• Lebensphilosophie

    Un guide pour les philosophies de la Vie

     

    lebens-philo.jpg• Analyse : Karl Albert, Lebensphilosophie : Von den Anfängen bei Nietz­sche bis zu ihrer Kritik bei Lukács, Alber Verlag/Reihe Kolleg Philo­so­phie, Frei­burg/Mün­chen, 208 p.

    Karl Albert, professeur de philosophie à Wuppertal dans la région de la Ruhr, nous of­fre un excellent petit ouvrage sur la Lebensphilosophie allemande, très didac­tique et qui convient parfaitement pour les étudiants de première année. Il passe en revue les œuvres de Schlegel, Schopenhauer, Guyau, Nietzsche, Ditlhey, Bergson, Simmel, Lessing, Klages, Messer, Spengler, Keyserling, Ortega y Gasset, Scheler, Misch, Lersch et Bollnow. Dans son introduction, il explique clairement sa démarche : « Toutes les créations originales de la philosophie et de la littérature, qui ont émergé dans la première décennie du XXe siècle, por­taient l’accent de la “Vie”. C’était comme une ivresse, une ivresse juvénile, que nous avons tous partagée ». Les thématiques de la jeunesse, du printemps éternel, des paysages ré­générants, de la danse, de la nudité, indique une voix qui n’est plus celle de la froi­de logique mais de la bio-logique, appelée à remplacer les sécheresses et les hypo­cri­sies des “Lumières”, du positivisme et de l’académisme. Pour Karl Albert, les pré­misses de la Lebensphilosophie se situent déjà tout entiers dans les œuvres de l’Allemand Friedrich Schlegel et du Français Jean-Marie Guyau.

    Didactique, soucieux de transmettre à ses étudiants, Albert esquisse les étapes suc­ces­sives de la démarche de Schlegel, adversaire du système de Hegel, vecteur de “né­gativité”, induisant le philosophe dans l’erreur car il remplace la réalité divine et vi­vante par un mensonge métaphysique. En trois étapes, Schlegel va tenter de sortir la pensée allemande et européenne de cette impasse et de ce labyrinthe :

    1. Opposer au Geist hégélien la Vie proprement dite.
    2. Montrer que la philosophie traditionnelle indienne est une apologie et une acceptation sereines voire joyeuses de la Vie.
    3. Hisser au niveau de la réflexion philosophique les rapports entre l’homme et la fem­me, dans la sexualité et dans le mariage.

    La base du travail philosophique ne saurait être une spéculation infinie sur un concept éthéré mais, au contraire, la vie spirituelle intérieure de l’homme, voyageant entre le ciel du sublime et la pesanteur de la ma­té­rialité. Dès lors, le philosophe peut commencer sa démarche à partir du moindre fait de vie et non pas au départ des seules spéculations académiques, imposées a priori au cherchant. Sanskritologue patenté, de même que son frère, Schlegel lisait la philo­sophie et la mythologie indiennes dans le texte. Il y retrouve un panthéisme, chassé d’Occident depuis l’avènement du christianisme. Ses réflexions sur les rapports entre sexes — sans nul doute inspirées par la tradition tantrique — contribue à forger en Oc­cident une nouvelle vision de la femme, émancipatrice et équitable, revalorisant le rôle de la sensualité dans l’élaboration d’une philosophie équilibrée entre raison, sens, cordialité, matérialité, etc.

    Jean-Marie Guyau (1854-1888), natif de Laval dans le Maine, auteur notamment d’Es­quisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885), aura un impact certain sur Nietzsche. Pour Guyau, la Vie a vocation à l’expansion, non au sur-place, et cette ex­pansion n’a pas à être régulée — et contrariée — par un “impératif catégorique“ de kan­tienne mémoire, démarche non naturelle. L’aire infinie du déploiement merveilleux du cosmos est le site où vit et agit l’homme : le lieu de la “sympathie universelle”, où convergent et fusionnent esthétique, morale et religion. L’art, selon Guyau, est le vé­hi­cule que l’hom­me accompli utilise pour naviguer dans l’océan infini de cette “sym­pa­thie uni­verselle”, sans contrarier les forces à l’œuvre dans l’univers. Sous les con­tra­dic­tions ap­parentes du monde des hommes, se profile une harmonie fondamentale, l’Ê­tre. Gu­yau, comme plus tard Deleuze — que l’on prend, nous dit Badiou, à tort pour un pen­seur d’une pluralité absolue et désordonnée — développe une ontologie vitaliste, qui ne nie nullement l’unité fondamentale de l’univers.

    La philosophie de la Vie n’est donc pas le socle des particularismes maniaques, re­pliés sur eux-mêmes, mais l’écho en Europe, d’une vision tantrique, où tout est en­tremêlé, où tout est relié à tout, sans segmentations et catégorisations inutiles et a­ber­rantes. Avec Schlegel et Guyau, les bases d’une formidable alternative ont été je­tées, mais elle n’a pas encore réussi à percer, à développer des modèles sociaux et po­li­tiques solides et viables. 

    ► Robert Steuckers, Vouloir n° 146-148, 1999.

     

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    LebensphilosophieDes notions de “Leben” et de “Seele” dans les langues germaniques

    • Recension : Béatrice La Farge, “Leben” und “Seele” in den altgermanischen Sprachen : Studien zum Einfluß christlich-lateinischer Vorstellungen auf die Volkssprachen, Carl Winter Universitätsverlag, Heidelberg, 1991, 448 p.

    [Ci-contre : From the Begginning of Time, Kenny Callicutt]

    Le concept de “vie” (Leben en all.) est fondamental dans ce courant philosophique qu'est la Lebensphilosophie, la philosophie de la vie, née dans la sillage du romantisme et de la pensée nietzschéenne, pour protester contre la réduction de l'homme à son pur intellect et contre son “encartement” par la méthode positiviste. Ce concept de “vie” et, derrière lui, le mot “vie” du langage quotidien ont une histoire bien particulière dans les aires linguistiques germaniques, nous démontre Béatrice La Farge. Leben ou l'anglais life ont survécu sous une forme proche de leur étymologie, alors qu'un terme analogue, quasi synonyme, comme feorh / ferah / verch / fjór a disparu dans toutes les langues germaniques (sauf en islandais, langue très conservatrice). Le travail de Béatrice La Farge consiste à expliquer pourquoi cette disparition a eu lieu.

    Les langues germaniques anciennes présentaient une pluralité d'expressions pour désigner la vie : outre feorh / etc., nous avions également lif / lîf / lîp (Leben, vie ; a servi à traduire le latin vita), sawul / seola / sêla / sêle / sál(a) (Seele, âme / psyché ; a servi à traduire le latin anima), ónd / ealdor / aldar / alter / aldr (Alter, âge) et gast / gêst / geist (Geist, esprit ; a servi à traduire le latin spiritus). Leben, Seele et Alter ont été conservés, feorh a disparu. Béatrice La Farge constate que la disparition de feorh tient à une particularité sémantique spéciale de ce mot, signifiant “siège de la vie”, “principe ou substance vitale active”, qui lui donnait une dimension plus charnelle, plus proche de vleisch (mhall. pour “chair”). Feorh signifie donc cette “force vitale” ou ce “siège de la vie” (dans un organe particulier, le foie [Leber, liver] ou le corps [Leib] tout entier). En islandais fjór, encore utilisé dans le langage quotidien, signifie toujours “force vitale du corps”. Dans le néologisme fjörefni (vitamine), il est restitué dans son étymologie originelle : la vitamine est en effet une substance qui renforce la vigueur vitale du corps et ne prétend pas avoir d'effets sur “l’âme” ou le psychisme. Feorh et sawul désignent donc tous deux un principe de vie ou une âme tandis que lif / lîp signifie la “vie comme situation, comme simple fait de monde”. Mais feorh reste, malgré sa proximité sémantique avec sawul, plus charnel, plus lié à la corporéité voire au sang, que sawul, qui sera repris par les missionnaires chrétiens pour désigner le “spirituel” et “l’incorporel” qui survit après la mort physique, en s'échappant de la dépouille mortelle du défunt. Feorh exclut toute extra-corporéité, toute idée d'un souffle pouvant se dégager de son enveloppe corporelle (comme dans les mots grecs yuch, dumos et pneuma ; ou les mots hébreux nefes ou ruah). Le feorh n'a aucune connotation sémantique de “souffle” et pourrait bien avoir signifié au départ le pectus / pectoris, la “poitrine” ou le “cœur” voire le “diaphragme”. Les usages christianisés de ces vocables germaniques semblent avoir réservé progressivement la racine sawul / saiwalo pour désigner l'âme dans son acception strictement chrétienne en évitant par ex. de l'utiliser pour les animaux, alors qu'à l'origine les Germains ne faisaient pas la distinction. Dans certains textes du XIVe et du XVe siècles, Seele est encore utilisé en référence à des animaux.

    Quand au terme lif / lîp / Leben, il dérive d'un verbe lifan / liban signifiant “persister”, “tenir bon”, all. beharren, et a fini par désigner la vie purement immanente comme existence, comme Dasein, diront les existentialistes d'heideggerienne mémoire. Le dualisme chrétien, en plaquant un latin d'église sur le patrimoine lexical germanique et en imposant sa vision de la vie (dévalorisée parce que charnelle et immanente), a donc éliminé le feorh, pour ne laisser subsister que l'incorporelle “Seele / anima / âme” et l'immanent stricto sensuLeben / vita / vie”, éliminant du même coup tout un jeu de concept qui nous aurait permis de saisir le sens de la vie dans l'immanence, certes, mais simultanément dans une sacralité vitale et charnelle, sans s'égarer dans un hypothétique “incorporel”. La philosophie européenne aurait emprunté un tout autre chemin si le concept de feorh avait pu être conservé à l'aube de notre histoire médiévale et nous n'aurions connu ni les tâtonnements des philosophes (prisonniers de ce dualisme chrétien ou post-chrétien mais s'ils le rejettent) ni leurs lassantes et stériles allées et venues de la transcendance immatérielle / incorporelle à une immanence toujours trop épaisse chez les “hommes d'esprit” qui parfois, dans des accès de cette crise typiquement euro-occidentale, veulent bruyamment, hystériquement, abandonner les empyrées incorporelles (DB).

    ► Detlev Baumann (pseud. RS), Antaïos n°12, 1997.

     

    Lebensphilosophie

     

    Pour la Vie, contre les structures abstraites !

     

    vita12.jpgQue signifie au juste la revendication de la vie face aux structures ab­straites ? Dans le cadre d'une ap­pro­che philosophique, cela conduit vers une intention de réduire la portée des démarches de la pensée consciente et de ses médiations, et de po­ten­tia­liser celle de l'inconscient ou de la vie immédiate par une saisie de la réalité humaine en deçà des formes et des constructions sociales et po­litiques artificielles et abstraites par essence, des traditions historiques désuètes et des cristallisations cul­turelles stéri­les.

    Cette démarche philosophique que l'on pourrait qualifier soit d'irra­tio­naliste soit de vitaliste sous-entend même l'importance de la philosophie de Kant constatant les limites de la raison théorique et dont les prolon­gements critiques engendrent un double courant : l'un axé sur la volonté morale et sur une dialectisation de la raison (Fichte et Hegel) qui débouche par réaction dans le marxisme et le “matérialisme dialectique” ; l'autre, qui revendique l'immédiateté de la vie, l'intuitionisme et le primat de l'instinct, procède du courant de pensée engendré par Schopenhauer, véritable père de l'irrationalisme contemporain, et trouve ses rami­fi­cations philosophiques chez Nietzsche, Jung, Adler et même Freud, l'existentialisme français de Sartre et la philosophie existentielle de la vie que l'on retrouve chez Bergson, Schel­ling, Kierkegaard, Maurice Blon­del. L'école allemande, avec Wil­helm Dilthey, G. Misch, B. Groet­huysen, Ed. Spranger, Hans Leise­gang, A. Dempf, R. Eucken, E. Troeltsch, G. Simmel, ainsi que la phi­losophie naturaliste de la vie d'Oswald Spengler et Ludwig Klages.

    Le dénominateur commun que l’on retrouve dans chacun de ces courants de pensée hétéroclites et qui réside dans la revendication du principe de vie face au constructivisme abstrait, étant donné la diversité des pers­pectives qui l’expriment, ne se laisse pas enfermer dans un schéma d’interprétation global à la manière dont procède Georges Lukacs, le célèbre marxiste hongrois, qui considère la pensée irrationaliste allemande comme typiquement bourgeoise et « réactionnaire », en tenant pour définitivement acquis que l’histoire des idées est subordonnée à des forces primaires agissantes : situation et développement des forces de production, évolution de la société, caractère de la lutte des classes, etc…

    Ce qui est certain, c’est que ce cou­rant de pensée vitaliste ou « irra­tionaliste » remet en question l’idée de progrès historique, la linéarité et le mythe progressiste, et qu’il re­pré­sente ainsi la contrepartie du courant de pensée qui, du XVIIIe siècle français à travers Kant et la Révolution française, débouche dans la dialec­tique hégélienne et marxiste ; con­tre­partie dans la mesure où il déprécie le pouvoir de la raison, que ce soit en contestant l’objectivité du réel, que ce soit en réduisant la connaissance intellectuelle à son efficacité techni­que, que ce soit en se réclamant d’une saisie mystique de la réa­lité « absolue », décrétée irration­nelle dans son essence. La lutte contre l’abstraction et la raison a des formes aussi variées que les mo­tivations qui l’engendrent. Elle peut notamment aboutir à faire un principe de la notion d’absurde qui a surgi chez Scho­penhauer et plus tard chez Cioran.

    De Leibniz à Kant et Schopenhauer

    À l’opposé du rationalisme de la pensée occidentale, du principe de raison suffisante énoncé par Leibniz, du cartésianisme, la revendication de la vie dont Schopenhauer se fera le principal promoteur, sous-entend que l’intelligence ou la raison n’est pas à la racine de toute chose, qu’elle a surgi d’un monde opaque, et que les principes qu’elle introduit demeurent irrémédiablement à la surface de la réalité, puisqu’ils lui sont, comme l’intelligence elle-même, surajoutés. Le corollaire d’une telle conception est que la réalité qui fonde toutes les existences particulières est elle-même sans fondement, sans raison, sans cause (générale), que notre manière de raisonner, dès lors, est valable seulement pour ce qui est des rapports que les êtres et les choses entretiennent dans l’espace et dans le temps.

    Au-delà d’un impératif absolu de la loi morale de type kantien, qui fonde le constructivisme de type ontologique et abstrait, Schopenhauer se fait le chantre d’une sourde impulsion à vivre, antérieure à toute activité logique, que l’on peut saisir au plus profond de soi-même pour une appréhension directe avant sa déformation abstraite dans les cadres de l’espace et du temps, et qui se révèle comme une tendance im­pulsive et inconsciente. Schopen­hauer, dans sa réflexion, reprend des motifs hérités du « divin Platon » dans l’allégorie de la caverne qui nous révèle que le monde que nous percevons est un monde d’images mouvantes.

    Schopenhauer et le “Voile de Maya”

    D’autre part, il empruntera à la tradition de l’Inde l’idée que les êtres humains sont enveloppés dans le “voile de Maya”, c’est-à-dire plon­gés dans un monde illusoire. Scho­penhauer restera persuadé que les fonctions psychiques ne repré­sen­tent, par rapport à la réalité primaire et absolue du vouloir-vivre (Wille zum Leben) qu’un aspect secon­dai­re, une adjonction, une superstruc­ture abstraite. À la tentation de l’il­lusoire, de l’abstrait et de l’absurde, que l’on menait vers un pessimisme radicale, Schopenhauer proposait le remède de la négation du vouloir-vivre, une forme supérieure d’ascé­tisme.

    À l’idée d’humanité, qui lui paraît absurde, il oppose des “modèles” éter­nels qu’il empruntera au pla­to­nisme. Cet emprunt lui sert à ex­pli­quer les types de phénomènes du vouloir dans l’espace et dans le temps, phénomènes reproduisant incessamment des modèles, des formes, des idées éternelles et immuables. Il y a des idées infé­rieu­res, ou des degrés élémentaires, de la manifestation du vouloir : pe­san­teur, impénétrabilité, solidité, fluidi­té, élasticité, magnétisme, chimis­me ; et les idées supérieures qui appa­rais­sent dans le monde orga­nique et dont la série s’achève dans l’hom­me concret.

    Transformant la primauté du vouloir-vivre schopenhauerien en primauté de la volonté de puissance, opposant au renoncement préconisé par Scho­penhauer une affirmation-glori­fication de la volonté, Nietzsche se fait l’annonciateur de l’homme vital, de l’homme créateur de valeurs, de l’homme-instance-suprême, en mê­me temps que de grands bou­leversements qui préfigurèrent le nihilisme européen du XXe siè­cle. Et cela, au temps du positivisme abstrait et du constructivisme, c’est-à-dire à un moment où la prudence l’emporte et où la vie humaine paraît confortablement ancrée dans des institutions sécurisantes. Sur le chemin où l’homme européen s’est trouvé engagé jusqu’à présent, déterminé par l’héritage de l’Antiquité et par l’avènement du christianisme, la revendication de la vie chez Friedrich Nietzsche qui, par sa critique radicale et impitoyable de la religion, de la philosophie de la science, de la morale s’exprime à travers sa phrase lancinante : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite ».

    Nietzsche : vitalisme et tragique

    Le vitalisme de Nietzsche se ré­vélera tout d’abord dans son œuvre La naissance de la tragédie, puis à travers la dichotomie qu’il institue entre l’esprit apollinien, créateur d’images de beauté et d’harmonie, et l’état dionysiaque, sorte d’ivresse où l’homme brise et dépasse les li­mites de son individualité. Apollon, symbole de l’instinct plastique, dieu du jour, de la clarté, de la mesure, force plastique du rêve créateur ; Dionysos, dieu de la nuit, du chaos démesuré, de l’informe, est pour Nietzsche le grand élan de la vie qui répugne à tous les calculs et à tous les décrets de la raison. Les deux figures archétypales sont pour Nietzsche la révélation de la nature véritable de la réalité suprême, l’an­tidote contre les structures existen­tielles et psychologiques abstraites et sclérosées. C’est dans cette opti­que que Nietzsche con­damnera la révo­lution rationnelle de Socrate, dont il pense qu’elle a tué l’esprit tragique au profit de la raison, de l’homme ab­strait et théorique.

    Pour Nietzsche, être forcé de lutter contre les instincts, c’est la formule de la décadence : tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques. Avec Socrate et, après lui, le christianisme venant aggraver le processus, l’existence s’est, selon Nietzsche, banalisée sur la base d’un immense malentendu qui ré­side dans la morale chrétienne de perfectionnement, ce que Deleuze nommera plus tard la morale des dettes et des récompenses.

    Ce que Nietzsche veut dévoiler, c’est la toute-puissance de l’instinct, qu’il tient pour fondamental : celui qui tend à élargir la vie, instinct plus fort que l’instinct de conservation tendant au repos, que la crainte alimente et qui dirige les facultés intellectuelles abstraites. La volonté créatrice chez l’individu est ce par quoi il se dé­passe et va au-delà de lui-même ; il s’agit de se transcender et de s’é­prouver comme un passage ou com­me un pont. Le vitalisme de type héroïque conduira Nietzsche à dé­noncer le nihilisme européen en y contribuant par sa philosophie « à coups de marteau » à se faire, à coups d’extases, l’annonciateur du surhomme et de l’Éternel retour face à l’homme abstrait et théorique et au mythe progressiste de l’hu­manité.

    C’est ce qui fera dire à l’écrivain grec Nikos Kazantzaki qui appellera Nietzsche le « grand martyr », parce que Nietzsche lui a appris à se dé­fier de toute théorie optimiste et abstraite.

    Freud, apologiste des instincts vitaux

    Avec Freud, nous pouvons quitter le domaine de la philosophie puisqu’il s’agit d’un médecin spécialisé en neuro-psychiatrie, dont toutes les théories en appellent à son expé­rience clinique. Mais il convient d’ob­server que les deux plans, celui de la réflexion philosophique et celui des sciences humaines ne peuvent être séparée abstraitement. Freud for­gera, pour qualifier l’élargissement de ses théories, le terme de mé­ta­psy­cho­logie, en estimant que la réa­lité qu’il désigne est celle des pro­cessus inconscients de la vie psy­chique, qui permet de dévoiler ceux qui déterminent, par projection, les constructions métaphysiques. Freud, irrationaliste au sens onto­logique du terme et apologiste des instincts vitaux du subconscient hu­main restera néanmoins un pes­simiste biologique.

    C’est ainsi qu’au regard des deux grands dissidents de la psychana­lyse qu’il a créée, son pessimisme diffèrera de la confiance d’Adler dans la force ascensionnelle de la vie, comme de la vague nostalgie d’un paradis perdu qui imprègnera la pensée de Jung. Pour Adler, le besoin de s’affirmer chez l’être humain reste prédéterminant dans sa pensée, la vie est une lutte dans laquelle il faut nécessairement triompher ou succomber. Face aux abstractions de la raison qui nous menacent, la poussée vitale, ne peut être valablement appréhendée que d’une manière dynamique sous la forme de tendances, d’impul­sions, de développement. L’essen­tiel pour comprendre l’être humain, ce n’est pas la libido et ses trans­formations, c’est la volonté de puis­sance sous ses formes diverses : auto-affirmation, amour-propre, be­soin d’affirmer son moi, besoin de se mettre en valeur.

    L’idée de communauté chez Adler

    Adler identifie au sentiment social la force originelle qui a présidé à la formation de buts religieux régu­lateurs, en parvenant à lier d’une certaine manière entre eux les êtres humains. Le sentiment représente avant tout pour lui une tendance vers une forme de collectivité qu’il con­vient d’imaginer éternelle. Quand Adler parle de la communauté, il ne s’agit jamais pour lui d’une col­lectivité abstraite de type sociétaire actuel, ni d’une forme politique ou religieuse déterminée. Il faut en­tendre le terme au sens d’une com­munauté organique idéale qui se­rait comme l’ultime réalisation de l’évolution chez Carl Gustav Jung ; le pouvoir des archétypes n’est que la projection de l’affirmation de la vie face à la superstructure psycholo­gique conditionnée par les contin­gences externes et abstraites.

    Jung : l’inconscient originaire, source de vie

    eros-c10.gifJung dispose d’une véritable « vi­sion du monde » à partir de données intra­psychiques et qui sont à la base de sa métapsychologie, ainsi que de sa psychologie analytique. Jung in­siste sur l’origine même de la conscience, émergence dont il pen­se qu’elle s’est lentement dévelop­pée par retrait des projections, ain­si que sur l’autonomie créatrice d’un inconscient impénétrable par un ou­tillage biologique. Toutes ses élu­cidations sont inscrites dans la per­spective d’un inconscient originaire, source de « vie », d’une ampleur in­commensurable, et d’où surgit quel­que chose de vrai. Pour lui, aucune théorie ne peut vraiment expliquer les rêves, dont certains plongent dans les profondeurs de l’incons­cient. Il faut les prendre tels qu’ils sont : produits spontanés, naturels et objectifs de la psyché qui est elle-même la mère et la condition du conscient.

    La doctrine de Jung postule l’exis­tence de l’inconscient collectif, sour­ce des archétypes qui mani­festent des images et des symboles indé­pendants du temps et de l’es­pace. Pour Jung, le psychisme in­dividuel baigne dans l’inconscient collectif, source primaire de l’éner­gie psy­chique à l’instar de l’élan vital de Bergson. Selon Jung, l’homme mo­derne qui se trouve plongé dans des virtualités abstraites, a eu le tort de se couper de l’inconscient col­lec­tif, réalité vitale et objective, ce qui aurait creusé un hiatus entre savoir et croire.

    Animisme, instinctivisme, symbolique ontologique

    La sagesse jungienne débouche sur un anti-modernisme dont la con­dition de validité est que le monde eût été meilleur dans les époques à mentalité magique, qui privilégiait l’animisme, l’instinctivisme et le symbolisme ontologique par rap­port au rationalisme abstrait et em­pirique des temps modernes. Avant d’aborder une succincte présen­ta­tion de la philosophie à proprement parler existentielle, il convient de faire un détour sur une certaine forme d’irrationalisme philosophi­que que l’on peut qualifier d’exis­tentialisme ou d’humanisme crispé et dont la figure de proue reste Jean-Paul Sartre.

    La raison dialectique, issue de la Ré­volution française, de Hegel à Marx, implique une critique de la raison classique, plus spécifiquement de la manière dont celle-ci concevait les principes d’identité et de non-con­tradiction ; et sa visée n’est plus de se détacher de la réalité historique et sociale pour la penser en dehors du temps, mais, au contraire, d’ex­pri­mer l’orientation même de cette réa­lité. C’est ainsi que Karl Marx décré­tait, dans ses fameuses thèses sur Feuerbach, qu’il ne s’agit plus d’in­ter­­­préter le monde, mais de le transformer.

    Sartre et la totale liberté de l’homme

    Ces remarques visent à situer l’at­titude de Jean-Paul Sartre, philoso­phe existentialiste de l’engagement et de la liberté, hostile à tout retrait hors de la réalité historique et so­ciale. Promoteur au départ d’une conception irrationaliste de la li­ber­té, il a voulu, à partir d’elle, exercer une action politique et sociale révo­lutionnaire, ce qui l’a forcément con­duit à se rapprocher du courant de pensée communiste. Dans L’Être et le Néant, Sartre entreprend de dé­monter la totale liberté de l’homme. Il veut prouver que la liberté humaine surgit dans un monde « d’existants bruts » et « absurdes ». La liberté, c’est l’homme lui-même et les choses au milieu desquelles elle apparaît : lieu, époque, etc., con­stituant la situation. Lorsque Sartre nous dit que l’homme est con­dam­né à la vie et à la liberté, il faut entendre que celle-ci n’est pas fa­cultative, qu’il faut choisir inces­sam­ment, que la liberté est la réalité mê­me de l’existence humaine.

    Quant aux choses abstraites dans lesquelles cette liberté se ma­nifes­te, elles sont contingentes au sens d’être là, tout simplement, sans rai­son, sans nécessité. Il y a donc pour Sartre, sur le plan ontologique, une dualité radicale entre la liberté (le pour-soi) et le monde (l’en-soi). Il n’en demeure pas moins que l’en­ga­gement marxiste-léniniste de Sartre dénote chez lui une certaine intégration dans les circuits ab­straits d’une idéologie contestatrice pour ses débuts ; et réactionnaire dans l’après-68.

    Chez Sartre, l’existentialisme con­sistait à intégrer dans le souci d’ex­ercer une action politique et sociale et de la justifier, l’apport du courant hégélo-marxiste à une théorie ayant d’abord consacré le primat de la vie immédiate comme liberté absolue au sein d’une réalité parfaitement opa­que ; effort qui confère à son hu­manisme une singulière crispation et le conduit irrémédiablement dans les méandres de l’abstraction idéologique.

    À l’instar de cet existentialisme de type sartrien, la « philosophie de la vie » qui se développera du XIXe au XXe siècle en Allemagne et en France privilégie les notions de vi­talisme, de personnalisme, d’ir­réversibilité, d’irrationnel par rap­port au statisme, à la logique, à l’ab­strait, à la généralité et au schéma­tisme. C’est dans ce courant de pen­sée que s’inscrit Henri Bergson, promoteur de l’idée d’élan vital, qui s’oppose au mécanicisme, au matérialisme et au déterminisme.

    L’Être est conçu comme une force vitale qui s’inscrit dans son propre rythme, dans une donnée onto­logique spécifique. L’intuition reste l’impératif pour tout être humain pour appréhender l’intériorité et la totalité. La vie reste et transcende la matière, la conscience et la mé­moi­re et appelle l’élan d’amour qui seul est à même de valoriser l’intériorité, la liberté et la volonté créatrice.

    Le vitalisme de Maurice Blondel

    Le vitalisme de Maurice Blondel ré­side dans l’affirmation et la su­pré­matie de l’action qui est la véritable force motrice de toute pensée. On peut déceler dans les conditions existentielles de l’action l’interaction d’une pensée cosmique, et Blondel proclamera que la vie « est encore plus que la vie ». Parallèlement à ce courant de pensée français s’in­sé­rant dans la philosophie de la vie, se développera une philosophie de la Vie purement allemande, de type scien­tifico-spirituel, qui appréhen­dera le phénomène de la vie dans ses formes historiques, spirituelles et constituant une véritable école d’in­terprétation des phénomènes spirituels dans le cadre de la phi­losophie, de la pédagogie, de l’his­toire et de la littérature.

    Wilhelm Dilthey assimilera le phé­nomène de la vie sans a priori mé­taphysique au concept de la « com­préhension » (Verstehen), avec des prolongements structuralistes et typologiques. Dans le sillage de son école se distingueront des pen­seurs tels que G. Mische, B. Groet­huysen, Ed. Spranger, Hans Lei­segang, A. Dempf. Dans cette continuité, Georg Simmel concluera que la vie, qui est par essence informe, ne peut devenir un phé­nomène que lorsqu’elle adopte une forme, ce qui suppose qu’elle doit elle-même se transcender pour être au-dessus de la vie. Dans le cadre de l’école structuraliste de la philo­sophie de la vie allemande, s’illu­streront Oswald Spengler, qui dé­crivit le déclin de l’Occident comme une morphologie de l’histoire de l’humanité, et surtout Ludwig Kla­ges, qui prophétisera la ruine du monde au nom de la suprématie de l’esprit, car l’esprit étant l’ennemi de la vie anéantit la croissance et l’é­panouissement de la nature in­no­cente et originelle.

    De Chateaubriand à Berdiaeff

    Chateaubriand disait, dans Les Mémoires d’Outre-tombe : « La mode est aujourd’hui d’accueillir la liberté d’un rire sardonique, de la regarder comme une vieillerie tombée en désuétude avec l’honneur. Je ne suis point à la mode, je pense que, sans la liberté, il n’y a rien dans le monde ; elle donne du prix à la vie ; dussé-je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits ». Nul autre penseur et écrivain que Nicolas Berdiaeff, le mystique aristo­crate russe du XXe siècle ne don­nera autant de résonance à ces paroles en insistant constamment sur l’étroite correspondance entre la liberté et l’impératif de la vie face aux diverses séductions des structures abstraites de la pensée, de la psychologie, de l’idéologie qui en­gendrent diverses formes d’escla­vagisme. L’homme est tour à tour esclave de l’être, de Dieu, de la na­ture, de la société, de la civilisation, de l’individualisme, de la guerre, du nationalisme, de la propriété et de l’argent, de la révolution, du collec­tivisme, du sexe, de l’esthétique, etc.

    Les mobiles internes de la phi­lo­sophie de Berdiaeff restent con­stants depuis le début : primauté de la liberté sur l’être, de l’esprit sur la nature, du sujet sur l’objet, de la personne sur le général et l’univer­sel, de la création sur l’évolution, du dualisme sur le monisme, de l’a­mour sur la loi. La principale source de l’esclavage de l’homme et du processus engendré par l’abstrac­tion et l’illusion constructiviste ré­side dans l’objectivation et la socia­lisation à outrance de l’Être, dans l’atomisation sociétaire et individualiste qui détruit les formes or­ganiques de la communauté ; cette dernière est fondée sur l’affirmation de l’idée personnaliste et au­then­tiquement aristocratique, donc diffé­rencialiste ; l’affirmation de la qua­lité en opposition avec la quantité, la reconnaissance de la primauté de la personne impliquant bien celle d’une inégalité métaphysique, d’u­ne diversité, celle des distinc­tions, la désapprobation de tout mé­lange.

    Berdiaeff, en dénonçant toute forme de statolâtrie, a considéré que la plus grande séduction de l’histoire humaine est celle de l’État dont la force assimilante est telle qu’on lui résiste malaisément. L’État n’est pas une personne, ni un être, ni un organisme, ni une essentia ; il n’a pas son existence propre, car il n’existe que dans et par les hom­mes dont il se compose et qui re­présentent, eux, de vrais centres existentiels. L’État n’est qu’une pro­jection, une extériorisation, une ob­jectivation des états propres aux hom­mes eux-mêmes. L’État qui fait reposer sa grandeur et sa puis­sance sur les instincts les plus bas peut être considéré comme le pro­duit d’une objectivation comportant une perte complète de la per­son­nalité, de la liberté et de la ressem­blance humaine. C’est l’expression extrême de la chute. La base mé­taphysique de l’anti-étatisme chez Berdiaeff est constituée par le pri­mat de la vie et de la liberté de l’être, de la personne, sur la société.

    Miguel de Unamuno et l’homme concret

    Dans le prolongement de Berdiaeff, et pour conclure, Miguel de Una­mu­no, dans son œuvre Le sentiment tragique de la vie, proclamera la suprématie de la concrétude de la personne face à l’humanité ab­straite par cette phrase : « Nullum hominem a me alienum puto ». Pour lui, rien ne vaut, ni l’humain ni l’humanité, ni l’adjectif simple ni le substantif abstrait, mais le substan­tif concret : l’homme. L’homme con­cret, en chair et en os, qui doit être à la base de toute philosophie vraie, qui se préoccupe du sentimental, du volitionnel, de la projection dans l’infini intérieur de l’homme donc de la vie et d’un certain sentiment tra­gique de la vie qui sous-entend le pro­blème de notre destinée indi­vi­duelle et personnelle et de l’im­mor­talité de l’âme.

    Maître Jure Vujic, Vouloir n° 146-148, 1999.

    (Intervention lors de la VIIIe Université d'été de Synergies européennes, Trente, juillet 1998)


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