• Hofmannstahl

    did69810.jpgL'idée d'Europe chez Hugo von Hofmannsthal :

    impérialité, universalité, paix éternelle
     

    J'avais rêvé d'un siècle de chevaliers, forts et nobles, se dominant avant de dominer. “Dur et pur” disaient mes bannières (Léon Degrelle, Les âmes qui brûlent).

    Toutes les nations sont des mystères.
    À soi seule chacune est le monde entier.
    Ô mère de rois, aïeule d'empire,
    Veille sur nous ! (D. Tareja).

    Dans le soleil en moi tu surgis, et la brume s'éclipse : La même, et tu tiens encore la bannière de l'Empire (F. Pessoa, L'ultime nef).

    Grèce, Rome, Chrétienté,
    Europe – toutes quatre s'en vont
    Là ou vont aussi tous les âges  (F. Pessoa, Le Quint Empire).

    Parler de l'identité européenne, du concept et de la notion même d'Europe d'un point de vue différentialiste n'est pas chose facile, compte tenu de l'actuelle confusion idéologique et conceptuelle qui règne à propos de cette notion, de la puissance multiforme évocatrice et suggestive que génère une telle “donnée” géospatiale et ethnico-culturelle ainsi que des degrés d'intensité spirituelle que porte en soi une si haute idée en laquelle nous nous reconnaissons.

    Ébaucher la trame d'une identité européenne millénaire aujourd'hui menacée, déceler les signes de son déclin et de sa résurrection, déterminer les conditions structurelles, politiques, idéologiques et économiques propres à assurer le redressement moral et politique de ce continent supposera de contourner les écueils d'un manichéisme politico-idéologique qui oppose les actuels promoteurs de l'Europe technocratique, économique et financière aux défenseurs de l'Europe charnelle, organique aux fondements ethnico-culturels, les méandres d'une exaltation sentimentaliste ou d'un néo-romantisme stérile aux aspirations passéistes, pour aboutir à une attitude de détachement, à une lucidité de prise de position, à une conception et une analyse métapolitique synthétisante et synoptique, à une pureté d'engagement au travers de ce que Donoso Cortès appelait les négations radicales et les affirmations souveraines que nécessite la compréhension et la défense d'une notion si élevée qu'est l'Europe.

    Une réflexion instrospective

    Restituer le sens originel à l'idée d'Europe en intégrant les éléments d'une modernité trop souvent répudiée et galvaudée par les “conservateurs” nostalgiques en tout genre, nécessite une réflexion introspective sur soi-même, un épurement radical de son intériorité dans le cadre d'une réintégration ontologique laquelle est à même d'assurer le délaissement des formes anciennes désuètes et consommées, l'abandon des catégories intellectuelles résiduelles acquises, afin de découvrir la substance élémentaire qui contient la “forme nouvelle” laquelle n'est autre que l'idéal “impérial d'universalité et de paix éternelle” et du “sens tragique de la vie” qui est le propre de l'esprit européen.

    Ce même idéal est indissociable d'une certaine conception de la vie et de l'homme comme d'une vision du monde, d'une Weltanschauung bien spécifique. Cette Weltanschauung proprement européenne, qui combine des concepts intellectuels, des images-clef à un intuitionnisme dynamique, s'oppose à toutes les formes d'abstraction, de généralisation et de constructivisme rationaliste. Au contraire elle met l'accent et se dirige délibérément dans le cadre d'une perspective ultra-réaliste vers l'existentiel, le concret, le singulier. À l'antipode de la raison discursive et spéculative, elle se fait le chantre d'un vitalisme et d'un développement organique du monde en conjuguant les notions de “retournement”, de “remplacement”, de “relève” avec une conception sphérique et cyclique de l'histoire et du monde ponctuée par des phases de naissance, de croissance, de maturation, de déclin, de mort et de renaissance, tout en redécouvrant et en réaffirmant le sens héroïque de la vie dans un monde moderne essentiellement dominé et aseptisé par un eudémonisme croissant, une utopie progressiste, par une pandémie mentale économiciste et un rationalisme matérialiste.

    Cette même vision du monde pénétrée par l'idée de l'éternel retour à “l'identique”, à la “centralité suprême” restitue les fondements spirituels d'une communion intime entre le visible et l'invisible, par la restauration de la sphère du sacré et du divin comme expression d'un niveau supérieur de conscience et de la réalité existentielle individuelle. Sans pour autant rejeter tous les aspects de la modernité dominée par la fiction environnementaliste et la conception sociétaire, elle pose le postulat d'une réconciliation authentique de la personne humaine et son unité avec le monde de la nature régénérée et resacralisée dans ses infimes éléments intermédiaires.

    L'Europe c'est aussi la présence vivante dans nos esprits et la projection d'images conductrices qui relient notre présent et notre avenir à notre passé mythique. C'est le langage immémorial et tellurique des mégalithes, des menhirs et cromlechs qui annoncent les éclipses et se démultiplient en diverses formes mythiques à la lumière des solstices d'hiver et d'été, le grondement souterrain des ossements de légions romaines disséminées, le survol de l'aigle impérial au-dessus des symposiums des tribus celtes réunis en koiné et le silence grave les hommes libres rassemblés en Things nordiques itinérants. C'est aussi l'élévation impavide et solennelle des cathédrales gothiques, la présence mystique des Saints et le Gloria du Christ glorifié, du Kirié Eleison des gueux, la redécouverte des senteurs d'un encens séculaire embaumant un cortège funèbre royal au rythme des sacqueboutiers, mais aussi la proximité conviviale des clochers paroissiaux de bourgs paisibles.

    L'Europe c'est encore en nous, l'écho du fond des âges des chœurs belliqueux lointains des compagnonnages guerriers des Männerbünde germaniques, des Mairya aryens, des Fianna celtiques, des Druzba slaves, le souvenir enfoui au tréfonds de nos âmes des diffidations du moyen-âge aux milles étendards déchirés et empourprés claquants dans le brouillard de chevaux fougueux empoussiérés, c'est aussi l'éclat des armures suintantes des seigneurs orgueilleux flanqués de leurs reîtres et écuyers aguerris et fidèles, le vacarme tumultueux et onduleux des lances et épées entrelacées, tout comme les réminiscences mélodieuses des chansons courtoises qu'un chevalier dédie à sa belle promise. L'Europe c'est enfin l'éternel retour des saisons, du foisonnement des bourgeons et des multicolores floraisons du printemps, du rayonnement du soleil invaincu au zénith d'été, du pourpre multiforme des forêts dénudées automnales, aux aurores boréales glacées au-dessus des cimes aux neiges immaculées.

    Un Cinquième Empire de Paix Universelle

    À ce creuset intuitif et idéologique de cette Weltanschauung spécifiquement européenne, se mêle l'idéal d'une paix universelle et éternelle, “l'utopie mythique et millénariste d'un Reich”, d'un “Empire du milieu” retrouvé qu'a si bien évoqué Arthur Moeller van den Bruck dans son ouvrage Le Troisième Reich. Ce messianisme impérial se retrouve chez le poète portugais Fernando Pessoa dans son recueil de poèmes Message qui l'a porté vers le Sébastianisme (la figure de Don Sebastian, le « Roi caché »), l'équivalent portugais du mythe d'un Cinquième Empire de paix universelle ou l'esprit dominerait la matière (d'où le titre de Mensagem : « mens agitat molem », c'est l'esprit qui fait mouvoir la matière). Pénétré par des conceptions initiatiques d'inspiration rosicruciennes, Pessoa proclamait que toutes les nations sont des mystères et qu'à soi seule chacune est tout le monde ; cette conception spirituelle de la patrie aux connotations ésotériques, laquelle transcende la patrie politique en l'intégrant à un niveau supérieur l'a conduit vers l'idée d'une nation englobant du même coup “le monde entier”, en tant qu'incarnation d'un Cinquième Empire universel à travers la figure du « Roi caché ».

    Mais c'est Ernst Jünger, l'apôtre de la mobilisation totale, l'exemple personnifié du «réalisme héroïque», l'artisan de l'homme nouveau dans la figure du Travailleur, qui fut le principal promoteur et défenseur d'une paix universelle et éternelle dans l'harmonie retrouvée, une paix européenne qui trouva ses germes dans le déchaînement des forces élémentaires, la mobilisation et la guerre totale, l'image et l'action du travailleur-soldat transfiguré et dans la barbarie mécanique non dénuée de toute forme d'esthétique. En croyant à l'action rédemptrice de la guerre “dont les fruits selon lui sont et doivent être universels”, Jünger nous propose un idéal de paix éternelle pour le continent européen fondée sur une réconciliation réelle et une alliance sacrée et indissoluble des patries charnelles européennes, et reposant sur des principes à la fois politiques, spirituels et, théologiquement, sur les paroles de salut, constituant la source de “forces bénéfiques” et de “puissances généreuses”.

    Dénonçant les méfaits du nivellement uniformisateur du monde moderne dont l'avènement des démocraties nationales ont achevé de détruire les anciennes monarchies et de ce qui restait encore de structures organiques et unitaires en Europe, Jünger annoncera la substitution progressive aux États nationaux centralisés européens de “vieux style”, d'espaces impériaux se fondant sur le mariage des peuples, la diversité, la pluralité, la complémentarité, l'accession de l'homme “par de là les frontières et les divisions de l'histoire” vers une forme nouvelle tendant à la totalité et l'unité, par l'intermédiaire, selon les propres mots de Jünger, “d'une chimie prodigieuse le transformant progressivement en citoyen de nouveaux empires”.

    Une nouvelle religiosité européenne plurielle

    Jünger en reprenant les pensées de Walter Schubart dans L'Europe et l'âme de l'Occident (lequel écrivit que ce n'est pas dans l'équilibre du monde bourgeois mais dans le tonnerre des apocalypses que renaissent les religions), se fait le précurseur d'une nouvelle religiosité européenne plurielle, œcuménique et tolérante laquelle ne verra le jour qu'après l'institution d'un nouveau synode dont les fruits régénéreront l'unité de “l'Occident”, lequel au-delà de son aspect spatial, politique et juridique devra ressusciter dans “l'Église”. Cet avènement de la paix universelle et éternelle dans la conception jüngerienne ne se fera pas sans une résistance opiniâtre et organisée d'une élite “rebelle” et gardienne de l'idée d'un nouvel ordre “impérial”, laquelle aura “recours aux forêts” (comme le préconise Jünger dans son Traité du rebelle) comme champ d'action, de réflexion et d'expérimentation, face aux diverses formes de totalitarisme moderne du suffrage majoritaire, des rouages de l'État pléthorique policier, l'hypertrophie bureaucratique et administrative, les structures technocratiques tentaculaires, les passions et les idéologies niveleuses des masses.

    Une dynamique ascensionnelle

    Parmi les grands penseurs précurseurs de l'idée européenne que l'on peut qualifier d'“européistes” comme le Baron Johan Christoph von Aretin, Friedrich Gentz, C.F von Schmidt-Phiseldeck, Alexis de Tocqueville, Edmund Burke, Metternich, Constantin Frantz, Friedrich Naumann, Joseph Edmund Jörg, Julius Fröbel, le Comte Richard Coudenhove-Kalergi, Otto Bauer, Goerdeler, Ulrich von Hassel, le Comte Helmut James von Moltke et Adam von Trott zu Solz, Carl Schmitt, Hans Freyer, etc., une place à part est à faire à l'écrivain et poète Hugo von Hofmannsthal lequel a forgé la notion de “révolution conservatrice” dans son discours de 1927 intitulé L'écriture comme espace spirituel de la nation et a le mieux dégagé la genèse et l'essence de l'idée européenne à travers ses écrits L'Europe (1925), L'idée d'Europe (1916), Oui à l'Autriche (1914), Nous Autrichiens et l'Allemagne (1915), et ses articles de La revue Européenne / Europäische Revue (fondée en 1926). La représentation et l'évocation de l'idée de l'Europe chez H. von Hofmannsthal rejettent les processus d'abstraction, de rationalisation comme celle de l'appréhension sentimentale. La grande idée de l'Europe chez Hofmannsthal s'inscrit dans le cadre d'une dynamique ascensionnelle, vers laquelle selon ses propres phrases : « l'âme doit s'élever par le pouvoir de ses meilleurs auxiliaires : la connaissance directe, l'expérience, la spiritualisation ».

    Pour Hofmannsthal l'idée d'Europe est inséparable de la notion d'universalité, compte tenu du fait qu'elle est contenue dans les plus grandes manifestations et réalisations de chaque nation. Il dégage une conception ainsi qu'une fonction empiriste de l'idée européenne laquelle constitue en premier lieu « l'expérience personnelle » de grands hommes alors que leur nation constitue leur destin rejoignant l'idéal de l'universalité intellectuelle et philosophique d'un Gœthe, tout en inspirant la conception bien spécifique de la nation hispanique au sens où un José Antonio Primo de Rivera l'a définie : « unité de destin dans l'universel ».

    Chez Hofmannsthal la grande idée de l'Europe suppose une phénoménologie créatrice de la pensée au sens où pour tout grand phénomène, toute grande pensée, toute philosophie, toute idée politique élevée, toute considération profonde du monde, en passant par Pétrarque, Kant, la musique de Bach à Beethoven, de Jules César à Napoléon, la peinture d'Ingres à Cézanne, deviennent inéluctablement européennes, dans la mesure ou l'idée européenne constitue le débouché et la prolongation directe et phénoménologique de la sphère nationale vers l'universalité. Hofmannsthal a su déceler et décrire les faiblesses et les stigmates désintégrationnistes et déliquescents de son époque qu'il impute aux « menées des prophètes du déclin et des bacchantes du chaos, des chauvinistes et cosmopolites », pour croire en l'action rédemptrice d'une élite unie par la grande idée de la restauration créatrice européenne « dont dépend la survie et la continuation de la vie spirituelle de tous les hommes de ce continent ».

    Profonde unité spirituelle

    L'universalité et l'impérialité de l'idée d'Europe apparaît dans toute son intensité dans les notes pour un discours — L'idée d'Europe — de Hugo von Hofmannsthal lequel considérant que l'unité de l'Europe n'étant ni géographique ni raciale ni ethnique, nous rappelle que son essence est avant tout idéologique et spirituelle. Cette idée de l'Europe hofmannsthalienne rejoint celle d'un autre grand Européen qu'était Drieu la Rochelle, lequel considérait que la profonde unité spirituelle des Européens de toute origine et de toute qualité était de participer à un magnifique destin qui vaut la peine de vivre et de mourir. Ce dernier écrivit que rien d'autre ne faisait la vertu secrète de Racine, de Voltaire, de Hugo que de participer au rêve d'orgueil européen de la France royale et de la France populaire. « Nous aussi, nous avons vécu et joui et pâti d'une loi que nous donnions à l'Europe, comme les Italiens du XVe, les Espagnols du XVIe, les Hollandais du XVIIe, les Anglais du XIXe ».

    Pour Hofmannsthal, l'Europe constitue avant tout un concept transcendant « une couche supérieure au-dessus des réalités », lequel joue le rôle de garantie commune et suprême pour un bien sacré, des institutions dont la substance et la dénomination évoluent au fil des époques : les États-Cités grecs sous forme des amphictyonies pour Delphes, Rome et l'Empire Romain pour le domaine commun de l'hellénisme, des parties de l'Empire émancipées en États ethniques pour Rome et pour la Papauté comme dépositaire et héritières de toute autorité centrale de l'Antiquité, les siècles des croisades comme mission et vocation de la Chrétienté, l'époque de la Renaissance et la défense de la latinité en tant que résurrection de la conservation d'un héritage fondamental, l'humanisme allemand, etc...

    Hofmannsthal a su déceler les effets dévastateurs des idéologies progressistes et révolutionnaires du XVe et du XIXe siècle, sur la conception “classique” et antique de l'Europe. Ainsi pour lui, l'idéologie des Lumières et de la Révolution française a une faible valeur intellectuelle et dynamique, elle s'affirme dans le cadre d'“égoïsmes nationaux” et se caractérise par son conservatisme qui se limite « à freiner à préserver et non plus de créer et de propager », ce qui est le propre de la vocation missionnaire de l'Europe. Pour Hofmannsthal, depuis la Révolution française, « l'Europe n'est plus ressentie comme intégrale des différents composants, mais comme système de stratification des composants ».

    Le déclin de l'idée d'Europe allait de pair avec le rétrécissement de l'idée antique de “mission”, laquelle a été reléguée à une instance administrative mondiale de type dirigiste. Hofmannsthal nous démontre le glissement progressif de l'Europe de sa sphère “culturelle et universelle” vers une zone de civilisation où le mercantilisme et l'argent constituent les principales valeurs. Dans le cadre d'une réflexion analogue, Maurice Bardèche avait quant à lui senti plus tard les prémisses du déclin de l'idée d'Europe avec l'abandon des empires qui a précédé le démembrement progressif de l'Europe, la substitution d'une passivité féminine à la définition traditionnelle de l'homme, et le triomphe dans le monde moderne de l'Argent et du mercantilisme sur les hiérarchies qualitatives des valeurs d'honneur, de courage, de loyauté, d'énergie et de civisme. Pour lui la démission des conquérants a inéluctablement précipité la chute idéologique et politique de l'Europe : « L'Europe avait perdu l'esprit impérial. Elle ne croyait plus à l'homme d'Europe. Elle avait honte de celui qui a un rire de seigneur ».

    Hofmannstahl explique ce même déclin par une impuissance fondamentale de générer et de donner du “spécifique” et du singulier (sinon d'échanger des marchandises) et par une lente dégénérescence spirituelle ainsi que par une dissociation de l'âme individuelle et collective des peuples si bien illustrée par cette phrase :

    « La religion, l'humanisme de l'Europe, ne s'achetaient pas, étaient difficiles à donner, infiniment difficiles à accepter mais ils découlaient de la totalité de l'âme, ils réclamaient la totalité, façonnaient la totalité ».

    Hofmannsthal a foi néanmoins en la résurrection de l'idée de l'Europe « fatiguée et exténuée d'avoir trop servi par une reconquête, une “repossession”, une “réintégration” spirituelle chez des individus isolés, communauté silencieuse et agissante pour lesquels la notion et la culture européennes constituent une norme absolue et pour lesquels la perspective triomphante de la renaissance européenne s'inscrit dans le cadre d'une “expérience rafraîchie de cette idée dans son antique sainteté” ».

    ► Jure Vujic, Vouloir n°132/133, 1996.

     

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    Hugo von Hofmannsthal et « l’enténèbrement du monde »

    hofman10.jpgHugo von Hofmannsthal (1874-1929), un des inventeurs si ce n’est l’inventeur de la notion de Révolution conservatrice, écrivait en 1928 à un de ses amis : « avec l’effondrement de l’Autriche, j’ai perdu le terreau dans lequel j’étais enraciné » (Les écrits comme espace spirituel de la nation). La langue nous fait peuple et c’est en tant que la langue nous habite que nous pouvons être créateur. Pas de nation sans langue, et pas de mémoire sans langue. Hofmannsthal écrit : « le passé nous parle » (…) dans la langue et une « cohésion particulière se met à agir entre les générations. Nous pressentons derrière elle le gouvernement d’un quelque chose que nous nous risquons à appeler l’esprit de la nation ». Ce lien entre les lettres et l’existence nationale est indissoluble sauf à voir les nations mourir en même temps que les lettres.

    Hofmannsthal remarquait :

    « La littérature des Français leur garantit leur réalité… Rien n’est réalité dans la vie politique de la nation qui n’existerait pas en esprit dans sa littérature, rien n’est contenu dans cette littérature pleine de vie et sans rêves qui ne se réaliserait pas dans la vie de la nation. Sur l’homme de lettres, dans ce “paradis des morts”, rayonne une dignité sans pareille. Jusqu’au journaliste, fût-il le plus petit, qui peut se ranger à côté de Bossuet, de La Bruyère. Le maître d’école est compagnon de Montaigne, de Molière et de La Fontaine. Voltaire et Montesquieu parlent encore aujourd’hui pour tous, tous parlent par leur bouche ».

    Précisément, si « la littérature des Français leur garantit leur réalité », il n’y a plus de réalité de la France — et c’est d’ailleurs pour cela que l’on ne peut faire l’Europe car nous sommes comme des maçons dont les matériaux de base n’existeraient plus : ni poutres, ni briques, ni ardoises. L’écrivain Richard Millet note :

    « nation, paradis des morts, dignité, spirituel, psychologie des peuples, voilà qui ne peut que répugner aux vertueux — du moins à tous ceux qui (…) contribuent à la liquidation des valeurs dont Hofmannsthal les investissait et, au premier chef, l’idée même de nation et, par conséquent, la littérature » (Désenchantement de la littérature, Gallimard, 2007).

    La France n’est plus un pays qui se donne à vivre et nous donne la vie. C’est n’est plus le lieu hérité, habité des destins de nos pères, de nos mères, de nos fils. Nous sommes condamnés à vivre, écrit R. Millet, « dans cet espace (espace et “non plus terre, territoire, patrie”) déspiritualisé, fictif, illisible, lui aussi, qu’est devenue la France ». ll n’y a plus de « communauté de destin avec ceux que l’on appelle encore les Français ». Ne pratiquent plus qu’une « langue de Bas-Empire », ils « marchent dans les décombres d’une grande civilisation » — et j’ajoute que le pire est qu’ils ne le savent même pas. Les Français sont devenus des hommes invisibles et surtout invisibles à eux-mêmes dans « l’enténèbrement du monde ».

    ► Pierre Le Vigan, mai 2008.

    • Bibliographie :

     

    Extrait de l'opéra Elektra (R. Strauss, film de Friedrich Götz, 1981)

     


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