• Toynbee

    ToynbeeLa genèse de la civilisation chez Arnold Toynbee

    On est en droit de considérer l'historien britannique Arnold Toynbee comme l'un des plus féconds penseurs contemporains qui ont fait de l'histoire l'objet de leurs profondes spéculations. Loin de se contenter d'une approche quantitative de l'histoire, approche qu'il récuse et critique par ailleurs dans son œuvre-maîtresse (cf. chapitres 1 et 2 de l'anthologie publiée récemment chez Bordas sous le titre L'Histoire), Toynbee nous propose a contrario une approche originale et, par certains côtés, “traditionnelle” de la genèse de la civilisation. C'est cette approche originale que nous voulons analyser ici. Mais avant d'aborder la problématique que pose cette genèse, il nous semble indispensable de résumer en quelques lignes le concept de civilisation chez Toynbee.

    Maîtriser le vocabulaire de Toynbee

    Il est en effet important de s'initier, même superficiellement, aux notions-clefs qui structurent et la pensée et le langage de l'auteur. Tout d'abord, pour Toynbee, la science de l'histoire (le mot “science” étant pris dans une acception non mécanique / empirique mais plutôt “réflexive”) doit s'appuyer sur une délimitation de “champs intelligibles d'étude”. En d'autres termes, et pour parler simplement, tous les faits, particuliers ou globaux, ne sont pas “significatifs” en histoire. Par ex., Toynbee considère comme très moyennement significatifs ces unités historiques que sont les nations (au sens moderne du terme, comme la France ou la Belgique) ou les Cités-États (au sens où l'époque de la civilisation hellénique les entendait). Cette puissance historique de faible ampleur aux yeux de l'historien des civilisations tient non seulement à leur étendue spatiale limitée, à leur courte durée temporelle au regard de l'histoire des communautés humaines, mais aussi à leur appartenance à des ensembles plus vastes et indivisibles.

    Pour Toynbee, une nation n'est pas une unité indépendante mais une simple “articulation” d'un groupe plus large. Comme atome social, elle sera inscrite dans une perspective plus large, une perspective “englobée”. Le premier “champ intelligible d'étude” a pour nom “société”. Cette notion est signifiante du point de vue historique et peut être le point de départ d'une vraie analyse historique. Il s'agit là pourtant non pas des sociétés particulières, elles aussi limitées du point de vue spatio-temporel, mais d'un genre historique que Toynbee nomme comme tel, “société”. Ce choix arbitraire de l'auteur est investi d'une justification herméneutique. Il constitue un outil privilégié d'explication de l'histoire de l'humanité. Les sociétés sont en fait les représentantes d'un genre appelé “société” dans le champ de la recherche historique. Le société hellénique est une représentante originale du genre “société”. Elle ne résume pas, elle n'épuise pas non plus, le genre en soi.

    Enfin, cette soumission opératoire au genre “société” n'empêche pas le chercheur de dégager des “affiliations” entre différentes sociétés particulières. Ainsi, entre la société hellénique et la société dite “occidentale”.

    Une famille de concepts

    Toute l'œuvre de Toynbee tourne autour d'une famille de concepts, essentiels pour comprendre sa conception de l'histoire. Les principaux sont : société, culture, civilisation, sociétés, civilisations (ces deux derniers au pluriel). Chacun de ces concepts identifie une part de cette problématique qu'est la philosophie de l'histoire chez Toynbee. Notre sujet, ici, portant sur cette dynamique qu'est la genèse de la civilisation, nous nous contenterons de résumer très brièvement les différents concepts cités ci-dessus, avant de nous permettre quelques développements sur celui de civilisation (au singulier) et de civilisations (au pluriel).

    ♦ La SOCIÉTÉ : elle se définit comme le réseau complet des relations entre les êtres humains. Une société se compose donc non pas de n individus vivant dans un même espace politico-culturel, mais comme un enchevêtrement de réseaux de relations. Les individus sont les foci (foyers) d'une société. Ils ne sont pas cette société.

    ♦ La CULTURE : Toynbee adhère ici à la définition de P. Bagby : « une régularité dans le comportement, interne et externe, des membres d'une société ». Les comportements retenus étant des comportements dits acquis, et non les comportements innés ou héréditaires. De ce point de vue, la culture est, selon les termes repris de Bagby, « l'aspect intelligible de l'histoire ».

    ♦ Les SOCIÉTÉS : ce sont les manifestations historiques concrètes de l'idée abstraite de “société”. Les sociétés sont les réseaux particuliers entre les membres d'un même groupe sociétaire. Par ex., les sociétés primitives. Toynbee ajoute que les sociétés ne sont pas comparables aux célèbres “monades leibniziennes”, puisqu'elles sont en constante interaction. Enfin, il pose la théorie de ne pas étudier une “société” sans examiner la culture dont elle est porteuse.

    ♦ Les CIVILISATIONS : même schéma que pour la “société” et les “sociétés”. Les civilisations sont les multiples représentantes d'une classe abstraite appelée la “civilisation”.

    La civilisation chez Toynbee

    Enfin, la CIVILISATION : la civilisation désigne dans le langage de Toynbee un phénomène théorique et historique. Le civilisation est née il y a approximativement 5.000 ans. Pour définir ce concept théorique, l'auteur part de la définition donnée par Bagby : « un type de culture que l'on trouve dans les villes… ». Les villes étant elles-mêmes désignées chez ce dernier comme « des agglomérations d'habitations dont beaucoup (ou, pour être plus précis, une majorité) d'habitants ne se livrent pas à la production de vivres ». La civilisation représenterait alors le creuset socio-urbain où la culture se transformerait en civilisation. V.G. Childe parle en la circonstance de « révolution urbaine », par analogie avec la “révolution industrielle”.

    Cette définition rejoint formellement celle d’Oswald Spengler, lequel écrivait que la civilisation était, du point de vue “cyclique”, typique des conceptions traditionnelles, le dernier stade de la culture parvenue à maturité et même déjà engagée sur la pente de la “décadence”. Mais cette définition ne suffit pas à Toynbee. Il écrit : « Il a existé des sociétés sans ville qui ont pourtant connu un phénomène de civilisation ». Ce qui retient plus l'adhésion de Toynbee, c'est le critère sociogénique d'une “minorité créatrice”. Son rôle moteur dans la civilisation provient de son indépendance de tout déterminisme économique productiviste. En d'autres termes, une véritable “classe des loisirs”. Leur indépendance vis-à-vis de toutes les formes d'activités économiques (industrie, commerce) les amènent ipso facto à une spécialisation dans les activités non économiques ! Toynbee cite les soldats (fonction guerrière), les administrateurs (fonction gestionnaire et politique) et, par-dessus tout, les prêtres (fonction religieuse).

    Minorité créatrice, cosmogonie et harmonie

    Cette minorité créatrice s'appuierait (selon A.N. Whitehead) sur « une conception cosmologique approfondie », celle-ci imposant « son propre caractère aux sources courantes de l'action ». Toynbee, par-delà la définition assez rudimentaire de Bagby et de Childe, rejoint une analyse plus socio-culturelle, proprement parétienne, où la notion d'élite joue un rôle déterminant, en étroite liaison avec l'expression idéologique d'une “conception du monde” dominante et culturellement fondée sur des valeurs cosmogoniques. Cette double structure classe / idéologie débouchant sur une civilisation en mouvement, sur une dynamique historique destinée à la naissance, puis à la croissance, de cette civilisation. La civilisation, conclut enfin Toynbee, est beaucoup moins définissable en termes structurels (ces structures étant, selon ses propres termes, des “estampilles”) qu'en termes “spirituels”. Toynbee récupère ici une notion propre aux philosophes de l'Antiquité indo-européenne, grecque en particulier, puisqu'il affirme que le but de toute civilisation est alors la création d'une HARMONIE.

    La civilisation, ainsi définie comme spiritualité active, née d'une cosmogonie explicitée par une minorité dite créatrice, il reste à Toynbee le soin de découvrir les valeurs et les actes fondateurs d'une telle harmonie.

    Défi et réponse

    La théorie de base qui permet, selon Toynbee, une explication historique de la naissance d'une civilisation est la théorie du “défi-et-réponse” (challenge-and-response). Après avoir rejeté définitivement les autres hypothèses explicatives, en particulier celles faisant appel à la race et au milieu (qu'il qualifie de “forces inanimées”), Toynbee change radicalement de méthode. À la méthode déterministe originelle, il substitue une méthode plus proche de la nature humaine.

    Face à un schéma “scientifique” qui reconnaît la valeur du principe de la cause et de l'effet, Toynbee oppose une logique de l'aléatoire et de l'imprévisible. À toute action de son environnement, proprement dit, à tout défi qui s'oppose à son cheminement, l'homme se voit contraint de réagir, autrement dit d'apporter une réponse. La différence essentielle avec la méthode déterministe est que, dans le cadre du défi-et-réponse, la réponse est totalement aléatoire, elle n'est pas, écrit Toynbee, “uniforme”, ni “prédéterminée”. Elle est, ajoute-t-il, “imprévisible”. Toynbee devient alors élève de Platon et cherche des référents dans les diverses mythologies connues de lui, afin de mieux illustrer son postulat. Déniant toute supériorité du champ scientifique, il règle sa réflexion sur l'esprit des philosophes antiques. Il écrit : « Je fermerais les yeux aux formules de la science pour prêter l'oreille au langage de la mythologie ».

    Job, Faust, la Völuspâ et l'Hippolyte d'Euripide

    À la suite de quoi, l'auteur nous propose deux postulats : d'une part, celui qui dit que la genèse d'une civilisation est une multiplicité ; d'autre part, celui qui dit qu'elle n'est pas une entité mais une relation. Mais cette relation est-elle un rapport (une interaction) entre deux forces matérielles non humaines, ou est-elle une rencontre entre deux personnalités ?

    Toynbee va dorénavant se référer à quatre mythologies pour lesquelles la notion de “rencontre” fut essentielle : le Livre de Job (la rencontre entre Yahvé — le “Seigneur” — et Satan), le Faust de Goethe (la rencontre entre le “Seigneur” et Méphistophélès), la Völuspâ scandinave (la rencontre des dieux et des démons) et, enfin, l'Hippolyte d'Euripide (la rencontre entre Artémis et Aphrodite). Dans toutes ces rencontres, que Toynbee nomme des “images primordiales”, plusieurs points communs : la rencontre est un événement rare et unique, et provoque une rupture dans le cours “naturel” de l'histoire, donc induit d'immenses conséquences dans le monde matériel.

    Le Yin et le Yang

    Murnau-faust[Ci-contre : affiche de Faust - Eine deutsche Volkssage, FW Murnau (1926). Pour Toynbee, la cession par Faust de son âme à Méphistophélès représente une image primordiale signalant une rupture dans le cours naturel des choses, induisant d'immenses conséquences dans le monde matériel]

    Pour compléter ce langage analytique commun, Toynbee inscrit comme cadre collectif méthodologique la théorie chinoise du Yin et du Yang. Tout mouvement est par essence le résultat d'un rapport contradictoire entre des forces opposées et leur conflit éternel connaît des phases alternées de périodes statiques et de périodes dynamiques. Quand le Yin triomphe, le monde est prêt à passer au Yang ; et vice-versa. L'un, le Yin, est synonyme de perfection et de stabilité ; l'autre, le Yang, de mouvement et de dynamisme. Le défi (l'état actuel du monde contrarié) exige de la part de l'homme une réponse (le Yang comme force d'intrusion et de déstabilisation positives). Or le Yang est par essence démoniaque. Le démon n'étant pas ici pris comme “force mauvaise” : il n'y a pas chez Toynbee de soumission au discours judéo-chrétien, avec la reconnaissance de la division du monde matériel et spirituel entre un souverain Bien et un Mal pernicieux. Le démon est plutôt perçu comme force nécessaire. Il n'y a pas non plus lutte morale entre les 2 pôles mais complémentarité éternelle.

    Ainsi dans le Faust, Goethe fait dire à Méphistophélès : « Je suis l'esprit qui toujours nie ! Et ce, à bon droit… » (Ich bin der Geist der stets verneint ! Und das mit Recht…) ! En effet, Dieu (ou le Yin) est par nature limité dans son pouvoir. Image et garant de la perfection, rien ne le pousse à une activité créatrice. Il ne peut pas détruire ce qu'il a créé comme parfait. Modifier l'ordre des choses revient à nier sa propre nature ! Le Démon est alors l'opportunité de cette modification de l'ordre du cosmos. Quand se présente cette occasion, Dieu doit la saisir. Nietzsche a parfaitement défini cette obligation que Dieu s'impose dans sa règle de vie : “vivre dangereusement”. Ainsi Dieu accepte de parier avec Méphistophélès. Dans le Prologue au Ciel, Dieu dit au Démon, parlant de Faust : « Il t'est permis de l'induire en tentation ».

    Cela étant, on remarque que, à chaque défi, les traditions mythologiques apportent une réponse différente. Dans la version euripidienne, l'aboutissement est la victoire du Démon, victoire qui est destruction et non création. A contrario, dans la Völuspâ scandinave, l'aboutissement qui est destruction (le Ragnarök) est aussi espoir d'une aube nouvelle. Comme Faust, Loki éveille le Démon. Mais le Démon perdra en fin de compte son pari, parce que Dieu manipule le Démon et lui fait jouer un rôle créateur malgré lui. Ce rapport est une première étape ; la transition du Yin vers le Yang, accomplie par un acte dynamique, permet à Dieu de reprendre son activité créatrice.

    La “crise”

    Une seconde étape du drame cosmique qui se joue est celle de la “crise”. L'homme, protagoniste secondaire, comprend qu'il a été ainsi joué par Dieu. La crise ne peut alors se résoudre que par une passivité consciente de l'homme lui-même. Cet “acte de résignation” de la créature rétablit alors une nouvelle période de Yin. Le mouvement fait à nouveau place au repos. L'orage au calme. Dans les textes des sagas, Odin veut arracher le secret du Destin aux puissances divines, mais cet acte s'appuie moins sur le désir d'une économie personnelle que sur l'amour des Dieux et de l'Ordre cosmique qu'il faut rétablir.

    Enfin, à la troisième étape, c'est l'accomplissement de la seconde étape qui se réalise. Le rétablissement du Yin est arrivé à terme. L'homme (Odin et Thor à la fin du Ragnarök) retourne à un état d'harmonie et de félicité. Cet état durera évidemment ce que Dieu a décidé qu'il dure. La victime triomphante (Faust, Odin, etc.) servant de pionnier, à la fois créature et créateur d'une nouvelle étape de l'humanité.

    À partir de cette analyse comparative des mythologies, Toynbee nous précise les grands traits de sa théorie. La création est le résultat d'un “duel”. Toute genèse est la résultante d'une “interaction des forces”. Ce postulat théorique établi, les causes matérielles rejetées dans la première partie, la race et le milieu essentiellement, peuvent être à nouveau réintroduites dans notre problématique. Les éléments matériels sont de simples indices. Ils ne permettent pas une prévision exacte de l'histoire ; l'inconnue que la méthode déterministe ne prend pas en cause, dans la mesure où elle est qualitative et aléatoire, est précisément la réaction des acteurs aux défis qui leur sont lancés. Cette “inconnue” chez Toynbee rejoint les analyses du philosophe/sociologue allemand Georg Simmel, pour qui les variables de l'histoire étant en quantité infinie, elles obligeaient les historiens à retenir dans leur équation de recherche une inconnue, clef de toute explication “objective”.

    Toynbee, Spengler, Evola

    Concluons. L'œuvre de réflexion de Toynbee sur la genèse des civilisations est inclassable. Si on voulait établir des analogies avec d'autres puissants esprits de notre siècle, deux noms nous viendraient à l'esprit : celui de l'Allemand Oswald Spengler et celui du Romain Julius Evola. Comme ces derniers, Toynbee réussit ce tour de force d'embrasser l'histoire de l'humanité dans une vision cohérente et spirituelle de son destin. À la différence de Spengler, Toynbee refuse a priori toute analogie entre les civilisations et les organismes biologiques. La théorie des cycles, point commun entre Spengler et les auteurs traditionalistes comme Evola, est formellement critiquée par Toynbee, qui lui reproche son aspect mécanique et néo-déterministe. Pourtant, “ruse de la raison” dans le langage de Kant, il apparaît que la théorie des cycles resurgit dans la réflexion mythologisante et spiritualiste de Toynbee, en particulier par son adhésion à une vision platonicienne de cette genèse. La présence englobante de la théorie traditionnelle du Yin et du Yang renforce cette ruse de l'esprit. Toynbee se refusant de la même façon à un chiffrage chronologique des 3 périodes de la genèse d'une civilisation rejoint, inconsciemment (?), les théories spenglerienne et évolienne.

    Pour notre part, nous retiendrons dans cette théorie du “défi-et-réponse” une approche dynamique de l'histoire des peuples et des civilisations qui les “informent”. Toute civilisation exige pour survivre que chaque défi qui lui est opposé trouve une réponse intérieure. Même une civilisation en désagrégation (comme celle de l'Empire romain et, plus généralement, des “états universels”) doit pouvoir survivre si elle est en mesure de surmonter les obstacles qui lui barrent le chemin de son destin. L'Europe des années 80 est-elle encore capable de repérer les défis de son environnement et, dans une seconde étape, de les surmonter ? Notre réponse est oui. C'est au prix de cet effort constant, de cette tension permanente, de ce risque renouvelé, que l'Europe repartira pour un nouveau cycle de son destin.

    ► Ange Sampieru, Vouloir n°50-51, 1988.

     

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    Les concepts de Toynbee

    Dans l’immense œuvre du philosophe britannique de l’histoire, Arnold Joseph Toynbee, nous avons retenu deux idées fondamentales : celle de “défi-et-réponse” (Challenge-and-Response) et celle de “retrait-et-retour” (Withdrawal-and-Return). Tout défi (challenge) entraine une réponse, pour Toynbee, ce qui implique que sa vision de l’histoire est dynamique, libre de tout déterminisme : le champ est toujours ouvert pour de nouvelles réponses, portées par des acteurs divers, hétérogènes, individuels ou collectifs. Toynbee parie sur les capacités créatrices de l’homme ; il estime qu’elles finissent toujours par avoir le dessus. Tout groupe humain, juste avant qu’il ne crée une civilisation, subit des défis, issus de l’environnement social ou de l’environnement géographique. Si le défi est trop fort ou trop faible, nous n’assisterons pas à l’émergence d’une civilisation. Exemple : les Eskimos ne développent pas une civilisation, mais plus simplement une culture faite de simples stratégies de survie. Les cultures tropicales, sous leurs climats paradisiaques, ne développent pas davantage de civilisation, l’intensité du défi y étant trop faible. Les défis sont aussi, dans le langage de Toynbee, des “stimuli”. Ils sont de cinq ordres, dans la classification qu’il nous propose :

    1. une géographie très âpre,
    2. des terres vierges qu’il s’agit de rentabiliser,
    3. des coups portés au groupe par des ennemis ou par la nature,
    4. une pression extérieure permanente incitant à la vigilance, donc à l’organisation,
    5. des pressions intérieures, entraînant la pénalisation d’un ou de plusieurs groupe(s) particulier(s) au sein d’une civilisation dont les principes de base sont autres. Cette “pénalisation” entraîne l’émergence d’un mode de vie différent, permettant l’éclosion d’une culture en marge, à laquelle le pouvoir peut ou non attribuer des fonctions sociales ou économiques particulières : ce fut le cas des phanariotes grecs dans l’Empire ottoman, des juifs au Maroc et dans l’Espagne arabisée, puis dans l’Europe centrale germanophone, des Parsis en Inde, des Nestoriens entre la Mésopotamie et le Turkestan chinois. La spécificité de ces cultures procède d’un défi, celui qui les ostracise et les minorise ; la spécificité culturelle des populations “pénalisées” constitue donc la réponse à ce type de défi. Pour Toynbee, les civilisations - ou l’efficacité des cultures “pénalisées” - s’instituent quand les conditions multiples de leur émergence concourent à un optimum, c’est-à-dire quand le degré de pénalisation n’est ni trop rude ni trop bénin.


    Retrait et retour, yin et yang : L’Europe et notre civilisation en général, la Russie, notre espace idéologique “pénalisé”, subissent des défis. Ces défis “pénalisants” ou ces pressions extérieures (américaines) ne sont nullement définitifs. En tant qu’espace idéologique “pénalisé”, nous devons acquérir une discipline plus grande, accumuler un savoir pratique, historique, stratégique, et finalement instrumentalisable, supérieur à celui des formations (im)politiques au pouvoir. Nous devons agir comme un “shadow cabinet” perpétuel qui suggère des alternatives politiques crédibles, clairement rédigées et bien charpentées dans leur argumentation. Pour Toynbee, la Cité idéale correspondait à l’idée augustinienne de civitas Dei, soit une réalité transcendantale appelée à s’incarner, comme le Christ s’était incarné dans le monde pour le redresser après sa “chute”. Quand la Cité ne correspond plus à son modèle transcendantal (et ce modèle ne doit pas être nécessairement “augustinien” pour nous… il pourrait être tout simplement grec ou romain), elle sombre dans le “mondain” ou le “profane”, dans le “péché” ou plus simplement, pour Spengler comme pour nous, dans la décadence, voire dans la déchéance.

    Pour Toynbee, un mouvement ou un espace idéologique qui se contenterait de pleurnicher sur la disparition du temps d’avant la déchéance, qui cultiverait les archaïsmes, serait un mouvement "résigné", passéiste et passif. L’homme d’action (celui de Blondel ?), l’homme animé par l’esprit de service ou de chevalerie, l’homme qui entend œuvrer pour la Cité, se mettre au service de sa communauté charnelle, puise dans le passé les leçons pour l’avenir qu’il va forger par son action vigoureuse. Il n’est pas résigné mais volontaire et futuriste. Il transfigure le réel après un "retrait" (withdrawal), un détachement vis-à-vis de la mondanité déchue, amorphe, qui se complait dans sa déchéance. Ce recul est simultanément un plongeon dans la mémoire (la plus longue…), mais ce recul ne saurait être définitif : il postule un “retour” (return). Le visionnaire devient activiste, prospectif, il donne l’assaut pour remodeler la Cité selon le modèle transcendantal qui lui avait donné son lustre jadis. L’acteur de la "transfiguration" se met donc en retrait du monde, du présent (du présentisme), sans pour autant vouloir le quitter définitivement ; son retrait est provisoire et ne peut s’assimiler au refus du monde que cultivaient certains gnostiques du Bas-Empire ; il reste lié au temps et à l’espace ; il a un but positif.

    Toynbee utilise aussi les concepts chinois de “yin” et de “yang”. Dès que la Cité trouve ou retrouve une harmonie, une plénitude qui risque de sombrer dans une quiétude délétère, matrice de toutes les déviances, de tous les vices. La phase de “yang” est alors une phase d’effervescence nécessaire et positive, une phase de tumulte fécond qui vise l’avènement d’un “yin” plus parfait encore. Toynbee évoque notamment le risque d’une rigidification des institutions, où celles-ci, vermoulues, sont idolâtrées par les tenants du pouvoir en place, incapables d’arrêter le flot du déclin. Une phase de “yang” est alors nécessaire, portée par des forces nouvelles, qui ont effectué un “retrait” pour mieux revenir aux affaires. La tâche de la métapolitique, l’objet de la “guerre cognitive” en cours est justement de générer à terme ce que Toynbee entendait par “transfiguration” ou par “yang”. À nous d’être les acteurs de cette transfiguration, de nous joindre aux forces porteuses du “yang” à venir, des forces encore dispersées, disparates, mais qu’il faudra unir en une phalange invincible !

    ► Robert Steuckers (Forest-Flotzenberg, novembre 2003).

    • Bibliographie : Arnold Joseph TOYNBEE, A Study of History, vol. 1 to 12, Oxford University Press, 1934-54.

     

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    Le vocabulaire de Toynbee

    ◊ MÉTAHISTOIRE

    La métahistoire doit, en conséquence, être l’étude de la Réalité dans une dimension supérieure à celle des affaires humaines courantes, qui se présentent à nous dans les purs phénomènes et sont, ensuite, organisés par nos esprits par le truchement de la méthode analytique et classificatrice. Une telle étude, qui procède d’une étude de l’Histoire et qui lui est postérieure, doit être proche, sinon identique à la métaphysique ou à la théologie.

    Un exemple classique d’ouvrage métahistorique est le De Civitate Dei de Saint Augustin. Comme le précise H. Kohn : « Ce qu’Augustin a écrit n’est pas de l’Histoire, comme en fit Thucydide ; ce fut plutôt une étude sur l’Histoire ». Et Kohn poursuit, en signalant que ce que j’ai moi-même écrit, dans Study of History, n’est pas de l’Histoire, même si, dans d’autres ouvrages, j’ai fait de l’Histoire. Je dirais, pour ma part, que ce livre commença par être une étude d’analyse et de classification des affaires humaines, pour se muer en une recherche métahistorique…

    ◊ MYTHE

    Mon utilisation du terme “mythe” nécessite certainement une définition. Le sens littéral du mot grec mythos est “histoire” (story). Comme le mot “story” en anglais courant, le mot “mythos”, en grec, est utilisé dans deux sens. L’un de ces sens est le sens habituel, dont est dérivé le terme “mythe” des langues occidentales modernes. Mais le sens dans lequel j’ai employé le mot “mythe” est celui de l’autre usage du mot grec.

    La distinction entre les deux significations de “mythe” et les deux significations de “story” n’est pas la même. Un type de “story” est pure fiction, tandis que l’autre est fidèle aux faits. Aucune des deux significations de “mythe” n’implique la fidélité aux faits. Le premier type de mythe constitue un substitut aux constatations de faits, parce que ces faits sont soit inconnus soit ignorés ; le second type de mythe est celui que l’on retrouve dans les dialogues de Platon. De tous les hommes qui ont fait usage de la langue grecque, Platon est celui qui peut être considéré comme le père du “mythe” au second sens du terme, parce qu’il fut le premier à utiliser consciemment et délibérément le mot “mythe” pour étendre l’impact de l’intuition et de l’entendement humains au-delà des limites du savoir qui pourrait être atteint par les processus logiques de la pensée. (…)

    J’utilise le mot “mythe” au sens platonicien et je fait référence aux mythes dans la même intention et dans le même but que le fit Platon, si, toutefois, j’ai bien perçu son idée et son intention quand il passe du raisonnement au mythe. Platon procède de la sorte, lorsqu’il sent qu’il a atteint les limites au-delà desquelles sa pensée logique ne peut plus l’aider.

    S’il fallait me poser une question pertinente, relative à l’usage que je fait du terme “mythe”, ce serait de se demander si j’utilise ou n’utilise pas le terme dans des domaines où la raison serait toujours susceptible de servir et s’il est légitime que j’utilise le mot pour reconnaître le domaine trans-rationnel de la Réalité. E. Fiess observe : « Toynbee arrive à sa théorie… de challenge-and-response (défi et réponse) en étudiant les mythes qui parlent de la rencontre entre deux réalités surhumaines. Mais son ouvrage n’explique jamais clairement dans quelle mesure ces modèles mythiques confirment ce qui a été découvert par d’autres moyens ni dans quelle mesure ils peuvent, eux-mêmes, être considérés comme des preuves ». (…)

    Pour moi, les mythes sont les symboles de phénomènes psychologiques. Étant des symboles, ils sont des modèles et, en étant des modèles, ils sont des hypothèses heuristiques pour saisir des intrigues psychologiques, tant à l’intérieur d’une âme humaine singulière que dans les relations entre deux ou plusieurs âmes. J.K. Feibleman me fait l’honneur de comparer mes thèses à celles de Vico parce que, comme lui, je témoigne d’un entendement des mythes,qui les pose comme les réceptacles des vérités essentielles de l’Histoire. Il trouve que ma conception de l’Histoire correspond à une sorte de drame mythologique. Quant à W. den Boer, il demande : “Pourquoi le rythme des civilisations correspondrait-il aux fluctuations provenant de la vie intérieure de l’homme, telle que celle-ci est perçue par les spéculations mythologiques ?”. La raison de cela, c’est tout simplement que les civilisations ne sont rien d’autre que des relations entre des personnes individuelles. Elles sont dès lors les effets et les expressions des agissements de la nature humaine, vu que la nature humaine ne se trouve que dans les êtres humains et nulle part ailleurs. Ce qui est proprement humain dans un être humain, c’est sa vie intérieure. Et le monde invisible de la psyché ne peut être exploré et exprimé que par les récits symboliques que nous nommons “mythes”, si nous employons le mot “mythe” au sens que lui donnait Platon. En ce qui concerne les spéculations mythiques, elles ne sont que le début nécessaire (mais seulement le début) d’un travail d’exploration. Les modèles mythiques sont des instruments heuristiques, pour évaluer les phénomènes psychologiques.

    ◊ CHALLENGE-AND-RESPONSE

    L’idée de challenge-and-response, qui joue un rôle si important dans la description que je donne du mouvement des affaires humaines, n’est pas qu’une simple interprétation personnelle. Ces quelques mots me viennent du poète anglais Robert Browning. J’avais oublié que je n’avais pas moi-même invente cette expression, jusqu’au jour où j’ai redécouvert, par hasard, la source de mon inspiration ; j’avais alors déjà publié les six premiers volumes de mon Study of History. L’idée que ces mots expriment me vient — et j’en ai toujours été conscient — de l’Ancien Testament ; en sachant l’extraordinaire impact qu’a eu la Bible sur la pensée occidentale (même sur la pensée consciemment en révolte contre l’hégémonie de la Bible), je ne peut douter qu’elle ait été la source d’inspiration de Browning, comme elle a été celle qui permit à Hegel de découvrir sa dialectique, à Malthus sa conception de la lutte pour l’existence, à Darwin, par l’intermédiaire de Malthus, l’évolution… Tous les auteurs de l’Ancien Testament voient l’Histoire comme une série d’actes, en chacun desquels Dieu lance un défi à quelqu’individu humain ou à une quelconque communauté ou société humaine.

    Stone, Catlin, Zahn, Kuhn, Borkenau et Pares ont tort d’affirmer que la source de mon idée a été la science biologique de l’Occident moderne… Mon image n’est ni biologique ni physique. Elle est anthro-pomorphique.

    ◊ WITHDRAMAL-AND-RETURN

    J’ai émis l’hypothèse qu’un des facteurs du changement social était le retrait (withdrawal) d’individus ou de groupes hors du milieu social. Après cela, suit une période de détachement, durant laquelle le groupe ou l’individu qui se retire, médite quelque chose de neuf. Cette période de retrait est ensuite suivie d’un troisième stade: le retour du groupe au sein de la société dont il s’était retiré. Mais le groupe y revient avec la volonté de jouer un rôle nouveau, mis au point pendant son absence temporaire. Dans son rôle nouveau, il suscite parfois une plus forte impression que dans son rôle original… Je voyais, dans ce voyage spirituel, dans ce withdrawal-and-return, une des manières par lesquelles un sujet défié répond à un défi, et avec succès.

    ► Arnold J. Toynbee, Orientations n°1, 1982.

    (extrait de : A Study of History, Volume XII, Reconsiderations, London, Oxford University Press, 1961, pp. 223 à 314, tr. fr. : Robert Steuckers)

     

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