• Margaret Mead (1901-1978) : Anthropologue américaine  dont les travaux s’inscrivent dans le courant culturaliste. Influencée par la psychanalyse, elle étudia principalement la manière dont les formes d’éducation modèlent les personnalités et les comportements adultes très différents d’une société à l’autre. Elle s’intéressa aussi aux différences entre homme et femmes en s’appuyant sur trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée, montrant que les caractéristiques masculines et féminines, loin d’être naturelles, varient selon les sociétés.

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    MeadLa controverse Margaret Mead / Derek Freeman

    [Ci-contre : Margaret Mead & Fa'amotu Ufuti, 1925]

    • analyse : Derek Freeman, Liebe ohne Aggression : Margaret Meads Legende von der Friedfertigkeit der Naturvölker, traduit de l’américain par Hartmut Zahn, Kindler Verlag, 1983.

    Lorsque Margaret Mead, en 1928, publia le rapport de ses recherches en ethnologie et l’intitula Coming of Age in Samoa, les bases des théories modernes en matière d’éducation étaient jetées. Son livre est très rapidement devenu un best-seller. Aux lecteurs occidentaux, fatigues de la civilisation occidentale, elle dévoilait l’existence d’un paradis, d’une contre-culture basée sur les principes de la liberté la plus totale. Les habitants de Samoa, prétendait Margaret Mead, grandissaient dans la douceur, dans un univers familial et tribal où aucune forme de “répression” ne s’exerçait. Ils ne subissaient pas la pression de la famille de type puritain gangrenée par la jalousie et la violence. Et puisque ces insulaires des Mers du Sud vivaient sans notion de rivalité et sans agressivité, sans connaître le meurtre et le besoin, ils étaient sans névroses et sans complexes de culpabilité.

    Derek Freeman, professeur émérite d’anthropologie à l’Université Nationale de Canberra en Australie, a séjourné très régulièrement à Samoa depuis 1940 ; il a découvert, en observant les insulaires sur place, que Margaret Mead a plus affabulé que poursuivi des recherches sérieuses. Freeman n’a pas trouvé, à Samoa, la vie paradisiaque que la jeune anthropologue américaine avait décrite avec tant d’emphase. Bien au contraire, l’inimitié entre les sexes atteignait des proportions étonnantes, les viols, les meurtres et les suicides étaient, en moyenne, plus nombreux que dans les sociétés industrialisées. Les habitants de Samoa étaient également affligés de névroses et de troubles psychiques. Le livre que Freeman a tiré de ses observations ruine le mythe que Margaret Mead avait hâtivement construit et toujours défendu avec acharnement.

    Freeman avance des preuves irréfutables contre le travail superficiel de la jeune Margaret Mead. Pendant son séjour de neuf mois dans l’île, celle-ci n’avait interrogé que septante jeunes hommes et femmes, n’avait maîtrisé leur langue que très approximativement. De surcroît, elle n’avait presque jamais vécu au milieu des indigènes mais résidé chez des amis américains. Le résultat de son analyse hypercritique des thèses de Margaret Mead, Freeman l’a résumé au cours d’une conversation avec un journaliste : “C’est sa foi en la doctrine du déterminisme culturel absolu qui a égaré Margaret Mead et l’a poussé à ébaucher une image de la société de Samoa qui correspondait à cette doctrine. Dans toute l’histoire du behaviorisme, on ne trouvera pas d’exemple aussi flagrant d’auto-illusion”.

    Le déterminisme culturel auquel Freeman fait allusion, est une doctrine anthropologique qui veut tout expliquer par les acquis de la culture et ne tient pas compte de l’inné, de l’hérédité et des facteurs génétiques. Suspectés de “racisme” et de manque de charité (!), les anthropologues qui souhaitaient étudier l’homme sous ses aspects “biologiques”, ont été progressivement marginalisés dans le monde universitaire américain. Au début du XXe siècle, il y avait, d’une part, Galton, Madison Grant et CB Davenport et de l’autre, les adeptes du déterminisme culturel, avec leur chef de file, le germano-américain Franz Boas. C’est ce dernier qui allait obtenir une bourse pour sa protégée, Margaret Mead.

    Avec le livre de Derek Freeman, c’est toute une mythologie, une idéologie, une mode qui vole en poussière. Mais ce fut une mode tenace qui a déterminé toutes les théories de l’éducation, appliquées d’abord aux États-Unis avant d’être importées en Europe. Ces théories ont fait plus de ravages que de bien ; qui en douterait encore ? L’excellente édition allemande que nous avons reçue pour présenter cette recension est préfacée par le professeur Irenäus Eibl-Eibesfeldt, élève du Prix Nobel de médecine Konrad Lorenz.

    Mais comment trancher dans la querelle inné / acquis ? Freeman estime que l’inné comme l’acquis ont chacun leur place en anthropologie. Franz Boas et ses amis, comme encore beaucoup d’universitaires, cultivaient une antipathie patente à l’égard de la théorie évolutionniste en biologie. Boas, en 1939, avait déconseillé les recherches en génétique et s’était essayé à réfuter Darwin. Pour Boas, comme pour son élève Margaret Mead, la nature humaine est quelque chose de brut, une matière inerte qu’il est loisible de façonner comme on l’entend. La nature humaine serait ainsi une tabula rasa. Mais n’est-elle pas davantage une “machinerie bio-chimique” extrêmement compliquée ?

    Aujourd’hui, la génétique nous démontre que l’existence de chaque mammifère est déterminée par l’information innée, inscrite dans les triplets du code ADN. C’est là que s’élabore un programme qui s’incarne dans une structure cérébrale donnée, composée de groupes de cellules nerveuses organisées pour que des réactions se produisent au moment opportun. Chez l’homme s’ajoute le langage et un programme culturel que les individus apprennent en grandissant. Depuis une vingtaine d’années, l’anthropologie biologique a fait des progrès immenses Personne ne peut plus nier sérieusement l’impact de notre hérédité, de nos gènes, sur nos comportements.

    La nouvelle école, influencée par la génétique et l’éthologie (Konrad Lorenz, I. Eibl-Eibesfeldt), ne nie pas pour autant les travaux des disciples de Boas, d’Alfred Kroeber et de Margaret Mead. Elle reconnaît l’importance des facteurs strictement culturels. En 1961, CH Waddington signalait qu’il existait, chez l’homme, un second système d’évolution, qui se superpose au système biologique. Ce second système extra-génétique est de nature foncièrement différente mais a également pour fonction de “digérer” et d’assimiler de l’information. On trouve également l’amorce de comportements de type culturel chez des espèces non humaines. Ainsi, J.T. Bonner a démontré la fausseté de la doctrine kroeberienne qui affirmait que l’homme se distinguait absolument et à tous points de vue du règne animal.

    La culture n’est pas quelque chose qui nous tombe du ciel mais plutôt une sorte de système d’adaptation que le biologiste Ernst Mayr a nommé programme ouvert de comportement. Ce programme rassemble l’information acquise par un individu au cours de sa vie et contribue à ouvrir sur le monde le programme génétique de base. C’est la capacité humaine de poser des choix et d’expérimenter des comportements nouveaux, ce qui implique une sorte de goût du risque, de l’aventure. Génétique et culture sont en perpétuelle interaction : tel est le destin de l’espèce humaine.

    Mais nous conclurons en parlant du risque. La génétique est un système où le risque est omniprésent à notre insu. La culture, dans laquelle nous nous vivons, est encombrée d’impasses. Une révolution culturelle ne serait-elle pas nécessaire pour détacher nos peuples des fixismes idéologiques qui se sont transformés en institutions fermées, qui bloquent toute dynamique et bouchent notre horizon ?

    Vouloir n°1, 1983.

    • Pour prolonger :

    Le Mythe occidental de la sexualité polynésienne, 1928-1999 : Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa, Serge Tcherkézoff, PUF, 2001 [recension] [cf aussi son article « La Polynésie des vahinés et la nature des femmes : une utopie occidentale masculine », 2005]

    Margaret Mead contre Derek Freeman (podcast AnthroStory, 2014)

    Entrée Segalen

     

     

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