• Ernst Jünger

    Ernst JüngerL'instant brûlant

    « Quand meurt un homme, le chant de sa vie est joué dans l'éther. Il a le droit d'écouter jusqu'à ce qu'il passe au silence. Il prête alors une oreille si attentive au milieu des souffrances, de l'inquiétude. En tout cas, celui qui imagina le chant était un grand maître. Cependant, le chant ne peut être perçu dans la pureté du son que là où disparaît la volonté, là où elle cède à l'abnégation. » (1)

    Ernst Jünger s'est avancé, ce 17 février 1998, vers des régions où les ciseaux de la Parque ne tranchent pas.

    Les réactions lorsque fut annoncé ce deuil dans le monde des Lettres et de la pensée furent tristement coutumières. En ces temps où prévaut le “politiquement conforme”, certains critiques se sont distingués par des analyses sinon élogieuses (comme l'excellent article de Dominique Venner paru dans Enquête sur l'Histoire) du moins pertinentes (dans un magazine allemand inattendu, Focus). D'autres, zélés contempteurs inféodés à une idéologie qu'ils servent dans les organes de la presse française et allemande, se sont empressés de diffamer une œuvre qu'ils ne se sont jamais donnés la peine de lire et l'avouent parfois.

    Diable ! Le personnage est agaçant : doté tout à la fois d'un esprit d'une rare fécondité et d'une vigueur physique non moins surprenante qui lui a permis de traverser la presque totalité du XXe siècle, ce plus que centenaire n'a eu de cesse d'aimer son pays, de ne se rétracter en rien : écrits bellicistes à l'issue de la Première Guerre mondiale, vision élitiste, contemplation douloureuse lors de l'entre-deux guerres… Il n'a rien renié ; seul parfois l'angle de la perspective devait changer, mais faut-il forcer un homme à n'être qu'un bloc monolithique ? Toutefois, est-il décent, en cette période, de s'irriter des réactions coutumières quand on prononce le nom de Jünger, de dresser dès à présent le bilan de l'œuvre ? Les lecteurs fidèles préféreront encore se tourner vers cet Éveilleur qui a su nous offrir une élégante méditation philosophique et poétique sur les maux qui rongent notre civilisation.

    Les ciseaux de la Parque… Par respect pour ce “passage” qui intriguait tant EJ, nous évoquerons dans ces colonnes sa métaphysique de la mort, qui apparaît dès 1928 dans la première version du Cœur aventureux. Car à force d'avoir voulu préciser les choix politiques souvent au sens large de Jünger, on a souvent oublié que cet auteur, s'il avait voulu agir sur l'histoire, ne s'intéressait pas moins aux questions d'ordre spirituel. Or, parler de la mort consiste justement à se plonger dans les eaux régénératrices de la spiritualité. Reportons-nous à un texte révélateur de 1928 :

    « La vie est un nœud qui se noue et se dénoue dans l'obscurité. Peut-être la mort sera-t-elle notre plus grande et plus dangereuse aventure, car ce n'est pas sans raison que l'aventurier recherche ses bords enflammés » (2).

    Le symbole de l'entortillement

    Procréation et mort marquent la fin du lacet, de ce nœud coulant qui, relié à son principe du domaine éternel, pénètre dans le règne terrestre. Pour Jünger, vie et mort sont intimement liées. Dans sa seconde version du Cœur aventureux qui paraît en 1938, Jünger recourt une nouvelle fois au symbole de l'entortillement. La théorie du lacet fait alors partie intégrante de l'initiation de Nigromontanus, maître mystérieux et charismatique. Le principe qu'il explique suppose une manière supérieure de se soustraire aux circonstances empiriques.

    « Il [Nigromontanus] nommait la mort le plus étrange voyage que l'homme puisse faire, un véritable tour de passe, la capuche de camouflage par excellence, aussi la plus ironique réplique dans l'éternelle controverse, l'ultime et l'imprenable citadelle de tous les êtres libres et vaillants » (3).

    Cet aspect nous ramène aux liens qu'entretiennent la mort et la liberté pour Jünger. Qui craint la mort doit renoncer à sa liberté. Le renforcement puissant de cette dernière n'est possible que si l'on part de la certitude que l'homme, en mourant, ne disparaît pas dans le néant, mais se voit élevé dans un être éternel. Aussi la pensée de Jünger tourne-t-elle sans cesse autour de la mort, parce qu'il veut infiniment fortifier la position de la liberté et assurer l'essence éternelle de l'homme. Ces idées acquises sur les champs de bataille, il les émet encore dans Heliopolis en 1949 et dans l'essai Le Mur du Temps, paru en 1959 :

    « Celui qui ne connaît pas la crainte de la mort est l'égal des dieux » (4).

    Une conception grecque et platonicienne de la mort

    La conception jüngerienne de la mort, en rien chrétienne, est influencée par la pensée grecque, notamment platonicienne. Les lectures attentives des dialogues Phédon, Gorgias, La République (not. le livre X) ont laissé leur trace dans l'œuvre jüngerienne. L'anamnèse platonicienne, nous la retrouvons formulée dans la deuxième version du Cœur aventureux et plus précisément dans “La mouche phosphorescente”. Jünger rapporte de la conversation de 2 enfants qu'il surprit un jour cette phrase qui fusa, telle une illumination intellectuelle :

    « Et sais-tu ce que je crois ? Que ce que nous vivons ici, nous le rêvons seulement ; mais quand nous serons morts, nous vivrons la même chose en réalité » (5).

    La vie semble se réduire à n'être que le reflet de cette vie véritable, impérissable, qui ne jaillit qu'au-delà de la mort. Voyons-y une fois encore le triomphe de l'être intemporel sur l'existence terrestre, qui est déterminée par le temps qui s'écoule perpétuellement ! Nous trouvons chez Jünger une inversion de la mort, comme si cette dernière signifiait en fait le réveil d'un rêve étrange, peut-être même mauvais. Cela n'est pas sans évoquer la métaphysique de la mort, telle que l'avait formulée le romantique Novalis dans les Hymnes à la Nuit et le roman Heinrich von Ofterdingen :

    Le monde devient rêve, le rêve devient monde […]
    Mélancolie et volupté, mort et vie
    Sont ici en intime sympathie (6)

    Idéalisation de la nuit et goût de l'outre-tombe

    hartma10.jpg[Ci-contre : Eduard von Hartmann. « Mais il serait regrettable que l’on ne lût Hartmann que comme un précurseur plus ou moins avéré de Freud. Il a aussi – et il aurait revendiqué – une place dans l’histoire générale de la philosophie et de la psychologie. Fut-il vraiment original ? On peut en douter : à force de vouloir identifier à son Inconscient le Dieu de Leibniz, le monde intelligible de Kant, l’unité totale de Schelling, à force de vouloir réconcilier Hegel, Schelling et Schopenhauer, il donne l’impression de pratiquer un éclectisme assez flou. Mais on peut considérer son livre comme le point de rencontre de deux processus : d’un côté, la marche discrète de la notion d’inconscient chez les postkantiens les plus connus (JG Fichte, Hegel, Schelling, Schopenhauer) ; d’un autre côté, l’effort plus structuré de théorisation autour de la notion chez des auteurs à préoccupations plus psychologiques et psychiatriques (Heinroth, Carus, IH Fichte). », Yvon Brès, Revue philosophique 2/2004]

    L'idéalisation de la nuit qui apparaît au cours du XIXe siècle dans le culte lamartinien de l'automne, le goût de l'outre-tombe, l'attraction de la mort sur Goethe, sur Novalis et sur Nodier, la nécrophilie de Baudelaire, jette encore des feux de vie dans la pensée de Jünger. Le procès intenté à la raison comme nous l'avons perçu au XIXe siècle se poursuit au XXe siècle contre l'idéologie positiviste ; cette véritable offensive vient des horizons les plus variés : citons Eduard von Hartmann et sa Métaphysique de l'Inconscient (1869), Barrès et sa trilogie Le Culte du Moi (1888-1891), Bergson et L'Évolution créatrice (1907) ou l'Essai sur les données immédiates de la conscience (1888). La redécouverte de l'inconscient des psychanalystes est aussi certainement liée à cette révolte.

    La mort apparaît comme l'ultime libération de l'esprit du monde de la matière. À cet égard, la nouvelle Liebe und Wiederkunft — “amour et retour” —, très révélatrice, traduit une philosophie de l'histoire où des événements similaires se produisent sans cesse dans le même ordre, un retour de l'identique sous des formes différentes. L'histoire déjà parue dans la première version du Cœur aventureux localise à Leisnig le passage à l'écriture et se voit dotée d'un titre une décennie plus tard. Jünger s'est alors contenté de préciser ici une image, d'affiner une idée ou de changer là l'emploi d'un temps verbal ; il n'a en rien touché le contenu de l'histoire.

    La trame est simple. Le narrateur, un officier, est tout d'abord naufragé sur une île de l'Océan Atlantique. Recueilli par une vertueuse femme qui prit le voile, il se rend peu à peu à l'évidence qu'une relation séculaire les lie l'un à l'autre. La fonction de cette femme consiste à soigner et à veiller les hommes qui, pour avoir goûté une belle plante narcotique, dorment le lourd sommeil du coma. Malgré les injonctions de la religieuse, le narrateur n'y résiste pas non plus et devient lui-même la proie du sommeil et du rêve. Pourtant, le voilà de nouveau sur l'île, menacée cette fois par l'inimitié d'une flotte espagnole ! Hôte d'une généreuse famille pirate, amoureux de la fille de la maison, le narrateur se prépare, chevaleresque, à livrer combat. Or, n'aperçoit-il pas soudain une fleur merveilleuse, ne succombe-t-il pas encore à l'impérieux désir de la goûter ?

    « Dans la dernière lueur du crépuscule, j'eus le temps encore de pressentir que je vivrais d'innombrables fois pour rencontrer cette même jeune fille, pour manger cette même fleur, pour m'abîmer de cette même manière, tout comme d'innombrables fois déjà ces choses avaient été mon lot » (7).

    Une fleur aux couleurs du danger : le rouge, le jaune

    Cette singulière histoire nous permet de mieux cerner la double nature de l'homme, ce qui fonde son originalité et son drame : son âme est immortelle et son corps périssable. Il est certain que la présence de cette fleur ne peut qu'évoquer le symbole le plus connu de toute l'œuvre de Novalis, la fleur bleue qui enchante le roman Heinrich von Ofterdingen et qui marque, de par ses racines et la couleur céleste de ses pétales, l'union de la terre et du ciel. La fleur jüngerienne n'est pas parée du bleu spirituel et bienfaisant. Ses pétales arborent les teintes de la vie et du danger, le jaune et le rouge (8) ; tout comme Goethe, rappelons-le, Jünger devait conférer une signification particulière aux couleurs. La fleur, belle et menaçante, figure l'instabilité essentielle de l'être , qui est voué à une évolution perpétuelle. EJ semble admettre que la mort n'est pas un fait définitif, mais une simple étape de la série des transformations auxquelles tout être est soumis. La réminiscence d'un état antérieur, telle qu'elle semble affecter l'imagination nocturne de Jünger et que nous venons d'évoquer, soulève le délicat problème de l'incarnation successive des âmes et dramatise ainsi la notion d'un éternel retour. Ne soyons donc pas surpris de trouver dans Le Cœur aventureux les très célèbres vers de Goethe :

    Ah, tu étais ma sœur ou ma femme, en des temps révolus (9).

    Ces vers impliquent la reconnaissance des choses entre elles, de leurs liens, une conscience de leur parenté qui peut dépasser le cadre restreint de l'espèce humaine ; d'ailleurs Jünger, dans le même passage, se fait écho de Byron :

    Les monts, les vagues, le ciel ne font-ils partie de moi et de mon âme, et moi-même d'eux ? (10).

    La mort est le “souvenir le plus fort”

    Finalement, la mort est pour Jünger un souvenir enfoui au plus profond de la mémoire, “le souvenir le plus fort” : “der Tod ist unsere stärkste Erinnerung” (aHl, 75). L'homme qui, pour Jünger, représente infiniment plus que le corps physique, est doté d'une mémoire qui semble survivre à la destruction de la matière. Le dualisme de la vision anthropologique que nous décelons ici évoque celui de Platon, qui stipula la primauté de l'âme sur le corps. Fidèle à ses influences pythagoriciennes, Platon reprit à son compte l'idée de l'immortalité de l'âme ; dans sa préexistence ou postexistence, l'âme voit les idées, mais en s'incarnant dans sa prison de chair, elle les oublie. Rappelons-nous que celui qui, chez Hadès, conserve la mémoire transcende la condition mortelle, échappe au cycle des générations. D'après Platon, les âmes assoiffées doivent éviter de boire l'eau du Léthé car l'oubli, qui constitue pour l'âme sa maladie propre, est tout simplement l'ignorance. Voilà peut-être la raison pour laquelle les Grecs prêtaient à Mnémosyne “mémoire”, la mère des Muses, de grandes vertus ! L'histoire que chante la Titanide est déchiffrement de l'Invisible ; la mémoire est fontaine d'immortalité. Nous pensons trouver ici un lointain écho de cette sagesse antique chez Jünger car, dans son œuvre, le contact avec l'autre monde est permis grâce à la mémoire. Celle-ci joue donc un rôle fondamental dans l'affirmation de l'identité personnelle et nous ne pouvons que souligner cette faveur qu'elle trouve auprès de Jünger, si l'on se réfère à ses journaux intimes, ces voyages entrepris dans les profondeurs du moi et d'où surgissent à la conscience des aspects nouveaux de l'être, mêlé parfois à toute une tonalité poétique.

    L'aspect orphique de Jünger

    Le roman philosophique Eumeswil (1977), à cet égard très révélateur, montre l'aspect orphique de Jünger. La mémoire, par l'intermédiaire du Luminar, fait tomber la barrière qui sépare le présent du passé. Que ce soit par le biais du Luminar ou par l'évocation des morts dans le jardin de Vigo, un pont est jeté entre le monde des vivants, au-delà duquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil. Cette évocation des morts n'est pas sans éveiller à notre mémoire le rituel homérique, qui connaît deux temps forts : d'une part, l'appel chez les vivants et, d'autre part, la venue au jour, pour un bref moment, d'un défunt remonté du monde infernal. Le voyage d'un vivant au pays des morts semble également possible, ainsi le chamane Attila qui s'aventura dans les forêts.

    La place centrale que les mythes de type eschatologique accordèrent à la mémoire indique l'attitude de refus à l'existence temporelle. Si Jünger exalte autant la mémoire, nous pouvons nous demander s'il n'est pas mû par la tentation d'en faire une puissance qui lui permette de réaliser la sortie du Temps et le retour du divin.

    Qu'en est-il du vieil homme ? Dans l'attente de l'ultime rendez-vous, habitué à la mort pour l'avoir côtoyée sur les fronts, dans les deuils et les déchirements qu'elle causa, il ne peut abandonner une inquiétude, qu'il exprime Deux fois Halley :

    « Au contraire, ce qui me préoccupe depuis longtemps, c'est la question du franchissement ; une coupe en terre est transformée en or, puis en lumière. À cela une seule chose m'inquiète : c'est de savoir si l'on prend encore connaissance de cette élévation, si l'on s'en rend encore compte » (11).

    Parques, Moires, Nornes

    Quelques années plus tard paraît le journal Les Ciseaux, que Jünger écrivit de 1987 à 1989. L'outil bien anodin dont il est ici question appartient aux sœurs filandières des Enfers qui filent et tranchent le fil de nos destinées. Étrangères au monde olympien, ces Parques ou Moires du monde hellénique sont les déesses de la Loi. Lachésis tourne le fuseau et enroule le fil de l'existence, Clotho, la fileuse, tient la quenouille et file la destinée au moment de la naissance. La fatale Atropos coupe le fil et détermine la mort. La représentation ternaire des fileuses, également présente dans le religieux germanique où les Nornes filent la destinée des dieux et celle des hommes, évoque la trinité passé, présent et futur et nous permet d'entrer dans la temporalité. Ce fil est le lien qui nous attache à notre destinée humaine, nous lie à notre mort. Ce qui importe ici, c'est que, d'une part, l'outil retenu par Jünger ne soit ni le fuseau ni la quenouille mais bien les ciseaux de la divinité morticole et que, d'autre part, Jünger valorise non le fil ou le tissage mais la coupure par les ciseaux.

    Le titre de l'essai et les discrètes allusions aux Moires, à ces divinités du destin, intègrent l'écrit dans l'ensemble de la réflexion jüngerienne sur le temps et la temporalité. Quoi d'étonnant à ce qu'il établisse des correspondances secrètes avec ses écrits antérieurs et jongle avec des idées abondamment traitées dans le passé! Les allusions au Travailleur, au Mur du temps sont nombreuses ; sans grande peine, nous retrouvons Le Traité du Sablier, Le Problème d'Aladin, Eumeswil et même la théorie du “lacet” propre au Cœur aventureux. Cette œuvre de continuité qui n'est certes pas l'écrit le plus original de Jünger, prend l'aspect d'une récapitulation. Dans cet écrit tout en nuances, à défaut d'avoir énoncé des théories véritablement nouvelles, Jünger a composé une série d'accords d'accompagnements, s'attaquant à des problèmes essentiels de notre temps. Les Ciseaux sont en cela une méditation sur les aventures de notre siècle qu'ils posent, sur un fond de dualisme entre races divines, le problème crucial de l'éthique dans un monde où la science et le progrès technique repoussent les frontières d'une science morale désormais dépassée. Nous reconnaissons cette volonté d'ordonner le monde à d'autres fins que matérialistes.

    Jünger considère le Temps sous la loi de deux règnes, d'une part celle du temporel où les ciseaux d'Atropos ne coupent pas et annoncent cet infini comme nous pouvons déjà le percevoir dans les rêves et l'extase. L'essai parle donc de la conscience jüngerienne de la mort et de cette douloureuse et inquiétante question du passage, de l'ultime franchissement.

    Du comportement psychologique des agonisants

    Cette curiosité incite l'auteur à s'interroger sur l'état de mort temporelle et sur les souvenirs des rares patients qui, rappelés à la vie, reprochent à leur médecin de les avoir empêchés de passer le tunnel de la mort (Schere, 73 sq). Sensible peut-être à cette vague déferlante de littérature occultiste qui aborde depuis quelques années la vie post-mortelle, (est-là un présage de l'ère du Verseau ?) ne va-t-il pas jusqu'à citer Elisabeth Kübler-Ross (12), cette femme d'origine suisse alémanique, installée aux États-Unis d'Amérique ? En sa qualité de médecin, elle édita de nombreux ouvrages portant sur le comportement psychologique des agonisants ; elle examina les récits des patients qu'avaient ressuscités les nouvelles techniques médicales de la réanimation, c'est-à-dire des injections d'adrénaline dans le cœur ou des électrochocs. Certains “revenants” que la médecine avait considérés cliniquement morts après avoir préalablement constaté un arrêt cardiaque, une absence de respiration et d'activité cérébrale, confièrent les expériences étranges qui leur étaient alors advenues pendant ces instants.

    Or, la similitude des descriptions, l'exactitude des récits excluaient tout rêve ou toute hallucination. C'est ce qui incita le médecin à voir là une preuve d'existence post-mortelle. Voilà un sujet épineux où l'on se heurte tant aux théologiens horrifiés à l'idée d'un éventuel blasphème qu'aux doctes gardiens de la Science ! Le raisonnement scientifique ne saurait rien admettre qui ne soit entièrement évident et ne forme un tout cohérent ; la pensée qui en résulte, disciplinée par la rigoureuse volonté d'ordonner selon une méthode la plupart du temps linéaire et déductive, va par étapes successives de la simplicité à la complexité dans un ordre logique et chronologique. Or, dans le présent cas, la finalité du témoignage peut être sujette au même doute que son contenu. Il est donc bien évident que les thèses alléguées par E. Kübler-Ross ne peuvent, dans le meilleur des cas, remporter l'unanimité du monde scientifique et, dans le pire, ne peuvent qu'être rejetées car la science accueille avec méfiance des assertions qu'elle juge a priori insanes.

    Toutefois, comme si Jünger voulait imposer le silence aux contempteurs de théories qu'il semble lui partager, comme s'il doutait aussi de cette méthode scientifique dont on aperçoit les limites, il cite des autorités médicales, aussi ambiguës soient-elles, ou nous livre les réflexions d'un ami, Hartmut Blersch, médecin lui aussi de son état. Ce dernier, traitant des personnes âgées, a écrit une étude non éditée : Die Verwandlung des Sterbens durch den Descensus ad infernos [La transformation de l'agonie par la Descente aux Enfers] (13) et a permis à Jünger d'en inclure quelques extraits dans Les Ciseaux. Jünger a tourné le dos à l'intelligence rationnelle du discours et à certaines acquisitions du savoir scientifique il y a longtemps déjà. De nos jours, une telle approche, qualifiée d'irrationnelle invite ses représentants à douter de la validité, du sérieux que l'on pourrait accorder à une telle pensée, à voir dans cette réaction antimatérialiste une régression vers un nouvel obscurantisme. Il n'en est pas moins vrai que Jünger, s'inscrivant déjà dans toute une tradition, reflète les angoisses qui oppressent son temps. Car cette mythologie d'une vie post-mortelle exerce sur nos contemporains une fascination qui dépasse le simple divertissement.

    Placidité et sagesse où la mort devient conquête

    Les conceptions irrationnelles de Jünger ont toujours damé le pion à la divine raison. Ainsi avait-il conclu son ouvrage Approches, drogues et ivresse :

    « L'approche est confirmée par ce qui survient, ce qui est présent est complété par ce qui est absent. Ils se rencontrent dans le miroir qui efface temps et malaise. Jamais le miroir ne fut aussi vide, dépourvu ainsi de poussière et d'image — deux siècles se sont chargé de cela. En plus, le cognement dans l'atelier — le rideau devient transparent ; la scène est libre » (14).

    C'est peut-être justement dans cette irrationalité que Jünger puise cette placidité et cette sagesse où la mort elle-même devient conquête. Esprit téméraire, Jünger s'est avancé, vigilant, vers ces régions où les ciseaux de la Parque ne tranchent pas. Tout comme jadis où, jeune héros incontesté, il glorifiait l'instant dangereux, le vieil homme avait renoncé à l'histoire, à percevoir le temps de manière continue ; il est demeuré fasciné par cette seconde brûlante où tout se joue, ce duel sans merci où la vie et la mort s'affrontent :

    « L'histoire n'a pas de but ; elle est. La voie est plus importante que le but dans la mesure où elle peut, à tout instant, en particulier à celui de la mort devenir le but » (15).

    ► Isabelle Fournier, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.

    ◘ Notes :

    • (1) Sgraffitti, [première parution, Antaios, 1960, Stuttgart] in Jüngers Werke, Bd. VII, Essays III, p. 354 : « Wenn ein Mensch stirbt, wird sein Lebenslied im Äther gespielt. Er darf es mithören, bis er ins Schweigen übergeht. Er lauscht dann so aufmerksam inmitten der Qualen, der Unruhe. In jedem Fall war es ein großer Meister, der das Lied ersann. Doch kann es in seinem reinen Klange nur vernommen werden, wo der Wille erlischt, wo er der Hingabe weicht ».
    • (2) Das abenteurliche Herz 1, Berlin, 1928 [1929], p. 76 : « Das Leben ist eine Schleife, die sich im Dunkeln schürzt und löst. Vielleicht wird der Tod unser größtes und gefährlichstes Abenteuer sein, denn nicht ohne Grund sucht der Abenteurer immer wieder seine flammenden Ränder auf ».
    • (3) Das abenteurliche Herz 2, Berlin, 1938 [1942], p. 38 : « Er nannte den Tod die wundersamste Reise, die der Mensch vermöchte, ein wahres Zauberstück, die Tarnkappe aller Tarnkappen, auch die ironische Replik im ewigen Streit, die letzte und ungreifbare Burg aller Freien und Tapferen ».
    • (4) An der Zeitmauer, [1ère parution Antaïos, 1, 209-226], Stuttgart, 1959, p. 159 : « Wer keine Todesfurcht kennt, steht mit Göttern auf vertrautem Fuß ».
    • (5) Das abenteureliche Herz 2, ibid., p. 102: « [...] und weißt du, was ich glaube ? Was wir hier leben, ist nur geträumt ; wir erleben aber nach dem Tode dasselbe in Wirklichkeit ».
    • (6) Novalis, Hymnen an die Nacht, Heinrich von Ofterdingen, Goldmann Verlag, Stuttgart, 1979, p. 161-162 : « Die Welt wird Traum, der Traum wird Welt [...] / Wehmuth und Wollust, Tod und Leben / Sind hier in innigster Sympathie ».
    • (7) Das abenteureliche Herz 2, ibid. p. 83 : « Im letzten Schimmer des Lichtes ahnte ich noch : Ich würde unzählige Male leben, demselben Mädchen begegnen, dieselbe Blume essen und daran zugrunde gehen, ebenso wie dies bereits unzählige Male geschehen war ».
    • (8) voir à ce propos le symbolisme des couleurs dans Le Cœur aventureux.
    • (9) Das abenteurliche Herz 1, ibid., p. 74 : « Ach, du warst in abgebten Zeiten/ Meine Schwester oder meine Frau ».
    • (10) Das abenteurliche Herz 1, ibid., p. 74 : « Sind Berge, Wellen, Himmel nicht ein Teil von mir und meiner Seele, ich von ihnen ? ».
    • (11) Zwei Mal Halley, Stuttgart, 1987, p. 33 : « Mich beschäftigt vielmehr seit langem die Frage des Überganges ; ein irdener Becher wird in Gold verwandelt und dann in Licht. Daran beunruhigt nur eines : ob diese Erhöhung noch zur Kenntnis genommen wird, noch ins Bewußtsein fällt ».
    • (12) Die Schere, Stuttgart, 1989, p. 173 sq.
    • (13) Schere, p. 173.
    • (14) Annäherungen, Drogen und Rausch, Stuttgart, 1970, [Ullstein, 1980], p. 348 : « Annäherung wird durch Eintretendes bestätigt, Anwesendes durch Abwesendes ergänzt. Sie trefen sich im Spiegel, der Zeit und Unbehagen löscht. Nie war der Spiegel so leer, so ohne Staub und bildlos — dafür haben zwei Jahrhunderte gesorgt. Dazu das Klopfen in der Werkstatt — der Vorhang wird durchsichtig ; die Bühne ist frei ».
    • (15) Die Schere, ibid., p. 120 : « Die Geschichte hat kein Ziel ; sie existiert. Der Weg ist wichtiger als das Ziel, insofern, als er in jedem Augenblick vor allem in dem des Todes Ziel werden kann ».


     

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    Ernst Jünger face à la NSDAP (1925-1934)

     

    « Nous souhaitons du fond de notre cœur la victoire du national-socialisme, nous connaissons le meilleur de ses forces, l'enthousiasme qui le porte, nous connaissons le sublime des sacrifices qui lui sont consentis au-delà de toute forme de doute. Mais nous savons aussi, qu'il ne pourra se frayer un chemin en combattant… que s'il renonce à tout apport résiduaire issu d'un passé révolu. » (1)

    Ces phrases, Ernst Jünger les a écrites pendant l'été 1930. Pourquoi, se demande-t-on aujourd'hui, Jünger n'a-t-il pas trouvé la voie en adhérant au mouvement de cet homme, apparamment capable de transposer et d'imposer les idées de Jünger et du "nouveau nationalisme" dans la réalité du pouvoir et de la politique ? Mon propos, ci-après, n'a pas la prétension d'être une analyse méticuleuse, profonde, systématique de l'histoire des idées. Il ne vise qu'à montrer comment une personnalité individuelle et charismastique de la trempe d'EJ, qui a fêté ses 100 ans en mars dernier, a pu maintenir son originalité à l'ère du Kampfzeit de la NSDAP.

    1. Ernst Jünger et Adolf Hitler

    Le jugement posé par Jünger sur Hitler a varié au cours des années : “Cet homme a raison”, puis “Cet homme est ridicule” ou “Cet homme est inquiétant” ou “sinistre” (2). En 1925, Jünger pensait encore que la figure de Hitler éveillait indubitablement, tout comme celle de Mussolini, « le pressentiment d'un nouveau type de chef » (3). La description par Jünger d'un discours du jeune Hitler nous communique très nettement ce “fluide” :

    « Je connaissais à peine son nom, lorsque je l'ai vu dans un cirque de Munich où il prononçait l'un de ses premiers discours… À cette époque, j'ai été saisi par quelque chose de différent, comme si je subissais une purification. Nos efforts incommensurables, pendant quatre années de guerre, n'avaient pas seulement conduit à la défaite, mais à l'humiliation. Le pays désarmé était encerclé par des voisins dangereux et armés jusqu'aux dents, il était morcelé, traversé par des corridors, pillé, pompé. C'était une vision sinistre, une vision d'horreur. Et voilà qu'un inconnu se dressait et nous disait ce qu'il fallait dire, et tous sentaient qu'il avait raison. Il disait ce que le gouvernement aurait dû dire, non pas littéralement, mais en esprit, dans l'attitude, ou aurait dû faire tacitement. Il voyait le gouffre qui se creusait entre le gouvernement et le peuple. Il voulait combler ce fossé. Et ce n'était pas un discours qu'il prononçait. Il incarnait une manifestation de l'élémentaire, et je venais d'être emporté par elle » (4).

    Après que Jünger ait reçu de Hitler un exemplaire de son livre autobiographique et programmatique, le fameux Mein Kampf, Jünger lui a expédié tous ses livres de guerre. L'un de ces exemplaires d'hommage, plus précisément Feuer und Blut, contient une dédicace datée du 9 janvier 1926 : « À Adolf Hitler, Führer de la Nation ! — Ernst Jünger ». Plus tard, la même année, Hitler annonce sa visite chez Jünger à Leipzig ; celle-ci n'a toutefois pas eu lieu, à cause d'une modification d'itinéraire. Plus tard, Jünger écrit, à propos de cet événement : « Cette visite se serait sans doute déroulée sans résultat, tout comme ma rencontre avec Ludendorff. Mais elle aurait certainement apporté le malheur » (5). En 1927, Hitler lui aurait offert un mandat de député NSDAP au Reichstag. Jünger a refusé. Il considérait que l'écriture d'un seul vers avait davantage d'intérêt que la représentation de 60.000 imbéciles au Parlement.

    Les relations entre les deux hommes se sont nettement rafraîchies par la suite, surtout après que Hitler ait prêté le « serment de légalité » en octobre 1930 devant la Cour du Reich à Leipzig : « Je prête ici le serment devant Dieu Tout-Puissant. Je vous dis que lorsque je serai arrivé légalement au pouvoir, je créerai des tribunaux d'État sous le houlette d'un gouvernement légal, afin que soient jugés selon les lois les responsables du malheur de notre peuple ». À cela s'ajoute que Jünger et Hitler ne jugeaient pas de la même façon la question des attentats à la bombe perpétrés par le mouvement paysan du Landvolk dans le Schleswig-Holstein.

    Jünger critiquait Hitler et son mouvement parce qu'ils étaient trop peu radicaux ; au bout de quelques années, l'écrivain jugeait finalement le condottiere politique comme un « Napoléon du suffrage universel » (6). Pourtant, ils restaient tous deux d'accord sur l'objectif final : le combat inconditionnel contre le Diktat de Versailles et aussi contre la décadence libérale, ce qui impliquait la destruction du système de Weimar.

    Jünger :

    « Nous nous sommes mobilisés de la façon la plus extrême dans cette grande et glorieuse guerre pour défendre les droits de la Nation, nous nous sentons aujourd'hui aussi appelés à combattre pour elle. Tout camarade de combat est le bienvenu. Nous constituons une unité de sang, d'esprit et de mémoire, nous sommes “l'État dans l'État”, la phalange d'assaut, autour de laquelle la masse devra serrer les rangs. Nous n'aimons pas les longs discours, une nouvelle centurie qui se forge nous apparait plus importante qu'une victoire au Parlement. De temps à autre, nous organisons des fêtes, afin de laisser le pouvoir parader en rangs serrés, et pour ne pas oublier comment on fait se mouvoir les masses. Des centaines de milliers de personnes viennent d'ores et déjà participer à ses fêtes. Le jour où l'État parlementaire s'écroulera sous notre pression et où nous proclamerons la dictature nationale, sera notre plus beau jour de fête » (7).

    Mais quand un parti national a réellement pris le pouvoir et renverser le système de Weimar, Jünger s'est arrogé le droit de dire oui ou non au cas par cas, face à ce qui se déroulait en face de lui.

    En 1982, Jünger répond à une question qui lui demandait ce qu'il reprochait réellement à Hitler :

    « Son attitude résolument contraire au droit après 1938. Je suis encore pleinement d'accord avec Hitler pour sa politique dans les Sudètes et pour son Anschluß de l'Autriche. Mais j'ai reconnu bien vite le caractère de Hitler… » (8).

    Le souci de Jünger était le salut du Reich et non pas le sort d'une personne. Un an après l'effondrement du national-socialisme, il écrit :

    « … Peu d'hommes dans les temps modernes n'ont suscité autant d'enthousiasme auprès des masses, mais aussi autant de haine que lui. Quand j'ai entendu la nouvelle de son suicide, un poids m'est tombé du cœur ; parfois j'ai craint qu'il ne soit exposé dans une cage dans une grande ville étrangère. Cela, au moins, il nous l'a épargné » (9).

    2. Le “nouveau nationalisme”

    Favorisé par ses hautes décorations militaires, gagnées lors de la Première Guerre mondiale, ainsi que par la notoriété de ses livres de guerre, Jünger est devenu la figure symbolique du “nouveau nationalisme”. Autour de ce concept, se sont rassemblés entre 1926 et 1931 quelques revues, dans lesquelles Jünger non seulement écrit de nombreux articles, mais dont il est le co-éditeur. Ces revues s'appellent Standarte, Arminius, Der Vormarsch et Die Kommenden. Les autres éditeurs étaient Franz Schauwecker, Helmut Franke, Wilhelm Weiss, Werner Lass, Karl O. Paetel, etc. Parmi les autres auteurs de ces publications, citons, par ex., Ernst von Salomon, Friedrich Hielscher, Friedrich Wilhelm Heinz, Hanns Johst, Joseph Goebbels, Konstantin Hierl, Ernst von Reventlow, Alfred Rosenberg et Werner Best.

    Au cours de ces dernières années de la République de Weimar, il est typique de noter que ces “Rebelles”, situés entre l'extrême-droite et l'extrême-gauche, se sont rencontrés en permanence avec des “Communards” officiels ou oppositionnels, ou avec des nationaux-socialistes fidèles ou hostiles au parti. Parmi ces cercles obscurs de débats, il y avait la Gesellschaft zum Studium der russischen Planwirtschaft (Société pour l'étude de l'économie planifiée russe). On espérait là surtout apprendre l'opinion d'EJ.

    Il est intéressant de connaître le destin ultérieur de ces hommes qui entouraient alors EJ et qui étaient les principaux protagonistes des fondements théoriques de ce “nouveau nationalisme” : Helmut Franke est tombé au combat, en commandant une canonnière sud-américaine ; Wilhelm Weiss a été promu chef de service dans la rédaction du Völkischer Beobachter et, plus tard encore, chef de l'Association nationale de la presse allemande ; Karl O. Paetel a préféré émigrer ; Friedrich Wilhelm Heinz est devenu Commandeur du Régiment “Brandenburg”, auquel était notamment dévolu la garde de la Chancellerie du Reich ; et le Dr. Werner Best est devenu officiellement, de 1942 à 1945, le ministre plénipotentiaire du Reich national-socialiste au Danemark, après avoir occupé de hautes fonctions au Reichssicherheitshauptamt (RHSA, Bureau principal de la sécurité du Reich).

    On s'étonne aujourd'hui de constater comme étaient variés et différents les caractères et les types humains de ces idéologues du “nouveau nationalisme”. Tous étaient unis par un sentiment existentiel, celui du « réalisme héroïque », terme qu'a utilisé maintes fois EJ pour définir l'attitude fondamentale de sa vision du monde (10). De fait, une telle attitude se retrouve chez la plupart des théoriciens de cette époque, y compris, par exemple, chez un Oswald Spengler (Preußentum und Sozialismus, Der Neubau des Deutschen Reiches), Arthur Moeller van den Bruck (Das Dritte Reich) et Edgar Julius Jung (Die Herrschaft der Minderwertigen).

    Jünger voulait se joindre à cette phalange olympienne en publiant à son tour une sorte d'« ouvrage de référence ». Dans la publicité d'un éditeur, on découvre l'annonce d'un livre de Jünger qui se serait intitulé Die Grundlagen des Nationalismus, mais qui n'est jamais paru. Si le livre avait été imprimé, il serait aujourd'hui sans nul doute le titre par excellence. L'ouvrage aurait aussi dû comporter un essai intitulé Nationalismus und Nationalsozialismus, qui n'est paru qu'en 1927 dans la revue Arminius. Le comble dans cet essai, c'est la proposition de faire du national-socialisme un instrument de l'action politique pratique (« dans le mouvement de Hitler se trouve plus de feu et de sang que la soi-disant révolution a été capable de susciter au cours de toutes ses années »), et de faire du nationalisme, que Jünger réclamait pour lui, le laboratoire idéologique. Dès 1925, Jünger exhortait dans son appel « Schließt euch zusammen ! » (Resserrez les rangs !), les groupes rivaux à former un “Front nationaliste final” (11). Mais ce front n'a jamais vu le jour, « l'appel est resté sans écho, s'est évanoui dans les discours mesquins des secrétaires d'association qui voulaient absolument avoir le dernier mot » (Karl O. Paetel).

    Au fur et à mesure que son aversion contre la démocratie grandissait, son refus de Hitler augmentait aussi. Tandis que ces hérétiques développaient entre eux un grand nombre de "thèses spéciales sur le nationalisme", tant et si bien qu'aucune unité réelle ne pouvait émerger, la NSDAP de Hitler courait de victoire électorale en victoire électorale. En formulant et en fignolant leurs spéculations, beaucoup d'intellectuels du “nouveau nationalisme” avaient vraiment perdu le contact avec les réalités. Ernst von Salomon décrit les faiblesses du nationalisme théorique de façon fort colorée dans son Questionnaire :

    « … On n'insistera jamais assez pour dire que les émotions intellectuelles de ces hommes combattifs appartenant au “nouveau nationalisme" se sont évanouies en silence. Outre le nombre ridiculement faible d'abonnés à ces quelques revues, personne ne les remarquait, et nous atteignions un degré élevé d'excitation, quand, par hasard, un grand quotidien de la capitale, évoquait en quelques lignes l'une ou l'autre production de l'un d'entre nous » (12).

    3. Le Dr. Goebbels

    Les rapports entre Jünger et le Dr. Joseph Goebbels méritent un chapitre particulier. Les 2 hommes se rencontraient à l'occasion dans les sociétés berlinoises patronnées par Arnolt Bronnen ou dans des soirées privées entre nationaux-révolutionnaires. Dans la plupart des cas, ils s'échangeaient des coups de bec ou des boutades cyniques. Jünger fit comprendre à Goebbels qu'il préférait de loin le type du "soldat-travailleur prusso-allemand" que celui du "petit bourgeois en chemise brune" qui proliférait dans les rangs de la NSDAP et des SA. Plusieurs décennies après, Jünger se souvient :

    « … Goebbels m'invita. Notamment en 1932 à assister à l'un de ses discours, devant des travailleurs à Spandau. Je n'ai pas attendu la fin de son discours, je suis sorti avant, et j'ai appris plus tard qu'il y avait eu une formidable bagarre dans la salle. Goebbels était déçu : nous avons donné à cet Ernst Jünger une place d'honneur, mais quand ça a commencé à chauffer et que les chaises ont volé, il n'était plus là. Goebbels oubliait intentionnellement de dire que j'avais vécu de toutes autres batailles que cette bagarre de salle » (13).

    Dans ces journaux, Goebbels fait souvent part de sa déception à l'égard de Jünger, qu'il aurait bien voulu voir adhérer à la NSDAP. Le 20 janvier 1926, le futur ministre de la propagande écrivait :

    « Je viens de terminer hier la lecture des Orages d'acier d'E. Jünger. C'est un grand livre, brillant. La puissance de son réalisme suscite en nous de l'épouvante. De l'allant. De la passion nationale. De l'élan. C'est le livre allemand de la guerre. C'est un homme de la jeune génération qui prend la parole pour nous parler de la guerre, événement profond pour l'âme, et qui réalise un miracle en nous décrivant ce qui se passe dans son intériorité. Un grand livre. Derrière lui, un gaillard entier ».

    Cinq mois plus tard, on perçoit déjà une déception :

    « … me suis préoccupé du “nouveau nationalisme” des Jünger, Schauwecker, Franke, etc. On parle et on passe à côté des vrais problèmes. Et il y manque la chose la plus importante, en dernière instance : la reconnaissance de la mission du prolétariat » (Journaux, 30 juin 1926).

    Trois ans plus tard, Goebbels rejette définitivement Jünger :

    « … Mes lectures : Das abenteuerliche Herz de Jünger. Ce n'est plus que de la littérature. Dommage pour ce Jünger, dont je viens de relire les Orages d'acier. Ce livre était vraiment une grand livre, un livre héroïque. Parce que derrière lui, il y avait un vécu de sang, un vécu total. Aujourd'hui, Jünger s'enferme et se refuse à la vie, et ses écrits ne sont plus qu'encre, que littérature » (Journaux, 7 oct. 1929).

    Ce règlement de compte durera jusqu'à l'effondrement du Troisième Reich, quand, en dernière instance, Goebbels interdit à la presse allemande, de faire mention du cinquantième anniversaire de Jünger.

    4. Le retrait

    Hans-Peter Schwarz écrit dans son livre consacré à Jünger, Der konservative Anarchist :

    « … Un phénomène qui mérite réflexion : dans les années 1925-1929, quand aucun observateur objectif n'aurait donné la moindre chance au nationalisme révolutionnaire en Allemagne, Jünger a joué le héraut de cette idée, mais quand, coup de sort fatidique, un État nationaliste, socialiste, autoritaire et capable de se défendre, a commencé à s'imposer, avec une évidence effrayante, ses intérêts pour les activités concrètes diminuent à vue d'œil. En effet, après les élections de septembre 1930, il n'y avait plus qu'un seul mouvement politique qui pouvait revendiquer le succès et prétendre réaliser cette vision de l'État : la NSDAP d'Adolf Hitler » (14).

    Le retrait de Jünger hors de la politique n'était pas dû immédiatement à la montée en puissance de la NSDAP. Plusieurs facteurs ont joué leur rôle. Parmi eux, le résultat de ses études sur le fascisme italien. Le fascisme n'aurait, à ses yeux, plus rien été d'autre :

    « qu'une phase tardive du libéralisme, un procédé simplifié et raccourci, simultanément une sténographie brutale de la conception de l'État des libéraux, qui, pour le goût moderne, est devenue trop hypocrite, trop verbeuse et surtout trop compliquée. Le fascisme tout comme le bolchévisme ne sont pas faits pour l'Allemagne : ils nous attirent, nous séduisent, sans pourtant pouvoir nous satisfaire, et on doit espérer pour notre pays qu'il soit capable de générer une solution plus rigoureuse » (15).

    Jünger a-t-il deviné cette évolution pour le Reich ?

    Avec l'installation de Jünger à Berlin, commence son retrait. Depuis lors, il n'a plus cessé de se donner le rôle d'un observateur à distance. Dès le déclin des revues Vormarsch et Die Kommenden dans les années 1929 et 1930, il abandonne très ostensiblement la rédaction d'articles politiques. En se rémémorant cette tranche de sa vie, il a commenté le travail éditorial comme suit :

    « Les revues sont comme des autobus, on les utilise, tant qu'on en a besoin, et puis on en sort ».

    Et :

    « On ne peut plus se soucier de l'Allemagne en société aujourd'hui ; il faut le faire dans la solitude, comme un homme qui ouvrirait des brèches à l'aide d'un couteau dans la forêt vierge et qui n'est plus porté que par un espoir : que d'autres, quelque part sous les frondaisons, procèdent au même travail » (16).

    Jünger avait perçu que ses activités de politique quotidienne n'avaient plus de sens ; il se consacrait de plus en plus à ses livres. Des ouvrages tels Das abenteuerliche Herz, Der Arbeiter et Die totale Mobilmachung (dont on n'a malheureusement retenu qu'un slogan) l'ont rendu célèbre en dehors des cercles étroits qui s'intéressaient à la politique.

    Autre motif justifiant sans doute le retrait de Jünger : son amitié avec le national-bolchévique Ernst Niekisch, dont la revue, Widerstand, avait publié quelques articles de Jünger. Niekisch était un solitaire de la politique, fantasque et excentrique, mis sur la touche par l'État national-socialiste, pour des raisons de sécurité intérieure (sans avec raison, du point de vue des nouvelles autorités). Dans un article intitulé « Entscheidung » (Décision), Niekisch plaide très sérieusement pour « l'injection de sang slave dans les veines allemandes, afin de guérir la germanité des influences romanes venues d'Europe du Sud et de l'Ouest ». Ou : « … Celui qui vit conscient de sa responsabilité pour le millénaire d'histoire et de destin allemands à venir, ne s'effondre pas, effrayé, devant les remous d'une migration des peuples, s'il n'y a pas d'autre voie pour nous conduire à une nouvelle grandeur allemande » (17).

    Cette idée bizarre ne nécessite pas de commentaires de ma part. Mais Jünger n'était sans doute pas attiré par l'orientation à l'Est, prônée par Niekisch, ou par son anti-capitalisme lapidaire ; ce qui l'attirait secrètement chez cet homme inclassable, c'est l'opiniâtreté avec laquelle il défendait la “pureté de l'idée".

    Comme s'il voulait clarifier les choses pour lui-même, Jünger, dans Les Falaises de marbre (qui contiennent des traits auto-biographiques incontestables), nous explique pourquoi il a été travaillé par un désir de participer à la politique active :

    « Il y a des époques de déclin, pendant lesquelles la forme s'estompe, la forme qui est un indice très profond, très intériorisé, de la vie. Lorsque nous nous enfonçons dans ses phases de déclin, nous errons dans tous les sens, titubants, comme des êtres à qui manque l'équilibre… Nous voguons en imagination dans des temps reculés ou dans des utopies lointaines, où l'instant s'estompe… C'est comme si nous sentions la nostalgie d'une présence, d'une réalité et comme si nous avions pénétré dans la glace, le feu et l'éther, pour échapper à l'ennui ».

    5. La “zone des balles dans la nuque”

    La rupture définitive entre les nationaux-socialistes et Jünger a eu lieu après la parution de Der Arbeiter : Herrschaft und Gestalt (1932). Dans bon nombre d'écrits nationaux-socialistes, ce livre a été critiqué avec une sévérité inouïe ; il se serait agi d'un “bolchévisme crasse”. Thilo von Trotha écrivit dans le Völkischer Beobachter :

    « … Eh oui ! Les voilà, les interminables parlottes de la dialectique ! On joue pendant 300 pages avec tous les concepts possibles et imaginables, on les répète indéfiniment, on accumule autant de contradictions et, à la fin, il ne reste, surtout pour notre jeune génération, qu'une énigme insaisissable : comment un soldat du front comme Ernst Jünger a-t-il pu devenir cet homme qui, sirotant son thé et fumant ses cigarettes, acquiert une ressemblance désespérante avec ces intellectuels russes de Dostoïevski qui, pendant des nuits entières, discutent et ressassent les problèmes fondamentaux de notre monde ».

    Thilo von Trotha ajoute, que Jünger ne voit pas « la question fondamentale de toute existence, …, le problème du sang et du sol ». En Jünger, pense von Trotha, s'accomplit la tragédie d'une homme « qui a perdu la voie vers les fondements promordiaux de tout Être ». Conclusion de von Trotha : ce n'est pas l'ère du Travailleur qui est en train d'émerger, mais l'ère de la race et des peuples. Pourtant, malgré cette critique sévère et violente, von Trotha affirme que Jünger reste « un des meilleurs guerriers de sa génération », mais c'est pour ne pas lui pardonner son attitude fondamentalement individualiste :

    « … [les littérateurs nationaux-révolutionnaire, note de W.B.] passent leur existence à côté du grand courant de la vie allemande, marqué par le sang ; ils cherchent toujours des adeptes mais restent condamnés à la solitude, à demeurer face à eux-mêmes et à leurs constructions, dans leur tour d'ivoire… et on observera sans cesse et avec étonnement qu'ils continuent à vouloir représenter la jeunesse allemande, en méconnaissant les faits réels, de façon tout-à-fait incompréhensible. "L'élite spirituelle" de la jeunesse allemande n'est pas littéraire, elle suit fidèlement le véritable Travailleur et le véritable Paysan : Adolf Hitler" (18).

    La critique atteint son sommet dans une formulation pleine de fantaisie : Jünger se rapprocherait, avec son ouvrage, de la « zone des balles dans la nuque ». Dans la conclusion d'un article d'Angriff, un journal animé par Goebbels, on trouve une phrase plus concrète et plus mesurée, mais néanmoins exterminatrice : « Monsieur Jünger, avec cet ouvrage, est fini pour nous ».

    Ces critiques émanent pourtant des nationaux-socialistes les plus intelligents ; mais elles ne tombaient du ciel, par hasard. Elles reflètent un constat politique posé dorénavant pas les autorités du parti : les nationaux-révolutionnaires sont rétifs à toute discipline de parti et veulent mener une vie privée opposée aux critères édictés par les nationaux-socialistes. Friedrich Hielscher dans son livre autobiographique Fünfzig Jahre unter Deutschen (Cinquante ans parmi les Allemands) évoque quelques anecdotes de l'époque.

    Nous y apprenons que la vie privée de nombreux "nationaux-révolutionnaires" ne respectait aucun dogme ni aucune rigueur comportementale. Ainsi, au cœur de l'hiver très froid de 1929, cette joyeuse bande s'était réunie dans l'appartement de Jünger à Berlin. Aux petites heures, ils buvaient tous du rhum dans des tasses de thé et voilà que le poêle vient à s'éteindre faute de bois. Jünger, sans hésiter, casse à coups de pied une vieille commode de son propre mobilier, la démonte et en empile les morceaux près du feu, permettant ainsi à la compagnie de gagner encore un peu de chaleur et de confort » (19).

    6. Dans le Royaume du Léviathan

    À cette époque, les critiques des nationaux-socialistes ne touchaient plus Jünger. Il s'était bien trop éloigné de la politique quotidienne. La “révolution nationale” de janvier 1933 ne lui avait fait aucun effet. La réalité du IIIe Reich n'était pour lui que les ultimes soubresauts du monde bourgeois, n'était qu'une “démocratie plébiscitaire”, dernière conséquence néfaste des « ordres nés de 1789 » (20). Pour pouvoir poursuivre son travail dans l'isolement, il quitte Berlin et s'installe à Goslar. Avant ce départ, le nouvel État ne put s'empêcher de commettre quelques perquisitions chez la famille Jünger. Sur l'une de ces perquisitions, un écho est passé dans la presse de l'époque ; dans les Danziger Neuesten Nachrichten du 12 avril 1933, on peut lire :

    « Comme on l'a appris par la suite, sur base d'une dénonciation, il a été procédé à une perquisition au domicile de l'écrivain nationaliste Ernst Jünger, qui a gagné au feu, en tant qu'officier, l'Ordre Pour le Mérite pendant la guerre mondiale, qui a écrit plusieurs livres sur cette guerre, parmi lesquels un ouvrage de grand succès, Orages d'acier, et qui, dans son dernier livre de sociologie et de philosophie, Der Arbeiter : Herrschaft und Gestalt, se réclame d'idées collectivistes. La perquisition n'a pas permis de découvrir objets ou papiers compromettants ».

    La dernière livraison de la revue Sozialistische Nation n'épargnait pas ses sarcasmes : « … On n'a rien trouvé, si ce n'est… l'Ordre Pour le Mérite ». Jünger ne laissa planer aucun doute : il fit savoir clairement qu'il n'entendait participer d'aucune façon aux activités culturelles du Troisième Reich, comme auparavant à celles de la République de Weimar. Ses lettres de refus à l'Académie des Écrivains de Prusse sont devenues célèbres, de même que sa réponse brève et sèche à la Radio publique de Leipzig, qui l'avait invité pour une émission. Il souhaitait tout simplement « ne pas participer à tout cela ». Le 14 juin 1934, il écrit à la rédaction du Völkischer Beobachter :

    « Dans le supplément Junge Mannschaft du Völkischer Beobachter des 6 et 7 mai 1934, j'ai constaté que vous aviez reproduit un extrait de mon livre Das abenteuerliche Herz. Comme cette reproduction ne comporte aucune mention des sources, on acquiert l'impression que j'appartiens à votre rédaction en tant que collaborateur. Ce n'est pas le cas : depuis des années je n'utilise plus la presse comme moyen [d'expression]. Dans ce cas particulier, il convient encore de souligner que nous sommes face à une incongruité : d'une part, la presse officielle m'accorde le rôle d'un collaborateur attitré, tandis que, d'autre part, on interdit par communiqué de presse officiel la reproduction de ma lettre à l'Académie des Ecrivains du 18 novembre 1933. Je ne vise nullement à être cité le plus souvent possible dans la presse, mais je tiens plutôt à ce qu'il ne subsiste pas la moindre ambigüité quant à la nature de mes convictions politiques. Avec l'expression de mes sentiments choisis, Ernst Jünger ».

    Fait significatif : de 1933 à 1945, EJ n'a jamais reçu la moindre distinction honorifique ou bénéficié du moindre hommage officiel. « … Ne trouvez-vous pas curieux que je n'ai pas obtenu le moindre prix sous le IIIe Reich, alors qu'on prétend que j'aurais été si précieux pour les nazis ? Si tel avait été le cas, j'aurais été couvert de prix et de distinctions », remarque Jünger près de 60 ans après les événements.

    La vie de Jünger fut surtout contemplative de 1934 à la guerre. Nous lui devons plusieurs livres immortels, datant de cette période, pendant laquelle il a consolidé son constat : le nationalisme a sa phase héroïque derrière lui. Sans retour. De cette phase de transition il reste sa prédilection pour les structures hiérarchiques, clairement délimitées. En 1982, Jünger reconnaissait :

    « Certes, j'ai un faible pour les systèmes d'ordre, pour l'Ordre des Jésuites, pour l'armée prussienne, pour la Cour de Louis XIV… Une telle rigueur m'en impose toujours » (22).

    EJ est resté fidèle à lui-même pendant toute son existence. C'est ainsi que Karl O. Paetel, jadis militant “nationaliste social-révolutionnaire”, dans une excellent biographie consacrée à son ami immédiatement après la dernière guerre, répond aux critiques de façon définitive, pour les siècles des siècles :

    « Le guerrier est-il devenu pacifiste ? L'admirateur de la technique, un ennemi du progrès technique ? Le nihiliste, un chrétien ? Le nationaliste, un citoyen cosmopolite ? Oui et non : EJ est devenu dans une certaine mesure le deuxième homme sans jamais cesser d'être le premier. À aucune étape dans le cheminement de son existence, EJ ne s'est converti, jamais il n'a brûlé ce qu'il adorait la veille. Les transformations ne sont pas rejets chez lui, mais fruits d'acquisitions, d'élargissements d'horizons, de complètements ; il ne s'agit jamais de se retourner, mais de poursuivre le même chemin en mûrissant, sans se fixer dans les aires de repos. C'est ainsi que Jünger a trouvé son identité, devenant le diagnostiqueur de notre temps, éloigné de tout dogme dans son questionnement comme dans les réponses qu'il suggère ».

    ► Werner Bräuninger, Vouloir n°123-125, 1995.

    • Nota bene : Cet article a également été traduit par JL Pesteil pour Nouvelle École n°48, 1996. Il contient une note omise (19), car de caractère anecdotique.

    • Lire aussi : « Jünger et l'Allemagne secrète » (A. Giglio)

    ♦ Notes :

    (1) EJ, « Reinheit der Mittel », in Die Kommenden, 27 déc. 1929.
    (2) EJ, Strahlungen : Die Hütte im Weinberg - Jahre der Okkupation, p. 615 (éd. DTV, 1985).
    (3) EJ, « Abgrenzung und Verbindung », in Standarte, 13 sept. 1925.
    (4) (5) (6) Voir remarque 2, p. 612, 617 et 444 (Jünger cite ici un mot de Valeriu Marcu).
    (7) EJ, « Der Frontsoldat und die innere Politik », in Standarte, 29 nov. 1925.
    (8) EJ, Interview accordé à Der Spiegel n°33/1982.
    (9) Voir rem. 2, p. 616.
    (10) La formule “réalisme héroïque” provient de l'article « Der Krieg und das Recht » du Dr. Werner Best (publié dans le volume collectif Krieg und Krieger, édité par EJ à Berlin en 1930). Quant à savoir si cette formule, utilisée par Jünger, provient originellement de Best, rien n'est sûr à 100%.
    (11) EJ, « Schließt Euch zusammen », in Die Standarte, 3 juin 1926.
    (12) Ernst von Salomon, Der Fragebogen, p. 244 (7), 1952.
    (13) voir rem. 8.
    (14) Hans-Peter Schwarz, Der konservative Anarchist : Politik und Zeitkritik Ernst Jüngers, Verlag Rombach, 1982, p. 107.
    (15) EJ, « Über Nationalismus und Judenfrage », Süddeutsche Monatshefte 27, n°12, 1930.
    (16) EJ, Das abenteuerliche Herz.
    (17) E. Niekisch, « Entscheidung », p. 180 ss.
    (18) Extraits du Völkischer Beobachter (édition bavaroise), 22 oct. 1932.
    (19) Description de mémoire de Werner Bräuninger, ex: Friedrich Hielscher, Fünfzig Jahre unter Deutsche, Rowohlt Verlag, 1950.
    (20) EJ, Strahlungen : Kirchhorster Blätter, p. 298 (DTV n°10.985).
    (21) (22) Voir rem. 8.

     

    NSE

     

    Ernst JüngerErnst Jünger : “La Paix” du Guerrier

    [Ci-contre : portrait d'Ernst Jünger par Paul Luchowski, 2008. « La guerre doit être gagnée par tous », écrit Jünger au tournant de la guerre, dans cet étonnant texte-programme : La Paix. Effrayé par la victoire du nihilisme, le soldat le plus décoré de la Reichswehr propose « à la jeunesse d'Europe et à la jeunesse du monde » la création d'une Europe unie et la résolution des trois questions majeures à ses yeux : la répartition de l'espace entre les pays (pour empêcher les guerres), l'extension du droit (pour en finir avec l'injustice et la barbarie) et la condition du travailleur (dont le bien-être assurera la stabilité)]

    « Que pensez-vous des nationalités ? ». Interrogé par ses traducteurs italiens MM Antonio Gnoli et Franco Volpi dans leur livre Les prochains Titans, paru chez Grasset en 1999, Ernst Jünger répondait : « Les nations sont à mon avis un phénomène de transition (…) Nous assistons à une lutte entre diadoques qui, tôt ou tard, débouchera sur l’État universel ». Une opinion aujourd’hui corroborée par les faits, mais défendue par l’anarque de Wilflingen depuis 1941, alors qu’en pleine apogée des armées du IIIe Reich, et au cœur de Paris, Jünger écrivait son essai La Paix, qui devait tant influencer Rommel dans sa participation au complot du 20 juillet 1944.

    « Ce n’est pas dans l’équilibre  bourgeois, mais dans le tonnerre des apocalypses que renaissent les religions » (Walter Schubart, L’Europe et l’Âme de l’Occident).

    On avait failli l’oublier. Submergé par les rééditions chez Bourgois de ses premiers récits guerriers et la parution chez Grasset de son entretien-testament Les prochains Titans, et malgré sa présence à la Table Ronde en collection Vermillon depuis 1994, on avait failli oublier l’existence de La Paix. Pourtant ce petit essai, écrit par Ernst Jünger à l’Hôtel Majestic, en plein Paris occupé par une armée allemande dont il a lui-même revêtu l’uniforme feldgrau, « en somme dans le ventre du Léviathan » (E.J.), La Paix, en rupture avec ses précédents écrits, « peut être (dixit le résumé en quatrième de couverture) considéré comme une contribution théorique à l’attentat manqué de 1944 contre Hitler. La plupart des auteurs du complot trouvèrent la mort ; Jünger fut l’un des rares à y échapper ». Ironie du sort, il aura fallu en France la publication par Michalon en 1998 du livre La tentation allemande ; ramassis hystérique, signé Yvonne Bollmann, de soi-disant preuves des prétentions gouvernementales allemandes à la restauration du Reich, quatrième du nom, pour qu’on redécouvre La Paix. Un phantasme germanophobe bien d’actualité, mais que n’aurait pas désavoué un Déroulède, et immédiatement confondu par F.G. Dreyfus dans Historia. Que vient faire Jünger dans ce déballage d’inepties ? Laissons Mme Bollmann nous le dire : « Un essai comme celui-ci, qui alors était dangereux et à écrire et à lire, peut très bien, aujourd’hui, donner l’impression que le vaincu veut donner une leçon de conduite aux vainqueurs » (E.J.). « Mais, lui rétorque-t-elle, il n’est que la caricature de l’"alliance pacifique", de la "fédération d’États libres" voulue par le philosophe. Ce traité illustre bien plutôt l’une des maximes de sophiste, qui guident, selon Kant, le pauvre savoir-faire d’une politique immorale : Fac et excusa — Agis d’abord et excuse-toi ensuite ». Au contraire, la lecture posée de ce petit texte limpide, ruisselant de méditations fécondes, dévoile un Jünger européen, homo metaphysicus certes, mais inscrit dans les tumultes de son temps, auxquels il entrevoit peut-être des perspectives grandioses, la paix recouvrée. La Paix du guerrier bien sûr.

    Jünger, “intellectuel dégagé”

    Si vis pacem, para bellum. De l’acuité de la maxime romaine, Jünger est convaincu, qui lui a sacrifié ses années de jeunesse. Mais à présent que la guerre dégénère en une auto-reproduction du système capitaliste, Jünger, « intellectuel dégagé », pressent que des formes de la cessation des hostilités dépendra la régénérescence de la civilisation, ou sa mort. « Deux voies s’ouvrent aux peuples. L’une est celle de la haine et de la revanche ; comment douter qu’elle conduise après un moment de lassitude, à un regain de lutte plus violente encore, pour s’achever dans la destruction générale ? La vraie voie, par contre, mène à la civilisation. Les forces qui s’anéantissaient en s’opposant doivent s’unir pour un nouvel Ordre, pour une vie nouvelle. Là seulement se trouvent les sources de la paix véritable, de la richesse, de la sécurité, de la puissance ». Il faut être, Mme Bollmann, bien mal intentionné, ou ignorant du personnage, pour prêter aux propos de Jünger des ambitions de « nazisme inversé ». Poursuivons. Quel nouvel Ordre Jünger oppose-t-il dès 1941 à l’Ordre nouveau alors à son zénith ?

    « En d’autres termes, les anciennes frontières ont à céder devant des alliances nouvelles qui uniront les peuples en de nouveaux et plus vastes empires. C’est la seule voie par laquelle puisse se terminer, en équité, et avec profit pour chacun, cette querelle fratricide ». Folle utopie, désir insatiable de justice et de fraternité, son incompréhension, ou sa fin de non-recevoir, des conséquences idéologiques est manifeste. « Mais en vérité la déclaration d’indépendance de l’Europe est un acte plus spirituel encore. Elle suppose que ce continent s’affranchisse de ses conceptions pétrifiées, de ses haines invétérées, faisant de la victoire un bienfait pour tous (…) Peu importe le vainqueur : au triomphe des armes il incombe une lourde responsabilité. La logique de la violence pure doit aller jusqu’au bout pour qu’apparaisse la logique supérieure de l’Alliance ». Dos au mur, l’Allemagne nazie doit céder pour que rejaillisse l’Allemagne éternelle dont il est, avec Mann, Hesse et quelques autres, disséminés entre la Suisse et les États-Unis, l’ultime héritier. Restaurée dans son identité, donc fédérale, impériale, revenue de 1806, l’Allemagne préfigurera l’Europe qu’il appelle de ses vœux. Son premier devoir sera « moins de venger les victimes que de rétablir le droit, et surtout la notion de droit (…). La volonté de justice doit être dirigée vers l’ordre, vers l’assainissement ». Car rien n’est plus distant du droit international qui naîtra des procès de Nuremberg que l’idée jüngerienne du droit : « Or la main qui veut aider l’homme et le tirer de l’aveuglement, doit être elle-même pure de tout crime et de toute violence ». « Aussi importe-t-il non seulement pour les vaincus, mais pour les vainqueurs, que la guerre se termine par des traités solides et durables, élaborés non par la passion, mais par la raison ». Un appétit métaphysique que ne respecteront nullement les signataires du traité de Yalta. Et pour cause, le document entérinant un déplacement des puissances dominantes contraire aux aspirations formulées dans La Paix : « Or à considérer sans passion l’enjeu de cette guerre, on constate qu’elle soulève presque tous les problèmes qui agitent les hommes (…) La première est celle de l’espace, car il y a des puissances d’agression, ou totalitaires (…) Pour durer, la paix doit donc apaiser ce trouble d’une manière équitable. Encore faut-il que de telles exigences, fondées sur le droit naturel, soient satisfaites sur un plan supérieur, par des alliances, des traités, et non par des conquêtes ».

    “Car la matière nationale des peuples s’est consumée en d’ultimes sacrifices”

    La mobilisation totale et L’état universel annonçaient la dissolution des états. Avec le conflit gigantesque qui s’abat sur le monde, les nations désormais sont promises à pareil destin. « Car la matière des peuples s’est consumée en d’ultimes sacrifices, impossibles à renouveler sous cette forme. Le bienfait de ce drame est qu’il ébranle les vieilles frontières et permet la réalisation de plans spirituels dépassant leurs cadres (…) Dans ce sens, aucune des nations ne sortira de la guerre telle qu’elle y est entrée. La guerre est la grande forge des peuples comme elle est celle des cœurs ». Déterminismes géopolitiques, libération des peuples de leurs entraves stato-nationales, et relativisation postmoderne des certitudes rationalistes sont les trois piliers qui soutiennent son Union Européenne, sa vision prophétique. Prophétique comme l’est son emphase ; une emphase qui ne s’emporte jamais sur la vague de la facilité intellectuelle mais rebondit toujours sur une idée nouvelle. Une dialectique parfaite de maîtrise qui nous remémore que le théoricien lucide du totalitarisme technicien fut aussi l’interlocuteur privilégié de Heidegger. « Et les nations qui naquirent alors des dynasties et des éclats de vieux royaumes sont aujourd’hui en demeure de fonder l’Empire. Les exemples abondent, d’ailleurs, d’États où s’amalgament les races, les langues, les peuples les plus divers : que l’on pense à la Suisse, aux États-Unis, à l’Union Soviétique, à l’Empire britannique. Ils ont cristallisé, dans leurs territoires, une grande somme d’expériences politiques : il n’est que d’y puiser. En fondant la nouvelle Europe, il s’agit de donner à un espace divisé par l’évolution historique, son unité géopolitique. Les écueils se trouvent dans l’ancienneté des traditions, et dans le particularisme des peuples ». Aussi, comment déborder l’obstacle ? Par la constitution, si l’on se souvient de ce qui a été dit précédemment, mais un droit et une constitution de nature sacrale, et non plus seulement contractuelle. « La paix ne saurait se fonder uniquement sur la raison humaine. Simple contrat juridique conclu entre des hommes, elle ne sera durable que si elle représente en même temps un pacte sacré. Il n’est d’ailleurs pas d’autre moyen de remonter à la source la plus profonde du mal, issu du nihilisme ». Ni autoritaire ni libérale, puisque de leur arbitraire a découlé la guerre mondiale, la constitution doit délimiter strictement les attributions étatiques. Un état à dimension européenne donc, soucieux de « satisfaire à deux principes fondamentaux, unité et diversité », sans quoi l’alliance virera à la coercition, à l’indifférenciation mortifère. « Uni dans ses membres, le nouvel empire doit respecter les particularités de chacun ».

    L’homme nouveau, dépositaire et gardien de l’alliance

    « La constitution européenne doit donc être assez habile pour faire la part de la culture et celle de la civilisation ». Notons ici que Jünger opère à la manière de Thomas Mann une distinction entre la culture, qui concerne la sphère intérieure propre à tout homme, et la civilisation, qui la prolonge et l’éprouve dans l’action ». « L’État, symbole suprême de la technique, rassemble les peuples sous son égide, mais ils y vivent dans la liberté. Alors l’histoire se poursuit en s’enrichissant de valeurs nouvelles. L’Europe peut devenir une patrie sans détruire pour autant les pays et les terres natales ». L’homme nouveau pressenti par Jünger, dépositaire et gardien de l’alliance, n’est déjà plus la figure du Travailleur, ni encore tout à fait celle de l’anarque. C’est un être complet, étroitement relié aux forces telluriques et cosmiques. Organiciste et patriote, il se sait être la maillon d’une chaîne spatio-temporelle communément appelée communauté. Mystique aussi, l’homme de l’alliance est un moine-soldat pénétré de ses devoirs envers la Cité, serviteur de son Dieu. Croisé d’une ère nouvelle — petite et grande guerres saintes réunies —, sa paix intérieure découle de sa mission chevaleresque : « [c’est pourquoi] l’unité de l’occident, prenant corps pour la première fois depuis l’Empire de Charlemagne, ne saurait se borner à réunir les pays, les peuples et les cultures, mais elle doit aussi ressusciter dans l’Église (…) La véritable défaite du nihilisme, condition de la paix, n’est possible qu’avec l’aide de l’Église. De même que le loyalisme de l’homme, dans l’État nouveau, ne peut reposer sur son internationalisme, mais sur sa fidélité nationale, son éducation doit se fonder sur sa foi et non sur son indifférence. Il faut qu’il soit l’homme d’une patrie, dans l’espace et dans l’infini, dans le temps comme dans l’éternel. Et cette initiation à une vie qui embrasse la totalité de l’homme, doit se fonder sur une certitude supérieure à celle que l’État donne dans ses écoles et ses universités ». Réconciliant science et théologie (« la théologie, reine des sciences »), mythos et logos, comme Hesse avant lui dans Le jeu des perles de verre, Jünger insiste sur la nécessité de fonder une élite théologale de kshatriya pratiquant « le culte de l’Univers ». Car le message que nous délivre Jünger est celui-ci : vous ne sauverez l’Occident qu’en sauvant son âme, vous ne sauverez l’Occident qu’en le sauvant de lui-même.

    Révolution conservatrice

    Libre à chacun aujourd’hui de juger la justesse de son propos, son degré de prescience, les limites de son pacte. Reconnaissons-lui néanmoins, en des temps de cataclysmes, le courage rare, lui le guerrier, d’avoir su se réconcilier avec le monde et, plus encore, avec lui-même. Et pour Mme Bollmann, qui, manifestement, par engagement antifasciste n’a pas poussé le vice jusqu’à lire l’introduction de La Paix, citons cette courte confession jüngerienne : « Mais un homme qui ne s’était jamais menti, ne connaissant de la passion que ses flammes, non le rayonnement noir de la haine et du ressentiment (…) Cet homme-salamandre, capable de se livrer aux bêtes et aux flammes sans laisser entamer en lui la part divine de l’homme, ne pouvait pas reconnaître dans l’Allemagne hitlérienne, fondée sur le désespoir des masses et la puissance surnaturelle du mensonge d’un névrosé, l’image de ses premières amours viriles ». Noblesse oblige.

    ► Max Sercq, Nouvelles de Synergies Européennes n°42, 1999.

    La Paix, Ernst Jünger, La Table Ronde, 1994.
    Ernst Jünger aux faces multiples, Banine, L’Âge d’Homme, 1989.
    Les prochains Titans, Antonio Gnoli et Franco Volpi, Grasset, 1999.
    La tentation allemande, Yvonne Bollmann, Michalon, 1998. 

     

    NSE

     

    Chaos et renaissance dans l’œuvre d’Ernst Jünger

    • Recension : Danièle BELTRAN-VIDAL, Chaos et Renaissance dans l’œuvre d’Ernst Jünger, Peter Lang, Bern, 1995.

    Chaos et renaissance dans l’œuvre d’Ernst Jünger est une étude issue d’une thèse de Doctorat soutenue en 1991 devant l’Université Paul Valéry de Montpellier par Danièle Beltran-Vidal, docteur en Études germaniques. Voici un extrait de son introduction :

    « Dans tous les écrits, le lecteur peut distinguer un paysage de Chaos et une voie qui mène à la Renaissance. Toutefois, il sera nécessaire de redéfinir pour chacun d’eux, ce qu’il faut entendre par Chaos et Renaissance. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi ce titre qui nous a semblé évoquer un des mouvements fondamentaux de l’œuvre jüngerienne. L’étude du Lance-pierres qui contient une évocation des années d’avant-guerre, la fin d’une époque et l’annonce d’une Renaissance sert, en quelque sorte, d’introduction à la première et à la deuxième partie de l’étude. Dans la première partie, à travers les textes de guerre et jusqu’au Travailleur, l’auteur porte un témoignage sur la période troublée qu’il a vécue entre 1914 et 1934. L’étude d’Orages d’acier permet de retrouver le langage du temps de guerre dont nous avons voulu montrer l’universalité en le comparant à la langue employée par d’autres soldats-témoins français. Cela permet ensuite de mettre en évidence les premières apparitions de l’idéologie qui pousse l’auteur à construire le mythe du combattant dans La guerre notre mère et l’utopie d’un monde dominé par le Travailleur. L’étude d’Abeilles de verre permet d’évoquer le climat qui régnait dans les années d’après-guerre et de voir dans quelle mesure l’auteur prend ses distances par rapport à ce temps. La deuxième partie correspond à la deuxième période créatrice de l’auteur. Il abandonne le langage du temps de guerre et, dans Le cœur aventureux et Sur les falaises de marbre, il se met à la recherche d’une nouvelle langue. Cette recherche va de pair avec une réflexion sur son rôle de poète. La langue qu’il veut parler doit lui permettre de dévoiler à l’homme la réalité sacrée d’où partira la Renaissance spirituelle qu’il essaie d’évoquer dans le Traité du Rebelle, Eumeswil et Le problème d’Aladin ».

    Une étude “sérieuse” mais qui passe, selon nous, à côté des aspects les plus profonds de l’œuvre d’Ernst Jünger.

    ► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°14, 1995.

     

     

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    Pièces jointes :

     

    juengerPaladin fourvoyé dans des guerres d'où tout esprit chevaleresque avait été banni, humaniste dangereusement impliqué dans une conjuration contre une dictature inhumaine, savant naturaliste, grand voyageur en ce monde et plus encore dans le monde onirique, poète avant tout, Ernst Jünger (1895-1998) a bâti une œuvre qui, au cours du dernier siècle (qui commenca véritablement en 1914) qu'un destin d'exception lui aura fait entièrement traverser, se dresse comme un monument en cristal de roche. Cette dernière n’est cependant pas un simple témoignage des contradictions de la culture allemande après la Première Guerre mondiale, et si l’écriture séduit par sa simplicité quasiment minérale et sa rigueur, la grande leçon de Jünger reste pour nous Européens une école du regard, une technique permanente de l’éveil pour franchir notre ère travaillée par le nihilisme. Esquisse d'une topographie jüngerienne grâce à l’article de l’essayiste et historien Dominique Venner. Il sera suivi d’un article-hommage d'Isabelle Grazioli-Rozet retraçant les lignes directrices de sa pensée. La longévité exceptionnelle de Jünger, doublée d'une lucidité intacte jusqu'au dernier souffle, les engagements extrêmes d'une existence qui sut aussi bien pratiquer le détachement, la diversité et la richesse d'une œuvre située à la croisée de la littérature et de la philosophie en font d'ores et déjà une des plus hautes figures de son temps – un de ces géants dont les siècles sont avares.

     

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    La figure même de l’Européen

     

    D’où vient l'étrange fascination exercée par le personnage hiératique et l'œuvre souvent difficile d'Ernst Jünger ? Le centenaire de la naissance de l'écrivain a suscité en France un déluge de commentaires élogieux et répétitifs de la part d'intellectuels et de critiques que hérissent habituellement tout ce que symbolise l'auteur des Orages d'acier. L'exotisme y a sa part, sans doute. Ce que l'on accepte d'un Allemand, on ne le tolérerait pas d'un Français. Le talent y est aussi pour beaucoup, sans être une clef suffisante. D'autres écrivains talentueux restent maudits et sont étouffés sous le silence. On ne peut négliger bien entendu que, malgré son profil prussien, Jünger eut le goût de pencher du bon côté dans les périodes difficiles, au point d'apparaître après coup comme une sorte de résistant. Ce n'est pas rien. De mauvais esprits insinuent aussi que, derrière l'extraordinaire adulation qui entoure Jünger, se faufile un reste de la trouble séduction exercée par les beaux Allemands victorieux de l'an 40 sur les intellectuels français…

    Curieux des plaisirs et des mystères 

    Aucune de ces explications n'est vraiment satisfaisante. Je me demande si l'engouement pour cet Allemand fréquentable, hautement cultivé, ami déclaré de la France et de ses écrivains, ne traduit pas aussi un retour à l'état de sympathie mutuelle qui était de règle avant la catastrophe de 1870 entre ces proches cousins que sont les Gaulois et les Germains ? Je serais même tenté d'aller plus loin. En cet homme singulier s'incarne une figure ultime, celle d'un archétype européen aujourd’hui disparu, dont, inconsciemment, et au-delà des fractures idéologiques, notre époque conserve peut-être la nostalgie. Dans un monde saturé de subtilité dialectique et dominé par les apparences, l'homme authentifié par sa vie est seul digne de foi. Que l'un des plus grands écrivains de son temps ait été aussi un jeune officier des troupes d'assaut qui jadis chanta "la guerre notre mère", voilà une rareté qui porte en elle l'unité de natures arbitrairement opposées. Chez cet homme singulier, la culture n'a pas altéré la vigueur des sens ni du caractère. Jünger est curieux de tous les plaisirs et tous les mystères. En lui s'accomplit la réconciliation du poète et du guerrier, de l'homme de pensée et de l'homme d'action, que jadis le dualisme des siècles chrétiens avait séparé.

    "Pour le mérite"

    [Ci-dessous : Le jeune Jünger portant l'uniforme de la Légion Étrangère (décembre 1913)]

    medium_junger.jpgErnst Jünger naquit à Heidelberg le 29 mars 1895 d'une mère venue de Franconie et d'un père chimiste et pharmacien originaire de Basse-Saxe. Il était l'aîné de 7 enfants, dont 2 moururent en bas âge. Son frère cadet, Friedrich Georg, écrivain, poète et philosophe, sera toujours son confident et le complice de ses chasses subtiles. L'enfance et la jeunesse d'EJ se passèrent entre Hanovre et Brunswick où il fut un élève rêveur et distrait mais passionné de lectures. En 1913, à 18 ans, il fuit la maison paternelle pour s'engager dans la Légion étrangère, attiré par le mythe d'une Afrique aventureuse et sauvage. Il fut vite déçu et son père parvint à le rapatrier au bout de 5 semaines. Plusieurs années après, le souvenir de cette équipée fournira la matière de Jeux africains (1936). Revenu pour peu de temps au collège (période évoquée dans Le lance-pierres, 1973), il y acheva ses études secondaires juste avant que ne s'embrase l'Europe de l'été 1914.

    Il s'engagea avec enthousiasme au 1er jour du conflit et combattit avec témérité en première ligne, dans l'infanterie, sur le front de France jusqu'en 1918, fut blessé 14 fois, et termina la guerre comme lieutenant des troupes d'assaut avec au col l’exceptionnelle décoration frédéricienne "Pour le Mérite". Sous le titre Orages d'acier, il éditera en 1920, à compte d'auteur, ses carnets de guerre qui le rendront célèbre et restent son ouvrage le plus lu. Écrit sans aucune intention littéraire, ce livre révèle d'emblée un écrivain exceptionnel et un tempérament unique. L'observation précise et froide d'horreurs qui ne l'atteignent pas lui inspire des réflexions détachées, fulgurantes ou poétiques.

    À l'époque de la publication de ce premier écrit, Jünger servait encore comme officier dans la nouvelle Reichswehr. Il y resta jusqu'à sa démission en 1923. Il fréquenta un moment le milieu des anciens corps-francs, qui le déçut. En 1925, après s’être inscrit à l’université de Leipzig en philosophie et en zoologie, il épousa Gretha von Jeinsen ("Perpetua" dans son Journal) et entreprit une carrière d’écrivain et de journaliste indépendant. En 1927, il s'installa à Berlin avec sa femme et son fils Ernst, né l'année précédente. La vie matérielle du couple était précaire. Cette période, jusqu’en 1931, fut celle d'un engagement intense dans les cercles intellectuels de la droite révolutionnaire (Konservative Revolution). Il collabora à plusieurs revues (Standarte, Arminius, Der Vormarsch, Widerstand) et confiera plus tard qu'il était redevable de son nationalisme à l'influence de Maurice Barrès.

    Témoignage d'un réprouvé

    vonsalomon2.jpgErnst von Salomon, son cadet de 7 ans, jeune combattant des corps-francs dans les années précédentes, qui venait de sortir de prison, le rencontra chez lui, à Berlin, en 1929. Il habitait un quartier ouvrier. Sur le ton de l'humour, les notations de von Salomon en disent plus sur la personnalité de Jünger que beaucoup d’exégèses. Dans une maison qui sentait le chou, la chambre de l'écrivain donnait sur une voie ferrée. Elle regorgeait de livres. Sur le bureau, un microscope, et dans les rayonnages, des collections de coléoptères et de bizarres masques en bois. Enveloppé dans une robe de chambre et coiffé d'un béret multicolore, EJ travaillait à la préparation d'un numéro du Vormarsch, revue des anciens de la brigade Ehrhardt : « C'était lui qui donnait à la revue son importance par des articles si spirituels et d'un style si cristallin que nos lecteurs, remplis d'un profond respect, avaient l'impression qu'il était déjà bien beau si EJ lui-même était sûr de les comprendre… J'étais incapable de me débattre avec ses livres. L'organe magique et l'organe métaphysique me faisaient défaut… Je fus donc presque naturellement exclu de la communauté qui se forma autour de lui, ce groupe de disciples qui semblaient posséder naturellement ce qui me faisait si cruellement défaut ; ils s'accroupissaient aux pieds du maître et fixaient d'un œil fasciné la pierre philosophale qu'il tenait entre les mains, non pas pour s'en servir, mais pour la peser, calibrer, analyser et sublimer » dira l’auteur des Réprouvés (in Le Questionnaire).

    Derrière l'ironie pointe la déception du jeune von Salomon qui attendait de Jünger une idée politique qui dirigeât ou justifiât son action. « Je dus reconnaître bientôt que cette exigence restait étrangère à la mission de Jünger ». Celui-ci cessa d'ailleurs toute activité dans la mouvance intellectuelle nationale-révolutionnaire en 1932, année de parution en langue allemande du Travailleur (Der Arbeiter). Alors que ce livre peut apparaître par certains côtés comme une anticipation du national-socialisme, EJ marquait fermement ses distances avec le parti nazi et son chef, refusant toutes les avances et se tenant dans une sorte d'exil intérieur à partir de la prise du pouvoir en 1933. Son roman symboliste Les falaises de marbre, publié en 1940, fut apprécié comme une critique voilée du régime. Pourtant, respectant le soldat héroïque de la Grande Guerre et l'écrivain nationaliste, Hitler le protégera contre toute persécution.

    Un étrange détachement devant la souffrance

    Mobilisé avec le grade de capitaine au début de 1939, Jünger participa à la campagne de France. Il tint un Journal de guerre qui deviendra l'une de ses œuvres majeures. La 1ère partie fut publiée en langue française en 1942 sous le titre Jardins et Routes et fut aussitôt saluée par la critique parisienne. De 1941 à 1944, il servit à l'état-major des troupes d’occupation à Paris, avec une interruption durant l'hiver 1942-1943 pour une brève affectation sur le front russe. Son long séjour parisien fut l'occasion de rencontres suivies avec les nombreux écrivains que Florence Groult réunissait dans la paix de son salon. Une proximité intellectuelle certaine avec les conjurés du 20 juillet 1944 valut à Jünger d’être peu après démobilisé sans être autrement inquiété. Apparemment, l'ancienne protection de Hitler lui restait acquise. Il se retira dans une fermette à Kirchhorst, tandis que son fils Ernst, emprisonné quelque temps comme opposant au régime, était tué au combat le 29 novembre dans les carrières de marbre de Carrare. Un épisode que le Journal évoque avec une sobriété poignante.

    Comme beaucoup d'autres écrits, certaines notations du Journal soulignent un étrange détachement devant l'horreur ou la souffrance. Non que l'écrivain ignorât la compassion, mais celle-ci semble venir de la raison plus que du sentiment. Ce trait de tempérament ou d'éducation a certainement favorisé une altitude intellectuelle que jamais ne viennent corrompre les fureurs ni les sensibleries si communes chez les contemporains. Ce qu'on lit par ex. à la date du 14 mars 1945, alors que l'Allemagne meurt sous les bombes, laisse pantois. La sérénité d'impressions liées au monde végétal semble effacer la tragédie des hommes : « Courrier important. Friedrich Georg [frère cadet] m'apaise par une série de ses lettres réconfortantes, bien qu'il m'apprenne qu'Überlingen a été bombardé : des hommes ont été tués et des maisons détruites… ». À la phrase suivante, il s'évade comme vers un autre monde, aidé par les commentaires de son frère : « L'air était embaumé de l'odeur des cyprès, des thuyas, des sapins et d'autres conifères, dont les branches et les aiguilles avaient été fauchées et écrasées par les éclats… »

    Après la défaite allemande de 1945, et malgré son désaveu constant du nazisme, Jünger fut suspecté. Il refusa de répondre au questionnaire de dénazification et se vit interdire le droit de publier jusqu'en 1949. Plusieurs de ses écrits parurent alors à l'étranger. Il rencontra Heidegger, se livra à des expériences avec les drogues et prépara la publication de son roman Héliopolis. En 1950, il s'installa en Souabe, à Wilflingen, dans une dépendance du château des Stauffenberg, et entreprit une nouvelle carrière d'écrivain entrecoupée de nombreux voyages. Pendant dix ans, avec son ami Mircea Eliade, il dirigea la revue Antaïos et publia de nombreux livres, dont Le traité du rebelle (1951), qui rompt quelque peu avec le détachement affiché des Falaises de marbre, Le nœud gordien (1953), qui propose une profonde méditation sur le destin européen, ou encore Eumeswil (1977), qui oppose la figure de l'Anarque [1] aux tentations de l'action ou de la révolte. Bien d'autres ouvrages suivront. On retiendra qu'en 1984, à Verdun, l'écrivain participa aux côtés du chancelier Kohl et du président Mitterrand à la cérémonie de réconciliation entre les 2 nations et à l'hommage aux morts des deux guerres.

    Deux Jünger ?

    Lecteurs et critiques ont l'habitude de distinguer deux Jünger. Celui des livres de jeunesse, Orages d'acier (1920), La guerre notre mère (1922) ou Le Boqueteau 125 (1925), pour citer les plus marquants, et l'autre, très différent, des livres de maturité. Le premier Jünger, celui qui écrit sous la lumière de Mars, préfère la brutalité à la douceur, l'incommodité au confort. Il est le modèle d'une génération forgée dans les orages d'aciers de la Première Guerre mondiale. Une génération que l'épreuve n'a pas accablée, « qui peut avec joie se faire sauter en l'air et voir encore dans ce geste une confirmation de l'ordre ». Une génération en qui s'est effrité le vieux socle individualiste sur lequel reposait l'ordre bourgeois. Des milliers et des milliers d'hommes jeunes ont alors pris goût à un genre de vie où la fréquentation du risque faisait mépriser le bien-être et la sécurité comme valeurs et comme buts, où la communauté l'emportait sur l'individu. « Armés du seul impératif du cœur, ils parcourent le champ des forces pour y chercher des états d'ordres nouveaux… »

    Au début des années 1930, Jünger est l'intellectuel le plus talentueux du mouvement multiforme de la Révolution conservatrice , dont le territoire s'étend bien au-delà du champ étroit de la politique. Ce courant est né de la crise du monde moderne et, suivant la formule d'Armin Mohler, de la dislocation de la vieille charpente chrétienne qui, depuis un millénaire, structurait l'Occident. Contrairement aux réactionnaires et aux traditionalistes. Jünger ne s'en désole pas. Il prend acte de cet effondrement et de la “mort de Dieu” annoncée par Nietzsche. Dans l'état d’interrègne spirituel entre ce qui fut et ce qui adviendra, il avance sans hésiter vers le « degré zéro des valeurs » à partir duquel pourra surgir un ordre de vie nouveau marqué, comme l’espérait déjà Hölderlin, par la fin des Titans et le retour des Dieux.

    Au-delà du nihilisme

    Plus d'un demi-siècle après, cette vision résolument anhistorique inspirée de la théogonie d'Hésiode conserve toute sa force suggestive, même si Jünger lui-même s'en est détaché. Sous d'autres apparences, notre époque ne continue-t-elle pas de progresser vers la zone dangereuse du nihilisme absolu préalable à toute renaissance ? Après la Seconde Guerre mondiale et l'âge venant, s'est dessiné un Jünger d'une nature apparemment différente. Esthète d'une curiosité inassouvie, amateur d'autres drogues, d'autres ivresses et de chasses subtiles, pacifiste même à l'occasion, lecteur de la Bible et des Évangiles, vaguement cosmopolite comme peuvent l’être les Allemands, tenté aussi, certains jours, par les fariboles astrales du Verseau, détaché des anciennes passions nationales ou guerrières, il s'identifie à la figure de l'Anarque, observant d'un œil aigu les folies, les bassesses ou les beautés d'une espèce en proie à la disparition de l’être et aux effets du temps. De sa boulimie universelle, l'écrivain tirera sur toutes choses des considérations profondes ou déroutantes, et des aphorismes artistement ciselés.

    On date habituellement le début de cette évolution de la publication du Cœur aventureux (1929), livre qui déconcerta les admirateurs inconditionnels des écrits de guerre et des textes politiques. Depuis la découverte de Lieutenant Sturm (roman publié en France en 1991), je suis pour ma part tenté de réviser cette interprétation. Le second Jünger affleure déjà dans ce roman de jeunesse écrit à 28 ans, en 1923. Un roman largement autobiographique, où s'ébauchent les prémisses d'une méditation sur la domination de la technique qui inspirera, quelques années plus tard, les pages denses et métalliques du Travailleur et une vision féconde du nihilisme contemporain. Mais ce roman est également peuplé de souvenirs érotiques, de visions fantastiques qui annoncent la futilité voulue et l'onirisme recherché qui font l'attrait mystérieux et parfois irritant des écrits de maturité. La description du calice rougeoyant d'une fleur perverse y tient autant de place qu'une réflexion poétique sur le courage.

    Sur les falaises de marbre

    Ce mélange imprévu, c'est Jünger. Pourtant, quelque chose distingue sans équivoque les œuvres d'avant et d’après 1940, blessure irrémédiable qui a transformé la nature de l’écrivain comme de la plupart des Allemands. Avant 1940, tout en jouant d'un certain dandysme, il soutient une provocante philosophie de l'action pour l'action qui lui deviendra par la suite étrangère. Pour tous les Européens, 1940 est l'année fatale qui fera basculer leur monde. C'est aussi celle des Falaises de marbre. La beauté sibylline de ce roman allégorique ne se prête pas à une lecture facile. Mais Jünger se soucie peu de facilité. Le livre témoigne du tournant fondamental dans la vie et dans l’être de son auteur amorcé quelques années plus tôt. Bien entendu, une telle bifurcation, tout homme ayant cédé dans sa jeunesse aux sortilèges de l'histoire peut un jour la connaître.

    Le récit qui sert de prétexte aux Falaises de marbre se déroule dans un pays imaginaire, la Marina, envahi par des forces maléfiques sur lesquelles chacun peut mettre le nom qui lui plaît. Deux frères, en qui l'on peut reconnaître le visage d'Ernst Jünger et celui de son cadet Friedrich Georg, témoins de cette menace, sont tout d'abord tentés de recourir à la force et aux armes : « Nous aussi, nous sentîmes alors la puissance de l'instinct passer en nous comme un éclair ». Plus tard, méditant au cœur de leur bibliothèque, les frères en viennent à penser qu'il "existe des armes plus fortes que celles qui tranchent et qui transpercent". Leur évolution est précipitée par la fréquentation d'un sage, le père Lambros. Ce maître leur fait découvrir le pouvoir supérieur de la spiritualité.

    Contemplation et rébellion

    Pour beaucoup de ses lecteurs, EJ a certainement été l'équivalent d'un Lambros. Mais lui-même, dans Le traité du rebelle (1950), critiquera implicitement la philosophie purement contemplative qui irrigue les Falaises, observant que pour se défendre contre l'injustice ou la tyrannie, on ne saurait se borner à la conquête des seuls domaines intérieurs. Contradiction ? Comment s'en étonner ? Au fil d'une vie très longue et d'une œuvre foisonnante, Jünger a présente du lui-même des apparences multiples et déconcertantes. Dans bien des pages, il semble même renier la figure guerrière de sa jeunesse. Néanmoins, chaque phrase, chaque image est comme chargée d'une lumière qui ne doit rien aux lueurs crépusculaires de l'époque. C'est pourquoi certains lecteurs, même irrités par des jeux littéraires d'une gratuité trop évidente, reviennent cependant vers lui comme vers une source intarissable de spiritualité et de vie.

    En terrain propice, les écrits de jeunesse agissent comme une greffe d'énergies violentes, alors que la plupart des œuvres ultérieures apparaissent souvent comme des invitations au détachement, aux rêveries sans conséquence et â l'esthétisme pur. Pourtant les lignes les plus anodines en apparence sont souvent chargées d'images et de signes d'une intensité qui incite à dépasser l'apparence des êtres et des choses… Le moindre événement, un détail insignifiant, sont prétexte à des méditations profondes, inattendues et intemporelles. L'écrivain possède une sorte du don de seconde vue, une aptitude à rendre l'aspect magique des choses qui était déjà sensible dans ses premiers écrits. Sous les apparences de l'essayiste protéiforme, Jünger est un poète, le dernier peut-être des grands romantiques allemands. Avec lui, les épreuves imposées par l'histoire deviennent sources d'initiation. À des générations de jeunes lecteurs en rupture avec leur temps, il apprend que le culte de l'énergie gagne à s'affranchir de la brutalité, et que les défis existentiels sont envoyés par les dieux pour mesurer la qualité des âmes fortes.

    ► Dominique Venner, éléments n°83, oct. 1995.

    ◘ du même auteur : Ersnt Junger, un autre destin européen, éd. du Rocher, 2009.

    ◘ Note en sus :

    • 1 : Par cette figure de l’anarque Jünger semble revenir vers un anarchisme aristocratique et solitaire, affirmant le rôle de l’individu face aux dictatures et à l’influence des masses. Au lieu de s’opposer frontalement à un pouvoir, l’anarque se met en marge par une acceptation feinte qui lui assure son indépendance intérieure : « L’anarchiste est le partenaire du monarque qu’il rêve de détruire (…). La contrepartie positive de l’anarchiste, c’est l’anarque. Celui-ci n’est pas le partenaire du monarque mais son antipode. Le monarque veut régner sur une foule de gens et même sur tous : l’anarque sur lui-même, et lui seul. Ce qui lui procure une attitude objective, voire sceptique envers le pouvoir, dont il laisse défiler devant lui les figures – intangibles assurément, mais non sans émotion intime, non sans passion historique. Anarque, tout historien de naissance l’est plus ou moins… » (Eumeswil).

    En fait il s’agit avant tout d’un personnage conceptuel qui symbolise cette disposition intérieure visant à agir en son époque sans se confondre ni avec elle ni avec son action : « L’état d’anarque est en fait l’état que chaque homme porte en lui. (…) Pragmatique, il voit ce qui peut lui servir, à lui et au bien commun, mais il est fermé aux excès idéologiques » (Entretiens avec EJ, J. Hervier, Gal., p. 101). 

    Cf. avec Waldgänger (terme désignant à l'origine un proscrit norvégien qui, dans le haut Moyen Âge scandinave, avait "recours aux forêts" pour s'y réfugier et vivre librement) , nommé aussi Rebelle : « D'autre part, il faut bien distinguer le rebelle de l'anarque, bien que l'un et l'autre soient parfois très semblables et à peine différents, d'un point de vue existentiel. La distinction réside en ce que le rebelle a été banni de la société, tandis que l'anarque a banni la société de lui-même. Il est et reste son propre maître dans toutes circonstances. » (Eumeswil)

    Pour prolonger : Figure du Partisan chez Schmitt, figures du rebelle et de l'anarque chez Jünger

     

    Ernst Jünger

     

    Ernst JüngerErnst Jünger et la Révolution conservatrice

    [ci-contre : Ernst Jünger par Rudolf Schlichter, 1937]

    ♦ Pauline Lecomte : Vous avez publié naguère une biographie intellectuelle consacrée à Ernst Jünger, figure énigmatique et capitale du XXe siècle en Europe. Avant de se faire connaître par ses livres, dont on sait le rayonnement, cet écrivain majeur fut un très jeune et très héroïque combattant de la Grande Guerre, puis une figure importante de la Révolution conservatrice. Comment avez-vous découvert l’œuvre d'Ernst Jünger ?

    Dominique Venner : C'est une longue histoire. Voici longtemps, quand j'écrivais la première version de mon livre Baltikum, consacré à l'aventure des corps-francs allemands, pour moi les braises de l'époque précédente étaient encore chaudes. Les passions nées de la guerre d'Algérie, les années dangereuses et les rêves fous, tout cela bougeait encore. En ce temps-là, un autre écrivain allemand parlait à mon imagination mieux que Jünger. C'était Ernst von Salomon. Il me semblait une sorte de frère aîné. Traqué par la police, j'avais lu ses Réprouvés tout en imaginant des projets téméraires. Ce fut une révélation. Ce qu'exprimait ce livre de révolte et de fureur, je le vivais : les armes, les espérances, les complots ratés, la prison…

    Ersnt Jünger n'avait pas connu de telles aventures. Jeune officier héroïque de la Grande Guerre, quatorze fois blessé, grande figure intellectuelle de la Révolution conservatrice, assez vite opposé à Hitler, il avait adopté ensuite une posture contemplative. Il ne fut jamais un rebelle à la façon d'Ernst von Salomon. Il a lui-même reconnu dans son Journal, qu'il n'avait aucune disposition pour un tel rôle, ajoutant très lucidement que le soldat le plus courageux — il parlait de lui — tremble dans sa culotte quand il sort des règles établies, faisant le plus souvent un piètre révolutionnaire. Le courage militaire, légitimé et honoré par la société, n'a rien de commun avec le courage politique d'un opposant radical. Celui-ci doit s'armer moralement contre la réprobation générale, trouver en lui seul ses propres justifications, supporter d'un cœur ferme les pires avanies, la répression, l'isolement. Tout cela je l'avais connu à mon heure. Cette expérience, assortie du spectacle de grandes infamies, a contribué à ma formation d'historien. À l'époque, j'avais pourtant commencé de lire certains livres de Jünger, attiré par la beauté de leur style métallique et phosphorescent. Par la suite, à mesure que je m'écartais des aventures politiques, je me suis éloigné d'Ernst von Salomon, me rapprochant de Jünger. Il répondait mieux à mes nouvelles attentes. J'ai donc entrepris de le lire attentivement, et j'ai commencé de correspondre avec lui. Cette correspondance n'a plus cessé jusqu'à sa mort.

    ♦ Vous avez montré qu'Ernst Jünger fut l'une des figures principales du courant d'idées de la Révolution conservatrice. Existe-t-il des affinités entre celle-ci et les "non conformistes français des années trente" ?

    En France, on connaît mal les idées pourtant extraordinairement riches de la Konservative Revolution (KR), mouvement politique et intellectuel qui connut sa plus grande intensité entre les années 20 et 30, avant d'être éliminé par l'arrivée Hitler au pouvoir en 1933. Ernst Jünger en fut la figure majeure dans la période la plus problématique, face au nazisme. Autour du couple nationalisme et socialisme, une formule qui n'est pas de Jünger résume assez bien l'esprit de la KR allemande : « Le nationalisme sera vécu comme un devoir altruiste envers le Reich, et le socialisme comme un devoir altruiste envers le peuple tout entier ».

    Pour répondre à votre question des différences avec la pensée française des "non conformistes", il faut d'abord se souvenir que les deux nations ont hérité d'histoires politiques et culturelles très différentes. L'une était sortie victorieuse de la Grande Guerre, au moins en apparence, alors que l'autre avait été vaincue. Pourtant, quand on compare les écrits du jeune Jünger et ceux de Drieu la Rochelle à la même époque, on a le sentiment que le premier est le vainqueur, tandis que le second est le vaincu.

    On ne peut pas résumer des courants d'idées en trois mots. Pourtant, il est assez frappant qu'en France, dans les différentes formes de personnalisme, domine généralement le "je", alors qu'en Allemagne on pense toujours par rapport au "nous". La France est d'abord politique, alors que l'Allemagne est plus souvent philosophique, avec une prescience forte du destin, notion métaphysique, qui échappe aux causalités rationnelles. Dans son essais sur Rivarol, Jünger a comparé la clarté de l'esprit français et la profondeur de l'esprit allemand. Un mot du philosophe Hamman, dit-il, « Les vérités sont des métaux qui croissent sous terre », Rivarol n'aurait pas pu le dire. « Il lui manquait pour cela la force aveugle, séminale ».

    ♦ Pouvez-vous préciser ce qu'était la Weltanschauung [conception du monde] du jeune Jünger ?

    Il suffit de se reporter à son essai Le Travailleur, dont le titre était d'ailleurs mal choisi. Les premières pages dressent l'un des plus violents réquisitoires jamais dirigés contre la démocratie bourgeoise, dont l'Allemagne, selon Jünger, avait été préservée : « La domination du tiers-état n'a jamais pu toucher en Allemagne à ce noyau le plus intime qui détermine la richesse, la puissance et la plénitude d'une vie. Jetant un regard rétrospectif sur plus d'un siècle d'histoire allemande, nous pouvons avouer avec fierté que nous avons été de mauvais bourgeois ».

    Ce n'était déjà pas mal, mais attendez la suite, et admirez l'art de l'écrivain : « Non, l'Allemand n'était pas un bon bourgeois, et c'est quand il était le plus fort qu'il l'était le moins. Dans tous les endroits où l'on a pensé avec le plus de profondeur et d'audace, senti avec le plus de vivacité, combattu avec le plus d'acharnement, il est impossible de méconnaître la révolte contre les valeurs que la grande déclaration d'indépendance de la raison a hissées sur le pavois ».

    Difficile de lui donner tort. Nulle part sinon en Allemagne, déjà avec Herder, ou en Angleterre avec Burke, la critique du rationalisme français n'a été aussi forte. Avec un langage bien à lui, Jünger insiste sur ce qui a préservé sa patrie : « Ce pays n'a pas l'usage d'un concept de la liberté qui, telle une mesure fixée une fois pour toutes est privée de contenu ». Autrement dit, il refuse de voir dans la liberté une idée métaphysique. Jünger ne croit pas à la liberté en soi, mais à la liberté comme fonction, par exemple la liberté d'une force : « Notre liberté se manifeste avec le maximum de puissance partout où elle est portée par la conscience d'avoir été attribuée en fief ». Cette idée de la liberté active « attribuée en fief », les Français, dans un passé révolu, la partagèrent avec leurs cousins d'outre-Rhin. Mais leur histoire nationale évolué d'une telle façon que furent déracinées les anciennes libertés féodales, les anciennes libertés de la noblesse, ainsi que Tocqueville, Taine, Renan et nombre d'historiens après eux l'ont montré. À lire Jünger on comprend qu'à ses yeux, à l'époque où il écrit, c'est en Allemagne et en Allemagne seulement que les conditions idéales étaient réunies pour couper le "vieux cordon ombilical" du monde bourgeois. Il radicalise les thèmes dominants de la KR, opposant la paix pétrifiée du monde bourgeois à la lutte éternelle, comprise comme "expérience intérieure". C'est sa vision de l'année 1932. Avec sa sensibilité aux changements d'époque, Jünger s'en détournera ensuite pour un temps, un temps seulement. Durant la période où un fossé d'hostilité mutuelle avec Hitler et son parti ne cessait de se creuser.

    ► Dominique Venner, Le choc de l'histoire, Via Romana, 2011.

    ◘ Pour prolonger : « La baïonnette, la plume et le marteau : Ernst Jünger, figure de l’intellectuel formé au combat », Martine Béland

    [in : Weimar ou l’hyperinflation du sens : Portraits et exils - Pensée allemande et européenne, Presses de l’Université Laval, Québec, 2009]

     

    rebel

    « Le rebelle est l'individu concret, agissant dans le cas concret. Il n'a pas besoin de théories, de lois forgées par les juristes du parti, pour savoir où se trouve le droit. Il descend jusqu'aux sources de la moralité, que n'ont pas encore divisées les canaux des institutions. Tout y devient simple, s'il survit en lui quelque pureté. »

    Ernst Jünger, Traité du rebelle

    Ernst Jünger

    Court traité de rébellion

    Dans son Traité du Rebelle, Ernst Jünger écrivait en 1951 : « Deux qualités sont indispensables au Rebelle. Il refuse de se laisser prescrire sa loi par les pouvoirs, qu’ils usent de la propagande ou de la violence. Et il est décidé à se défendre ». Dominique Venner ajoute, dans les pages de ce numéro : ce que de tout temps les rebelles ont eu en commun, « c’est d’avoir découvert par des voies différentes une incompatibilité absolue entre leur être et le monde dans lequel il leur fallait vivre ».

    Le rebelle refuse en effet l’ordre que s’est donné le monde au sein duquel il a été jeté. Il le refuse au nom d’une légitimité excédant toute légalité. Il le refuse, parce que c’est en lui-même qu’il trouve la légitimité et la norme – non qu’il les calque platement sur ce qu’il est, mais parce qu’il sait que ce qu’il est est aussi le lieu d’une norme qui le dépasse. Et son refus est total. Le rebelle est celui qui ne cède pas, dédaignant ce qu’on lui fait miroiter : honneurs, intérêts, privilèges, reconnaissance. À la table de jeu, il est celui qui ne joue pas le jeu : l’esprit du temps glisse sur lui comme l’eau sur les canards. Esprit libre, homme libre, il ne met rien au-dessus de la liberté de l’esprit et de la personne. Il est la liberté même. « Est rebelle, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté » (Jünger).

    Mais il n’est pas seulement un insoumis. Certes, comme le résistant ou le dissident, le rebelle est la preuve vivante qu’une alternative est toujours possible. Mais sa rébellion n’est pas seulement liée aux circonstances. Elle est d’ordre existentiel. Le rebelle ressent physiquement l’imposture, il la ressent d’instinct. On devient dissident, mais on naît rebelle. Le rebelle est rebelle parce que tout autre mode d’existence lui est impossible. Le résistant cesse de l’être dès qu’il n’a plus les moyens de résister. Le rebelle, même emprisonné, continue d’être un rebelle. C’est pourquoi, s’il peut être perdant, il n’est jamais vaincu. Les rebelles ne peuvent pas toujours changer le monde. Le monde, lui, n’a jamais pu les changer.

    Face à un monde pour lequel il n’éprouve que mépris ou dégoût, le rebelle ne peut se satisfaire de l’indifférence, car celle-ci est encore trop proche de la neutralité. Le rebelle est fait pour la lutte, fût-elle sans espoir. Il n’est donc pas un renonçant. Le rebelle s’éprouve comme étranger au monde qu’il habite, mais sans jamais cesser de vouloir l’habiter : il sait qu’on ne peut nager à contre-courant qu’à condition de ne pas quitter le lit du fleuve. Appartenant à cette minorité qui a de tout temps préféré le danger à la servitude, il sait que le respect de soi doit toujours être conquis. Son éloignement, purement intérieur, n’empêche pas le contact, car ce contact est nécessaire à la lutte. Et s’il a « recours aux forêts », ce n’est pas pour s’y réfugier – bien qu’il soit souvent un proscrit –, mais pour y reprendre des forces vives. « La forêt est partout présente – poursuit Jünger. Il existe des forêts au désert comme dans les villes, où le Rebelle vit caché sous le masque de quelque profession. Il existe des forêts dans sa patrie, comme sur tout autre sol où peut se déployer sa résistance. Mais il existe surtout des forêts sur les arrières mêmes de l’ennemi ».

    Le révolutionnaire poursuit un objectif, ce qui n’est pas nécessairement le cas du rebelle. Le rebelle peut aussi bien lutter pour affirmer un style. Il lutte parce qu’il ne peut pas faire autrement que lutter. Le révolutionnaire entend parvenir à un but là où le rebelle incarne avant tout un état d’esprit. Pareillement, le rebelle méprise la surenchère extrémiste et le maniement supposé ravageur des slogans. Il n’est pas de ceux qui se bornent à annoncer l’Apocalypse sans avoir le moindre moyen d’y remédier. Antigone est étrangère au narcissisme de la radicalité.

    Par rapport au « cours historique », le rebelle sait en revanche identifier le moment et saisir ce moment. Pour rompre l’encerclement, pour tenter d’introduire un grain de sable dans la machine, il raisonne sur des situations concrètes. Il détermine sa stratégie par rapport à ce qu’il voit se mettre en place sous ses yeux, non par rapport à des modèles dépassés. Le rebelle est avant tout mobile. Il mobilise la pensée et rend cette pensée mobile. Il n’est pas soldat, mais partisan. Il ne mène pas d’opérations régulières, mais lance des coups de main. Il ne se tient pas derrière une ligne de front, mais traverse tous les fronts. Le rebelle peut être actif ou méditatif, homme de connaissance ou d’action. Sur le plan stratégique, il peut être chêne ou roseau, renard ou lion. Il est des rebelles de toutes les sortes. Dans l’ordre de la pensée, Hugues Rebell, le bien nommé, Georges Darien, Péguy, Bernanos, Orwell furent en leur temps des rebelles, tout comme, à date plus récente, Jack Kerouac, Dominique de Roux, Burroughs, Pasolini, Xavier Grall, Mishima ou Jean Cau. Guy Debord fut un rebelle lui aussi, même si son œuvre fait aujourd’hui l’objet d’une récupération posthume, signe que nous sommes déjà dans l’au-delà du Spectacle. Dans l’ordre de l’action, après tant d’autres « éveilleurs de peuple », on pourrait citer le sous-commandant Marcos qui, sans avoir jamais commis un seul attentat, défend de manière exemplaire les libertés des Indiens du Chiapas. De Robin des Bois aux « zapatistes » : une même lignée !

    Il y a toujours eu des rebelles. Mais le monde actuel leur réserve une place toute particulière. À l’époque de la modernité, le rebelle apparaissait très en retrait par rapport au révolutionnaire : il était réputé manquer de claire conscience idéologique, et préférer aux stratégies longuement réfléchies le jeu désordonné des réactions instinctives. Aujourd’hui que la modernité s’achève, il retrouve toute sa place. La mondialisation fait en effet de la Terre un monde sans extérieur, un monde sans autrui, qu’on ne peut plus attaquer à partir d’un au-delà de lui-même. Un tel monde n’est pas tant voué à l’explosion qu’à la dépression implosive. Le rebelle est adapté à ce monde, précisément parce qu’il anime des réseaux et propage ses idées de façon virale. En ce sens, il est lui aussi une figure postmoderne, mais une figure d’opposition. Dans un monde de plus en plus homogène, il est la singularité même. Il est un point opaque dans un monde voué à la transparence totalitaire, un sujet demeuré réel dans un monde d’objets virtuels, un séditieux par excellence dans un monde policé devenu policier. Un étranger qu’on pourrait exclure à bon droit au nom de la lutte contre l’exclusion s’il ne s’était d’emblée exclu lui-même. C’est pourquoi, d’une certaine façon, l’avenir appartient à la pensée rebelle, à cette pensée qui dessine des clivages inédits, esquisse une topographie nouvelle, préfigure un autre monde. Car l’histoire, toujours, demeure ouverte. Jünger dit encore qu’il appelle Rebelle « celui qui, isolé et privé de sa patrie par la marche de l’univers, se voit livré au néant ». Il écrit aussi : « Lorsqu’un peuple tout entier prépare son recours aux forêts, il devient puissance redoutable ».

    ► Robert de Herte (pseud. AdB), éditorial éléments n°101, 2001.

     

    Le Grand Œuvre

     

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    Dût la Terre éclater comme un obus,
    Notre transformation resterait flamme et blanche ardeur

    L’auteur de cette sentence téméraire s'est avancé le 17 février dernier vers une région où comme il devait le rappeler dans un essai paru en 1990, les ciseaux de la Parque ne coupent pas. Il avait confié cette formule, dans Sur les falaises de marbre, à un mystérieux éveilleur, Nigromontanus, qui l'avait gravée en écriture runique solaire. Métamorphose, images de sang, de feu purificateur, alchimie de la souffrance, affinage de l’être, libération thaumaturgique de la lumière… autant de thèmes que le lecteur de Jünger reconnaît et retrouve dans l'exemplarité d'une vie, chauffée dans l'athanor de l'histoire.

    En un peu plus d'un siècle d'existence, Ernst Jünger a combattu dans 2 guerres mondiales et goûté 4 formes différentes de régime politique. De 1895 à 1918, il a vécu sous l'ancien régime, celui de l'empire wilhelmien aux vastes étendues. De 1919 à 1933, le bouillant activiste a rejeté la République de Weimar et a voulu précipiter l'éboulement de la société bourgeoise. De 1933 à 1949, éloigné des clameurs de la cité, retiré sur de symboliques falaises de marbre, il a analysé l'affrontement du despotisme brutal et de l'esprit, de l'arbitraire et du droit ; puis il a vu s'effondrer son pays mutilé. Le citoyen vieillissant de la si étroite République fédérale a encore assisté à la réunification des 2 États allemands, dont la séparation figurait, entre autres, la guerre froide entre l'Ouest et l'Est.

    L'œuvre d'EJ, originale et foisonnante, passe pour difficile. Elle est tout à la fois contribution à la réflexion philosophique, à la méditation historique, aux travaux scientifiques — Jünger était reconnu dans les milieux entomologistes — et aussi travail d'artiste, d’esthète. Prise dans sa totalité, l'œuvre recèle paradoxes et contradictions. Rien d’étonnant quand on songe à la longévité et aux métamorphoses de son auteur. De fait, si les premiers écrits sont empreints de l'expérience militaire, les livres de maturité, en revanche, font place à un individualisme prononcé qui trouve sa plus haute expression dans la figure de l'Anarque, développée en 1977 dans Eumeswil. Dans son journal Radiations (Strahlungen), à la date du 16 septembre 1942, EJ a lui-même structuré son travail intellectuel en 2 grandes périodes : le premier cycle embrasse les 13 premières années de création, de 1920 à 1933, et comprend les ouvrages relatifs à la Grande Guerre mais aussi les essais La mobilisation totale (1930), Le Travailleur (1932) et une grande partie de l’essai Sur la douleur (1934). Ce dernier livre et les questions qu'il soulève signalent une autre période. Pourtant, en dépit des apparentes contradictions, l'œuvre littéraire se caractérise par l'unité et la cohérence d'esprit car, fidèle à elle-même, la pensée de Jünger n'a cessé de s'approfondir, si bien que l'auteur, s'il modifia éclairages et perspectives, eut le courage de ne jamais renier ce qu'il avait pu écrire.

    Un écrivain qui ne laisse aucun lecteur indifférent

     La seconde grande difficulté pour appréhender l'œuvre de ce Protée (1) tient à la personnalité même de l'auteur, à la réception que l'on fit à ses ouvrages. Des années 1920 à 1950, des Orages d'acier au conte initiatique Visite à Godenholm (1952) — récit à partir duquel commence, selon beaucoup de critiques, l'inactualité de Jünger et l’aspect intemporel de son œuvre — les livres que Jünger publie sont des événements de la vie littéraire. Voulant avoir prise sur les faits, il a composé des ouvrages qui s'inscrivent dans le débat idéologique de son temps. Les idées qu'il y expose sont combattues, défendues âprement, citées comme celles d'un écrivain politique. De toute évidence, ces réactions prouvent que Jünger ne laissait pas le lecteur indifférent, transformant celui-ci en un admirateur ou un détracteur sur lequel il exerçait une indéniable fascination (2).

    De fait, chacun jette un éclairage particulier sur l'œuvre jüngerienne, comme si les émotions qui gouvernent les affinités ou les préventions idéologiques primaient sur la rigueur de l'analyse. En cela, la littérature secondaire qui prétend cerner l'œuvre est chose bien étrange ; peu d’interprètes et de critiques ont en effet consacré en priorité leurs travaux à l'étude du texte, la plupart préférant analyser la personnalité de l'auteur. Celui-ci, écrivain controversé à cause de l’attitude politique qu'il adopta avant et pendant la dictature nationale-socialiste en Allemagne, semble contraindre ses lecteurs à trancher en positions nettes et précises. Les études portant sur Jünger, même de nature universitaire, se partagent dans leur grande majorité en deux groupes affectifs : d'une part celui, plus rare, marqué par une admiration sans réserve, parfois aveugle, d'autre part, en Allemagne surtout, celui dominé par l'esprit de polémique, voire de hargne.

    Lorsque sonna, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, l'heure des comptes et des exorcismes, une discussion enflammée se développa autour du "cas Jünger". Les écrits flamboyants qu'il avait publiés avant 1933 avaient-ils facilité l'ascension au pouvoir du nazisme ? Le Travailleur, auquel la revue Éléments [n°40] consacra un dossier, était en quelque sorte devenu la preuve écrite d'une culpabilité.

    Que Jünger ne se soit pas exilé comme tant d'intellectuels afin de se démarquer publiquement du régime national-socialiste, qu'il ait, pour certains myopes peu enclins à la lecture sérieuse, apparemment flirté avec l'Église catholique après la Seconde Guerre mondiale, voilà autant de griefs que les uns et les autres, suivant leurs écoles respectives de pensée, ont retenu contre lui. Il s'est alors agi pour la critique de préciser un passé, de clarifier des attitudes politiques, de savoir si son amitié avec le national-bolchevik Ernst Niekisch l'exonérait ou non de certaines responsabilités, de connaître le rôle qu'il joua ou ne joua pas lors de la révolte des généraux en 1944. Enfin, de savoir si Jünger avait changé ou non.

    La querelle, atténuée avec le temps, s'est à nouveau envenimée lorsque la ville de Francfort-sur-le-Main lui décerna le prix Goethe en 1982. Il eut alors comme défenseur un détracteur d'hier, Golo Mann. L'aigreur s'est manifestée lors des célébrations des 95 et 100ème anniversaires de l'auteur. Aussi les réactions du monde des lettres et de la pensée à l'annonce de sa mort furent-elles tristement coutumières. En ces temps où prévaut le "politiquement correct", certains critiques se sont distingués par des analyses, sinon élogieuses (comme l'excellent article de Dominique Venner paru dans Enquête sur L'histoire), du moins pertinentes (dans un magazine allemand inattendu, Focus). D'autres, zélés contempteurs, inféodés à une idéologie qu'ils servent dans les organes de presse française et allemande, se sont empressés de diffamer une œuvre qu'ils ne se sont jamais donné la peine de lire.

    C'est un procédé bien réducteur que de vouloir contraindre en quelques lignes la richesse d'une pensée. Seules quelques perspectives seront tracées ici. La production littéraire de Jünger dans la décennie 20 à 30 nous introduit dans un monde épique. Exemple accompli de la maîtrise du sabre et de la plume, EJ s'est éveillé à la vie littéraire dans les paysages de feu et de sang de la Première Guerre mondiale. Si Jünger, l'un des plus prestigieux représentants de la Révolution conservatrice, a vécu dans sa chair l’expérience épique et cruelle du titanesque combat que se livrèrent les Empires, il s'est distingué de nombre de ses contemporains par un discours apologétique de la guerre, affirmant avoir vécu dans un monde « fabuleux », « dominé non par l’intérêt, mais par le destin ».

    Cette guerre de matériel a montré la fragilité du monde civilisé qui, d'un jour à l'autre, pouvait disparaître dans la tourmente des forces élémentaires. EJ a tiré de cette conflagration une philosophie à la fois sereine et "héroïque", dépassant les enjeux de la victoire ou de la défaite, de la survie ou de la mort, de l'altruisme ou de l’égoïsme. À ses détracteurs libéraux ou communistes — qui dénoncèrent dans les opérations belliqueuses un crime perpétré contre l'esprit — Jünger a opposé une sorte de credo en dénonçant leur manque de foi et de cœur : « Une vision du monde qui voit une absurdité dans la mort de millions d’êtres ne peut être qu'une philosophie radicalement stérile, impie, dépourvue d'âme et de cœur » (in Standarte, 12 août 1926, p. 462).

    L'âge de la mobilisation totale

    soldat10.jpgCes sacrifices devaient féconder l’ère nouvelle, guerrière, qui s'ouvrait en 1920. EJ a analysé cette époque (de 1920 à 1932) comme une mobilisation de toutes les forces politiques, sociales et révolutionnaires qui poussaient vers des catastrophes guerrières et des révolutions à l'échelle planétaire. Comment ne pas reconnaître l'aspect documentaire des articles polémiques qu'il écrivit alors dans certains organes “extrémistes” ? Ne fallait-il pas agir sur l'histoire, la corriger même — pour autant que l'histoire chaotique soit une vaste pièce de théâtre où la volonté de puissance se met elle-même en scène ? Ne fallait-il pas accélérer le processus de décomposition et affirmer la féconde anarchie ? Sa réflexion historique et politique, dont le développement supposait l'adhésion à un mythe et à une philosophie spécifique de l'histoire, s’intègre dans les méandres de la Révolution conservatrice et dans les labyrinthes de l’irrationalisme. Visionnaire, il a alors exalté un mythe, celui de la naissance d'un nouveau Titan, né de la collusion de la Terre, du Feu et du Fer, un produit de l'élite guerrière. Ce fils que Gaïa devait enfanter et que Jünger nomme “Travailleur” est une réalité historique, une “Figure” ; elle se manifeste en même temps dans tous les domaines et marque ci son sceau l'époque qui est ainsi formée par elle.

    Cette “Figure” désigne les hommes capables du maîtriser le langage de la technique moderne, de réorganiser la société selon les exigences des nouvelles réalités. Substituant la hiérarchie à l'idée égalitaire, Jünger a projeté de constituer une « démocratie étatiste », qui ne soit marquée ni par les troubles impérialistes ni par les oppositions entre classes. Jünger a attendu l'avenir avec impatience : il voulait voir se développer, durant l’ère du Travailleur, la force élémentaire de l’Allemagne qui n'avait pu s’imposer sur l'échiquier international, lorsque régnait la Figure du bourgeois démocrate. Dans Eumeswil, 50 ans après avoir conçu Le Travailleur, l'octogénaire devait simplement rappeler, en se référant une nouvelle fois aux mythes grecs et romains des origines, que si les Titans sont les manifestations des forces élémentaires et sauvages de la nature, ils sont également les adversaires déclarés de l'esprit olympien de Zeus : « Les Titans restreignent la liberté, les dieux en font cadeau ».

    Au-delà du nihilisme accompli

    Pour l'universitaire Peter Koslowski, défenseur de la postmodernité, toute la production littéraire de Jünger devient exemplaire pour définir la modernité : « La modernité, c'est la volonté de mobilisation totale, c'est la volonté de puissance et rien d'autre que cela. La mobilisation totale en tant que le contenu proprement dit du progrès qui se dissimule derrière le masque de la raison et de l’humanité, crée la souffrance, le sacrifice et le nihilisme. La mobilisation totale et rien d'autre que cela est le nihilisme accompli » (3).

    Période ambiguë où l'esprit a pensé de nouvelles formes de la vie collective et façonné d'autres réalités culturelles et politiques. L'époque moderne, si nous devons en un faire un bilan raisonné, présente un aspect duel en ayant tout à la fois proposé un mode de vie fondé sur le libéralisme, le mythe du progrès et une "mobilisation totale" des idéologies extrêmes, telles que le fascisme, le national-socialisme et le léninisme. Car ces différentes expressions de la Modernité ont toutes un sens aigu de l'accélération du progrès, d'une anthropologie enracinée dans une philosophie active de l'histoire.

    Jünger a maintenu un dialogue érudit avec l'histoire ; il a questionné l'ordre et le Chaos, le sable des tombeaux, le sang et l'or, les décadences et les naissances des civilisations, le pouvoir en son essence, sa légitimité, sa conduite et sa souveraineté. Il a toujours eu la conviction de vivre sur une ligne de partage des temps, en un âge d’interrègne, dans l'attente des Titans, puis, dès le les années 1950, dans l'anticipation d'une nouvelle Déesse Mère ou, plus tard encore, de nouveaux éons. D’une manière, Jünger a incarné tout au long de sa vie la notion que d’autres forgèrent avant lui, celle de la "sentinelle perdue", du "poste perdu", le symbole de l'homme qui doit se soumettre à son destin et peut assumer sa fonction jusqu'au sacrifice de sa vie ; peu à peu, la "sentinelle perdue" des tranchées devait figurer l'homme européen qui affronte l'inéluctabilité du déclin de sa culture puis de sa civilisation.

    De l'histoire, Jünger n'a retenu que le temps du déclin, l'écroulement de l'édifice, et a dédaigné la lente et patiente construction. Presque sournoisement, l'histoire œuvre à la désagrégation dans des galeries secrètes avec une inlassable obstination de termites (4). Guère tenté par les théories apocalyptiques de la fin des temps, Jünger a relevé dès 1938 la lenteur avec laquelle une culture peut décliner. Penser la décadence, c'est penser l'histoire sur de longues périodes, chercher les causes lointaines susceptibles d'expliquer le phénomène que l'on pense observer. Exercice sévère auquel s'est soumis Jünger, après la rédaction du recueil Le cœur aventureux, lorsqu'il écrivit ses romans utopiques (5) dont la trame, lissée quelque part dans le futur, précise notre origine et éclaire notre présent. La seule exception est l'intrigue policière Une rencontre dangereuse, parue en 1985, dont l'action se déroule vers 1888, dans un XIXe siècle français pénétré de décadence. Jünger a ainsi choisi la forme littéraire du roman utopique, genre privilégié des ères de changement. Il isole dans des cités laboratoires les cellules qui s'attaquent au tissu social. Ses cités sont des expérimentations intellectuelles sur une société déjà constituée, mais ce démiurge d'un nouveau genre a extrait les contraintes du temps et de l'espace ; il esquisse les virtualités d'un monde urbain, placé sous le règne de l'homme.

    En fait, dès la parution de la nouvelle Sturm en 1923, Jünger devait traquer, tout comme l'historien d'Eumesmil, Martin Venator, un inquiétant gibier. Il montre avec une passion glacée et minutieuse ces lézardes qui fissurent l'autorité spirituelle et guerrière, menacent les structures sociales et mentales ; il devint l’effondrement du vieilles cultures (Sur les falaises de marbre), les dislocations des grands États comme celui de la ville solaire Heliopolis et, finalement, dans le roman philosophique Eumeswil, la désagrégation de l'histoire elle-même. Eumeswil, c'est l'histoire après l’histoire dans une cité monotone et stérile qui ne sait même plus enfanter son avenir. Le seul enfant dont il est question vit dans le souvenir du narrateur, mémoire endeuillée par la mort précoce de la mère qui emporta avec elle la vie de la maison. On ne pourrait être plus explicite. Eumeswil est une cité où les valeurs ont perdu toute vie et les idées toute crédibilité, rappelant que toute substance s’épuise, obéissant à l'ordre logique de la décroissance.

    Érosion de la langue et déclin du sens

    L'érosion de la langue inquiétait Jünger tout autant que l'écroulement de l'édifice hiérarchique. La régression linguistique lui semblait inévitable dans une société de masse où consignes impératives et propagande vident la langue de sa substance, où l'encanaillement verbal et le laxisme sont de rigueur. Quoi de plus naturel que la langue soit ainsi réduite au rang d'une technique de communication, inadaptée à une pensée conceptuelle riche, quand une idéologie égalitaire outrancière exige que l'un utilise le parler fonctionnel des hommes devenus étranges à eux-mêmes et à leurs semblables ? À longue échéance, la désintégration de la langue modifie le comportement de toute communauté, sape les fondements de toute identité. « La désintégration du langage est moins une maladie qu'un symptôme. La source de vie se tarit. Le mot a encore une signification, mais plus de sens. Il est, dans une large mesure, remplacé par les chiffres. Il devient impropre à la création poétique, sans efficacité dans la prière. Les voluptés grossières chassent les plaisirs de l'esprit » (Eumeswil).

    junger10.jpgPlus grande encore était sa préoccupation devant la dissolution de l'autorité spirituelle, le désintérêt de nos sociétés devant la mort, devant ce qu'il appelait la ruine des tombeaux. Penser la mort avait une valeur déterminante pour Jünger : elle est cette arcane majeure autour de laquelle, nécessairement, tout s'ordonne (6). Quoi de plus naturel, en vérité ? La mort est une conception centrale dans la pensée de tout individu, et le temps dans lequel l'existence se déroule peut apparaître à l'homme comme puissance de destruction qui ruine tout ce qui fait le prix de sa vie. La mort, source obscure et fertile de l'inspiration, constitue une assise majeure de toutes les littératures irrationnelles comme de toutes les grandes civilisations. Le drame de l'Occident, c'est que l'homme moderne se détourne de cette source d'inspiration et abandonne ainsi une part de son humanité. « Là où l'enterrement et le respect dus aux morts sont refusés ou largement négligés, le monde devient inquiétant… » (Les ciseaux).

    La mort est individuelle, mais aussi collective et toute société, toute civilisation, est sujette aux métamorphoses. L'homme est, pour Jünger, victime d'une grande souffrance. L'histoire dévorante est le sacre de la mort, individuelle comme collective : elle dévoile sans vergogne l’impuissance finale de l'homme, éternellement dupe de son espoir : « C'est au fond, sur une scène étroite que se joue l'histoire des hommes — pas plus grande que la place du marché dans une vieille ville. Y règnent la crainte et le tremblement ; on y représente le Triomphe de la mort. On voit comment, avec ses grands satellites, elle se rend maîtresse du monde. Tel est le sujet du spectacle, éclairé par les torches ; dents et griffes — un arsenal d'armes redoutables règne sur le monde » (7).

    L'histoire telle que Jünger la lit est un théâtre tragique enseignant avant tout l'art de mourir. Le destin est déterminé par des données qu'il n'appartient pas à l'homme de changer, mais d’assumer. La partie que mène alors le “poste perdu” est celle d'un “joueur d'échecs” qui, malgré toute la finesse de son jeu, perd inéluctablement la partie. Et puis, qui parmi nous songerait à contrarier l'ouvrage des Parques ? Raison pour laquelle aussi EJ a mis en garde contre l'espoir erroné qu'il serait possible d'exhumer les ordres anciens du passé.

    Il y a peu de temps que la science s'est détachée des mythes, des arts, de la philosophie et des religions, qu'elle a ébranlé les vestiges de la pensée traditionnelle. Et le lecteur fidèle de se rappeler l'ancienne défiance de Jünger pour le siècle des Lumières… Le rationalisme conquérant s'enorgueillit de faire disparaître, sur toute la surface de la Terre, les traces de toute pensée religieuse ou métaphysique. Tout apparaît cohérent pour Jünger : « La réduction culturelle, l'extinction des races animales, la chute des dieux et le retour des Titans » (Eumeswil), tout cela fait partie du même nihilisme — un concept majeur dans l'œuvre de Jünger. Or, que nous montre l'auteur, si ce n'est la faillite de cette technologie rationnelle qui finit dans les laboratoires de médecine déshumanisés d'Héliopolis et sur les lieux d'équarrissage ? Jünger ramène toute la société moderne à une vaste entreprise d'aliénation et de destruction de l'individu par la réduction de tout ce qui fait la spécificité humaine au seul mesurable, au seul quantitatif.

    Les itinéraires individuels mènent les héros de Jünger à la dislocation interne, les conduisent à frôler la folie. Jeté dans un monde désenchanté qu'il juge médiocre, le personnage jüngerien est en proie à une immense solitude. Dépaysé, en exil dans son propre pays, il éprouve une lancinante nostalgie du monde originel duquel il a chuté. Jünger semble percevoir la décadence comme destin. Comment se soustraire à ce mouvement historique et se consoler de ses terribles conséquences quand la mystique, la religion est vide de dieux, et la philosophie vide d'idées ? Que faire pour dépasser l’individu ? Jünger nous amène à penser que l'homme ne peut supporter l'histoire qu'il a lui-même valorisée, car celle-ci est une suite d'événements irréversibles, uniques, qui ne cessent de lui échapper car les significations en masquent le sens. C'est ici que se situe le désespoir existentiel du héros jüngerien : l'homme, étranger à tout semble-t-il, est finalement prisonnier de tout, car l'évasion est impossible…

    “Un reflet d'éternité”

    Pessimisme culturel et scepticisme semblent dominer cette vision du monde et, pourtant, il n'en est rien. Ce serait méconnaître l’optimisme foncier, la vaillance dont Jünger faisait preuve, même quand des événements personnels le blessaient. L'éveilleur a cherché les fissures de la ratio par les drogues, scruté les promesses du monde onirique. Proche de Mircea Eliade, avec qui il devait éditer pendant dix ans la revue Antaïos, Jünger a porté, comme par défi métaphysique, l'exigence d'un combat spirituel contre l'angoisse du monde moderne, amnésique et déraciné. Il a voulu puiser l'énergie dans un passé lumineux, un patrimoine mythologique que partagent toutes les religions. L'homme, prisonnier du temps profane, devait retrouver une sorte d'éternel présent mythique, infiniment plus riche que le monde fermé de l'instant historique. Il revient à chaque homme de franchir le mur des cités et, finalement, le « mur du temps » car « le grand thème de l'histoire, c'est la résurrection, c'est l’éternité. L'homme n'est pas seulement une créature politique — mais aussi un être animé d'un espoir et d'un reflet d'éternité » (7).

    ► Isabelle Grazioli-Rozet, éléments n°92, juil. 1998.

    ◘ du même auteur : Jünger, Pardès, coll. Qui suis-je ?, 2000.

    ♦ Notes :

    1. Formule d'André Gisselbrecht, « Situation d'Ernst Jünger » in Allemagne d'aujourd'hui n°82, oct.-déc. 1982, p. 60.
    2. In Magazine Littéraire n°300, 1992, Jünger face aux Nazis (propos recueillis par F. de Towarnicki), p. 124 : « Il m'arrive, c'est vrai, de penser au côté étrange de certains faits... Savez-vous ce que Brecht a dit après la fin de la guerre lorsqu'il a appris que les communistes voulaient s'en prendre à moi ? La même phrase que Hitler : "Laissez Jünger tranquille". Et je n'ai jamais su pourquoi ».
    3. Peter Koslowski, Der Mythos der Moderne : Die dichterische Philosophie Ernst Jüngers, München, 1991, p. 56.
    4. Le cœur aventureux, Gal., 1942, tr. H. Thomas.
    5. Sur les falaises de marbre, Héliopolis, Les abeilles de verre, Eumeswil, Le problème d’Aladin.
    6. « Nous sommes de passagères combinaisons de l’absolu : il nous faut retourner à l’absolu et c’est justement cette possibilité que nous offre la mort. La mort a son mystère qui surpasse celui de l’amour. Dans sa main, nous devenons des initiés, des mystagogues. Le sourire de la surprise est déjà spirituel et pourtant il vient encore se refléter dans le monde corporel sur les traits du mourant » (Journal, 14 oct. 1942).
    7. « Trois galets » in : Le contemplateur solitaire, Grasset, 1975, tr. H. Plard.


     

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    L’engagement politique d'Ernst Jünger (1925-1933)

    À 30 ans, Ernst Jünger avait derrière lui une vie déjà bien remplie. Héros de la guerre, il s’était engagé comme volontaire dès le 1er août 1914. Toujours à la pointe du combat, il collectionna un nombre impressionnant de blessures dont il dressa l'étrange inventaire à la fin d’Orages d’acier : blessé 7 fois, 14 impacts pour 20 cicatrices (plusieurs projectiles l’avaient transpercé). Il était un des seuls capitaines qui avait obtenu l’Ordre pour le Mérite. Ensuite, engagé dans la Reichswehr, il avait acquit une notoriété littéraire, en écrivant plusieurs récits de guerre dont la vente lui assura des revenus suffisants pour qu’il démissionne de l’armée en 1923. Ce que beaucoup d’hommes ne parviennent pas à réaliser durant leur existence, Jünger l’avait accompli en 3 décennies. Jusqu’à présent, il ne s’était guère engagé dans la politique active. En 1923, il avait bien fréquenté quelque temps le cercle des Corps-francs de Rossbach, un anti-communiste acharné qui avait tenté de l’attirer dans son orbite, afin qu’il représentât son organisation. Mais Ernst Jünger n’estimait aucunement les personnages peu recommandables et intéressés qui gravitaient dans la nébuleuse des Corps-francs ; en conséquence, il quitta l’organisation. Pourtant, il avait conscience de vivre une période cruciale de l’histoire, ainsi que ses textes contemporains l’attestent.

    À la même époque, il écrivit un article intitulé « Revolution und Idee » pour le Völkischer Beobachter, journal du parti national-socialiste, dans lequel il prêchait pour un nationalisme-révolutionnaire et la nécessité de la dictature. À ce moment, le parti national-socialiste n’était qu’un groupuscule parmi d’autres. Il l’abandonna vite pour se diriger vers la principale ligue d’anciens combattants, le Stahlhelm (Casque d’acier). Le fait n’a rien d’étonnant dans une période où tous les mouvements politiques se croisaient, à la recherche d’une nouvelle stabilité. La République de Weimar était, selon l’expression de Palmier, un « effroyable imbroglio idéologique ». Les notions de gauche et droite n’ont plus guère de sens lorsqu’il s’agit de classer la multitude de mouvements qui agitaient la République. Dans le cercle littéraire berlinois qu’animait l’éditeur Rowohlt, fréquenté par Jünger à partir de 1927, on rencontrait aussi bien l’auteur de théâtre marxiste Bertold Brecht,  le théoricien du politique Carl Schmitt, l’historien Eduard Meyer ou le futur ministre de la propagande nazie Goebbels. Le fait que des personnages aussi divers fréquentassent le même cercle, montre à quel point les courants d’idées se mêlaient sous la république de Weimar. Les tenants de tous les courants politiques se côtoyaient, discutaient et parfois épousaient les idées de leurs "adversaires".

    C’est en septembre 1925 qu’il franchit le premier pas. L’ancien chef de Corps-francs, Helmuth Franke créa la revue Die Standarte (L’étendard), un supplément à l’hebdomadaire Der Stahlhelm (Le casque d’acier), l’organe de la ligue d’anciens combattants du même nom, qui compta jusqu’à un million d’adhérents. La ligue avait été interdite en 1922-1923, puis avait adopté une attitude légaliste que n’acceptaient pas les jeunes radicaux. Pour les apaiser, la direction créa un supplément à sa revue, dans lequel ils pouvaient s’exprimer. Jünger fut associé à la direction avec Franz Schauwecker, un autre écrivain issu du front. Ernst Jünger publia d’ailleurs la première version de Feuer und Blut aux éditions du Stalhelm. La revue se démarqua très vite du nationalisme soldatique classique, en refusant tout recours aux élections, en critiquant la thèse du “coup de poignard dans le dos” ou en soulignant que certains militants de gauche avaient bien combattu durant la Première Guerre mondiale. De tels propos n’eurent pas l’heur de plaire à la direction du Stalhelm, qui se débarrassa de l’encombrante équipe dont la revue cessa de paraître en mars 1926. Jünger, Schauwecker, Franke et Kleinau fondèrent un autre périodique intitulé Standarte (sans l’article) qui était toujours imprimé par la Frundsberg Verlag, la maison d’édition du Stalhelm, dirigée par Seldte. Dans les colonnes de la nouvelle revue, Jünger appela les anciens combattants à s’unir pour fonder une « république nationaliste des travailleurs ». Dès le mois d’août, le gouvernement interdit la publication du périodique pour 3 mois, parce qu’il avait publié un article favorable aux assassins d’Erzeberg et Rathenau, Seldte profita de l’occasion pour donner son congé à Franke. Sur ces entrefaites, Jünger remit sa démission. En novembre 1926, Jünger et Franke s’associèrent à Wilhelm Weiss pour coéditer la revue Arminius.

    À partir de 1925, ses récits de guerre prirent un tour plus politique. Le Boqueteau 125 et Feuer und Blut furent rédigés pour mettre l’expérience de la guerre au service d’un nationalisme révolutionnaire et technicien qui culminera dans Le Travailleur. Il retravailla la troisième version d’Orages d’acier dans le même sens. Dans les éditions ultérieures, il retirera les passages trop marqués par le pathos nationaliste. En compagnie de son frère Friedrich Georg, il fréquenta de manière assidue la mouvance national-bolchevique groupée autour d’Ernst Niekisch et de sa revue Widerstand (Résistance), à laquelle Ernst Jünger collabora régulièrement jusqu’en septembre 1933. Il se lia d’amitié avec l’illustrateur A. Paul Weber. D’autre part, il rencontra le jeune Werner Lass (°1902) qui avait fondé avec l’ancien chef des Corps-francs, Rossbach, la Schilljugend, un mouvement de jeunesse qui tentait à la fois de renouer avec l’esprit romantique et aventureux des Wandervögel, dont il avait été membre avant guerre, et de se doter d’une organisation communautaire, hiérarchisée à l’instar d’une armée. En 1927, Lass rompit avec Rossbach et créa son propre mouvement de jeunesse, la Freischar Schill, dont Jünger devint bientôt le parrain. En outre, Jünger et Lass s’associèrent avec un autre ancien des Corps-francs, le capitaine Ehrhardt, pour coéditer la revue Der Vormarsch (La marche en avant) d’octobre 1927 à mars 1928. Par la suite, Jünger et Werner Lass prirent la direction de la revue Die Kommenden (Ceux qui reviennent), un hebdomadaire créé en 1923, qui exerçait une influence grandissante sur la mouvance de la jeunesse bündisch attirée par le national-bolchevisme. Les deux camarades quittèrent la direction de Die Kommenden en juillet 1931. Durant toute cette période, Friedrich Georg Jünger écrira pratiquement dans les mêmes revues que son frère et il rédigea des articles pour Widerstand, jusqu’à la censure de la revue par les nazis, en décembre 1934. Ernst Jünger recueillit et protégea la mère et le fils de Niekisch après son arrestation en mars 1937.

    Après 1929, Ernst Jünger délaissa la politique active. En 5 ans, il avait écrit environ 150 articles polémiques, mais il lui semblait que ses appels étaient restés sans guère d’échos. Il avait conservé son indépendance d’esprit et il déclara plus tard que « les revues, c’est comme les autobus : on les utilise quand on en a besoin, puis on en descend ». Il en était venu à considérer que tous les mouvements nationalistes, qu’il s’agisse des conservateurs, des nationaux-révolutionnaires ou des nationaux-socialistes, sont “bourgeois” et “libéraux”, puisqu’ils sont tournés vers le passé. Dès lors, il se consacra principalement à la rédaction de nouveaux livres. Néanmoins, il continua à fournir des articles à la revue Widerstand jusqu’en septembre 1933. Du combat politique en communauté, il passait à une quête intérieure et solitaire. Ainsi qu’il nous le confie dans son Cœur aventureux : « Aujourd’hui, on ne peut pas travailler en société pour l’Allemagne, il faut le faire dans la solitude », en espérant toutefois que d’autres isolés œuvrent dans le même sens.

    Toutefois, Jünger poursuivait la lutte sur un plan intellectuel. Dans La Mobilisation totale (Die totale Mobilmachung), Jünger reprit une série de thèmes qu’il avait abordés dans ses derniers articles. L’essai portait sur les mutations de l’Europe après la Première Guerre mondiale. L’idée d’un lien entre la technique et certaines formes contemporaines de nihilisme, qu’il approfondira dans Le Travailleur, apparaît déjà dans ce texte. Jünger discernait les conséquences du progrès technique qui avait engendré la guerre de matériel et permis la naissance des premiers États totalitaires. De la convergence de ces deux nouveaux phénomènes naîtrait la guerre civile mondiale. Les États étaient passés de la guerre de cabinets à la guerre populaire. La première, typique des monarchies, ne mobilise qu’une partie des hommes et des moyens, en vue d’objectifs limités ; autrement dit, c’est une forme de guerre limitée et raisonnée. Au contraire, les guerres de masses sont des luttes à mort, d’une violence sans frein,  dont la fin est l’élimination de l’ennemi. Pour mobiliser leurs peuples, les gouvernements font appel aux affects, aux bas instincts, à la morale. Abstraction et cruauté croissent corrélativement. À l’époque, Jünger admirait la planification soviétique, ce modèle de mobilisation totale des énergies d’un peuple vers un but déterminé. Il voyait dans le bolchevisme, un communisme ascétique, au contraire du marxisme qui est à son sens hédoniste, puisqu’il vise plus le bien-être matériel que la volonté de puissance. Dans son essai Der Arbeiter, Jünger part d’un constat irrécusable : la technique envahit le monde, il est inutile de la refuser. Au contraire, il faut faciliter son processus de développement pour que, du chaos qu’elle engendre, surgisse un monde nouveau. Dans les temps contemporains, rien n’existe en dehors du travail, tout existe par la technique. Jünger considérait le machinisme comme un phénomène de la Vie, à l’inverse de la plupart des néo-conservateurs qui voient en la technique une force létale.

    La figure du Travailleur surgit dans un contexte nihiliste. Le Travailleur ignore la morale, mais il possède une éthique fondée sur le sacrifice de soi. En effet, la technique n’apporte pas le confort matériel, mais la puissance. Sa satisfaction réside dans le travail. Il ne prétend pas à la liberté mais bien au labeur. Son bonheur s’accomplit dans le sacrifice à la guerre ou au travail — et le travail devient lui-même une guerre contre la matière. Le Travailleur a renoncé au bonheur. Il s’agit d’un Titan qui exploite la planète et soumet la matière à sa volonté. Maître de la technique, il entretient néanmoins un lien avec les forces élémentaires qui lui confèrent sa puissance. En lui, s’abolit la traditionnelle opposition nature versus culture. La vision de Jünger débouche sur un empire universel technocratique, sans classes mais inégalitaire. Dans cette société, seule est garantie le droit au travail, le reste est à conquérir. Le Travailleur n’a aucun rapport avec le prolétaire marxiste ; sa révolution ne vise pas la propriété privée, mais bien la culture bourgeoise basée sur la raison, la morale et l’individualisme. En outre, la pensée de Jünger nie la notion de “progrès”, qui est le moteur tant du libéralisme que du marxisme. Lorsque la technique fait son irruption dans le monde, elle ne subit aucun processus évolutif, elle atteint presque aussitôt son niveau de perfection. Le premier tirage de 5.000 exemplaires du Travailleur fut vite épuisé. Trois autres éditions suivirent. L’essai se trouvait encore en librairie au début de la guerre. Peu après la parution du Travailleur, Thilo von Trotha l’attaqua violemment dans les colonnes du Völkischer Beobachter, l’organe du NSDAP. Il dénonçait l’intellectualisme abstrait de Jünger, qui s’éloignait des faits essentiels, à savoir le sang et le sol. Il allait jusqu’à écrire qu’Ernst Jünger s’approchait « de la zone des balles dans la tête ». Au contraire, Ernst Niekisch voyait dans Le Travailleur un livre national-bolchevique et il ne tarissait pas d’éloge.

    Après guerre, d’aucuns ont reproché à Jünger une soi-disant sympathie pour le national-socialisme ou du moins le fait qu’il leur aurait fourni des éléments idéologiques. Des journalistes souligneront qu’il avait dédicacé un exemplaire de Feuer und Blut à Hitler en 1926. Dans l’édition du 18 novembre 1993 de Die Woche, le journaliste Victor Farias, fort connu en Allemagne pour ses diatribes contre Heidegger, accusait Ernst Jünger d’avoir écrit un article antisémite, dans les années ‘30. Le folliculaire affirmait que Jünger ne s’était jamais départi de ses sympathies nazies et avait même souhaité le génocide des Juifs ! En réalité, il s’agissait d’un article que Ernst Jünger avait publié dans les Suddeutschen Monats Heften en 1930, dans le cadre d’un dossier qui traitait du problème de la judaïté. La plupart des autres rédacteurs étaient d’ailleurs juifs. De façon insidieuse, Farias n’avait pas précisé dans quelle revue ni dans quelles circonstances l’article de Jünger avait été publié, ce qui laissait le lecteur supposer qu’il s’agissait d’un périodique nazi ou antisémite. Dans sa contribution, Jünger se prononçait pour l’assimilation des Juifs d’Allemagne et concluait qu’ils devaient « être juifs en Allemagne ou ne pas être », formule qui, même interprétée avec beaucoup de mauvaise foi, ne signifiait aucunement qu’il désirait l’extermination des Juifs, mais plutôt leur intégration ! Selon la thèse de Louis Dupeux, trois traits distinguent les nationaux-bolcheviques des nationaux-socialistes : une orientation protestante qui entraîne un civisme rigoureux ; le dédain de l’idéologie de masse par esprit élitiste ; la volonté de rompre avec l’esprit bourgeois. Il faudrait aussi ajouter le refus du racisme et plus particulièrement de l’antisémitisme. Bien que Louis Dupeux ne le considère pas comme un national-bolchevique à part entière, nous retrouvons ces caractéristiques chez Ernst Jünger. Sans appartenir à la mouvance, il y participait par ses écrits, son travail de coéditeur et aussi… par la connivence intellectuelle qui le liait à Ernst Niekisch. Jünger professait dans ses articles un nationalisme socialisant. Au début de son engagement, il souhaitait l’union des partis nationalistes. À ce moment, il n’excluait pas les nationaux-socialistes. Mais, dès 1926, il refusait qu’Adolf Hitler devînt le guide de l’Allemagne. Ne distinguant aucun “grand homme” qui pût diriger l’Allemagne, il proposait que l’on instaurât un comité provisoire, qui comprendrait au moins un chef d’État-major, pour surveiller la pureté et la rigueur du mouvement.

    Son attitude personnelle envers le national-socialisme n’était pas équivoque. En réalité, Hitler lui paraissait aussi exécrable que dangereux et il abhorrait la brutalité des nazis de base. Il n’a d’ailleurs jamais rencontré le dictateur et parmi les dignitaires nazis, il ne connaissait que Goebbels. Un entretien avec Hitler avait bien été prévu, mais il avait été annulé à la dernière minute. En 1927, le NSDAP lui proposa une place éligible pour les élections au Reichstag, mais Ernst Jünger refusa de manière catégorique, en précisant qu’il préférait « écrire un seul vers plutôt que de représenter 60.000 crétins au Parlement ». Peu après leur accession au pouvoir, les nazis lui proposèrent de devenir membre de l’Académie allemande de poésie, une fois encore Ernst Jünger déclina l’offre. La Gestapo perquisitionna son domicile sous prétexte de trouver des lettres de son ami anarchiste Mühsam. En 1934, ayant appris que le Völkischer Beobachter avait publié, à son insu, un extrait du Cœur aventureux, il écrivit au journal pour protester, parce qu’il ne voulait pas passer pour un de leurs collaborateurs. Quatre ans plus tard, Goebbels l’invita, encore une fois, à rejoindre le NSDAP, mais, à l’instar d’Ulysse, il résista au chant des sirènes qui voulaient l’attirer vers les récifs. Ayant refusé toute collaboration, fût-elle littéraire, avec le nouveau régime, Jünger pouvait s’attendre à des représailles ou du moins à une hostilité de sa part. Son premier véritable roman, Sur les falaises de marbre (Auf den Marmorklippen) dénonçait, de manière détournée, le régime. Nombre d’anciens enrôlés de la Wehrmacht se souviennent qu’ils lisaient, sur le front ou en permission, ce récit intemporel empli d’allusions aux horreurs présentes. La censure nazie ne s’y trompa point ; le Reichsleiter Bühler entama une procédure à l’encontre de l’auteur et son éditeur eu maille à partir avec la Gestapo. Heureusement, son aura de héros écrivain le protégea et lui permit de survivre au “Reich millénaire”.

    ► Frédéric Kisters, Devenir n°16, 2001.

    Principaux Travaux consultés :

    Outre les œuvres de Ernst Jünger :

    • Dossier Jünger dans la revue Nouvelle École n°40, 1983, comprenant, entre autres contributions, l’article fondamental d’A. de Benoist, « Ernst Jünger : la figure du travailleur entre les dieux et les titans », p. 11-61.
    • Dossier Jünger dans le Magazine littéraire n°324, 1994.
    • Banine (Umm El), Ernst Jünger aux faces multiples, Lausanne, 1989, 213 p.
    • De Benoist (Alain), Ernst Jünger : Une bio-bibliographie, Trédaniel, 1997, 186 p.
    • Dupeux (Louis), National-bolchevisme dans l’Allemagne de Weimar (1919-1933), 1979, VII-743 p., 2 t.
    • Hervier (Julien), Deux individus contre l’Histoire : Drieu La Rochelle - Ernst Jünger, s.l., 1978, 485 p.
    • Hervier (Julien), Nazisme et littérature : les figures du mal dans l’œuvre romanesque de Ernst Jünger dans La Révolution conservatrice dans l’Allemagne de Weimar, dir. L. Dupeux, 1992, p. 353-359.
    • Palmier (Jean-Michel), Weimar en exil : Le destin de l’émigration intellectuelle allemande antinazie en Europe et aux États-Unis, 1988, 2 t.


     

    ◘ nota bene : L'article Éléments pour une biographie politique d'Ernst Jünger est signé sur le site du PCN de manière usurpée par Fabrice Beaur.

    Ernst Jünger

    « Le sens du sacré, chez Ernst Jünger, s'est d'abord nourri de l'expérience de la guerre, ressentie comme une manifestation de la violence que le sacré, dans ses formes connues, semble conjurer. D'où le désir, toujours plus affirmé chez Jünger, d'une nouvelle transcendance. Mieux que dans ses pensées philosophiques, ces problèmes se poétisent dans ses grands romans, où revivent les mythes dits premiers. Or, ces romans sont encore le prétexte d'un questionnement des pouvoirs de l'art, pas seulement littéraire. Dans la maîtrise des formes qui lui est consubstantiel, l'art apparaît comme une réponse aux mêmes problèmes que s'efforce de résoudre le sacré. La réflexion de Jünger sur l'ambiguïté du sens de ces formes semble guidée par certains de ses modèles littéraires. Rimbaud a d'ailleurs laissé moins de traces dans son œuvre que Joseph Conrad et surtout Herman Melville, dont le BillyBudd serait une source méconnue du Lance-pierres de Jünger. La fréquentation de ses "dieux littéraires", parmi lesquels on peut compter Edgar Poe et Marcel Proust, a encore permis à Jünger d'affiner son intuition de l'ordre mystérieux qui s'illustre aussi bien dans la genèse de l'œuvre écrite que dans un destin humain » (Jünger et ses dieux, M. Arouimi, Orizons, 2011 ; du même auteur : Les apocalypses secrètes, Harmattan, 2007)

     

     

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