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Kondylis
Panajotis Kondylis : Pouvoir et décision
Professeur de philosophie à l’Université de Heidelberg, le regretté Panajotis Kondylis (1943-1998) n'a cessé d'interroger la Modernité. Il appartient à une école de pensée auquel se rattachent Machiavel, Clausewitz, Max Weber. Son apport essentiel est ce qu'il nomme le "décisionnisme descriptif" (la scientificité ayant en effet pour lui plutôt vocation descriptive que prescriptive ou normative). Du point de vue de l'anthropologie politique, il soutient que toutes les idéologies, perceptions et croyances ne sont rien de plus qu'un effort pour doter nos intérêts humains d'une forme normative et d'un caractère objectif, résultant d'une "décision" sur les moyens à employer, nos choix de vie et de société, notre compréhension des rapports de pouvoir.
[Ci-contre : Couverture de son essai sur la guerre décrite comme pluridimensionnelle historiquement, nécessitant de fait la primauté du politique]
Les livres les plus intéressants de Panajotis Kondylis, décédé en juillet dernier, sont : Geschichte des Konservativismus, Theorie des Krieges, Der Niedergang der bürgerlichen Lebensform et Macht und Entscheidung (Histoire du conservatisme, Théorie de la guerre, Le déclin de la forme vitale bourgeoise et Pouvoir et décision). Dans Pouvoir et décision, Kondylis plaide pour une forme de la pensée qui a été copieusement décriée au cours des dernières décennies, et qui est le fondement de la démarche philosophique de Carl Schmitt. Kondylis justifie l’option de Schmitt en défendant le décisionnisme, tombé dans le discrédit depuis que les penseurs “héroïques” de la Révolution conservatrice s’en sont emparé. Dans son ouvrage sur la décision, Kondylis démontre, appuyé sur ses innombrables connaissances, que toutes nos identités collectives et individuelles, y compris leurs expressions philosophiques ou rationnelles les plus élevées, reposent sur un fondement inaliénable qui est toujours une décision initiale, irrationnelle en dernière instance, révélant un rapport ami/ennemi.
Les idées sont dès lors des armes, qui servent l’objectif biologique de la lutte pour la survie ou pour l’accroissement de ses propres forces. La croissance et l’augmentation volontaire de ses potentialités dépendent étroitement, en fin de compte, de l’impératif de survie, auquel on ne peut se soustraire. Justement, c’est dans les périodes de crise que les individualités et les collectivités reviennent aux racines de leur propre identité, pour se renforcer et maintenir leurs forces. De ce fait, dans la formation des systèmes de pensée identitaires, la logique est un moyen parmi d’autres moyens, mais auquel on peut finalement renoncer.
Dans les systèmes théologiques, les principes de l’homme-créé-à-l’image-de-Dieu et la faillibilité humaine constituent des contradictions sur le plan logique. De même, dans l’anthropologie de l’émancipation (Aufklärung), on trouve une contradiction : l’homme est une fraction de la nature, et, en même temps, les normes culturelles conditionnent le libre exercice de la volonté. Mais ces contradictions s’évanouissent dès qu’on les considère comme l’expression d’une volonté de pouvoir légitime. Les idées et les formes du savoir ne cherchent pas à “reflèter” la réalité : elles sont bien plutôt des constructions et des interprétations qui servent d’armes dans la confrontation ami/ennemi.
Comme Odo Marquard l’a remarqué : vouloir exprimer des vérités éternelles soustraites au temps est l’illusion majeure de la classe bourgeoise, qui pense qu’elle est au-dessus de toutes les autres classes. Les mythes, les religions et les idéologies sont donc des décisions au niveau de la Weltanschauung, qui assurent la permanence et la stabilité des identités. Souvent, la situation historique fait qu’il devient nécessaire de faire subir aux identités des mutations complètes, parce que la communauté politique ou nationale doit survivre. Le maintien de l’identité est un impératif existentiel que l’on ne peut toutefois pas détacher des circonstances spatio-temporelles. Même si l’identité est une fiction, elle demeure un impératif inaliénable. Si une individualité se rencontrait elle-même en temps que personne, mais dans un état antérieur à celui qu’elle revêt aujourd’hui, elle ne s’identifierait pas nécessairement à elle.
► Holger von Dobeneck, Nouvelles de Synergies Européennes n°35/36, 1998.
(article paru dans Junge Freiheit n°34/1998 ; trad. fr. RS)
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Hommage à Panajotis Kondylis (1943-1998)
Toute fama passe. C’est un adage que Panjotis Kondylis, philosophe grec né en 1943, a médité calmement. Il savait que si son œuvre était publiée d’abord en langue grecque, elle n’aurait guère d’impact. Kondylis s’est demandé s’il devait publier en anglais, en allemand ou en français. Finalement, il s’est décidé pour l’allemand. Aussi, dès cette décision prise, il a passé chaque année de sa vie six mois dans les bibliothèques de Heidelberg, six mois dans sa patrie hellénique.
La vie de Kondylis était celle d’un savant isolé, espèce en voie de totale disparition aujourd’hui. Kondylis était indépendant sur le plan matériel car il était issu d’une famille fortunée. Cette indépendance matérielle garantissait son indépendance d’esprit.
Son premier ouvrage, publié en 1979 et épais de 700 pages était la continuation d’études entamées à Heidelberg (Die Entstehung der Dialektik – Eine Analyse der geistigen Entwicklung von Hölderlin, Schelling und Hegel bis 1802 ; La naissance de la dialectique. Analyse d’une évolution intellectuelle de Hölderlin, Schelling et Hegel jusqu’en 1802). Ensuite, il a publié Die Aufklärung im Rahmen des neuzeitlichen Rationalismus en 1981 (L’idéologie des Lumières dans le cadre du rationalisme moderne). Kondylis n’interprétait pas les Lumières comme une idéologie découlant des principes de la rationalité (sapere aude) mais comme une réhabilitation de la sensualité. Le livre témoigne d’une immense culture livresque, même s’il apparaît un peu sec dans sa volonté opiniâtre de démontrer une thèse unique. Kondylis n’aimait pas les gris. Son ouvrage le plus connu, édité en 1991, Der Niedergang der bürgerlichen Denk- und Lebensform – Die liberale Moderne und die massendemokratische Postmoderne (Le déclin de la forme de pensée et de vie bourgeoise – La modernité libérale et la postmodernité démocratique de masse), était en fait une analyse du phénomène de la masse, de la société et de la démocratie des masses.
En 1992, parait Planetarische Politik nach dem Kalten Krieg (Politique planétaire après la Guerre Froide). En 1996, Montesquieu und der Geist der Gesetze (Montesquieu et l’esprit des lois). Mais dans les rangs des divers conservatismes, 2 livres ont surtout mobilisé les attentions : Macht und Entscheidung (Pouvoir et Décision, 1984) et Konservativismus - Geschichtlicher Gehalt und Untergang (Le conservatisme : contenu historique et déclin, 1986). Effectivement, sur le conservatisme, peu de livres ont donné une description aussi fouillée du phénomène. La conclusion de Kondylis, contenue déjà tout entière dans le sous-titre de l’ouvrage, a suscité pas mal de critiques. Kondylis affirmait effectivement : « Le conservatisme est mort. Il est historiquement lié à une époque, celle de la noblesse. Tout ce qui, ultérieurement, s’est donné le nom de “conservatisme”, devrait plus être qualifié de “vieux-libéralisme”, car une telle appelation serait plus exacte. Car ces conservatismes sont dorénavant soumis aux conditionnements de la modernité... ». Mais c’est surtout sa thèse principale qui a été rejetée comme trop “mécanique”, malgré l’admiration de toute sa corporation pour une certaine pertinence de sa démonstration et pour son enquête à travers toutes les sphères culturelles de l’Europe : Kondylis affirmait qu’avec la dissolution des restes de la société civile médiévale, c’est-à-dire avec l’abandon de la féodalité et l’élimination des avantages juridiques et publiques de la noblesse, le conservatisme politique avait factuellement cessé d’exister (*).
Enfin, au moment de sa mort, Kondylis, le réaliste qui méprisait la “lourdeur moralisante”, travaillait à un ouvrage en 3 volumes sur la “socio-ontologie”. Hélas, la Grande Faucheuse l’a emporté le 10 juillet, quelques heures avant qu’il ne quitte Athènes pour se rendre à Heidelberg.
► Hans B. von Sothen, Nouvelles de Synergies Européennes n°35/36, 1998.
(hommage paru dans Junge Freiheit n°30/1998 ; tr. fr. RS)
* : « Stefan Breuer contestait en particulier que l’on puisse parler de “conservatisme” ou de “néoconservatisme” pour parler de la RC. Il s’appuyait pour ce faire sur les travaux de P. Kondylis qui, dans un gros ouvrage paru en 1986, avait déclaré que le conservatisme, entré en décadence irréversible dans la deuxième moitié du XIXe siècle, n’avait pas pu se renouveler en Allemagne en raison de ses liens historiques avec l’Ancien Régime. Pour Kondylis, l’élimination progressive de la noblesse, caste porteuse du conservatisme historique, a condamné le conservatisme politique, qui n’a pu se survivre à lui-même qu’en composant avec le libéralisme ou en “esthétisant” certains de ses fondements » (AdB, Entretien sur la RC) Cf. « Mais la prémisse (du reste également partagée par Mohler) selon laquelle la RC est un prolongement du conservatisme a été ébranlé par P. Kondylis. Dans une grande étude comparative sur le conservatisme européen, Kondylis a démontré de façon plausible pourquoi ce phénomène doit être compris de la même manière que la Réforme ou les Lumières : comme un concept concret, lié à une époque historique donnée, et qu'il n'est possible de généraliser qu'au prix d'une désubstantialisation complète. L'histoire du conservatisme, selon sa thèse, “coïncide en bonne partie avec l'histoire de la noblesse, ce qui signifie manifestement que la noblesse, en tant que catégorie traditionnellement (dans le sens wébérien) dominante, devait forcément aussi entraîner la fin du conservatisme ayant une pertinence sociale et une force conceptuelle” » (S. Breuer, Anatomie de la RC, p. 6).
◘ lire aussi : Ennemi et décision - Hommage à Panajotis Kondylis (P. Christias)
◘ Entrée connexe : Décisionnisme