuzniks de la Bundeswehr ont de leur côté la logique, le bon sens et la morale. Leur serment ne les oblige qu'à défendre l'Allemagne. Ils ne sont pas tenus, contractuellement, à aider les États-Unis à installer partout sur la planète leur “nouvel ordre mondial”, à coup de bombes et avec un zèle et une absence de scrupules “vétéro-testamentaire”. Rudolf Augstein, rédacteur-en-chef du Spiegel, conclut : contractuellement, l'OTAN n'a pas pour objectif de protéger le Koweït ; constitutionnellement, les conscrits allemands ne peuvent être envoyés dans cette zone. Un point c'est tout.

    Quant à Willy Brandt, il déclarait, toujours dans ce passionnant dossier du n°7/1991 du Spiegel : « … je ne peut souhaiter une partition de l'Irak (…) Dans les objectifs de paix ne peut figurer la destruction de l'intégrité territoriale irakienne ». Plus loin : « Quoi qu'on pense de l'OLP, les Palestiniens sont un peuple martyrisé dont la direction est déchirée ». Brandt réclame ensuite la participation allemande au Conseil de sécurité de l'ONU. Les sièges européens de la Grande-Bretagne et de la France doivent être soumis à la règle de la rotation, de façon à ce que l'Allemagne, la Suède, l'Italie, l'Espagne, etc. puissent y siéger de temps à autre.

    Dans le n°9/1991 du Spiegel, la rédaction donne la parole à l'écrivain israélien Uri Avnery qui écrit ces propos d'une grande sagesse :

    « Il y a de fortes chances qu'après l'effondrement du régime de Saddam Hussein, l'Irak se transforme en une république fondamentaliste, islamo-chiite, devienne un protectorat iranien, un foyer de la révolution islamique pour toute la région. Ce qui rendra réel un vieux cauchemar israélien ; l'émergence d'un “front de l'Est”, d'une puissance hostile rassemblant en une phalange anti-israélienne l'Iran, l'Irak, la Syrie et la Jordanie. Une phalange pourvue d'armements de destruction massive, auxquels Saddam seul ne pouvait que rêver. Tel est le véritable danger. Il n'est pas encore trop tard pour le conjurer, par ex. en dialoguant avec les éléments arabes séculiers et nationalistes, et plus particulièrement avec l'OLP. Une telle démarche est la seule qui nous permettra de neutraliser le foyer fondamentaliste, d'empêcher l'irruption du volcan et de nous soustraire de la zone où la lave coulera. Hélas, rien ne semble aller dans ce sens. Israël ne semble pas prêt à jouer cette carte. Nous avons revêtu la tunique de Nessus ».

    Quant à la presse nationaliste ouest-allemande, en particulier l'hebdomadaire à grand tirage (150.000 exemplaires) du Dr. Gerhard Frey et de son fils, la National-Zeitung, elle rappelle sans cesse les principes et les souvenirs de l’amitié germano-arabe, les crimes de l'US Air Force en Allemagne, au Vietnam, au Panama et en Irak. La tactique des tapis de bombes rappelle effectivement de très mauvais souvenirs en Allemagne et, chaque fois que les Américains l'appliquent ailleurs dans le monde, le réflexe allemand, qu'il soit nationaliste ou déterminé par une autre idéologie, est un réflexe de solidarité, de pitié, de commisération. La presse nationaliste agite l'opinion pour qu'aucun impôt ne soit levé pour la guerre ou qu'aucune participation financière allemande ne fasse fonctionner la machine de guerre américaine. Après la victoire yankee, la presse du Dr. Frey stigmatise les crimes de guerre américains. Gerhard Frey junior a ainsi démontré avec brio, dans la National-Zeitung n°10 (1er mars 91), que les exigences américaines d'un retrait du Koweït en 7 jours plutôt qu'en 21 (proposition soviétique et irakienne), et cela sous les bombardements, rendait toute paix impossible. Frey souligne également que les fausses nouvelles : exécution d'un général de l'armée de l'air irakienne, marée noire dans le Golfe, etc. faisait partie de la guerre psychologique menée contre Bagdad. Le journal rappelle également les événements de 1941, quand le gouvernement irakien de Rachid Ali El-Gailani, s'est rebellé contre les Anglais et a fait appel aux Allemands et aux Italiens.

    Conclusion : le ton adopté en Belgique et en Allemagne est généralement très différent de celui adopté par la presse écrite et télévisée française, pour ne pas parler des délires guerriers et militaristes de la presse britannique. Cette différence trahit l'existence, en Europe et dans la CEE, de 2 approches antinomiques en matières de politique étrangère. D'un côté, il y a l'Ouest, demeuré universaliste et missionnaire, colonialiste et libéral ; de l'autre, il y a désormais la Mitteleuropa, s'étendant de la Mer du Nord à la Mer Noire, respectueuse des identités populaires, autocentrée, anticolonialiste et partisane d'un libéralisme corrigé par le socialisme et le personnalisme démocrate-chrétien. Après la chute du rideau de fer, on a cru que cette dernière synthèse idéologique allait se généraliser et que la France, voisine de la masse territoriale centre-européenne, en viendrait à se gouverner selon les mêmes principes. L'aventure militaire voulue par Mitterrand dans le Golfe, l'alignement inconditionnel sur les États-Unis, que d'aucuns ont surnommé, dans les milieux nationalistes flamands et rhénans, “l'hooliganisme militaire franco-britannique”, est, en ultime instance, un refus net de construire l'Europe, de centrer les énergies du Royaume-Uni et de la France sur la seule construction du grand espace européen. Britanniques et Français, en commettant leurs crimes de guerre contre le peuple irakien et en adoptant une ligne géopolitique diamétralement contraire aux intérêts de l'Europe, se sont mis au ban des nations de culture, pour qui l'autocentrage des énergies est un principe cardinal. C'est dans ce sens que Cheysson, Jobert, Gallo, Chevènement, etc. se sont insurgés contre la présence de la France dans le Golfe. Il y a donc désormais deux Europes : l'une franco-britannique et l'autre regroupant toutes les autres puissances. Une fracture à déplorer. Mais une fracture dont il faudra tenir compte pour élaborer des stratégies nouvelles.

    ► Roger De Schutter, Nationalisme & République, mars 1991.

     

    Guerre du Golfe I

     

    Aux sources de la crise du Golfe :

    la volonté britannique d'exercer un contrôle absolu du Proche-Orient

     

    La crise du Golfe a fait couler beaucoup de sang irakien mais aussi beaucoup d'encre. Très souvent inutilement. Inutilement parce presque personne, exceptés quelques très rares spécialistes, n'a cru bon d'interroger les textes anciens, de recourir aux sources de la pensée géopolitique. La géopolitique, comme on commence à le savoir dans l'espace linguistique francophone, est l'art d'examiner et de prophétiser les événements historiques à la lumière de la géographie. Cette démarche a eu des précurseurs allemands (Ratzel et Haushofer que l'on vient de traduire en France chez Fayard ; Dix, Maull, Obst, Oesterheld qui demeurent toujours d'illustres inconnus dans nos milieux diplomatiques et intellectuels), suédois (Kjellen) et britanniques (Mackinder, Lea). Pour ce qui concerne les rapports entre l'Europe et le Proche-Orient, c'est le Suédois Kjellen qui, en 1916, en pleine guerre, a émis les théories les plus fines, qui gardent toute leur pertinence aujourd'hui et qui, malheureusement, ne sont plus guère lues et méditées dans nos chancelleries. S'appuyant sur les thèses de Dix, Kjellen, dans son petit ouvrage concis de 1916 (Die politischen Probleme des Weltkrieges ; Les problèmes politiques de la guerre mondiale), rappelle que l'Angleterre poursuivait au début du siècle 2 objectifs majeurs, visant à souder ses possessions éparpillées en Afrique et en Asie. Albion souhaitait d'abord dominer sans discontinuité l'espace sis entre Le Caire et Le Cap.

    Pour cela, elle avait éliminé avec la rigueur que l'on sait les 2 petites républiques boers libres et massacrés les mahdistes soudanais. L'un de ses buts de guerre, en 1914, était de s'emparer du Tanganyka allemand (future Tanzanie) par les forces belges du Congo interposées : ce qui fut fait. Le Général belge Tombeur expulse les vaillantes troupes d'askaris allemands de von Lettow-Vorbeck l'Invaincu vers le Mozambique, mais l'Angleterre acquiert le Tanganyka en 1918, laissant à la Belgique le Ruanda et la Burundi, deux bandes territoriales de l'ouest de la colonie allemande. À cette politique impérialiste africaine, l'Angleterre voulait ajouter une domination sans discontinuité territoriale du Caire à Calcutta, ce qui impliquait de prendre sous sa tutelle les provinces arabes de l'Empire ottoman (Palestine, Jordanie, Irak, Bassorah) et de mettre la Perse à genoux, afin qu'elle lui cède le Kouzistan arabe et le Baloutchistan, voisin du Pakistan. Pour parfaire ce projet grandiose, l'Angleterre devait contrôler seule tous les moyens de communication : elle s'était ainsi opposée à la réalisation d'un chemin de fer Berlin-Bagdad, financé non seulement par l'Allemagne de Guillaume II mais aussi par la France et la Suisse ; elle s'était opposée aussi — et les Français l'oublient trop souvent depuis 1918 — à la présence française en Égypte et au contrôle français des actions du Canal de Suez. En 1875, l'Angleterre achète massivement des actions, éliminant les actionnaires français ; en 1882, ses troupes débarquent en Égypte. L'Égypte était aussi vitale pour l'Angleterre d'il y a 80 ans qu'elle l'est aujourd'hui pour Bush. Lors du Traité de paix avec la Turquie, l'Angleterre confine la France en Syrie et au Liban, l'expulsant de Mossoul, zone pétrolifère, qui pourtant lui avait été attribuée.

    L'histoire du chemin de fer Berlin-Bagdad est très instructive. En 1896, les ingénieurs allemands et turcs avaient déjà atteint Konya en Anatolie. L'étape suivante : le Golfe Persique. Ce projet de souder un espace économique étranger à la City londonienne et s'étendant de la Mer du Nord au Golfe contrariait le projet anglais de tracer une ligne de chemin de fer du Caire au Golfe, avant de la poursuivre, à travers la Perse, vers Calcutta. Albion met tout en œuvre pour torpiller cette première coopération euro-turco-arabe non colonialiste, où le respect de l'indépendance de tous est en vigueur. L'Angleterre veut que la ligne de chemin de fer germano-franco-helvético-turque s'arrête à Bassorah, ce qui lui ôte toute valeur puisqu'elle est ainsi privée d'ouverture sur le trafic transocéanique. La zone entre Bassorah et la côte, autrement dit le futur Koweït, acquiert ainsi son importance stratégique pour les Britanniques seuls et non pour les peuples de la région. Dès 1880 les Anglais avaient déjà joué les vassaux côtiers, accessoirement pirates et hostiles aux autochtones bédouins, contre la Turquie. Puisque le terminus du chemin de fer ne pouvait aboutir à Koweït, que les Anglais avait détaché de l'Empire Ottoman, les Turcs proposent de le faire aboutir à Kor Abdallah : les Anglais prétendent que cette zone appartient au Koweit (comme par hasard !). Deuxième proposition turque : faire aboutir la ligne à Mohammera en Perse : les Anglais font pression sur la Perse. Les prolégomènes à l'entêtement de Bush… ! Le 21 mars 1911, Allemands et Turcs proposent l'internationalisation de la zone sise entre Bassorah et Koweït, avec une participation de 40% pour la Turquie, de 20% pour la France, 20% pour l'Allemagne, 20% pour l'Angleterre. Proposition on ne peut plus équitable. L'Angleterre la refuse, voulant rester absolument seule entre Bassorah et la côte.

    Ce blocage irrationnel — malgré sa puissance, l'Angleterre était incapable de réaliser le projet de dominer tout l'espace entre Le Caire et Le Cap — a conduit à la fraternité d'armes germano-turque pendant la Grande Guerre. À la dispersion territoriale tous azimuts de l'Empire britannique, Allemands, Austro-Hongrois, Bulgares et Turcs proposent un axe diagonal Elbe-Euphrate, Anvers-Koweït, reliant les ports atlantiques de la Mer du Nord, bloqués par la Home Fleet pendant les hostilités, à l'Insulinde (Indonésie) néerlandaise. Cet espace devait être organisé selon des critères nouveaux, englobant et dépassant ceux de l'État national fermé, né sous la double impulsion de 1789 et de la pensée de Fichte. Ces critères nouveaux respectaient les identités culturelles mais fédéraient leurs énergies auparavant éparses pour bâtir des systèmes politiques nouveaux, répondant aux logiques expansives du temps.

    Les buts de guerre de l'Angleterre ont donc été de fragmenter à l'extrême le tracé de cette diagonale partant des rives de la Mer du Nord pour aboutir au Golfe Persique voire à l'Insulinde néerlandaise. L'alliance entre la France et l'Angleterre s'explique parce que la France n'avait pas de politique pouvant porter ombrage à Londres dans l'Océan Indien. L'alliance, plus étonnante, entre la Russie tsariste et l'Angleterre vient du fait que la Russie avait, elle, intérêt à couper la diagonale Elbe-Euphrate à hauteur du Bosphore et des Dardanelles. C'est ce qui explique la tentative désespérée de Churchill de lancer des troupes contre Gallipoli, avant que les Russes ne s'y présentent. Avec les Russes à Constantinople, la diagonale germano-turque était certes brisée, mais la Russie aurait été présente en Serbie et en Grèce, puis en Crète et à Chypre, ce qui aurait menacé la ligne de communication transméditerranéenne, partant de Gibraltar pour aboutir à Suez en passant par Malte. La révolution bolchévique est venue à temps pour éliminer la Russie de la course. L'entrée en guerre de la Roumanie et la balkanisation de l'Europe centrale et orientale procèdent de la même logique : fragmenter la diagonale.

    Revenons à l'actualité. La disparition du rideau de fer et l'ouverture prochaine de la navigation fluviale entre Rotterdam et la Mer Noire par le creusement d'un canal entre le Main et le Danube reconstitue le tracé de la diagonale de 1914, du moins jusqu'à Andrinople (Edirne en turc). Les volontés de balkanisation de l'Europe, imposées à Versailles et à Yalta sont réduites à néant. L'intervention des États-Unis au Koweït, nous l'avons déjà dit, avait pour objectif premier de restaurer le statu quo et de remettre en selle la famille Al-Sabah qui investit toutes les plus-values de son pétrole dans les circuits bancaires anglais et américains, évitant de la sorte l'effondrement total des économies anglo-saxonnes, basées sur le gaspillage, le vagabondage financier et secouées par l'aventurisme thatchéro-reaganien. Mais les États-Unis, héritiers de la politique thalassocratique anglaise, ont en même temps des objectifs à plus long terme. Des objectifs qui obéissent à la même logique de fragmentation de la diagonale Mer du Nord / Golfe Persique.

    Les stratèges de Washington se sont dit : « si l'Europe est reconstituée dans son axe central Rhin-Main-Danube, elle aura très bientôt la possibilité de reprendre pied en Turquie, où la présence américaine s'avèrera de moins en moins nécessaire vu la déliquescence du bloc soviétique et les troubles qui secouent le Caucase ; si l'Europe reprend pied en Turquie, elle reprendra pied en Mésopotamie. Elle organisera l'Irak laïque et bénéficiera de son pétrole. Si l'Irak s'empare du Koweït et le garde, c'est l'Europe qui finira par en tirer profit. La diagonale sera reconstituée non plus seulement de Rotterdam à Edirne mais d'Edirne à Koweït-City. La Turquie, avec l'appui européen, redeviendra avec l'Irak, pôle arabe, la gardienne du bon ordre au Proche-Orient. Les États-Unis, en phase de récession, seront exclus de cette synergie, qui débordera rapidement en URSS, surtout en Ukraine, pays capable de revenir, avec un petit coup de pouce, un grenier à blé européen auto-suffisant (adieu les achats de blé aux USA !), puis aux Indes, en Indonésie (un marché de 120 millions d'âmes !), en Australie et en Nouvelle-Zélande. Un grand mouvement d'unification eurasien verrait le jour, faisant du même coup déchoir les États-Unis au rang d'une puissance subalterne qui ne ferait plus que décliner. Les États-Unis ne seraient plus un pôle d'attraction pour les cerveaux du monde et on risquerait bien de voir s'effectuer une migration en sens inverse : les Asiatiques d'Amérique retourneraient au Japon ou en Chine ; les Euro-Américains s'en iraient faire carrière en Allemagne ou en Italie du Nord ou en Suède. Comment éviter cela ? En reprenant à notre compte la vieille stratégie britannique de fragmentation de la diagonale ! ».

    En effet, les troubles en Yougoslavie ne surviennent-ils pas au bon moment ? Rupture de la diagonale à hauteur de Belgrade sur le Danube. Le maître-atout des États-Unis dans ce jeu est la Turquie. Le verrou turc bloque tout aujourd'hui. N'oublions pas que c'est dans le cadre de l'OTAN que le Général Evren renverse la démocratie au début de la décennie 80 et que ce putsch permet, après une solide épuration du personnel politique turc, de hisser Özal au pouvoir. Un pouvoir qui n'est démocratique qu'en son vernis. Özal proclame qu'il est “européen” et qu'il veut adhérer à la CEE, malgré les impossibilités pratiques d'une telle adhésion. Les porte-paroles d'Özal en Europe de l'Ouest, notamment en RFA, affirment que la Turquie moderne renonce à tout projet “ottoman”, c'est-à-dire à tout projet de réorganisation de l'espace proche-oriental, de concert avec les autres peuples de la région. Pire : Özal coupe les cours du Tigre et de l'Euphrate par un jeu de barrages gigantesques, destinés, dit-on à Ankara, à verdir les plateaux anatoliens. Mais le résultat immédiat de ces constructions ubuesques est de couper l'eau aux Syriens et aux Irakiens et d'assécher la Mésopotamie, rendant la restauration de la diagonale Elbe-Euphrate inutile ou, au moins, extrêmement problématique.

    L'Europe n'a donc pas intérêt à ce que la guerre civile yougoslave s'étende ; elle n'a pas intérêt à ce qu'Özal reste au pouvoir. Les alliés turcs de l'Europe sont ceux qui veulent, avec elle, reconstituer l'axe Berlin-Constantinople-Bagdad et ceux qui refusent l'assèchement et la ruine de la Mésopotamie (déjà les Anglais avaient négligé de reconstituer les canaux d'irrigation). Ensuite, l'Europe doit dialoguer avec un régime européophile à Bagdad et soutenir le développement de l'agriculture irakienne. Ensuite, l'Europe a intérêt à ce que la paix se rétablisse entre la Syrie et l'Irak. Après l'effondrement de l'armée de Saddam Hussein et le déclenchement d'une guerre civile en Irak, elle doit mobiliser tous ses efforts pour éviter la balkanisation de l'espace irakien et l'assèchement de la Mésopotamie. Celui qui tient la Mésopotamie tient à moyen ou long terme l'Océan Indien et en chasse les Américains : un principe géostratégique à méditer. Si l'Europe avait soutenu l'Irak, elle aurait eu une fenêtre sur l'Océan Indien. En resserrant ses liens avec l'Afrique du Sud et avec l'Inde non alignée, elle aurait pu contrôler cet “océan du milieu” et souder l'Eurasie en un bloc cohérent, libéré des mirages du libéralisme délétère.

    Souder l'Eurasie passe :

    • 1) par la reconstitution de la diagonale Mer du Nord / Golfe Persique
    • 2) par la création d'un transsibérien gros porteur, à écartement large et à grande vitesse, reliant Vladivostock à Hambourg via un système de ferries à travers la Baltique, entre Kiel et Klaipeda en Lituanie (autre point chaud ; un hasard ?)
    • 3) par une liaison ferroviaire de même type reliant Novosibirsk à Téhéran et Téhéran à Bagdad
    • 4) par une exploitation japonaise des voies maritimes Tokyo / Singapour ; Singapour / Bombay ; Bombay / Koweït, cette dernière en coopération avec l'Europe
    • 5) par une liaison maritime Koweït / Le Cap, exploitée par un consortium euro-turco-irakien.


    Le rôle de la France dans ce projet :

    • 1) protéger la façade maritime atlantique de l'Europe, en revalorisant sa marine
    • 2) participer, à hauteur des Comores et de la Réunion, à l'exploitation de la ligne maritime Koweït / Le Cap
    • 3) jouer de tous les atouts dont elle dispose en Afrique francophone.


    Un tel projet permet à chaque peuple de la masse continentale eurasiatique de jouer dans ce scénario futuriste un rôle bien déterminé et valorisant, tout en conservant son indépendance culturelle et économique. C'est parce que ce projet était tout d'un coup réalisable que les forces cosmopolites au service de l'Amérique ont mis tout en œuvre pour le torpiller. Peine perdue. Ce qui est inscrit dans la géographie demeure. Et finira par se réaliser. Il suffit de prendre conscience de quelques idées simples. Qui se résument en un mot : diagonale. Diagonale Rotterdam / Koweït. Diagonale Hambourg / Vladivostock. Diagonale Novosibirsk / Téhéran.

    ► Robert Steuckers, Nationalisme & République, 1991.

     

    barre-separation

     

    UE-USAL’Europe, quelle Europe ?

    Le vaincu de cette guerre, ce n’est pas Saddam Hussein, ce n’est pas l’Irak, ce n’est pas le monde arabe. Ils ont l’éternité pour eux puisqu’ils ont réussi, dans le sang et les larmes, à créer un mythe. Mieux que feu le Führer et son Reich de mille ans, le Raïs a ranimé le rêve des mille et une nuits qui peut devenir le royaume des mille et une années.

    Le vaincu, c’est le continent européen tout entier, de l’Atlantique à l’Oural. En cette triste affaire, l’Europe a été inexistante. Les trois attitudes contradictoires choisies par les trois grandes puissances continentales se sont soldées finalement par des échecs. Échec pour la France, qui est apparue comme l’appendice continental de l’Amérique ; échec pour l’Allemagne, qui a sauvegardé sa neutralité sans manifester la moindre originalité politique (ce qui fait d’elle, pour l’instant, la Suisse de l’Europe) ; échec pour l’Union soviétique, qui n’est plus en état de se poser ni en acteur ni en arbitre.

    La partie diplomatique russe était pourtant bien jouée, mais sur un échiquier truqué par la volonté américaine d’en découdre par les armes au jour et à l’heure décidés de longue date. La tentative Gorbatchev de la dernière chance, assez semblable à la tentative Mitterrand de l’avant-dernière, a montré toute la difficulté d’être à la fois juge et partie, “onusien” et souverain.

    Un réveil pénible

    Tandis que les Français s’alignaient, que les Allemands se défilaient et que les Soviétiques croyaient leurs diplomates plus efficaces que leurs économistes, les États-Unis décidaient de frapper, sans se soucier de l’ONU, montrant clairement leur ambition d’être les seuls maîtres du jeu d’aujourd’hui et du monde de demain. Ambition gigantesque, dans la logique conquérante du Far-West, mais qui risque de se heurter à nouveau un jour au seul ennemi économique et géopolitique sérieux de l’expansion américaine : le Japon. Aucune des nations actuelles de l’Europe ne peut devenir une puissance mondiale. Ni la France, ni l’Allemagne, ni la Russie. La seule puissance mondiale capable d’assurer la survie de nos peuples, c’est l’Europe, l’Europe une et diverse, l’Europe totale.

    On ne pourra longtemps échapper à la seule question qui importe, en ces dernières années de notre siècle : ce sera, pour nous tous, l’Europe ou la servitude, et la pire des servitudes pour un peuple, celle de la nuit coloniale. Obsédés par la puissance idéologique et militaire soviétique, nous n’avons pas réalisé que nous étions déjà colonisés par la puissance politique et “culturelle” américaine. Fort heureusement, la démonstration vient d’en être faite. L’anesthésie des sondages nous a évité le choc opératoire. Le réveil risque d’être pénible.

    L’Europe, donc. L’Europe d’abord et l’Europe seule. Mais quelle Europe ? L’éclatement de l’Union soviétique est inéluctable. Tout se jouera non pas tant dans les Pays Baltes ou le Caucase, où l’indépendance est déjà acquise dans tous les esprits autochtones, mais en Ukraine. Les Ukrainiens sont aussi européens que les Espagnols, tout comme les Siciliens sont aussi européens que les Écossais. Le retour de l’indestructible Russie vers le patriotisme slave et peut-être, la foi orthodoxe n’est pas un danger mais une chance.

    L’Europe ne saurait se limiter aux pays naguère situés de notre côté de l’ex-rideau de fer. Elle englobe les pays de l’Est, tous les pays de l’Est, y compris l’Ukraine au-delà de la Pologne et même la Russie au-delà de l’Ukraine. Le seul ciment de cet immense espace continental géopolitique est sa culture. L’Europe doit être une prise de conscience, individuelle et collective, avant d’être une tentative d’union économique, monétaire, politique, militaire ou diplomatique. L’Europe n’est pas tant à construire qu’à restaurer. La notion de souveraineté est indispensable, même s’il n’existe pas encore de candidat-souverain.

    Que l’Europe soit l’Europe des peuples est pour moi une évidence et que les nations soient la prison des peuples est une réalité, qu’il s’agisse des Lettons ou des Basques, des Slovènes ou des Flamands. Mais il est illusoire de croire qu’en brisant les nations l’Europe libérera les peuples comme par un coup de baguette magique. Il est une Europe supranationale, technocratique, toute pétrie du rêve néfaste d’un empire idéologique universel soumis à une loi unique, qui est la négation même de l’idée européenne. De là les réticences de tant de nationalistes à l’égard de l’Europe, réticences qui risquent fort d’augmenter au fur et à mesure que l’Europe s’étendra vers l’Est.

    La menace germano-russe

    Les Latins, qui se font déjà mal à une cohabitation avec les Germains, se sentent sans doute encore plus étrangers par rapport aux Slaves — à moins qu’ils n’aient l’intelligence de les considérer comme un facteur d’équilibre. Sinon, à refuser l’Europe intégrale, du Caucase à la Manche, on risque fort de voir se reconstituer l’alliance germano-russe, dont la logique est plus évidente qu’on ne le dit et la menace plus précise qu’on ne le croit.

    De par sa position centrale, l’Allemagne, même si elle est aujourd’hui veuve de tout grand projet politique, ne peut que récupérer dans sa sphère d’influence les anciens satellites de l’Union soviétique, pour qui elle représente désormais, plus que la lointaine Amérique, la seule puissance capable d’organiser le continent. Organiser et non dominer. La tentation est grande de passer de la suprématie économique à l’hégémonie politique, d’autant plus grande qu’il n’y a, en régime libéral et démocratique, aucun frein idéologique à la toute puissance du capitalisme conquérant.

    S’ils ne sont pas animés d’un immense projet culturel — et rien n’indique qu’ils le soient ou même qu’ils songent à l’être — les Allemands risquent fort de devenir les Yankees de l’Europe. Il n’y aura pas de nouvelle guerre de Sécession, car les Sudistes disparaîtront : nous serons pris entre l’impérialisme industriel teuton et l’immigration musulmane conquérante. Cette immense vague — comparable à ce que fut naguère la grande tempête des invasions germaniques — ne touchera pas seulement la France, mais tous les pays méridionaux, Portugal, Espagne et Italie.

    Au rêve européen qui fut celui de l’après-guerre et a permis une spectaculaire réconciliation franco-allemande — qui appartient désormais plus au passé qu’à l’avenir — succède un autre songe : l’idée méditerranéenne. Certains imaginent déjà qu’à défaut d’être la première nation de l’Europe, comme au temps de Louis XIV ou de Napoléon, nous pourrions devenir la plus riche province du Maghreb, colonie d’exploitation puis de peuplement pour une Afrique misérable et affamée. Pour bloquer ce “scénario-catastrophe”, la meilleure solution est de promouvoir une grande politique arabe, où nous ne serions ni dominateurs ni envahis, mais partenaires. Notre intérêt est le développement sur leur sol de nos voisins du Sud, dont nous sommes, plus que bien d’autres, la meilleure chance.

    La position de la France dans la guerre du Golfe, qui nous a fait apparaître comme les mercenaires des Américains — mais des mercenaires qui payent au lieu d’être payés — et comme les soutiens de certains États arabes contre leurs peuples, ne nous a guère préparés à ce rôle qui était logiquement le nôtre. Pour les masses arabes, le Russe est l’ami, l’Allemand le neutre et le Français l’ennemi. Une politique européenne unanime, servie par une force militaire et animée par l’idée d’un grand destin aurait pu faire entendre une voix différente. Un homme comme Michel Jobert l’a compris. On ne l’a guère laissé parler à la télévision. On mesure aujourd’hui l’étendue du désastre.

    De cette tragique absence de l’Europe, de cette incapacité des pays européens à jouer leur rôle dans un monde hostile, dominé par une super-puissance orgueilleuse, persuadée d’incarner le Bien contre le Mal, doit naître aujourd’hui dans la conscience de chaque Européen le sentiment que l’unité de notre continent est tout simplement une question de vie ou de mort.

    ► Jean Mabire, National-Hebdo n°346, 7-13 mars 1991.

     

    barre-intertitre

     

    Libres réflexions sur la politique américaine

    Les événements qui se sont produits depuis 1991 ont consacré l'effacement de l'ancienne puissance soviétique et la place prépondérante prise par l'Amérique au niveau mondial. Le mot d'hyperpuissance qui a été employé par le ministre français des Affaires étrangères pour la caractériser en résume les deux traits les plus caractéristiques qui sont : une puissance colossale, notamment militaire, et l'absence de tout rival sérieux. Dans son livre Le grand échiquier, le professeur et éminent spécialiste américain de géostratégie Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller du président Carter, a désigné son pays comme « le premier empire mondial ». Les États-Unis ne sont certes pas un empire au sens habituel du mot, qui désigne une puissance territoriale, mais ils sont effectivement un empire sur le plan économique et par extension sur le plan politique.

    La suprématie mondiale de l'Amérique évidente depuis la guerre du Golfe en 1991 s'est manifestée de la manière éclatante que l'on connaît après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, ceux-ci ayant eu un exceptionnel retentissement intérieur à la mesure de leur caractère spectaculaire. La personnalité du président Georges Bush fils a ajouté une note de volonté de vengeance aux réactions patriotiques du peuple américain qui s'est cabré sous l'affront fait à sa très grande fierté nationale. Le résultat en a été le déclenchement de la forte, mais prudente, intervention américaine en Afghanistan qui a entraîné la chute du régime des talibans sous les coups de leurs opposants de l'Alliance du Nord de feu le commandant Massoud et sous les bombardements massifs de l'aviation américaine.

    Nous ne rappellerons pas les multiples soutiens, diplomatiques moraux et matériels, que l'Amérique a reçus après ces attentats mais nous soulignerons un cas particulier tout à fait remarquable parce que sa signification dépasse largement le cadre de la crise afghane. Ce cas est celui de l'Angleterre dont le Premier ministre s'est littéralement mis en quatre pour démontrer l'exemplaire dévouement de son pays envers son grand protecteur. On a ainsi vu Monsieur Tony Blair ne cesser de sauter d'un avion à un autre pour se précipiter d'une capitale à une autre et aider les États-Unis à réaliser la mise en place du réseau d'appui logistique dont ils avaient besoin. Son action lui a rapidement valu d'être déclaré leur meilleur ambassadeur par les États-Unis. Ce n'est là qu'une nouvelle preuve de l'alignement de l'Angleterre sur la politique américaine.

    Après ce préambule dégageons les traits pratiquement constants de la politique américaine. La place sans rivale que les États-Unis occupent actuellement dans le monde a été atteinte grâce à une politique d'expansion continue pratiquée pendant plus de deux siècles. Sur le plan territorial cette politique a usé de tous les moyens pour acquérir successivement tous les immenses territoires qui s'étendaient à l'ouest de la côte atlantique. Ces moyens ont été :

    • la colonisation des terres dites vierges, sans ménagements pour les autochtones qui finirent par être parqués dans les célèbres "réserves" ;
    • le procédé étonnant qui consistait à acheter des territoires : la Louisiane à Napoléon en 1803, la Floride à l'Espagne en 1845, l'Alaska à la Russie en 1867 ;
    • la conquête directe par la guerre : à l'Angleterre en 1812, au Mexique en 1846, à l'Espagne en 1898, cette dernière ayant permis aux États-Unis de franchir le Pacifique et de s'installer en Extrême-Orient en annexant les Philippines.


    De même tous les moyens leur ont été bons pour protéger ou s'ouvrir des marchés :

    • dès 1803, l'indépendance des États-Unis ne remontant qu'à vingt ans auparavant, une escadre américaine était envoyée en Méditerranée et bombardait Tripoli pour punir le pacha qui exigeait le paiement d'un tribut par les navires marchands américains ;
    • la doctrine dite de "L'Amérique aux Américains" qui était proclamée par le président Monroe en 1824 avec pour but d'écarter les Européens des marchés d'Amérique du Sud ;
    • la pression militaire directe mise en œuvre en 1854 par l'envoi, devenu célèbre, d'une escadre commandée par le commodore Perry dans le but d'obliger le Japon à s'ouvrir au commerce.


    Le résultat de cette politique qui appliquait sans scrupules les pratiques des États les plus froidement réalistes fut l'accession de l'Amérique à la première place des puissances industrielles dès le début du XXe siècle. Les deux guerres mondiales, où les États-Unis entrèrent tardivement (avril 1917 pour la guerre 1914-1918 ; décembre 1941 pour la guerre 1939-1945) sans en subir le moindre dommage chez eux allaient leur permettre de renforcer leur prépondérance industrielle et économique. Leur part de la production industrielle mondiale qui avait atteint le niveau remarquable de 32% au début du siècle passait à plus de 50% à la fin de la guerre 1939-1945. Depuis lors, sous l'effet du développement de la concurrence de nouveaux pays industriels en particulier ceux d'Extrême Orient, elle a lentement diminué jusqu'à 25% au début des années 1990 et pourrait descendre jusqu'à 15% sinon même 10% dans les vingt années à venir. Cette perspective préoccupe les responsables américains qui en craignent des conséquences sociales négatives et la fin de leur hégémonie politique. Les décisions protectionnistes prises par le président Bush devant les difficultés rencontrées actuellement par la sidérurgie américaine démontrent le sérieux de leurs inquiétudes et leur indifférence aux réactions choquées des pays lésés par ces décisions.

    L'objectif fondamental de leur politique est donc de maintenir une hégémonie qu'ils voient menacée par l'arrivée de nouvelles puissances mondiales : la Chine, l'Inde, L'Europe aussi si elle venait à leur opposer un front indépendant, la Russie si elle rétablit sa situation et d'autres. Leur stratégie découle logiquement de cette ambition, stratégie que l'on peut définir en trois points : 1. s'assurer le contrôle, direct ou indirect, des facteurs de la puissance moderne qui sont les ressources énergétiques et minières, 2. freiner le développement des futures grandes puissances mondiales, 3. empêcher la formation de coalitions ou d'unions qui seraient capables de s'opposer à elle, par ex. une véritable union européenne.

    Étant une puissance mondiale l'Amérique applique cette stratégie à l'échelle de la planète en agissant simultanément et électivement sur l'Europe et l'Asie occidentale, sur l'Asie centrale et méridionale, sur l'Extrême-Orient, sans porter la même attention à l'Amérique latine et à l'Afrique noire qui ne sont pas en voie de donner naissance à des puissances dangereuses pour sa suprématie.

    Les ressources énergétiques, pétrole et gaz, sont évidemment d'une importance clé car elles commandent non seulement l'activité économique mais la vie même des sociétés. Les États-Unis ont déjà franchement reconnu en la personne de leur président Georges Bush père que le Proche et le Moyen Orients sont pour eux une zone "d'intérêt vital", propos logiques puisque les gisements de pétrole américains seront épuisés dans une dizaine d'années (1). Il en résulte que la sensibilité de leur économie, et par là de leur politique, aux importations énergétiques, quelle qu'en soit l'origine, sera très grande. Or, le Proche Orient (Arabie, Irak, Émirats, Koweït etc) dispose d'une réserve de production évaluée à plus de quatre-vingts années. Si l'on considère le bilan au niveau mondial, tous pays consommateurs et producteurs confondus, les réserves totales sont d'une quarantaine d'années, donnée qui confirme l'importance de la région proche orientale. Or, parmi les réserves nouvelles que l'on découvre, heureusement, chaque année, l'Asie centrale (Kazakhstan, Turkménistan et mer Caspienne en particulier) est considérée comme la région la plus riche. Dès lors, les cinq républiques musulmanes de l'ancienne URSS devenues indépendantes présentent pour l'ensemble des pays consommateurs, tout spécialement pour les États-Unis seuls capables d'avoir une politique planétaire, et pour les États voisins (Chine, Inde, Russie, Iran notamment) une importance nouvelle majeure.

    L'avenir des relations internationales paraît alors plutôt préoccupant car sa complexité ne fait que croître. À la simplicité bien réelle du poids déterminant des nécessités énergétiques dans la définition de la politique américaine s'ajoute dans le monde et même aux États-Unis un grand nombre de facteurs de natures matérielle et immatérielle, ces derniers risquant d'être parfois plus décisifs que les premiers. Dans le cas des États-Unis une vulgaire et hypocrite volonté de puissance se superpose à leur mercantilisme traditionnel. Au niveau mondial, où il faut se placer, il serait irresponsable de ne pas voir que des facteurs psychologiques issus des plus anciennes motivations humaines interfèrent profondément avec les considérations économiques qui occupent les pensées de nos hommes politiques. Nous mentionnerons en premier le poids de l'histoire, trop souvent oublié ou dédaigné par nos dirigeants politiques, poids illustré par la création de l’État d'Israël et ses suites et par le démembrement dans le sang de l'ancienne Yougoslavie. Les trois autres grands groupe de facteurs psychologiques dont on peut craindre l'apparition du pire sont : le nationalisme qui, excité de l'extérieur, a mis le feu en Europe à l'ex-Yougoslavie ; le fanatisme religieux, avec ses spectaculaires manifestations du 11 septembre ; la haine raciale massivement à l'œuvre en Afrique. Ajoutons à cette liste l'universel besoin de justice qui de tout temps a poussé l'homme à la révolte contre les abus et les tyrannies. Les temps contemporains sont fertiles en motifs de telles rébellions que les stratégies savent souvent exploiter à des fins intéressées; ainsi l'anticolonialisme fut-il soutenu par les États-Unis qui l'utilisaient pour prendre la place des pays qui étaient chassés de territoires susceptibles de présenter un intérêt économique.

    Résumons la conclusion de cet article. La politique des États-Unis n'est pas différente de celle de tout autre État en n'importe quelle époque. Leur volonté de domination s'est exprimée initialement dans une politique d'expansion territoriale qui a duré environ deux siècles, elle s'est poursuivie par un impérialisme économique que masquaient de grandes déclarations de défense des droits de l'homme et de la démocratie. Ayant atteint son apogée, "le premier empire mondial" est maintenant en première ligne face aux problèmes permanents de l'humanité. L'habileté qu'il a presque toujours su montrer pour exploiter les guerres et les crises à son profit, par ex. en Afghanistan au moment où ces lignes sont écrites (2), ne sera peut-être pas adaptée aux temps à venir. Quant aux États qui suivraient aveuglément la politique américaine, pensons aux Européens, ils exposeraient leurs peuples à de douloureuses découvertes. Espérons que la lucidité et le courage viendront à nos responsables.

    ► Alain Faure-Dufourmantelle. [référence manquante]

    ◘ L'auteur : Le colonel Alain Faure-Dufourmantelle est l'auteur de L'Europe d'Œdipe : Des guerres civiles en perspective, paru au moment où éclatait la crise du Kosovo, couronné en 2001 par l'Académie des sciences morales et politiques. Dernier ouvrage paru : Dieu maudira-t-il l'Amérique ? ; préfacé comme le précédent par le général P.-M. Gallois; ouvrage dont le dernier chapitre, « Demain, crépuscule ou aube d'une civilisation», est précisément consacré à l'avenir des relations à établir avec l'islam.

    Notes :

    (1) En 2000 les États-Unis étaient le premier importateur mondial de pétrole (510 millions de tonnes) et le troisième producteur mondial (360 millions de tonnes) derrière l'Arabie (440 millions de tonnes) et la Russie (380 millions de tonnes). La situation de l'Europe n'est pas meilleure, les importations cumulées de la France l'Allemagne l'Italie et l'Angleterre (62 millions de tonnes pour celle-ci malgré la production de la Mer du Nord), grands consommateurs, atteignant 400 millions de tonnes, les réserves prouvées ne dépassant pas 10 années de production.

    (2) Ainsi l'Afghanistan "libéré" des talibans s'est-il doté d'un gouvernement provisoire dont le Premier ministre, Hamid Karzaï, a été conseiller de la société pétrolière américaine Unocal spécialisée dans l'installation des oléoducs. Coïncidence heureuse pour les compagnies pétrolières qui exploiteront le pétrole d'Asie centrale qu'il sera intéressant d'évacuer en sécurité vers l'Océan Indien et pas seulement vers la Méditerranée à travers le Caucase.

     

     


    « Guerre hispano-américaineStaline »
    Pin It

    Tags Tags : ,