• Steuckers

    SteuckersRobert Steuckers est né à Uccle près de Bruxelles, le 8 janvier 1956. Il a fréquenté l'Institut Saint-Jean Baptiste de la Salle où il a obtenu son diplôme d'études secondaires dans la section "Latin-Sciences", avec 3 travaux dits de "maturité" (selon la terminologie belge de l'époque), sur le théâtre de Plaute (en latin, sous la direction du latiniste Salmon), sur l'histoire des pays européens du COMECON de 1945 à 1973 (en histoire sous la direction du romaniste Rodolphe Brouwers) et sur le théâtre d'Ibsen et Strindberg (sous la direction des germanistes Van den Abeele et Vereyken). Il a ensuite fréquenté les Facultés Universitaires Saint-Louis à Bruxelles et l'Université Catholique de Louvain, en philologie germanique, pour passer ensuite à l'école de traducteurs-interprètes "Marie Haps" à Ixelles, où il a obtenu un diplôme de langues allemande et anglaise, après présentation d'un mémoire sur la notion d'idéologie chez Ernst Topitsch (sous la direction des Prof. Robert Potelle et Albert Defrance).

    Il a travaillé à la rédaction de la revue Nouvelle école à Paris en 1981. Il a fondé les revues Orientations en 1982 et Vouloir en 1983, avec le concours précieux de Jean-Edmond van der Taelen (1917-1996).

    Son itinéraire s'inscrit dans le cadre de la "Nouvelle Droite", avec laquelle il a définitivement rompu en 1992, en ne ménageant pas ses critiques, acerbes, consignées dans un numéro de la revue Vouloir. Il refuse tout engagement dans un parti politique, car de telles démarches corrompent la pensée et obligent à se vautrer dans des compromissions inacceptables.

    Il a principalement abordé les thèmes de la géopolitique, sous l'impulsion du Général autrichien, Heinrich Jordis, Baron von Lohausen. Son deuxième thème de prédilection est la Révolution conservatrice allemande et autrichienne, ainsi que ses retombées dans les pays européens. Il a donné des conférences en Belgique, en France, en Suisse, au Portugal, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Autriche et en Russie sur ces thématiques. Il a collaboré à de nombreuses revues en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine.

    Dans le domaine de la géopolitique, son souci majeur est de dégager les peuples d'Eurasie de la tutelle américaine et de voir advenir une Europe unie, débarrassée des inimitiés du passé. Cette option l'a rapproché du philosophe russe Alexandre Douguine. Elle s'inspire principalement du grand juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985).

    Autour de l'Association Universitaire Provence-Europe, animée par Christiane Pigacé, Professeur à l'IEP d'Aix-en-Provence, et de Maitre Thierry Mudry, du Barreau de Marseille, il a participé à plusieurs universités d'été dans le Luberon. Ces activités para-universitaires ont ensuite essaimées en Italie et en Allemagne.

    Il a participé au Congrès de Vienne sur le centième anniversaire de la naissance du philosophe traditionaliste italien Julius Evola (1898-1974) et au Symposium de Zurich, un an après, célébrant, lui, le vingt-cinquième anniversaire de sa disparition.

    Ses auteurs de prédilection sont Ernst Jünger, Georges Orwell, Arthur Koestler, Fiodor Dostoïevski, Camille Lemonnier, David Herbert Lawrence.

    Il a dirigé un bureau de traduction à Bruxelles de 1985 à 2005, surtout dans les domaines du droit, de l'architecture et des relations publiques (lobbying auprès de la Commission Européenne). Il donne des cours de langues.

     

    Sur le blog Méridien Zéro :


    Robert Steuckers sur Meridien Zero 12.06.2011

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    Sur l’Europe, la Belgique, les cantons d’Eupen-Malmédy, Ernst Jünger, Carl Schmitt et... la “nouvelle droite”...

    Entretien de Robert Steuckers accordé à Thorsten Thomsen

     

    Herakles-Jordanov◘ Ce court entretien de rentrée 2012 avec Robert Steuckers, principal animateur de notre initiative (d'où ce tropisme concernant la situation belge), n'en réaffirme pas moins notre détermination à maintenir nos activités éditoriales en cette rentrée : le site plurilingue euro-synergies ainsi que les sites d'archivage vouloir.hautetfort.com et archiveseroe.eu)

    [ci-contre : Heraklès domptant le taureau de Crète (détail), ex-libris de Julian Jordanov © issu d'une série (2010-2012) consacrée aux 12 Travaux] 

     

     

     

    Rentrée 2012

     

    ♦ Monsieur Steuckers, c’est désormais un secret de polichinelle : l’eurocratie bruxelloise planifie, via une union monétaire centrée autour de l’euro et pratiquant le transfert systématique, l’avènement d’un gigantesque État unitaire de la Méditerranée à l’Arctique, dans lequel les différents peuples d’Europe finiront par être dissous. Or c’est justement votre pays, la Belgique, qui sert aujourd’hui d’exemple, pour dénoncer l’impossibilité de tout assemblage de peuples divers au sein d’un État unitaire artificiel. Malgré l’apparent apaisement de la longue crise politique belge, qui ne saurait être que passager, voyez-vous encore un avenir pour l’État belge ?

    Le problème majeur, c’est justement que ces maudits eurocrates veulent nous fabriquer un “État unitaire” ; je dirais plutôt qu’ils vont nous mitonner une panade insipide, où l’on mélangera tous les ingrédients possibles et imaginables, la rendant totalement immangeable ; tous les ingrédients seront finalement détruits lors de ce processus de mixage, comme on peut déjà l’observer aujourd’hui. Mais je reste “européiste” : l’Europe a surtout besoin d’une unité spirituelle, de devenir un “grand espace” le plus autarcique possible, indépendant sur le plan alimentaire (ce qui s’avèrera une tâche bien difficile) ; l’Europe, comme toute autre entité politique, ne peut être déterminée par l’économie seule (par “l'illusion économique” dirait Emmanuel Todd), car l’économie, conçue chez les libéraux comme chez les socialistes non pas comme une pratique nécessaire, comme une pratique d’intendance, mais comme une idéologie universaliste, est appelée à gérer sur des modes préconçus (a priori) et homogènes un ensemble bigarré de différences désordonnées et irréconciliables dans leurs altérités : dans cette optique, même si j’étais, par ex., le producteur agricole idéal selon l’eurocratisme, je ne pourrais pas faire pousser les mêmes denrées végétales en Finlande et en Sicile, je ne pourrais pas élever des rennes en Grèce et faire croître une oliveraie en Laponie. L’eurocratisme abscons et caricatural se heurte là à une impossibilité physique, géographique et naturelle. Cette lapalissade, que je viens d’énoncer, les eurocrates ne semblent pas la comprendre. Toutes les zones agricoles qui composent l’Europe devraient dès lors pouvoir conserver leurs propres rythmes.

    Les peuples d’Europe se liquéfient, s’évaporent dans le néant, basculent dans l’impolitisme, c’est certain, mais ce n’est pas uniquement parce qu’il existe une UE ; d’autres facteurs sont depuis longtemps déjà entrés en jeu : la circulation accélérée des biens et des personnes (qui n’est pas un mal en soi mais qui exige des  régulations rigoureuses), le tourisme de masse, l’abêtissement généralisé et l’exotisme des “informations” (on devrait dire : des “dés-informations”) diffusées par les ondes ont contribué à dissoudre la notion de peuple, telle qu’on la concevait jusqu’à la moitié du XXe siècle. C’est une raison pour lire et relire le discours qu’avait tenu Martin Heidegger sur la généralisation de la télévision au début des années 60, discours que lui avaient réclamé ses concitoyens et ses amis d’enfance de Messkirch en 1961. La “proximité”’ (die Nähe), que Heidegger a pensée à fond, est une force qui disparaît, en même temps que le nécessaire ancrage local, territorial et “vernaculaire” (E. Goldschmidt, L. Ozon) de toute activité humaine (cf. Emil Kettering, Nähe – Das Denken Martin Heideggers, Neske, Pfullingen, 1987). Finalement, au bout de ce processus de disparition de la “proximité”, nous voyons apparaître ou, pire, s’amplifier, les nouvelles “maladies de civilisation”, dont on escamote symptômes, effets et ampleur depuis quelques décennies. Aujourdhui, des auteurs comme Tony Anatrella en Italie ou Nicole Aubert en France les ont dénoncées avec justesse et vigueur, du moins celles qui génèrent des pathologies neurologiques ou mentales. Lorsque le “lointain” (die Ferne) déboule sans aucune forme de régulation dans notre propre “proximité” (Nähe), un chaos difficilement maîtrisable s’installe, celui dans lequel nous vivons aujourd’hui : Julius Evola aurait très justement nommé une telle époque “Kali Yuga”. L’immigration n’est ici sans doute qu’un phénomène connexe.

    L’Europe aurait pu et dû devenir une “Union douanière” (Zollunion) rationnelle, visant une forme d’autarcie bien équilibrée. Les principes de Friedrich List auraient dû servir d’orientation et non pas une idée d’unité impossible à réaliser parce que dépourvue de toute concrétude, a fortiori quand, depuis une trentaine d’année, on se vautre dans l’idéologie et la pratique néolibérales et planétaristes, impliquant d’ouvrir toute grandes les frontières à des produits provenant de pays extérieurs au “grand espace” européen. À tout cela s’ajoute la calamité des délocalisations. L’idée d’unité aurait dû signifier simultanément “unité spirituelle” et “autarcie économique”, avec zones agricoles différenciées, gérées de manière autonome, et avec la possibilité, pour les pays moins développés, d’une protection de la production intérieure, surtout celle des PME (Petites et Moyennes Entreprises), de manière à ne pas miter et disloquer le tissu social. Il faut encore dire que l’Europe est aussi totalement dépendante des États-Unis sur le plan militaire, tout en étant continuellement espionnée par un système satellitaire comme Échelon. L’Europe demeure entièrement dépendante de certaines matières premières qui ne se trouvent pas sur son sol et ne bénéficie par d’une indépendance alimentaire suffisamment solide malgré les milliards que gaspille l’eurocratie dans une “politique agricole commune”, dont on ne perçoit pas très bien le sens et la rationalité. L’idéologie pacifiste, cultivée par l’eurocratisme, est un pacifisme mal conçu dans la mesure où il a toujours empêché les décideurs européens d’apporter les bonnes questions à ces problèmes de défense et d’indépendance alimentaire. Au lieu de croire aveuglément aux “bonnes intentions” proclamées par les Américains, l’Europe aurait dû chercher des solutions adéquates.

    La Belgique ? C’est une autre histoire. D’abord, je dois vous dire, comme à tous mes lecteurs non belges, que la production de bons livres pertinents et que l’organisation de séminaires et de colloques de grande qualité sur les questions belges ou sur l’identité des peuples, régions ou sous-régions du pays, connaissent dans le royaume une floraison inédite : on commence enfin à penser de manière différenciée et fondée, sans tenir compte de toutes les apologies de ce statu quo, que le système entend pérenniser jusqu’à la consommation des siècles. J’espère pouvoir vous en dire plus dans d’autres textes ou entretiens. Je me contenterai d’apporter une réponse simple et directe à votre question : depuis le début de la crise belge actuelle, c’est-à-dire depuis les élections législatives pour le Parlement fédéral en 2007, je me suis mis, comme beaucoup d’autres, à potasser grimoires anciens et ouvrages récents sur des thèmes dits de “Belgicana”.

    À l’étranger, toute cette littérature n’est jamais lue ni a fortiori citée, si bien qu’on se contente de répéter les poncifs habituels, qu’ils soient “belges” (belgicains), flamands ou wallons. La façon dont votre question est formulée le prouve déjà. D’abord, lorsque vous parlez d’un “assemblage hétéroclite” de peuples, parqués dans une zone donnée, il faut savoir que cet “assemblage” date déjà d’il y a 500 ans, depuis que l’Empereur Charles-Quint a créé le fameux “Cercle de Bourgogne” (Burgundischer Kreis) dans le cadre du Saint Empire et depuis que les provinces méridionales de cet ensemble ont opté pour la contre-réforme catholique. La division qui traverse la Belgique n’est donc pas déterminée par un facteur religieux comme dans l’ancienne Yougoslavie. C’est pourquoi, contrairement à mon ami Tomislav Sunic, je ne parle jamais de “Belgoslavie”. Le penseur russe Alexandre Douguine avait très bien vu et analysé la situation yougoslave, au moment où l’enfer se déchaînait dans les Balkans au début de la décennie 90, dans le sens où, là-bas, 3 forces métaphysiques planétaires, disait Douguine, se télescopaient frontalement, surtout en Bosnie. Ici, dans l’espace belge, les clivages, générateurs d’antagonismes, sont plus récents et donc moins profonds.

    L’histoire intellectuelle du mouvement flamand nous enseigne que la querelle a certes une dimension linguistique (ethno-linguistique) mais que la révolte flamande est aussi, politiquement parlant, une révolte populaire diffuse et largement inconsciente contre les avatars évidents ou déguisés des idées de la révolution française, une révolte plus prononcée côté flamand parce que les productions idéologiques françaises n’y détiennent aucun monopole. En Wallonie, alors que certains régions rurales se sont aussi rebellées contre les idées de la révolution française, l’influence actuelle (depuis une soixantaine d’années) des productions politico-intellectuelles parisiennes et surtout des médias audiovisuels vicient considérablement la situation et impriment dans les cerveaux une vulgate de gauche, favorable aux idées de la révolution française et du bonapartisme même à ses aspects libéraux et anti-populaires, une vulgate reprise par le parti socialiste dominant. La révolte contre la francophonie en Flandre est une révolte contre les “idées révolutionnaires institutionalisées” de Paris tandis qu’en Wallonie la dominante est une acceptation de fait de ces discours. Le fait que la Wallonie accepte ces discours, et renonce à certains accents de ses propres productions non révolutionnaires et souvent catholiques, fait que la Flandre ne veut plus avoir à faire avec le Sud du pays. La révolte sourde et permanente que connaissent les pays flamands contre les discours révolutionnaires institutionalisés venus de France, ou contre les nouvelles moutures libérales ou gauchistes, panmixistes ou mondialistes, de ce discours, n’est pas pour autant une attitude qualifiable de réactionnaire : le pays aurait pu forger un socialisme vernaculaire, plus conforme aux stratifications sociales et idéologiques qui ont existé depuis la fin du régime autrichien au XVIIIIe siècle, stratifications sociales et idéologiques qui étaient d’ailleurs bien différentes de celles qui régnaient en France à la même époque.

    La crise belge durera tant qu’il y aura trace, dans le pays, d’idéaux ou de discours “républicains” importés de France par les médias français (presse, télévision), tant que des esprits en seront influencés, tout comme par ailleurs la France elle-même ne se redonnera pas de destin si elle persiste à aduler les “nuissances idéologiques” modernes que les périodes troubles de son histoire ont générées. Et, en Belgique, cette crise touchera aussi les entités qui pourraient naître d’une éventuelle dissolution du pays car l’influence trop prononcée des médias parisiens fait que plus personne ne pense en terme d’identité (il y a irruption constante d’idées “lointaines”, et abstraites, dans ma proximité concrète), en termes politiques locaux, hérités de notre histoire et non pas importés d’ailleurs. Ce n’est pas là une idée qui m’est personnelle : c’est bien la volonté de recentrer les discours politiques sur ce qu’ont produit les identités de l’espace belge au cours des siècles (et surtout du XIXe siècle si fécond en érudition historique) qui explique pourquoi, au cours de ces dernières décennies, et surtout depuis la crise de 2007, de très nombreux universitaires se sont penchés en profondeur sur les “identités” (au pluriel !), en commençant par réhabiliter la littérature belge complètement éclipsée des programmes scolaires, universitaires et médiatiques dans les années 50, 60 et 70 (parce qu’elle était assez souvent “politiquement incorrecte” au regard des médiacrates parisiens et de leurs nombreux “collabos” locaux).

    Dans l’entre-deux-guerres, on était très conscient de l’enjeu des lettres et du danger français : c’est ce qui explique l’engouement pour l’ “idée bourguignonne” dans tous les cercles culturels francophones, y compris les plus officiels, et pas seulement chez les rexistes de Léon Degrelle. Après 1945, tout cela a été “oublié” et la francisation de la culture francophone belge et wallonne a pu battre son plein, accélérée par la télévision (confirmant cette idée heidegerrienne de la perversité intrinsèque que constitue l’irruption du “lointain” dans notre “proximité”, exprimé dans un discours à Messkirch en 1961). Cela ne veut pas dire que la Flandre était mieux lotie : si les Wallons et les francophones étaient décervelés par les médias parisiens, les Flamands, eux, subissaient une américanisation galopante, comme partout ailleurs en Europe. Cette américanisation entraînait aussi la “dégermanisation” de la Flandre, qui perdait tous ses liens culturels avec l’Allemagne, a fortiori quand l’enseignement de l’allemand n’était guère mieux organisé qu’en Wallonie, au profit du “tout-anglais”. Ces 2 processus d’aliénation, la francisation des francophones wallons et bruxellois et l’américanisation des Flamands, entrainent une incompréhension mutuelle qui explique le caractère durable de la crise belge actuelle. Bien sûr, cette crise a aussi des motifs purement politiciens.

    ♦ Quelle sont les clivages conflictuels majeurs qui provoqueront à votre avis l’échec définitif de la Belgique ?

    Si en fin de compte la Belgique échouera, éclatera, ou si elle se maintiendra, personne ne peut le dire à l’avance. Mais il est une chose certaine : nous assisterons, nous assistons déjà, à l’émergence d’une zone “neutralisée” (au sens où l’entendaient Carl Schmitt et Christoph Steding) au Nord-Ouest de l’Europe. L’écrivain flamand Rik Van Walleghem a publié récemment une livre remarquable, et en même temps très drôle, sur la mentalité belge actuelle : l’individualisme forcené, perceptible dans toute la population (en Flandre comme en Wallonie), est devenu si fort que plus aucune politique de “Bien commun” n’est possible. Cela signifie que le pays est de facto “neutralisé” dans la mesure où toute politique véritablement “politique” (Julien Freund) n’y est désormais déployable, parce que plus aucune “position” claire ne peut encore s’y manifester, l’espace belge, dans ces conditions, ne pouvant plus demeurer un “sujet politique” même de modestes dimensions. Le refus du “Bien commun”, ou l’impossibilité de le servir, et la disparition de la “subjectivité politique” relèvent bel et bien de cette attitude anti-impériale et anti-politique que dénonçait un auteur allemand de la Révolution conservatrice, aujourd’hui largement méconnu et oublié, Christoph Steding. Peu avant sa mort en 1934, Steding ne comptait pas la Belgique parmi les nations “impolitiques” d’Europe, comme la Suisse, les Pays-Bas et la Scandinavie. Aujourd’hui, s’il pouvait lire le livre de Van Walleghem, il la compterait sûrement parmi les pays “impolitiques” !

    Le problème linguistique belge n’est pas bloqué en Flandre ou en Wallonie, mais à Bruxelles et dans les 6 communes flamandes autour de la capitale où se sont installés des francophones ou des Flamands devenus francophones dans les années 60, 70 et 80 : c’est là que réside le contentieux territorial et politique ; les Flamands estiment que le principe de territorialité doit primer (une seule langue pour un territoire délimité et défini par le législateur lors de la fixation de la frontière linguistique) ; les Francophones estiment, pour leur part, que l’emploi d’une langue par une personne lui donne automatiquement le droit à être servie dans cette langue par l’administration de la commune ou de la région ; le nombre de locuteurs d’une langue déterminant de la sorte le statut linguistique du territoire, en dépit de toute décision antérieure du législateur. On le voit : les 2 positions sont antagonistes, sans la moindre possibilité de négociation fructueuse ou de compromission féconde. L’immigration à Bruxelles pose un problème supplémentaire : en Flandre, tous sont plus ou moins en faveur d’une réduction drastique des flux migratoires mais, chez les francophones, qui in petto veulent la même chose, on est trop influencé par l’idée d’une panade “panmixiste” prêchée depuis Paris. On n’ose pas prendre de position plus radicale parce que cela déclencherait immédiatement une campagne de haine et de diffamation dans les médias français. Si des socialistes ou des démocrates-chrétiens wallons se mettaient à voter des mesures limitant les flux migratoires, des journaux parisiens comme Libération ou Le Monde, lus par les francophones belges, déclencheraient automatiquement des campagnes de presse contre le pays, stigmatisant, une fois de plus, un racisme ou un fascisme imaginaires, comme ce fut le cas avec Haider, Berlusconi ou Orban.

    Autre problème récurrent de la Belgique : l’état de son système judiciaire, qui fonctionne très mal surtout à Bruxelles. L’ancien recteur des Facultés universitaires Saint Louis de Bruxelles, le Prof. François Ost, laisse sous-entendre, dans un ouvrage remarquable, que les problèmes de la justice, surtout en Belgique mais aussi ailleurs en Europe ou dans le monde, ont commencé lorsque la plupart des juristes (juges, procureurs et avocats) n’ont plus reçu une formation philosophique et littéraire solide et adéquate, surtout à partir du moment où l’on n’exigeait plus d’eux, comme auparavant, d’avoir bénéficié d’une formation classique, impliquant l’étude, à l’école secondaire, des racines grecques et latines de notre civilisation. Le Prof. Ost plaidait pour un formation générale et classique plus étoffée du personnel de la justice, faute de quoi les jugements posés deviendraient “mécaniques” et donc, souvent, “kafkaïens”. À côté de ce déclin culturel général, qui frappe aussi magistrature et barreau, règne un laxisme qu’a révélé la fameuse “affaire Dutroux” dans les années 90 du XXe siècle. Les délinquants juvéniles, nombreux dans les grandes villes, s’en tirent trop souvent à bon compte : on ne leur inflige que quelques vagues réprimandes, dans un français ou un néerlandais qu’ils ne comprennent généralement pas. La confiance dans les professions juridiques en est profondément ébranlée : les avocats sont perçus comme des “raboulistes” aux yeux des simples citoyens ; quand ce sont plutôt les règles qui jouent au détriment des faits dans les procès, le bon peuple ne comprend pas pourquoi les délinquants sont acquittés pour des “vices de procédure” sans qu’il ne soit tenu compte des faits répréhensibles qu’ils ont commis, fussent-ils des crimes effroyables. Les colonnes des journaux, notamment le plus lu du royaume, “Het Laatste Nieuws”, fourmillent de lettres de lecteurs dépités qui n’usent généralement pas d’un vocabulaire amène à l’égard des juristes, avocats comme magistrats.

    L’implosion de la société belge n’est donc pas seulement politique, avec la crise permanente que vit le royaume, ou sociologique, avec le repli sur l’égoïté de chacun comme le démontre l’ouvrage de Rik Van Walleghem, elle se niche également dans la perte de confiance totale dans l’appareil judiciaire. Pour la Belgique, il faudrait plutôt parler d’implosion que d’explosion ou d’éclatement. Tout phénomène d’implosion politique est un phénomène plus lent que l’explosion, brutale et soudaine. Dans les cas d’implosion politique, les institutions semblent encore fonctionner mais seulement vaille que vaille sans l’adhésion de la population qui devient de plus en plus sceptique, méfiante et hostile. Un fatalisme, tissé d’indifférence et de sombre mélancolie, s’installe dans une sorte de Château de Kafka postmoderne. Tout État affligé de tels maux survit misérablement mais cette simple survie ne recèle aucune valeur constructive sur les plans spirituel, intellectuel, politique ou historique.

    Reste à évoquer le problème du coût exorbitant de l’énergie, aux mains de grands consortiums français, tels Suez-GDF. L’énergie (gaz + électricité) est bien plus chère en Belgique que partout ailleurs en Europe. La ponction mensuelle effectuée par le secteur de l’énergie sur le budget des ménages entraîne un amoindrissement dramatique de l’épargne populaire, surtout quand les loyers augmentent terriblement, comme à Bruxelles et y absorbent souvent plus du tiers du salaire, et que la fiscalité ne s’allège pas. Un peuple ne peut pas faire confiance à un pouvoir politique qui laisse un secteur privé, et étranger de surcroît, comme celui de l’énergie, pomper déraisonnablement le budget des ménages, appauvrissant ainsi la population toute entière. Quand le pouvoir politique, tout au début du gouvernement di Rupo, a élevé faiblement la voix pour dénoncer le scandale, le secteur énergétique a superbement ignoré ce reproche et a encore augmenté les prix une semaine plus tard, signifiant ainsi au monde politique qu’il comptait pour du beurre. Ajoutons aussi que ce secteur énergétique ne paie que des impôts dérisoires et renâcle quand le pouvoir tente vaille que vaille de remédier à cette situation. À quoi peut donc bien servir un tel pouvoir politique, s’il se montre incapable de protéger la population contre des abus manifestes ? Ni les partis traditionnels ni les partis challengeurs (Ecolo, Groen, NVA et Vlaams Belang) n’ont formulé un programme visant à mettre au pas le secteur énergétique étranger : une grave, très grave, lacune, surtout dans le cas de l’opposition marginalisée par le nouveau “super-cordon sanitaire”.

    ♦ Le Vlaams Belang est sans nul doute le fer de lance politique du mouvement indépendantiste flamand. Pourtant, les cercles et partis nationalistes en Europe critiquent, parfois sévèrement, certaines lignes adoptées par ce parti. Partagez-vous cette critique et, question connexe, comment jugez-vous, dans le contexte flamand  actuel, l’avènement du nouveau parti qui concurrence ce Vlaams Belang, soit la NVA  (“Nieuwe Vlaamse Alliantie”) de Bart De Wever ?

    Je n’ai jamais été membre d’un parti, tout simplement parce que je n’ai jamais cru à l’utilité de partis nouveaux et à leur éventuelle efficacité sur le long terme dans le cadre belge. Le journaliste flamand Paul Belien, qui est très actif dans les pays anglo-saxons et écrit beaucoup en anglais, a pu très justement observer que la Belgique officielle suit un modèle, un “patron”, fixé une fois pour toutes. Ce modèle a été conçu en 1919, immédiatement après la Première Guerre mondiale et a été sanctionné par des accords pris dans le Château de Lopem (près de Bruges) par le Roi, les chefs des 3 principaux partis politiques, le patronat et les syndicats. À l’époque, on craignait surtout une révolution communiste/spartakiste car bon nombre d’ouvriers belges avaient sympathisé avec les “conseils d’ouvriers et de soldats” que les troupes allemandes, en rébellion ouverte contre leur hiérarchie, avaient proclamés dans les villes belges qu’elles occupaient. C’est pourquoi, le Roi, les syndicats, les associations patronales et les directions des 3 partis dits “traditionnels” (catholiques, socialistes et libéraux) ont décidé que seuls ces partis signataires des accords de Lopem avaient droit à une représentation politique et parlementaire normale.

    Les innovations politiques et les nouveaux partis, qui se présenteraient éventuellement sur la scène électorale, devaient dès lors être secrètement combattus et tenus éloignés du pouvoir réel. La “Troïka de Lopem” devait, dans l’optique de ses protagonistes, devenir un bastion inébranlable contre toute innovation partisane qui surviendrait sur la scène politique belge. À l’époque, on visait surtout les communistes et les nationalistes flamands. Pour le journaliste Belien, les accords de Lopem sont toujours valides, surtout quand il s’agit de barrer la route à de la nouveauté, sauf peut-être aux “Écolos”, et, pour Belien, ces mécanismes de fermeture fonctionnent surtout face à de la nouveauté flamande. Je partage son opinion même si je rejette sa volonté de faire d’une Flandre éventuellement devenue indépendante la féale alliée des États-Unis et de la Grande-Bretagne contre une UE trop déterminée par le binôme franco-allemand à ses yeux. La Flandre, tout comme les Pays-Bas, est la façade sur la Mer du Nord de l’Europe centrale, de la Mitteleuropa, tout en étant le prolongement occidental de la plaine nord-allemande. Elle ne saurait se satisfaire d’un statut de simple comptoir des thalassocraties anglo-saxonnes, comme le sont actuellement, du moins  dans une certaine mesure, les Pays-Bas.

    La critique, que certains cercles nationaux ou nationalistes ont émise, que ce soit en Flandre même, notamment avec les néo-solidaristes, ou chez certains francophones de diverses obédiences partisanes ou associatives, s’adresse essentiellement aux prises de position ouvertement pro-américaines ou pro-israéliennes de quelques pontes du parti, comme ce soutien enthousiaste et irrationnel à George W. Bush, lors d’une de ses visites au quartier général de l’OTAN à Bruxelles, qui s’est exprimé naguère dans les colonnes du quotidien Het Laatste Nieuws. J’ai personnellement trouvé ce soutien puéril, particulièrement stupide et niais. Par ailleurs, l’idée de créer sur le modèle de l’alliance Berlusconi / Fini / Bossi une “Forza Flandria” qui devrait advenir avec les libéraux du VLD est considérée comme absurde par bon nombre d’observateurs, surtout parce que les libéraux ne veulent absolument pas en entendre parler! Une telle alliance, qui serait automatiquement dominée par les idées libérales et néo-libérales, ne reçoit pas, c’est sûr, l’aval de la majorité des électeurs.

    Le peuple veut un nouveau parti populaire, aux assises rénovées et “nettoyées” (une opération “mains propres”) qui proposerait un programme socio-économique solide que l’on retrouve aussi chez les socialistes et les démocrates-chrétiens historiques, mais que l’on épurerait de ses innombrables corruptions, de tous les oripeaux de festivisme soixante-huitard et de toutes les dérives abracadabrantes de la “nouvelle élite intellectuelle” (celle que dénonce Christopher Lash), une fausse élite “catamorphique” qui se pique, elle, de permissivité et de gauchisme utopique. Le peuple veut donc un État social plutôt flamand que belge en Flandre, comme l’était jadis l’État belge jusque dans les années 60 et 70, mais un État social efficace et non inutilement dispendieux, basé sur le sérieux politique, sans le carnaval permanent des gauches molles en folie. Les électeurs ne veulent surtout pas que le système belge des allocations familiales soit détricoté ou battu en brèche par des mesures néolibérales.

    Les succès de la NVA s’expliquent parce que ce parti a commencé sa véritable ascension en 2007 comme partenaire mineur du parti démocrate-chrétien CD&V, encore très puissant à l’époque. Avec lui, la NVA a formé un “cartel” pour les élections législatives de juin 2007. Yves Leterme, qui était alors le chef du CD&V, a laissé tomber la NVA entre 2007 et 2010, afin de pouvoir gouverner le pays (avec les libéraux et les socialistes, obsession “lopemienne” oblige...), après que la presse francophone ait mené une campagne de haine et de dénigrement contre lui, accusé d’être le Cheval de Troie des méchants dissidents (contre-lopemistes) de la NVA. Ensuite, après les élections législatives anticipées de 2010, les rôles se sont inversés : la NVA de Bart De Wever a absorbé complètement les électeurs de la CD&V : si le “cartel” avait encore existé, le partenaire mineur serait devenu le partenaire majeur ! Mais cette victoire électorale de la NVA a fragilisé le schéma voulu par les fameux accords de Lopem de 1919, qui doivent encore et toujours servir de modèle pour l’éternité.

    Le système belge fonctionne sur base de cette illusion d’avoir fabriqué, un jour, il y a près de cent ans, un “modèle”, établi une fois pour toutes ; or l’histoire, en aucun cas, en aucun lieu, ne retient de tels modèles pour l’éternité. La NVA, comme avant elle, le Vlaams Belang ou d’autres partis wallons ou francophones, doit donc être adroitement, machiaveliquement, écartée des centrales du pouvoir. Ceci dit, le message politique de la NVA demeure très flou, très “fuzzy” pour reprendre un vocable anglo-saxon à la mode, si bien que tout esprit politiquement rationnel ne peut ni développer une critique de son contenu idéologique ou programmatique ni y adhérer en toute connaissance de cause. Reste à constater que le “cordon sanitaire” se perpétue et s’amplifie, en tant qu’expédient pour maintenir inamovible, sans changement aucun, la teneur des accords de Lopem envers et contre tout changement de donne et toute rationalité ; ce “cordon”, que l’on avait mis en place pour barrer la route au Vlaams Blok / Vlaams Belang, s’installe dorénavant, de manière tacite, sans bruit, pour contrer toute participation de la NVA à la gestion de l’État, du moins au niveau fédéral; cette extension du “cordon sanitaire” fait que près de 45% des électeurs flamands (NVA + Vlaams Belang) n’ont plus aucune représentation au sein du Parlement fédéral belge ! Bonjour la démocratie !

    ♦ Aux questions de la revue des corporations étudiantes autrichiennes, Die Aula, le chef de fraction du Vlaams Belang au parlement flamand, Filip De Winter, répondait que l’annexion d’Eupen-Malmédy au Land de Rhénanie du Nord/Westphalie était parfaitement envisageable en cas de dissolution de la Belgique. Estimez-vous que cette solution est réaliste ? Côté allemand, personne ne semble intéressé à la question, exactement comme en l’année 1990, lorsque Moscou offrait de redonner la Prusse orientale à l’Allemagne...

    L’histoire des 2 cercles autour des petites villes germanophones pittoresques, que sont Eupen et Saint-Vith (Malmédy a toujours été wallonne, y compris sous le IIe Reich de Bismarck, où la langue wallonne avait un statut officiel, ce qu’elle n’a par ailleurs jamais eu sous aucun autre régime politique) est une histoire complexe. Pour y voir clair, il faut relire attentivement une thèse de doctorat, celle du Dr. Klaus Pabst (Eupen-Malmédy in der belgischen Regierungs- und Parteienpolitik 1914-1940, Sonderdruck des Aachener Geschichtsvereins, Band 76, Aachen, 1964). Nous ne le répéterons jamais assez : l’imbroglio est très complexe. Ces 2 cercles ne sont pas les seuls cercles germanophones de la région : les communes de Plombières (Bleiberg), Henri-Chapelle (Heinrichkappelle), Welkenraedt et Baelen au Nord et de Bocholz, Urth, Lamerschen et Steinbach au Sud sont également germanophones mais ne firent jamais partie du Royaume de Prusse. Malmédy appartenait, sous l’Ancien Régime, à un tout petit État ecclésiastique, celui de l’Abbaye de Stavelot (Stablo) / Malmédy. Les habitants de Malmédy, bien que non germanophones, ont toujours été considérés comme des sujets prussiens plus fidèles que ceux d’Eupen, qui, en 1848, avaient sympathisé avec les révolutionnaires berlinois. Par ailleurs, en 1919, la Belgique annexe également des portions de la commune allemande de Monschau (Montjoie). Les communes germanophones de la “Wallonie de l’Est”, qui n’ont jamais été prussiennes, sont appelées, dans le langage du peuple, “altbelsch” (vieilles-belges) tandis que les cercles devenus belges en 1919 sont appelés “neubelsch” (nouveaux-belges).

    Pour rendre encore les choses plus compliquées, les Allemands (les Prussiens) ont négocié en 1919-1920 sur base du fait “linguistique” et voulaient que la frontière linguistique, séparant l’allemand de Rhénanie du wallon, devienne frontière d’État, mais forcément sans revendiquer les communes “altbelsch” et sans Malmédy, tandis que les négociateurs belges voulaient obtenir les frontières d’Ancien Régime, celle d’avant le Traité de Campo Formio de 1795 (où l’Autriche cédait les Pays-Bas méridionaux à la République française victorieuse), parce qu’à leurs yeux, les frontières des principautés et duchés du Saint-Empire étaient idéales et seules légitimes ! Un tracé de la frontière belgo-allemande selon le découpage territorial de l’ancien régime aurait eu une configuration différente : certains territoires de l’ensemble Eupen-Malmédy seraient restés allemands tandis que plusieurs communes allemandes seraient revenues à la Belgique, héritière des anciens duchés de Limbourg et de Luxembourg, jadis inclus dans les résidus du Cercle de Bourgogne qu’étaient les Pays-Bas espagnols puis autrichiens ; héritière aussi, depuis 1815, de la Principauté ecclésiastique de Liège et du territoire impérial de l’Abbaye de Stavelot-Malmédy. Tous les territoires ayant appartenu à ces entités d’ancien régime auraient dû revenir selon les négociateurs belges à la Belgique, posée comme héritière de l’Autriche et du Saint Empire dans la région, tandis que les négociateurs prussiens souhaitaient conserver tous les territoires germanophones des cantons d’Eupen, Malmédy et Saint-Vith et ne laisser que les communes wallones à la Belgique.

    Dans le cas d’un éclatement de la Belgique, les cercles d’Eupen et de Saint-Vith pourraient tout naturellement redevenir allemands. Ce serait certes une solution raisonnable car la géographie locale lie ces communes à leurs consœurs allemandes comme Aix-la-Chapelle, Düren, Prüm et Bitburg. Il y a quelques années, un sondage a été effectué dans toute la Wallonie et aussi dans la région germanophone ; les citoyens devaient répondre à une question : que voulez-vous devenir si la Belgique cesse d’exister ? Les habitants des cercles d’Eupen, Saint Vith et Malmédy, de même que les habitants des arrondissements purement wallons de Verviers (province de Liège) et de toute la province du Luxembourg belge (wallon), de même que bon nombre d’arrondissements de la province de Namur ont dit souhaiter l’annexion au Grand-Duché du Luxembourg, plutôt que de devenir français.

    De Winter et beaucoup d’hommes politiques flamands et wallons oublient trop souvent, comme je l’avais d’ailleurs oublié moi-même, que les œuvres littéraires des écrivains wallons évoquaient souvent avec anxiété les liens brisés avec l’Allemagne du fait des 2 guerres mondiales du XXe siècle. Pour l’un des meilleurs écrivains wallons contemporains, décédé depuis quelques années, Gaston Compère, c’est presque un leitmotiv récurrent de son œuvre. Et même celui qui a bruyamment milité entre 1918 et 1920 pour faire annexer ces cantons des Fagnes et de l’Eifel à la Belgique, je veux parler de Pierre Nothomb, le grand-père de l’écrivain belge contemporain Amélie Nothomb, n’a plus cessé, après la Seconde Guerre mondiale de parler de ses chères Ardennes et de son non moins cher Eifel, devenant dans la foulée un des meilleurs avocats de la réconciliation.

    Voilà comment tourne la roue de l’histoire dans l’est de la Wallonie... Tout cela nous explique pourquoi, dans le sondage que je viens de mentionner, le Grand-Duché du Luxembourg est préféré à la France jacobine, avec laquelle pourtant ces Wallons partagent la langue. N’oublions pas non plus que lors d’une conférence de presse officielle pendant la longue crise politique de 2007-2011, un ministre wallon, Magnette, a évoqué, sous forme de boutade, l’Anschluss de toute la Wallonie à l’Allemagne, tout simplement, argumentait-il, parce que les liens économiques entre la région belge et l’Allemagne sont très forts, bien plus forts qu’avec la France, à l’exception de quelques zones frontalières en Hainaut (et en Flandre...). De plus, les systèmes sociaux belges et allemands sont similaires et méritent d’être conservés. C’était évidemment du temps de Sarközy, que les socialistes wallons n’appréciaient guère...

    On évoque parfois la possibilité d’inclure tout le Land allemand de Rhénanie du Nord / Westphalie dans le Benelux, sous prétexte que les liens économiques sont tellement étroits que ce Land en fait partie de facto. Les cercles nationaux en Allemagne craignent qu’une telle démarche, qu’une adhésion au Benelux de la RNW déclencherait un processus de dissolution de l’État allemand, justement dans le but de faire advenir cette panade panmixiste d’indifférenciation que les eurocrates veulent imposer à tous, notamment sous l’impulsion de certains professeurs de la London School of Economics. Dans le cas qui nous préoccupe, je pense qu’il ne faut pas dramatiser : le Benelux n’est pas une instance qui fonctionne très bien ; ses composantes gardent farouchement leur identité et les Néerlandais ne souhaitent certainement pas être entraînés dans les dysfonctionnements patents et récurrents de l’État belge, au cas où le Benelux s’avèrerait subitement plus “intégrateur” qu’auparavant.

    Je pense plutôt que cette idée de “bénéluxer” la RNW, certes un peu loufoque car on pourrait tout aussi bien réclamer la fusion des États du Benelux et de la RFA tout entière (et pourquoi pas de l’Autriche ?), montre fianlement, mais par l’absurde, que ces pays de langues germaniques ou de parler roman (comme la Wallonie et, au Sud des Ardennes, la Lorraine romane), ont été déterminés, qu’ils le veuillent ou non par l’histoire germanique et impériale jusqu’en 1914 ; ils (re)trouvent inévitablement, dans l’Europe d’aujourd’hui, une sorte de destin commun, mieux des affinités et des “affinités électives” évidentes, tout simplement parce qu’au cours de l’histoire, ils ont toujours été étroitement liés et parce que leur folklore, leurs légendes et leurs traditions sont très souvent les mêmes. Seules les 2 guerres mondiales — brève parenthèse dans l’histoire millénaire de la chose impériale, bien que parenthèse effroyablement tragique et surtout disloquante — ont créé une césure que l’on est seulement aujourd’hui en train de surmonter.

    Il existe également une “Euro-Regio” comprenant la province flamande du Limbourg (Hasselt, Tongres, Saint-Trond), la province néerlandaise du Limbourg (Maastricht, Venlo), la province wallonne de Liège, le territoire de la Communauté germanophone de Belgique et les cercles d’Aix-la-Chapelle et Düren. Cette “Euro-Regio” fonctionne surtout dans le domaine du tourisme sans que les 3 langues utilisées lors des diètes officielles ne posent problème. Les Allemands d’aujourd’hui doivent savoir que de telles initiatives, qui partent de sentiments positifs, ne nous préparent pas une “panade eurocratique”, tout simplement parce qu’elles sont étroitement ancrées dans une région frontalière spécifique, découpée par des frontières récentes, qu’elles sont conscientes de leur identité commune “rhénane-mosane” et qu’elles partagent, dans leur folklore, les mêmes éléments de base mythiques et liturgiques (notamment dans les carnavals) ; on songera ensuite, dans le domaine de la musique et du chant, à un ténor sympathique et populaire comme André Rieu, natif de Maastricht, chanteur populaire en Allemagne, au patronyme d’origine wallonne !

    Ces initiatives, de surcroît, ont l’avantage non négligeable, de déconstruire la germanophobie née des 2 guerres mondiales du XXe siècle, ce qui, dans l’Ouest du continent est une nécessité impérieuse, surtout qu’en France, le nouveau “culte de la mémoire (courte)” revient sans cesse sur les événements tragiques de la seconde guerre mondiale, génèrant en sourdine une nouvelle germanophobie, et ruinant, par la même occasion, les efforts de réconciliation entrepris depuis l’entrevue De Gaulle / Adenauer en 1963. La RFA ne songe évidemment pas à une récupération des cantons d’Eupen et de Saint Vith, dans les circonstances actuelles, parce qu’il n’existe plus aucune forme d’hostilité dans la région et que les pouvoirs publics, de part et d’autre des frontières belges, allemandes et néerlandaises, coopèrent étroitement et amicalement, comme avant 1914, où la commune de Moresnet, par ex., était gérée conjointement par les 3 puissances, dans la bonne humeur et la convivialité. On imagine douaniers et gendarmes, tous uniformes confondus, chantant à pleins poumons autour de bons hanaps de bière, lors des kermesses, carnavals et autres fêtes paroissiales !

    La Prusse orientale est, dans le contexte actuel, une zone de bien plus grande importance stratégique parce que c’est par elle que transitent les gazoducs de la Baltique.

    ♦ Dans un article nécrologique à l’occasion de la mort de l’écrivain Ernst Jünger en 1998, vous expliquiez que vous le lisiez et l’admiriez depuis l’âge de 18 ans. Pourquoi cette admiration pour sa biographie et son œuvre littéraire ?

    Oui, j’ai commencé très tôt à lire les écrits d’Ernst Jünger. Je prépare pour l’instant un long entretien sur son œuvre et suis en train de lire les formidables biographies et monographies qui lui ont été consacrées récemment, notamment par des germanistes comme Meyer, Kiesel, Wimbauer, Ipema, Blok, Schwilk ou Weber. C’est exact : je suis admiratif de tous les aspects de l’œuvre de Jünger. La clarté de ses articles et essais nationaux-révolutionnaires demeure exemplaire et le Dr. Armin Mohler en a adapté le contenu pour présenter, dans feue la revue Criticon sa vision d’un conservatisme rénové, même si E. Jünger n’était guère satisfait de voir ainsi réactualisés ses écrits politiques de jeunesse, dans le contexte totalement différent des années 50 et 60.

    L’attitude, face à la vie, du Jünger devenu homme mûr, qui se retire de la politique et part à la recherche de paysages inviolés par la modernité, m’interpelle tout aussi profondément, même si, pour nous, hommes jeunes ou matures du début du XXIe siècle, une telle quête s’avère de moins en moins possible : les paysages jusqu’au fin fond de la Pampa (n’en déplaise à Jean Raspail !) ou jusqu’aux recoins les plus réculés du Sahara ou du Désert de Gobi, portent tous, maintenant, quelque part, des traces et des souillures de modernité. Au-delà de toutes prises de position politiques ou métapolitiques, cette attitude, cette volonté de trouver des paysages silencieux ou bruisant de milles bruits prémodernes exerce sur moi une véritable fascination. Je recommande tout particulièrement aux jüngeriens en herbe de lire et de relire les pages du journal de Jünger relatives à son voyage au Brésil en 1936 (et, effectivement, trouvera-t-on encore ce Brésil indemne aujourd’hui ?), à son séjour en Angola et à son excursion en Islande dans les années 60. Beaucoup de choses vues par Jünger et ses compagnons de voyage (dont son frère en Islande) ont été irrémédiablement détruites par la modernité.

    Personnellement, j’essaie encore de trouver des paysages indemnes ou d’en redécouvrir, mais je ne le puis que sur des espaces réduits à des distances de 5 ou 10 kilomètres : partout, on trouve les blessures indélébiles infligées par les “temps de l’accélération” (die Beschleunigung), blessures qui n’avaient pas encore été infligées dans les années 60, quand j’étais un enfant et quand la “connexion totale”, crainte par Friedrich-Georg Jünger dans son ouvrage Die Perfektion der Technik, n’avait pas encore l’ampleur étouffante qu’elle détient de nos jours. Aujourd’hui, objets et villages, villes et paysages, en sont affectés. Le germaniste Weber, qui a sorti récemment chez Matthes & Seitz à Berlin, une monographie remarquable sur l’œuvre de Jünger, démontre que l’idée fondamentale de cet auteur est justement l’idée de “décélération”, d’Entschleunigung. Il a raison. J’aimerais bien, comme le souhaite aussi un autre écrivain allemand, Martin Mosebach, appartenir dorénavant au cercle insigne des “retirés” et des “décélérants” (Entschleuniger), car le monde misérable des alignés et des conformistes de la modernité accélératrice, fébrile et frénétique, m’indispose et me déplait.

    Martin Meyer, dans son ouvrage sur Ernst Jünger, rappelle que notre auteur, au-delà des formes totalitaires ou non totalitaires du Léviathan moderne aux racines idéologiques “bourgeoises”, voit avec anxiété et réprobation se multiplier les “structures” qui étouffent les “ordres vitaux”, seuls réceptacles de véritable liberté, et les remplacent par des “Funktionsbeziehungen”, de purs et froids “rapports de fonctionnement”, totalement abstraits, inorganiques et insensibles à toutes nuances et circonstances. Aucune spontanéité vitale, donc aucune liberté vraie, ne peut plus se déployer sous le joug de telles abstractions : telle est aussi la grande leçon de l’anarque Jünger, qui nous incite à vivre le plus possible détaché de ces structures oblitérantes. Ensuite, ce mélange de sérénité (Gelassenheit), de cynisme désabusé et de quiétude souveraine chez notre auteur, je le trouve admirable. J’aime souvent citer cette anecdote que Schwilk, je crois, met en exergue dans sa monographie, au ton si vivant et chaleureux : devenu centenaire, Jünger est hospitalisé quelque part en pays souabe. Le Bild-Zeitung, journal de boulevard ne visant que le sensationnel, titre : “Un grand Allemand s’est couché pour mourir”. La femme de Jünger, qu’il surnommait “Mon petit Taureau”, lui apporte le journal. Jünger ricane et dit : « Ce plaisir-là, je ne vais pas encore le leur faire ! ». Le reste de mes cogitations jüngeriennes, je le laisse pour l’entretien que je prépare depuis au moins six bons mois. Si vous le souhaitez, je vous en traduirai quelques extraits...

    ♦ Cet article nécrologique de votre plume était paru dans Junge Freiheit. Pourquoi ne lit-on plus rien de vous dans les pages de ce journal ?

    Pour la direction de Junge Freiheit, il n’existe qu’une seule et unique personne en Europe de l’Ouest (et pas seulement en France) qui peut fonctionner comme correspondant : Alain de Benoist. Mais comme celui-ci s’est chamaillé avec tout le monde (ou se chamaillera si ce n’est pas encore le cas...) et comme ce solitaire grognon croit dur et ferme qu’il incarne tout seul sa fantômatique nouvelle droite (canal historique) et comme il croit aussi, tel un spectre errant, qu’il est le seul autorisé à représenter sa nouvelle droite dans le vaste monde ou même au niveau intergalactique, il met tout en œuvre pour empêcher d’autres de s’exprimer à la tribune qu’offrent les journaux ou les revues bienveillantes à l’égard de ce vaste courant de pensée, à têtes multiples, que représente, partout dans le monde, la mouvance “nouvelle droite”. C’est ainsi, on n’y peut rien et l’on n’y changera rien !

    Je me souviens toutefois que jadis, il y a bien des années, Junge Freiheit avait un autre correspondant à Paris. Un homme solide, bon vivant et rigolard, avec une barbe de ténor wagnérien, originaire d’Alsace, bilingue, qui avait appartenu fidèlement à la ND (canal historique) aux temps héroïques du mouvement. Il régalait les lecteurs de JF d’articles bien tapés sur les affaires françaises. Au bout de quelques mois, sa signature a malheureusement disparu des colonnes de Junge Freiheit et de toutes les autres initiatives qualifiables, en France, de ND, fort probablement parce qu’il a été “purgé” à la suite de l’une ou de l’autre révolution de Politburo (de sotie) à Paris. L’attitude de la direction de Junge Freiheit en ce domaine est navrante : elle relève d’un pauvre travers, celui qui consiste à idolâtrer des gourous, au lieu de penser et d’agir objectivement et rationnellement. J’avais proposé de traduire les entretiens que prenait avec brio Xavier Cheneseau, un journaliste de la revue des chasseurs français, Le Saint-Hubert, d’accord en toute courtoisie pour que l’hebdomadaire berlinois les reprennent, et cela, gratuitement. J’avais traduit un premier entretien avec Brigitte Bardot : sitôt celui-ci paru, nous avons appris que quelqu’un, à Paris, avait chuchoté à l’oreille de la direction berlinoise de JF, que ces entretiens étaient “faux”, comme si une revue aussi diffusée que Le Saint-Hubert se permettrait de publier de faux entretiens ! Exit Cheneseau ! Et, du coup, exit tous les auteurs ou hommes politiques interviewés par cet infatigable garçon ! Une coopération avec Cheneseau se serait avérée bien fructueuse et aurait donné à la rédaction berlinoise un succulent zeste d’originalité dans la presse allemande. On a, à Berlin, choisi de ne pas faire mariner ce zeste de bon fruit gaulois dans la tisane “néo-conservatrice”, offerte aux lecteurs allemands. Dommage. Navrant. En ce qui me concerne, si je ne ne puis écrire dans telle ou telle revue à cause des intrigues parisiennes de la ND, je ne m’en soucie guère : le monde est vaste, j’écris pour d’autres, je me promène, j’arpente mes Holzwege [sentiers forestiers], je travaille (car je ne suis pas un marginal, moi, qui vit des cotises de quelques naïfs dont j’abuserais de la générosité) et je médite en rigolant l’adage qu’aimait à répéter ma grand-mère maternelle ouest-flamande, originaire de Zonnebeke : “Qui ne veut point de mes œufs, les laissera dans mon panier” (Wie van mijn eieren niet wil hebben, die laat ze maar in mijn mand).

    ♦ Vous vous êtes également intéressé à un autre grand format de la pensée allemande : Carl Schmitt. Bon nombre d’observateurs estiment que sa pensée reviendra bien vite à la surface vu la crise financière et économique qui dure et persiste, et vu les conflits d’ordre géopolitique qui secount l’échiquier planétaire. Comment voyez-vous les choses ?

    J’ai découvert Schmitt assez tôt et ai entamé la lecture de ses œuvres, surtout parce que je suis tout simplement un compatriote de ce cher professeur d’université que fut Piet Tommissen, malheureusement décédé en août 2011. Il nous a carrément donné l’ordre de lire Schmitt. Il venait régulièrement, fin des années 70, prononcer quelques allocutions à la tribune des cercles Evola en Flandre, créés à l’initiative du surréaliste historique, le peintre Marc. Eemans. Ensuite, j’ai connu Günter Maschke à la Foire du Livre de Francfort en 1984 et depuis lors, quand nous sommes assis autour d’une table, avec un bon verre de vin de Hesse à la main, nous parlons immanquablement de thèmes relevant des “Schmittiana” et devisons sur la théorie du “grand espace” que Carl Schmitt avait commencé à théoriser dans les années 30. Pour être exact, mon intérêt pour Schmitt dérive d’un intérêt pour la géopolitique car je suis, en fait, un disciple du Général von Lohausen. J’ai toujours été d’avis qu’il fallait lire Schmitt en même temps qu’Haushofer et que d’autres auteurs de sa Zeitschrift für Geopolitik ou de la collection géopolitique (intitulée Zeitgeschehen) des éditions Goldmann de Leipzig dans les années 30 et 40. Nous avons là un filon quasi inépuisable d’auteurs très pertinents, malheureusement oubliés aujourd’hui mais qu’il vaudrait la peine de redécouvrir : il y a du pain sur la planche car ce sont des rayons entiers de bibliothèque que ces hommes ont remplis. Maschke et moi avons d’ailleurs un faible pour l’un d’eux : le journaliste Colin Ross, mort foudroyé sur la rive d’un fleuve russe en 1943. Allez donc chez un bouquiniste, pour rechercher ses livres et lisez-les ! Malgré les bons travaux du Prof. Jacobsen et du politologue Hans Ebeling, de même ceux des Prof. Klein et Korinman en France, un travail systématique reste à faire sur la Zeitschrift für Geopolitik, qui mérite franchement d’être lue avec toute l’acribie voulue et d’être complétée d’un appareil de notes comme l’a fait Maschke pour les Positionen und Begriffe de Carl Schmitt, ainsi que Tommissen pour toute l’œuvre et la correspondance de Schmitt pendant de longues décennies.

    Question simple : pourquoi faut-il relire Schmitt (et Haushofer) aujourd’hui ? Quelques critiques de Schmitt dans les cercles nationaux disent qu’il a été un “Étatiste” trop rigide. Je rejette cette objection et je dis qu’il a été, au contraire, l’un des critiques les plus avisés de l’impérialisme britannique et américain. Tout comme Haushofer d’ailleurs. Plutôt que de fabriquer une Europe libérale et de la maintenir vaille que vaille en vie, les Européens devraient plutôt songer à recréer un “grand espace” autarcique ou semi-autarcique. La meilleure esquisse de cette notion schmittienne de “grand espace” se trouve dans le volume Coincidentia Oppositorum (édité chez Duncker & Humblot, Berlin) et dû à la plume d’un ami que j’ai connu jadis, Maître Jean-Louis Feuerbach de Strasbourg, perdu de vue, hélas, depuis de nombreuses années. Ce texte a sans doute échappé à bon nombre de lecteurs allemands parce qu’il a été rédigé et publié en français, l’éditeur, Helmut Quaritsch, hélas aussi décédé en 2011, étant le premier énarque allemand, sorti de la fameuse École Nationale d’Administration de Paris et donc parfait bilingue. Un homme dont je garde un souvenir ému, depuis un séminaire de la DESG à Sababurg, le long de la “Märchenstrasse”. Cela me force à terminer cette réponse à votre question par une note toute empreinte de tristesse : pour les sciences politiques, telles que nous les entendons, l’année 2011 a été vraiment catastrophique, avec la double disparition de Quaritsch, ancien éditeur de la revue Der Staat, et de Tommissen. Deux hommes irremplaçables....

    ♦ Pour terminer, une question sur la “nouvelle droite”, à laquelle, paraît-il, vous appartiendriez... Les anciens protagonistes de ce mouvement se sont disputés entre eux, ont opté pour des voies différentes voire divergentes. La “nouvelle droite” a-t-elle échoué sur toute la ligne ou, selon vous, ses idées sont-elles encore, quelque part, ancrées dans le réel ?

    En fait, j’en ai plein les bottes de la “nouvelle droite” et je préférerais ne pas répondre à votre question. Mais vous êtes un honnête homme et vos lecteurs méritent de recevoir quelques explications. Cela fait plus de 20 ans maintenant que je n’ai plus vu ce monsieur de Benoist ou seulement furtivement, lors de la Foire du Livre de Francfort en octobre 1999 mais il s’est enfui quand il m’a aperçu ou, la deuxième fois que nos chemins et nos regards se sont croisés, il s’est dissimulé derrière un exemplaire largement déployé de Junge Freiheit dans le stand loué par cet hebdomadaire. Voilà pourquoi je ne peux plus rien vous dire de fort précis sur les aléas qui ont ponctué la vie vivotante de ce mouvement parisien au cours de ces dernières années. Pour les terribles simplificateurs et pour bon nombre de clochards mentaux installés dans un anti-fascisme autoproclamé et souvent alimentaire, j’appartiendrais à la ND (française !) seulement parce que j’ai été, pendant 9 mois en 1981, secrétaire de rédaction de Nouvelle école, la revue d’A. de Benoist, et parce que j’ai participé à 2 ou 3 universités d’été en Provence (où j’avoue d’ailleurs m’être bien amusé, ce qui est l’essentiel, Carpe diem !). Plus tard, mon propre mouvement, Synergon ou Synergies européennes, a puisé à d’autres sources (Haushofer, Wittfogel, Pernerstorfer, de Jouvenel, Jean de Pange, Willms, etc.). De plus, au sein de la “nouvelle droite” française, j’ai toujours été une voix critique. J’ai surtout été profondément choqué et meurtri par le sort cruel que la direction parisienne et faisandée de ce mouvement a infligé au malheureux Guillaume Faye, non seulement dans les années 80, mais aussi en l’an 2000, lorsque l’État lui faisait un procès pour le contenu de son ouvrage La colonisation de l’Europe. Benoist et son satellite de l’époque, Charles Champetier (entretemps ce féal d’entre les féaux a également été “purgé”...), n’ont rien trouvé de mieux, dans ce contexte, alors que le jugement n’avait pas encore été prononcé, de traiter Faye de “dangereux raciste” dans les colonnes du journal italien Lo Stato. Faye a par la suite été condamné pour “racisme”. La ND parisienne avait promis à tous ses adhérents de leur offrir une “communauté” d’amis et de camarades. Et voilà comment les bons camarades sont devenus parjures, voilà comment ils ont traité Faye, un garçon qui leur avait donné le meilleur de lui-même, jusqu’à accepter une vie de misère et de privations...

    Je ne dirais pas que la ND a échoué, parce que de Benoist s’est comporté en égocentrique voire en égomane : la ND a vu passer une quantité de personnes dans ses rangs, qui ont fait beaucoup ou peu pour elle, mais qui, après l’avoir quittée pour 36 raisons, valables ou non, ou après en avoir été évincées pour les caprices d’un philosophe auto-proclamé et sans bacchalauréat qui se veut “figure de proue”, demeurent actives dans une quantité impressionnante de clubs, d’associations ou de formations plus ou moins politiques, qui ont souvent un ancrage local. Lorsque je traverse la France en tant que touriste, pour me rendre en Suisse, en Italie ou en Espagne, j’ai toujours le plaisir de retrouver des camarades actifs quelque part, militant au sein de structures diverses ou produisant des œuvres ou des publications intéressantes. La ND française n’a jamais eu qu’une tête parisienne pourrie, ce qui correspond au dicton français, “le poisson pourrit toujours par la tête”. Les cercles demeurés actifs dans les provinces françaises sont généralement restés sains et continuent à œuvrer dans la discrétion et avec efficacité. Dommage, qu’à cause de certains blocages, dus aux manigances sordides de la “caboche putréfiée”, le public allemand (et bénéluxien et italien et espagnol et américain, etc.) n’en sache rien, n’en soit jamais informé. Ensuite, il faut dire, pour paraphraser Max Weber, que les valeurs ne meurent jamais. Nous vivons dans une époque très triviale de l’histoire, où les valeurs sont refoulées, foulées aux pieds ou moquées, mais les périodes triviales de l’histoire (comme les périodes sublimes d’ailleurs, que Sorokin qualifiait d’“ideational”) ne sont jamais éternelles, que ce soit dans l’histoire européenne ou dans l’histoire de la ND.

    ♦ Monsieur Steuckers, nous vous remercions d’avoir bien voulu répondre à nos questions.

    ► Réponses rédigées à Forest-Flotzenberg, juillet 2012.

     

    Rentrée 2012

     


    ♦ Entretien-éclair avec Robert Steuckers ♦

    Deux questions à la fin de la première décennie du XXIe siècle

     

    Question : Monsieur Steuckers, le site de “Synergies Européennes publie énormément de textes sur la “Révolution conservatrice” allemande, en même temps qu’un grand nombre d’articles ou d’interventions sur l’actualité en politique internationale et en géopolitique : ne pensez-vous pas que la juxtaposition de ces 2 types de thématiques peut paraître bizarre pour le lecteur non averti ? Voire relever de l’anachronisme ?

    rs210.jpgRS : Deux remarques : d’abord le présent est toujours tributaire du passé. À la base, nos méthodes d’analyse sont inspirées de l’historiographie née au XIXe siècle, avec Dilthey et Nietzsche, et des travaux de Michel Foucault, développés depuis le début des années 60 : ces méthodes se veulent “généalogiques” ou “archéologiques”. Nous cherchons, dans nos groupes, qui fonctionnent, je le rappelle, de manière collégiale et pluridisciplinaire, à expliciter le présent par rapport aux faits antécédents, aux racines des événements. Pourquoi ? Parce que toute méthode qui n’est pas archéologique bascule immanquablement dans le schématique, plus exactement dans ces schématismes binaires qui font les fausses “vérités” de propagande. « La vérité, c’est l’erreur », disait la propagande de Big brother dans le 1984 d’Orwell. Aujourd’hui, les “vérités” de propagande dominent les esprits, les oblitèrent et annulent toute pensée véritable, la tuent dans l’œuf.

    En juxtaposant, comme vous dites, des textes issus de la Konservative Revolution et des textes sur les événements qui se déroulent actuellement dans les zones de turbulence géopolitique, nous entendons rappeler que, dans l’orbite de la Révolution conservatrice, des esprits innovateurs, des volontés révolutionnaires, ont voulu déjà briser les statu quo étouffants, ont œuvré sans discontinuité, not. dans les cercles étiquettés “nationaux-révolutionnaires”. Vers 1929/1930, divers colloques se sont déroulés à Cologne et à Bruxelles entre les lésés de Versailles et les représentants des forces montantes anti-impérialistes hors d’Europe. Aujourd’hui, une attitude similaire serait de mise : les Européens d’aujourd’hui sont les principales victimes de Téhéran, de Yalta et de Potsdam. La chute du Mur de Berlin et la disparition du Rideau de Fer n’a finalement pas changé grand chose à la donne : désormais les pays d’Europe centrale et orientale sont passés d’une hégémonie soviétique, qui n’était pas totalement étrangère à leur espace, à une hégémonie américaine qui, elle, y est totalement étrangère.

    Plus la base territoriale de la puissance qui impose son joug est éloignée, non contigüe, plus le joug s’avère contre-nature et ne peut fonctionner que grâce à la complicité de pseudo-élites véreuses, corrompues, qui rompent délibérément avec le passé de leurs peuples. Qui rompt de la sorte avec le passé de son peuple introduit d’abord un ferment de dissolution politique (car toute politie [ou policie ; anc. fr. : organisation socio-politique] relève d’un héritage) et livre, par conséquent, la population de souche à l’arbitraire de l’hegemon étranger. Une population livrée de la sorte à l’arbitraire et aux intérêts d’une raumfremde Macht [puissance étrangère à un espace à vocation géopolitique] (selon la terminologie forgée par Carl Schmitt et Karl Haushofer) finit par basculer d’abord dans la misère spirituelle, dans la débilité intellectuelle, anti-chambre de la misère matérielle pure et simple. La perte d’indépendance politique conduit inexorablement à la perte d’indépendance alimentaire et énergétique, pour ne rien dire de l’indépendance financière, quand on sait que les réserves d’or des grands pays européens se trouvent aux États-Unis, justement piur leur imposer l’obéissance. L’État qui n’obtempère pas risque de voir ses réserves d’or confisquées. Tout simplement.

    Du temps de la République de Weimar, les critiques allemands des plans financiers américains, les fameux plans Young et Dawes, se rendaient parfaitement compte de la spirale de dépendance dans laquelle ils jetaient l’Allemagne vaincue en 1918. Si, jadis, entre 1928 et 1932, la résistance venait d’Inde, avec Gandhi, de Chine, avec les régimes postérieurs à celui de Sun-Ya-Tsen, de l’Iran de Reza Shah Pahlevi et, dans une moindre mesure, de certains pays arabes, elle provient essentiellement, pour l’heure, du Groupe de Shanghaï et de l’indépendantisme continentaliste (bolivarien) d’Amérique ibérique. Les modèles à suivre pour les Européens, ahuris et décérébrés par les discours méditiques, énoncés par les “chiens de garde du système”, se trouvent donc aujourd’hui, en théorie comme en pratique, en Amérique latine.

    • Q. : Vous ne placez plus d’espoir, comme jadis ou comme d’autres “nationaux-révolutionnaires”, dans le monde arabo-musulman ?

    RS : Toutes les tentatives antérieures de créer un axe ou une concertation entre les dissidents constructifs de l’Europe asservie et les parties du monde arabe posées comme “États-voyous” se sont soldées par des échecs. Les colloques libyens de la “Troisième Théorie Universelle” ont cessé d’exister dès le rapprochement entre Khadaffi et les États-Unis et dès que le leader libyen a amorcé des politiques anti-européennes, not. en participant récemment au mobbing [mobilisation médiatique pour faire pression politique] contre la Suisse, un mobbing bien à l’œuvre depuis une bonne décennie et qui trouvera prétexte à se poursuivre après la fameuse votation sur les minarets.

    Le leader nationaliste Nasser a disparu pour être remplacé par Sadat puis par Moubarak qui sont des alliés très précieux des États-Unis. La Syrie a participé à la curée contre l’Irak, dernière puissance nationale arabe, éliminée en 2003, en dépit de l’éphémère et fragile Axe Paris-Berlin-Moscou. Les crispations fondamentalistes déclarent la guerre à l’Occident sans faire la distinction entre l’Europe asservie et l’hegemon américain, avec son appendice israélien. Les fondamentalismes s’opposent à nos modes de vie traditionnels et cela est proprement inacceptable, comme sont inacceptables tous les prosélytismes de même genre : la notion de jahiliyah [idolâtrie à détruire] est pour tous dangereuse, subversive et inacceptable ; c’est elle que véhiculent ces fondamentalismes, d’abord en l’instrumentalisant contre les États nationaux arabes, contre les résidus de syncrétisme ottoman ou perse puis contre toutes les formes de polities non fondamentalistes, not. contre les institutions des États-hôtes et contre les mœurs traditionnelles des peuples-hôtes au sein des diasporas musulmanes d’Europe occidentale.

    Une alliance avec ces fondamentalismes nous obligerait à nous renier nous-mêmes, exactement comme l’hegemon américain, à l’instar du Big Brother d’Oceana dans le roman 1984 de George Orwell, veut que nous rompions avec les ressorts intimes de notre histoire. Le Prix Nobel de littérature Naipaul a parfaitement décrit et dénoncé cette déviance dans son œuvre, en évoquant principalement les situations qui sévissent en Inde et en Indonésie. Dans cet archipel, l’exemple le plus patent, à ses yeux, est la volonté des intégristes de s’habiller selon la mode saoudienne et d’imiter des coutumes de la péninsule arabique, alors que ces effets vestimentaires et ces coutumes étaient diamétralement différentes de celles de l’archipel, où avaient longtemps régné une synthèse faite de religiosités autochtones et d’hindouisme, comme l’attestent, par ex., les danses de Bali.

    L’idéologie de départ de l’hegemon américain est aussi un puritanisme iconoclaste qui rejette les synthèses et syncrétismes de la « Merry Old England » (1), de l’humanisme d’Érasme, de la Renaissance européenne et des polities traditionnelles d’Europe. En ce sens, il partage bon nombre de dénominateurs communs avec les fondamentalismes islamiques actuels. Les États-Unis, avec l’appui financier des wahabites saoudiens, ont d’ailleurs manipulé ces fondamentalismes contre Nasser en Égypte, contre le Shah d’Iran (coupable de vouloir développer l’énergie nucléaire), contre le pouvoir laïque en Afghanistan ou contre saddam Hussein, tout en ayant probablement tiré quelques ficelles lors de l’assassinat du roi Fayçal, coupable de vouloir augmenter le prix du pétrole et de s’être allié, dans cette optique, au Shah d’Iran, comme l’a brillamment démontré le géopolitologue suédois, William Engdahl, spécialiste de la géopolitique du pétrole.

    Ajoutons au passage que l’actualité la plus récente confirme cette hypothèse : l’attentat contre la garde républicaine islamique iranienne, les troubles survenus dans les provinces iraniennes en vue de déstabiliser le pays, sont le fait d’intégrismes sunnites, manipulés par les États-Unis et l’Arabie saoudite contre l’Iran d’Ahmadinedjad, coupable de reprendre la politique nucléaire du Shah ! L’Iran a riposté en soutenant les rebelles zaïdites/chiites du Yémen, reprenant par là une vieille stratégie perse, antérieure à l’émergence de l’islam !

    Les petits guignols qui se piquent d’être d’authentiques nationaux-révolutionnaires en France ou en Italie et qui se complaisent dans toutes sortes de simagrées pro-fondamentalistes sont en fait des bouffons alignés par Washington pour 2 motifs stratégiques évidents :

    • 1) créer la confusion au sein des mouvements européistes et les faire adhérer aux schémas binaires que répandent les grandes agences médiatiques américaines qui orchestrent partout dans le monde le formidable soft power (2) de Washington ;
    • 2) prouver urbi et orbi que l’alliance euro-islamique (euro-fondamentaliste) est l’option préconisée par de “dangereux marginaux”, par des “terroristes potentiels”, par les “ennemis de la liberté”, par des “populistes fascisants ou crypto-communistes”.


    Dans ce contexte, nous avons aussi les réseaux soi-disant “anti-fascistes” s’agitant contre des phénomènes assimilés à tort ou à raison à une idéologie politique disparue corps et biens depuis 65 ans. Dans le théâtre médiatique, mis en place par le soft power de l’hegemon, nous avons, d’une part, les zozos nationaux-révolutionnaires ou néo-fascistes européens zombifiés, plus ou moins convertis à l’un ou l’autre resucé du wahabisme, et, d’autre part, les anti-fascistes caricaturaux, que l’on finance abondamment à fin de médiatiser les premiers, not. via un député britannique du Parlement européen. Tous y ont leur rôle à jouer : le metteur en scène est le même. Il anime le vaudeville de main de maître. Tout cela donne un spectacle déréalisant, relayé par la grande presse, tout aussi écervelée. Dommage qu’il n’y ait plus un Debord sur la place de Paris pour le dénoncer !

    Pour échapper au piège mortel du “musulmanisme” pré-fabriqué, tout anti-impérialisme européiste conséquent a intérêt à se référer aux modèles ibéro-américains. In fine, il me paraît moins facile de démoniser le pouvoir argentin ou brésilien, et même Chavez ou Morales, comme on démonise avec tant d’aisance le fondamentalisme musulman et ses golems fabriqués, que sont Al-Qaeda ou Ben Laden.

    Alexandre del Valle et Guillaume Faye, que ce musulmanisme insupportait à juste titre, not. celui du chaouch favori du lamentable polygraphe de Benoist (3), cet autre pitoyable graphomane inculte sans formation aucune : j’ai nommé Arnaud Guyot-Jeannin (4). Le site You Tube nous apprend, par le truchement d’un extrait vidéo, que ce dernier s’est récemment produit à une émission de la télévision iranienne, où il a débité un épouvantable laïus de collabo caricatural qui me faisait penser à l’épicier chafouin que menacent les soldats français déguisés en Allemands, pour obtenir du saucisson à l’ail, dans la célèbre comédie cinématographique La 7ème Compagnie… Il y a indubitablement un air de ressemblance…

    Cependant, pour échapper à de tels clowns, Del Valle et Faye se sont plongés dans un discours para-sioniste peu convaincant. Faut-il troquer l’épicier de la 7ème Compagnie pour la tribu de Rabbi Jacob, la célèbre comédie de Louis de Funès ? En effet, force est de constater que le fondamentalisme judéo-sioniste est tout aussi néfaste à l’esprit et au politique que ses pendants islamistes ou américano-puritains. Tous, les uns comme les autres, sont éloingés de l’esprit antique et renaissanciste de l’Europe, d’Aristote, de Tite-Live, de Pic de la Mirandole, d’Érasme ou de Juste Lipse. Devant toutes ces dérives, nous affirmons, haut et clair, un « non possumus » ! Européens, nous le sommes et le resterons, sans nous déguiser en bédouins, en founding fathers ou en sectataires de Gouch Emounim.

    On ne peut qualifier d’antisémite le rejet de ce pseudo-sionisme ultra-conservateur, qui récapitule de manière caricaturale ce que pensent des politiciens en apparence plus policés, qu’ils soient likoudistes ou travaillistes mais qui sont contraints de rejeter les judaïsmes plus féconds pour mieux tenir leur rôle dans le scénario proche- et moyen-oriental imaginé par l’hegemon. Le sionisme, idéologie au départ à facettes multiples, a déchu pour n’être plus que le discours de marionnettes aussi sinistres que les Wahabites. Tout véritable philosémitisme humaniste européen participe, au contraire, d’un plongeon dans des œuvres autrement plus fascinantes : celles de Raymond Aron, Henri Bergson, Ernst Kantorowicz, Hannah Arendt, Simone Weil, Walter Rathenau, pour ne citer qu’une toute petite poignée de penseurs et de philosophes féconds. Rejeter les schémas de dangereux simplificateurs n’est pas de l’antisémitisme, de l’anti-américanisme primaire ou de l’islamophobie. Qu’on le dise une fois pour toutes !

    ► Propos recueillis par Philippe Devos-Clairfontaine (Bruxelles, 7 déc. 2009).

    notes en sus :

    1 : « Vieille Angleterre joyeuse » : idéal de concorde et de bon-vivre, né à la fin du Moyen-Âge et s'affirmant particulièrement au XVIIe s. après les affres des guerres civiles, basé  sur une réconciliation ville/campagne, barons/roi, art populaire/art savant.

    2 : Hardpower / Softpower : Un État peut défendre sa souveraineté et ses intérêts nationaux de plusieurs façons. Soit par la projection de sa force militaire, comme dans le cas de l’intervention israélienne au Liban-Sud : on parle alors de hardpower ; soit par des processus d’influence économique ou culturelle, le cinéma peut ainsi étendre des “valeurs” ou diffuser des normes de comportements sans passer par la puissance militaire : on parle alors de softpower. La distinction a été proposée par Joseph Nye dans un ouvrage intitulé Bound to Lead : The changing nature of American power (Basic Books, 1990).

    3 : Concernant ce que d'un point de vue externe on peut appeler la “querelle” entre SE & le GRECE, ce dernier étant considéré comme se refusant à toute alternative politique sérieuse par rabbatement sur le seul “culturel” selon la ligne imposée par sa figure principale, nous renvoyons au dossier complet paru dans la revue Vouloir n°146-148 (1999) qui revient sur les “pistes manquées”. L'aspect subjectif du propos est donc à contextualiser car inscrit dans un historique des rapports.

    4 : Auteur dans la lignée de la droite contre-révolutionnaire, défendant une royauté sacrée par recours à la Tradition. L'absence de réalisme historique et par là politique est un des effets d'une posture littéraire “sanctuarisant” son domaine d'études et propice aux intrigues de salon. Ce dernier point explique qu'il soit vertement taxé ici de suivant docile.

     

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    ◊ Entretien de Robert Steuckers

    à Volk in Bewegung

     

    • M. Steuckers, pouvez-vous expliquer à nos lecteurs, en quelques mots, quels ont été les objectifs de Synergies Européennes ?

    vib52010.gifPour répéter en gros ce que j’ai déjà maintes fois dit dans plusieurs entretiens, l’objectif principal de Synergies Européennes a été de faire émerger une sorte de Think Tank, de “Boîte à idées”, où penseurs et publicistes non conformistes venus de tout l’espace culturel européen pouvaient participer à la mise en forme d’une alternative générale au système dominant. Pour nous, la différence majeure entre la fidélité conformiste au système, d’une part, et la critique non conformiste de ce même système, d’autre part, réside essentiellement dans la différence fondamentale qui existe entre 1) une pensée organique, consciente des forces à l’œuvre dans l’histoire et proches des hommes réels et 2) une pensée détachée de l’histoire, des continuités historiques, mécanique et par là même étrangère à l’homme.

    Cette dernière forme de pensée nous est présentée désormais comme le sommet du “Bien”, comme un corpus intangible dont on ne peut mettre la validité en doute. Pour parvenir à notre objectif, nous souhaitions établir une coopération constante, bien que souple, entre publicistes de toute l’Europe, de façon à ce qu’un flot d’informations directes et permanentes, issues immédiatement des sources, puisse s’écrire, surtout par le biais de traductions et d’entretiens. C’est ce que j’ai essayé de concrétiser personnellement dans les différentes revues que j’ai patronnées ou dont j’ai assumé le secrétariat de rédaction, comme Vouloir, Orientations, Nouvelles de Synergies Européennes, Au fil de l’épée. D’autres comme Alessandra Colla et Marco Battarra, pour la revue milanaise Orion ont aussi cherché à développer une stratégie similaire comme, avant eux, mais cette fois dans le cadre de la “nouvelle droite” historique, le Dr. Marco Tarchi de Florence, avec son bulletin Diorama Letterario.

    En fait, s’il fallait trouver un modèle pour ce type de stratégie métapolitique, il faudrait assurément aller le chercher auprès de l’hebdomadaire parisien Courrier International d’Alexandre Adler qui, comme on peut le constater chaque semaine, publie des traductions en provenance du monde entier. Cet hebdomadaire, qui a rapidement reçu des appuis considérables, est devenu entretemps l’une des revues françaises les plus lues et les mieux faites. Hélas, elle ne répand pas un européisme comme celui que nous souhaitions voir se consolider ! Mais une stratégie de même type, une sorte d’imitatio Adleri, est celle que j’ai toujours suggérée en vain à divers éditeurs de revues ou d’hebdomadaires, y compris en Allemagne. Personne ne semblait s’intéresser à un tel projet. C’est dommage ! Et pourtant le brillant succès d’Adler nous démontre que cela aurait bien valu la peine de réaliser et de soutenir un projet similaire.

    • L’association et le réseau Synergies Européennes ont été fondés en 1993. Quel bilan en tirez-vous après plus de 15 ans ?

    Le bilan, je dois l’avouer, n’est guère satisfaisant. Entre 1993 et 2003, tout a bien fonctionné : les revues paraissaient régulièrement, les contributions rédactionnelles arrivaient du monde entier au secrétariat de rédaction, séminaires et universités d’été se succédaient sans heurts au fil des années. Ce qui a rompu cette “coulée continue”, c’est l’augmentation soudaine et considérable des tarifs postaux à la fin des années 90 en Belgique, ce qui a contribué à déstabiliser totalement les finances fort précaires de l’entreprise ; il faut ajouter à cela le décès de bon nombre d’abonnés âgés, qui incarnaient une véritable culture “revuiste”, et l’intérêt croissant que portaient les plus jeunes à internet. Du coup, les livres et les revues n’attiraient plus autant le chaland, surtout dans l’espace linguistique francophone ou dans la petite Belgique, néerlandophone ou francophone. Ce changement de donne a d’ailleurs entrainé la disparition de bon nombre de revues ou de bulletins similaires aux nôtres. Seule l’école des cadres de Wallonie, sous la direction de Philippe Banoy, a fonctionné sans arrêt jusqu’à aujourd’hui, en poussant des pointes en Flandre méridionale et en Lorraine, régions occupées par la France, avec, en plus, des échanges féconds avec des groupes suisses romands ou flamands.

    Après quelques premiers projets sans lendemains, nos deux nouveaux sites sur la grande toile donnent, depuis leur création au début de 2007, des résultats que l’on peut considérer maintenant comme satisfaisants (voir : euro-synergies.hautetfort.com en 7 langues et alimenté chaque jour ; et vouloir.hautetfort.com animé depuis Paris en coopération avec d’anciens correspondants français qui se sont donné pour tâche de digitaliser et d’éditer les archives des revues francophones du groupe, comme Vouloir, Orientations et Nouvelles de Synergies Européennes, en les flanquant de textes nouveaux ou complémentaires et de bibliographies actualisées).

    • Pourquoi ne parvient-on pas, malgré les bonnes intentions, à établir une meilleure coopération entre forces non conformistes, européistes et nationalistes en Europe ?

    Pour répondre de manière exhaustive à votre question, il me faudrait tout un livre ! La raison principale de ce manque de coopération rationnelle doit certainement être portée au compte du déclin culturel généralisé que nous subissons depuis longtemps. Jadis, pendant la “période axiale” de l’histoire des idées, de cette révolution culturelle pacifique, que l’Europe a expérimentée entre 1860 et 1914, on étudiait encore le latin et le grec ancien dans les lycées, gymnases et athénées d’Europe, ce qui facilitait l’apprentissage général des langues modernes, ou du moins leur acquisition passive. De cette façon, on pouvait lire, au-delà des frontières, livres, essais et articles. Aujourd’hui, nous avons sans doute comme lingua franca une langue artificielle et internationale que nous utilisons “pour faire de la communication” : c’est le basic English mais il ne nous permet pas grand chose, à part commander à l’étranger un sandwich ou un cappuccino, en bafouillant… Mais il n’y a plus de communication fondamentale.

    Dans les cercles non conformistes, cette tragédie est surtout perceptible, lorsqu’on constate l’absence totale de relations culturelles suivies et systématiques entre les mondes linguistiques allemand et italien ou néerlandais et italien. La formidable production italienne de livres, d’idées, de revues et d’initiatives de toutes sortes est purement et simplement ignorée dans nos régions nord-européennes, alors que les questions abordées et étudiées en Italie le sont de manière nettement moins confuse que chez nous et les réponses que les Italiens apportent sont généralement intelligentes, d’une intelligence que nous aurions pu faire nôtre si nous avions lu les livres et les textes venus de la péninsule apennine. Je pense surtout à la critique finement ciselée de la partitocratie mafieuse, qui aurait été bien utile en Belgique not. et qu’on aurait pu combiner en Allemagne avec les thèses bien argumentées du Prof. Erwin Scheuch de Cologne, aujourd’hui décédé, ou de celles du politologue von Arnim.

    couver10.jpg• Comment jugez-vous l’option pro-sioniste que propage Guillaume Faye dans La Nouvelle Question juive et que certains partis de droite ou d’extrême droite ont reprise à leur compte, comme par ex. le BNP britannique ou le mouvement “Pro Köln” en Allemagne ?

    Votre question est fort intéressante et mériterait, pour en débattre à fond, un assez long essai, car la fameuse “question juive” est de fait d’une extrême complexité. Mais, avant d’aborder le vif de ce sujet, je tiens à dire que Faye est certainement l’un de mes plus vieux amis issus du mouvement dit de la “nouvelle droite”, aujourd’hui moribond ou résiduaire en France et que, malgré toutes les divergences qui pourraient éventuellement nous séparer, cette amitié demeurera. Pour être amis, il ne faut pas nécessairement partager les mêmes points de vue sur tout. Pour maintenir une amitié, il y a surtout les expériences et les déceptions communes du passé… Elles ont souvent plus de poids. Dans le lent processus de déliquescence qu’a vécu la “nouvelle droite”, ses avatars et ses reliquats, Faye et quelques autres, dont moi-même, ont été, au sein du vaste camp bigarré des diverses “droites”, les victimes de jalousies tenaces, des victimes certes pas toujours innocentes (car nous rendions coup de Jarnac pour coup de Jarnac, nous répondions aux sombres perfidies par des moqueries bien salées) ; ce sont surtout la force de travail de Faye et sa productivité intense qui suscitaient ces jalousies.

    Dans les années 80, il faut tout de même rappeler que c’était lui le moteur du “mouvement métapolitique” d’inspiration gramsciste et non d’autres, comme on l’a affirmé trop souvent à tort. Des concepts comme « le système à tuer les peuples » et, plus tard, « l’archéofuturisme » demeurent, qu’on le veuille ou non, des instruments critiques féconds pour développer une « théorie critique » alternative, qui aurait pour but, de subvertir le système dominant exactement de la même façon que la « théorie critique » de l’École de Francfort avait subverti les traditions politiques classiques en Europe. Faye est l’élève de quelques personnalités importantes du monde universitaire français, ne l’oublions pas, telles Bertrand de Jouvenel, Julien Freund (le disciple alsacien de C. Schmitt), Michel Crozier (l’observateur critique des systèmes dominants qui multiplient les blocages sociaux, un observateur qui s’inscrit dans la tradition allemande de Max Weber), Henri Lefèbvre (ancien penseur principal du PCF) et Jules Monnerot (un des plus fins analystes des processus révolutionnaires du XXe siècle). Sur l’influence de Lefèbvre, j’ai écrit un bref article [L'influence de Henri Lefèbvre sur Guillaume Faye]. Sur Freund, Jouvenel et Monnerot, Faye a écrit des articles et des essais substantiels. Il n’y a encore rien sur l’influence qu’a exercée sur lui Michel Crozier.

    Je ne qualifierais pas La Nouvelle Question juive d’option pro-sioniste à 100% ; ce n’est pas le cas sauf pour les simplificateurs outranciers de tous bords, qui vont sans doute interpréter le contenu de ce livre de la sorte. Malheureusement les terribles simplifications ont souvent le dessus et c’est ce qu’il convient de déplorer. Surtout que personne n’a jamais demandé à Faye de justifier la curiosité qu’est le sionisme pour tout Européen moyen ou de la suggérer comme alliée. Lorsque Faye analysait ou analyse des processus sociaux, il reste un maître, qui transmet de manière percutante et didactique les idées de ses brillants prédécesseurs et professeurs. Mais, comme n’importe quel autre intellectuel non imbriqué dans la défense d’une confession religieuse ou dépourvu de formation théologique, Faye ne peut pas se muer du jour au lendemain en un théologien judaïsant ou en un spécialiste ès questions juives. C’est ce qu’il a tenté de faire, malheureusement, en écrivant ce fameux livre qu’est devenu La Nouvelle Question juive ! C’est ici qu’il faut voir la faiblesse intrinsèque de cet ouvrage.

    Je ne trouve pas (ou pas assez) de sources ou de références sérieuses sur l’histoire proprement dite du mouvement sioniste, comme, par ex., les travaux de Sternhell ou de Shindler, ou encore sur l’histoire de la Palestine au XXe siècle, comme le livre de Gudrun Krämer en Allemagne. Dans les années 20 et 30 du XXe siècle, le mouvement sioniste, comme nous l’apprend Shindler, a d’abord été inspiré par les combattants nationalistes irlandais (Michael Collins) puis, plus tard, par ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les “États totalitaires” : ces engouements venaient du fait que les militants de l’Irgoun combattaient surtout l’Empire britannique. La situation a changé au cours des 2 premières années de la Seconde Guerre mondiale, après que les services secrets britanniques aient froidement abattu les derniers sionistes pro-allemands ou pro-italiens ! Sans arguments historiques bien étayés, tout livre demeure une compilation de vœux pieux (ou impies…), ce qui n’est ni utile ni pertinent ni scientifique.

    La deuxième critique que j’avancerais après avoir pris acte de La Nouvelle Question juive, c’est que je n’y ai pas trouvé d’évocation de voix critiques venues d’Israël même : en effet, la critique du sionisme à l’intérieur même de l’État hébreu ou dans la littérature israélienne actuelle me paraît plus pertinente et plus utile que tout ce qui se produit en dehors, dans le monde arabe, en Europe ou en Amérique et que l’on peut aisément qualifier d’“antisémite”. L’affaire Avraham Burg vient encore de nous le prouver en Allemagne récemment. Faye, comme la plupart des intellectuels français d’ailleurs, semble ignorer tous ces débats et toutes ces critiques en provenance d’Israël même, alors que la presse allemande, par ex., s’en fait régulièrement l’écho. Mais je voudrais poser ici une question impertinente : qu’est le sionisme, sinon un simple instrument de l’impérialisme américain, exactement comme bon nombre (mais pas tous…) de phénomènes islamistes et fondamentalistes d’inspiration sunnite ou wahhabite ?

    img_au10.jpgLes positions prises par Faye dans La Nouvelle Question juive sont finalement tributaires des thèses émises par le géopolitologue français Alexandre Del Valle. Celui-ci, dans la première phase de son œuvre [cf. article polémique de René Monzat], avait mis très justement l’accent sur l’alliance implicite entre les États-Unis et le mouvement moudjahiddin en Asie centrale. Cette alliance avait été conçue par Zbigniew Brzezinski dans le but de mettre hors jeu l’Union Soviétique dans le rimland [région intermédiaire entre Heartland — “cœur du territoire” — et mers riveraines] d’Asie du Sud-Ouest, comme disent les Américains. Les fondamentalistes islamistes d’obédience sunnite, dans ce contexte, ont servi de bandes armées mobiles pour une low intensity warfare, pour une “guerre de basse intensité” contre les Chiites d’Iran ou pour inciter les Tchétchènes à faire la guerre contre la Russie dans le Caucase. Ce sont là des faits que personne ne peut nier.

    Dans la seconde phase de ses activités para-politiques, Del Valle a effectivement parié sur une option clairement pro-sioniste, ce qui lui a permis d’écrire des articles dans des publications pro-sionistes comme, par ex., Israël Magazine. Del Valle, dont la famille est originaire de la communauté européenne d’Algérie, ancienne colonie française, répète ainsi, 40 ou 50 ans plus tard, l’alliance entre les colons “pied-noir” qui se dressaient contre De Gaulle, not. au sein de cette armée secrète que fut l’OAS, et certaines forces sionistes de la diaspora juive d’Algérie, qui sera, elle aussi, expulsée après l’indépendance du pays. L’option de Del Valle s’explique mieux, si on tient compte des expériences douloureuses et traumatisantes de toutes ses familles expulsées. Bien entendu, cette expérience, aussi traumatisante qu’elle soit, ne peut que difficilement servir de modèle ou d’orientation pour le reste de l’Europe ou entrer en ligne de compte pour façonner une future géopolitique européenne, car elle est finalement un phénomène historique qui s’est déroulé en marge du noyau central de notre continent. Il faut ajouter que ces débats sur la guerre d’Algérie et ses retombées sont courants en France, parfois très vivaces et peuvent provoquer encore de virulentes querelles.

    J’ai exprimé mon point de vue, en présence de Faye, lors d’un colloque de la Gesellschaft für Freie Publizistik à Bayreuth en 2006 et, ensuite, lors de conférences publiques à Genève ou dans la région lilloise en 2009. Pour Synergies Européennes, l’Amérique reste l’ennemi principal et donc tous les satellites de Washington doivent être considérés comme des ennemis de l’Europe, ou, du moins, comme des ennemis potentiels, même s’ils ne sont que des ennemis secondaires ou des ennemis de second rang. Dans le monde actuel, les schémas binaires, noirs/blancs, ne revêtent aucune utilité pratique, même si les médias les répandent pour tromper et gruger les masses. Les services américains et leur soft power médiatique ont réussi à établir un système très complexe d’alliances et de contre-alliances, que l’on peut modifier à l’envi, en inventant et en fabriquant en permanence des “vérités médiatiques”, forgées sur des schémas simples et donc binaires, de manière à mieux pouvoir lancer des campagnes de haine contre n’importe quel ennemi désigné.

    Le soft power et les agences médiatiques fabriquent donc des faux amis et des faux ennemis, comme l’attestent l’histoire récente de l’Iran ou la guerre Iran/Irak, où, tour à tour, Bagdad et Téhéran ont été amis ou ennemis. Cette stratégie permet de dissimuler plus facilement les véritables intérêts impérialistes des Américains. Au Proche-Orient et au Moyen-Orient, il s’agit de maintenir aussi longtemps que possible le chaos et c’est à cela que servent les querelles permanentes entre sionistes, sunnites et chiites : la seule chose qu’il faut éviter, c’est le retour au pouvoir de nationalistes arabes laïques, inspirés par les actions et les idées de Michel Aflaq ou de Gamal Abdel Nasser, qui mettraient fin au chaos. Dans ce contexte, j’aimerais aussi rappeler que les frères musulmans sunnites d’Égypte ont été les pires ennemis de Nasser et, ainsi, des alliés implicites d’Israël et des États-Unis !

    Faye, comme la plupart de nos concitoyens aujourd’hui, est aussi, dans ce contexte bigarré, chaotique et incompréhensible pour le commun des mortels, une victime du soft power omniprésent, justement parce que les mass médias ne donnent plus un accès immédiat à du savoir historique substantiel, quand ils commentent l’actualité au jour le jour. Faye avait soif de clarté, une clarté à mon sens mal comprise et par trop simplificatrice, ce que je ne peux accepter sur le plan intellectuel. Dans cette quête de clarté, il a opté pour un schéma anti-islamiste, tandis que son ancien compagnon de combat, Alain de Benoist, a opté, lui, pour un schéma pro-islamiste et pro-iranien, tout aussi inacceptable pour un européisme raisonné et raisonnable. Seule une étude en profondeur des grands courants de l’histoire turque, ottomane, arabe et iranienne peut nous aider à forger un instrument infaillible pour comprendre la situation qui agite l’Asie Mineure, le Moyen-Orient et l’Asie centrale.

    Je ne crois pas non plus que La Nouvelle Question juive ait véritablement influencé le BNP britannique ou le mouvement “Pro Köln” en Allemagne, parce que, tout simplement, ce livre n’a jamais été traduit et a eu, en apparence, moins d’influence que les autres écrits de Faye. En Flandre et en Hollande, par ex., ce sont d’autres voix, dans les reliquats du mouvement de Pim Fortuyn ou dans le parti actuel de Wilders, qui donnent le ton en matière d’hostilité à l’islamisme ; cette lame de fond hostile à l’islam des populations immigrées est partout perceptible dans ces “Bas Pays” de Par-Deça.  Signalons not. les écrits et discours d’un professeur hollandais, le Dr. Hans Jansen (cf. Vrij Vlaanderen, Bruxelles, n°1/2009), qui est l’une des figures de proue de l’anti-islamisme dans l’espace culturel néerlandophone, tandis que Faye, lui, y est isolé et inconnu.

    Je formulerai une dernière remarque : pour développer en Europe des argumentaires anti-impérialistes ou anti-américains, il me paraît dorénavant plus judicieux de se tourner vers l’Amérique latine et ses corpus doctrinaux indigénistes, bolivariens, péronistes et castristes ; le continent ibéro-américain recèle des potentialités beaucoup plus intéressantes que le monde arabo-musulman aujourd’hui, surtout parce que Chavez au Venezuela et Lula au Brésil ont inauguré une diplomatie alternative aux perspectives fécondes. Mais cette riche veine potentielle d’arguments pertinents et de réalisations pratiques demeure ignorée dans le camp des “droites”, des nationalismes ou autres mouvances identitaires. Nous considérons, dans les cercles de Synergies Européennes, que notre devoir est de faire connaître toutes ces thèses et ces thèmes. Raison pour laquelle il convient de consulter régulièrement : euro-synergies.hautetfort.com. La plupart des argumentaires latino-américains, qui sont parus sur notre site, y figurent en langue espagnole. Mais que ceux qui ne sont pas hispanophones ou hispanistes se consolent : il existe aujourd’hui d’excellents logiciels de traduction !

    01_l11.jpg• La survie des peuples européens est menacée aujourd’hui plus que jamais. Quelles chances de survie l’homme blanc a-t-il encore au XXIe siècle ?

    Je repère dans le ton de votre question l’influence claire et nette du dernier ouvrage de Peter Scholl-Latour, paru début novembre en Allemagne. Oui, c’est un fait, que sur les plans démographique et purement quantitatif, l’Europe ne signifie plus autant que jadis. L’Europe a été profondément affaiblie par les 2 conflagrations mondiales qui ont ravagé son territoire au XXe siècle. L’histoire européenne nous a cependant appris que les Européens, souvent, ne réagissaient qu’à la toute dernière minute, comme à Vienne en 1529, 1532 et 1683 ou dans l’espace méditerranéen à Lépante en 1571, sans pour autant disposer, à ces moments cruciaux, de la supériorité quantitative. La quantité n’est pas aussi importante que la qualité. La tâche première des forces non conformistes d’Europe, et c’est là une tâche extrêmement ardue, sera d’éveiller à nouveau le sens de la qualité, car la qualité implique l’action, tandis que la quantité, par sa masse, implique la passivité.

    C’est ce que nous enseignait Michel Crozier dans L’acteur et le système : l’homme ou les peuples sont paralysés dans le système dominant, que ce soit par le truchement d’un quiétisme à la hippy ou par celui de l’hyperconsommation. Si tel est le cas, ils ne sont plus “acteurs” dans leur propre système politique, sclérosé et bloqué, et leur liberté de façonner leur vie politique leur est ôtée. La tâche difficile est donc de retransformer les petits moutons passifs en loups actifs, dans l’espoir que les autres, pendant ce temps, étouffent sous le poids de leur propre masse, de leur propre quantité ou tombent exténués parce qu’ils n’ont cessé d’agir avec trop de fébrilité et de frénésie. Ce travail ne sera pas achevé demain ni après-demain. Nos petits-enfants, eux aussi, devront encore monter au créneau.

    ► Propos recueillis par Andreas Thierry (rédigé à Forest-Flotzenberg, les 25 et 26 novembre 2009 ; VF : déc. 2009).

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    Robert Steuckers : “Remettre une élite politique sur pied”

     

    arash-10.jpg• 1 — Nous observons aujourd’hui en Russie l’émergence d’un fort courant nationaliste qui traverse tous les partis et bouscule ainsi le traditionnel clivage gauche/droite. Ceci rend difficile un décryptage aisé des forces en présence ainsi qu’une compréhension claire des projets portés par chacune d’elles. Par ex., que renferme le mouvement de gauche Rodina (Mère-patrie), dirigé par des anciens membres du Parti communiste ? Certains le considèrent comme une création du Kremlin. Si c’est le cas, à quelles fins ?

    Votre question, très précise et fort bien formulée, évoque avant tout une évidence qui crève les yeux : un courant nationaliste puissant bouscule forcément, et quasi par définition, le clivage arbitraire et intenable sur le long terme entre “gauche” et “droite”. Surtout en Russie. Pour des motifs historiques bien patents. La Russie est aujourd’hui un pays perdant, un vaste pays, un pays-continent, qui a perdu la Guerre Froide, qui a évacué sa première ceinture de glacis, soit les pays du COMECON en Europe centrale et orientale. Elle a ensuite perdu ses glacis conquis au prix fort au temps des tsars, dans les années 20 et 30 du XIXe siècle dans le Caucase d’abord, dans la seconde moitié du XIXe en Asie centrale ensuite. Le processus actuel de dissolution, sous les coups bien ciblés des diverses stratégies américaines mises en œuvre avec une constance et un acharnement féroces, s’est déclenché non pas immédiatement après la seconde guerre mondiale, comme on nous le fait croire, ou sous le règne de Khrouchtchev, mais immédiatement dans la foulée de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre 1979.

    L’URSS, malgré les cadeaux européens, consentis par Roosevelt à Yalta, restait une puissance encerclée, sans véritables ouvertures vers les mers chaudes donc sans espoir de se développer dans la compétition bipolaire et d’acquérir un statut authentique de grande puissance. Jordis von Lohausen, le géopolitologue autrichien qui fut mon maître, nous expliquait fort bien, dans la double tradition géopolitique allemande de Ratzel et de Tirpitz, qu’une vraie superpuissance est une superpuissance qui a accès à toutes les mers, les dominent et entretient une flotte capable de damer le pion à tout adversaire potentiel. Dans ce contexte de la guerre froide, les États-Unis, dans un premier temps, avaient intérêt à maintenir l’Europe en état de division, à ne pas en chasser les forces soviétiques qui occupaient les espaces complémentaires nécessaires au déploiement de la machine économique de leurs concurrents allemands et ouest-européens, à se faire passer pour les protecteurs “bienveillants” des pays satellisés de la portion occidentale de notre continent, où ils avaient remis en selle tous les corrompus, les prévaricateurs et les concussionnaires d’avant-guerre.

    Le soviétisme, offensif en apparence, militarisé, avait, par les allures qu’il se donnait, une utilité médiatique : il apparaissait comme un croquemitaine ; des politicards véreux, revenus dans les fourgons de l’armée britannique ou de l’US Army, recyclés dans un occidentalisme hostile aux souverainetés nationales, comme Paul-Henri Spaak, pouvaient s’écrier à toutes les tribunes internationales “J’ai peur !” et réclamer, en tant que faux socialistes, des crédits militaires inutiles, en faisant acheter, par les gouvernements européens vassalisés, du matériel et surtout, bien entendu, des avions américains ; du coup, face à une URSS peu séduisante sur le plan publicitaire, les États-Unis se donnaient toujours le beau rôle, gagnaient la bataille médiatique et pouvaient fourbir leur meilleure arme, celle du soft power.

    enjoy_capitalismCe concept de la politologie moderne désigne et définit l’ensemble des atouts médiatiques, scientifiques, culturels, cinématographiques (Hollywood), politiques, économiques des États-Unis, selon la définition du politologue contemporain Nye, ensemble d’atouts qui fait que les masses ignorantes et manipulables à souhait, ou des fragments considérables de la masse, capables, même minoritaires de faire basculer les opinions publiques, adhèrent sans réfléchir, tacitement, à l’image quasi publicitaire que donne l’Amérique d’elle-même. Ces masses ou parties de masse considèrent les “vérités” médiatiques américaines comme des évidences incontestables. Qui ne sont presque jamais contestées effectivement, parce qu’il n’existe aucun soft power alternatif !

    Pour revenir plus directement à votre question, je dirais d’abord que la Russie actuelle ne dispose pas de ce soft power, ni de rien d’équivalent, ensuite que les médias occidentaux puisent encore et toujours dans les arsenaux publicitaires de la guerre froide, puisque la Russie reste, en fin de compte, l’ennemi à abattre, qu’elle ait été tsariste ou communiste hier, qu’elle soit démocratique aujourd’hui. Poutine passe pour une sorte de nouveau Staline, pour un “méchant” qui devrait au plus vite quitter le pouvoir, pour laisser la place à un “chef” que l’on considèrera comme un good guy, bien “démocratique”, mais qui laissera oligarques, banquiers, organisations internationales piller, neutraliser et avachir la Russie.

    En Belgique, le principal quotidien bruxellois, Le Soir, publie chaque jour des articles haineux, et de ce fait délirants, contre la Russie. De ses colonnes, on pourrait facilement tirer une anthologie de la russophobie la plus rabique. Aucune autre instance médiatique ne peut répondre à ces délires, ni en Belgique ni dans le reste de la francophonie (à l’exception, parfois du Temps de Genève), en démonter l’inanité, en exhiber la profonde malhonnêteté, car aucun soft power russophile n’existe, ne dispose d’arsenaux sémantiques suffisamment étoffés, d’instruments cinématographiques ou de banques d’images alternatives.

    La mouvance identitaire, à laquelle vous appartenez, devrait réfléchir à cette terrible lacune, qui nous fait perdre guerre après guerre, dans les conflits “cognitifs” d’aujourd’hui : il n’y certes pas de soft power russe ; il n’y a pas davantage de soft power européen ou japonais, capables de neutraliser les effets du soft power américain. On constate, à intervalles réguliers, que, pour dénigrer l’Allemagne ou la France, le Japon ou la Chine, des images stéréotypées, totalement fausses mais médiatiquement vendables, des clichés rabâchés sont ressortis et diffusés à grande échelle, créant, ponctuellement, dans les pays anglo-saxons, et dans le monde, des réflexes germanophobes, francophobes, japonophobes ou sinophobes.

    Rappelez-vous que Chirac en a fait les frais lors de ses essais nucléaires en 1995, puis en 2003, lors de l’épisode fugace de l’Axe Paris-Berlin-Moscou, et enfin, pour le rendre encore plus malléable, lors des émeutes des banlieues en novembre 2005 ; quant à la germanophobie, elle est récurrente, d’autant plus que le croquemitaine nazi n’a jamais cessé d’être agité. Pour le Japon, les médias et agences médiatiques disposent de clichés bien rodés, que vous connaissez forcément : le méchant “Jap” revient souvent à la surface, tant dans les médias anglo-saxons que dans certains médias parisiens, où les ennemis de l’Amérique sont fustigés avec une hystérie bien connue.

    La meilleure exploitation offensive du soft power, à des fins qui équivalent à une guerre classique, soit la conquête d’un territoire qui se traduit aujourd’hui par son inféodation à l’OTAN, a été la pratique nouvelle des “révolution de velours”, en Serbie, en Ukraine, en Géorgie et au Tadjikistan. On voit alors sur les écrans des télévisions du monde entier un peuple qui se dresse sans armes, en agitant des drapeaux d’une couleur douce, “sympa” ou “cool”, ou en battant des casseroles comme jadis au Chili pour tenter de faire tomber Pinochet. Tout cela se passe soi-disant de manière spontanée, alors que ces phénomènes sont téléguidés par des professionnels de l’agitation bien entraînés, dans des séminaires largement financés par les fondations privées, d’inspiration néo-libérale, qui travaillent directement pour les intérêts géopolitiques de Washington.

    La Russie risque de subir, elle aussi, une “révolution orange” à la mode ukrainienne lors des prochaines présidentielles de 2008. Si une telle opération réussissait, le pouvoir central russe ne se soucierait plus de récupérer les influences perdues dans ces périphéries de glacis, que j’évoquais ici au début de ma réponse. Il est donc normal, pour revenir à votre question, que les Russes nationalistes, qui acceptent l’ensemble des avancées positives de la Russie depuis sa création et surtout depuis la renaissance qu’elle a connue à partir d’Ivan le Terrible au XVIe siècle, d’une part, et que les Russes nostalgiques de la super-puissance soviétique (mais une super-puissance relative !), d’autre part, connaissent une convergence d’intérêts, partagent une communauté de soucis bien justifiables. Les uns comme les autres veulent ravoir un pays qu’ils pourraient à nouveau juger intact, avec des frontières “membrées” (comme le disaient Vauban et Richelieu), capables de retenir ou d’absorber une invasion en direction du cœur moscovite de l’empire (comme contre les Tatars à l’Est, contre les Polonais à partir du “Temps des Troubles” à la fin du XVIe et du XVIIe, contre les Suédois de Charles XII, contre Napoléon et contre Hitler).

    Le terme Rodina, ou “mère-patrie”, rappelle le sursaut russe de 1942, quand Staline consent à abandonner la phraséologie soviétique, qui ne motivait pas le peuple et, même, pire, le révulsait, pour reprendre à son compte les linéaments du patriotisme russe traditionnel, beaucoup plus porteur sur le plan de la propagande. “Mère patrie” est donc un vocable né à l’ère soviétique, tout en s’en démarquant sur le plan strictement idéologique. Quand le mouvement déliquescent de mai 68 frappait l’Europe occidentale et qu’il était “in” [= à la mode] de se proclamer contestataire dans le sillage du jeune Cohn-Bendit, l’Union Soviétique était, a contrario, agitée par une contestation tranquille, nullement “progressiste” et déliquescente, mais soucieuse de renouer avec les racines russes pré-soviétiques, afin de redonner une “épine dorsale” spirituelle à un empire soviétique, prisonnier des limites et des apories de l’idéologie froide (la notion d’“idéologie froide” se retrouvait dans les écrits de Castoriadis, Papaioannou et Axelos en France).

    Dans les rangs de l’armée rouge, dès la fin des années 60, l’idéologie communiste ne faisait plus recette, était vraiment considérée pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une fabrication sans profondeur temporelle ni spirituelle : les officiers se souvenaient des généraux des tsars, de Pierre le Grand, de Souvarine, de ces conquérants de terre, de ces défenseurs de la “russéité” face aux dangers tatar et turc. C’est à cette veine-là que se réfèrent indubitablement les animateurs, anciens communistes, du mouvement Rodina.

    La convergence, qui éveille votre curiosité et justifie votre question, entre nationalisme et résidus du communisme dans la Russie actuelle n’est donc nullement étonnante. Seul ce mixte peut donner à terme une majorité parlementaire capable de défendre les intérêts de la Russie contre les menées des agences internationales, des fondations américaines, d’un éventuel mouvement “orange”.

    Que Rodina soit ou non une création du Kremlin, n’a pas d’importance. Ce mouvement doit, avec d’autres, participer au barrage qu’il faudra bien constituer en Russie, demain, pour affronter les “forces orange” qui ne manqueront pas de se dresser, avec l’appui de la Fondation Soros et de ses consœurs, toutes virtuoses de la “nouvelle subversion”.

    ◊◊◊

    • 2 — En novembre 2005, le LDPR de Vladimir Jirinovski a fait exclure Rodina des élections à la Douma de la ville de Moscou pour incitation à la haine raciale. Ceci ne laisse pas de surprendre. Que faut-il penser du LDPR ? Son chef plutôt controversé, personnage haut en couleurs et peu économe en provocations, est-il à prendre au sérieux ?

    Vous savez bien que les dissensions, les exclusions mutuelles, les querelles de chapelle, les chamailleries de chefaillons sont le lot quotidien des mouvements “identitaires”. La France, la Belgique francophone, l’Allemagne, l’Espagne et d’autres pays encore connaissent ce phénomène. La mouvance “nouvelle droite” en deviendra même le paradigme aux yeux des historiens de demain. Il est dû, à mon avis, indirectement aux effets inconscients du soft power américain. Je m’explique.

    ys-jt10.jpgJadis, Yannick Sauveur [ici en 1983 aux côtés de Thiriart], représentant malheureusement isolé, mais pertinent et courageux, du mouvement Jeune Europe (1962-1969) et de Jean Thiriart (1920-1992), avait rédigé un mémoire universitaire sur la fonction métapolitique d’une revue comme Sélection du Reader’s Digest, où il démontrait comment, tout de suite après la victoire américaine de 1945 en Europe et en Extrême-Orient, les services cherchaient à remplacer les cultures nationales par une culture prédigérée (“digest” !), édulcorée, banale, où ne s’insinuerait aucune pertinence historique ou politique, pouvant s’avérer à terme contraire aux intérêts américains.

    Par ailleurs, le grand angliciste français Henri Gobard, à qui nous devons le concept de “guerre culturelle”, dénonçait les stratégies de Hollywood, où le cinéma américain, qui a cherché à s’imposer par la force, par le chantage (comme celui que subit le gouvernement Blum en France en 1948), dans tous les pays d’Europe et d’ailleurs, offre des images, souvent bien présentées selon toutes les règles du septième art, qui éclipsent toutes les autres, potentielles, que l’on pourrait créer sur notre propre histoire, sur nos propres mœurs, en y insinuant nos propres messages politiques. Claude Autant-Lara, dans le discours inaugural * qu’il fit, en tant que doyen des parlementaires à Strasbourg, a fustigé cette situation avec un brio remarquable, qui provoqua bien entendu un scandale chez les bonnes consciences de la “correction politique” à Paris.

    Les chamailleries des chefaillons viennent du simple fait qu’ils sont inconsciemment imbibés de cette culture fabriquée et exportée, qu’ils sont ensuite prisonniers de vieux schémas obsolètes, que l’on a laissé survivre parce qu’ils n’étaient pas dangereux, qu’ils adhèrent et participent aux faux débats, créés artificiellement par les médias, débats sans objet réel qui visent surtout à esquiver l’essentiel. La mouvance nationaliste ou identitaire ou néo-droitiste (peu importent les qualificatifs) n’a pas généré une culture alternative suffisamment forte pour affronter le soft power américain en France, une culture alternative qui aurait été non schématique, bigarrée, aussi polyvalente que la culture du Reader’s Digest ou de Hollywood. Les cénacles qui composent cette mouvance sont traversés de contradictions irrésolues, sources de querelles, de scissions, d’effondrements politiques et de ressacs, tout simplement parce qu’il n’y a pas d’accord durable possible sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la sauvegarde des cultures et des traditions du Vieux Monde, cultures et traditions qui sont bien entendu les garantes de la souveraineté des peuples, car elles devraient, si elles retrouvaient leur authenticité, générer des formules politiques adéquates, inscrites dans la continuité historique des peuples, dans leur vécu pluriséculaire.

    En ce sens, ce paysage politique de la mouvance identitaire fragmentée, paysage tout de désolation, est, indirectement, le résultat du poids très lourd que pèse le soft power américain sur l’ensemble des cultures d’Eurasie, Russie comprise. Dans les États vassalisés de l’américanosphère (selon le terme forgé par G. Faye dans les années 80), aucune opposition organisée n’a vu le jour, jusqu’ici, parce que toute émergence d’un mouvement offensif sera, à court ou moyen terme, “cassée” par une dissidence soudaine, qui agira souvent en toute bonne foi, mais sera inconsciemment téléguidée par un appareil secret, dont le siège se trouve Outre-Atlantique, où l’on ne cesse de pratiquer la “guerre cognitive”, comme la nomment les stratégistes français contemporains.

    KolkhoznitsaL’opposition offensive, avant d’être brisée dans son élan, reposera forcément sur une synthèse ou un syncrétisme idéologique et affectif, composé de “dérivations” et de “résidus” pour parler comme Pareto, qui sera bien évidemment fragile, présentera des failles, des faiblesses, où s’insinuera le dissensus, téléguidé par ceux qui, au sein des services, ont pour profession d’observer d’abord, d’étudier les dynamiques à l’œuvre dans le pays donné, de faire appel à des historiens et des politologues qui éclaireront leur lanterne. Il suffit de passer en revue les catalogues de certaines maisons d’édition anglo-saxonnes. Une dissidence apparaîtra qui s’appuiera sur un programme en apparence similaire, sauf quelques nuances, qui fera perdre des voix et des sièges à l’opposition de première mouture, la déforcera dans la mise sur pied de majorités parlementaires ou dans la création d’un gouvernement de coalition. On se rappellera qu’il suffisait jadis de générer des dissensions au sein du mouvement communiste à l’aide des cénacles trotskistes pour ruiner l’accession de communistes à des postes clefs. Avec les nationalistes, au discours plus flou, aux références bien plus bigarrées, le travail serait, en l’état actuel des choses, beaucoup plus aisé.

    Dénoncer Rodina pour “incitation à la haine raciale” doit tout simplement nous faire réfléchir à quoi servent les lois, règlements et dispositions qui permettent ce genre d’intervention intempestives, contraire à la liberté d’expression et même à l’esprit de tous les corpus juridiques européens, soucieux de la liberté du civis romanus ou de l’homo germanicus. Notez que je m’insurgerais avec la même véhémence contre toute loi qui interdirait le socialisme, ou punirait l’expression d’idées anarchistes, ou voudrait juguler l’expression de la religion ou bannirait toute nouvelle exploitation ou interprétation des idées de Marx et Engels (contre la nouvelle internationale du “néo-libéralisme” par ex., qui est l’idée motrice de la “globalisation” et de la “mondialisation” actuelles).

    Tous les appareils et arsenaux judiciaires qui existent en Europe, pour limiter l’expression d’idées, sont autant de dénis des libertés politiques et intellectuelles, qui servent à casser des élans et à maintenir le statu quo ou à renforcer la mainmise néo-libérale. C’est-à-dire à installer la dictature masquée des sphères économiques, ou comme ose le dire Pierre-André Taguieff, en réhabilitant par là même un concept qui était devenu sulfureux, la dictature « ploutocratique ».

    Or, au départ, les principes de la démocratie visaient à faire advenir dans nos espaces politiques une pratique quotidienne des “choses publiques” (en latin : res publicae) cherchant à briser la pesanteur des situations de statu quo. En Belgique, la loi électorale à l’échelon communal (municipal) prévoyait, au début de notre histoire politique, un exercice, comme aujourd’hui, de six années, avec renouvellement du tiers des conseils communaux tous les 2 ans, afin d’éviter les encroûtements, l’installation durable d’incapables et les pratiques de concussion sur le long terme. Aujourd’hui, cette pratique intelligente du “renouvellement”, à chaque tiers de législature, est depuis belle lurette jetée aux orties, et la corruption fonctionne allègrement comme le prouvent les scandales récents, ingérables, qui ont secoué le paysage politique de villes comme Charleroi et Namur.

    Ensuite, Moshe Ostrogovski, théoricien de la démocratie dans la première moitié du XXe siècle, démontrait qu’une démocratie optimale ne peut nullement fonctionner sur base de partis politiques permanents. Si un parti politique demeure “permanent”, s’impose à la société comme une “permanence” inamovible et indéboulonnable, il crée, par sa présence ubiquitaire à tous les échelons de décision de la communauté populaire, des niches d’immobilisme, contraires au principe de fluidité qu’a prétendu vouloir incarner la démocratie, au départ, en Europe occidentale. Le socialisme wallon, mais aussi le démocratisme chrétien flamand, sont des exemples devenus paradigmatiques de déni de démocratie, sous couleur d’une idéologie qui n’a de “démocratique” que le nom qu’elle veut bien se donner. Le grand sociologue Max Weber, l’idéologue italien Minghetti, avaient, à leur époque, dénoncé, eux aussi, ces dérives malsaines.

    Ce type de dénonciation est reprise aujourd’hui par le libéral belge a-typique (et qui a de gros ennuis !), Alain Destexhe. Il est en butte à la haine du bourgmestre FDF Gosuin d’Auderghem, qui a lâché des fiers-à-bras, armés de marteaux et d’autres objets contondants, contre les amis de ce politologue avisé, comme s’ils étaient de vulgaires militants “identitaires” ; preuve sans nul doute que Destexhe, dans ses critiques, a visé juste. Petite parenthèse : avez-vous déjà entendu un idéologue de la mouvance identitaire faire référence à ces corpus démocratiques, rédigé par Destexhe et son ami Eraly, pour dénoncer la fausse démocratie ambiante ? Non. Voilà une des raisons de leur stagnation.

    Je déplore donc que Jirinovski et ses co-équipiers aient choisi de telles pratiques pour exclure un adversaire politique des débats de la Douma. Ceci dit, je suis profondément intéressé par ce que je lis, et qui émane du LDPR et de sa commission géopolitique, où œuvre le géopolitologue Mitrofanov, dans les entretiens qu’a donnés Jirinovski au Deutsch National Zeitung du Dr. Frey à Munich, et surtout dans l’ouvrage universitaire que Fabio Martelli a fait paraître naguère à Bologne sur la « géopolitique de Jirinovski » (La Russia di Zhirinovskii, Il Mulino, Bologna, 1996 ; recension in Vouloir n°9, 1997).

    Cet ouvrage est important car il nous donne effectivement les grandes lignes d’une géopolitique eurasienne intéressante, dont les piliers sont les suivants :

    • 1) faire advenir un projet eurasien qui repose sur l’idée d’une fédération d’empires traditionnels régénérés (on reconnaît là une idée-maîtresse de Douguine, dont l’influence a dû s’exercer un moment sur les think tanks du LDPR) ; pour l’équipe rassemblée à l’époque autour de Jirinovski, les principales traditions impériales à ranimer sont celles de la Russie, bien évidemment, du Japon, de l’Iran, du Saint Empire romain-germanique.
    • 2) À ce quadrige d’empires devrait s’ajouter le pôle balkanique serbo-bulgare, d’inspiration byzantine et de base ethnique slave, réminiscence du projet brisé de Stepan Douchane au XIVe siècle, immédiatement avant les invasions ottomanes.
    • 3) Jirinovski parle ensuite de briser la puissance de l’Arabie Saoudite wahhabite et alliée des États-Unis, depuis le contrat pétrolier qui a uni Roosevelt et Ibn Séoud en 1945. Au wahhabisme, il faut dès lors opposer un islam plus riche, plus trempé de traditions diverses, enrichi par des syncrétisme divers, not. islamo-perse.
    • 4) Le programme de la commission géopolitique du LDPR évoque également le projet de déstabiliser les pays très fortement liés aux États-Unis, et périphériques de la masse continentale eurasienne, comme la Grande-Bretagne, en pariant là-bas sur l’élément celtique et irlandais. Ce travail ne serait possible que par le truchement d’une élite d’ascètes traditionalistes, réceptacles des cultures immémoriales du Vieux monde eurasien.


    Un programme cohérent, donc, à méditer, au-delà de toutes les querelles de chapelle.

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    • 3 — Récemment les français ont pu découvrir Alexandre Dugin et aussi lire ses travaux qui empruntent à Alain de Benoist, sans s’en cacher d’ailleurs, un bon nombre de ses réflexions. Bien que Dugin soit souvent cité dans les milieux identitaires, son mouvement Evrazija (Eurasie) semble pourtant aligner des effectifs plutôt limités. Que recouvre concrètement le terme d’Eurasie ? Quelle est l’influence réelle de Dugin et de son mouvement sur la politique Russe ?

    Vous aurez appris que j’ai rencontré Alexandre fabric10.jpgDouguine, à Paris d’abord en 1991 [au XXIVe colloque du GRECE], à Moscou ensuite en 1992, et, enfin, en novembre 2005, lors de sa tournée de conférence en Belgique. On ne peut pas dire que Douguine incarne un calque russe du message de la “nouvelle droite” parisienne, du moins dans l’état actuel où se trouve celle-ci. L’évolution de ce mouvement français, rupturaliste à ses débuts, va, depuis une bonne décennie, comme l’avait très bien prévu Jean Thiriart dès la fin des années 60, dans le sens d’une confusion totale et se caractérise par l’absence de toute clarté dans le discours. Douguine, comme moi-même et bien d’autres, retient fort justement l’idée néo-droitiste initiale d’une bataille métapolitique, à gagner avant de vaincre sur le plan politique, mais, la situation française étant ce qu’elle est, avec ses verrouillages et ses interdits, de Benoist [ci-contre à côté de Douguine, à Moscou en 2008] n’a pas pu véritablement s’insérer dans les débats de la place de Paris.

    Face à cet échec, dont il n’est nullement le responsable mais la victime, de Benoist a cru bon, par toutes sortes de manœuvres rentrantes et de stratagèmes de contournement, finalement boiteux, de tenter quand même un entrisme dans le PIF (paysage intellectuel français), not. via les antennes de France Culture, où il participait à d’excellentes émissions, comme aujourd’hui, en marge du PIF, à Radio Courtoisie. Alain de Benoist s’est fait malheureusement éjecté de partout, poursuivi par la vindicte d’une brochette de vigilants hystériques. Les plus anciens de vos lecteurs se rappelleront certainement de toutes ces affaires parisiennes récurrentes, où le pauvre de Benoist était la tête de Turc, de l’affaire ridicule des candélabres SS, du complot dit des “rouges bruns” (1993), orchestrés par les Olender, Daeninckx, Monzat, Spire, Plenel et autres figures malveillantes et malfaisantes du Tout-Paris.

    Cette haine tenace, indécrottable, permanente, a déstabilisé psychologiquement le malheureux de Benoist, qui en est sorti complètement déboussolé. Peureux de nature, n’étant ni un polémiste vigoureux ni un foudre de guerre, déçu et meurtri, tenaillé par la frousse de se faire traiter de “raciste” (ce qu’il n’est assurément pas), il n’a plus cessé de se dédouaner et, dans ce misérable travail de déconstruction de soi, de ce qu’il avait été, a trahi tous ses amis, dont G. Faye, exposant d’un intéressant projet “eurosibérien”. Cette trahison, peu reluisante sur le plan éthique, lui a valu des polémiques supplémentaires, dont il fit les frais, et qui émanaient cette fois de la mouvance néo-droitiste elle-même, dont un certain Cercle gibelin, aujourd’hui disparu. De Benoist est désormais pris en tenaille, d’une part, par ceux qui ont toujours voulu l’exclure des débats, et, d’autre part, par ses anciens amis qui n’acceptent pas ses trahisons. Sa position est pour le moins inconfortable.

    Les “vigilants” de la correction politique reprochaient à de Benoist d’avoir fréquenté Douguine. Et d’avoir rencontré Ziouganov, leader du PCR, et Babourine à Moscou. Pour ces “vigilants”, ces petits débats moscovites, intéressants, courtois, publiés dans le journal Dyeïnn de Prokhanov — l’ancien directeur de Lettres soviétiques qui avait réhabilité Dostoïevski (quel crime !) — annonçaient une terrible convergence totalitaire, qui allait tout de go balayer la démocratie occidentale, provoquer comme par un coup de baguette magique la fusion entre le PCF et le FN de Le Pen, capable de devenir le premier parti de France : la figure de “Mascareigne”, du fameux roman humoristique de Jean Dutourd, risquait de devenir une réalité ! On nageait en plein délire. Les rapports entre de Benoist et Douguine se sont relâchés, à la suite de ces scandales, jusqu’au moment où notre ami russe a connu le succès dans son pays, est devenu un animateur radiophonique en vue, a patronné la création de plusieurs sites internet du plus haut intérêt, sans plus éveiller la méchante verve de nos “vigilants”, dont les gesticulations n’avaient pas vraiment ameuté les foules.

    Le tour de force de Douguine a été de trouver dans quelques pays de bons traducteurs de la langue russe. En Belgique, je dois à ce cher Sepp Staelmans quelques excellentes traductions de Douguine et d’articles tirés de sa revue Elementy. Les autres traductions issues du russe me viennent de jeunes et charmantes collaboratrices et stagiaires de mon bureau, et je profite de votre entretien pour les remercier une fois de plus. En Espagne et en Italie, des slavistes chevronnés, dont Mario Conserva, nous ont livré de bonnes traductions, qui ont servi de base à leurs publications en français, généralement éditées par Christian Bouchet. La stratégie de Dougine, avisée, a donc été de trouver les bons hommes aux bonnes places, partout en Europe et dans le monde.

    Pour moi, Douguine est essentiellement, sur le plan spirituel et idéologique, le traducteur et, partant, l’importateur, des idées et visions de René Guénon et Julius Evola en Russie. En ce sens, il doit plus aux travaux d’un Claudio Mutti en Italie ou d’un Antonio Medrano en Espagne qu’à de Benoist. Douguine est aussi celui qui a couplé le traditionalisme de Guénon et d’Evola à l’œuvre du Russe Constantin Leontiev. Ce dernier contestait la volonté des panslavistes modernistes à vouloir démembrer l’Empire ottoman moribond, à ramener les Balkans dans le giron d’une Europe gangrenée par la modernité ou dans celui d’une orthodoxie dont la rigueur s’affaiblissaient.

    C’est dans Leontiev qu’il faut aller retrouver les racines d’une certaine “islamophilie” de Douguine. Cette islamophilie n’est nullement d’inspiration hanbalite ou wahhabite mais renoue avec un certain soufisme caucasien, plus particulièrement azéri et perse, qui a fusionné avec le chiisme au temps des shahs séfévides. Dans ce soufisme azéri islamisé, on trouve des références à la tradition hyperboréenne, que ne retient évidemment pas l’islam saoudien. Rappelons que la dynastie des Séfévides iraniens s’est imposée à la Perse, moribonde après les invasions mongoles, grâce au concours d’un mouvement religieux et militaire azéri et turkmène, les Qizilbash, ou “chapeaux rouges”, qui s’opposeront aux Ottomans sunnites et aux Ouzbeks, tout en faisant alliance avec les Byzantins en exil, le Saint Empire et l’Espagne.

    europa10.jpgPour clore le chapitre des rapports de Douguine et de la ND française, je rappellerais ici que, pour illustrer ce qu’est, ou a été, la ND, le site Evrazija affiche mes réponses personnelles sur cette mouvance, accordée à Marc Lüdders à la fin des années 90, dans le cadre d’un ensemble de débats, en Allemagne, sur les évolutions, involutions, mutations et métamorphoses des “nouvelles droites” (car le pluriel s’impose, effectivement !).

    Le mouvement Evrazija n’est pas un mouvement de masse, donc la question de ses effectifs me parait oiseuse. Ce qui compte, c’est son accessibilité via la grande toile, c’est la présence réelle et physique de son animateur sur la scène internationale, en Europe, aux États-Unis, au Japon, en Iran, c’est la répercussion de ses voyages dans les médias russes.

    Quant au terme “Eurasie”, terme-clef dans la vision du monde de Douguine, je pense qu’il signifie surtout, pour lui, de 2 choses :

    ◘ 1) sauver au minimum la cohérence du territoire de l’ex-URSS, réceptacle potentiel d’une aire de “civilisation russe”, exactement comme le Shah d’Iran parlait, à propos des zones chiites de Mésopotamie et d’Afghanistan, d’une aire de la “civilisation iranienne”. En même temps que cette cohérence territoriale du noyau russe et de ses glacis adjacents, Douguine réclame, dans sa vision eurasiste, une cohérence spirituelle en amont de l’histoire, qui se réfère au temps d’un “âge d’or”, contrairement à la cohérence en aval que postulait le communisme messianique, qui œuvrait pour l’avènement d’une félicité planétaire au terme de l’histoire, après l’élimination de tous les reliquats du passé (“Du passé, faisons table rase !”). Cette cohérence en amont permet de sauter au-dessus des clivages religieux et ethniques et d’unir tous les tenants de la “Tradition primordiale”, dont dérivent toutes les traditions actuelles (ou ce qu’il en reste), dans une même phalange, contre l’idéologie moderniste de l’Occident américanisé ;

    ◘ 2) de donner, à l’instar des nombreux eurasistes russes des années 20, qu’ils aient été blancs ou rouges, en URSS ou en exil, ou qu’ils se soient situé idéologiquement entre les 2 pôles de la terrible guerre civile, comme les “monarchistes bolcheviques”, une dimension dynamique à références scythes, mongoles ou tatares. Pour les eurasistes des années 20, comme pour le panslaviste Danilevski au XIXe siècle, comme pour le Spengler tardif, les sociétés sédentaires d’Europe occidentale ont fait vieillir les peuples prématurément, en ont fait de petits rentiers craintifs, des boursicotiers ou des ronds-de-cuir, alors qu’une idéologie sauvage, conquérante et cavalière, comme celle, implicite, des conquérants mongols unificateurs de l’Eurasie quand ils étaient au sommet de leur gloire, aurait permis de garder la jeunesse et, partant, la créativité. Pour Douguine, tous les unificateurs de l’Eurasie, quelle que soit leur carte d’identité raciale, sont des modèles à rappeler, à exalter et à imiter. Douguine a parfois parlé de la Russie, du Continent russe, comme le fruit de la fusion idéale entre éléments slaves (indo-européens) et turco-mongols.

    À ces 2 piliers principaux de la vision douguinienne du mouvement eurasiste, il faut ajouter la connaissance de la géopolitique allemande de Karl Haushofer, penseur de l’idée du « quadrige grand-continental », avec la Russie soviétique, l’Allemagne hitlérienne, l’Italie mussolinienne et le Japon shintoïste.

    Mon compatriote et ancien voisin de quartier, Jean Thiriart, qui fit également le voyage à Moscou avant de mourir en novembre 1992, avait théorisé l’idée d’une grande Union Soviétique, étendue à l’ensemble de la masse continentale eurasienne, portée par un communisme corrigé par la philosophie nietzschéenne (réétudiée en URSS par le philosophe Odouev), et par là même, futuriste, toujours hostile aux religions établies. Thiriart et Douguine s’entendaient bien, même si leurs visions étaient diamétralement opposées sur le plan religieux. Il faut relire aussi les textes derniers de Thiriart, not. dans les diverses revues “nationales bolcheviques”, publiées à l’époque par Luc Michel, et dans Nationalisme & République, organe animé par Michel Schneider, vieil admirateur français de Thiriart.

    L’influence de Douguine sur la politique russe ne peut pas se mesurer de manière précise : disons qu’il est un exposant de vérités russes, eurasiennes, parmi beaucoup d’autres exposants. Comme dans le cas de la Révolution conservatrice allemande des années 20, qui fut un foisonnement luxuriant, Douguine, au sein de l’anti-conformisme russe actuel, occupe une place de choix, parmi bien d’autres, dans un paysage idéologique tout aussi luxuriant.

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    poutin10.jpg• 4 — Tous ces mouvements précédemment évoqués semblent plus ou moins soutenir la politique de Poutine. Est-ce vraiment le cas ? Faut-il en conclure que le personnage de Poutine n’est pas exempt d’aspects intéressants au regard d’un identitaire ? Peut-on lui faire confiance ?

    Douguine a très bien expliqué que Poutine, dans le contexte d’une Russie démembrée, est le “moindre mal”. Douguine insistait pour nous expliquer qu’à son avis la faiblesse du poutinisme réside tout entière dans son incapacité à générer une élite ascétique alternative, suffisamment bien armée et structurée, pour faire face à toutes les éventualités. Il dit ainsi, en d’autres termes, ce que j’ai tenté de vous expliquer dans l’une de vos questions précédentes : en Russie aujourd’hui, comme en Europe ou ailleurs dans le monde, la plus extrême difficulté, à laquelle nous allons tous devoir faire face, est de remettre une élite politique sur pied, à même de comprendre les rouages impériaux et traditionnels, de connaître notre histoire sans les filtres médiatiques, qui faussent tout.

    Il faut un temps infini pour reconstituer une élite de ce type, telle que l’avait si bien définie, en son temps, l’Espagnol José Ortega y Gasset. Pour l’instant, sans cette élite alternative, sans les glacis qui membraient jadis le territoire russe, sans les masses financières dont disposent ses adversaires, Poutine n’a évidemment pas les moyens de faire une grande politique russe tout de suite, de mettre “échec et mat” ses adversaires en un clin d’œil. Il doit avancer au coup par coup, à petits pas, travailler avec les moyens du bord, en affrontant le travail de sape des oligarques, des fondations néo-libérales, des agences médiatiques américaines.

    Poutine gagnera la bataille, mais uniquement s’il parvient, comme nous l’a démontré notre ami autrichien Gerhoch Reisegger dans les colonnes d’Au fil de l’épée, à réaliser les projets eurasiens d’oléoducs et de gazoducs, entre la Chine, le Japon, les 2 Corées, l’Inde, l’Iran et l’Europe. Le pétrole et le gaz fourniront à la Russie, du moins si les oligarques n’en détournent pas les fonds, les moyens de sortir de l’impasse. Mais ce projet général est systématiquement torpillé par les États-Unis et leurs alliés saoudiens wahhabites.

    La Tchétchénie se situe sur le tracé d’un oléoduc amenant le brut des rives de la Caspienne. La Géorgie devait théoriquement accueillir les terminaux sur la Mer Noire ; elle pratique une politique anti-russe, dont les derniers soubresauts ont émaillé les actualités fin septembre début octobre 2006. Pour alimenter l’Allemagne, il a fallu contourner les nouveaux membres de l’OTAN en Europe de l’Est, la Pologne et la Lituanie.

    La grande guerre pour le pétrole est celle qui se déroule sous nos yeux, mais elle ne fonctionne plus comme les 2 grandes conflagrations de 1914 et de 1939. La guerre a pris d’autres visages : celui de la guerre cognitive, celui de la guerre indirecte, celui du low intensity warfare, celui des guerres menées par personnes ou tribus interposées.

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    • 5 — Seul le Parti National Bolchevique, à l’esthétique pour le moins provocante et conduit par le célèbre écrivain Eduard Limonov, entretient une véritable agitation contre le pouvoir Poutinien. Dans son opposition systématique au Kremlin, il est allé jusqu’à s’allier aux mouvements pro-occidentaux et libéraux. N’est-ce pas un peu paradoxal ? Que penser de ce mouvement et de son chef qui semble compter quelques soutiens parmi de nombreux intellectuels français de gauche comme de droite ?

    gho310.jpgPour moi, Edouard Limonov reste essentiellement l’auteur d’un livre admirable : Le Grand Hospice occidental. Dans cet ouvrage, publié en français, Limonov reprenait à son compte un vieux thème de la littérature russe, celui du vieillissement prématuré et inéluctable de l’Occident [Zapad]. On le retrouve chez les slavophiles du début du XIXe siècle, qui considéraient les peuples latins et germaniques comme « finis », comme des peuples qui avait épuisé leurs potentialités, bref comme des peuples vieux.

    Danilevski, dans une perspective non plus slavophile et donc ruraliste et paysanne, mais dans une perspective panslaviste plus moderniste et offensive, réactualisait, quelques décennies plus tard, la même idée. Plus récemment, un auteur, mort dans la misère à Moscou en 1992, Lev Goumilev, qui a influencé Douguine, évoquait la perte de « passion », de « passionalité », chez les peuples en voie de déclin (sur Goumilev et son influence sur les nouvelles droites russes, voir l’ouvrage universitaire très fouillé de Hildegard Kochanek, Die russisch-nationale Rechte von 1968 bis zum Ende der Sowjetunion, F. Steiner Verlag, Stuttgart, 1999). Moeller van den Bruck, traducteur allemand de Dostoïevski et figure de proue de la Révolution conservatrice, parlait de « révolution des peuples jeunes », parmi lesquels il comptait les Italiens, les Allemands et les Russes. Pour lui, les peuples vieux, étaient les Anglais et les Français.

    Limonov ne veut pas que la Russie devienne un « hospice », comme l’Occident qu’il fustigeait à sa façon, en d’autres termes que Zinoviev quand ce dernier démontait les mécanismes de l’occidentisme. Mais, à lire attentivement les 2 ouvrages, celui de Limonov et celui de Zinoviev, on trouvera sans nul doute des points de convergence, qui critiquent l’étroitesse d’horizon, la nature procédurière, voire judiciaire, des rapports sociaux, en Occident.

    Cette horreur du vieillissement et de l’encroûtement, que subissent effectivement nos peuples, a amené bien évidemment Limonov à une autre nostalgie, intéressante à noter : celle de la littérature engagée, celle de l’écrivain combattant, militant, auréolé d’un panache d’aventurier. Jean Mabire, récemment décédé, n’avait jamais cessé de nous dire, justement, que cette littérature-là est la plus séduisante de nos 2 derniers siècles, qu’elle est impassable, qu’on y reviendra inlassablement. Limonov, fidèle à ce double filon, celui de la jouvence russe et celui de l’engagement, a forcément posé une esthétique de la révolution et de la provocation, de la bravade, celle que vous évoquez dans votre question.

    Cette esthétique est comparable à celle des écrivains du temps de la guerre d’Espagne ou à celle des rédacteurs de Gringoire ou Je suis partout en France, autant d’écrivains engagés, dont le plus connu demeure évidemment André Malraux, avec sa Voie royale et son action dans l’aviation républicaine. Il y a eu des Malraux communistes, fascistes et gaullistes. Limonov entend faire la synthèse de ces gestes héroïques, de ces postures mâles, politisées, impavides, picaresques, et de les incarner en sa propre personne.

    Limonov a donc pris la pose de ces écrivains des années 30, dans un contexte contemporain où ce type d’attitude est totalement rejeté et incompris, car nous ne sommes plus du tout dans une période héroïque de l’histoire, mais dans une période plate et triviale. Cet anachronisme apparent, qui déroute et choque, rend évidemment Limonov sympathique à tous ceux qui, à gauche comme à droite, regrettent le bel âge des engagements totaux.

    Embastillé naguère pour ses multiples frasques par Poutine ou par un juge nommé par Poutine, Limonov, en toute bonne logique révolutionnaire/littéraire, se mettra à combattre, sans répit et de manière inconditionnelle, celui qui l’a fait jeter dans un cul-de-basse-fosse. Et là, nous débouchons immanquablement sur les paradoxes que vous soulignez. Un ultra-national-bolchevique, haut en couleur, au talent littéraire avéré, qui s’allie à des libéraux pour lutter de concert contre un régime présidentiel parce que celui-ci ne les autorise pas à marchander et à trafiquer à leur guise, c’est bien entendu un paradoxe de belle ampleur ! Mais ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire que cela se passe…

    pnb10.jpgIl n’y a rien à “penser” du mouvement de Limonov. Il y a à constater son existence, à observer ses vicissitudes. Sans entonner des louanges déplacées. Sans tonner de condamnation pour se dédouaner. Le phénomène Limonov, comme tout phénomène du même acabit, comme celui d’Erich Wichman en Hollande dans les années 20 et 30, comme le phénomène Van Rossem en Belgique il y a une quinzaine d’années, sont nécessaires au bon fonctionnement d’une communauté politique. Les outrances ne déplaisent qu’aux rassis et aux moisis. Elles mettent en exergue des disfonctionnements avant que tous les autres ne s’en rendent compte. Elles font office de signaux d’alarme.

    Personnellement, je n’ai jamais rencontré Limonov. Le Français qui l’a le mieux connu, et l’a défendu en organisant pour lui un comité de soutien, est Michel Schneider, l’ancien animateur de la revue Nationalisme & République.

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    • 6 — D’autres mouvements plus marginaux, comme l’Union Russe Nationale, aux sympathies ultra-orthodoxes et au nationalisme traditionnel, semblent constituer une nébuleuse insaisissable. Quel est le potentiel de ces multiples mouvements dont le discours est un subtil mélange de panslavisme, d’anti-américanisme, d’orthodoxie et parfois même de communisme ?

    Comment voulez-vous que je vous réponde, si la nébuleuse est insaisissable ? Comment voulez-vous que je lasaisisse ? Comme les bravades de Limonov à l’avant-scène, sous les feux de la rampe, les nébuleuses, en arrière-plan, comme “fond-de-monde”, sont tout aussi nécessaires. Dans le contexte qui nous préoccupe, vous énumérez les ingrédients de la nébuleuse, tous ingrédients consubstantiels à la culture russe. Vous oubliez simplement la slavophilie, présente dans des réseaux comme Pamiat, au début de la perestroïka. La slavophilie, comme toutes les références völkisch (folcistes) est évidemment insoluble dans le libéralisme et la globalisation, puisque ses références sont le peuple particulier, face à un monde d’élites dénationalisées. Aucune “généralité” philosophique ou politique ne trouve grâce à ses yeux.

    Le panslavisme hisse cette slavophilie à un niveau quantitativement supérieur, veut une union de tous les Slaves, qui ne s’est pas réalisée parce les clivages confessionnels sont demeurés plus forts que l’appel à l’unité. Entre Catholiques polonais et Uniates ukrainiens, d’une part, Orthodoxes russes et autres, d’autres part, sans oublier la tradition laïque ou hussite en Bohème, entre Catholiques croates et Orthodoxes serbes, les fossés sont chaque fois trop grands, n’ont jamais pu être comblés, en dépit des exhortations et des proclamations. Si le panslavisme n’a pas fonctionné, comment voulez-vous, dès lors, que cette russéité, ou ces identités slaves non russes, s’évanouissent dans une panmixie planétaire ?

    L’orthodoxie, bien plus conservatrice que le catholicisme, dans ses formes et sa liturgie, constitue bien entendu un rempart plus solide encore contre la mondialisation et ses effets pervers. Quant au communisme, aujourd’hui, il n’est plus du tout la pratique quotidienne de la révolution, l’espoir d’un monde meilleur, mais un reliquat du passé. Le réflexe conservateur inclut désormais l’idéologie révolutionnaire dans ses nostalgies, parce que cette idéologie ne meut plus rien, ne participe pas à la grande marche en avant éradicatrice de la modernité : l’idéologie de la globalisation, de la table rase, de l’éradication, c’est désormais le néo-libéralisme et non plus la vieillerie qu’est devenue le communisme.

    Dès l’heure de la perestroïka, le philosophe Mikhaïl Antonov avait repris la critique du matérialisme économique énoncée au début du XXe s. par des figures comme Soloviev et Boulgakov. Pour leur discipline et actualisateur Antonov, les idéologies matérialistes, comme le capitalisme et le socialisme se réclamant du matérialisme économique, sont responsables des catastrophes du XXe s. et de l’effondrement de l’économie soviétique. La disparition du communisme strict, sous Gorbatchev, ne conduira, pensait Antonov, qu’à un accroissement du bien-être matériel, ce qui maintiendra, pour son malheur, la Russie dans une forme seulement plus actualisée du soviétisme moderniste, lui-même issu du matérialisme bourgeois occidental.

    Pour éviter cet enlisement, l’économie doit se référer à des traditions nationales russes, moduler ses pratiques sur celles-ci, et ne pas adopter des modèles occidentaux, américains, néo-libéraux. Le publiciste nationaliste Sergueï Kara-Mursa, poussant plus loin encore les thèses d’Antonov, affirme que le capitalisme est intrinsèquement étranger à l’âme russe, incompatible avec les principes de fraternité de la chrétienté orthodoxe, fondements du caractère national russe et matrices de ses orientations socialistes spontanées et particulières, inaliénables et pérennes.

    L’ouverture que constituait la perestroïka était dès lors perçue, par des hommes comme Antonov et Kara-Mursa, comme une tentative de miner les fondements moraux et spirituels du peuple russe et de lui injecter, par la même occasion, le “poison” de la civilisation capitaliste occidentale. Les théories d’Antonov seront rapidement reprises par Ziouganov dans le programme du PCR, ce qui explique la mutation profonde de ce parti, qui renonce ainsi à tout ce que le communisme avait de rébarbatif et d’inacceptable, et, par voie de conséquence, explique toutes les convergences entre nationaux et communistes, objets de cet entretien.

    Dans la nébuleuse, que vous évoquez, c’est la notion de fraternité qui est cardinale, qui est le point de référence commun. Elle est effectivement incompatible avec le néo-libéralisme, idéologie de la globalisation. Elle postule le solidarisme, soit un socialisme de la fraternité, d’où ne sont pas exclues les dimensions religieuses.

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    • 7 – Les médias occidentaux ont attribué la paternité des violences ethniques survenues en Carélie, dans la ville de Kondopoga, à un mystérieux mouvement russe contre les migrations illégales, le DPNI. Qui se cache derrière cette organisation et quelle force représente-t-elle concrètement ? Le DPNI semble jouir d’une certaine sympathie auprès de la population russe, est-ce le cas ?

    L’affaire de Kondopoga est évidemment un fait divers tragique, comme nous en connaissons à profusion en Belgique et en France. Cette année, à Arlon et à Ostende, des bandes tchétchènes ont tué un jeune, rançonné des fêtards, ravagé une discothèque. Les brigades spéciales de la police fédérale de Bruges ont dû intervenir à la côte. Ces énergumènes ont évidemment un sentiment de totale impunité : ils se posent comme les victimes de Poutine et de l’armée russe. Ils sont des résistants intouchables, adulés par un journal comme le Soir. À Arlon, à la suite de l’assassinat sauvage d’un jeune homme tranquille de 21 ans, une “marche blanche” de plus de 2.000 personnes a défilé, réclamant la dissolution des bandes tchétchènes. La presse n’en a pas dit un mot !

    En Russie, et surtout dans cette zone excentrée de la Carélie, la foule n’a pas eu recours à une “marche blanche”, mais s’est exprimée d’une autre façon, plus musclée.

    Je ne peux évidemment juger du capital de sympathie ou d’antipathie dont bénéficie le DPNI en Russie. On peut simplement constater en Europe comme en Russie une lassitude de la population face à des exactions commises par des diasporas agressives et déboussolées.

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    capita11.jpg• 8 – L’antenne russe du site internet Indymedia, qui se revendique un média alternatif et dont la tonalité est clairement altermondialiste, a récemment suscité la polémique. Certains militants antiglobalisation accusaient son animateur, Vladimir Wiedemann, de sympathie avec la Nouvelle Droite. Plus largement, existe-t-il en Russie des connexions entre la mouvance antiglobalisation et des éléments d’obédience nationale-identitaire ?

    Vladimir Wiedemann est l’un des hommes les plus charmants, que j’ai rencontré. J’ai fait sa connaissance dans le Fichtelgebirge en Allemagne et nous nous sommes promenés, avec le Dr. Tomislav Sunic venu de Croatie, dans les rues de Prague. C’était à l’occasion d’une Université d’été allemande en 1995. Depuis, V. Wiedemann a participé à plusieurs universités d’été et à des séminaires de Synergies européennes ou de la DESG/Deutsch-Europäische Studien Gesellschaft, organisation sœur en Allemagne du Nord. Wiedemann a ensuite négocié avec les altermondialistes d’Indymedia l’ouverture, sous sa houlette, d’une antenne russe de ce réseau de sites contestataires. C’est bien sûr ce qui a déclenché le scandale après quelques mois.

    Je ne sais pas si l’on peut qualifier V. Wiedemann d’exposant de la ND. Ses positions sont bien différentes. Surtout quand il évoque la nécessité de retrouver des racines byzantines et orthodoxes pour refonder l’impérialité russe. La renaissance russe passe donc, à ses yeux, par une théologie impériale, de facture byzantine, où l’Empereur est simultanément chef de guerre et pontifex maximus.

    Cette position orthodoxe pure met évidemment Wiedemann en porte-à-faux avec une ND, du moins en France, qui valorisait l’Empereur, et surtout Frédéric II de Hohenstaufen à la suite de Benoist-Méchin, mais un empereur qui s’était débarrassé au préalable de tous les oripeaux du christianisme et ne régnait que par son charisme personnel et par la gloire de ses actions, sans référence à un au-delà ou à une métaphysique quelconque. Wiedemann va même plus loin : cette théologie impériale byzantine doit être capable, à terme, de générer un « espace juridique et impérial unitaire et grand continental », expliquait-il lors de l’Université d’été du Fichtelgebirge.

    Nous n’avons plus affaire, comme chez Douguine, à une référence à l’eurasisme des années 20, d’inspiration scythique ou panmongoliste, complétée par une réflexion sur les thèses ethnogénétiques de Goumilev, ni à un futurisme technocentré et technomorphe comme chez Thiriart ou Faye, mais à une tradition religieuse romaine, dans l’expression qu’elle s’était donnée à Byzance, au temps de sa plus grande gloire. Wiedemann prend très au sérieux, et sans nul doute plus au sérieux que tous les autres exposants du non conformisme identitaire russe contemporain, le rôle dévolu à la Russie après la chute de Constantinople en 1453 : celui d’être une “Troisième Rome”, qui reprendrait intégralement à son compte le système traditionnel de l’impérialité incarnée par le Basileus byzantin (cf. V. Wiedemann, « Russie : arrière-cour de l’Europe ou avant-garde de l’Eurasie ? », in : Vouloir n°6, 1996).

    Quant aux connexions entre altermondialistes et identitaires, elles existent de facto potentiellement, à défaut d’exister in concreto sur le plan organisationnel, car une hostilité au déploiement néo-libéral planétaire actuel est plus conforme aux discours, épars aujourd’hui encore, des identitaires qu’à ceux des altermondialistes de gauche. Ceux-ci rejettent tout autant les obligations et les devoirs qu’implique une identité, ou, plus exactement, une imbrication dans une continuité historique particulière et non interchangeable, que les capitalistes globalistes contre lesquels ils s’insurgent. Au discours globaliste de Davos, ils opposent un autre discours globaliste, également sans frontières, sans ordre, sans garde-fou. Quand des militants de l’antenne wallonne de Terre & Peuple, de concert avec des militants de Nation, m’avaient demandé de parler de l’Europe et de la globalisation en novembre 2005 à Charleroi, j’ai utilisé, pour parfaire et étayer ma démonstration, les nombreux petits ouvrages diffusés par ATTAC, en en corrigeant les outrances ou les dérapages ou les insuffisances, mais aussi en montrant tous les points de convergence qui pouvaient exister entre eux et les positions de Synergies européennes.

    Wiedemann a dû poser exactement la même analyse en Russie : il s’est présenté et est devenu tout naturellement l’animateur d’Indymedia-Russie. Sa haute intelligence doit rendre ce site-là bien plus intéressant que les autres émanations d’Indymedia. Wiedemann ne doit publier que des textes pertinents, en expurgeant toute la phraséologie post-soixante-huitarde, tous les dégoisements gnangnan que cet altermondialisme officiel produit. D’où les colères impuissantes qu’il a suscitées.

    Fait à Forest-Flotzenberg, octobre 2006. Paru dans ID n°7, 2006.

    * : Le bateau coule : Discours de réception à l'Académie des Beaux-Arts, éd. Libertés, 1989. Un appel aux européens pour sauver leurs arts, leurs avant-gardes, leurs réflexes philosophiques et religieux profonds. Discours prononcé avant l'entrée de l'auteur au Parlement de Stasbourg, ce texte recèle un vigoureux plaidoyer contre l'hollywoodisme, contre l'intervention des marchands dans le monde des arts. Claude Autant-Lara milite pour sauver le cinéma français et européen, victime de la bourgeoisie ploutocratique, du mauvais goût des esprits bas qui cherchent à se donner bonne conscience en prononçant des discours aussi généreux dans la forme qu'insipides dans le fond. Le vieux cinéaste, le parlementaire qui a osé dire comme l'enfant d'Andersen que « le roi est nu », s'est attiré la haine féroce des voleurs et des escrocs de la politique, a suscité la méchanceté insondable de tous les les abominables médiocres qui ont tué la culture européenne, de tous ceux que le sublime aveugle, qui confondent liberté d'expression et étalage des turpides, des basseses, des petites saletés qui encombrent toutes les âmes. Ceux qui injurient Autant-Lara ne méritent que nos crachats, autant qu'ils sont. Surtout les “socialistes” [alors au gouvernement au moment du scandale journalistique] et les hommes de gauche qui ont vendu leur âme par conformisme, qui ont baissé la garde pour des mangeoires, qui ont oublié leur jeunesse contestataire, qui ont oublié que, jadis, ils voulaient que l'imagination prenne le pouvoir.

     

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    ◘ Réponses aux questions de Guillaume Luyt

    Entretien avec Robert Steuckers, 2001

    • Robert Steuckers, qu'est-ce que Synergies Européennes ?

    Synergies Européennes est une amicale paneuropéenne, qui regroupe, de manière somme toute assez infor­mel­le, des non conformistes de toutes nationalités qui travaillent sur un ensemble de thèmes communs : criti­que du mondialisme et des idéologies dominantes, révolution conservatrice et thématiques assimilables à ce complexe politico-idéologique riche de différences, projets alternatifs en économie et en droit, littérature cri­tique des travers de notre monde contemporain, philosophie nietzschéenne et postmoderne, etc. Cette ami­cale “fonctionne” naturellement et spontanément sans structures autres qu'un bureau européen, dont j'assure le secrétariat et qui a pour simple tâche de coordonner des activités communes, comme les séminaires ré­guliers ou ponctuels, les universités d'été ou les rencontres amicales.

    Comme vous l'aurez sans doute appris par la rumeur, j'avais découvert la ND en 1973 quand j'avais 17 ans et j'y ai travaillé longtemps en gardant toutefois un certain scepticisme au fond du cœur. Toujours, j'ai voulu œuvrer à la charnière de cette ND, que je percevais comme un cercle d'études (j'étais avec Guillaume Faye au Secrétariat Études & Recherches / SER), et les diverses expressions du nationalisme révolutionnaire, que je percevais comme des tentatives d'an­crage de nos études dans la réalité sociale ; comme des espaces effervescents capables de conquérir une niche et de la consolider sur les échiquiers politiques nationaux dans les Etats européens.

    Pour moi, l'aire NR devait être aux forces identitaires ce que le tissu associatif gauchiste était aux forces mar­xistes et surtout à la sociale-démocratie européenne. On mesure pleinement aujourd'hui le succès de ce travail gau­chiste en marge de la sociale-démocratie ou des forces écologistes quand on aperçoit des Fischer ou des Jo­s­pin, des Blair ou des Schröder au pouvoir. Je me suis malheureusement trompé jusqu'ici, mais, en dépit de cet­te erreur d'analyse factuelle, je demeure convaincu qu'une consolidation de cette aire politique, si elle se réa­­lise, sera la base de départ d'un renouveau. Que les extrêmes droites classiques, véhiculant un vétéro-natio­na­lisme anti-social, a-critique à l'égard des structures dominantes, ou des résidus de pensée théologique ou des bricolages complotistes ou des nostalgies des fascismes ou des para-fascismes, sont incapables de mener à bien.

    La ND, centrée autour d'Alain de Be­noist, avait toujours refusé, avant 1985 et après 1987, de frayer avec des groupes plus militants, portés par des jeunes gens dynamiques (entre 1985 et 1987, les principaux ex­po­sants de la ND accordent toutefois des entretiens aux revues du MNR de Jean-Gilles Mal­liarakis, sans que cette coo­pé­ra­tion ponctuelle et passagère ne donne de véritables résultats). Pour nous, qui œuvrions à Bruxelles depuis 1976, ce refus néo-droitiste était une insuffisance. Nous préférions les synthèses allemandes et italiennes, notamment le mélange allemand de nationalisme révolutionnaire et de nouvelle droite, dont les observateurs scientifiques ou critiques ne parviennent pas à séparer les ingrédients (voir les travaux de Bartsch, Pröhuber, etc.). En Italie, Pino Rauti, entre 1978 et 1982, dirigeait le bimensuel Linea, où les options nationales ré­vo­lu­tion­nai­res se mêlaient très habilement à certaines thèses de la ND, rendant particulièrement instructive la lecture de cette publication très vivante, très en prise sur les réalités quotidiennes de la péninsule. La syn­thèse réussie de Linea a toujours été pour moi un modèle.

    Dans le cadre de mes activités en marge du GRECE d'abord, du Groupe EROE (Études, Recherches et Orien­ta­tions Européenne) puis de Synergies Européennes ensuite, j'ai toujours tenté de rétablir un contact entre ces 2 pôles, l'un théoricien, l'autre activiste. Je n'ai jamais renié mon compatriote Jean Thiriart, avec qui j'ai échangé un courrier aussi abondant que truculent (nous nous échangions des épithètes dignes du Capitaine Haddock), qui fut un maître incontournable sur 2 plans : sa volonté de parfaire toujours une analyse géopo­li­ti­que de la scène internationale et, ensuite, sa volonté d'analyser les situations politiques intérieures à l'aune des instruments que nous ont laissés des hommes comme Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca, Serge Tchakhotine, Da­vid Riesman, Raymond Aron (surtout Les grands courants de la sociologie contemporaine), etc.

    Thiriart était un analyste lucide des tares des régimes dominants ; il méprisait profondément les politiciens à la petite semaine, qui n'agissent que par fringale d'intérêts personnels et par appétit de petits pouvoirs sans impact sur le fonctionnement réel de la politique. J'ai aussi participé régulièrement aux activités du MNR de JG Malliarakis à Paris, dont les interventions publiques étaient si chaleureuses à la mode latine et méditerra­néen­ne. Le MNR de Malliarakis était comme une grande famille et je regrette vivement qu'une structure de ce type n'existe plus aujourd'hui dans la capitale française, permettant des échanges féconds.

    J'ai également participé à la revue Nationalisme & République de Michel Schneider, ce qui m'a valu les foudres d'A­. de Benoist et de Charles Champetier. Heureusement que ces 2 personnages ne sont que des Jupiters de petit voltage, juchés sur des taupinières, et que leurs foudres ne m'ont pas terrassé : elles n'ont eu que l'ef­fet d'un micro-postillon crachoté par une musaraigne. L'expérience de Nationalisme & République a été fort in­­téressante dans la mesure où des esprits très différents ont fait confluer leurs réflexions non conformistes dans ce journal, lui conférant une pertinence rarement égalée depuis. Ensuite, dernière remarque sur Natio­na­lisme & République : cette trop courte expérience éditoriale a permis notamment de suggérer les bases d'une recomposition géopolitique de l'Europe.

    Incompatibilité entre politique et satano-saturnalisme

    En revanche ma collaboration avec Christian Bouchet (Nouvelle Résistance, le FEL) a tourné court. Bien que j'ai toujours amèrement déploré sa rupture, incompréhensible, avec le mouvement Troisième Voie de Jean-Gilles Malliarakis, qui, lui, a trop vite jeté l'éponge, j'ai toujours regardé le mouvement lancé ou repris par Bouchet avec sympathie et nous échangions publications et informations ; nous nous sommes retrouvés à Paris dans une salle du 18ème arrondissement à côté d'Alexandre Douguine, nous semblions coopérer sans arrière-pen­sées, jusqu'au jour où Bouchet a eu une idée somme toute assez saugrenue.

    À la veille des élections euro­péennes de 1994, il a rendu visite au président français de Synergies Européennes, Gilbert Sincyr, un ancien du GRECE, pour lui demander de placer les membres de SE sur une liste de candidats, dirigée par Bouchet lui-même, qui devait s'opposer à celle du FN de Le Pen. À juste titre, Sincyr a jugé que cette opé­ra­tion n'avait pas raison d'être et que SE, tout comme le FEL, risquait de se couvrir de ridicule, vu les scores for­cé­ment dérisoires que cette liste aurait obtenus. CB a très mal pris ce refus et s'est mis en campagne contre Synergies Européennes, avec, en coulisse, l'appui d'A. de Benoist et du “Chancelier” (!) du GRECE, Maurice Rollet, qu'il rencontrera à Marseille pour jeter les bases d'un “front commun” contre nous (et contre moi en particulier !).

    Ce comportement irrationnel et puéril a fait perdre beaucoup de temps au mouvement. Par ailleurs, bon nom­bre de “synergétistes” voyaient d'un fort mauvais œil les activités non politiques de Bou­chet, où se mê­laient un culte du Britannique Aleister Crowley (sujet/objet de sa thèse universitaire), des pra­ti­ques sa­ta­nistes et sa­turnalistes, des rites sexuels du plus haut comique, où les participants s'affublent d'ori­peaux sacerdotaux d'où dépassent, obscènes, leurs attributs, sacrifices de poulets (pauvres bêtes !) par dé­ca­pitation en psalmodiant des in­cantations hystériques en faux tibétain, etc. CB fait évidemment ce qu'il veut dans ses pénates, s'in­vente les jeux érotiques qui lui plaisent (à chacun selon ses voluptés !), mais un mixte de ces bouffonneries et de la politique — chose sérieuse quand elle refuse d'être purement politicienne — ne peut rien rapporter de bon, si ce n'est les quolibets de nos adversaires, qui peuvent ainsi largement alimenter leurs fantasmes. Le grou­pe “anti-fasciste” Golias étant particulièrement friand de ce genre de mixtum com­po­situm.

    Tout en gar­dant certaines réserves et en conservant mon esprit critique, je reconnais pleinement par ail­leurs l'excellence des 2 derniers ouvrages de Bouchet : le volume collectif intitulé Les nouveaux natio­nalistes et l'ouvrage didactique qu'il vient de publier chez Pardès : le B.A.BA du néo-paganisme. Bouchet a fait là œuvre utile, mais pour ses dérapages “saturnalistes”, je conseille à tous de lire les 2 pages bien claires de Victor Vallière, intitulées “De Satan à Loki : l'erreur de parcours de certains néo-païens” (in : Réfléchir & Agir n°9, été 2001). Vallière nous donne là le vade-mecum de tout responsable local pour faire face à des velléités de saturnalisme ou de satanisme : il faut leur opposer un non possumus catégorique.

    Ma collaboration avec Lookmy Shell (PCN) n'a débouché sur rien non plus, mis à part quelques articles dans ses publications. Ultérieurement, la querelle Bouchet/Shell, quels qu'en soient les motifs, a enrayé, à mon avis, la progression du mouvement nationaliste révolutionnaire, y compris des revues de Shell lui-même, qui au­raient pourtant mérité une plus ample diffusion, surtout qu'elles contenaient les articles de Frédéric Kisters, dont le niveau est excellent. Je reconnais notamment le bien fondé des tentatives de L. Shell d'éradiquer tou­­tes les formes de “nazisteries” qui entachent le mouvement national-révolutionnaire et le couvrent de ridi­cule. Mais de là à imiter les insuffisances des mouvements qui s'auto-proclament “anti-fascistes” ou “anti-ra­cis­tes” et de faire du “nazisme” (défunt depuis mai 1945 !!!) un concept extensible à l'infini, il y a une marge…

    L. Shell a malheureusement franchi cette marge et renforcé la confusion qui règne depuis longtemps déjà dans la mouvance NR. J'aurais voulu poursuivre avec lui une quête sur le stalinisme, l'histoire de la diplomatie so­vié­ti­que, la mise en œuvre de la Sibérie dans les premières décennies du pouvoir soviétique, sur l'eurasisme, sur la di­plomatie soviétique pendant la guerre froide, sur la géopolitique des Balkans. À cause de l'attitude incom­pré­hensible de L. Shell, toute cette documentation est restée en jachère mais, soyez-en sûrs, elle ser­vi­ra à d'autres. Par ailleurs, le comportement de Shell à mon égard demeure inexplicable. Il me reproche no­tam­ment d'a­voir dialogué avec le FNB de Marguerite Bastien, dont le journal, Le Bastion, a repris certains de mes pro­pos, sous la forme de 2 ou 3 interviews, axés principalement sur le problème de la Turquie dans l'OTAN et dans l'an­tichambre de l'UE.

    L. Shell accusait l'équipe du Bastion d'être inspirée par une idéologie bru­ne-bleue (c'est-à-dire naziste-libérale) et d'être pro-occidentale, alors que dans le conflit du Kosovo, par ex­., elle a sévèrement critiqué la politique de l'OTAN et ne s'est jamais réclamée du national-socialisme. Je me de­man­de en quoi mes rapports avec les uns ou les autres regardent L. Shell, et pourquoi s'arroge-t-il le droit de se poser en juge (fouquier-tinvillesque) de toute une presse, nationale ou autre ? Quelles sont ses com­pé­­ten­ces intellectuelles, quelle élection l'a donc érigé à ce poste qu'il se donne arbitrairement ?

    Shell n'a jamais été mon professeur et je n'ai jamais été membre de son mouvement. Dont acte. Et s'il n'en prend pas acte, je pense que son jugement est vicié et s'assimile aux rodomontades d'un interné qui se prendrait pour l'Empereur Napoléon (ou pour un autre personnage historique). Il y aurait là un vice dans l'appréhension du réel. Que je dé­­plore. Quand je visiterai une nouvelle fois un Asklepion hellénique, je demanderai à ce bon Esculape d'in­ter­céder en sa faveur, de trouver remède à ce mal qui afflige mon bon compatriote L. Shell. Et quand un voi­sin catholique se rendra à Lourdes, je lui demanderai de dire une belle prière pour le Chef suprême du PCN, dont le retour à l'équilibre vaut bien quelques cierges consumés devant cette belle grotte pyrénéenne. Afin que nous puissions tous bénéficier de son rétablissement. Et relancer la machine interrompue à cause de ses co­lères aussi bruyantes qu'inexplicables.

    Ces diverses péripéties montrent que l'espace ND/NR pose problème. Qu'il est tiraillé entre un empyrée théo­rique parfaitement éthéré — la planète Sirius disait un jour Pierre Vial en faisant allusion au GRECE — et un dis­cours qui s'englue dans des répétitions stériles, c'est-à-dire dans un piège mortel, où l'on n'appréhende plus le réel correctement. Si, à cet irréalisme et à ses répétitions, s'ajoutent l'arbitraire de personnalités en proie à des défaillances de jugement ou des illusions de grandeur, tout l'édifice, déjà fragile, bascule dans le néant.

    C'est pourquoi je salue avec joie, aujourd'hui, l'émergence de personnalités nouvelles, qui ont le sens de la camaraderie, de la solidarité, des nuances, de la nécessité de fédérer toutes les forces, de proposer une al­ter­native crédible et acceptable, à condition que ces personnalités adoptent systématiquement des démarches prospectives en direction des besoins réels de nos sociétés, quittent les marécages dangereux du nostalgisme et du sectarisme. Je pense aux efforts d'Eddy Marsan en France, qui juge la situation politique avec le regard acéré du philosophe réaliste, et de l'équipe du journal De­venir en Belgique, qui bénéficie depuis quelques nu­méros de la plume de Frédéric Kisters, qui a quitté, ef­fra­yé, le PCN de L. Shell, à la suite de déboires dont je ne connais pas les détails.

    La tâche de ces person­na­lités nouvelles et dynamiques sera ardue, mais si elles persévèrent, elles réussiront au moins à établir soli­de­ment un édifice critique (à l'encontre de l'éta­blis­se­ment) et affirmateur (de valeurs et de perspectives poli­ti­ques nouvelles) dans le double champ de la ND et du NR. Et devenir, par conséquent, l'espace de renou­velle­ment des forces identitaires en Europe, que j'avais tou­jours espéré voir advenir. Laissons les personnalités à pro­blèmes se réfugier dans leur tour d'ivoire, prendre une retraite parfois méritée, dans de belles demeures ru­ra­les, en zone verte, pour se calmer les nerfs en siro­tant de réconfortantes tisanes.

    Travailler à l'avènement d'une collégialité conviviale

    Ce dont nous avons besoin, et que nous appelons de nos vœux depuis l'émergence de Synergies Européennes, c'est l'avènement d'une col­lé­gialité conviviale et courtoise (ce sont les termes mêmes de notre charte), où cha­cun garde bien sûr qui sa re­vue, qui son cercle, qui son site internet, dans une pluralité féconde qui sera fédé­rée en ultime instance par un état d'esprit non sectaire, où l'intérêt collectif prime les humeurs et les af­fects per­sonnels. Ceux qui souf­frent de tels affects, ou se prennent pour des oracles infaillibles tout en menant des “stra­tégies personnelles” et en semant la zizanie, n'ont pas leur place au sein d'une telle collégialité. Il ne s'agit pas d'oblitérer les élans personnels et les initiatives de qualité ; au contraire, il faut les laisser intacts et les fé­dérer ponctuellement, sans faire régner un mauvais esprit de soupçon, ni un caporalisme stérilisant, car de tels es­prits sapent le fonc­tion­nement optimal de tout groupe organisé.

    Dans le cadre de la ND, il faut aussi déplorer une ambiguïté importante dans la définition qu'elle donne de la “cul­­ture”, en tentant de la dégager et de l'autonomiser par rapport à toute démarche ou réflexion politiques, aus­si modestes soient-elles. Pour moi, une culture politique implique d'aborder les questions :

    • de la géopolitique (la dynamique croisée de l'histoire et de la géographie, des volontés humaines et de la don­née spatiale)
    • du droit (le droit comme expression de l'identité politique d'un peuple, d'un Etat ou d'un Empire)
    • de l'économie (les institutions économiques nationales ou locales sont autant l'expression de la culture d'un peu­ple que ses productions artistiques; la revalorisation des institutions économiques spécifiques est un an­­tidote contre les tentatives d'arasement globaliste)
    • de l'histoire ancienne et immédiate, car nos méthodes sont généalogiques et archéologiques au contraire de celles des idéologies dominantes, qui plaquent sur le réel des idées toute faites; chaque entité poli­ti­que doit être ramenée à son histoire, à sa trajectoire propre dans le temps, et ramasser son passé pour le pro­jeter vers l'avenir, son avenir, distinct de celui des autres entités.


    Cette approche nous différencie de la ND au sens habituel du terme, qui n'a pas abordé ces questions de ma­niè­re systématique, mais a mis davantage l'accent sur la volonté de créer une religion-ersatz (avec des rituels as­­sez parodiques et puérils : incantations biscornues devant une vieille pierre de meule rebaptisée “soleil de pierre”, d'où l'expression d'un humoriste, qui avait assisté, à son corps défendant, à ce médiocre spectacle : le “pa­­ganisme du soleil pétrifié”), de forger une nouvelle morale en posant des interrogations sans fin (comme l'at­­­testent, par ex., les 2 numéros de Krisis sur la morale qu'A. de Benoist a fait paraître naguère).

    Je ne nie pas l'importance des questions religieuses, morales ou éthiques mais je critique la propension à pren­dre prétexte de ces questions pour générer un questionnement sans fin qui n'aboutit à rien (les philosophes di­ront : le “trilemme de Münchhausen”). Les grandes valeurs religieuses ou éthiques ont déjà été énoncées et vé­cues dans le passé : il suffit de le reconnaître et de s'y soumettre. Le Bushido du shintoïsme japonais ou le Tao Te King chinois, par ex., tous deux sources d'inspiration d'Evola, sont là, depuis toujours à notre dispo­si­tion. Nous pouvons les méditer, nous forger le caractère à leur lecture comme des millions d'hommes avant nous, intérioriser les admirables leçons de force et de modestie que ces 2 textes nous offrent. C'est cela la pé­rennité de la Tradition. Un questionnement inquiet et torturé ne peut rien apporter de bon, si ce n'est l'in­dé­cision et le solipsisme, tares impolitiques par excellence.

    • Quelle est la dimension de votre combat ?

    La dimension de notre combat est tout à la fois culturelle et politique. Elle vise la création d'une école politi­que européenne, puisant ses arguments dans les corpus culturels de notre continent. Géographiquement, ce com­bat est d'emblée européen, car, en notre point de départ, la Belgique, le cadre offert par le territoire na­tional est insuffisant (voire ridicule dans ses limites et indéfendable militairement). Les grands élans politiques ont toujours été impériaux ou européens chez nous, tant dans leurs dimensions laïques (comme chez Jeune Eu­­rope de Jean Thiriart), que bien souvent aussi dans leurs dimensions catholiques, où l'iconographe et pé­da­go­gue de l'histoire, le Chanoine Schoonjans des Facultés Saint-Louis, défendait toujours un point de vue im­pé­rial et catholique, même s'il devait parfois faire des concessions au “nationalisme petit-belge”.

    En ultime in­stan­­ce, la patrie est le Saint-Empire, héritier de Rome. Les intellectuels de la fonction souveraine de ce Saint-Em­­pire, à ses débuts, étaient les clercs “lotharingiens”, dont la plupart venaient du triangle Liège/Maas­tricht/ Aix-la-Chapelle, patrie originelle des Pippinides. Malgré cet affreux oubli du passé, qui nous pousse au­jourd'hui vers un univers orwellien, vers cette société du spectacle absolu sans profondeur temporelle que nous annon­çait Guy Debord, l'idée de cet aréopage de “lotharingiens” qui travaillent silencieusement au maintien de la struc­ture impériale, est une des idées motrices qui nous animent dans nos cercles de Brabant et de Liège.

    Cet­te Chancellerie “lotharingienne” trouve un écho dans la volonté de Carl Schmitt de recréer une telle in­stance, ap­pelée à énoncer un droit constitutionnel continental, de facture historiciste, flanquée d'une é­co­no­mie auto-cen­trée d'échelle continentale, reposant tous 2 sur un recours à la Tradition, c'est-à-dire aux for­ces spi­ri­tuelles éternelles de l'Europe. Des “Lotharingiens” à C. Schmitt, nous avons trouvé la conti­nui­té de gran­de pro­fondeur temporelle dans laquelle, humblement, nous nous inscrivons, en tâchant d'être de mo­destes con­ti­nua­teurs ou, du moins, les vestales de feux qui ne doivent pas s'éteindre.

    De la guerre préventive des Américains contre l'Europe dans les Balkans, en Méditerranée orientale et en Asie centrale

    Quant à la dimension plus pragmatique, que les impératifs de l'heure nous imposent, nous tentons de travailler de concert avec des amis allemands, italiens, espagnols, britanniques, français, helvétiques, russes, croates ou ser­bes sur des thématiques communes à toute l'Europe. Nous tentons de déconstruire à l'avance les antago­nis­mes artificiels que les services de diversion américains cherchent à bétonner en Europe. Par ex., quand Hun­tington laisse sous-entendre qu'un clivage insurmontable existe de facto entre l'Europe occidentale (catho­lique et protestante) et l'Europe orientale (slavo-orthodoxe et son prolongement sibérien), il avance en fait un ar­gument de propagande pour rendre possible la guerre préventive que mènent les États-Unis contre toute con­centration de forces sur la masse territoriale eurasienne.

    En incluant la Grèce dans la sphère slavo-orthodoxe, les Etats-Unis, héritiers des stratégies de containment de l'Empire britannique, veulent à l'avance bloquer toute avancée des puissances danubiennes d'Europe centrale (allemande et serbe) en direction du bassin orien­tal de la Méditerranée, où Chypre déjà, est occupée par les Turcs depuis 1974. En fabriquant un axe musulman et néo-ottoman de la Thrace turque à l'Albanie, les Américains tirent un verrou infranchissable dans la portion sud du territoire balkanique, isolant la Grèce, qui, membre de l'UE et de l'OTAN, et réticente face aux pro­vocations turques, ne peut plus servir de tête de pont dans le bassin oriental. La géopolitique, vous le con­sta­tez, dans cet exemple très actuel, est une discipline faite de méthodologies diverses, qui vise à donner autant d'ouvertures possibles à nos forces continentales et apprend à prévoir l'organisation par nos adversaires de verrous ou le déploiement de stratégies bloquantes, qui visent à nous asphyxier politiquement, économique­ment, culturellement. Les travaux de nos amis croates et serbes (Antun Martinovic et Dragos Kalajic) ont été très éclairants dans cette problématique.

    Enfin, il n'y a pas d'impérialité possible en Europe sans une économie propre qui suit ses règles spécifiques et non pas des recettes, néo-libérales et globalistes, énoncées en d'autres lieux, notamment dans les écoles et in­stituts de l'adversaire principal, les États-Unis. L'application de ces recettes conduit à notre impuissance. Nous travaillons donc sur les alternatives viables en économie, que des économistes français, tels Perroux, Albertini et Silem, avaient nommé les “hétérodoxies”, qu'ils opposaient aux “orthodoxies”, c'est-à-dire le libéralisme clas­sique (radicalisée aujourd'hui en “néo-libéralisme”), le communisme soviétique, désormais défunt, et les recet­tes de Keynes telles qu'elles sont appliquées par les sociales démocraties européennes (alors que l'œuvre de Key­­nes, nous le verrons parce que nous la travaillons actuellement, permet d'autres politiques).

    Pas d'im­pé­ria­lité non plus sans un droit clair et unifié, permettant d'harmoniser l'unité et la diversité. Un disciple de C. Schmitt, Ernst Rudolf Huber, nous suggère un fédéralisme unificateur, respectueux des forces enracinées, seu­les garantes d'une Sittlichkeit, c'est-à-dire d'une identité éthique et historique offrant la stabilité évoluante d'une continuité. C'est-à-dire une éthique vivante, politique et historique, qui permet de se projeter dans l'a­venir sans rester engluée dans des formes de gouvernance figées et sans jeter par-dessus bord les acquis du pas­sé. G. Faye parlerait, lui, d'« archéofuturisme ». En bref : l'antidote radicale à l'obsession de la “table rase” qui nous conduit tout droit à l'ambiance sinistre du 1984 d'Orwell et à la société moutonnière du spec­tacle, critiquée par Debord.

    • Vous venez de tenir votre université d'été, quelle place tient ce rendez-vous dans l'action de SE ?

    L'Université d'été tient effectivement une place centrale dans nos activités. Elle est simultanément la Diète du mouvement, qui permet à nos sympathisants, venus de toute l'Europe, de se rencontrer et de constater que bon nombre de leurs préoccupations sont les mêmes en dépit des barrières nationales ou linguistiques.

    • Quelles en ont été les interventions principales ?

    Il n'y a pas eu d'interventions principales et d'interventions secondaires, lors de cette 9ème Université d'été (qui est simultanément notre 16ème rencontre internationale). Nous avons toujours voulu présenter un panel d'orateurs chevronnés et d'orateurs néophytes. Cette méthode permet un enrichissement réciproque et évite le piège de la répétition, qui, comme je viens de vous le dire, est mortel à terme. Souvent les orateurs néophytes se défendent d'ailleurs fort bien. Ce fut le cas cette année plus que jamais. Parmi les orateurs chevronnés, nous avons eu Guillaume Faye, Frédéric Valentin, le Général Reinhard Uhle-Wettler et moi-même.

    Faye nous a parlé de la “convergence des catastrophes” qui risque fort bien de s'abattre sur l'Europe dans les 2 prochaines décennies. C'est un thème qu'il a déjà eu l'occasion d'évoquer dans ces 3 derniers ouvrages, mais qu'il va approfondir en étudiant les théories de la physique des catastrophes. Le résultat final de cette quête va paraître dans une dizaine de mois et nous offrir une solide batterie d'argumentaires pour notre “philosophie de l'urgence”, que nous avons tous 2 héritée de nos lectures de Carl Schmitt (l'Ernstfall sur lequel nous travaillions déjà ensemble au début des années 80, not. avec le concours de notre ami milanais Stefano Sutti Vaj et de la revue portugaise Futuro Presente), d'Ernst Jünger et de Martin Heidegger.

    Cette “philosophie de l'urgence” est dénoncée avec rage aujourd'hui par notre ancien “patron”, Alain de Benoist, qui renie ainsi une bonne partie de ses propres positions, exprimées dans les colonnes des diverses revues néo-droitistes : on reste pantois à voir ainsi le chef de file de la ND/Canal historique renier purement et simplement les auteurs clefs de la RC et de la ND, qui se veut son héritière. Pire : il s'était posé comme le disciple fidèle d'Armin Mohler, auteur du manuel de référence principal des ND allemandes et italiennes (paru en version fran­çaise chez Pardès).

    Mohler développait une pensée de l'urgence, tirée des auteurs de la RC dont Jünger, de Carl Schmitt (die Entscheidung, der Ausnahmezustand), des disciples de celui-ci qui parlaient d'Ernstfall, de la théorie de Walter Hof sur le “réalisme héroïque” et de la philosophie du Français Clément Rosset, auteur d'un ouvrage capital : La logique du pire. Pour Rosset, il fallait en permanence penser le pire, donc l'urgence, pour pouvoir affronter les dangers de l'existence et ne pas sombrer dans le désespoir devant la moindre contra­rié­té ou face à un échec cuisant mais passager.

    Mohler et Rosset sont mes professeurs : je n'accepte pas qu'on les trahisse aussi misérablement, que l'on opère une volte-face aussi pitoyable, surtout que rien, mais alors rien, n'est jamais venu infirmer la justesse de leurs démonstrations. La critique d'Alain de Benoist contre la pen­sée de l'urgence, telle que Faye l'articule, est résumée en une seule page de son journal, celle du 1er août 1999 (cf. La dernière année, L'Âge d'Homme, 2000). Elle est à mon avis très bête, et toute à la fois suffisante et insuffisante. “Suffisante” par la prétention et la cuistrerie qui se dégagent de cette leçon sans substance, dia­métralement opposée à celles de Mohler et Rosset, et “insuffisante” par sa nullité et sa non pertinence.

    Économie régulée et modèles sociaux traditionnels

    Frédéric Valentin a abordé 2 thèmes importants : la théorie de la régulation, avancée par les gauches au­jourd'hui, mais qui puise dans les corpus “hétérodoxes” (selon la définition de Perroux, Albertini et Silem). Pour les régulationistes français, la bonne marche de l'économie dépend de l'excellence des institutions politiques et économiques de l'entité où elle se déploie. Ces institutions découlent d'une histoire propre, d'un long terme his­torique, d'une continuité, qu'il serait tout à fait déraisonnable d'effacer ou de détruire, sous peine de dis­lo­quer la société et d'appeler une cascade de problèmes insolubles. Par conséquent, une économie qui se vou­drait “mondiale” ou “globale” est une impossibilité pratique et une dangereuse illusion. Dans sa 2ème in­ter­vention, il a montré comment les civilisations indiennes et chinoises avaient mis au point des garde-fous pour em­pêcher les classes sociales s'adonnant au négoce (du latin “neg-otium”, fébrilité ou frénésie sans élégance) de contrôler l'ensemble du corps social.

    Le Général Uhle-Wettler, ancien commandant des unités parachutistes allemandes et ancien chef de la 1ère Division aéroportée de la Bundeswehr, nous a exhorté à lire attentivement :

    • les ouvrages de Paul Kennedy sur la dynamique des empires et sur le concept d'hypertension impériale (im­perial overstretch),
    • de Zbigniew Brzezinski pour connaître les intentions réelles de Washington en Eurasie et
    • de Noam Chomsky pour connaître les effets pervers du globalisme actuel.


    Cet exposé a été d'une clarté limpide, tant par la voix d'un homme habitué à haranguer ses troupes que par la concision du chef qui donne des ordres clairs. En tous points, les énoncés et les conclusions du Général cor­res­pondaient aux projets de notre École des Cadres, dirigée par Philippe Banoy, ce qui a évidemment en­thou­siasmé les stagiaires de cette école, présents à l'Université d'été ! Mieux : debout à côté du Général pour tradui­re ses propos en français, j'ai été frappé d'entendre son appel aux jeunes Allemands à rejoindre un cercle com­me le nôtre pour élaborer l'alternative au monde actuel.

    Pour ma part, j'ai présenté 54 cartes historiques de l'Europe, montrant le conflit 5 fois millénaire de nos peuples avec les peuples de la steppe eurasiatique. Nos cartographies scolaires sont généralement insuffisantes en France, en Allemagne et en Belgique. Les Britanniques en revanche, avec les atlas scolaires de Colin McEvedy, que je ne cesse de potasser depuis plus de vingt ans, disposent d'une cartographie historique beaucoup plus précise. En gros, quand les peuples européens dominent la steppe eurasienne jusqu'aux confins du Pamir (et peut-être au-delà, vers la Chine, à partir de la Dzoungarie et du désert du Taklamakan), ils sont maîtres de leur destin.

    Mais dès qu'un peuple non européen (Huns, Turcs) dépasse le Pamir pour s'élancer sur la ligne Lac Balkhach, Mer d'Aral, Mer Caspienne, il peut rapidement débouler en Ukraine puis dans la plaine hongroise et disloquer la cohésion territoriale des peuples européens en Europe. Cette vision, bien mise en exergue par la cartographie de Colin McEvedy, depuis la dispersion des peuples iraniens en Eurasie (vers — 1.600), permet de bien mesurer les dangers actuels, où, avec Brzezinski, les Américains considèrent que l'Asie centrale fait partie de la zone d'influence des États-Unis, qui s'appuient sur les peuples turcophones.

    Pour jeter les bases d'une “révolution conservatrice” civile

    Dans une 2ème intervention, plus littéraire celle-là, j'ai montré comment les ferments de la fameuse Ré­volution conservatrice allemande étaient né dans un cercle lycéen de Vienne en 1867, pour se développer en­suite à l'Université puis dans la sphère politique, tant chez les socialistes que chez les nationalistes. L'objectif de ce cercle, animé par la personnalité d'Engelbert Pernerstorfer, était de raviver les racines, de promouvoir un système d'enseignement populaire, de combattre les effets de la société marchande et de la spéculation boursière, de diffuser des formes d'art nouvelles selon les impulsions lancées par Schopenhauer, Wagner et Nietzsche (la “métaphysique de l'artiste”, créateur de formes immortelles par leur beauté). La “révolution con­ser­vatrice” de Pernerstorfer est intéressante dans la mesure où elle se déploie avant la césure gauche/droite, socialistes/nationalistes, dévoilant une synthèse commune qui nous permet aujourd'hui de surmonter le clivage gauche/droite, qui bloque toute évolution idéologique, sociale et politique dans nos sociétés.

    Ensuite, le cor­pus idéologique qui a germé à Vienne de 1867 à 1914, permet de déployer une “révolution conservatrice” civile, c'est-à-dire une RC qui est en phase avec toutes les problématiques d'une société civile et non pas de la réduire à un “univers soldatique” comme dans la période de guerre civile qui a régné en Allemagne de 1918 à 1923. “L'u­ni­vers soldatique” est certes fascinant mais demeure insuffisant pour une pratique politique en temps normal (ceci dit pour répondre aux critiques insuffisantes et insultantes de de Benoist à l'encontre de toute pensée de l'urgence).

    Deux autres orateurs de 40 ans se sont succédé à notre tribune : Andreas Ferch qui nous a brossé une esquisse biographique de Georg Werner Haverbeck, ancien animateur de la jeunesse bündisch, inféodé par décret aux Jeunesses hitlériennes, en rupture de banc avec le parti dès 1936 (parce que Haverbeck voulait une jeunesse fonctionnant selon les principes de la “démocratie de base” et non pas une jeunesse sous la tutelle d'un État), pasteur à Marbourg dans les années 40 et 50, animateur de cercles pacifiques au temps de la guerre froide (ce qui lui a valu le reproche d'être un “agent rouge”), fondateur de l'écologie non politicienne dans les années 80, refusant l'inféodation au gauchisme des Grünen (ce qui lui a valu le reproche de “néo-nationaliste” sinon pi­re…). Un destin étonnant qui résume toutes les problématiques de notre siècle. Werner Haverbeck est décédé à la fin de l'année 1999, à l'âge de 90 ans.

    Heidegger et les effets pervers de la manie “faisabiliste”

    Oliver Ritter, pour sa part, nous a parlé avec une extraordinaire concision et une remarquable clarté de Martin Heidegger. Il a parfaitement démontré que la transposition de critères et de grilles d'analyse de type technique ou de nature purement quantitative/comptable dans l'appréhension du réel conduit à des catastrophes (à cause du “voilement” ou de “l'oubli” de l'Être). Face à l'option “archéofuturiste” de Faye, qui a des aspects techniciens, voire assurément “technophiles”, en dépit de références heideggeriennes, les positions de Ritter sont bien sûr différentes, mais non “technophobes”, dans la mesure où Heidegger s'émerveille aussi devant la beauté d'un pont qui enjambe une vallée, d'un barrage qui dompte une rivière ou un fleuve.

    Heidegger, et Ritter à sa suite, dénonce le désenchantement, y compris celui des productions de la technique, par l'effet pervers de ce culte technicien et quantitativiste de la faisabilité (Machbarkeit, feasability). Cette faisabilité (que critique aussi Ema­nuele Severino en Italie) réduit à rien la force intérieure des choses, qu'elles soient organiques ou produites de la main de l'homme. Cette réduction/éradication conduit à des catastrophes, et assurément à celles, convergentes, qu'annonce Faye.

    Ce dernier est plus proche du premier Heidegger, qui voit l'homme ar­raisonner le réel, le commettre, le requérir ; Ritter, du second, qui contemple, émerveillé, les choses, souvent simples, comme la cruche qui contient le vin, au sein desquelles l'Être n'a pas encore été voilé ou oublié, de ce second Heidegger qui dialogue avec ses disciples zen japonais dans son chalet de la Forêt Noire.

    Sven Henkler, secrétaire de Synergon-Deutschland, vient de sortir un ouvrage sur le rapport homme-animal, totalement vicié aujourd'hui. Henkler nous a présenté son ouvrage le plus récent, Mythos Tier, qui déplore la déperdition définitive du rapport sacré qui existait entre l'homme et l'animal, de l'effroi respectueux que ressentait parfois l'homme face à la force de l'animal (notamment l'ours). L'animal est devenu pure mar­chan­di­se, que l'on détruit sans pitié quand les réquisits de l'économie l'exigent.

    Thierry de Damprichard a présenté un panorama des auteurs américains de la Beat Generation et explicité quelles influences ils avaient reçues d'Ezra Pound. Cette présentation a suscité un long débat qu'il a magistralement co-animé avec G. Faye, très bon connaisseur de cette littérature, très en vogue dans les années 60. Ce débat a permis de rappeler que no­tre contestation du système (et de “l'américanosphère”) est également tributaire de cette littérature protesta­taire. G. Faye a notamment dit qu'elle avait marqué une figure non-conformiste française qui a démar­ré sa carrière dans ces années-là, qui est toujours à nos côtés : Jack Marchal.

    Le rôle géopolitique futur de l'Inde et de sa marine

    Jorge Roberto Diaz nous a parlé de la géopolitique de l'Inde, dans le cadre de diverses interventions sur les questions stratégiques et géostratégiques. Nous abordons chaque année un ensemble de questions de ce domai­ne, afin de consolider nos positions géopolitiques. L'ouvrage auquel Diaz s'est référé pour prononcer son exposé est celui d'Olivier Guillard, La stratégie de l'Inde pour le XXIe siècle (Économica, 2000). Jouer la carte in­dienne est un impératif géostratégique pour l'Europe et la Russie d'aujourd'hui, qui permettrait de contourner la masse territoriale turcophone, afghane/talibanique et pakistanaise, mobilisée contre l'UE et la Fédération de Rus­sie par les États-Unis.

    Une alliance entre l'UE, la Russie et l'Inde aurait pour corollaire de contenir l'effer­ves­cence islamiste et surtout, comme l'a très bien exposé Diaz, de contrôler l'Océan Indien et le Golfe Persique, donc les côtes des puissances islamiques alliées des États-Unis. Le développement de la marine indienne est donc un espoir pour l'Europe et la Russie qui permettra, à terme, de desserrer l'étau islamique dans le Caucase et les Balkans et de parfaire, le cas échéant, un blocus de l'épicentre du séisme islamiste, c'est-à-dire l'Arabie Saoudite. La menace qui pèse sur l'Inde vient de l'occupation américaine de l'île de Diego Garcia, où sont con­cen­trées des forces impressionnantes, permettant aux États-Unis de contrôler les flots et le ciel de l'Océan In­dien ainsi que le transit maritime du pétrole en direction de l'Europe, de l'Afrique du Sud, du Japon et des nou­veaux pays industriels d'Asie orientale.

    Max Steens nous a plongés dans la pensée politique chinoise, en évoquant la figure de Han Fei, sage du IIIe siècle avant l'ère chrétienne. Han Fei nous suggère une physique politique limpide, sans jargon, avec, en plus, 47 principes pour prévenir toute pente vers la décadence. Phrase ou aphorismes courts, à méditer en perma­nen­ce! Le renouveau de notre espace politico-idéologique passe à notre sens par une lecture des sagesses po­litiques extrême-orientale, dont :

    • le Tao-Te-King, traduit en italien par Julius Evola pendant l'entre-deux-guerres et texte cardinal pour com­prendre son idéal de “personnalité différenciée” et son principe de “chevaucher le Tigre” (c'est-à-dire de vivre la décadence, de vivre au sein même de la décadence et de ses manifestations les plus viles, sans perdre sa force intérieure et la maîtrise de soi),
    • le traité militaire de Sun Tsu comme le préconise Philippe Banoy, chef de notre école des cadres de Wal­lonie,
    • le “Tao du Prince” de Han Fei, comme le préconise Steens de l'école des cadres de Bruxelles et
    • le code du Shinto japonais, comme le veut Markus Fernbach, animateur de cercles amis en Rhénanie-West­phalie. Fernbach est venu nous présenter le code du Shinto avec brio, avec une clarté aussi limpide que son homologue français ès-shintoïsme, que je n'ai pas l'honneur de connaître, Bernard Marillier, auteur d'une étude superbe sur ce sujet primordial, parue récemment chez Pardès.


    Tremper le caractère, combattre les affects inutiles qui nous distraient de l'essentiel

    Ces voies asiatiques conduisent à tremper le caractère, à combattre en nos fors intérieurs tous les affects inu­tiles qui nous distraient de l'essentiel. Un collège de militants bien formés par ces textes, accessibles à tous, per­mettrait justement de sortir des impasses de notre mouvance. Ces textes nous enseignent tout à la fois la du­reté et la sérénité, la force et la tempérance. Après la conférence de Fernbach, le débat s'est prolongé, en abordant notamment les similitudes et les dissemblances entre ce code de chevalerie nippon et ses homologues persans ou européens. On a également évoqué les “duméziliens” japonais, étudiés dans le journal Études indo-européennes du Prof. Jean-Paul Allard de Lyon III, bassement insulté par la presse du système, qui tombe ainsi le masque et exhibe sa veulerie. Enfin, il y a eu un aspect du débat qui me paraît fort intéressant et promet­teur : notre assemblée comptait des agnostiques, des païens, des catholiques et des luthériens.

    Éthique non chré­tienne, le Shinto peut être assimilé sans problème par des agnostiques ou des païens, mais aussi par des ca­tho­liques car le Vatican a admis en 1936 la compatibilité du shintoïsme et du catholicisme romain. On peut donc être tout à la fois catholique et shintoïste selon la hiérarchie vaticane elle-même. Dès lors pourquoi ne pas étendre cette tolérance vaticane aux autres codes, ceux de la Perse avestique ou des kshatriyas indiens, le culte romain des Pénates, etc., bref à tout l'héritage indo-européen ? Voilà qui apporterait une solution à un problème qui empoisonne depuis longtemps notre mouvance. Mais cette reconnaissance du shintoïsme, qui da­te de 1936, sous le Pontificat de Pie XII, est-elle encore compatible avec les manifestations actuelles du catho­li­cisme : les mièvreries déliquescentes de Vatican II ou l'impraticable rigidité des intégrismes obtus ?

    Manfred Thieme nous a ramenés à l'actualité en montrant avec précision les effets de la privatisation de l'éco­nomie dans les PECO (pays d'Europe centrale et orientale), en prenant pour exemple l'évolution de la Répu­blique Tchèque.

    Les autres conférences, prévues à Bruxelles pendant le week-end précédant l'Université d'été proprement dite, seront prononcées plus tard, majoritairement en langue néerlandaise. Successivement, Jürgen Branckaert, Pré­sident des Jeunes du Vlaams Blok, l'historien brugeois Kurt Ravyts, Philippe Banoy, Guillaume Faye et moi-même y prendront la parole.

    Branckaert évoquera une figure cardinale de notre histoire : le Prince Eugène de Savoie, vainqueur des Turcs à la fin du XVIIe siècle. Un cercle “Prince Eugène” verra le jour à Bruxelles, ras­sem­blant des Flamands et des Wallons fidèles à l'idée impériale, fédérant les cercles épars qui véhiculent la même inébranlable fidélité, tels “Empire et puissance” de Lothaire Demambourg ou la “Sodalité Guinegatte”. Des sections seront créées ensuite en Autriche, en Hongrie et en Croatie, de façon à nous remémorer notre seule légitimité politique possible, détruite par la Révolution française, mais dans une perspective plus claire et plus européenne que celle de l'iconographie que nous avait présentée, dans notre enfance, le Chanoine Schoonjans, avec les images de la collection “Historia”.

    Ravyts analysera les influences de Gabriele d'Annunzio et de Léon Bloy, notamment sur la figure du national-solidariste flamand Joris Van Severen. Il rendra de la sorte cette figure de notre histoire plus compréhensible pour nos amis français et italiens. Cet exposé per­mettra également de raviver le souvenir de Léon Bloy dans notre mouvance, qui l'a trop négligé jusqu'ici. Banoy analysera l'œuvre de Vladimir Volkoff et en tirera tous les enseignements nécessaires : lutte contre la sub­version et la désinformation. G. Faye présentera une nouvelle fois sa théorie de la “convergence des catastrophes”.

    • La diversité de vos intervenants se retrouve dans la liste de diffusion multilingue que vous animez sur le net. Qu'il s'agisse de culture, de politique ou de géostratégie, vous offrez à vos destinataires des contri­butions qui tranchent bien entendu avec la pensée unique mais aussi bien souvent avec la routine intel­lectuelle des milieux nationalistes, français en tous cas. Précisément, quel regard portez-vous sur les na­tionalismes européens en général et français en particulier ?

    Le rôle d'un cercle “métapolitique” est aussi de diffuser de l'information en vrac pour aider les jugements à se forger, pour concurrencer, dans la mesure du possible, l'idéologie que véhiculent les médias. Nous diffusons en 6 langues, le français, l'anglais, l'allemand, le néerlandais, l'espagnol et l'italien. Ce sont les 6 langues de travail de Synergies Européennes en Europe occidentale. Bon nombre de nos destinataires sont multilingues et la combinaison de langues maîtrisées varie d'individu à individu. Ce service de documentation électronique vise essentiellement, comme vous le devinez, à contredire et à critiquer l'idéologie dominante, celle de la “pensée unique” et de la political correctness, mais aussi à enrichir le discours de nos lecteurs, quel que soit le secteur où ils sont actifs, politiquement ou professionnellement.

    En confrontant les idées de leurs milieux national, politique ou professionnel à celles de milieux similaires dans d'autres pays ou espaces linguistiques, ils consolident leurs idées, apprennent à les illustrer avec davantage d'arguments donc à transcender tout ce qui pourrait être répétition stérile. Nous tranchons de la sorte avec les routines du nationalisme français comme avec toutes les autres routines qui sévissent ailleurs. Pour moi, le nationalisme n'a de sens que s'il est une pratique qui consiste à capter les forces agissantes dans la société civile, dans le “pays réel” aurait dit Maurras, mais qui sont contrecarrées dans leur déploiement par l'établissement, ou le “pays légal”.

    Le “pays réel” des petites et honnêtes gens

    Quant au regard que nous portons sur le nationalisme français, vous devinez qu'il est critique, justement parce qu'il vient d'ailleurs, d'un lieu hors Hexagone. En général, les observateurs scientifiques des phénomènes nationalistes dans le monde opèrent une distinction entre les “nationalismes étatiques” et les “nationalismes populaires” ou “ethniques”. Les nationalismes étatiques, dans cette optique, seraient ceux qui privilégieraient les appareils d'État sans tenir compte des facteurs ethniques ou en s'opposant à ceux-ci. Les nationalismes populaires ou ethniques serait ceux qui instrumentaliseraient les forces populaires contre les appareils, jugés étrangers et coercitifs.

    Généralement, les nationalismes populaires ou ethniques se réclament du philosophe allemand Johann Gottfried Herder, père spirituel des nationalismes allemand, flamand, scandinaves, finnois, hongrois, russe, serbe, croate, tchèque, grec, slovaque, irlandais, breton, etc. On a opposé ce nationalisme du substrat ethnique aux idées de la révolution française, qui utilisent les forces organiques du peuple pour faire triompher des abstractions qui, une fois établies, travailleront à éradiquer les peuples réels. En dehors de France, le nationalisme français est souvent confondu avec les idées révolutionnaires jacobines, qui sont considérées comme anti-nationales. Ernest Renan a tenté de formuler un “nationalisme d'élection”, un nationalisme fait d'adhésion volontaire à une “idée” nationale. Cette formule est également considérée comme un leurre par les nationalismes d'inspiration herdérienne, cette volonté et cette “idée” apparaissant trop éthérées par rapport à la substantialité que représentent l'héritage ancestral, la littérature véhiculée de génération en génération, les lignées de chair et de sang, la langue comme réceptacle de tous les souvenirs ataviques.

    La formule de Maurras éveille la même suspicion, à l'exception de sa distinction entre “pays réel” et “pays légal”. Où le pays réel des “petites et honnêtes gens” (Péguy !) est exploité et écrasé par un pays légal mais foncièrement illégitime. En ce sens, Maurras est ambigu : dans sa jeunesse félibrige, il était un adepte de Herder qui s'ignorait. Il pariait directement sur le charnel local, cherchait à le dégager de l'emprise d'un légalisme abstrait. Cette trajectoire va continuer : la nostalgie d'un populisme organique ne cesse de hanter de grands esprits en France.

    Les fédéralistes autour d'Alexandre Marc et de Guy Héraud, qui commencent leurs travaux dans les années 30, les éléments critiques à l'égard d'un étatisme trop rigide que l'on repère dans l'œuvre de Bertrand de Jouvenel, le “folcisme” provençal, rural et paysan d'un Giono, les mouvements paysans de l'entre-deux-guerres, le slogan la “Terre ne ment pas” du temps de Vichy, les éléments épars de toute cette quête diffuse qui se retrouve dans le populisme gaulliste pendant la guerre et dans l'après-guerre, etc. La synthèse de toutes ces merveilles de la pensée du XXe siècle n'a pas encore été faite. Malheureusement ! Cependant, les orientations nouvelles du gaullisme dans les années 60, après les tumultes de la guerre d'Algérie, avec la volonté de créer un Sénat des régions et des professions et de lancer l'idée mobilisatrice de “participation” mériteraient, à notre sens, une attention plus soutenue de la part des cercles néo-nationalistes en France, qu'ils soient inféodés à des partis ou non.

    Un programme nouveau pour le nationalisme français

    Enfin, il est évidemment qu'en dehors de France, et même dans les régions francophones à la périphérie de l'Hexagone, l'Histoire n'est pas jugée de la même manière. Par rapport au reste de l'Europe, l'Histoire de Fran­ce, depuis Louis XI (que nos instituteurs appelait l'« Universelle aragne », en reprenant l'expression qu'utilisait à son propos Charles le Hardi, Duc de Bourgogne, que l'historiographie française nomme le « Téméraire ») et sur­tout depuis François Ier est regardée avec une évidente animosité. L'alliance que François Ier noue avec les Ot­tomans est considérée comme une trahison à l'égard du “bloc civilisationnel” européen.

    Cette animosité est difficilement surmontable, car lorsque nous avons affaire à des amis allemands (surtout du Sud), espagnols, autrichiens, hongrois, croates, lombards ou vénitiens, nous sommes amenés tout naturellement à partager la même vision de l'histoire : celle qui voit l'Europe unie contre les adversaires communs en Afrique du Nord et dans les Balkans. La France, comme du reste l'Angleterre, et dans une moindre mesure le Portugal et la Suède, fait bande à part, est perçue comme étant en marge de notre bloc civilisationnel. Par conséquent, notre souhait est de voir se développer une nouvelle historiographie française qui aurait les caractéristiques suivantes :

    • ◊ Elle se réapproprierait une bonne part de la tradition bourguignonne, dans la mesure où celle-ci est fidèle à l'Empire, forge un “Ordre de la Toison d'Or” visant à reprendre pied dans l'espace pontique (Mer Noire) 
    • ◊ Elle revaloriserait des figures comme Catherine Ségurane, héroïque niçoise en lutte contre les Ottomans et François Ier (cf. « Une jeune Niçoise résiste au Turc Barberousse », in : Historia n°593, mai 1996)
    • ◊ Elle se réfèrerait davantage à la Sainte-Ligue, au-delà d'un catholicisme trop intransigeant, car la Sainte-Ligue était alliée à une Espagne combattante, not. en Méditerranée et en Afrique du Nord
    • ◊ Elle se réfèrerait aux mouvements populaires de résistance, ainsi qu'à la Fronde, contre les tentatives de centralisation, qui n'avait qu'un but, spolier la population pour financer des guerres contre le reste de l'Europe et au profit de l'allié ottoman
    • ◊ Elle réactualiserait la politique maritime de Louis XVI, qui fut capable de damer le pion à la Royal Navy, et qui aurait, s'il avait réussi, dégagé définitivement l'Europe de “l'anaconda” thalassocratique (Haushofer)
    • ◊ Elle mettrait en exergue la conquête de l'Algérie, imposée par la Restauration européenne à la France, pour expier les fautes de François Ier, qui avait, par ses manœuvres pro-ottomanes, fait échouer les conquêtes de Charles-Quint, amorcées en Tunisie, et des troupes espagnoles en Oranie
    • ◊ Elle renouerait avec le gaullisme anti-impérialiste et participationniste, en dépit des clivages catastrophiques de la guerre d'Algérie, ce qui permettrait de retomber à pieds joints dans le concret, en avançant une politique d'indépendance agricole et d'indépendance énergétique, pariant sur la diversité des sources, en proposant un modèle social original, dépassant les insuffisances du libéralisme et du capitalisme de type anglo-saxon, de lancer une politique spatiale (de concert avec le reste de l'Europe), de consolider un armement nucléaire, de relancer une flotte crédible (cf. les thèses de l'Amiral Castex et les travaux de Hervé Coutau-Bégarie) et de maintenir l'atout majeur qu'est une industrie aéronautique autonome, prête à coopérer avec ses consœurs européennes (notamment Saab en Suède).


    Vous le constatez : nous ne sommes pas seulement critiques, par rapport aux errements du passé, nous sommes surtout positifs car nous proposons aux Français de mettre leurs atouts au service d'un bloc civilisationnel, capable de résister aujourd'hui aux États-Unis et à son appendice, le monde islamique, travaillé par les intégrismes de tous acabits.

     

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    Réponses à José Luis Ontiveros

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    Entretien entre Robert Steuckers, alors secrétaire général de Synergies Européennes, et le journaliste et écrivain mexicain José Luis Ontiveros pour le grand journal de Mexico Uno mas Uno.


    • 1. Quelle géopolitique devrait déployer un pays émergeant comme le Mexique ?

    RS : Il me semble difficile de répondre à cette question à la place des Mexicains. Néanmoins, vu d'Europe, il semble que le Mexique n'a pas actuellement les moyens financiers et militaires d'imposer une ligne di­rectrice dans la région. Surtout, sa flotte ne fait évidemment pas le poids devant celle du gendarme du globe, les États-Unis. Que faire dès lors qu'on ne peut pas affronter directement le maître du jeu ? Les règles sont simples : elles dérivent de la pensée de Frédéric List, qui a jeté les bases de la pratique autar­cique. Bien sûr, il sera difficile de faire passer une logique autarcique dans le contexte ac­tuel ; les adver­saires intérieurs et extérieurs de toute logique autar­cique passeront leur temps à la torpiller.

    La lutte pour un projet géopolitique indépendant et autonome passe par une lutte quoti­dienne pour la “colonisation inté­rieure”, c'est-à-dire pour la renta­bilisation maximale et pour le centrage maximal possible des capitaux mexicains au Mexique. La “colonisation intérieure”, dans la tra­dition politique autarciste, c'est d'abord constater que si notre pro­pre outillage industriel, technique, éducatif est limité, nous en­trons automati­quement dans la dépendance d'un État possèdant un outil­lage plus complet. Il s'agit alors de travailler po­litiquement, patiem­ment, au jour le jour, à combler la différence. Ce processus pourra s'étendre sur un très long terme. Mais au quotidien, toute politique de “petits pas” peut payer. Et il s'agit aussi, pour les te­nants de la logique autarciste, de critiquer sans relâche et de com­battre les politiques libérales qui enten­dent faire de tous les sys­tèmes socio-politiques de la planète des systèmes “pénétrés”.

    Le meilleur exem­ple, pour les pays émergents, reste celui de France-Albert René, Président de l'Archipel des Seychelles, qui disait qu'il fallait que les petits pays diversifient au maximum leurs sources d'approvisionne­ment, afin de ne pas trop dépendre d'un seul four­nisseur. Situé en­tre les 2 plus vastes océans du Globe, le Mexique pourra diffici­lement se soustraire dans l'immédiat de la forte tutelle américaine, mais en se fournissant en Europe, au Japon, dans les autres pays ibéro-américains, il pourra réduire à moyen ou long terme ses dé­pendances à l'égard des États-Unis au moins au tiers du total de ses dépendances. Le reste suivra.

    privat10.gif• 2. Quelle sont les principales caractéristiques de la géo­politique depuis la “fin de l'histoire” annoncée par Fuku­yama et la domination unipolaire des États-Unis qui règne aujourd'hui sur la planète ?

    Que Washington croie que la “fin de l'histoire” soit advenue ou que la domination des États-Unis soit dé­sormais unipolaire ne change rien à la complexité factuelle et constante des options géopolitiques des États ou des groupes d'États ou même des Églises ou des reli­gions. Mais le “Nouvel Ordre Mondial” que Bush a tenté d'imposer avait été prévu avec clarté par un conseiller du Président algérien Chadli, le diplo­mate et géopolitologue Mohammed Sahnoun. Pour lui, l'analyse d'une constante de l'histoire, en l'occur­rence “l'hyper­tro­phie impériale”, par le Prof. Paul Kennedy, dans son cé­lèbre livre The Rise and Fall of the Great Powers (1987), a obligé Washington à modifier sa stratégie planétaire : pour éviter cette hy­pertro­phie qui mène au déclin, elle devait concentrer son pouvoir militaire sur l'es­sentiel. Et, pour Washington, cet essentiel est constitué par les zones pétrolifères de la péninsule arabique.

    La Guerre du Golfe a été un ban d'essai, pour voir si la logistique amé­ricaine était au point pour déployer rapidement des forces conven­tionnelles dans cette zone et vaincre en un laps de temps très court pour éviter tout syndrome viet­namien. Ensuite, il a fallu démontrer au monde que les États-Unis et leurs alliés étaient ca­pables de con­trôler une zone de repli et une base arrière, la Corne de l'Afrique et la Somalie. D'où les opé­rations onusiennes dans cette région haute­ment straté­gique. Les États-Unis ne pouvaient envisager un retrait partiel d'Eu­rope et d'Allemagne que s'ils étaient sûr qu'un déploie­ment logisti­que massif pouvait réussir dans la Corne de l'Afrique et la pénin­su­le arabique.

    • 3. Quelles sont les perspectives de la géopolitique dans le monde islamique qui per­mettrait à celui-ci de se soustrai­re au schéma démo-libéral qu'imposent les États-Unis et l'Occident ?

    Parler d'un seul monde islamique me paraît une erreur. Le géopoli­tologue français Yves Lacoste parle à juste titre “des islams”, au plu­riel. Il existe donc des islams comme il existe des christianismes (ca­tho­liques, protestants, orthodoxes), poursuivant chacun des ob­jectifs géostratégiques divergents. Dans le monde islamique, il y a des alliés inconditionnels des États-Unis et il y a des adversaires de la politique globale de Washington. Aujourd'hui, dans les premiers mois de 1996, il me paraît opportun de suivre at­tentivement les propositions que formulent les diplomates iraniens, dans le sens d'une alliance entre l'Eu­ro­pe, la Russie, l'Iran et l'Inde, contre l'al­lian­ce pro-occidentale, plus ou moins formelle, entre la Turquie, Is­raël, les États-Unis, l'Arabie Saoudite, les Émirats et le Pakistan.

    Cet­te alliance occidentale regroupe des islamistes laïcs et modérés (les Turcs) et des islamistes fondamentalistes et conservateurs (les Saou­diens). Le clivage ne passe donc pas entre fondamentalistes et modérés, mais plus exactement en­tre les diverses traditions diplo­matiques, très différentes et souvent antagonistes, des pays mu­sul­mans res­pectifs. La Turquie laïque veut contenir la Russie et re­ve­nir dans les Balkans (d'où son soutien à cer­tains partis bosniaques), vœux qui correspondent aux projets américains, qui cherchent à éviter toute sy­ner­gie entre l'Europe, la Russie, l'Iran et l'Inde. L'Irak de Saddam Hussein représentait un pôle à la fois pa­n­arabe et stato-national, comparable, en certains points, au gaul­lisme anti-améri­cain des années 60. Ce pôle a cessé d'avoir du poids après la Guerre du Golfe.

    L'Arabie Saoudite veut contenir et le na­tiona­lis­me arabe des baasistes irakiens et et les chiites iraniens, ce qui l'oblige à de­man­der constamment l'aide de l'US Army. Le Pakistan reprend son vieux rôle du temps de l'Empire britannique : barrer à la Russie la route de l'Océan Indien. Dans le Maghreb, des forces très divergen­tes s'affrontent. En Indonésie, autre grand État musulman — mais où l'islamité ne prend pas la forme des inté­grismes intran­sigeants, très religieux et très formalistes, d'Iran, d'Arabie Saoudite, du Soudan ou d'Algérie —, il s'agira de repérer et de distinguer les forces hos­ti­les des forces favorables à une alliance entre Djakarta et un bi­nôme in­do-nippon. En effet, le Japon tente de financer et d'équiper une puis­sante flotte indienne qui sur­veillera la route du pétrole depuis le Golfe Persique jusqu'à Singapour, où une nouvelle flotte japonaise prendrait le relais, assurant de la sorte la sécurité de cette grande voie de communication maritime à la place des États-Unis. À la sui­te de la Guerre du Golfe, les Américains avaient demandé à leurs alliés de prendre le relais, de les décharger de leurs missions mili­tai­res : mais l'initiative japonaise soulève aussi des inquiétudes…

    • 4) Quel doit être le point de référence d'une géopolitique ibéro-américaine et quelles doivent être les alliances stra­té­giques de la “Romandie américaine” ?

    Je ne devrais pas répondre à la place des Ibéro-Américains, mais, vu d'Europe, il me semble que la géo­politique continentale ibéro-américaine devrait tenir compte de 3 axes importants :

    • a) Se référer constamment aux doctrines élaborées au fil des dé­cennies par les continentalistes ibéro-américains qui ont compris très tôt, bien avant les Européens, quels étaient les dangers d'un panaméri­canisme téléguidé par Washington. Il existe donc en “Ro­mandie américaine” une tradition politico-intellec­tuelle, portée par des auteurs très différents les uns des autres, mais qui, au-delà de leurs différences, vi­sent tous un but commun : rassembler les forces romandes du Nouveau Monde au niveau continental pour conserver les autonomies et les différences au niveau local.
    • b) Pour échapper à toute tutelle commerciale et industrielle de Wa­shington, les États latino-américains doi­vent appliquer au maxi­mum la logique autarcique, base du développement autonome des na­tions, im­po­ser la préférence continentale ibéro-américaine et di­ver­si­fier leurs sources d'approvisionnement dans les matières que les autarcies locales et grand-spatiale ne peuvent pas encore leur pro­cu­rer. Dans un pre­mier temps, il faudrait que les fournitures non na­tionales et non ibéro-américaines viennent à 30 % des États-Unis, à 30 % du Japon, à 30 % d'Europe et à 10 % d'ailleurs.
    • c) Ensuite, il faut se souvenir d'un projet que De Gaulle avait car­res­sé dans les années 60 : organiser des ma­nœuvres navales com­munes dans l'Atlantique Sud entre la France, l'Afrique du Sud (ce qui est dé­sor­mais problématique), l'Argentine, le Brésil, le Portugal et le Chi­li. Une coopération qu'il serait bon de réactiver. L'écrivain fran­çais Dominique de Roux voyait dans ce projet l'ébauche d'un “cin­quiè­me empire”.


    us-bus11.jpg• 5) Un réaménagement géopolitique mondial aura-t-il lieu contre la domination de l'américanosphère ?

    En dépit du matraquage médiatique, l'américanosphère n'est plus un modèle, comme c'était le cas de la fin des années 40 jusqu'aux Golden Sixties. L'hypertrophie impériale, la négligence des secteurs non mar­chands au sein de la société civile nord-américaine, l'effon­dre­ment de la société sous les coups de bou­toirs de l'individualisme for­cené, a créé, sur le territoire des États-Unis une véritable société dua­le qui exerce de moins en moins de pouvoir de séduction. Le my­the individualiste, pierre angulaire du libéralisme et de l'écono­mis­me américain, est aujourd'hui contesté par les “communauta­riens” et par des idéologues originaux comme les bio­régionalistes.

    Les États-Unis, en dépit de leur protectionnisme im­plicite (où le “lais­sez-faire, laissez passer” n'est bon que pour les autres), ont né­gligé la colonisation intérieure de leur propre terri­toire : routes, in­frastructures, chemins de fer, lignes aériennes, écoles, etc. laissent à désirer. Le taux de mortalité infantile est le plus élevé de tous les pays développés. Tôt au tard, ils devront af­fron­ter ces problèmes en abandonnant petit à petit leur rôle de gendarme du monde. L'ère des grands es­pa­ces semi-autarciques, annoncés par l'économiste hé­té­rodoxe français François Perroux, s'ouvrira au XXIe siècle, cher­chera à mettre un terme au vaga­bondage transcontinental des capitaux, à imposer une logique des investissements localisés et sur­tout, comme le voulait Perroux (qui admirait les continen­talistes ibéro-américains) pariera pour l'homme de chair et de sang, pour l'homme imbriqué dans sa com­mu­nauté vivante, et pour ses capa­ci­tés créatrices.
     
    • 6) Quel est le futur de l'État national ? Sera-t-il remplacé par un “'État universel” ?

    En Europe, l'État national est en crise. Mais cette crise n'est pas seu­le­ment due à l'idéologie libérale et universaliste dominante. Si la cen­tralisation de l'État a été un atout entre le XVIIe et le XIXe siècles et si les États centralisateurs, tels l'Espagne, la France ou la Suède, ont pu déployer leur puissance au dé­triment des pays mor­celés issus directement de la féodalité, les nouvelles technologies de communica­tion permettent dorénavant une décentralisation per­for­mante pour la société civile, l'économie industrielle (et non spé­cula­ti­ve !) et, partant, pour les capacités financières des pouvoirs pu­blics, ce qui a immédia­tement des retombées dans les domaines de la haute technologie (maîtrise des télécommunications et des satel­li­tes), de la chose militaire (armement de pointe) et de la ma­tière gri­se (université et recherche performantes). Ou permettent des re­cen­trages différents, en marge des vieilles capitales d'État.

    Pour cet­te raison le fédéralisme est devenu une nécessité en Europe, non pas un fédéralisme diviseur, mais un fédéralisme au sens étymo­lo­gi­que du terme, c'est-à-dire un fédéralisme qui fédère les forces vi­ves du pays, ancrées dans des tissus locaux. Je veux dire par là que les provinces périphériques des grands États cen­tralisés et classi­ques d'Europe ont désormais le droit de retrouver un dynamisme na­turel auquel elles avaient dû renoncer jadis pour “raison d'État”. Le fédéralisme que nous envisageons en Europe est donc un fé­déra­lis­me qui veut redynamiser des zones délaissées ou volontairement mises en jachère dans les siècles précédents, qui veut éviter le dé­clin de zones périphériques comme l'Arc Atlantique, du Portugal à la Bretagne, le Mezzogiorno, l'Extramadure, etc. Et puis, dans un deu­xième temps, rassembler toutes ces forces, les nouvelles comme les anciennes, pour les hisser à un niveau qualitatif supérieur, dont Carl Schmitt, déçu par l'étatisme classique après avoir été un fer­vent défenseur de l'État de type prussien et hégélien, avait annoncé l'advenance : le Grand-Espace.
     
    En Europe, la réorganisation des pays, des provinces, des patries charnelles et des vieux États sur un ni­veau “grand-spatial” est une né­cessité impérieuse. Mais hisser nos peuples et nos tribus à ce macro-niveau grand-spatial exige en com­pensation une redy­namisation de toutes les régions. L'objectif grand-spatial est insépa­rable d'un recours aux dimensions locales. Ail­leurs dans le monde, cette dialectique peut ne pas être pertinen­te : en Chine et au Japon, l'homogénéité du peuplement rend inutile ce double redimension­nement institutionnel. En Amérique latine, l'hé­térogénéité culturelle et l'homogénéité linguistique exigeront un redimensionnement institutionnel différemment modulé. Nous au­rons donc une juxta­position de “grands espaces” et non pas un État unique, homgénéi­sant, policier et planétaire, correspondant aux fan­tasmes des idéo­logues uni­versalistes, qui continuent à faire la pluie et le beau temps dans les salons parisiens.
     
    Nouvelles de Synergies Européennes n°17, 1996.
     
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    ◘ Entretien avec Robert Steuckers sur l'Europe, le néo-nationalisme, l'immigration, etc.

    propos recueillis par Pierre Fréson (déc. 1987)

    blandr10.jpgAvant-propos : Dans le cadre d'un travail général d'investigation idéologique, notre ami et sympathisant, Pierre Fréson, a interviewé Robert Steuckers, directeur des revues Orientations et Vouloir et animateur du Cercle d'études EROE, présidé par Jean van der Taelen.

    Qui est Robert Steuckers ? Né le 8 janvier 1956 à Uccle, il a vécu toute sa vie à Bruxelles, ville où il se sent pleinement enraciné. De souche flamande à 100%, il a fait ses études en français. Il a étudié la philologie germanique pendant 2 ans et a achevé, ensuite, un cycle d'études linguistiques qui lui a conféré le diplôme de licencié en traduction pour les langues allemande et anglaise. En 1981, il a été secrétaire de rédaction de la revue d'Alain de Benoist, Nouvelle École, et a collaboré, la même année, à Éléments, la revue du GRECE en France. Avec Alain de Benoist et ses principaux collaborateurs, il a sorti 2 dossiers pour Nouvelle École : l'un sur le sociologue italien Vilfredo Pareto et l'autre sur le philosophe allemand Martin Heidegger. Dans Éléments,  en 1981, paraissent deux articles de lui : sur Carl Schmitt (co-signé avec G. Faye) et sur José Ortega y Gasset. Ces 4 études reflètent les références philosophiques de base d'Orientations et d'EROE.

    En 1982, il fonde la revue Orientations et, en novembre 1983, le bulletin Vouloir qui, depuis, a pris de l'ampleur. En 1985, avec Guillaume Faye et moi-même, il participe à l'élaboration d'un Petit lexique du partisan européen (Eurograf, Liège), qui reprend tous les mots-clefs du vocabulaire de la “Nouvelle Droite” française, assortis d'une bilbiographie permettant d'approfondir chaque thème. En 1986, il publie à Genève avec Armin Mohler et Thierry Mudry un opuscule intitulé Généalogie du fascisme français, qui a été traduit en italien et sera traduit en grec et en allemand. Il a collaboré à diverses revues en Europe : Elemente (Kassel), L'Uomo Libero (Milan), Diorama Letterario (Florence), The World and I (Washington), Trasgressioni (Florence), The Scorpion (Londres), Criticon (Munich), Junges Forum (Hambourg), Futuro Presente (Lisbonne), Le Partisan Européen (Béziers), Troisième Voie (Paris), Totalité (Paris), etc.

    R. Steuckers participe, dans le cadre de ses activités éditoriales, à de nombreux colloques, dont ceux du Cercle Proudhon de Genève, ceux de la Deutsch-Europäische Studien-Gesellschaft et de diverses associations étudiantes en RFA, et ceux du Scorpion Club de Londres. Les réponses qu'il nous donne ici se situent sur la même longueur d'onde que son discours tenu lors du colloque de la revue Éléments, à Versailles, le 16 novembre 1986. Ce discours, déjà traduit en grec, avait ceci de particulier qu'il demeurait inclassable dans les canevas conventionnels des idéologies dominantes. Ni de gauche ni de droite mais volontariste et européen, le discours de Steuckers puise partout, sans a priori, à gauche comme à droite, des arguments pour redonner à notre continent sa pleine indépendance. Cette liberté de choisir, de rester parfaitement indifférent aux croyances simplettes de notre temps, Steuckers tient absolument à la garder. Il y veille jalousement et refuse tout engagement politique dans le cadre d'un parti, qu'il soit de gauche ou de droite (il a fait sienne la parole d'Ortega y Gasset : "Être de gauche ou de droite et le revendiquer bruyamment, voilà 2 manières de prouver qu'on est un triste imbécile"). Personnellement, j'ai mon propre engagement, dans le cadre de cette revue militante qu'est Forces Nouvelles,  mais j'ai estimé que ces propos non conformistes, qui ne recouvrent pas entièrement ma propre démarche, devaient être écoutés et médités. (Pierre Fréson)

    ♦ Entretien ♦

    • 1. L'originalité des sociétés de pensée comme l'EROE en Belgique ou le GRECE en France tient sans doute au refus de tout conformisme intellectuel. Peut-on vous définir comme “libre-penseur” ?

    Je répondrai immédiatement par l'affirmative, dans le sens où nous nous revendiquons d'un réel “libre-examinisme”, et non comme d'aucuns d'un libre-examinisme de façade. Le “libre-examinisme” consiste, pour nous comme pour nos amis français, italiens ou allemands, à aborder les thèmes délaissés par les média en place. Si hier le “libre-examinisme” consistait à réfuter les dogmes d'un cléricalisme omniprésent, il doit nécessairement constituer, aujourd'hui, un espace de résistance aux simplismes et aux aberrations véhiculés par la presse officielle et la télévision. Dans notre pays, jeté en pâture aux partis conservateurs-chrétiens, libéraux ou social-démocrates, le “libre-examinisme”, c'est l'amorce d'un front du refus, résolument moderne, résolument attentif à ce qui se passe en dehors de nos frontières ainsi qu'à ce que les philosophies et les innovations théoriques de notre époque conçoivent de proprement “révolutionnaire”, pour que s'effondrent enfin les corpus doctrinaux et les arguments pseudo-moraux qu'avancent les profiteurs de ce système partitocratique, historiquement révolu, pesant, coûteux, gaspilleur d'énergies et de talents.

    Notre “libre-examinisme” se donne pour objectif de puiser tout ce qu'il y a de bon, de rentable, d'innovateur et d'utile dans les idéologies contemporaines ou dans celles du passé que nous avons oubliées ou négligées. Cette quête tous azimuts que nous avons entreprise depuis quelques années n'opère aucune distinction mutilante entre une “gauche” qui, selon les opinions, serait le diable ou le divin et une “droite” qui serait pernicieuse pour les uns ou salvatrice pour les autres. Les illuminés de tous bords, encroûtés dans leurs fantasmes, travaillés par le prurit de leurs complexes décérébrants, nous collent tantôt l'étiquette de “fascistes” (cf. les bachi-bouzouks de l'anti-fascisme dinosaurien à la Article 31 ou à la Celsius) ou de “crypto-communistes” (cf. les inénarrables brontosaures de l'intégrisme catholique ou les sectaires hystériques du Parti Ouvrier Européen de l'Américain LaRouche). Ces quelques officines travaillent pour le statu quo, malgré leurs discours pseudo-révolutionnaires ; leurs prestations médiocres ne servent que les gestionnaires du système qu'ils croient dénoncer. Ce refus de tout prêt-à-penser étriqué nous interdit l'engagement politique direct ; nous concevons notre entreprise comme la constitution d'une “banque de données”, où peuvent venir puiser tous les hommes de bonne volonté, tous ceux qui veulent le salut de leur Cité et un avenir serein pour leurs concitoyens.

    Tout libre-examinisme est inséparable d'un regard sur l'histoire, d'une volonté de procéder à l'archéologie du savoir et de décrypter notre monde contemporain à la lumière des leçons du passé. La pédagogie dominante depuis quelques décennies a oublié cette sagesse pour s'enfoncer misérablement dans le culte du “présentisme”, pour se perdre dans les tourbillons d'images médiatiques et dans le blizzard de ces idéologies fumeuses qui affirment, péremptoires, qu'il faut faire du passé table rase. Les investigations du GRECE et de la revue Nouvelle École ont eu l'immense mérite de nous faire redécouvrir notre héritage indo-européen en vulgarisant intelligemment Dumézil et d'initier le public francophone aux trésors cachés de la Révolution conservatrice allemande sous la République de Weimar. Ces approches doivent être sans cesse répétées et approfondies car, dans ces corpus, résident des recettes qui deviendront “classiques” pour un monde qu'il faudra bien bâtir demain afin d'échapper aux impasses où nous ont fourvoyé les idéologies qui, malgré leur sclérose, nous dominent toujours et font notre malheur.

    • 2. À quelles conditions croyez-vous possible que l'Europe sorte de la double dépendance qui la neutralise depuis 1945 ?

    L'état de faiblesse de l'Europe actuelle et la minorisation savamment planifiée des groupes capables de concevoir et de promouvoir une idée et un idéal d'“Europe Totale” ne nous permettent pas de jouer les prophètes… Nous n'avons nullement la prétention, si fréquente dans les petits groupes marginalisés qui militent pour l'Europe, de donner une recette toute faite, d'élaborer un programme qui serait définitif et inégalable. Notre démarche vise à défendre et à illustrer les projets qui, de temps en temps, fusent dans les milieux les plus divers, sans que nous n'excluions a priori telle ou telle famille de pensée. Ainsi, nous nous félicitons des efforts des groupes nationaux-révolutionnaires partout en Europe, nous avons applaudi quand nous avons découvert des analyses intelligentes dans le CERES de Chévenement, chez l'économiste des “Verts” français, Alain Lipietz, quand la gauche anglaise a critiqué le pro-américanisme masochiste du gouvernement Thatcher ; nous avons la nostalgie des bons projets du gaullisme que De Gaulle n'a jamais pu réaliser ; quand Papandreou veut quitter l'OTAN, nos vœux sont avec lui ; quand les représentants des régions “adriatiques” se rassemblent sans se soucier ni des vieux États-Nations ni du Rideau de Fer, l'espoir renaît en nous…

    Dans une ville comme Bruxelles, centre de 40% de nos activités, il serait idiot de vouer encore un culte à ce vieil et exécrable totem qu'est l'État-Nation ; les populations de ce pays ne peuvent plus, à quelques exceptions près (celles des profiteurs du système), adhérer à ce culte, en constatant chaque jour de visu les tares effrayantes que secrète l'État-Nation belge, produit de la diplomatie britannique fidèle à sa devise “Diviser pour régner” et de l'impérialisme français cherchant maladivement à atteindre le Rhin et à s'emparer des industries wallonnes et rhénanes. À l'échelle européenne, tout individu sensé refusera de choisir entre le chaos libéral de l'Ouest et la rigidité stérile de l'Est. La solution est donc dans un abandon des crispations petites-nationalistes et dans le rapprochement inter-européen (CEE/Neutres/Comecon), de manière à cautériser définitivement l'horrible plaie de Yalta qui marque comme un stigmate notre continent en son centre le plus dynamique : l'Allemagne.

    Se souvenir de Pierre Harmel…

    belgiu10.jpgPierre Harmel, ministre des Affaires étrangères dans les années 60, avait conçu un projet grandiose : celui d'une “Europe Totale”. Sa stratégie avait été mécomprise à gauche et torpillée à droite, chez les laquais de l'Amérique. Harmel voulait qu'un réseau de relations bilatérales s'établisse entre pays européens du COMECON et pays de l'Europe occidentale, sans ingérance des super-gros. Petit à petit, la confrontation directe entre les 2 blocs se serait édulcorée et un espace de relations amicales inter-européennes aurait vu le jour. La division allemande aurait fait place à une confédération allemande, rendant aussitôt caduc le Rideau de Fer, et le mur de Berlin n'aurait plus eu raison d'être. Le pire ennemi d'Harmel, homme d'État démocrate-chrétien, fut le socialiste Spaak, initiateur, dès le début des années 50, d'une diplomatie pro-américaine absolument servile, reposant sur la trouille (“Nous avons peur…”, s'était-il écrié à New York, pour justifier l'inféodation de nos nations au système colonial qu'est l'OTAN).

    C'est donc un paradoxe curieux d'apprendre qu'aujourd'hui des hommes de gauche, au SP flamand, veulent restaurer l'idéal harmelien d'Europe Totale, alors que ce sont précisément les socialistes qui ont, par l'intermédiaire de Spaak, installé cette détestable américanolâtrie, vectrice d'une soumission incacceptable pour nos industries et nos travailleurs. Les partisans de l'Europe Totale, not. ceux qui, comme vous, s'inscrivent dans la tradition nationale-révolutionnaire établie à Bruxelles par Jean Thiriart vers 1964-65, doivent, à notre sens, participer au renforcement du néo-harmelisme et reprendre la critique à l'encontre du spaakisme, même et surtout dans les termes agressifs que lui adressait avant sa mort un homme de gauche éprouvé, le Professeur Marcel Liebman.

    En Allemagne, c'est la revue de droite conservatrice Mut, dirigée par Bernhard Wintzek, qui exhorte les patriotes allemands d'aujourd'hui à relire Harmel. L'ex-Général de la Bundeswehr, Kiessling — chassé de l'état-major du SHAPE de Casteau parce qu'il estimait que les officiers allemands devaient être traîtés comme des pairs et non comme des valets par leurs collègues américains — est le plus assidu des néo-harmeliens allemands. Les idéaux du socialiste Coolsaet, auteur de 2 livres néo-harméliens et anti-spaakistes (1), et ceux des conservateurs Kiessling et Wintzek se conjuguent étrangement. En tant que “libre-exaministes”, nous constatons avec joie que le clivage gauche-droite, dans une question aussi essentielle pour l'Europe, s'estompe et disparaît. Libre à vous, nationaux-révolutionnaires d'inspiration thiriartiste (2), de participer à l'offensive et de réclamer, dans vos programmes, la restauration de l'esprit harmelien ; peut-être serez-vous plus à même, à long terme, de réaliser cet idéal que les partis socialistes où se côtoient, pour participer allègrement aux fromages, spaakistes hollywoodiens et neutralistes pétris d'idées valables mais sans cœur au ventre.

    Un fait patent : la guerre économique entre les USA et la CEE

    L'Europe est en marche dans le domaine des industries de pointe. Nous dirions même qu'elle y est en guerre. Une guerre âpre que lui mènent les États-Unis. Les média, animés par des journalistes libéralo-droitiers pro-américains ou “gauchistes” de salon à l'anti-américanisme inconséquent, ne sont guère bavards quand il s'agit d'expliquer les mécanismes de la guerre économique que se livrent Européens et Américains depuis au moins 3 décennies. Or, les États-Unis, forts de leur victoire de 1945 et de leur dollar intronisé monnaie universelle, cherchent à s'assurer tous les marchés et à asseoir leur monopole dans tous les domaines de l'économie et de l'industrie.

    La CEE et les USA s'affrontent périodiquement pour les denrées alimentaires, l'aéronautique, la sidérurgie, l'industrie informatique et les bio-technologies. Dans cette lutte, les États-Unis partent avec une substantielle longueur d'avance : celle que leur donne l'immensité impressionnante de leur marché intérieur de 240 millions de consommateurs. Dans un tel espace protégé selon les règles rigoureuses de l'autarcie économique, il est possible de lancer des produits nouveaux et de les rentabiliser à très brève échéance. L'Europe est handicapée par ses États-Nations avec leurs micro-nationalismes, par des divisions anciennes incrustées dans nos corps sociaux depuis les guerres de religion, par un personnel politique surnuméraire et inefficace.

    Ceux qui se sentent une âme de rénovateur, ceux qui veulent généreusement s'investir pour le salut de notre continent et combattre dans ce sens par le verbe et la plume doivent ipso facto prendre acte des faits qui ponctuent cette lutte vieille de 3 décennies. En constatant ces faits de guerre économique, ils doivent moduler leur programme et leur action de façon à s'annexer les forces sociales qui contribuent à donner à l'Europe un maximum d'autarcie, d'autonomie et d'indépendance. Une action politique pour l'Europe ne saurait se contenter d'un enthousiasme purement sentimental, s'alimenter de nostalgies diverses, se replier dans une petite sphère de convaincus mais doit impérativement être offensive et imbriquée dans le tissu concret de nos sociétés. Un “néo-européiste”, c'est un homme ou une femme qui va de l'avant et qui sait, par expérience, que l'Europe doit se donner les outils technologiques qui lui conféreront la puissance.

    Créer des pôles européens dans les technologies de pointe

    Les Européens doivent parier pour les regroupements inter-européens des industries informatiques et bio-technologiques. Plusieurs fois, nous avons déjà raté le coche : Dassault, la firme d'aéronautique française, n'a pas conçu d'avion en commun avec SAAB, le constructeur suédois ; moralité : l'un et l'autre ont perdu l'occasion de franchir une nouvelle étape dans le développement de l'avionique. Pendant ce temps, grâce à la vente de leurs F-16 aux pays européens de l'OTAN, les Américains ont pu accéder à une nouvelle dimension de l'aéronautique et construire des avions plus performants. Dassault et SAAB ont perdu d'office leurs marchés potentiels.

    Faits positifs : dans le réseau informatisé de la Kredietbank, c'est du matériel allemand (Nixdorf) et suédois (Ericsson) qui est employé ; la fusion DAF-Volvo, avec implantation d'une usine en Flandre, contribue à créer un pôle européen du poid lourd, soutenu par l'inébranlable volonté néerlandaise de n'équiper l'armée des Pays-Bas que de charroi en provenance de ces usines. Le projet d'un hélicoptère ultra-moderne franco-allemand serait en passe de se concrétiser. Airbus est une création européenne très concurrentielle, qui doit faire face à l'offensive de géants américains comme Boeing. Le tandem franco-suédois Matra-Ericsson en télécommunications constitue également une victoire grande-européenne contre le condominium nippo-américain.

    Sur le plan social, ces regroupements favorisent le travail européen, à condition que les pouvoirs publics, jusqu'ici incarnés dans les pires zombies politiciens que l'histoire européenne ait jamais connus, promettent solennellement d'équiper toutes les entreprises d'État et les ministères de matériels en provenance de ces usines. Le taux de chômage diminuerait considérablement, grâce à la création d'emplois valorisants au sein d'entreprises pleines d'avenir.

    Cette double révolution est politique  grâce aux impulsions venues d'en haut et sociale  grâce aux mutations qualitatives que ces impulsions protectionnistes et volontaristes ne manqueront pas de susciter en même temps que l'émergence d'une solidarité globale de toutes les strates sociales. Cette double révolution, ni le libéralisme, qui sanctifie les profits à court terme et les sales petits égoïsmes bourgeois, ni la gauche, qui n'émet que des revendications sans suite par pure démagogie, ne sont capables de la mener à bien pour le profit de nos populations.

    Briser les conformismes

    C'est donc par le soutien constant aux initiatives industrielles purement européennes et par une volonté de détruire à jamais toute influence américaine sur notre continent, c'est par une reprise de la volonté d'indépendance de Harmel, qu'avaient court-circuitée les socialo-spaakistes et les libéraux américanolâtres, que nous recouvrerons, sans doute après une longue marche, notre pleine indépendance. D'autres traditions, ailleurs en Europe, contribueront au même résultat : la recherche gaullienne d'une troisième voie, l'indépendantisme de Papandreou, la volonté suédoise de non-alignement, l'inébranlable neutralité suisse, la structure d'auto-défense autonome de la Yougoslavie, les projets innombrables et sans cesse torpillés des nationaux-neutralistes allemands.

    Toutes ces traditions sont bien présentes partout en Europe : il faut les harmoniser, les ranger sous un dénominateur commun, rassembler leurs volontés en un redoutable faisceau. Puissent les “néo-européistes” y travailler, sans a priori idéologiques, sans se soucier de la dichotomie gauche/ droite, sans se laisser intimider par les vieillards gâteux qui croient encore aux vieilles idéologies, aux âneries chrétiennes, aux aberrations libérales ou à la religion pseudo-socialiste qu'est la sociale-médiocratie à coloration marxiste.  L'essentiel, c'est de ne pas substituer à ces blocages mortifères d'autres blocages mortifères et d'aborder les problèmes de l'heure avec un enthousiasme juvénile, avec une joie iconoclaste à l'égard des vieux tabous.

    • 3. L'Europe occidentale qui se bâtit à travers le Marché Commun vous semble-t-elle capable de retrouver le rôle politique et culturel qui fut le sien ? Que pensez-vous à cet égard, des candidatures de la Turquie et du Maroc ?

    Même si au sein des commissions européennes, il ne règne pas  d'harmonie idéologico-politique quant à la définition d'un protectionnisme inter-européen élargi, englobant la Suède, la Norvège, l'Autriche et les pays de l'Est, les faits sont têtus et forceront, à long terme, les Européens à faire front face à l'ennemi américain, à accorder leurs violons et à ne plus obéir aux ordres de Washington. L'échéance 1992 apportera la naissance d'un grand marché intérieur, plus important que le marché intérieur américain. Puisse alors ce marché ne pas s'ouvrir aux produits américains et fonctionner selon les règles que les Américains appliquent chez eux, c'est-à-dire les règles du protectionnisme le plus rigoureux.

    Nécessité protectionniste et américanophilie des “cultureux”

    Ce protectionnisme semble tellement évident qu'on se demande pourquoi les hauts commissaires européens ne l'appliquent pas. C'est simple : les Européens exportent plus vers l'Amérique que les Américains n'exportent vers l'Europe. De là, le déficit commercial spectaculaire des États-Unis (entre autres raisons). Un pays comme l'Allemagne fédérale exporte 10% de ses produits vers les USA ; il en va de même pour presque tous les autres pays européens. Dans une logique de stabilisation politico-sociale, telle celle que suivent les régimes en place, on ne peut pas renoncer du jour au lendemain à ces 10% car cela entraînerait trop de distorsions sociales. Willy De Clercq, qui appartenait à une formation politique belge spécialisée dans les courbettes à l'égard de Washington, a quelque peu révisé ses certitudes, depuis qu'il est devenu commissaire européen et qu'il est jeté dans les batailles du blé, des spaghetti, de la sidérurgie ou de l'Airbus.

    Lors d'une interview à la radio belge, il disait que l'Europe ne pouvait se permettre une riposte offensive tranchée dans cette guerre parce qu'une perte soudaine de 10% du potentiel d'exportation créerait trop de nouvelles distorsions sociales dans nos pays, où le taux de chômage est très élevé. On se rendait bien compte que De Clercq, revenu de l'image idéalisée que les libéraux, avec une candeur infantile, donnent de l'Amérique, souhaitait une réponse musclée mais devinait intuitivement, vaguement, que les services secrets américains pouvaient exploiter les désordres sociaux au profit du Pentagone, par ex. en stipendiant des “socialistes” démagogues, de nouveaux Spaak, qui auraient enrayé, partout en Europe, la volonté d'indépendance. La gauche spaakiste, doublée et “culturée” aujourd'hui par l'américanophilie mondialiste des Glucksmann, Sorman, Lévy, Montand, Scarpetta, Konopnicki, etc., détient des postes-clef dans les média et c'est elle qui sert l'Amérique, davantage que les chefaillons droitiers ou les badernes démocrates-chrétiennes.

    Une solution à cette situation compliquée, serait d'accorder des incitants fiscaux importants pour les firmes d'Europe qui achèteraient des matériels européens de haute technologie. Mais la logique partitocratique du Parlement de Strasbourg et des parlements nationaux de chaque pays européen empêche d'adopter une politique harmonisée dans ce domaine. Outre les incitants fiscaux, il serait souhaitable que les gouvernements imitent le modèle protectionniste américain et achètent exclusivement des produits européens pour les bureaux, ministères et institutions qu'ils contrôlent.

    La Turquie et le Maroc dans la CEE ?

    Quant aux candidatures de la Turquie et du Maroc, nous serions de ceux qui les rejettent. Pourquoi ? Parce qu'une fois de plus, ce serait les États-Unis qui tireraient le bénéfice de ces adhésions. En effet, même si le marché européen se voyait élargi à plusieurs millions de consommateurs, il se trouverait affaibli par l'entrée des Marocains et des Turcs, dont l'instrument industriel est faible et les capacités d'innovation technologique insignifiantes. Résultat : nous aurions une Europe asthénique, flasque et obèse, dont la cellulite serait les millions d'assistés turcs et marocains, peu à même de fournir des innovations dans les domaines de l'informatique et de la bio-technologie. L'Europe du Nord devrait alors mobiliser des capitaux énormes pour soutenir ces pays, alors qu'elle devrait prioritairement investir à fond dans ses secteurs de pointe, sous peine de les affaiblir du même coup au profit de leurs concurrents américains. Et cet affaiblissement irait de paire avec un accroissement dramatique du chômage.

    Au lieu de cette Europe débile et obèse, il nous faut une Europe svelte et forte. Les capitaux du Nord doivent en priorité être investis dans le Nord, où ingénieurs et techniciens recevront des subsides pour la recherche et les applications pratiques et où les usines accueilleront une main-d'œuvre qualifiée, formée dans de bonnes écoles. Cet auto-centrage des capitaux permettra par la suite d'investir dans le Sud, sans que ne soient provoqués des dysfonctionnements sociaux à cause d'une émigration/immigration désordonnée et irréfléchie. Géostratégiquement, en effet, l'Europe n'a pas intérêt à ce que le Maroc et la Turquie tombent dans la sphère d'influence américaine.

    Notre tâche est donc la suivante : faire de la Turquie et du Maroc des alliés, de façon à tenir les positions stratégiques capitales que sont le Bosphore et Tanger et à contrôler la côte atlantique du Maroc, de façon à prévenir toute réédition du débarquement américain de novembre 1942 en Afrique du Nord. Ce débarquement avait marqué le début de la fin pour l'Europe unifiée de force, sous la double férule du nazisme et du fascisme. Pour les Américains, peu importe l'idéologie : une Europe démocrate-chrétienne, une Europe autarcique d'inspiration libérale ou socialiste sera toujours “fasciste” ; elle sera toujours l'ennemi n°1 à abattre. Si, demain, une Europe démocratique pratique sans heurts les principes sacrés du protectionnisme à l'échelle continentale, les Américains tenteront par tous les moyens de prendre pied en Afrique du Nord de façon à menacer notre flanc sud, le plus faible et le moins susceptible de riposter de manière foudroyante et définitive.

    Le Maroc et la Turquie doivent être des alliés militaires de l'Europe

    Cette nécessité d'avoir le Maroc et la Turquie comme alliés militaires ne doit pas signifier, pour ces 2 pays musulmans, une adhésion à la CEE, avec ce que cela implique comme libre circulation des personnes et des capitaux. En effet, l'afflux vers le Nord de populations turques ou marocaines ne fera que renforcer le chômage massif que nous connaissons actuellement et dérèglerait dangereusement les systèmes de sécurité sociale, acquis par les travailleurs de nos peuples depuis le XIXe siècle, au prix de luttes quotidiennes. Les dérèglements en matière de sécurité sociale, une fois de plus, empêcheront une concentration des capitaux dans les secteurs de pointe, ce qui serait une victoire de l'Amérique.

    Je sais par expérience qu'il y a suffisamment de voix au Maroc et en Turquie qui sont prêtes à se joindre aux nôtres dans l'optique que je viens d'évoquer. Le paysannat turc, par ex., ne souhaite pas subir la concurrence de l'agriculture espagnole et vice-versa. Les panarabistes marocains, eux, souhaitent privilégier leurs relations avec les autres États du Maghreb (l'idée du “Grand Maghreb”) et avec la Libye. Les authentiques patriotes turcs souhaitent voir leur pays devenir membre d'une sphère de co-prospérité recouvrant plus ou moins le territoire de l'ancien Empire ottoman et ne pas être un jouet aux mains des technocrates du FMI. Hassan II avait demandé à ses compatriotes de s'abstenir de voter lors de récentes élections aux Pays-Bas… Un bloc européen flanqué d'un bloc maghrébin, unis au sein d'une alliance anti-américaine, ouvriraient une nouvelle ère historique : celle de l'indépendance de la Grande Eurasie.

    La CEE a intérêt à dialoguer avec l'excellent appareil industriel suédois et avec la Norvège. L'Autriche constitue une plaque tournante au centre de l'Europe, qui nous permettrait d'entrer en relation avec la Hongrie et les Balkans, terres qui nous donneraient une meilleure autarcie en ce qui concerne les denrées alimentaires pour l'homme et le bétail. Les média, curieusement, ne parlent jamais de ces nécessités et mettent l'accent sur le passé de Waldheim. Toute l'affaire Waldheim nous apparaît dès lors comme une entreprise de désinformation américaine, visant à éviter l'élargissement de l'Europe en direction du bassin danubien.

    En résumé, les candidatures du Maroc et de la Turquie visent à affaiblir l'Europe industrielle et à faire de notre continent un continent agraire, comme le Plan Morgenthau voulait, pendant la guerre et dans les premiers mois qui ont suivi la cessation des hostilités en Europe, faire de l'Allemagne aux abois puis vaincue un pays exclusivement agricole et idyllique. Il faut dès lors vaincre les blocages mentaux que crée artificiellement l'affaire Waldheim et amorcer un processus d'élargissement de notre continent vers l'Est et le Nord.

    • 4. Que pensez-vous de l'immigration non européenne ?

    D'abord, je dirai que, par principe, tout phénomène d'émigration/immigration est pervers. Toute immigration dans n'importe quelle zone donnée constitue, sur le plan socio-économique, un mauvais expédiant. L'Italie et l'Espagne connaissent des problèmes à cause de leurs flux migratoires internes sud-nord. La France XIXe siècle a connu un afflux vers les villes (surtout Paris), dépeuplant du même coup les campagnes et affaiblissant l'agriculture. La Belgique a connu, elle, un exode massif de ruraux flamands, affamés par une maladie de la pomme de terre, en direction des mines de Wallonie. Dans tous ces cas, même à l'échelle d'un seul pays, les populations déménagées ont subi le choc psychologique du déracinement et de l'aliénation. Ce choc a contribué à créer de la violence et des désordres. Le processus s'est renouvelé avec les Italiens, puis avec les Nord-Africains.

    Le libéralisme économique suscite des aliénations deshumanisantes, parmi lesquelles il y a l'immigration

    arcdem10.gifLe responsable de cet état de chose, c'est le libéralisme, idéologie mécaniciste qui ne tient pas compte de la symbiose qui lie l'homme à sa terre, à son humus primordial, qui l'imbrique dans un cocon culturel qui le materne, le police et lui communique un équilibre psychologique. Pour le libéralisme manchestérien, l'homme est une unité de travail interchangeable et peu importe si celui qui enfournait une pelletée de charbon dans un haut-fourneau venait du village voisin, des tropiques, de la zone méditerranéenne ou d'une Irlande tragiquement miséreuse. Le libéralisme est donc une idéologie qui aliène, qui a l'aliénation  comme principe et comme résultat. Le marxisme et les socialismes de diverses obédiences avaient, au XIXe siècle, voulu réagir contre toutes les formes d'aliénation, y compris cet esclavagisme scandaleux qui arrachait les hommes à leur terre. La gauche d'aujourd'hui, avocate des melting-pots, est le bouclier braillard de ces aliénations et trahit ipso facto les idéaux les plus purs et les plus sublimes des socialismes du temps héroïque.

    L'immigration actuelle, non européenne, provoque une aliénation plus terrible encore que ce qu'avaient connu les Européens jadis. En effet, les paysages et les climats d'où proviennent les nouveaux migrants sont foncièrement différents des nôtres ; les cocons culturels aussi. Qui plus est, les phénotypes raciaux désignent automatiquement le migrant comme un “autre”, comme un “non-inséré”, comme un “superflu” quand le chômage frappe le frère, le mari, l'épouse, la mère de l'autochtone. C'est une tragédie humaine sans précédent dans l'histoire. Honte à ceux qui l'exploitent, les mots doucereux à la bouche, pour faire du fric, pour se positionner au petit écran comme des autorités morales ; ils agissent comme le Pharisien vaniteux de l'Évangile…

    La solution à ce désastre, c'est de rompre avec les principes anthropologiques fallacieux du libéralisme. Seule une rupture de ce type permettra une réorientation de l'économie et, par suite, une nouvelle répartition harmonieuse des populations, selon les critères sains de l'amitié entre les peuples. Le Maghreb a besoin de mains pour rentabiliser le Sahara, pour arrêter la progression du désert. Ses enfants doivent cesser d'être des marginaux délinquants en Europe, condamnés à l'enfer du chômage et au désespoir existentiel, pour devenir des pionniers entreprenants dans leurs vilayas. Chaque peuple doit parier sur ses propres forces et ne doit pas exporter ses désordres ou importer arbitrairement de la main-d'œuvre dans la perspective intenable d'une maximisation exponentielle de la production, mirage du libéralisme et du marxisme doctrinaire, qui, lui, est séduit, il est vrai, par la logique arithmétique des théories dites “classiques” du libéralisme.

    L'immigration, c'est la pauvreté pour tous

    L'immigration non européenne constitue donc un blocage, une inacceptable distorsion due à un néo-esclavagisme d'essence productiviste. Elle entraîne un flot de problèmes connexes et, surtout, une pauvreté généralisée, dont pâtissent autochtones et migrants. Le problème des réfugiés politiques est encore plus aberrant car, si l'immigration apportait, en période de haute conjoncture, un surplus de main-d'œuvre pour une production qui trouvait des débouchés, les réfugiés arrivent en Europe en période de basse conjoncture, où le chômage prend des proportions dramatiques et où les mécanismes d'exportation se sont enrayés. Les accepter, c'est les condamner à la stagnation économique, à la marginalité, voire à la criminalité. Le personnel politique et ses hauts-parleurs du journalisme officiel font ici preuve d'irresponsabilité, tant à l'égard de ceux qu'ils accueillent qu'à l'endroit du peuple, le leur, qu'ils sont censés servir.

    L'immigration est, dans notre optique, un néo-esclavagisme car, au lieu d'investir dans des secteurs neufs, le patronat libéral, aveuglé par l'idée de faire des profits plantureux dans des délais très brefs, a choisi d'importer une main-d'œuvre étrangère que, de toute façon, les progrès de l'informatisation et de la robotisation, prévisibles depuis des décennies, condamnaient à l'exclusion sociale. On peut le déplorer mais c'est malheureusement inévitable. Dès que le libéralisme aura fait place à un planisme intelligent, calqué sur les principes que nous avaient suggérés Hans Freyer, Henri De Man et Bertrand de Jouvenel dans les années 30, l'aberration inhumaine qu'est l'immigration ne sera plus possible.

    Notons également que l'immigration, dès ses débuts, a brisé les solidarités ouvrières spontanées et naturelles en hétérogénéisant les masses travailleuses. L'immigration a ainsi, en Wallonie et en Campine, ruiné la combativité ouvrière en disloquant sa cohésion ethnique. Une classe sociale laborieuse qui n'a plus d'homogénéité, plus de chansons de combat, plus de souvenirs communs, est condamnée à être absorbée et digérée dans le ventre mou du libéralisme. Les insurrections ouvrières de longue durée, comme celle de l'hiver 60-61 ou celle du Limbourg en 1966-67 (parallèle à celle de la Ruhr), ne sont plus possibles désormais. L'immigration a été une arme particulièrement pernicieuse, utilisée par le capital vagabond et cosmopolite, pour anéantir l'esprit de résistance de nos peuples ; la social-démocratie et la gauche hystérique et immigrationniste ont été les complices honteuses de ce forfait.

    On peut mesurer là toute l'hypocrisie des belles âmes qui, aujourd'hui, au PCB ou au PTB, veulent simultanément défendre la classe ouvrière et le principe économique de l'immigration, en occultant bien le fait que la stratégie économique qui consiste à utiliser de la main-d'œuvre sans racines casse les reins à toute résistance populaire naturelle et permet au capital international de déplacer ses fonds sans risque de révolte. PCBistes en voie de disparition et nervis PTBistes constituent donc de ce fait le “bras armé du capital”, rôle qu'ils attribuent dans leurs discours à un “fascisme” définitivement disparu depuis 1945. Comparons la pauvre révolte, avortée, des mineurs turco-campinois à celle, dure et implacable, des mineurs britanniques contre Thatcher…

    Le secret de cette longue résistance, de cette admirable tenacité, est simple : les mineurs britanniques sont tous des British people, enracinés dans leurs corons depuis des générations. Ces mineurs anglais ont peut-être dû courber l'échine devant Thatcher mais ils lui ont donné un tel fil à retordre qu'elle hésitera désormais à les affronter. De quoi faire réfléchir les PTBistes quant à la cohérence des discours annonés par leurs intellectuels ; je le dis sans volonté de polémique gratuite car je fus de ceux qui admirèrent sans l'ombre d'une hésitation la campagne de solidarité à l'égard des mineurs britanniques, entreprise par des militants du PTB : c'était une belle manifestation de solidarité européenne. Mais à quoi sert une solidarité ponctuelle, même bien synchronisée et organisée, si l'incohérence doctrinale est le lot quotidien du parti ?

    Nord-Africains et Beurs : les faux chiffres officiels de l'immigration

    Un dernier point, qui nous concerne directement, nous Bruxellois, c'est celui de la tricherie quant aux chiffres réels de l'immigration. Les instances officielles, relayées par les bonnes consciences et par la bourgeoisie qui se pique de culture et joue aux bons apôtres humanitaristes, ne signalent qu'une présence fort limitée de citoyens Nord-Africains en Belgique. Une simple promenade à Bruxelles-Ville, à Saint-Josse, Saint-Gilles et Schaerbeek, voire ailleurs dans l'agglomération, infirme de façon flagrante ces chiffres. Or, ils sont vraisemblablement exacts, puisque l'immigration clandestine, sans doute bien réelle, ne fait pas varier les chiffres outre mesure. Pourquoi y a-t-il alors une telle différence entre les chiffres officiels et la réalité criante de la vie quotidienne à Bruxelles ? Parce qu'un grand nombre de migrants de souche maghrébine sont tout simplement des citoyens français, des ressortissants de la CEE, et ne sont pas comptabilisés dans les totaux relatifs aux 3 États nord-africains ! Ce qui est inquiétant, dans ce cas, c'est que ces masses jouissent de la libre circulation dont profitent les ressortissants de la CEE.

    Si les citoyens algériens, marocains et tunisiens peuvent être expulsés avec plus d'aisance en cas de comportement délictueux, ces “Français” de fraîche date bénéficient des atouts que leur confère leur nationalité et des accords spéciaux signés entre la France et la Belgique. L'Algérien, le Marocain et le Tunisien ont un statut moins stable et ne verseront de ce fait pas facilement dans la délinquance. Ils demeurent attachés à leur terre natale, gardent souvent une vieille sagesse paysanne, ne s'intègrent pas dans la décadance occidentale et conservent leur culture riche et bien adaptée, leur équilibre psychique. Les “Français” beurs, eux, sont des déracinés, rendus souvent agressifs à cause de cette perte tragique et abominable d'identité ; les réflexes de retenue morale, que possède tout individu enraciné dans un cocon culturel précis, tombent très souvent chez le déraciné, disparaissent dans les affres de l'urbanisation et du néo-esclavagisme. Celui ou celle qui possède une nationalité factice, qui ne correspond pas à son lieu d'origine, à sa proximité originelle (pour parler comme Heidegger), est une victime dont l'inconscient se venge, parfois cruellement.

    Mais l'autochtone, qui puise dans son humus naturel une sérénité existentielle et veut la faire partager aux siens, a le droit de se rebiffer contre les agressions sociales provoquées par un système économico-social qui pervertit foncièrement les “autres”, ceux qu'il va aller séduire aux 4 coins de la planète par la promesse d'un paradis matériel, lequel s'avèrera, en fin de compte, pure fiction. La prise de conscience de cette “fiction”, déclenche, chez beaucoup de Maghrébins, affublés ou non de la citoyenneté française, le désespoir et, partant, une agressivité irrationnelle à l'endroit d'un système qui les a trompés et grugés, agressivité qui sera souvent vectrice de petite criminalité. C'est donc surtout avec Paris qu'il faudra règler le problème de cette délinquence juvénile qui est ethniquement non européenne mais juridiquement française.

    Refuser les simplismes de la xénophobie et prendre exemple sur les États est-européens

    Notre refus de l'immigration non europénne et de l'immigration de citoyens français à nationalité factice ne relève nullement du racisme (les races existent et enrichissent notre planète par leur diversité) ou de la xénophobie (chaque peuple a droit à sa terre et à faire de sa terre le lieu d'émergence d'une identité, identité qu'il offrera au regard des autres peuples comme l'artisan ou l'artiste présentent leurs œuvres, fruit de leur cœur profond et de leur travail) mais d'un humanisme éternel et universel, qui refuse les arasements suggérés par les slogans universalistes, appliqués par les pratiques libérales-capitalistes, et veut que la terre soit riche, reste riche, de la diversité de ses enfants.

    En matière d'immigration, l'exemple nous vient de l'Est. Les États du COMECON, quand ils cherchent à augmenter leur production dans tel ou tel secteur de leur économie, font d'abord appel aux forces de travail autochtones, puis à celle des pays immédiatement voisins (les Polonais en RDA) ; les migrants travaillent sous contrats à durée déterminée, tant qu'ils ne peuvent pas être remplacés par de la main-d'œuvre nationale. Des stagiaires du Tiers-Monde visitent les écoles techniques et les universités est-allemandes pour y apprendre un métier qu'ils exerceront au profit de leur propre peuple. En Europe occidentale, le recrutement de main-d'œuvre devrait également se faire selon ce modèle sainement conçu : recrutement prioritaire parmi les nationaux, puis parmi les ressortissants des régions contigües (Nord/Pas-de-Calais, Noord-Brabant, Rheinland-Westfalen, Lorraine, etc.), puis dans les zones à démographie en hausse de la CEE (Irlande) ; déjà plusieurs centaines de travailleurs wallons se rendent chaque jour à Cologne, selon une démarche semblable.

    Certaines entreprises du Land de Rheinland-Westfalen imitent donc la sagesse est-allemande, consistant à recruter des travailleurs non nationaux dans les régions immédiatement contigües. Les migrations, nécessaires dans une société industrielle, doivent s'effectuer par cercles concentriques (les zones les plus proches ayant une priorité par rapport aux zones les plus éloignées) et sur la base du travail à durée déterminée, de manière à vaincre les distorsions socio-culturelles entraînées par le déracinement. Les étudiants africains, latino-américains et asiatiques devraient pouvoir bénéficier d'un système de coopération utile à leurs propres peuples, qui leur permetrrait d'acquérir chez nous des professions nécessaires au développement de leur pays. Une telle praxis éloigne le spectre du racisme, produit d'une réaction exacerbée à l'encontre des résultats navrants du melting- pot capitaliste.

    • 5. Que pensez-vous de l'intégrisme musulman ?

    L'intégrisme musulman est le fruit d'une déception. Dans les années 50, les peuples arabes et le peuple iranien (qui n'est pas arabe, répétons-le) se sont enthousiasmés pour un nationalisme laïc, inspiré des modèles européens. Le néo-colonialisme américain a hurlé au scandale et a décrit ces mouvements de libération comme “crypto-communistes”, les a boycottés, les a livrés à la machine de guerre sioniste, les a déstabilisés, si bien que les structures que le nassérisme en Égypte, les baasismes syrien et irakien et le Kadhafisme libyen des premières années de la révolution avaient mises en place se sont effritées, ont cafouillé et n'ont plus pu satisfaire les aspirations sociales des peuples arabes.

    En Iran, au début des années 50, le Dr. Mossadegh, qui redresse son pays après une occupation injustifiée par les troupes soviétiques et britanniques, veut nationaliser les pétroles iraniens et contrôler, sans intermédiaires américains ou anglais, le commerce extérieur du pays. Les services américains organisent sa chute. L'Iran est livré à un personnage falot et vaniteux, le shah, qui concrétisera ses fantasmes enfantins lors de son couronnement burlesque à Persépolis. Sachant que tout renouveau nationaliste à la Mossadegh allait être aussitôt annihilé par la SAVAK (la police pro-américaine du shah), les contestataires iraniens ont joué la carte religieuse, dont l'esprit est foncièrement étranger aux Occidentaux. La politique à courte vue de 1952 a conduit directement à l'irréparable rupture entre l'Occident et l'Iran.

    Phénomène transnational et non plus nationaliste, le chiisme va aussitôt s'exporter et transposer ailleurs sa stratégie de “guerre sainte” : au Liban, en Tunisie, en Égypte et parmi les immigrés d'Europe. Là réside un danger sérieux : nous ne sommes pas les responsables de l'éviction de Mossadegh ni des sottises du shah. Si l'intégrisme musulman provoque des désordres dans nos villes, s'il suscite des confrontations violentes dans notre espace vital entre communautés immigrées antagonistes, nous ne pourrons le tolérer et nous devrons le remettre au pas car il n'est pas question que nos  concitoyens aient à subir des sévices matériels ou physiques à cause d'une querelle qui leur est étrangère. Notre perspective est celle du salut public et nous ne dérogerons pas à nos responsabilités.

    Nous voulons la paix civile

    Cette volonté de maintenir la paix civile chez nous est inséparable d'une analyse sereine de la situation internationale. L'agressivité du chiisme est due à des frustrations trop longtemps contenues, à l'accumulation de contradictions dans les pays arabes et en Iran. Le chiisme est une réponse locale aux défis du monde moderne et de l'impérialisme américain. Il signale d'autre part que l'ère des réponses de type marxiste est révolue dans les pays extra-européens. La fameuse “grammaire léniniste” ne fonctionne plus. Cette désaffection à l'égard du marxisme n'entraîne pas l'adhésion à un modèle américain. Ce double refus peut nous servir de leçon, à nous Européens, dans le sens où le marxisme de type soviétique est impropre à organiser nos sociétés hyper-complexes et où l'Amérique, en tant que puissance hégémonique, empêche l'épanouissement de nos classes laborieuses, la prospérité de nos paysans et fait vaciller la santé de nos entreprises. Les idéologies dominantes du monde actuel sont rejettées dos à dos par une réponse issue de l'histoire locale, irréductible à ces schémas universalistes, que nous rejettons aussi, au nom de notre propre identité.

    La révolution islamique est dangereuse uniquement parce qu'elle pourrait susciter des désordres dans nos villes. Elle ne risque pas de subvertir l'Europe qui, de toute façon, reste, face à l'Iran, maîtresse des technologies militaires. Que l'Iran soit en guerre avec les États-Unis, c'est un fait qui ne doit pas nous troubler outre mesure. Notre position est évidemment aux antipodes de celle du cirque de la cohabitation Chirac-Mitterand. Les rodomontades militaires de la France, nous les condamnons sans réserves, d'autant plus qu'elles sont pure hypocrisie au regard des trafics d'armes que concoctaient de grosses légumes mitterandistes ou chiraquiennes.

    Notre position est proche de celle des Allemands qui ont refusé d'envoyer le moindre bateau dans le Golfe et accueillaient, fanfares de la Bundeswehr à l'honneur, le Premier Ministre iranien au moment même où la flotte de Mitterand appareillait pour aller commettre ses pitreries grand-guignolesques. Quant à l'envoi des 3 navires belges, c'est bien sûr du “bidon” : le gouvernement répond à un chantage américain. C'est clair vu le peu de zèle que montre cette unité navale dans la mission que Washington lui a assignée. C'est limpide quand le Ministre iranien en visite à Bruxelles évoque avec humour, en même temps que son collègue belge, le départ de cette mini-flotte et insiste sur les relations commerciales relativement bonnes entre nos 2 pays. Notre position est donc neutre comme celles de la RFA et de la Suède ; elle ressemble à celles du SP et de la Volksunie, à ceci près qu'elle est plus directe et s'encombre moins de circonlocutions moralisantes.

    • 6. Que pensez-vous du succès de mouvements “nationalistes” du type “Front National” en France qui semble lié à la montée de l'intégrisme chiite ?

    Parlons d'abord du lien entre chiisme et renouveau nationaliste en France. Ces 2 phénomènes, malgré leurs différences, ont tout de même un point commun : ils déploient un discours qui ne fait pas directement référence aux idéologies dominantes. Le premier renoue avec des traditions religieuses et théocratiques ; le second remet à l'avant-plan certains idéologèmes du nationalisme français, disparus depuis 1945. Chiisme et nationalisme français sont en ce sens “post-modernes”, si l'on entend par “modernité” l'adhésion aux idéologies laïques et/ou universalistes que sont le libéralisme et le marxisme. Les 2 phénomènes vont donc au-delà des conformismes imposés par ces idéologies dominantes. Ils transgressent des tabous et des habitudes, ils bouleversent des certitudes.

    En France, règne un tout autre monde politique

    Pour être plus précis, jugeons le phénomène Le Pen d'un point de vue régional et européen. En effet, le Front National français (FN) ne nous concerne pas directement, d'abord parce que nous sommes Wallons ou Flamands et que nous sommes rivés à une terre qui fut d'Empire, enracinement qui nous a légué, entre autres choses, une structuration particulière de nos sociétés, not. la division en 3, 4 ou 5 strates idéologiques majeures (la conservatrice/démocrate-chrétienne, la libérale, la socialiste marxisante — avec son appendice communiste — la nationaliste et, désormais, l'écologiste). L'Allemagne (RFA et RDA), l'Autriche, l'Italie et la Belgique partagent ces divisions en 3 ou 4 piliers, comprenant non seulement des partis (CDU/CSU, CDU, ÖVP, DC, PSC/CVP + SPD, SED, ÖSP, PCI/PSI, PS/SP, etc.) mais aussi des lobbies socio-caritatifs (mutuelles, caisses diverses, associations culturelles, etc.).

    Chaque pays connaît des variantes : ainsi, en Autriche, les libéraux ont absorbé les nationalistes ; en Italie, le PCI joue le rôle que joue la SPD en Allemagne et les nationalistes sont divisés, en Belgique, par les clivages linguistiques. Le canevas global reste toutefois le même. En Espagne, la structuration est assez analogue, à cause du passé habsbourgeois commun. La France, les Pays-Bas et l'Angleterre ne connaissent pas cette structuration en piliers que les Flamands nomment “verzuiling”. La verzuiling est, notons-le au passage, grande gaspilleuse de deniers publics, surtout dans les cas italien et belge. La fiscalité hyper-lourde de l'État belge est due largement à la multiplication des réseaux socio-caritatifs dérivés de la structuration en partis de notre société.

    Dans une société comme la nôtre, si marquée par cette verzuiling, aucun groupement politique français ne peut correspondre pleinement à une formation belge. Le RPR, par ex., ne pouvait, sans trahir sa spécificité gaullienne-républicaine, ni rejoindre le PPE qui rassemblait les partis confessionnels à majorité catholique ni l'ensemble constitué par les libéraux belges, allemands et italiens au sein des regroupements parlementaires de Strasbourg. Le contexte français est trop différent du contexte “impérial” (souvenir de Charles-Quint). Le nationalisme français est par essence étatiste, malgré la définition maurrassienne du “pays réel”, tandis que les nôtres privilégient le peuple, en tant que matrice d'une identité unique, par rapport à la machine étatique. C'est bien clair chez les Flamands et les Allemands. C'est tout aussi clair quand on lit le Wallon José Streel, que redécouvre le Centre d'études de la seconde guerre mondiale, inféodé aux Ministères de l'Éducation nationale.

    Le nationalisme français n'est pas populiste

    Notre nationalisme populiste, plus charnel que celui des Français, nous interdit de définir comme “nationalisme” le conglomérat d'idées autoritaires, militaristes et cocardières qui caractérisent la formation de Jean-Marie Le Pen. L'émergence d'un nationalisme musclé outre-Quiévrain est plutôt inquiétant. Notre pays a subi trop d'invasions françaises au cours de son histoire, trop d'entorses profondes à son identité, pour que nous puissions l'accepter. Par ailleurs, comme le note le Général autrichien Jordis von Lohausen, les Français ont inventé un système juridique d'acquisition de la nationalité qui fait que n'importe quel individu peut, par un acte de volonté, se déclarer “français” et le devenir de fait.

    L'acquisition de la nationalité, en France, est analogue, ajoute Lohausen, à l'entrée en Islam des fidèles de Mohamet. Point besoin d'avoir des racines dans l'Hexagone pour devenir français. Le Polynésien ou l'Amazonien, le Kalmouk ou le Yéménite seront d'emblée considérés comme “Français” s'ils en expriment le souhait, tandis que le Tournaisien sera considéré comme un étranger et rudement traîté comme tel (pas le droit d'ouvrir un compte en banque, pas le droit de changer de l'argent à son gré, etc.). Certes les discussions lancées par le FN et le Club de l'Horloge quant à la révision du code de nationalité cherchent à remédier à ce scandale, à cette attitude foncièrement anti-populaire et anti-européenne. Mais le mal est fait, le facteur “racines” n'a plus été pris en compte depuis 200 ans…

    Les idées de Jean-Yves Le Gallou

    Jean-Yves Le Gallou, tête pensante du Club de l'Horloge, caucus élaborant programmes et projets pour la droite du RPR et les non-folkloriques du FN, vient d'écrire plusieurs livres et memoranda pour dénoncer cette aberration hexagonale et a plaidé pour une réévaluation d'un principe de droit fondamental, vieil-européen, légué par la Grèce et la Rome antiques : le principe du jus sanguinis, instauré par le Code Napoléon. Le principe du jus sanguinis est celui du “droit du sang”, qui confère la nationalité à celui qui la détient de ses ancêtres. La nationalité est un privilège accordé par lignée. C'est un principe de droit, inscrit dans nos codes constitutionnels, issus des idéaux de la Révolution Française et du Romantisme allemand, que Le Gallou entend conserver et remettre à l'honneur et nous sommes entièrement d'accord avec lui. Député du FN, Le Gallou pourra-t-il faire valoir ses idées ? Pourront-elles s'imposer à une société où un appréciable pourcentage de citoyens ont reçu la citoyenneté au nom de principes foncièrement différents de celui du jus sanguinis ?  Et ce au mépris de la loi et de la tradition.

    Dans le cadre belge, nous entendons défendre le jus sanguinis contre ceux qui veulent faciliter l'intégration d'immigrés de fraîche date ou de réfugiés au statut douteux par la distribution de cartes d'identité nationale, en dépit de l'esprit de notre loi. Cette praxis est en dernière analyse illégale et nous constatons que libéraux comme marxistes violent allègrement le sens profond de la constitution démocratique. Adeptes de théories mécanicistes, déracinées, incapables de tenir compte des facteurs de cohésion ethnique et d'encracinement, libéraux et marxistes, refusant de reconnaître l'esprit de nos lois (Montesquieu !), pensent en termes de jus soli,  de “droit du sol” ; selon ce principe, aboli en même temps que l'Ancien Régime en 1789, on possède la nationalité du lieu où l'on naît et/ou l'on vit.

    Ce principe est dérivé de la féodalité : le serf appartient comme un objet au seigneur s'il vit sur ses terres comme le citoyen appartient à l'État s'il vit sur le territoire où cet État exerce sa souveraineté. La jus soli est donc un droit issu d'un statut de non-liberté ; par rapport au jus sanguinis, il est archaïque et ne permet pas à l'individu de s'affirmer pour ce qu'il est somatiquement, pour ce qu'il est au plus intime de lui-même. Le jus sanguinis est une garantie de paix civile et de gouvernabilité, car il permet d'avoir des citoyens liés par une homogénéité somatique et culturelle. Le rejeter relève de l'irresponsabilité. Pour nous, soit dit en passant, la Révolution Française a permis l'avènement de principes valables comme celui du jus sanguinis mais, simultanément, d'idées abstraites, anti-communautaires (l'interdiction de fonder des associations professionnelles et syndicales), qui annullent l'effet bénéfique de la citoyenneté par lignage de tous les citoyens et inaugurent une ère de fictionnisme libéral.

    Ensuite, le programme économique du FN est libéral, afin de satisfaire une clientèle droitière. Ce programme est en contradiction flagrante avec notre propre définition du nationalisme. L'organisation économique préconisée par nos nationalismes implique une redistribution et un planisme rigoureux. L'absence de la dimension planiste dans le programme du FN réduit le nationalisme français actuel à un pur discours. Jamais, dans l'état présent des choses, le FN ne pourra imposer une économie réellement nationale. Les modèles de Le Pen sont étrangers, ce sont Thatcher et Reagan ; jamais il n'a envisagé de se référer à l'école française de l'économie semi-autarcique, auto-centrée et dirigée (planifiée), incarnée par une célébrité internationale comme François Perroux. Cette carence rédhibitoire de son message montre, à qui peut l'apercevoir, que jamais il ne pourra réaliser sa promesse électorale majeure, c'est-à-dire mettre fin au processus économique de l'immigration, fruit des idées libérales pernicieuses, qu'il adule à travers les personnalités de Reagan et de Thatcher.

    Le danger pernicieux de l'intégrisme catholique

    Le poids des équations personnelles de Le Pen nous semble trop lourd aussi pour que nous nous attardions, en tant qu'“Impériaux”, à examiner son discours. Son militarisme, sanctionné sans doute par des décorations dûment méritées, nous laisse toutefois sceptiques ; que peut comprendre un baroudeur, même sympathique, aux mécanismes subtils de l'économique et du social ? En outre, Le Pen a végété trop longtemps dans une marginalité sordide où grenouillaient de beaux contingents de fous furieux : les intégristes catholiques, ces maniaques aigris, rejetons de petits notables d'arrière-province qui ont raté leur entrée dans la modernité technologique, xénophobes qui haïssent d'abord le Protestant allemand ou anglais. Ces fossiles dangereux, parce que fanatiques, n'ont rien de “nationaliste”, puisque leur idéologie est universaliste, et sont prêt à lâcher contre les Protestants et les Orthodoxes d'Europe les indigènes de tous les continents pourvu qu'ils soient décrétés catholiques.

    Le vote pied-noir, qui fournit à Le Pen de gros bataillons d'électeurs dans le Midi, est un vote trop passionnel et trop irréfléchi. L'anti-gaullisme sommaire de cet électorat empêche le FN de reprendre sereinement à son compte les bons projets de De Gaulle : sénat des régions et des professions, participation, planisme, autonomie militaire, etc.

    Les 4 conditions que nous sommes en droit d'exiger de la France

    En tant que ressortissants de nos régions, un nationalisme français n'est interlocuteur valable que s'il envisage les mesures suivantes (et le FN ne les envisage pas) :

    • Retrait total, immédiat et inconditionnel de toutes les troupes françaises stationnées en Allemagne ;
    • Renforcement de la marine française, afin de montrer que la France renonce à toute ingérence dans les affaires de l'Europe Centrale et s'apprête à défendre, pour le bénéfice de l'Europe Totale, la façade atlantique de notre continent ;
    • Démantèlement complet, immédiat et inconditionnel des missiles Pluton braqués sur les Ardennes et le Palatinat (les suggestions dans ce sens, faites par le Président Mitterrand, sont encore trop floues et trop vagues et, de surcroît, ne semblent pas rencontrer l'approbation de Chirac et des militaires) ;
    • Reconnaissance à toutes les régions françaises du droit d'entretenir des relations économiques et culturelles avec des régions extérieures à l'Hexagone et ce, en pleine autonomie et sans ingérence de Paris (le projet Faure sera-t-il un pas dans cette direction ?).

    Le retrait des troupes françaises d'Allemagne n'a jusqu'ici été inscrit que dans le programme des Verts. Trois soldats français casernés en Baden-Wurtemberg ont été lourdement condamnés pour avoir distribué ce programme à leurs camarades. Nous demandons, dans l'optique d'une réconciliation franco-allemande, que ces soldats soient relâchés et totalement blanchis et que les officiers et les juges militaires qui les ont condamnés soient publiquement dénoncés et sanctionnés dans leur avancement. C'est là un minimum, si la France veut apparaître crédible dans ses projets de pôle franco-allemand en Europe. Nous nous alignons ici sur les suggestions du député vert de Berlin, Rolf Stolz (3).

    Le démantèlement des missiles Pluton est un minimum également, si la France ne veut pas persister dans son déni de souveraineté à l'égard de la Belgique, du Luxembourg et de la RFA. L'autonomie des régions semble, quant à elle, progresser… À Paris, les spécialistes attitrés ès-questions allemandes, ainsi que l'ancien ministre des Affaires étrangères de Giscard, Jean François-Poncet (cf. Time n°36/1987), raisonnent comme si l'Allemagne était définitivement divisée et manifestent de l'inquiétude quand, au sein de l'opinion publique allemande, germent des projets de réunification sous statut de neutralité.

    Les Français doivent cesser d'écouter ces représentants d'une bourgeoisie occidentaliste, pro-américaine, hypocritement adepte d'un nationalisme anti-germanique totalement éculé. Autrement plus pertinentes sont les paroles de l'ancien Ministre Michel Jobert (cf. Der Spiegel n°37/1987) ou du fils de Charles De Gaulle, Jean De Gaulle (cf. Die Welt, 1.12.86), pour lesquels l'Allemagne est à long terme indivisible et l'Europe idéale n'est pensable qu'avec une Allemagne Totale (Deutschland als Ganzes).  Ni Jobert ni Jean De Gaulle ne sont au Front National. Les formations au sein desquelles ils militent, les cénacles qu'ils président, les journaux auxquels ils collaborent doivent devenir nos interlocuteurs privilégiés et non un FN (Le Gallou excepté), dont la presse est pauvre, souillée par les élucubrations idiotes des intégristes catholiques, et qui n'a rien proposé de concret quant au démantèlement des missiles qui menacent Liège, Maastricht, Namur, Luxembourg et Trèves ou quant au retrait définitif des troupes d'occupation françaises.

    Pour revenir au FN, nous pensons que s'il n'inscrit pas à son programme les 4 points, énoncés ci-dessus, aucun citoyen belge, luxembourgeois ou ouest-allemand n'a le droit de pactiser avec lui, ni de se poser en interlocuteur exclusif de Le Pen. Celui ou celle qui pratique une telle collaboration néglige des intérêts vitaux de nos peuples et ne peut nullement prétendre incarner un “idéal national”. Ce refus de tout alignement vaut aussi, bien sûr, pour les autres partis français (PS, RPR, UDF, PCF), à l'exception des “Verts” qui ont réclamé l'évacuation de l'Allemagne. Notre critique du FN ne participe pas donc de la logique médiatique dominante qui cherche à isoler complètement Le Pen, pour des raisons de jalousie politicienne, mais d'une analyse globale de la situation en Europe occidentale, d'où il ressort que nos intérêts propres, ceux de nos nationaux, celui de notre sol, et notre souveraineté la plus légitime, ne sauraient être sacrifiés, sous prétexte que tel ou tel aspect du programme de Le Pen nous apparaît sympathique.

    Quelques conclusions sur le FN

    Le Pen ne s'est jamais positionné non plus contre  la fiction d'une “communauté atlantique des valeurs”, alors que de larges strates du MSI italien l'ont fait, que les nationalismes allemands (NPD), britanniques (NF) et espagnols (Phalangistes républicains) sont hostiles à l'OTAN. Le FN se pose dès lors en marge de son propre vivier potentiel, celui de l'Europe des nationalistes, et se singularise par une orientation droitière particulièrement stérile.

    Bien sûr, nous ne nions pas au FN son “utilité démocratique”. Sa lutte contre l'immigration, vaine s'il ne rejette pas le libéralisme, correspond à un souci bien ancré dans la population française de souche européenne, largement majoritaire. Ses propositions de lutte préventive contre le SIDA rejoignent nos préoccupations et notre souci de préserver la bonne santé de tous nos concitoyens. Son exigence de voir siéger réellement les parlementaires, lorsque se prennent des décisions importantes, est une excellente chose qui lui confère un label authentiquement démocratique, label que lui dénient les tenants fanatiques des idéologies dominantes et les funambules qui simplifient leurs discours sur les ondes et le petit écran. Indéniablement les sondages signalent une progression du FN, montrant qu'il sait se mettre au diapason des instincts du peuple. Nous admettons ces atouts du FN, même si, en tant que non Français, nous serons sans doute obliger de combattre durement, sur la scène internationale, un gouvernement partiellement ou majoritairement lepéniste, parce qu'il serait trop atlantiste et n'accepterait pas nos 4 propositions-clefs qui, pour nous, sont irrévocables.

    Un populisme plus positif : celui des Scandinaves

    L'hostilité populaire à l'immigration prend un visage nettement plus acceptable, moins tonitruant et plus serein, dans les pays scandinaves et, de ce fait, notre attention se focalise davantage sur les résultats obtenus pas les “progressistes” (4) danois et norvégiens, refusant la submersion de leur pays dans le melting-pot occidentalo-capitaliste.

    En Scandinavie, les résultats des partis hostiles à cette pratique socio-économique moralement condamnable qu'est l'immigration mobilisent donc toute notre attention. Au Danemark, le Parti du Progrès de Glistrup et un parti social-révolutionnaire, dirigé par le syndicaliste Preben Møller-Hansen, ont renforcé leurs positions au Parlement parce qu'ils se sont insurgé contre l'afflux déraisonnable des réfugiés politiques. En Norvège, le Parti du Progrès de Carl I. Hagen est désormais le troisième parti du Royaume, avec un score national de 12,2% et un score urbain d'environ 20%. En Suède et en Hollande, l'hostilité populaire aux mesures autoritaires visant à installer d'office des réfugiés, sans consultation des habitants autochtones, croît sans cesse.

    Ces mouvements rejettent les transferts de population sans perdre de vue la logique planiste qu'a véhiculé la social-démocratie sans y demeurer entièrement fidèle. Les mouvements de Glistrup, Møller-Hansen et Hagen nous sont beaucoup plus sympathiques, parce plus populistes, plus soucieux de faire fonctionner la société politique par referendum, moins cocardiers, non militaristes, pas du tout infectés par l'intégrisme catholique. Cette sagesse scandinave correspond davantage à notre mentalité et à notre tempérament que le style “FN”, avec ses arrogances, sa puérilité et sa vulgarité “gavroche”. C'est pourquoi leur évolution doit davantage nous préoccuper. Le modèle qu'ils préconisent est plus adaptable à notre populisme, à notre communalisme et à notre souci d'émettre notre avis par referendum.

    • Monsieur Steuckers, je vous remercie pour cet entretien.

     Notes :

    (1) Cf. Rik COOLSAET, De Veiligheid van België, De Belgische buitenlandse politiek en de internationale bewapeningsdynamiek,  Kluwer, Deurne/Antwerpen, 1983 et Buitenlandse zaken,  Kritak, Leuven, 1987. En français, on lira not. « La politique belge vis-à-vis de l'Est », in : La Revue Nouvelle n°12, déc. 1985. Ainsi que l'article qu'a consacré Guy Claes à cette problématique dans Vouloir n°23/24, nov.-déc. 1985.
    (2) Jean Thiriart (né en 1922), a fondé le mouvement Jeune Europe dans les années 60 à Bruxelles. Ce mouvement avait pour symbole la croix celtique. Vers 1967-68, Thiriart, dans les colonnes de La Nation Européenne, organe théorique de son mouvement, préconisait un dialogue avec la Roumanie, à l'époque rebelle dans le camp socialiste. Au même moment, Harmel engageait des pourparlers directement avec Bucarest, sans tenir compte de l'avis des super-gros. Les Américains et leurs complices voyaient ce dialogue belgo-roumain d'un très mauvais œil et y percevaient l'amorce d'un rapprochement inter-européen capable de restaurer un espace européen autonome libéré de la tutelle des super-gros.
    (3) Cf. Rolf STOLZ,  Ein anderes Deutschland, Grün-alternative Bewegung und neue Antworten auf die Deutsche Frage, éd. Ahrens im Verlag Clemens Zerling, Berlin, 1985.
    (4) Signalons ici que l'étiquette “progressiste” en Scandinavie ne correspond pas du tout à l'étiquette “progressiste” en usage dans notre pays. En un sens, le terme “progressisme”, en Scandinavie, recouvre une démarche moderne, bien en prise avec les réalités de notre temps, tandis que le “progressisme” de la bourgeoisie de gauche, qui se pique de penser, n'est, en notre malheureux pays, que le déguisement d'un moralisme hyper-réactionnaire, porté par les castes oisives, n'exerçant plus aucune responsabilité sociale.


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    wander10.gifRobert STEUCKERS :

    Réponse au questionnaire sur l’Europe

    de Mathilde Gibelin & Fanny Truilhé

    (http://tourdeurope.overblog.com) 

    ◊ L’Europe, pour vous, c’est quoi ?

    Pour moi, l’Europe est le territoire résiduaire des peuples indo-européens ; la portion d’un vaste domaine eurasien qui leur reste après les invasions hunniques, turques et mongoles, venues d’Asie orientale (au départ), puis sarrasines, perpétrées, elles, dans la foulée de l’expansion arabo-musulmane en Afrique du Nord. Bien sûr, les Européens ont reconquis l’Espagne et les Balkans et, à partir du Tsar Ivan IV le Terrible, ont ramené petit à petit les Mongols vers leurs territoires d’origine, mais la reconquista demeure incomplète : la Méditerranée n’est pas sécurisée, Chypre a été réoccupée en 1974, le territoire turquisé de la Romania orientale se pose toujours comme un verrou pour toute expansion future à la façon de l’Empire romain, la démographie chinoise galopante menace la Sibérie vide, faute d’une population slave qui se renouvelle, tout comme l’Europe vieillissante reçoit le débordement de l’hypernatalité africaine, etc. L’Europe a été pendant des siècles une communauté de combat, souvent fort indisciplinée, reflet de sociétés incapables de percevoir et de désigner clairement l’ennemi qui cherchait, et cherche toujours, à les submerger. L’Europe n’existait que chez ceux d’entre les Européens qui luttaient pour empêcher cette submersion. Pour ne pas remonter aux Champs Catalauniques, cet esprit s’est incarné dans les figures les plus sublimes de notre histoire, dans les Ordres de chevalerie (Johannites de Rhodes et de Malte) puis dans l’Ordre de la Toison d’Or : Jean sans Peur, pris prisonnier à Nicopolis, Philippe le Bon, qui prononce le Vœu du Faisan à Lille en février 1454, Charles-Quint, notre grand empereur, qui prend Tunis en 1535, son fils illégitime Don Juan d’Autriche, vainqueur à Lépante en 1571, Jan Sobieski, roi de Pologne et vainqueur des Turcs devant Vienne en 1683, le Prince Eugène de Savoie, qui a amorcé la reconquête des Balkans et éloigné définitivement le danger turc du cœur de l’Europe danubienne, etc. Depuis ces âges héroïques, les volontés se sont assoupies et les perceptions, claires auparavant, se sont troublées.

    ◊ Vous sentez-vous Européen ?

    Oui, j’appartiens à la communauté de combat qui veut, en dépit de toutes les vicissitudes et de toutes les démissions, maintenir notre civilisation et ses peuples hors de tout étau étranger, les soustraire à toutes géopolitique ou géostratégie visant leur étouffement et leur submersion.

    ◊ Existe-t-il selon vous une identité culturelle européenne ?

    bound-10.jpgOui, et cette identité n’est pas figée. Eugen Rosenstock-Huessy, combattant des Corps Francs allemands après 1918 et exposant particulièrement original de la Révolution conservatrice, a écrit un livre très important, malheureusement non traduit en français et oublié, qui nous enseignait que l’identité européenne était justement cet art de révolutionner en permanence ce qui existe et se trouve en voie de pétrification, de “révolutionner” au sens évidemment étymologique du terme, de revolvere, de revenir aux sources vives, aux étymons fondateurs. Cette identité est effervescente parce qu’elle est combat permanent. Par suite, n’ont une identité européenne que ceux qui révolutionnent, en voulant rester, par cette démarche, fidèles à leurs racines et aux combats de leurs prédécesseurs. Une identité ne peut en aucun cas se manifester sous la forme de bigoteries figées, d’adulation de formes muséifiées, installées et posées comme inamovibles. Elle est “révolutionnante” dans la mesure où elle est aventureuse, prospective et “désinstallante”.

    Par ailleurs, on peut ajouter qu’aucune tradition culturelle européenne, qu’aucun filon culturel ne demeurent arrêtés à des frontières naturelles ou étatiques à l’intérieur de l’Europe. On trouve la Chanson de Roland, la matière celtique venue du Pays de Galles (et des cavaliers Sarmates installés là-bas par Rome), les chants de l’Amour Courtois, la figure de Maître Renard ou celle de Tyl Uilenspiegel/Eulenspiegel dans plusieurs littératures européennes, au-delà des barrières linguistiques. Plus près de nous, les filons de l’Art Nouveau (du Jugendstil), de la pensée et de la littérature vitalistes ou existentialistes, les formes diverses, qu’ont prises les futurismes, les surréalismes, les vorticismes ou les néo-classicismes, transcendent également les frontières, de même que leurs traductions politiques. Ce sont là les indices d’une culture commune, de préoccupations partagées.

    ◊ Quand vous entendez “Europe”, pensez-vous culture, politique ou économie ?

    Les 3 sont indissociables. Il faut une Europe culturelle, surtout fidèle à ses traditions antiques, qui fonde sa politique sur cet héritage et que se donne les moyens économiques de durer et de résister. En gros, il faut une Europe enracinée dans sa culture la plus ancienne et la plus immémoriale, qui a retenu les leçons de la politique d’Aristote, de la République de Platon, de la Perse avestique (cf. Jean Haudry), de Sparte et de Rome et qui se construit une économie et une agriculture les plus autarciques qui soient.

    ◊ Quel est selon vous le personnage, le symbole, le lieu européen par excellence ?

    L’Europe n’est pas singularité : elle est diversité. Elle compte d’innombrables personnages emblématiques. Les symboles qu’elle offre sont aussi fort nombreux, car elle représente sans doute la seule grande culture qui se “révolutionne” (toujours Rosenstock-Huessy !) et qui, en se “révolutionnant” en permanence, génère sans cesse de nouveaux symboles : Stonehenge ou le Crystal Palace en Angleterre, la peinture de Vermeer ou de Rembrandt aux Pays-Bas, la Tour Eiffel ou les grottes de Lascaux en France, la Porta Nigra de Trêves ou la Porte de Brandebourg à Berlin en Allemagne, la Via Appia au sortir de la Rome antique ou le château octogonal de Frédéric II de Hohenstaufen en Italie, etc. Pour les lieux qui impressionnent : les fjords de Norvège, la Sierra Nevada, le Mont Blanc ? Ou des paysages plus doux, plus apaisants, comme le Jura ou la Transylvanie, les Ardennes ou l’Eifel ? Ou des côtes où dominent les tons pastel comme les dunes des Flandres au Danemark, où celles, rocheuses et dentelées, de criques et d’îles, de la Dalmatie ou de l’Égée ? L’Européen, en tant que révolutionnaire permanent, est aussi un être itinérant, une réincarnation d’Odin ou du pèlerin de Nicolas de Flües, toujours en route en chantant, un grand chapeau vissé sur le crâne, une pèlerine sur les épaules et un bâton à la main. Nos grands empereurs, Charlemagne, Charles-Quint ou Frédéric Barbarossa ont passé leur vie à cheval, cheminant d’un palais palatin à l’autre, d’un champ de bataille à un autre, pour rendre visite à tous leurs sujets et féaux ou pour bouter hors d’Europe les ennemis venus de sa périphérie. Partout en Europe, il y a des traces : elles sont symboles et lieux sacrés de notre mémoire. Pérégrinons, nous et nos enfants, pour apprendre toutes les facettes de notre âme tourbillonnante !

    ◊ L’Europe se réduit-elle, selon vous, à l’Union Européenne ?

    Quand l’Europe était celle des Six, puis des Neuf, des Douze ou des Quinze, elle n’était pas, à mes yeux, l’Europe entière. A fortiori pour moi, qui ait amorcé mon combat contre l’hémiplégie à laquelle le traité de Yalta condamnait notre continent, surtout par la volonté des Américains, trop heureux de priver les centres industriels de l’Europe occidentale de leurs débouchés ou de leurs sources de matières premières situés en Europe orientale et en Russie. Aujourd’hui, l’Union Européenne compte presque tous les pays d’Europe, à l’exception des Balkans, de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Russie. Mais la classe eurocratique qui domine l’UE n’a pas adopté l’idéologie aristotélicienne, romaine, impériale, révolutionnaire et conservatrice qu’il fallait pour organiser ce continent. Elle a adopté, sans aucun esprit critique, l’idéologie néolibérale venue d’Amérique, où elle est toutefois tenue en laisse par des réflexes protectionnistes, dont l’Europe, malheureusement, s’est défait. Nous avons non plus une Europe capable de vivre largement en autarcie, en protégeant ses secteurs non marchands, meilleurs indices de l’excellence d’une civilisation, mais une Europe ouverte tous azimuts à des flux démographiques étrangers, qui déstabilisent les structures sociales que les générations précédentes avaient mises en place, qui imposent des économies parallèles diasporiques, mafieuses et criminogènes, que déplorent les gauches à chaudes larmes sans vouloir y porter réellement remède, en dépit des admonestations des instances internationales ; une Europe également ouverte à des modes de fonctionnement économique qui laissent libre cours aux pires errements de l’idéologie globaliste, par laquelle aucune autarcie sainement comprise ne peut ni s’imposer ni subsister.

    Tout cela se passe au moment où le reste du monde, et essentiellement l’Inde, la Chine, la Russie et le Brésil (et derrière lui la plupart des États ibéro-américains) cherchent justement à pallier les inconvénients du globalisme, cette idéologie dominante de l’américanosphère, du monde occidental, à laquelle adhèrent les eurocrates, contre l’intérêt même des Européens. Ces puissances chalengeuses veulent travailler dans un concert international différent, non centré autour des États-Unis, et faire émerger d’autres formes de coopération entre les peuples, où le volontarisme politique, et non pas la fatalité du marché, dicte les conduites à suivre. Joseph E. Stiglitz, Prix Nobel d’économie en 2001, ne cesse de nous avertir : l’idéologie du tout-est-marché, de la déréglementation généralisée et des délocalisations tous azimuts est bel et bien une pure et abstraite construction de l’esprit et non pas le reflet objectif d’une fatalité propre à la sphère économique ; celle-ci en vient à être posée comme dissociée de toutes les autres sphères de l’activité humaine et, par suite, (im)posée comme supérieure, tellement supérieure qu’elle réclame la soumission totale de toutes les activités humaines à ses règles. Il y a donc une issue au désastre contemporain, fruit de la succession ininterrompue de crises financières et bancaires, à condition que l’on se débarrasse une bonne fois pour toute des chimères inventées par des économistes en chambre et des idéologues frénétiques qui veulent noyer le politique dans l’économique et faire ainsi « triompher la cupidité » (Stiglitz).

    Donc l’Europe ne peut se définir au départ des pensées et conduites dissolvantes de l’eurocratie de Bruxelles et de Strasbourg. Elle a besoin du même volontarisme qui anime Poutine en Russie, et les leaders chinois, indiens ou brésiliens dans leurs sphères respectives et dans les alliances qu’ils préconisent et pratiquent.

    ◊ Quel classement feriez-vous de vos 3 identités (régionale, nationale et européenne) ; par laquelle vous sentez-vous le plus concerné ou le moins concerné. Se cumulent-elles pour vous ? Ou se menacent-elles ?

    J’appartiens à une zone de l’Europe qui est un carrefour. Cette idée de “carrefour”, je la tiens depuis mes 18 ans d’un sympathique Ardennais qui organisait, depuis Bruxelles, des séjours linguistiques en Angleterre, en Allemagne et en Hollande. Cet Ardennais était unilingue francophone et regrettait de ne pas avoir appris d’autres langues dans un pays qui était au point d’intersection de 4 langues européennes importantes : le français, l’allemand, le néerlandais et l’anglais. Avec une touchante obstination, il s’ingéniait à organiser les meilleurs séjours linguistiques possibles pour les lycéens et étudiants qui lui étaient confiés. Il avait le sens de la culture : toutes les visites organisées par ses soins se déroulaient dans des sites historiques époustouflants  (Hastings, Brighton, la maison de Kipling, etc.). Depuis ma visite chez ce bouillonnant Ardennais en 1974, je me considère comme un “homme du carrefour”, ouvert aux 4 horizons, offerts par ces 4 langues, et doté vaille que vaille d’une culture latine, transmise par un Bruxellois haut en couleur, l’Abbé Simon Hauwaert. Celui-ci nous avait organisé des voyages d’hellénistes, disait-il, en Grèce mais aussi dans les provinces grecques antiques désormais occupées par la Turquie, d’Andrinople en Thrace jusqu’au cœur de la Cappadoce. Dans mon enfance et dans les premières années de mon adolescence, la transhumance estivale que nous pratiquions, en nous rendant chaque été en Franche-Comté, m’avait également fait découvrir d’autres paysages et surtout la Suisse, qui exerce une véritable fascination sur la plupart des citoyens belges. Ma fibre pro-helvétique, je la dois à un instituteur de mon quartier, Jean Declerk, toujours bon pied bon œil malgré le poids des ans, qui organisait des classes de neige à Melchtal (Obwalden) pour les écoles primaires libres de notre commune et avait co-rédigé un manuel sur la Suisse particulièrement bien ficelé (on n’oserait plus élever les gamins de 11 ou 12 ans à un tel niveau aujourd’hui…). J’étais donc à 18 ans un gamin basé à Bruxelles mais qui avait déjà quelque peu pérégriné, du moins plus que la moyenne de ses contemporains dans les classes populaires. De plus, j’ai été élevé en deux langues, le néerlandais et le français, tout en étant frotté à plusieurs dialectes régionaux, fort différents les uns des autres, si bien que certains linguistes estiment qu’ils sont des langues différentes (le ouest-flamand de ma grand-mère maternelle née près d’Ypres, le bruxellois/brabançon de ma mère, le limbourgeois de la famille de mon père). Casterman, l’éditeur de Tintin, a eu, ces dernières années, la bonne idée d’éditer les albums d’Hergé en toutes sortes de dialectes européens : l’album L’île noire (Et doenker ejland) en ostendais (ouest-flamand) est particulièrement savoureux, tout autant que la traduction en hasseltois (limbourgeois) d’On a marché sur la lune (Manne obbe moan).

    Pour ma part, on ne peut pas vraiment parler d’identité régionale : Bruxelles est peut-être une région à part entière, juridiquement parlant, mais elle n’est pas une région charnelle, au même titre que la Bretagne ou l’Alsace. C’est une ville qui a des racines et de multiples beaux fleurons (dont l’Art Nouveau d’Horta) mais il faut se rappeler que, comme beaucoup de métropoles et de capitales, elle a attiré, au plus fort moment de son essor, une quantité d’immigrants qui ne possédaient pas ses racines, lesquelles ont été noyées dans un magma difficilement définissable. Entre 1880 et 1914, pour chaque Bruxellois de souche, 17 immigrants venus de toutes les provinces belges et de Rhénanie, des régions du Nord de la France ou des ghettos d’Europe centrale, sont arrivés à Bruxelles, créant de la sorte une nouvelle culture artificielle et transformant une ville fortement marquée par le cléricalisme et les ordres religieux de toutes sortes en une ville libre-penseuse et libérale, voulant échapper à des racines et des déterminations jugées arbitrairement (et méchamment) désuètes pour se jeter corps et âme dans les illusions de tous les universalismes idéologiques. À partir des années 70 du XXe siècle, c’est la planète entière qui se donne rendez-vous sur le terrain de camping urbain qu’est en fait devenu Bruxelles depuis 130 ans, où avaient campé auparavant mes grands-parents maternels et mon père, venu, son baluchon sur l’épaule, de sa Hesbaye limbourgeoise natale. Donc, l’identité de ma ville a été constamment submergée d’éléments neufs, bien avant ma naissance et je suis personnellement le produit de familles issues de Flandre occidentale, du Limbourg (ancien Comté de Looz de la Principauté de Liège) et de Flandre orientale (de Aalter, bourg à mi-chemin entre Gand et Bruges). Tout cela n’exclut pas des ancêtres venus de Jodoigne/Geldenaken ou des Ardennes, sans compter la région de Lille ou, plus en amont dans le temps, de la Campine néerlandaise (Tilburg). Quoi qu’il en soit, les archives contiennent la trace d’une Catherine Stuckers en 1462, d’un Gheert Stuckers en 1556 à Hasselt (le prénom indique une dévotion médiévale à Saint Gérard — mon arrière-grand-père se prénommait Gérard (Geert) et la sœur aîné de mon père avait hérité de son prénom mais féminisé, Gérardine ; le long du mur de la belle ferme de mon aïeul, se dresse une chapelle à Saint Gérard, toujours entretenue aux frais de la seule tante qui me reste, côté paternel) et d’un Willem Stuckers en 1576 ; le nom signifierait selon une première école de philologues versés en onomastique, “défricheur”, selon une autre, elle dériverait du prénom “Teuckert”, que l’on retrouve dans le patronyme anglais “Tucker” ; le “s” initial viendrait alors de l’article au génitif singulier, “(de)s”, signifiant “fils de” ; et le “s” final serait également la trace d’un génitif ; le nom signifie soit “le fils du défricheur”, soit “le fils ou le petit-fils de Teuckert” – des Teuckerts). D’après des informations glanées sur l’internet, deux frères Steuckers, imprimeurs et éditeurs, vraisemblablement passés au protestantisme, auraient édité à Amsterdam, au XVIIe siècle, des livres français interdits en France.

    Les racines flamandes sont évidemment pour moi un apport essentiel, aussi bien au niveau purement vernaculaire qu’à un niveau que l’on pourrait qualifier de “national” selon les catégories créées par Henri Gobard, le linguistique et l’angliciste français qui, au début de l’aventure de la Nouvelle Droite, nous avait rédigé un manifeste tonifiant, intitulé La guerre culturelle. C’était un bon pamphlet, stigmatisant une américanisation généralisée à l’aide d’un anglais de base, finalement pauvre reflet d’un anglais vivant, à dimensions multiples, allant du picaresque des Canterbury Tales et de la merry old England, en passant par Shakespeare, jusqu’aux grands classiques des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Mais Gobard reste pour moi l’auteur d’un ouvrage fondamental en linguistique, fruit de cours donnés à l’université quand il y faisait carrière, et intitulé L’aliénation linguistique. Gobard, grosso modo, distingue dans cet ouvrage 4 niveaux de langue chez l’individu : le purement vernaculaire (source dialectale incontournable de la richesse du langage, de sa verdeur et de sa vigueur et élément indispensable pour la formation des futurs polyglottes), le régional, la langue officielle de l’État-Nation politique dans lequel vit le locuteur et, enfin, la koinè, la lingua franca du grand espace (impérial) ou de la planète entière, rôle que joue aujourd’hui l’anglais. Dans l’histoire, les formes de vernaculaire gaulois ont disparu au profit d’un bas latin ou d’un latin vulgaire, qui ont donné le gallo-romain puis les dialectes gallo-romans, qui, par fusions ultérieures, donneront le français actuel (1). Sur le français actuel se greffe aujourd’hui, comme partout ailleurs dans le monde, le basic English, nouvelle koinè.

    J’ai donc été frotté à plusieurs formes de vernaculaire, mais essentiellement au bas-francique propre de Bruxelles, tout en apprenant simultanément un français, mâtiné de tournures flamandes (celles que le bon usage qualifie de “belgicismes”), que l’école expurgera progressivement, dès la première année des “humanités”, où on nous dressait des listes de belgicismes qu’il fallait connaître et proscrire tout à la fois. Le vernaculaire m’a fait passer à deux langues régionales/nationales, le néerlandais et l’allemand, longtemps indistincts l’un de l’autre, sur lesquelles s’est superposé l’anglais. C’est le lot de tous les gamins bruxellois, et ce fut celui d’Hergé, pour ne citer qu’une seule célébrité. La vague des immigrés venus des provinces entre 1880 et 1914 a opté le plus souvent pour le français, afin d’échapper à la Babel des dialectes. Peu ont opté pour le néerlandais officiel, qui cherchait encore sa forme définitive au XIXe siècle (2). Nous avions souvent affaire à un vernaculaire très dialectal, propre des conversations truculentes et rabelaisiennes des cercles familiaux ou de la vie des bistrots, flanqué d’une langue, le français, au départ étrangère à la majorité flamande des immigrants provinciaux à Bruxelles. Les Wallons passaient plus aisément au français qui, dans leurs régions, constituait évidemment la koinè depuis plus longtemps, au moins depuis la fin de la période autrichienne (XVIIIe) et l’occupation révolutionnaire et bonapartiste (1792-1814).

    Telles sont les racines de la francisation de Bruxelles et de la perte de son identité première, religieuse, d’une part, linguistique, d’autre part. Le mouvement flamand s’en est insurgé et a milité pour qu’un sort identique soit épargné à toutes les provinces thioises du royaume, à commencer par les villes de Gand et d’Anvers. Si le vernaculaire, chez moi, est un mixte composite, celui de Bruxelles, mon identité régionale est flamande puisque personne de ma famille ne parle un dialecte wallon ou picard, bien que les Limbourgeois ne soient pas ignorants, en général, du savoureux wallon de Liège. Quant à mon identité nationale, si la nation est la Belgique en proie depuis des décennies à des velléités centrifuges, elle n’est forcément pas aussi clairement profilée qu’elle ne le serait pour un Français ou un Allemand : c’est la raison pour laquelle, je me sens sans doute plus Européen que “Belge”. Le problème est que la Belgique, du moins depuis l’abdication forcée de Léopold III en 1950-51, n’a plus de références nationales, ne cultive plus dans ses médias des “narrations nationales”, destinées à mobiliser le peuple dans un projet. Celles-ci ont toutefois toujours posé problème, dès la naissance de l’État en 1830-31.

    Car quelle est-elle cette identité nationale belge, in fine, dans le magma des interprétations divergentes qu’on veut bien en donner ? Une identité catholique née de la lutte contre le calvinisme hollandais au XVIe siècle, où la frontière septentrionale est peu ou prou la ligne de démarcation atteinte par les troupes de Farnèse et, par voie de conséquence, un territoire pacifié par les Archiducs Albert et Isabelle au début du XVIIe ? Une identité contraire, celle qui serait le propre des Pays-Bas unis, dont l’unité a été brisée par les offensives du Duc d’Albe, de Requesens et de Farnèse et rétablie sous Guillaume Ier d’Orange en 1815, avec la bénédiction du Congrès de Vienne, et que l’on retrouve en filigrane dans le mythe d’Uilenspiegel, rénové par Charles De Coster ? Une identité particulière dans la grande maison autrichienne des Habsbourg, faite de centaines d’identités particulières, de la Vénétie à la Galicie et de l’Istrie au Banat ? Ou au contraire une identité rebelle à l’Empereur Joseph II et placée entièrement sous le signe d’un cléricalisme très obtus, celui de van der Noot et de son parti “statiste” ? Ou un ensemble rénové par la République et le Bonapartisme entre 1792 et 1815 et qui ne serait plus qu’un appendice septentrional de la France laïque ? Ou encore une entité étatique nouvelle, séparée de son environnement par le bon vouloir de quelques diplomates londoniens, une entité qui a cherché à se doter d’une identité flamande en langue française par le truchement d’une littérature de haut niveau mais dont plus personne ne se souvient, à part quelques brillants historiens de la littérature ? Ou, enfin, un appendice minuscule d’une vaste “communauté atlantique”, fidèle à l’OTAN et à l’hégémon de Washington, ayant subi la triple ablation de sa mémoire historique, de son autonomie militaire et de son indépendance en politique étrangère, une perte à laquelle ce petit appendice a consenti avec la joie et la délectation du masochiste ?

    Personne n’est plus capable, dans le royaume, de répondre à ces questions, plus personne n’a encore la force morale d’amorcer le débat : nous vivons dans la confusion totale, prélude à une amnésie historique générale. Dès la fin du règne d’Albert Ier (de 1909 à 1934), on a tenté de rétablir une “identité bourguignonne”. Pour cela, on a décoré l’hémicycle du Sénat du royaume de superbes portraits des ducs. Une littérature foisonnante a vu le jour, pour tenter de conférer une identité et une conscience historique à un espace situé entre Rhin et Seine, qui serait rendu indépendant, imaginait-on, de toute influence française ou allemande, hollandaise ou anglaise. Le mythe bourguignon devait aussi servir à un rapprochement avec la Hollande et jeter les bases de l’idée de Benelux, alors que le fondement calviniste de l’identité nord-néerlandaise était foncièrement rétif aux héritages bourguignon et impérial : encore une contradiction ! Pour un Joris van Severen, l’idée bourguignonne visait le rétablissement, dans l’indépendance, du “Cercle de Bourgogne” dans l’Empire de Charles-Quint, mais sans la Lorraine et sans la Franche-Comté. Belgique et Pays-Bas auraient fusionné leurs empires coloniaux du Congo et d’Indonésie et constitué une puissance économique de premier plan sur l’échiquier mondial (mais avec un noyau métropolitain impossible à défendre contre une invasion étrangère, qu’elle soit française, allemande ou anglaise).

    Pour d’autres, le dessein de Charles le Téméraire, d’unir le futur bloc belgo-hollandais à l’Italie du Nord n’était pas seulement un projet du passé : il fallait le réactiver et donc revendiquer au minimum la Lorraine, la Franche-Comté, l’Alsace, la Bresse et la Savoie, voire la Provence pour forger une continuité territoriale de la Frise à l’Italie et avoir une fenêtre sur la Méditerranée occidentale et sur l’Adriatique (comme au temps de la Lotharingie médiane de Lothaire I ou de l’Empire allemand de Konrad II). Pour certains historiens de la matière de Bourgogne, le mariage de Marie de Bourgogne avec l’Archiduc d’Autriche, Maximilien de Habsbourg, sous l’impulsion de Marguerite d’York, veuve de Charles le Téméraire, scelle l’avènement du “Grand Héritage”, couplant l’impérialité romaine-germanique à l’héritage des ducs de Bourgogne. Un “Grand Héritage” qui sera encore davantage étoffé par le mariage espagnol du fils de Marie de Bourgogne, Philippe le Beau, avec Jeanne la Folle (Juana la Loca), héritière des couronnes de Castille et d’Aragon. Marie de Bourgogne avait été sollicitée avant son mariage autrichien par le binôme Castille/Aragon pour former la granda alianza hispano-bourguignonne : le mariage de son fils la concrétise, quelques années plus tard.

    Luc Hommel (1896-1960), futur membre de l’Académie Royale de Belgique, entend inscrire l’identité “belge” dans ce cadre impérial et universel (mais non pas universaliste) : « Le mariage autrichien (de Marie de Bourgogne avec Maximilien) a sauvegardé les fondements de la nation belge », écrit-il dans une logique nationaliste belge, pourtant réductrice du “Grand Héritage” parce qu’elle ne prévoit ni alliance en Europe centrale (pour avoir un hinterland suffisamment profond, ce que voulait aussi le peintre et diplomate Rubens au XVIIe siècle) ni projection vers la Méditerranée (pour obtenir une ouverture au monde et un accès à la Route de la Soie, via la Crimée ou la Syrie) ; une logique nationaliste belge qui n’est pas davantage nationaliste flamande ou nationaliste wallonne (Hommel, ce Wallon des Ardennes luxembourgeoises, reprochait aux Flamands du Comté de Flandre au XVe siècle d’avoir pactisé avec la France de Charles VIII et donc de n’avoir eu de cesse de comploter, au départ et face au danger imminent que représentait le successeur de Louis XI, contre les acquis du “Grand Héritage” au détriment des Brabançons et des Wallons ! Plus tard, les Flamands rejetteront la perspective belge de l’historien Pirenne, qui voyait pourtant dans le Comté de Flandre l’amorce occidentale de la future Belgique : la vision “belgicaine” de Pirenne, honnie par le mouvement flamand, reposait sur une matrice flandrienne à défaut d’être flamande ou flamingante !).

    On en déduit facilement que, pour une certaine historiographie wallonne et catholique, la Belgique est un résidu pantelant du “Grand Héritage”, mis à mal par les coups de boutoir successifs assénés par la France et systématiquement grignoté sur ses franges méridionales, tandis que le nationalisme flamand, du moins quand il est particulariste, est un héritier des velléités sécessionnistes manigancées par la France  ! On est loin des schémas binaires que véhicule la presse contemporaine sur les affaires belges.

    Le mythe bourguignon sera illustré par une quantité d’auteurs, avant et après la seconde guerre mondiale. Davantage avant cette grande conflagration intereuropéenne qu’après, on s’en doute bien. Dans le sillage de l’un de ces auteurs d’avant 1940, Paul Colin, les factions collaborationnistes, avec, en tête, Léon Degrelle, vont mobiliser le mythe bourguignon, dans la mesure où le “mariage autrichien”, fondateur du “Grand Héritage”, justifiait pleinement, d’un point de vue national, l’alliance allemande qu’elles préconisaient (en dépit du fait que cette Allemagne-là n’était plus “impériale” au sens traditionnel du terme, mais “moderne”, “nationaliste” et issue du “national-libéralisme” bismarckien). Dès l’élimination de la France en juin 1940, le Pays réel, organe quotidien du rexisme de Degrelle, réclamait, par la plume de Jules Lhost, le retour à d’anciennes frontières dans le Sud (celles que le Tsar Alexandre I avait suggéré à la veille du Congrès de Vienne). À Berlin, Wilhelm Stuckart déposait un plan prévoyant le rattachement des départements du Nord et du Pas-de-Calais à l’administration militaire allemande de Bruxelles et inventait la “zone interdite”, bande territoriale dont les limites couraient de Hirson à Genève ; cette frontière occidentale de la “zone interdite” correspondait peu ou prou à la frontière du Saint Empire de Charles-Quint au XVIe siècle. Dans un tel contexte, toutes les spéculations étaient permises : avec Hitler, posé (certainement à son corps défendant !) comme un nouveau Maximilien, les territoires qui forment la Belgique allaient être à nouveau inclus, selon l’imagination des férus de la collaboration, dans un plus vaste ensemble stratégique, comme aux temps de gloire de Charles-Quint. Mais, à cause précisément de ces spéculations et d’une certaine option bourguignonne du parti collaborationniste, dès septembre 1944, toute référence au “mythe bourguignon” ou au “Grand Héritage” devient suspecte, au grand dam de ceux qui, non collaborationnistes, l’avaient défendu et illustré, comme Luc Hommel ou Drion du Chapois (du Rappel de Charleroi). Mythe bourguignon et souvenirs du “Grand Héritage” sont depuis lors relégués dans l’espace confiné de l’édition de luxe ou dans de bons ouvrages d’érudition à tirages réduits qui n’intéressent plus que quelques vieilles gens ou quelques historiens pointus : des albums prestigieux paraissent à intervalles réguliers, évoquant le Téméraire ou sa fille, ou encore Charles-Quint, mais rien ne débouche sur la vulgarisation, sur une stratégie métapolitique consciente s’exprimant par des moyens modernes (bandes dessinées, films, jeux électroniques, etc.), alors qu’une telle étape métapolitique s’avèrerait bien nécessaire pour faire naître des réflexes identitaires dans les masses.

    Pour conclure, mes identités comme mes “strates” linguistiques, ne se télescopent pas mais s’agencent les unes dans les autres comme les fameuses poupées gigognes russes : je suis tout à la fois un natif de la ville de Bruxelles et du Duché de Brabant, inclus non pas dans un Etat bien profilé mais dans une entité politique résiduaire et, par le fait patent de cette “résiduarité”, instable et centrifuge parce qu’aux frontières démembrées par Louis XIV, un État fragile et mal aimé qui n’est plus qu’un fragment infime du “Grand Héritage”. Un “Grand Héritage” que l’on peut sublimer aujourd’hui dans l’idée européenne, sa modernisation évidente.

    ◊ L’Europe est-elle aujourd’hui une réponse valable et souhaitable dans le contexte de la mondialisation ?

    En principe, oui. Mais ce principe existe-t-il de manière suffisamment forte dans l’esprit de nos contemporains ? Il est évident que je souhaite une autarcie maximale de l’Europe dans le contexte de la globalisation, car une globalisation trop hâtive, trop précipitée, comme la veulent les castes dominantes de la sphère économique américaine, créera le chaos. On en voit d’ores et déjà les signes avant-coureurs : baisse générale du pouvoir d’achat, multiplication des exclus, dislocation complète des petits tissus économiques locaux et des entreprises de petite production industrielle locale ou régionale, chômage latent ou persistant, effondrement de la Bildung et, par voie de conséquence, de l’enseignement tout entier dans bon nombre de pays européens (la Flandre y échappe encore, avec la Finlande), flux ininterrompus de migrants ou de réfugiés précarisés, sans perspective d’emploi constructif ou d’insertion valide et surtout sans que les caisses nationales soient capables de faire face à ce phénomène anarchique et proliférant à moyen ou long terme, sinon au détriment des allocataires sociaux déjà existants, etc.

    Il n’y a pas d’Europe possible, comme il n’y a pas d’Inde ou de Chine possibles, dans la perspective globaliste : car, pour celle-ci, toutes les frontières doivent être ouvertes, y compris celles des États-Unis d’ailleurs, dont les classes populaires sont durement touchées par la crise, notamment celle des subprimes qui a éclaté à l’automne 2008. On ne peut rien construire, dans des cadres raisonnablement circonscrits, même à l’échelle continentale, avec des frontières ouvertes et des “économies pénétrées” comme le dit explicitement le jargon libéral. Si les frontières d’antan pouvaient enfermer les peuples dans des carcans parfois trop étroits, l’abolition générale de toutes les frontières noie les peuples dans des flux incontrôlables, qui les balaient et les détruisent, dissolvant les liens unissant les hommes pour faire de ceux-ci une masse amorphe, une poussière sans cohésion.

    Une Europe sous le signe du néo-libéralisme, idéologie du globalisme, est une calamité. Une Europe, qui se serait débarrassée de ce chancre mental, qui remettrait en place les garde-fous nécessaires, qui renouerait avec ses traditions politiques d’inspiration aristotélicienne ou schmittienne (c’est-à-dire inspirée de Carl Schmitt) et qui abandonnerait définitivement toutes les fabrications idéologiques frappées de “correction ou de rectitude politique”, rencontrerait bien sûr mon approbation sans faille, d’autant plus que ces fabrications sont toujours issues, en ultime instance, des caucus politiques et des agences médiatiques d’Outre-Atlantique, porteuses de l’arme la plus redoutable qu’avancent les États-Unis d’Amérique : le soft power, la domination sur les appareils médiatiques du globe tout entier. Échapper au soft power et à ses productions, trouver des tangentes pour échapper à l’étranglement, des lignes de fuite, tel est le travail de la métapolitique, tel est le combat métapolitique, auquel, fidèle à une promesse faite jadis à Pierre Vial (en septembre 1980), j’ai voué mon existence.

    ◊ Les contes et légendes sont-ils selon vous un aspect important de la culture européenne ?

    Bien entendu. Germaniste, comme tous mes homologues, je dois indirectement ma formation aux frères Grimm. Or qu’ont fait les frères Grimm au XIXe siècle, fidèles aux consignes qu’avait prodiguées le philosophe Herder à la fin du XVIIIe ? Outre la rédaction d’une grammaire générale des langues germaniques, ils ont parcouru les campagnes allemandes les plus reculées pour aller écouter les grands-mères, dépositaires du patrimoine narratif du peuple. Plus tard, un médecin, le Dr. Lönnrot, allait faire de même en Finlande et en Carélie pour reconstituer l’épopée du Kalevala. Plus récemment, et à plus modeste échelle, un certain Jos Rogiers, journaliste au Standaard flamand, est allé, fin des années 70, collationner chez les vieilles gens des histoires populaires, mises en chansons, du Payottenland brabançon, qui nous ont appris quelques facettes bien oubliées de notre patrimoine local. Il est sans nul doute le dernier à avoir pu parfaire un tel travail : la mémoire collective, depuis lors, ne s’abreuve plus aux histoires ou aux chansons des grands-parents, qui racontaient et chantaient celles que leur avaient contées ou chantées leurs propres aïeuls, mais est devenue entièrement tributaire des productions médiatiques, de la radio puis du cinéma et de la télévision. On ne trouve plus personne dans nos villes ou dans nos campagnes qui ait encore connu la tradition orale. Quand Rogiers travaillait à son recueil, le nonagénaire ou le centenaire qu’il rencontrait était encore né entre 1870  et 1880, à une époque pré-médiatique. Le centenaire actuel a connu au moins la radio et le cinéma muet (avec Charlot et Laurel & Hardy) et n’écoutait plus aussi attentivement son aïeule, les soirs de veillée. Le filon s’est donc tari. Pour nos pays d’Europe occidentale, c’est une catastrophe anthropologique sans précédent. Dans certaines régions des Carpates ou du Caucase, il reste sans doute quelques résidus de tradition orale, mais ils seront bien vite balayés par l’invasion de la sous-culture médiatique. 

    Dans un des premiers numéros de Nouvelle école, à l’aube de l’aventure intellectuelle et métapolitique que fut la Nouvelle Droite, on trouve un article de Léopold Sédar Senghor, futur président du Sénégal. Dans son œuvre, ce poète franco-africain insistait sur le rôle extrêmement fécond du conteur dans les villages africains. Les beaux esprits progressistes ont considéré cette valorisation du rôle du conteur comme une sympathique “nègrerie” chez celui qui avait, tout juste auparavant, forgé le concept de “négritude”. Or, Senghor avait raison, bien au-delà de la réception polie que lui faisaient les soixante-huitards parce qu’il était Africain et insistait sur ses racines même et surtout celles antérieures au christianisme ; il avait raison parce que toute culture a besoin de conteurs, qui transmettent les légendes, les mythes fondateurs, les récits d’expériences collectives, etc. L’assèchement des mentalités, la mort de tout esprit communautaire dans les grandes métropoles, partout dans le monde et pas seulement en Europe et en Amérique du Nord, viennent de l’isolement des individus, de la marginalisation des conteurs potentiels, au moment même, aussi, où le rôle de pasteur du curé paroissial disparaissait au profit d’une sorte d’animation socioculturelle à fortes connotations doloristes, misérabilistes et tiers-mondistes, peu apte à prendre le relais d’un christianisme officiel déjà affaibli par les cultes saint-sulpiciens, qui avaient émergé au XIXe siècle.

    La métapolitique ne consiste pas seulement à faire penser la chose publique d’une autre manière, d’une manière qui se veut alternative et prospective. Elle est aussi la volonté permanente de se ressourcer en puisant dans la mémoire de notre “moi collectif”. Elle doit réhabiliter le narratif par rapport au spéculatif ou au normatif, qui ont pris trop de place dans notre civilisation. C’est le rôle des femmes, des mères et des grands-mères, des institutrices des écoles maternelles et primaires, des animatrices de mouvements de jeunesse. Je livre ici un angle de réflexion en espérant qu’il sera approfondi. 

    ◊ Pouvez-vous nous raconter une légende de votre région ?    

    Je vais en raconter 3 : une légende européenne qui surplombe littéralement toutes les régions d’Entre-Seine-et-Rhin, s’étend même plus loin dans l’ancien Empire de Charlemagne, une légende du village où vécurent mon grand-père et mon père, une légende du quartier de la Région bruxelloise où j’ai toujours habité.

    aymon410.jpgLa légende ancienne est celle des Quatre Fils Aymon. Au cœur des Ardennes, selon la version wallonne et française, dans la ville de Termonde/Dendermonde, selon la version flamande, ou dans la région de Düsseldorf, selon la version allemande, les 4 fils d’un seigneur local pérégrinent dans l’empire. À la Cour de Charlemagne, une dispute éclate entre l’un d’eux, Renaud (Reinout / Reinhold), et Bertolais, un neveu de l’Empereur, pendant une partie d’échecs. Ce fils d’Aymon, le plus vigoureux des 4 garçons, est vainqueur aux échecs mais essuie le mauvais gré du neveu de Charlemagne, se sent injurié et balance les lourdes pièces du jeu à la tête de son contradicteur et le tue. Charlemagne est furieux que l’on ait occis son neveu et met la tête des 4 fils d’Aymon à prix. Ceux-ci se réfugient au cœur des Ardennes ou dans une sylve profonde (selon les versions) où ils prennent conseil chez leur cousin, le guerrier-magicien Maugis (Malegijs). Celui-ci leur procure un coursier extraordinaire, le Cheval Bayard, si costaud qu’il peut les transporter tous les 4 à une vitesse incroyable. Renaud dompte le Cheval qui lui voue désormais une fidélité indéfectible. D’un bond, Bayard franchit les rivières, notamment la Meuse, où, à Dinant, une aiguille de roche haute de 80 m environ, se nomme encore et toujours le “Rocher Bayard”. Ce serait, dit la légende, un coup de sabot du mirifique destrier qui aurait détaché cette aiguille de la masse rocheuse qui surplombe, en cet endroit, la rive orientale de la Meuse. Finalement après d’interminables pérégrinations, après avoir participé à une expédition contre l’Émir Begès aux confins pyrénéens de l’Empire, les 4 frères se réconcilient avec Charlemagne. Mais uniquement après que celui-ci ait obtenu satisfaction : la mort du Cheval Bayard, que les sicaires de l’Empereur lestent de plusieurs pierres de meule avant de le jeter dans la Meuse (ou l’Escaut). Ils doivent s’y reprendre à 3 fois : deux fois Bayard se débarrasse des pierres de meule et nage vers Renaud, posté sur l’autre rive, le cœur profondément meurtri. La troisième fois, ne pouvant soutenir le spectacle de son fidèle cheval qui se débat dans les eaux du fleuve, Renaud détourne le regard : le cheval se croit abandonné, accepte la noyade et coule à pic. Renaud se fait ermite et participe à la construction de la Cathédrale de Cologne, où il excelle dans l’art de la maçonnerie, si bien que ces collègues en deviennent jaloux, le tuent et jettent son cadavre dans le Rhin.

    Cette légende, dont le récit compte de nombreuses variantes, englobe l’idée du recours aux forêts devant un pouvoir qui s’organise en négligeant certaines traditions, en imposant aux seigneurs locaux des obligations que la coutume n’exigeait jamais. C’est dans la forêt que se trouve le magicien qui procure la force au destrier et à ceux qui le montent. Mieux : dans le zodiaque des premiers siècles du Moyen Âge, le cheval, équivalent du lion zodiacal actuel, est le symbole solaire par excellence. Pour Ralf Koneckis, qui a exploré ce mythe en lui appliquant les critères de l’astro-mythologie, les légendes naissent comme récits mnémotechniques pour rappeler des événements astronomiques dans une société où l’orientation par les astres demeure importante. Nos ancêtres connaissaient beaucoup mieux la carte du ciel que nous. Pour Koneckis, la légende du Cheval Bayard naît quand 4 petites étoiles proches l’une de l’autre ont croisé la course du soleil. Un tel événement astronomique s’est effectivement produit à l’époque carolingienne.

    Si Dinant et Namur se souviennent de la légende du Cheval Bayard pour l’aiguille rocheuse ou pour la statue étonnante que l’on a dressé au confluent de la Sambre et de la Meuse, c’est Termonde/Dendermonde, en Flandre orientale, qui continue à honorer les Quatre Fils Aymon (“de Vier Heemskinderen”) par une procession remarquable, qui se tient tous les dix ans, désormais sous le haut patronage de l’UNESCO. C’est la procession de “Ros Beiaard”, du “Destrier Bayard”. Sur le dos de l’impressionnant montage porté sur les épaules de solides gaillards et qui représente Bayard, 4 garçons de la ville de Termonde/Dendermonde. Mais pas n’importe quels garçons ! Les critères de sélection sont sévères : 1) il faut qu’ils soient 4 vrais frères de sang, se suivant chronologiquement dans la phratrie sans que celle-ci n’ait été interrompue par la naissance d’une sœur ; 2) il faut que ces 4 frères soient nés dans la ville de Termonde ; 3) leurs parents et leurs grands-parents doivent également être natifs de Termonde ; 4) ils doivent être âgés entre 7 et 21 ans le jour de la procession ; 5) ils doivent résider à Termonde ou dans une commune qui en dépend. On admirera la volonté d’enracinement sur le sol de cette ville et la volonté de continuité familiale : des vertus qui sont brocardées et moquées par l’idéologie dominante.

    Que dire encore sur cette légende : en Thiérarche, le vacarme nocturne d’une tempête est attribué à la “chasse aérienne des Quatre fils Aymon”, note encore Wikipedia. La légende ajoute aussi que l’on entend hennir Bayard les nuits de la Saint-Jean, ce qui indique bel et bien la nature “solaire” du Cheval Bayard dans le zodiaque de l’époque. On peut donc conclure que le mythe de Bayard évoque la disparition du culte solaire dans nos régions, sans doute dérivé du culte mithraïque du Sol Invictus, apporté par les cavaliers sarmates des légions romaines, stationnés dans nos oppida. Bayard disparaît dans les flots mosans, puis c’est au tour de son maître de finir au fond du Rhin. La christianisation forcée, au temps des Carolingiens, aurait-elle fait disparaître les dernières traces du culte de Mithra ? Le mythe de Bayard relate-t-il, en termes codés, cette assomption ? La plupart des villes de Wallonie, de Flandre, du Brabant septentrional (province néerlandaise) honorent d’une manière ou d’une autre la figure du Cheval Bayard ou des Quatre Fils Aymon dans leur folklore, leurs géants, leurs processions, Bruxelles compris, qui promène une effigie de Bayard dans sa célèbre procession annuelle de l’Ommegang (4 juillet), dernière fête traditionnelle en l’honneur de l’aigle bicéphale du Saint Empire, celui de Charles-Quint. On y amène en effet la bannière jaune or frappée de l’aigle bicéphale et, devant elle, sur la Grand’ Place, s’inclinent toutes les autres bannières locales de la Vieille Europe, en hommage à l’institution impériale. Petit détail : parmi ces bannières, il y a celle de l’Amérique de Charles-Quint, un drapeau blanc orné de petits cercles de couleur orange. Le premier drapeau des Amériques !

    [Médaillon en zamak représentant Bertilia Brustem, Genoveva Rijkel, Eutopia Zepperen]

    3-s2310.gifEt maintenant, j’en viens au culte des “trois saintes sœurs”, Bertilia, Genoveva et Eutropia, qui a lieu dans le triangles des villages où s’étaient établis mes ancêtres paternels. Ces 3 villages sont Zepperen, Brustem et Rijkel. Pour les 2 éminents chercheurs Eddy Valgaerts et Luk Machiels, qui ont exploré le folklore des pays thiois du royaume de Belgique, la procession en l’honneur de ces 3 sœurs, de ces 3 “mères” au sens antique du terme, est l’une des plus anciennes expressions de la dévotion populaire et paysanne dans nos provinces. Elle remonte en effet à des cultes pré-germaniques et pré-romains et s’apparente aux cultes des “triples matrones” celtiques, que l’on retrouve souvent dans les régions anciennement celtiques et germanisées depuis. Valgaerts et Machiels les ont retrouvés essentiellement en Allemagne, et plus particulièrement à Worms, où les “trois saintes sœurs” s’appellent Einbede, Warbede et Willebede. À Ulflingen, au Grand-Duché du Luxembourg, on honore également “trois vierges” (Drei Jungfrauen) et on fait appel à leur clémence pour obtenir une mort douce en cas de maladie incurable. Ce culte est fort ancien : les écrits romains parlent des “indulgentes”, qui intercèdent pour adoucir le trépas des moribonds. Les Germains ont leurs 3 Nornes, les Romains, leur Partes, et les Grecs, leur Moires. Nous avons donc affaire à un fond commun indo-européen. Valgaerts et Machiels ne s’interrogent pas sur les noms de nos “trois saintes sœurs” de Brustem, Zepperen et Rijkel : la première a un nom germanique, la seconde un nom celtique (Geneviève) et la troisième un nom grec. Syncrétisme dans une région fruitière et parfois vinicole, fort romanisée avant l’arrivée des Francs ripuaires et de quelques éléments frisons, et traversée par une route qui mène à 3 cités importantes de l’Empire romain dans le nord, Tongres, Maastricht et Aix-la-Chapelle ?

    Genoveva/Geneviève, tout comme la Sainte-Geneviève de Paris, est l’incarnation d’un culte des bonnes eaux, de la terre mère nourricière, de la pluie bienfaisante. En France, le culte de Sainte-Geneviève a produit un grand nombre de statues et d’effigies où la déesse celtique christianisée est affublée d’une pelote de fils entremêlés, signe que son culte dérive d’une dévotion païenne aux 3 filles qui tissent le destin des hommes. À Zepperen, la statue de la sainte ne possède ni fils ni écheveau mais le peuple lui offrait des graines, des aiguilles et du fil. Eutropia de Rijkel serait, d’après Valgaerts et Machiels, une christianisation de la moire grecque Atropos, celle qui tranche le fil de vie de chacun d’entre nous et le fait passer de l’existence au trépas. Le tout petit ruisseau qui traverse Rijkel, le Golmerbeek, coule vers le nord, où les Germains, installés dans la région, situaient le Helheim, les enfers (à Bruxelles, l’église du Sablon, orientée, elle aussi, vers le Nord / Helheim, est un temple des morts, à proximité d’un ancien petit cimetière, devenu le petit parc charmant qui se trouve aujourd’hui de l’autre côté de la Rue Royale). On invoquait Eutropia, à Rijkel comme dans les régions romanes voisines, pour guérir des paralysies, tout en confondant son nom avec “estropié”. Elle était donc la sainte des estropiés, à qui elle prodiguait de l’indulgence. Bertilia de Brustem, dont la statue est bel et bien munie d’un écheveau, incarne dans le trio la sagesse, la Sophia, déesse féminine dans les vieux cultes de toute l’Europe. Notons enfin que les fêtes de Sainte-Geneviève et de Sainte-Bertilia se célébraient, selon le vieux calendrier catholique romain, pendant la période post-solsticiale des “douze nuits saintes” (Weihnachten), très exactement le 3 janvier. Quant à la procession consacrée aux “trois saintes sœurs”, elle a lieu le premier dimanche après la Pentecôte, c’est-à-dire le dimanche de la Sainte Trinité, comme si, instinctivement, on avait hissé le culte des “trois mères” au même niveau que celui de la Sainte Trinité divine du christianisme. Pendant cette procession, le peuple se rend aux 3 puits dédiés à chacune des saintes : on y puise l’eau avec un chaudron, ce qui est hautement symbolique selon la spiritualité celtique préchrétienne. On partage ensuite cette eau entre les villageois, qui se sont munis de fioles et de bouteilles. Dès que chacun est servi, on plonge des morceaux de vêtements appartenant à des malades dans le chaudron : s’ils flottent, c’est de bonne augure.

    En évoquant cette procession et ce culte, on s’aperçoit qu’il a vraiment fallu la révolution industrielle et la société de consommation généralisée pour éradiquer le culte très ancien des “triples matrones”. Notons encore que Rijkel est le lieu de naissance de Denys le Chartreux (Dionysos de Karthuizer), secrétaire du grand théologien et philosophe rhénan Nicolas de Cues et auteur de plusieurs appels à la Croisade contre le danger turc, pour le compte du Duc Philippe le Bon. Ce qui nous ramène subrepticement à votre première question…

    [Ci-dessous, statue de sainte-Alène, rue Victor Rousseau à Forest (Vorst)]

    -steal10.jpgEnfin, à Forest, dans la commune où je vis quasiment depuis ma naissance, l’ancien culte populaire principal est celui de Sainte-Alène. Jeune fille ayant embrassé la foi chrétienne, Sainte-Alène, explique une légende datant de la fin de l’époque mérovingienne, est persécutée par son entourage, à commencer par son père, un seigneur local fort teigneux. Il l’empêche de prier dans la chapelle castrale de Dilbeek, où il réside. Elle s’en va alors vers Forest pour prier à la chapelle de Saint Denis. Pour y aller, elle est accompagnée d’un guide qui l’aide à traverser des terrains inhospitaliers et à franchir le cours de la Senne. Ce guide la trahit, indique aux sicaires de son père le chemin qu’elle emprunte : ceux-ci la poursuivent et lui arrachent le bras au gué de la rivière. Sainte-Alène est donc une martyre chrétienne : sa statue, à l’église Saint-Denis de Forest [au sommet de l'autel de la chapelledédiée à la sainte, placée au sud-est, construite au XIIe s.], est ornée d’une palme mais aussi d’une branche de coudrier. Son culte est donc lié à celui, immémorial, des sources. Sa tombe a la forme d’un dolmen mais est recouverte de l’ancienne pierre tombale d’une abbesse.

    Selon Daniel-Charles Luytens, explorateur des légendes et des rituels religieux de la région de Bruxelles, les anciens dolmens ont été christianisés mais la ferveur populaire ne les a jamais abandonnés avant la grande lessive que constitue la révolution industrielle. Le dolmen christianisé le plus emblématique dans la région de Bruxelles est celui de Saint-Guidon à Anderlecht. Les pèlerins passaient sous les dolmens pour obtenir toutes sortes de faveurs, notamment des guérisons. Au Moyen Âge christianisé, ils passent sous la châsse du saint ou sous sa pierre tombale, juchée sur des colonnes. C’est le cas pour Saint-Guidon (3) à Anderlecht. À Forest, pour Sainte-Alène, on ne peut que passer le bras ou la jambe dans les ouvertures se trouvant sous la grande dalle tombale. Mais ce culte populaire indéracinable révèle quelque chose de plus extraordinaire encore : dans la crypte de la superbe collégiale Saint-Guidon se trouve une sorte d’édicule fabriqué à l’aide des résidus d’un temple préchrétien, dont une base de colonne ; cet édicule, de forme “dolménique”, est illuminé par les rayons du soleil à chaque midi cosmique, ainsi qu’au solstice d’été et d’hiver. Il existait aussi un pèlerinage local en l’honneur de Saint-Guidon, où les pèlerins suivaient un itinéraire faits de stations : des chapelles, des sources, des chênes, dont le tracé, sur le sol, reproduisait celui, cosmique, de la Grande Ourse. L’itinéraire du pèlerinage de Saint-Guidon s’arrête au gué de la Senne (à hauteur du Boulevard Paepsem) où Sainte-Alène a subi son martyr. Là commence probablement un autre itinéraire d’anciennes pierres levées préchrétiennes formant également sur le sol le tracé céleste de la Grande Ourse, dont la chapelle de Saint-Denis devait être une étape.

    Le centre de Bruxelles a dû connaître un itinéraire similaire, en l’honneur cette fois de Saint-Ghislain, dont la statue est toujours flanquée d’un ours. En plus, le saint protecteur de la ville et de son “franc” (sa campagne environnante) était Saint-Michel, l’archange ailé en lutte perpétuelle contre les ferments de déclin et de déliquescence, figure mythique importée dans nos régions par les cavaliers sarmates (iazyges et roxolans) de souche scythe et iranienne. Le culte impérial germanique de Saint-Michel indique une volonté d’être en permanence en contact avec les forces cosmiques, les archanges, anciens hommes-oiseaux de la mythologie avestique et pré-avestique étant ces êtres qui faisaient un perpétuel va-et-vient entre la Terre des hommes et le Ciel des dieux. Sur Terre, l’homme simple, lui, doit effectuer des pèlerinages selon des itinéraires qui symbolisent la Grande Ourse, dans chaque village du “Franc de Bruxelles”. Nous avions donc jadis des traditions cosmiques et solaires, liées à la fécondation de la Terre Mère car le Soleil et les rayons solsticiaux viennent illuminer la crypte profonde de Saint-Guidon d’Anderlecht. La mentalité marchande du XIXe siècle, le triomphe de la lèpre libérale et de son cortège de faux libres penseurs (et véritables pourrisseurs des âmes), la domination actuelle d’un socialisme qui n’a plus rien de populaire et qui démontre, par sa triste existence, que nous vivons bel et bien le Kali Yuga annoncé par la Tradition, les démissions successives des démocrates-chrétiens qui chavirent avec une effroyable complaisance dans la fange la plus abjecte qu’avaient préparée libéraux et socialistes avec une malignité frénétique, l’invasion de la ville par des gens venus de partout et de nulle part et par des eurocrates qui ne respectent rien, tout cela nous montre quelle voie involutive nous avons empruntée. En ressortira-t-on ? Aucun signe avant-coureur ne nous permet de l’affirmer. Un monde traditionnel et équilibré a bel et bien été assassiné par des meutes de voyous comme l’histoire n’en avait jamais connues.

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    ♦ Notes :

    (1) Le terme “français” n’est pas adéquat pour désigner la langue habituellement appelée française dans notre vocabulaire contemporain. Le français, tel que nous le connaissons, est en réalité un gallo-roman de l’Ile-de-France, de l’Orléanais ou du pays tourangeau. Le terme français est dérivé du nom de l’ethnie franque, qui, par conquête, dominera la Gaule anciennement romaine. Les Francs, au départ, avant leur “gallo-romanisation”, parlaient le francique, qui est devenu, au fil des temps et des mutations, la langue néerlandaise actuelle et quelques dialectes allemands entre Strasbourg et Arnhem. Dans les dictionnaires philologiques, et même dans le Robert, devenu commun dans nos foyers au même titre que le bon vieux Larousse, on parle de termes dérivés du “francique”. Pour les dialectes du Luxembourg, de la Lorraine thioise et de l’Alsace du Nord, on parle de “francique mosellan”. Entre Rhin et Meuse, de Maastricht à Cologne, on parle parfois de “francique ripuaire”. Quant aux dialectes de Flandre et des Pays-Bas, les philologues les désignent comme étant du “bas-francique”.

    (2) Une mini-polémique anime le regain d’intérêt porté aux créateurs de bandes dessinées flamands du Studio Vandersteen, l’auteur de la célèbre série “Bob et Bobette” (Suske en Wiske en néerlandais), sous prétexte que Vandersteen aurait produit 2 ou 3 dessins pour le VNV nationaliste flamand pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour fêter le 65ème anniversaire de “Bob & Bobette”, l’hebdomadaire Knack a fait paraître un dossier complet sur l’aventure des Studios Vandersteen. On y apprend que Vandersteen a placé dans la bouche de ses héros un néerlandais particulier, très belge et très brabançon, à mi-chemin entre celui de Bruxelles et celui d’Anvers, dans les premiers albums relatant leurs aventures. Il a fallu vingt ans pour qu’un néerlandais standard, répondant aux critères réclamés par le corps enseignant, remplace cette koinè très locale, très colorée d’expressions ou de barbarismes dialectaux, dans tous les albums de “Bob et Bobette” et pour qu’il ne faille plus faire 2 éditions de chaque album : l’une pour la Flandre, l’autre pour la Hollande (source : Geert Meesters, « De taal is half het volk », in : numéro spécial de Knack – De avonturen van Willy Vandersteen, 7 oct. 2010 ; recueil paru pour les 65 ans de Suske en Wiske).

    (3) Notons aussi qu’une représentation de Saint-Guidon le représente en pèlerin, le chapeau sur la tête, le bâton à la main et le genou dénudé, indice iconographique pour les saints ou autres personnages ayant fait les pèlerinages initiatiques, à Compostelle, Rome et Éphèse (en l’honneur des saints Jacques, Pierre et Jean). Le Guidon d’Anderlecht serait ainsi un lointain avatar d’Odin, auquel se seraient amalgamés d’autres cultes, à l’évidence plus telluriques.



    athena10.jpgPropositions pour un renouveau politique

    ◘ Intervention de Robert Steuckers au Colloque de Synergon-Deutschland, Sababurg, 22-23 novembre 1997.

    L'effondrement du communisme depuis la perestroïka lancée par Gorbatchev en 1985, l'insatisfaction générale et planétaire que provoque la domination sans partage du libéralisme sur le globe tout entier, donne raison à tous ceux qui ont cherché d'autres solutions, des tierces voies ou une forme organique d'humanisme. La majorité de nos concitoyens, dans tous les pays d'Europe, sont désorientés au­jour­d'hui. Nous allons tenter de leur donner des repères.

    Dans son ouvrage Zurück zur Politik : Die archemedische Wende gegen den Zerfall der Demokratie (Piper, Munich, 1995),  Hermann Scheer constate (et nous partageons son constat) :

    • Il existe un fondamentalisme occidental, mixte de rationalisme outrancier, de moralisme universaliste, de relativisme délétère, d'économicisme plat et d'hostilité générale et pathologique à l'égard des legs de l'histoire ;
    • Ce fondamentalisme occidental ne se remet pas en question, ne s'ouvre à aucune nouveauté, ne révise pas ses certitudes, ne tient nullement compte de facteurs culturels non occidentaux, ce qui nous permet de le désigner comme un fondamentalisme équivalent aux autres, exhibant une dose équivalente ou su­périeure de fanatisme ;
    • Ce fondamentalisme occidental est marqué d'hubris [démesure],  de folie des grandeurs ;
    • Ce fondamentalisme occidental est subjectiviste, écrit Scheer ; nous dirions qu'il est “individualiste” ou “hy­per-individualiste”. Il réduit l'homme à sa pure individualité ; le fondamentalisme occidental est dès lors un fondamentalisme qui exclut de son champ de prospection toutes les formes d'interrelations humaines. Le “sujet”, c'est-à-dire l'“individu”, n'a plus de devoirs à l'égard de la communauté au sein de laquelle il vit, car la notion même de “devoir” implique des relations réciproques, basées sur une éthique (Sittlichkeit) com­munément partagée. 


    Subjectivisme et “monomanie économique”

    Sans notion de “devoir”, le subjectivisme conduit au déclin moral, comme le constatent également les communautariens américains (1). De surcroît, les sociétés marquées par l'hyper-subjectivisme occiden­tal, par le fondamentalisme individualiste, souffrent également d'une “monomanie économique”. Effecti­ve­ment, le fondamentalisme occidental est obsédé par l'économie. Le double effet du subjecti­visme et de la “monomanie économique” conduit à la mort de l'État et à la dissolution du politique. Telles sont les con­clusions que tire Scheer. Elles sont étonnantes pour un homme qui s'inscrit dans le sillage des écolo­gistes allemands et qui a le label de “gauche”. Cependant, il faut préciser que Scheer est un écologiste pragmatique, bien formé sur le plan scientifique ; depuis 1988, il est le président de l'European Solar Energy As­so­ciation (en abrégé : Euro-Solar).

    Il a exprimé ses thèses dans 2 ouvrages, avant de les reprendre dans Zurück zur Politik… (op. cit.) : Parteien contra Bürger (Les partis contre les citoyens, 1979), Sonnen-Strategie (Stratégie solaire, 1993 ; cet ouvrage traite d'énergie solaire, clef pour acquérir une indépendance énergétique ; à ce propos cf. Hans Rustemeyer, « Énergie solaire et souveraineté », NdSE n°29, pp. 23-24).

    Les autres constatations de Scheer sont également fort pertinentes et rejoignent nos préoccupations :

    ◊ 1. Dans la plupart des pays occidentaux, toute idéologie dominante ou acceptée, qu'elle soit au pouvoir ou provisoirement dans l'opposition, est influencée ou marquée par ce fondamentalisme occidental, par ce subjectivisme qui refuse de prendre acte des notions de “devoir” ou d'éthique communautaire, par cette monomanie économique qui dévalorise, marginalise et méprise toutes les autres activités humaines (les secteurs “non-marchands”, refoulés dans les sociétés occidentales).

    ◊ 2. La pratique des partis dominants ne sort pas de cette impasse. Au contraire, elle bétonne et pérennise les effets pervers de cette idéologie fondamentaliste.

    ◊ 3. Les intérêts vitaux des citoyens exigent pourtant que l'on dépasse et abandonne ces platitudes idéo­logiques. Dès 1979, Scheer constatait :

    • que l'aversion des citoyens de base à l'encontre des partis ne cessait de reprendre vigueur ;
    • que les citoyens n'étaient plus liés à un seul parti dominant mais tentaient de se lier à diverses ins­tan­ces, soit à des instances de factures idéologiques différentes ; le citoyen se dégage ainsi de l'étroi­tes­se des enfermements partisans et cherche à diversifier ses engagements sociaux ; le citoyen n'abandonne pas nécessairement les valeurs de sa famille politique d'origine, mais reconnait implicitement que les fa­milles politiques d'“en face” cultivent, elles aussi, des valeurs valables et intéressantes, dans la me­su­re où elles peuvent contribuer à résoudre une partie de ses problèmes. Le citoyen, en bout de course, dé­ve­lop­pe une vision de la politique plus large que le député élu ou le militant aliéné dans la secte que de­vient son parti.
    • que les mutations de valeur à l'œuvre dans nos sociétés postmodernes impliquent un relâchement des liens entre les citoyens et leurs familles politiques habituelles ;
    • que les partis n'étaient plus à même de réceptionner correctement, de travailler habilement et de neutra­liser efficacement les mécontentements qui se manifestaient ou pointaient à l'horizon (un chiffre : en France, aujourd'hui, plus de 25% des jeunes de moins de 25 ans sont sans travail et aucune solution à ce drame n'est en vue, dans aucun parti politique) ;
    • qu'il est nécessaire que de “nouveaux mouvements sociaux” émergent, comme, par ex. : le mou­vement populaire anti-mafia en Sicile, les mouvements populaires hostiles à la corruption politique dans toute l'Italie (dont la Lega Nord), les mouvements liés à la “marche blanche” en Belgique (qui n'ont mené à rien à cause de la naïveté de la population).


    Scheer écrit : « Les partis font montre d'une attitude crispée. Ils ne savent pas s'ils doivent consi­dérer les idées nouvelles comme des menaces ou comme un enrichissement, s'ils doivent les bloquer, les intégrer ou coopérer avec elles » (p. 97). D'où l'indécision permanente qui conduit à la dissolution du politique et à l'évidement de l'État. Scheer constate, exactement comme le constatait Roberto Michels au début du siècle : « Il existe une loi d'airain de l'oligarchisation ». Cette loi d'airain transforme l'État en instrument de castes fermées, jalouses de leurs intérêts privés et peu soucieuses du Bien commun. Quand ce pro­ces­sus atteint un certain degré, l'État cesse d'être le porteur du politique, le garant des libertés citoyennes et de la justice.

    Une contestation générale du système en Europe

    Plus loin, Scheer écrit :

    « La démocratie partitocratique se trouve en plein processus d'érosion, car, comme jamais auparavant, elle connait une situation qu'Antonio Gramsci (…) aurait considéré comme la “plus aiguë et la plus dangereuse des crises” : “À un moment précis de l'évolution historique, les classes se détachent de leurs partis politiques traditionnels”. Il se constitue alors “une situation de di­vorce entre les représentés et les représentants”, qui doit immanquablement se refléter dans les struc­tures de l'État » (p. 111).

    C'est précisément ce qui ne se passe pas : la masse croissante des exclus et des préca­risés (même si leur statut est élevé, comme dans la médecine et dans l'enseignement) ne se reconnais­sent plus dans leurs représentants et se défient des programmes politiques qu'ils avaient eu l'habitude de suivre. Dans tous les pays, une situation analogue s'observe :

    • en Allemagne, la contestation s'exprime dans les partis d'inspiration nationaliste, chez les Verts, dans les initiatives de citoyens (toutes tendances et inspirations confondues), chez les partisans du référen­dum (comme en Bavière) ;
    • en Belgique, elle s'exprime dans les partis (VB, VU) inspirés par le nationalisme flamand (qui a toujours rassemblé en son sein les contestataires les plus radicaux de la machine étatique belge), en marge des partis li­béraux qui prétendent défendre et refléter la révolte des indépendants et des classes moyennes spoliés (dans les années 60 : le PLP/PVV ; dans les années 90, le VLD de Guy Verhofstadt) ; ce dernier a prétendu canaliser “la révolte des citoyens contre la pillarisation de la société par les partis” ; en Wallonie, cette ré­volte s'est d'abord exprimée chez les “écolos”, mouvement en lisière duquel des intellectuels comme Lambert et le Prof. Van Parijs ont développé une critique radicale et fondamentale du néo-libéra­lisme. Les travaux de Van Parijs ont acquis une notoriété internationale. Ensuite, la contestation, à partir de 1989, s'est exprimée dans le FN, scindé en 2 clans depuis l'automne 1991 ; avec les scandales successifs (assassinat de Cools, disparition d'enfants, affaire Dutroux, scandales Agusta et Dassault), le mécontentement a débouché sur les manifestations d'octobre 1996, dont le point culminant fut la fameuse “marche blanche”, rassemblant 350.000 citoyens.
    • en France, la contestation et le ras-le-bol s'expriment dans le vote FN ; et, dans une moindre mesure, chez les Verts. La mouvance écologique n'est malheureusement plus dominée par une figure équilibrée comme Antoine Waechter, mais par l'aile pro-socialiste de Mme Voynet, qui s'est empressée de glâner quelques portefeuilles dans le gouvernement Jospin, condamné à l'échec face à l'ampleur de la crise en France.
    • en Italie, où les formes de contestation de la partitocratie sont de loin les plus intéressantes en Europe, et les mieux étayées sur le plan théorique, la Lega Nord a cristallisé le mécontentement (nous y revien­drons lors d'un prochain séminaire).


    Conclusion :

    ◊ Un mouvement comme le nôtre doit être attentif en permanence, afin de capter, de comprendre et de tra­vailler les effervescences à l'œuvre dans la société. De percevoir et d'éliminer anticipativement les dysfonctionnements dès qu'ils se développent.

    ◊ Le fondamentalisme occidental repose sur une conception erronée de l'homme qui est :

    • a. non organique et donc non adaptée à l'être vivant qu'est l'homme ;
    • b. hyper-individualiste (dans le sens où personne n'a plus de devoir à l'égard de l'autre, y compris à l'é­gard des membres de sa propre famille) ; le fondamentalisme occidental ruine la notion de “lignée”, donc de continuité anthropologique. Sur le plan pratique et quotidien, cela implique notamment la disparition de tou­te soli­darité inter-générationnelle, tant à l'égard des ascendants que des descendants.


    ◊ Le fondamentalisme occidental débouche sur une pratique de la politique :

    • a. où les permanents des partis (les “bonzes”) sont irrémédiablement isolés de la vie réelle et inventent mesures, lois et règlements en vase clos, non pas dans la perspective de renforcer le Bien commun mais de conserver à leur profit personnel sinécures, avantages et passe-droits ;
    • b. où le pur et simple fonctionnement des appareils des partis devient but en soi ;
    • c. où ces appareils devenus buts en soi mènent tout droit au “malgoverno” qu'ont dénoncé les adhérents de la Ligue lombarde et le Prof. Gianfranco Miglio (cf. Vouloir n°109/113, 1993) ;
    • d. où les permanents des partis et les fonctionnaires d'État nommés par les partis se hissent sans ver­gogne au-dessus de la misère quotidienne des simples gens du peuple et, souvent aussi, au-dessus des lois (c'est le cas en Italie et en Belgique, où partis et magistrature sont manifestement liés à la pègre).


     “Malgoverno” et État-Providence

    La notion de “malgoverno” désigne l'ensemble de toutes les conséquences négatives de la partitocratie. Les observateurs et les politologues italiens ont tiré des conclusions pertinentes de ce dysfonctionne­ment général. Mais, en France, des professeurs isolés, ignorés des médias aux ordres de la politique pé­grifiée, ont également émis des constats intéressants ; parmi eux, Jean-Baptiste de Foucauld et Denis Piveteau, dans Une société en quête de sens (Odile jacob, 1995). Si Scheer était très dur et très critique, de Foucauld & Piveteau sont plus modérés. Ils sont en faveur de l'État social, de l'État-Providence. Celui-ci, à leurs yeux, est efficace, il peut mobiliser davantage de moyens que la solidarité spontanée et communautaire dont rêvent les réactionnaires et les idéalistes “fleur bleue”. Hélas, constatent de Foucauld & Piveteau, l'État-Providence ne suffit plus :

    • Il ne peut plus intégrer tous les travailleurs de la communauté nationale ;
    • Il ne fonctionne plus que pour ceux qui disposent déjà d'un emploi, notamment les fonctionnaires et les sa­la­riés des grandes boîtes multinationales. En pratique, l'État-Providence n'est plus capable de résou­dre le problème dramatique du chômage des jeunes ;
    • Les événements récents viennent de prouver que l'État-Providence peut affronter efficacement une si­tuation donnée, à la condition que cette situation soit celle d'une “haute conjoncture”. En revanche, quand cette haute conjoncture se modifie sous la pression des événements internationaux ou d'innova­tions — bonnes ou mauvaises — l'État-Providence s'avère incapable de résoudre des problèmes nou­veaux, sou­dains ou inattendus.


    L'État-Providence est alors incapable de garantir la solidarité, parce qu'il ne remet pas en question des mécanismes de solidarité anciens mais devenus progressivement surannés. Les données et les faits nouveaux sont perçus comme des menaces, ce qui, dans tous les cas de figure, est une attitude erronée. À ce niveau, notre réflexion, dans ses dimensions “conservatrices-révolutionnaires”, c'est-à-dire des di­mensions qui tiennent toujours compte des si­tuations exceptionnelles, peuvent se montrer pertinentes : les pro­cessus à l'œuvre dans le monde sont multiples et complexes ; ils ne nous autorisent pas à penser qu'il y aura ad vitam æternam répétition des “bonnes conjonc­tures”.

     État-Providence et logique de l'intégration

    L'État-Providence repose sur une logique de l'intégration. Tout citoyen, tout travailleur immigré qui a été dûment accepté, devrait, dans un tel État-Providence, dans l'appareil social qu'il met en œuvre et orga­nise, être pleinement intégré. Ce serait évidemment possible si les paramètres restaient toujours les mêmes ou si le progrès, immuablement, avançait selon une précision arithmétique ou exponentielle. Mais ce n'est jamais le cas… L'exception guette à tout moment, le pire survient à tout bout de champ. Ceux qui pensent et agissent en termes de paramètres immuables sont des utopistes et sont condamnés à l'échec politique. Ceux qui envisagent le pire font preuve de responsabilité.

    Dans les médias, aujourd'hui, on ne cesse de parler d'intégration, mais la seule chose que l'on observe, c'est l'exclusion à grande échelle. Jadis, l'exclusion ne touchait que des gens sans revenus ou sans al­lo­cations de re­traite. Aujourd'hui, de 10 à 20% de la population totale est exclue (derniers chiffres : 16% des personnes habitant la Région de Bruxelles-Capitale). Les exclus se recroquevillent dans leur cocon, se replient sur eux-mêmes, ce qui engendre un dangereux nihilisme, le sentiment de “no future”. Les liens communau­taires disparaissent. Un isolement total menace l'exclu. Les intégrés sont immergés dans une cage de luxe, de réalité-ersatz, qui les tient éloignés du fonctionnement réel de la Cité.

    J. B. de Foucauld & D. Piveteau analysent la situation et ne donnent pas de solutions toutes faites (per­sonne ne croit plus d'ailleurs aux solutions toutes faites). Pour eux, la société est déterminée par une dy­namique conflictuelle entre 4 pôles :

    • 1. Le pôle de l'initiative : ceux qui prennent des initiatives n'acceptent que peu d'obstacles d'ordre con­ven­tionnel, notamment les obstacles installés par les administrations reposant sur une ergonomie obso­lète ou sur des analyses vieilles de plusieurs décennies (ex. : il a fallu 30 mois d'attente à une firme de pointe en Wallonie pour obtenir de la part des fonctionnaires — souvent socialistes, corrompus, incompétents et dépassés — le droit de lancer son initiative génératrice de 2.500 emplois, alors que la ré­gion compte des zones où le chômage atteint 39% de la population active !). Le principe d'initiative peut aussi être pensé sur un mode exclusivement individualiste et relativiser ou transgresser le principe de “coopération”.
    • 2. Le pôle de coopération.
    • 3. Le conflit (inhérent à toute société), vecteur de changements.
    • 4. La contrainte, qui peut avoir la fonction d'un régulateur.


    Piveteau & de Foucauld dressent une typologie des sociétés bipolarisées (où seuls 2 pôles entrent en jeu) et une typologie des sociétés tripolaires (où 3 pôles sont en jeu). Pour ces 2 auteurs, il s'a­git de montrer que l'exclusion d'un ou de 2 pôles conduit à de problématiques déséquilibres sociaux. Les valeurs qui se profilent derrière chaque pôle sont toutes nécessaires au bon fonctionnement de la Cité. Il est dangereux d'évacuer des éventails de valeurs et de ne pas avoir une vision holiste (ganz­heit­lich) et synergique des sociétés qu'on est appelé à gouverner.

    Les sociétés bipolaires :

    ◊ Dans une société régie par le libéralisme pur, de facture hayekienne, où règne, dit-on, une “loi de la jun­gle” (bien qu'il me paraisse difficile de réduire l'œuvre complexe de Hayek à ce seul laisser-faire exagéré), les pôles de l'initiative et du conflit sont mis en exergue au détriment de la coopération (individualisme oblige) et de la contrainte (principe de liberté).
    ◊ Dans une société autoritaire, d'inspiration conservatrice (Salazar) ou communiste (la Pologne de Ja­ru­zelski), les pôles de coopération et de contrainte sont privilégiés au détriment des pôles d'initiative et de conflit.
    ◊ Dans les sociétés où domine l'esprit civique, comme dans les nouvelles sociétés industrielles asia­ti­ques, les pôles d'initiative et de coopération sont valorisés, tandis que les pôles de conflit et de con­trainte sont mis entre parenthèses.
    ◊ Dans les sociétés purement conflictuelles et instables, les pôles du conflit et de la contrainte sont à l'avant-plan, ceux de l'initiative et de la coopération à l'arrière-plan ou carrément inexistants. Plus per­sonne ne lance d'initiative, car c'est sans espoir, et personne ne coopère avec personne, car il n'y a ni confiance ni consensus. Aucune initiative et aucune coopération ne sont possibles. Exemples : les zones industrielles du début du XIXe siècle, décrites par Zola dans Germinal, ont généré des sociétés con­flic­tuelles et contraignantes de ce type. Aujourd'hui, on les rencontre dans les bidonvilles brésiliens ; les banlieues marginalisées des grandes villes françaises risquent à très court terme de se brésilianiser.
    ◊ Dans certaines sociétés sans esprit civique, l'initiative n'est possible qu'avec la contrainte. Piveteau & de Foucauld craignent que la France, leur pays, n'évolue vers ce modèle, car le dialogue social à la belge ou à l'allemande n'existe pas et que le syndicalisme y est resté embryonnaire.
    ◊ Au sein même des grandes sociétés industrielles, les grandes familles intactes, certaines organisations professionnelles, les minorités ethniques (y compris dans les banlieues à problèmes), développent un modèle principalement coopératif, dans un environnement fortement conflictuel, mais où l'initiative inno­vante est trop souvent absente et où la contrainte étatique est radicalement contestée. Avec, au pire, l'é­mergence de structures mafieuses.

    Les sociétés tripolaires :

    • Si seuls les pôles de la coopération, de l'initiative et de la contrainte entrent en jeu, le risque est d'é­vacuer tous les conflits, donc toutes les innovations, née de l'agonalité entre classes ou entre secteurs professionnels concurrents.
    • Si le pôle de contrainte est évacué, le risque est d'assister à la contestation systématique et stérile de toute autorité féconde et/ou régulative.
    • Si le pôle de coopération est exclu, la solidarité cesse d'exister.
    • Si le pôle d'initiative est absent, l'immobilisme guette la société.


    L'idéal pour de Foucauld & Piveteau est un chassé-croisé permanent et sans obstacle entre les 4 pôles. L'exclusion d'un seul ou de 2 de ces pôles provoque des déséquilibres et des dysfonctionne­ments. Pour nos 2 auteurs, les difficultés sont les suivantes :

    • 1. Les partis politiques en compétition dans une société ne mettent que trop souvent l'accent sur un seul pôle ou sur 2 pôles seulement. Ils n'ont pas une vision globale et synergique de la réalité sociale.
    • 2. Les partis prennent l'habitude, parce que leur objectif majeur se réduit à leur propre auto-conservation, à ne dé­fendre que certaines valeurs en excluant toutes les autres. Cette exclusion reste un vœu pieux, car les valeurs peuvent certes s'effacer, quitter l'avant-scène, mais ne disparaissent jamais : elles de­meu­rent un impératif éthique. La vision politique des grands partis dominants est dès lors mu­ti­lée et mutilante. Elle conduit à la répétition de schémas et de routines politiques, en marge de l'évolution réelle du monde.
    • 3. Un mouvement civil ou populaire comme le nôtre doit se donner la tâche (ardue) de réconcilier les 4 pôles, de les penser toujours simultanément, afin de favoriser un maximum de synergies entre eux.
    • 4. De cette manière seulement, émergent une perception et une pratique holistes de la dynamique socia­le.
    • 5. Les schémas que nous proposent de Foucauld et Piveteau expliquent pourquoi diverses catégories de ci­toyens finissent par se lasser de la politique et des partis. Lorsqu'un pôle n'est pas pris en compte, de larges strates de la population sont frustrées, vexées, meurtries, marginalisées voire exclues. Ou ne peu­vent plus exprimer leurs desiderata légitimes.
    • 6. En plaidant pour une prise en compte de ces 4 pôles, Piveteau & de Foucauld visent à (re)donner du sens à la vie politique, car, s'il y a absence de sens, il y a automatiquement dissolution du politique, liquéfaction des institutions, effondrement de la justice et éparpillement des énergies.


    La critique de Nicolas Tenzer

    Un autre observateur français de la situation actuelle est le Prof. Nicolas Tenzer, énarque, enseignant auprès de l'Institut d'Études politiques de Paris. Dans Le Tombeau de Machiavel (Flam., 1997), N. Tenzer part du constat que les “grands récits”, c'est-à-dire selon le philosophe Jean-François Lyotard, les visions vec­to­rielles de l'histoire véhiculées par les progressistes, ne sont plus dans le grand public des objets de croyance et de vénération. L'électeur n'attend plus des partis et des hommes politiques qu'ils se mobili­sent pour réaliser des projets téléologiques aussi “sublimes”. Mais ce désintérêt pour les grands mythes téléologiques re­cèle un risque : les sociétés ne formulent plus de perspectives d'avenir et les élites deviennent des “élites sans projet”. La pire conséquence de l'“effondrement des grands récits”, c'est que les partis et les hom­mes politiques se mettent à justifier sans discernement tous les faits de monde et de société présents, même ceux qui ne recèlent plus aucune potentialité constructive, ou ceux qui repré­sen­tent un flagrant déni de justice.

    Tenzer ne cite jamais Carl Schmitt, mais le jugement négatif qu'il pose sur cette médiocre justification des faits, indépendamment de ce qu'ils sont sur le plan des valeurs ou de l'efficacité, nous rappelle directe­ment la critique négative que C. Schmitt et Max Weber adressaient à la légalité, cage d'acier rigide em­prisonnant la légitimité, qui, elle, est toujours souple et dynamique.

    Pour Tenzer, la “deuxième gauche” (c'est-à-dire la gauche qui se considère comme modérée et socialiste et prétend ne pas vouloir gouverner avec les communistes) est une école politique qui légitimise, justifie et accepte les faits simplement parce qu'ils existent, sans plus déployer aucune prospective ni perspec­ti­ve, n'envisage plus au­cun pro­grès et n'a plus la volonté de réaliser des plans, visant le Bien commun ou sa restauration. À ce niveau de la démon­stration de Tenzer, nous sommes contraints d'apporter une précision sémantique. Tenzer condamne l'at­titu­de de la “deuxième gauche” pour son acceptation pure et simple de tous les faits de monde et de so­ciété, sans es­prit critique, sans volonté réelle de réforme ou d'élimination des résidus figés ou dysfonc­tion­nants. Cette “deuxième gau­che” prendrait ainsi, dit Tenzer, une attitude “naturaliste”.

    Pour la pensée conser­vatrice (du moins les “conservateurs axiolo­giques”) et les écologistes, il y a primat du naturel sur toutes les con­struc­tions. En règle générale, les gauches libérales et marxistes, accordent le primat aux choses construites. Mais en développant sa cri­tique de la “deuxième gauche”, en la dénonçant comme “natu­raliste”, Tenzer met les conservateurs (axio­logiques) et les écologistes en garde contre une tendance politique actuelle, celle d'accepter tous les faits accomplis trop vite, de considérer toutes les dérives comme inéluctables, comme le résultat d'une “catallexie”, c'est-à-dire, selon Hayek, d'une évolution naturelle contre laquelle les hommes ne peuvent rien. Dans ce cas, la volonté capi­tu­le. Tenzer dénonce là la timi­dité à formuler des projets et la propension à faire une confiance aveugle à la “main invisible”, chère aux libéraux. Dans le fond, Tenzer ne critique pas le réa­lis­me vitaliste de la pensée conservatrice et/ou écologiste, mais s'oppose à la notion néo-libérale de “ca­tal­lexie”, réintroduite à l'époque de Thatcher, à la suite de la réhabilitation de la pensée de Hayek.

    Dans la vie politique concrète, dans la situation actuelle, un “naturalisme” mal compris conduirait à accep­ter et à légitimer l'exclusion de millions de citoyens au nom du progrès, de la démocratie, de l'État de droit, de la morale, etc. Légitimer des faits aussi négatifs est évidemment absurde.

    Tenzer nous avertit aussi du mauvais usage de la notion de “complexité”. Pour nous, dans notre perspec­tive organique, la complexité constitue un défi, nous oblige à éviter toutes les formes de réductionnisme. En ce sens, nous avons retenu les leçons d'Arthur Koestler (Le cheval dans la locomotive), de Konrad Lorenz et, bien entendu, du biohumanisme qu'avait formulé Lothar Penz (cf. “Hefte” von Junges Forum). Malheureusement, aux yeux d'un grand nombre de terribles simplificateurs, la complexité est devenu un terme à la mode pour esquiver les défis, pour capituler devant toutes les difficultés. Quand un problème se pose, on le déclare “com­plexe” pour ne pas avoir à l'affronter. Le réel est donc posé a priori comme trop “complexe” pour que l'hom­me ait la volonté de mener une action politique quelconque, d'élaborer des plans et de développer des pro­jets. On accepte tout, tel quel, même si c'est erroné, injuste ou aberrant.

    Tenzer ne rejette pas seulement le “naturalisme” (auquel il donne une définition différente de la nôtre) mais aussi :

    • a) l'enthousiasme artificiel pour la complexité que répandent les journalistes qui se piquent de postmodernité et proposent insidieusement une idéologie de la capitulation citoyenne ;
    • b) l'hypermoralisation ; en effet, aujourd'hui, dans les médias, nous assistons à une inflation démesu­rée de discours moralisants et, en tant que tels, anesthésiants. La philosophie ne cherche plus à com­prendre le réel tel qu'il est, mais produit des flots de textes moralisants et prescriptifs d'une confondante banalité, pour aveugler, dit Tenzer, le ci­toyen, le distraire du fonctionnement réel de sa communauté politique (Tenzer adresse cette critique à André Comte-Sponville not.). Dans les médias, c'est sur base de telles banalités que l'on manipule les masses, pour les empêcher de passer à l'action. L'objectif principal de cet hyper-moralisme, c'est de “frei­ner toute action citoyenne”. Ceux qui veulent freiner cette action citoyenne entendent main­te­nir à tout prix le statu quo (dont ils sont souvent les bénéficiai­res), se posent comme “légalistes” plutôt que comme “légitimistes”. Mais l'option légaliste (ou “légalitaire”) est foncièrement anti-politique, car elle re­fuse de considérer le politique comme une force qui chevauche et maîtrise la dynamique hi­sto­rique et sociale. Le légaliste-légalitaire est aussi celui qui con­çoit le droit comme une idée abstraite, détachée de tout continuum historique. Dans le domaine du po­litique, ce qui est le produit direct d'un continuum historique est légitime. Une légalité rigide, en revanche, conduit à une rupture (souvent trau­ma­tisante) à l'endroit d'une continuité puis à la dissolution du politique et de l'État, car la dynamique qui émane du peuple, porteur du poli­ti­que et acteur de l'histoire, est freinée et étouffée.


    Dans le processus de dissolution de l'État, dans ses phases successives d'affaiblissement, celui-ci ces­se d'être aimé, constate Tenzer, car, en effet, sa dissolution est toujours simultanément une dé-légitimi­sation, et, par­tant, une réduction à de la pure légalité.

    Des élites sans projet

    Revenons au débat allemand. Il y a quelques années, j'ai été étonné de découvrir que 3 figures de proue de la politique allemande avaient écrit de concert un ouvrage très critique à l'encontre des partis. Ce livre s'intitulait Die planlosen Eliten (Les élites sans projet, Bruckman, Munich, 1992). Ses auteurs étaient Rita Süssmuth (aile gauche de la CDU démocrate-chrétienne), Peter Glotz (intellectuel en vue de la SPD socialiste) et Konrad Seitz (ministre de la FDP libérale). Dans ce livre, ils expriment :

    • leur nostalgie d'une élite et d'une caste dirigeante cohérentes ;
    • leur souhait de voir cette élite résoudre les problèmes politiques, économiques et écologiques ;
    • leur inquiétude de voir la classe politique allemande décliner et tomber très bas dans l'estime des mas­ses ; ce déclin s'explique parce qu'il y a eu des scandales dans le financement des partis ; parce que les promesses électorales n'ont jamais été tenues (par ex. : réunification sans augmentation des impôts).


    plel210.gifNos 3 auteurs écrivent : « La fabrication en série de mythes et de grands sentiments conduit au cynisme et à l'apathie dans la population » (p. 181). Ensuite, ils déplorent que le procédé de recrutement de la clas­se politique reste le “travail à la base” ; or celui-ci effraie les individualités créatives, imaginatives et intelligentes et les détourne de la politique.

    Süssmuth, Glotz et Seitz constatent à ce propos : « C'est sans doute un paradoxe, mais on est bien obligé de constater qu'il est réel : la dé­mo­cra­tisation des partis a conduit simultané­ment à leur fermeture. À l'époque de Weimar ou dans les premiers temps de la Bundesrepublik, les appa­reils dirigeants des partis pouvaient imposer des candidats à la “base” ; de cette façon, des personnalités originales, des experts, des intellectuels, des conseillers de grandes en­tre­pri­ses et des représentants d'autres groupes s'infiltraient dans le monde politique. Mais aujourd'hui, celui qui refuse de se soumettre au contrôle des faciès opéré par les pairs des partis, n'a plus aucune chan­ce » (p. 182).

    Ce constat affolant est suivi de plaidoyers :

    • pour un changement dans la psychologie des hommes et des femmes politiques, où nos 3 auteurs réclament plus de modestie (p. 192) ;
    • pour une plus forte participation de la population aux décisions politiques directes (via des techniques de consultation comme le plébiscite et le referendum) ;
    • pour une ouverture des partis politiques à la vie réelle des citoyens.


    Enfin, Süssmuth, Glotz et Seitz émettent ce jugement terrible pour le personnel politique en place : « Quand on est âpre de prébendes, vulgaire et envieux, on ne doit pas s'attendre à susciter le respect des autres ».

    Les pistes que nous suggérons

    La classe politique a failli partout en Europe. Elle n'est pas capable d'affronter les nouvelles donnes, par­ce que son personnel n'a ni l'intelligence ni la culture nécessaires pour orienter et réorienter les ins­tances politiques sous la pression des faits. Telle est la situation. Mais quelles sont les réponses, ou les pistes, qu'un mouvement comme le nôtre peut apporter ?

    ◊ 1. La première piste dérive d'une prise en compte des leçons du “communautarisme” américain.

    • Le communautarisme américain constate que le modèle occidental est une impasse.
    • Dans cette impasse, les citoyens ont perdu tous liens avec les valeurs qui fondent les sociétés et les main­tiennent en état de fonctionner dans la cohérence. C'est ainsi qu'a disparu le sens civique. Et sans sens civique, il n'y a pas de démocratie viable. Sans sens civique, sans valeurs fondatrices, sans rejet explicite d'un relativisme omniprésent, il n'y a pas de justice.
    • Nous devons coupler la réhabilitation de la notion de “communauté” que nous trouvons dans le commu­nautarisme américain actuel à la notion schmittienne d'“ordre concret” (konkrete Ordnung). Pour C. Schmitt, un ordre concret est un ordre produit par un continuum historique, par exemple un État né de l'histoire. À l'intérieur de tels États, nous trouvons, généralement, une façon précise et originale de dire le droit et d'appliquer une jurisprudence. Dès lors, les règles ne sont des règles réelles et légitimes que si elles sont imbriquées dans un ordre né d'une continuité historique précise.


    En insistant sur la concrétude des ordres en place dans les sociétés traditionnelles et/ou légitimes, C. Schmitt conteste le pur normativisme des États libéraux. Le normativisme libéral repose sur la norme, qui serait une idée générale propre à l'humanité toute entière, hissée au-dessus de toutes les contingences spa­tio-temporelles. La normativisation du droit conduit à un gouvernement du droit et non plus à un gou­ver­nement d'hommes au service d'autres hommes. L'État de droit (où le droit est conçu comme le produit d'une histoire particulière) dégénère en État légal(iste), ce qui nous amène à l'actuelle “political correct­ness”.

    Par ailleurs, le pur décisionnisme, qu'avait défendu C. Schmitt à ses débuts, en même temps que les fas­cistes, ne permet pas à l'homme d'État de saisir la dynamique historique, le noyau fondamental de la Cité qu'il est appelé à régir. Raison pour laquelle, l'homme d'État doit simultanément se préoccuper des institutions, de la con­ti­nuité institutionnelle (selon la définition que donne Hauriou de l'institution, soit un “ordre con­cret”), et des dé­cisions, à prendre aux moments cruciaux, pour trancher des “nœuds gordiens” et sortir la Cité d'une impasse mortelle.

    Au sein des ordres con­crets, qui ont produit un système juridique au fil de l'histoire, les communautés humaines concrètes fon­dent du sens. Ces communautés charnelles d'hommes et de femmes de diverses lignées et générations acquièrent ainsi prio­rité sur les normes ab­straites. Les com­munautariens amé­ricains s'efforcent de contribuer, comme nous, au rétablis­sement de l'État de droit, contre tou­tes les tentatives entreprises pour le remplacer par l'État normatif, “politique­ment correct”, excluant en même temps que toutes les valeurs léguées par l'histoire, tous les possibles qui pour­raient contredire ou atténuer la rigueur abstraite de la norme.

    Ernst Rudolf Huber et le “Kulturstaat”

    ◊ 2. Ce débat de fond suscite d'autres questions. Par ex. : quelles facettes doit présenter un État porté par les ordres concrets qui vivent et se déploient en son sein ? De notre point de vue, un tel État serait celui qu'Ernst Rudolf Huber a défini comme Kulturstaat (“État de culture”, État défini par sa culture nationale) (2). Pour Huber, “le Kultur­staat est le gardien de la culture populaire face à la destruction dont la menace la société” (i. e. : les in­té­rêts privés, désolidarisés du Bien commun, ndlr). La “culture” dans ce sens est à la fois constitutive de la Staatlichkeit (de la substance de l'État) et la légitimise.

    L'action de l'É­tat est soumise aux valeurs sub­stan­tielles que véhicule cette culture. En conséquence, l'État n'est pas un pur instrument, car la culture n'est pas une fabrication faite à l'aide d'instruments, mais un héritage et une matrice de valeurs qui, en der­nière instance, ne sont ni rationalisables ni normalisa­bles. En ce sens, cette matrice est elle-même une valeur qu'il convient de préserver contre les intérêts matériels et fac­tieux, contre les agents de déli­quescence, intérieurs ou extérieurs. En théorisant la notion de Kulturstaat, Huber entend étoffer la notion hégélienne de Sittlichkeit (éthicité, mœurs) en l'imbriquant dans une culture et la solidarisant d'office avec toutes les autres manifestations de cette culture. L'éthique cesse automatiquement d'être un jeu propret de concepts purs, détachés de la vie réelle et trépidante des peuples.

    Tout Kulturstaat est nécessairement organisé selon un modèle fédéral, il est un Bundesstaat (qui res­pecte le principe de subsidiarité), car toute communauté au sein de cet État est un ordre concret, qui doit être res­pecté en tant que tel, auquel il faut assurer un avenir. Pour le juriste français Stéphane Pierré-Caps, dans son ouvrage intitulé La mul­tina­tion (sous-titré L'avenir des minorités en Europe centrale et orientale, O. Jacob, 1995), le futur État mitteleuropéen ne pourra pas se bâtir sur le modèle unitaire, centraliste et jacobin de l'État-Nation, où la norme abstraite régente, oblitère et éma­scule tous les ordres concrets et toutes les institutions et les communautés concrètes, mais devra opter pour une forme d'État qui respecte et orga­nise institutionnellement toutes les différences vivantes d'un territoire donné.

    Ce principe est universellement valable, tant pour le territoire d'un État national classique que pour des territoires éventuellement plus vastes, comme les sphères culturelles (ex. : la Mitteleuropa, l'Europe en voie d'unification, des regroupements régionaux comme l'espace Alpes-Adriatique). Certes ces espaces con­naîtront encore des frontières, mais celles-ci délimiteront les “civilisations” dont parle Samuel Hun­ting­ton dans Le choc des civilisations (O. Jacob, 1997).

    Ces civilisations diviseront demain l'humanité en vastes sphè­res différenciées voire antagonistes (dans le pire des cas), sans que l'on n'ait à appliquer globalement des normes gé­né­rales, abstraites et universalistes, lesquelles ne sont en aucun cas des valeurs. Ces normes sont clo­ses sur elles-mêmes, fermées et rigides, car elles sont des produits de l'esprit de fabri­ca­tion et purement prescriptives. Les valeurs sont vivantes, ouvertes aux innovations fusant de tou­tes parts, effervescentes et dynamiques. Les valeurs ne sont jamais univoques, contrairement aux normes, elles sont “plurivoques”. Les normes ne recèlent en elles qu'un seul possible. Les valeurs sont à même de générer une pluralité de possibles.

    Conclusion : Pour rétablir les communautés des communautariens, les ordres concrets qui fondent le droit selon Carl Schmitt, les Kulturstaaten selon Huber, les communautés de Kulturstaaten à l'intérieur de sphères culturelles ou de grands espaces de civilisation, nous devons renvoyer les “élites sans projet”, dénoncées par Süssmuth, Glotz et Seitz, et faire advenir des élites conscientes de leur devoir de respecter les acquis et de façonner l'avenir. De telles élites cultivent une éthique de la responsabilité. Celle-ci a été définie avec brio par des philosophes com­me Max Weber, Hans Jonas et Karl-Otto Apel (3). Elle constituera le thème d'un prochain séminaire de Synergies européennes, appelé à compléter celui d'aujourd'hui.

    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.

    ◘ Notes :

    (1) Walter REESE-SCHÄFER, Was ist Kommunautarismus ?, Campus, Francfort/M., 1994, 191 p. Voir également : Transit - Europäische Revue n°5 (« Gute Gesellschaft »), hiver 1992/93, Verlag Neue Kritik, Francfort/M.
    (2) Max-Emanuel GEIS, Kulturstaat und kulturelle Freiheit : Eine Untersuchung des Kulturstaatskonzepts von Ernst Rudolf Huber aus verfassungsrechtlicher Sicht, Nomos-Verlagsgesellschaft, Baden-Baden, 1990, 298 p.
    (3) Detlef HORSTER, Politik als Pflicht : Studien zur politischen Philosophie, Suhrkamp, stw 1109, Frankfurt, 1993, 281 p.

     

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    Questions a Robert Steuckers :

    Pour préciser les positions de “Synergies Européennes”

     

    robert10.jpg◘ Propos recueillis par Pieter Van Damme dans le cadre d'un mémoire, 2001.


    • Dans quelle mesure le “national-bolchevisme” s'insère-t-il dans la “troisième voie”, entre libéralisme et marxisme ?


    Le national-bolchevisme ne fait pas référence à une théorie économique ou à un projet de société : on l'oublie trop souvent. Ce vocable composé a été utilisé pour désigner l'alliance, toute temporaire d'ailleurs, entre les cadres traditionnels de la diplomatie allemande, soucieux de dégager le Reich vaincu en 1918 de l'emprise occidentale, et les éléments de pointe du communisme allemand, soucieux d'avoir un allié de poids à l'Ouest pour la nouvelle URSS. Avec Niekisch, ancien cadre de la République des Conseils de Munich, écrasée par les Corps Francs nationalistes mais mandatés par le pouvoir social-démocrate de Noske, le national-bolchevisme prend une coloration plus politique, mais s'auto-désigne, dans la plupart des cas par l'étiquette de “national-révolutionnaire”.

    Le concept de national-bolchevisme est devenu un concept polémique, utilisé par les journalistes pour désigner l'alliance de 2 extrêmes dans l'échiquier politique. Niekisch, à l'époque où il était considéré comme l'une des figures de proue du national-bolchevisme, n'avait plus d'activités politiques proprement dites ; il éditait des journaux appelant à la fusion des extrêmes nationales et communistes (les extrêmes du “fer à cheval” politique disait Jean-Pierre Faye, auteur du livre Les langages totalitaires). La notion de “Troisième Voie” est apparue dans cette littérature. Elle a connu des avatars divers, mêlant effectivement le nationalisme au communisme, voire certains éléments libertaires du nationalisme des jeunes du Wandervogel à certaines options communautaires élaborées à gauche, comme, par ex., chez Gustav Landauer.

    [➜ Pour en savoir plus : cf. de Thierry MUDRY, « Le “socialisme allemand” : analyse du télescopage entre nationalisme et socialisme de 1900 à 1933 en Allemagne » ainsi que « L'itinéraire d'Ernst Niekisch », in : Orientations n°7, 1986].

    110.jpgCes mixages idéologiques ont d'abord été élaborés dans le débat interne aux factions nationales-révolutionnaires de l'époque ; ensuite, après 1945, où on espérait qu'une troisième voie deviendrait celle de l'Allemagne déchirée entre l'Est et l'Ouest, où cette Allemagne n'aurait plus été le lieu de la césure européenne, mais au contraire le pont entre les 2 mondes, géré par un modèle politique alliant les meilleurs atouts des 2 systèmes, garantissant tout à la fois la liberté et la justice sociale. À un autre niveau, on a parfois appelé “troisième voie”, les méthodes de gestion économique allemandes qui, au sein même du libéralisme de marché, se différenciaient des méthodes anglo-saxonnes.

    Celles-ci sont considérées comme trop spéculatives dans leurs démarches, trop peu soucieuses des continuités sociales structurées par les secteurs non marchands (médecine & sécurité sociale, enseignement & université). Le libéralisme de marché doit donc être consolidé, dans cette optique allemande des années 50 et 60, par un respect et un entretien des “ordres concrets” de la société, pour devenir un “ordo-libéralisme”. Son fonctionnement sera optimal si les secteurs de la sécurité sociale et de l'enseignement ne battent pas de l'aile, ne génèrent pas dans la société des dysfonctionnements dus à une négligence de ces secteurs non marchands par un pouvoir politique qui serait trop inféodé aux circuits bancaires et financiers.

    15647210.jpgL'économiste français Michel Albert, dans un ouvrage célèbre, rapidement traduit dans toutes les langues, intitulé Capitalisme contre capitalisme, oppose en fait cet ordo-libéralisme au néo-libéralisme, en vogue depuis l'accession au pouvoir de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis. Albert appelle l'ordo-libéralisme le “modèle rhénan”, qu'il définit comme un modèle rétif à la spéculation boursière en tant que mode de maximisation du profit sans investissements structurels, et comme un modèle soucieux de conserver des “structures” éducatives et un appareil de sécurité sociale, soutenu par un réseau hospitalier solide. Albert, ordo-libéral à la mode allemande, revalorise les secteurs non marchands, battus en brèche depuis l'avènement du néo-libéralisme.

    La nouvelle droite française, qui travaille davantage dans l'onirique, camouflé derrière l'adjectif “culturel”, n'a pas pris acte de cette distinction fondamentale opérée par Albert, dans un livre qui a pourtant connu une diffusion gigantesque dans tous les pays d'Europe. Si elle avait dû opter pour une stratégie économique, elle aurait embrayé sur la défense des structures existantes (qui sont aussi des acquis culturels), de concert avec les gaullistes, les socialistes et les écologistes qui souhaitaient une défense de celles-ci, et critiqué les politiques qui laissaient la bride sur le cou aux tendances à la spéculation, à la façon néo-libérale (et anglo-saxonne). Le néo-libéralisme déstructure les acquis non marchands, acquis culturels pratiques, et toute nouvelle droite, préconisant le primat de la culture, devrait se poser en défenderesse de ces secteurs non marchands. Vu la médiocrité du personnel dirigeant de la ND parisienne, ce travail n'a pas été entrepris.

    [➜ Pour en savoir plus : 1) de R. STEUCKERS, « Repères pour une histoire alternative de l'économie », in : Orientations n°5, 1984 ; « Orientations générales pour une histoire alternative de la pensée économique », in : Vouloir n°83/86, 1991 ; L'ennemi américain, Synergies, Forest, 1996/2ème éd. (avec des réflexions sur les idées de Michel Albert) ; « Tony Blair et sa “Troisième Voie” répressive et thérapeutique », in : Nouvelles de Synergies européennes n°44, 2000 ; 2) Thierry MUDRY, « Friedrich List : une alternative au libéralisme », in : Orientations n°5, 1984 ; 3) Guillaume d'EREBE, « L'École de la Régulation : une hétérodoxie féconde ? », in : Vouloir n°83/86, 1991 ; 4) Aldo DI LELLO, « La “Troisième Voie” de Tony Blair : une impase idéologique. Ou de l'impossibilité de repenser le “Welfare State” tout en revenant au libéralisme », in : Nouvelles de Synergies eruopéennes n°44, 2000].

    Perroux, Veblen, Schumpeter et les hétérodoxes

    Par ailleurs, la science économique en France opère, avec Albertini, Silem et Perroux, une distinction entre “orthodoxie” et “hétérodoxie”. Par orthodoxies, au pluriel, elle entend les méthodes économiques appliquées par les pouvoirs en Europe : 1) l'économie planifiée marxiste de facture soviétique, 2) l'économie libre de marché, sans freins, à la mode anglo-saxonne (libéralisme pur, ou libéralisme classique, dérivé d'Adam Smith et dont le néo-libéralisme actuel est un avatar), 3) l'économie visant un certain mixte entre les 2 premiers modes, économie qui a été théorisée par Keynes au début du XXe siècle et adoptée par la plupart des gouvernements sociaux-démocrates (travaillistes britanniques, SPD allemande, SPÖ autrichienne, socialistes scandinaves).

    Par hétérodoxie, la science politique française entend toutes les théories économiques ne dérivant pas de principes purs, c'est-à-dire d'une rationalité désincarnée, mais, au contraire, dérivent d'histoires politiques particulières, réelles et concrètes. Les hétérodoxies, dans cette optique, sont les héritières de la fameuse “école historique” allemande du XIXe siècle, de l'institutionnalisme de Thorstein Veblen et des doctrines de Schumpeter. Les hétérodoxies ne croient pas aux modèles universels, contrairement aux 3 formes d'orthodoxie dominantes. Elles pensent qu'il y a autant d'économies, de systèmes économiques, qu'il y a d'histoires nationales ou locales. Avec Perroux, les hétérodoxes, au-delà de leurs diversités et divergences particulières, pensent que l'historicité des structures doit être respectée en tant que telle et que les problèmes économiques doivent être résolus en respectant la dynamique propre de ces structures.

    Plus récemment, la notion de “Troisième Voie” est revenue à l'ordre du jour avec l'accession de Tony Blair au pouvoir en Grande-Bretagne, après une vingtaine d'années de néo-libéralisme thatchérien. En apparence, dans les principes, Blair se rapproche des troisièmes voies à l'allemande, mais, en réalité, tente de faire accepter les acquis du néo-libéralisme à la classe ouvrière britannique. Sa “troisième voie” est un placebo, un ensemble de mesures et d'expédients pour gommer les effets sociaux désagréables du néo-libéralisme, mais ne va pas au fond des choses : elle est simplement un glissement timide vers quelques positions keynésiennes, c'est-à-dire vers une autre orthodoxie, auparavant pratiquée par les travaillistes mais proposée à l'électorat avec un langage jadis plus ouvriériste et musclé. Blair aurait effectivement lancé une troisième voie s'il avait axé sa politique vers une défense plus en profondeur des secteurs non marchands de la société britanniques et vers des formes de protectionnisme (qu'un keynésianisme plus musclé avait favorisées jadis, un keynésianisme à tendances ordo-libérales voire ordo-socialistes ou ordo-travaillistes).

    [➜ Pour en savoir plus : G. Faye, « À la découverte de Thorstein Veblen », in : Orientations n°6, 1985].

    • Quel est le poids du marxisme, ou du bolchevisme, dans cet ensemble ?

    Le marxisme de facture soviétique a fait faillite partout, son poids est désormais nul, même dans les pays qui ont connu l'économie planifiée. La seule nostalgie qui reste, et qui apparaît au grand jour dans chaque discussion avec des ressortissants de ces pays, c'est celle de l'excellence du système d'enseignement, capable de communiquer un corpus classique, et les écoles de danse et de musique, expressions locales du Bolchoï, que l'on retrouvait jusque dans les plus modestes villages. L'idéal serait de coupler un tel réseau d'enseignement, imperméable à l'esprit de 68, à un système hétérodoxe d'économie, laissant libre cours à une variété culturelle, sans le contrôle d'une idéologie rigide, empêchant l'éclosion de la nouveauté, tant sur le plan culturel que sur le plan économique.

    Synergon abandonne-t-elle dès lors le solidarisme organique ou non ?

    Non. Car justement les hétérodoxies, plurielles parce que répondant aux impératifs de contextes autonomes, représentent ipso facto des réflexes organiques. Les théories et les pratiques hétérodoxes jaillissent d'un humus organique au contraire des orthodoxies élaborées en vase clos, en chambre, hors de tout contexte. Par sa défense des structures dynamiques générées par les peuples et leurs institutions propres, et par sa défense des secteurs non marchands et de la sécurité sociale, les hétérodoxies impliquent d'office la solidarité entre les membres d'une communauté politique. La troisième voie portée par les doctrines hétérodoxes est forcément une troisième voie organique et solidariste. Le problème que vous semblez vouloir soulever ici, c'est que bon nombre de groupes ou de groupuscules de droite ont utilisé à tort et à travers les termes d'“organique” et de “solidariste”, voire de “communauté” sans jamais faire référence aux corpus complexes de la science économique hétérodoxe. Pour la critique marxiste, par ex., il était aisé de traiter les militants de ces mouvements de farceurs ou d'escrocs, maniant des mots creux sans significations réelle et concrète.

    Participation et intéressement au temps de De Gaulle

    de-gau12.jpgL'exemple concret et actuel auquel la nouvelle droite aurait pu se référer était l'ensemble des tentatives de réforme dans la France de De Gaulle au cours des années 60, avec la “participation” ouvrière dans les entreprises et “l'intéressement” de ceux-ci aux bénéfices engrangés. Participation et intéressement sont les 2 piliers de la réforme gaullienne de l'économie libérale de marché. Cette réforme ne va pas dans le sens d'une planification rigide de type soviétique, bien qu'elle ait prévu un Bureau du Plan, mais dans le sens d'un ancrage de l'économie au sein d'une population donnée, en l'occurrence la nation française.

    Parallèlement, cette orientation de l'économie française vers la participation et l'intéressement se double d'une réforme du système de représentation, où l'assemblée nationale — id est le parlement français — devait être flanquée à terme d'un Sénat où auraient siégé non seulement les représentants élus des partis politiques mais aussi les représentants élus des associations professionnelles et les représentants des régions, élus directement par la population sans le truchement de partis. De Gaulle parlait en ce sens de “Sénat des professions et des régions”.

    Pour la petite histoire, cette réforme de De Gaulle n'a guère été prise en compte par les droites françaises et par la nouvelle droite qui en est partiellement issue, car ces droites s'étaient retrouvées dans le camp des partisans de l'Algérie française et ont rejeté ensuite, de manière irrationnelle, toutes les émanations du pouvoir gaullien. C'est sans nul doute ce qui explique l'absence totale de réflexion sur ces projets sociaux gaulliens dans la littérature néo-droitiste.

    [➜ Pour en savoir plus : Ange SAMPIERU, « La participation : une idée neuve ? », in : Orientations n°12, 1990-91].

    • Les visions économiques des révolutionnaires conservateurs me semblent assez imprécises et n'ont apparemment qu'un seul dénominateur commun, le rejet du libéralisme...

    Les idées économiques en général, et les manuels d'introduction à l'histoire des doctrines économiques, laissent peu de place aux filons hétérodoxes. Ces manuels, que l'on impose aux étudiants dans leurs premières années et qui sont destinés à leur donner une sorte de fil d'Ariane pour s'y retrouver dans la succession des idées économiques, n'abordent quasiment plus les théories de l'école historique allemande et leurs nombreux avatars en Allemagne et ailleurs (en Belgique : Émile de Laveleye, à la fin du XIXe siècle, exposant et vulgarisateur génial des thèses de l'École historique allemande). À la notable exception des manuels d'Albertini et Silem, déjà cités.

    Une prise en compte des chapitres consacrés aux hétérodoxies vous apporterait la précision que vous réclamez dans votre question. De Sismondi à List, et de Rodbertus à Schumpeter, une autre vision de l'économie se dégage, qui met l'accent sur le contexte et accepte la variété infinie des modes de pratiquer l'économie politique. Ces doctrines ne rejettent pas tant le libéralisme, puisque certains de ces exposants se qualifient eux-mêmes de “libéraux”, que le refus de prendre acte des différences contextuelles et circonstancielles où l'économie politique est appelée à se concrétiser. Le “libéralisme” pur, rejeté par les révolutionnaires conservateurs, est un universalisme.

    Il croit qu'il peut s'appliquer partout dans le monde sans tenir compte des facteurs variables du climat, de la population, de l'histoire de cette population, des types de culture qui y sont traditionnellement pratiqués, etc. Cette illusion universaliste est partagée par les 2 autres piliers (marxiste-soviétique et keynésien-social-démocrate) de l'orthodoxie économique. Les illusions universalistes de l'orthodoxie ont notamment conduit à la négligence des cultures vivrières dans le tiers monde, à la multiplication des monocultures (qui épuisent les sols et ne couvrent pas l'ensemble des besoins alimentaires et vitaux d'une population) et, ipso facto, aux famines, dont celles du Sahel et de l'Éthiopie restent ancrées dans les mémoires.

    Dans le corpus de la ND, l'intérêt pour le contexte en économie s'est traduit par une série d'études sur les travaux du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), dont les figures de proue, étiquetées de “gauche”, ont exploré un éventail de problématiques intéressantes, approfondit la notion de “don” (c'est-à-dire des formes d'économie traditionnelle non basée sur l'axiomatique de l'intérêt et du profit). Les moteurs de cet institut sont not. Serge Latouche et Alain Caillé. Dans le cadre de la ND, ce sera surtout Charles Champetier qui s'occupera de ces thématiques. Avec un incontestable brio. Cependant, à rebours de ces félicitations qu'on doit lui accorder pour son travail d'exploration, il faut dire qu'une transposition pure et simple du corpus du MAUSS dans celui de la ND était impossible dans la mesure, justement, où la ND n'avait rien préparé de bien précis sur les approches contextualistes en économie, tant celles des doctrines classées à droite que celles classées à gauche.

    Not. aucune étude documentaire, visant à réinjecter dans le débat les démarches historiques (donc contextualistes), n'a été faite sur les écoles historiques allemandes et leurs avatars, véritable volet économique d'une Révolution conservatrice, qui ne se limite pas, évidemment, à l'espace-temps qui va de 1918 à 1932 (auquel Armin Mohler, pour ne pas sombrer dans une exhaustivité non maîtrisable, avait dû se limiter).

    Les racines de la Révolution conservatrice remontent au romantisme allemand, dans la mesure où il fut une réaction contre le “géométrisme” universaliste des Lumières et de la Révolution française : elle englobe par ailleurs tous les travaux des philologues du XIXe siècle qui ont approfondi nos connaissances sur l'Antiquité et les mondes dits “barbares” (soit la périphérie persane, germanique, dace et maure de l'empire romain chez un Franz Altheim), l'École historique en économie et les sociologies qui y sont apparentées, la révolution esthétique amorcée par les pré-raphaëlites anglais, par John Ruskin, par le mouvement Arts & Crafts en Angleterre, par les travaux de Pernerstorfer en Autriche, par l'architecture de Horta et les mobiliers de Van de Velde en Belgique, etc.

    L'erreur des journalistes parisiens qui ont parlé à tort et à travers de la “Révolution conservatrice”, sans avoir de culture germanique véritable, sans partager véritablement les ressorts de l'âme nord-européenne (ni d'ailleurs ceux de l'âme ibérique ou italienne), est d'avoir réduit cette révolution aux expressions qu'elle a prises uniquement en Allemagne dans les années tragiques, dures et éprouvantes d'après 1918. En ce sens la ND a manqué de profondeur culturelle et temporelle, n'a pas eu l'épaisseur suffisante pour s'imposer magistralement à l'inculture dominante.

    [➜ Pour en savoir plus : Charles CHAMPETIER, « Alain Caillé et le MAUSS : critique de la raison utilitaire », in : Vouloir n°65/67, 1990].

    Pour revenir plus directement aux questions économiques, disons qu'une révolution conservatrice, est révolutionnaire dans la mesure où elle vise à abattre les modèles universalistes calqués sur le géométrisme révolutionnaire (selon l'expression de Gusdorf), et conservatrice dans la mesure où elle vise un retour aux contextes, à l'histoire qui les a fait émerger et les a dynamisés. De même dans le domaine de l'urbanisme, toute révolution conservatrice vise à gommer les laideurs de l'industrialisme (projet des pré-raphaëlites anglais et de leurs élèves autrichiens autour de Pernerstorfer) ou du modernisme géométrique, pour renouer avec des traditions du passé (Arts & Crafts) ou pour faire éclore de nouvelles formes inédites (MacIntosh, Horta, Van de Velde).

    Le contexte, où se déploie une économie, n'est pas un contexte exclusivement déterminé par l'économie, mais par une quantité d'autres facteurs. D'où la critique néo-droitiste de l'économisme, ou du “tout-économique”. Cette critique n'a malheureusement pas souligné la parenté philosophique des démarches non économiques (artistiques, culturelles, littéraires) avec la démarche économique de l'école historique.

    • Est-il exact de dire que Synergon, contrairement au GRECE, accorde moins d'attention au travail purement culturel et davantage aux événements politiques concrets ?

    Nous n'accordons pas moins d'attention au travail culturel. Nous en accordons tout autant. Mais nous accordons effectivement, comme vous l'avez remarqué, une attention plus soutenue aux événements du monde. Deux semaines avant de mourir, le leader spirituel des indépendantistes bretons, Olier Mordrel, qui suivait nos travaux, m'a téléphoné, sachant que sa mort était proche, pour faire le point, pour entendre une dernière fois la voix de ceux dont il se sentait proche intellectuellement, mais sans souffler le moindre mot sur son état de santé, car, pour lui, il n'était pas de mise de se plaindre ou de se faire plaindre. Il m'a dit : « Ce qui rend vos revues indispensables, c'est le recours constant au vécu ». J'ai été très flatté de cet hommage d'un aîné, qui était pourtant bien avare de louanges et de flatteries.

    Votre question indique que vous avez sans doute perçu, à 16 ans de distance et par les lectures relatives au thème de votre mémoire, le même état de choses qu'O. Mordrel, à la veille de son trépas. Le jugement d'Olier Mordrel me paraît d'autant plus intéressant, rétrospectivement, qu'il est un témoin privilégié : revenu de son long exil argentin et espagnol, il apprend à connaître assez tôt la nouvelle droite, juste avant qu'elle ne soit placée sous les feux de rampe des médias. Il vit ensuite son apogée et le début de son déclin. Et il attribuait ce déclin à une incapacité d'appréhender le réel, le vivant et les dynamiques à l'œuvre dans nos sociétés et dans l'histoire.

    Le recours à Heidegger

    Cette volonté de l'appréhender, ou, pour parler comme Heidegger, de l'arraisonner pour opérer le dévoilement de l'Être et sortir ainsi du nihilisme (de l'oubli de l'Être), implique toute à la fois de recenser inlassablement les faits de monde présents et passés (mais qui, potentiellement, en dépit de leur sommeil momentané, peuvent toujours revenir à l'avant-plan), mais aussi de les solliciter de mille et une manières nouvelles pour faire éclore de nouvelles constellations idéologiques et politiques, et de les mobiliser et de les instrumentaliser pour détruire et effacer les pesanteurs issues des géométrismes institutionnalisés. Notre démarche procède clairement d'une volonté de concrétiser les visions philosophiques de Heidegger, dont la langue, trop complexe, n'a pas encore généré d'idéologie et de praxis révolutionnaires (et conservatrices !).

    [➜ Pour en savoir plus : R. STEUCKERS, « La philosophie de l'argent et la philosophie de la Vie chez Georg Simmel (1858-1918) », in : Vouloir n°11, 1999].

    • Est-il exact d'affirmer que Synergies Européennes constituent l'avatar actuel du corpus doctrinal national-révolutionnaire (dont le national-bolchevisme est une forme) ?

    img0b10.gifJe perçois dans votre question une vision un peu trop mécanique de la trajectoire idéologique qui va de la Révolution conservatrice et de ses filons nationaux-révolutionnaires (du temps de Weimar) à l'actuelle démarche de Synergies Européennes. Vous semblez percevoir dans notre mouvance une transposition pure et simple du corpus national-révolutionnaire de Weimar dans notre époque. Une telle transposition serait un anachronisme, donc une sottise. Toutefois, dans ce corpus, les idées de Niekisch sont intéressantes à analyser, de même que son itinéraire personnel et ses mémoires.

    Cependant, le texte le plus intéressant de cette mouvance reste celui co-signé par les frères Jünger, Ernst et surtout Friedrich-Georg, et intitulé Aufstieg des Nationalismus. Pour les frères Jünger, dans cet ouvrage et dans d'autres articles ou courriers importants de l'époque, le “nationalisme” est synonyme de “particularité” ou d'“originalité”, particularité et originalité qui doivent rester telles, ne pas se laisser oblitérer par un schéma universaliste ou par une phraséologie creuse que ses utilisateurs prétendent progressiste ou supérieure, valable en tout temps et en tout lieu, discours destiné à remplacer toutes les langues et toutes les poésies, toutes les épopées et toutes les histoires.

    Poète, Friedrich-Georg Jünger, dans ce texte-manifeste des nationaux-révolutionnaires des années de Weimar, oppose les traits rectilignes, les géométries rigides, propres de la phraséologie libérale-positiviste, aux sinuosités, aux méandres, aux labyrinthes et aux tracés serpentants du donné naturel, organique. En ce sens, il préfigure la pensée d'un Gilles Deleuze, avec son rhizome s'insinuant partout dans le plan territorial, dans l'espace, qu'est la Terre. De même, l'hostilité du “nationalisme”, tel que le concevaient les frères Jünger, aux formes mortes et pétrifiées de la société libérale et industrielle ne peut se comprendre que parallèlement aux critiques analogues de Heidegger et de Simmel.

    Dans la plupart des cas, les cercles actuels, dits nationaux-révolutionnaires, souvent dirigés par de faux savants (très prétentieux), de grandes gueules insipides ou des frustrés qui cherchent une manière inhabituelle de se faire valoir, se sont effectivement borné à reproduire, comme des chromos, les phraséologies de l'ère de Weimar. C'est à la fois une insuffisance et une pitrerie. Ce discours doit être instrumentalisé, utilisé comme matériau, mais de concert avec des matériaux philosophiques ou sociologiques plus scientifiques, plus communément admis dans les institutions scientifiques, et confrontés évidemment avec la réalité mouvante, avec l'actualité en marche. Les petites cliques de faux savants et de frustrés atteints de führerite aigüe ont évidemment été incapables de parfaire un tel travail.

    Au-delà de Aufstieg des Nationalismus

    88667_183x217.gifEnsuite, il me semble impossible, aujourd'hui, de renouer de manière a-critique avec les idées contenues dans Aufstieg des Nationalismus et dans les multiples revues du temps de la République de Weimar (Die Kommenden, Widerstand d'Ernst Niekisch, Der Aufbruch, Die Standarte, Arminius, Der Vormarsch, Der Anmarsch, Die deutsche Freiheit, Der deutsche Sozialist, Entscheidung de Niekisch, Der Firn également de Niekisch, Junge Politik, Politische Post, Das Reich de Friedrich Hielscher, Die sozialistische Nation de Karl Otto Paetel, Der Vorkämpfer, Der Wehrwolf, etc.). Quand je dis “a-critique”, je ne veux pas dire qu'il faut soumettre ce corpus doctrinal à une critique dissolvante, qu'il faut le rejeter irrationnellement comme immoral ou anachronique, comme le font ceux qui tentent de virer leur cuti ou de se dédouaner. Je veux dire qu'il faut le relire attentivement mais en tenant bien compte des diverses évolutions ultérieures de leurs auteurs et des dynamiques qu'ils ont suscitées dans d'autres champs que celui, réduit, du nationalisme révolutionnaire.

    Exemple : Friedrich Georg Jünger édite en 1949 la version finale de son ouvrage Die Perfektion der Technik, qui jette les fondements de toute la pensée écologique allemande de notre après-guerre, du moins dans ses aspects non politiciens qui, en tant que tels, et par là-même, sont galvaudés et stupidement caricaturaux. Plus tard, Friedrich Georg lance une revue de réflexion écologique, Scheidewege, qui continue à paraître après sa mort, survenue en 1977. Il faut donc relire Aufstieg des Nationalismus à la lumière de ces publications ultérieures et coupler le message national-révolutionnaire et soldatique des années 20, où pointaient déjà des intuitions écologiques, aux corpus biologisants, écologiques, organiques commentés en long et en large dans les colonnes de Scheidewege.

    En 1958, Ernst Jünger fonde avec Mircea Eliade et avec le concours de Julius Evola et du traditionaliste allemand Leopold Ziegler la revue Antaïos, dont l'objectif est d'immerger ses lecteurs dans les grandes traditions religieuses du monde. Ensuite, Martin Meyer a étudié l'œuvre d'Ernst Jünger dans tous ses aspects et montré clairement les liens qui unissent cette pensée, qui couvre un siècle tout entier, à quantité d'autres mondes intellectuels, tels le surréalisme, toujours oublié par les nationaux-révolutionnaires de Nantes ou d'ailleurs et par les néo-droitistes parisiens qui se prennent pour des oracles infaillibles, mais qui ne savent finalement pas grand chose, quand on prend la peine de gratter un peu… Par coquetterie parisienne, on tente de se donner un look allemand, un look “casque à boulons”, qui sied à tous ces zigomars comme un chapeau melon londonien à un Orang-Outan…

    Meyer rappelle ainsi l'œuvre picturale de Kubin, le rapport étroit entre Jünger et Walter Benjamin, la distance esthétique et la désinvolture qui lient Jünger aux dandies, aux esthètes et à bon nombre de romantiques, l'influence de Léon Bloy sur cet écrivain allemand mort à 102 ans, l'apport de Carl Schmitt dans ses démarches, le dialogue capital avec Heidegger amorcé dans le deuxième après-guerre, l'impact de la philosophie de la nature de Gustav Theodor Fechner, etc. En France, les nationaux-révolutionnaires et les néo-droitistes anachroniques et caricaturaux devraient tout de même se rappeler la proximité de Drieu La Rochelle avec les surréalistes de Breton, notamment quand Drieu participait au fameux “Procès Barrès” mis en scène à Paris pendant la première guerre mondiale.

    La transposition a-critique du discours national-révolutionnaire allemand des années 20 dans la réalité d'aujourd'hui est un expédiant maladroit, souvent ridicule, qui ignore délibérément l'ampleur incalculable de la trajectoire post-nationale-révolutionnaire des frères Jünger, des mondes qu'ils ont abordés, travaillés, intériorisés. La même remarque vaut notamment pour la mauvaise réception de Julius Evola, sollicité de manière tout aussi maladroite et caricaturale par ces nervis pseudo-activistes, ces sectataires du satano-sodomisme saturnaliste basé à l'embouchure de la Loire ou ces métapolitologues pataphysiques et porno-vidéomanes, qui ne débouchent généralement que dans le solipsisme, la pantalonnade ou la parodie.

    [➜ Pour en savoir plus : de R. STEUCKERS : 1) « L'itinéraire philosophique et poétique de Friedrich-Georg Jünger », in : Vouloir n°45/46, 1988; 2) Friedrich-Georg Jünger, Synergies, Forest, 1996].

    • Pourquoi Synergies accorde-t-elle tant d'attention à la Russie, outre le fait que ce pays fasse partie de l'ensemble eurasien ?

    L'attention que nous portons à la Russie procède d'une analyse géopolitique de l'histoire européenne. La première intuition qui a mobilisé nos efforts depuis près d'un quart de siècle, c'est que l'Europe, dans laquelle nous étions nés, celle de la division sanctionnée par les conférences de Téhéran, Yalta et Postdam, était invivable, condamnait nos peuples à sortir de l'histoire, à vivre une stagnation historique, économique et politique, ce qui, à terme, signifie la mort. Bloquer l'Europe à hauteur de la frontière entre l'Autriche et la Hongrie, couper l'Elbe à hauteur de Wittenberge et priver Hambourg de son hinterland brandebourgeois, saxon et bohémien, sont autant de stratégies d'étranglement.

    Le Rideau de Fer coupait l'Europe industrielle de territoires complémentaires et de cette Russie, qui, à la fin du XIXe siècle, devenait le fournisseur de matières premières de l'Europe, la prolongation vers le Pacifique de son territoire, le glacis indispensable verrouillant le territoire de l'Europe contre les assauts des peuples de la steppe qu'elle avait subis jusqu'au XVIe siècle. La propagande anglaise décrivait le Tsar comme un monstre en 1905 lors de la guerre russo-japonaise, favorisait les menées séditieuses en Russie, afin de freiner cette synergie euro-russe d'avant le communisme. Le communisme, financé par des banquiers new-yorkais, tout comme la flotte japonaise en 1905, a servi à créer le chaos en Russie et à empêcher des relations économiques optimales entre l'Europe et l'espace russo-sibérien. Exactement comme la révolution française, appuyé par Londres (cf. Olivier Blanc, Les hommes de Londres, Albin Michel), a ruiné la France, a annihilé tous ses efforts pour se constituer une flotte atlantique et se tourner vers le large plutôt que vers nos propres territoires, a fait des masses de conscrits français (et nord-africains) une chaire à canon pour la City, pendant la guerre de Crimée, en 1914-1918 et en 1940-45.

    Une France tournée vers le large, comme le voulait d'ailleurs Louis XVI, aurait engrangé d'immenses bénéfices, aurait assuré une présence solide dans le Nouveau Monde et en Afrique dès le XVIIIe siècle, n'aurait probablement pas perdu ses comptoirs indiens. Une France tournée vers la ligne bleue des Vosges a provoqué sa propre implosion démographique, s'est suicidée biologiquement. Le ver était dans le fruit : après la perte du Canada en 1763, une maîtresse hissée au rang de marquise a dit : « Bah ! Que nous importent ces quelques arpents de neige » et « après nous, le déluge ». Grande clairvoyance politique ! Qu'on peut comparer à celle d'un métapolitologue du XIe arrondissement, qui prend de haut les quelques réflexions de Guillaume Faye sur “l'Eurosibérie” !

    En même temps, cette monarchie française sur le déclin s'accrochait à notre Lorraine impériale, l'arrachait à sa famille impériale naturelle, scandale auquel le gouverneur des Pays-Bas autrichiens, Charles de Lorraine n'a pas eu le temps de remédier ; Grand Maître de l'Ordre Teutonique, il voulait financer sa reconquête en payant de sa propre cassette une armée bien entraînée et bien équipée de 70.000 hommes, triés sur le volet. Sa mort a mis un terme à ce projet. Cela a empêché les armées européennes de disposer du glacis lorrain pour venir mettre un terme, quelques années plus tard, à la comédie révolutionnaire qui ensanglantait Paris et allait commettre le génocide vendéen. Pour le grand bénéfice des services de Pitt !

    Dans l'état actuel de nos recherches, nous constatons d'abord que le projet de reforger une alliance euro-russe indéfectible n'est pas une anomalie, une lubie ou une idée originale. C'est tout le contraire ! C'est le souci impérial récurrent depuis Charlemagne et Othon I ! 40 ans de Guerre Froide, de division Est-Ouest et d'abrutissement médiatique téléguidé depuis les États-Unis ont fait oublier à 2 ou 3 générations d'Européens les ressorts de leur histoire.

    Le limes romain sur le Danube

    charle10.jpgEnsuite, nos lectures nous ont amenés à constater que l'Europe, dès l'époque carolingienne, s'est voulue l'héritière de l'Empire romain et a aspiré à restituer celui-ci tout le long de l'ancien limes danubien. Rome avait contrôlé le Danube de sa source à son embouchure dans la Mer Noire, en déployant une flotte fluviale importante, rigoureusement organisée, en construisant des ouvrages d'art, dont des ponts de dimensions colossales pour l'époque (avec piliers de 45 m de hauteur dans le lit du fleuve), en améliorant la technique des ponts de bateaux pour les traversées offensives de ses légions, en concentrant dans la trouée de Pannonie plusieurs légions fort aguerries et disposant d'un matériel de pointe, de même que dans la province de Scythie, correspondant à la Dobroudja au sud du delta du Danube.

    L'objectif était de contenir les invasions venues des steppes surtout au niveau des 2 points de passage sans relief important que sont justement la plaine hongroise (la puszta) et cette Dobroudja, à la charnière de la Roumanie et de la Bulgarie actuelles. Un empire ne pouvait éclore en Europe, dans l'Antiquité et au Haut Moyen Âge, si ces points de passage n'étaient pas verrouillés pour les peuples non européens de la steppe. Ensuite, dans le cadre de la Sainte-Alliance du Prince Eugène (cf. infra), il fallait les dégager de l'emprise turque ottomane, irruption étrangère à l'européité, venue du Sud-Est.

    Après les études de l'Américain Edward Luttwak sur la stratégie militaire de l'Empire romain, on constate que celui-ci n'était pas seulement un empire circum-méditerranéen, centré autour de la Mare Nostrum, mais aussi un empire danubien, voire rhéno-danubien, avec un fleuve traversant toute l'Europe, où sillonnait non seulement une flotte militaire, mais aussi une flotte civile et marchande, permettant les échanges avec les tribus germaniques, daces ou slaves du Nord de l'Europe. L'arrivée des Huns dans la trouée de Pannonie bouleverse cet ordre du monde antique. L'étrangeté des Huns ne permet pas de les transformer en Foederati comme les peuples germaniques ou daces.

    Les Carolingiens voudront restaurer la libre circulation sur le Danube en avançant leurs pions en direction de la Pannonie occupée par les Avars, puis par les Magyars. Charlemagne commence à faire creuser le canal Rhin-Danube que l'on nommera la Fossa Carolina. On pense qu'elle a été utilisée, pendant un très bref laps de temps, pour acheminer troupes et matériels vers le Noricum et la Pannonie. Charlemagne, en dépit de ses liens privilégiés avec la Papauté romaine, souhaitait ardemment la reconnaissance du Basileus byzantin et envisageait même de lui donner la main d'une de ses filles. Aix-la-Chapelle, capitale de l'Empire germanique, est construite comme un calque de Byzance, titulaire légitime de la dignité impériale. Le projet de mariage échoue, sans raison apparente autre que l'attachement personnel de Charlemagne à ses filles, qu'il désirait garder près de lui, en en faisant les maîtresses des grands abbés carolingiens, sans la moindre pudibonderie. Cet attachement paternel n'a donc pas permis de sceller une alliance dynastique entre l'Empire germanique d'Occident et l'Empire romain d'Orient.

    L'ère carolingienne s'est finalement soldée par un échec, à cause d'une constellation de puissances qui lui a été néfaste : les rois francs, puis les Carolingiens (et avant eux, les Pippinides), se feront les alliés, parfois inconditionnels, du Pape romain, ennemis du christianisme irlando-écossais, qui missionne l'Allemagne du Sud danubienne, et de Byzance, héritière légale de l'impérialité romaine. La papauté va vouloir utiliser les énergies germaniques et franques contre Byzance, sans autre but que d'asseoir sa seule suprématie. Alors qu'il aurait fallu continuer l'œuvre de pénétration pacifique des Irlando-Écossais vers l'Est danubien, à partir de Bregenz et de Salzbourg, favoriser la transition pacifique du paganisme au christianisme irlandais au lieu d'accorder un blanc seing à des zélotes à la solde de Rome comme Boniface, parce que la variante irlando-écossaise du christianisme ne s'opposait pas à l'orthodoxie byzantine et qu'un modus vivendi aurait pu s'établir ainsi de l'Irlande au Caucase. Cette synthèse aurait permis une organisation optimale du continent européen, qui aurait rendu impossible le retour des peuples mongols et les invasions turques des Xe et XIe siècles. Ensuite, la Reconquista de l'Espagne aurait été avancée de 6 siècles !

    [➜ Pour en savoir plus : R. STEUCKERS, « Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne », in : Nouvelles de Synergies européennes n°39, 1999].

    Après Lechfeld en 955, l'organisation de la trouée pannonienne

    pannon10.jpgCes réflexions sur l'échec des Carolingiens, exemplifié par la bigoterie stérile et criminelle de son descendant Louis le Pieux, démontre qu'il n'y a pas de bloc civilisationnel européen cohérent sans une maîtrise et une organisation du territoire de l'embouchure du Rhin à la Mer Noire. D'ailleurs, fait absolument significatif, Othon Ier reçoit la dignité impériale après la bataille de Lechfeld en 955, qui permet de reprendre pied en Pannonie, après l'élimination des partisans du khan magyar Horka Bulcsu, et l'avènement des Arpads, qui promettent de verrouiller la trouée pannonienne comme l'avaient fait les légions romaines au temps de la gloire de l'Urbs. Grâce à l'armée germanique de l'Empereur Othon I et la fidélité des Hongrois à la promesse des Arpads, le Danube redevient soit germano-romain soit byzantin (à l'Est des “cataractes” de la Porte de Fer). Si la Pannonie n'est plus une voie de passage pour les nomades d'Asie qui peuvent disloquer toute organisation politique continentale en Europe, ipso facto, l'impérialité est géographiquement restaurée.

    Othon I, époux d'Adelaïde, héritière du royaume lombard d'Italie, entend réorganiser l'Empire en assurant sa mainmise sur la péninsule italique et en négociant avec les Byzantins, en dépit des réticences papales. En 967, 12 ans après Lechfeld, 5 ans après son couronnement, Othon reçoit une ambassade du Basileus byzantin Nicéphore Phocas et propose une alliance conjointe contre les Sarrasins. Elle se réalisera tacitement avec le successeur de Nicéphore Phocas, plus souple et plus clairvoyant, Ioannes Tzimisces, qui autorise la Princesse byzantine Théophane à épouser le fils d'Othon Ier, le futur Othon II en 972. Othon II ne sera pas à la hauteur, essuyant une défaite terrible en Calabre en 983 face aux Sarrasins. Othon III, fils de Théophane, qui devient régente en attendant sa majorité, ne parviendra pas à consolider son double héritage, germanique et byzantin.

    Le règne ultérieur d'un Konrad II sera exemplaire à ce titre. Cet empereur salien vit en bonne intelligence avec Byzance, dont les territoires à l'Est de l'Anatolie commencent à être dangereusement harcelés par les raids seldjoukides et les rezzou arabes. L'héritage othonien en Pannonie et en Italie ainsi que la paix avec Byzance permettent une véritable renaissance en Europe, confortée par un essor économique remarquable. Grâce à la victoire d'Othon I et à l'inclusion de la Pannonie des Arpad dans la dynamique impériale européenne, l'économie de notre continent entre dans une phase d'essor, la croissance démographique se poursuit (de l'an 1000 à 1150 la population augmente de 40%), le défrichage des forêts bat son plein, l'Europe s'affirme progressivement sur les rives septentrionales de la Méditerranée et les cités italiennes amorcent leur formidable processus d'épanouissement, les villes rhénanes deviennent des métropoles importantes (Cologne, Mayence, Worms avec sa superbe cathédrale romane).

    Cet essor et le règne paisible mais fort de Konrad II démontrent que l'Europe ne peut connaître la prospérité économique et l'épanouissement culturel que si l'espace entre la Moravie et l'Adriatique est sécurisé. Dans tous les cas contraires, c'est le déclin et le marasme. Leçon historique cardinale qu'ont retenue les fossoyeurs de l'Europe : à Versailles en 1919, ils veulent morceler le cours du Danube en autant d'États antagonistes que possible ; en 1945, ils veulent établir une césure sur le Danube à hauteur de l'antique frontière entre le Noricum et la Pannonie ; entre 1989 et 2000, ils veulent installer une zone de troubles permanents dans le Sud-Est européen afin d'éviter la soudure Est-Ouest et inventent l'idée d'un fossé civilisationnel insurmontable entre un Occident protestant-catholique et un Orient orthodoxe-byzantin (cf. les thèses de Samuel Huntington).

    Au Moyen Âge, c'est la Rome papale qui va torpiller cet essor en contestant le pouvoir temporel des Empereurs germaniques et en affaiblissant de la sorte l'édifice européen tout entier, privé d'un bras séculier puissant et bien articulé. Le souhait des empereurs était de coopérer dans l'harmonie et la réciprocité avec Byzance, pour restaurer l'unité stratégique de l'Empire romain avant la césure Occident/Orient. Mais Rome est l'ennemie de Byzance, avant même d'être l'ennemie des Musulmans. À l'alliance tacite, mais très mal articulée, entre l'Empereur germanique et le Basileus byzantin, la Papauté opposera l'alliance entre le Saint-Siège, le royaume normand de Sicile et les rois de France, alliance qui appuie aussi tous les mouvements séditieux et les intérêts sectoriels et bassement matériels en Europe, pourvu qu'ils sabotent les projets impériaux.

    Le rêve italien des Empereurs germaniques

    sceau10.gifLe rêve italien des Empereurs, d'Othon III à Frédéric II de Hohenstaufen, vise à unir sous une même autorité suprême les 2 grandes voies de communication aquatiques en Europe : le Danube au centre des terres et la Méditerranée, à la charnière des 3 continents. À rebours des interprétations nationales-socialistes ou folcistes (völkisch) de Kurt Breysig et d'Adolf Hitler lui-même, qui n'ont eu de cesse de critiquer l'orientation italienne des Empereurs germaniques du Haut Moyen Âge, force est de constater que l'espace entre Budapest (l'antique Aquincum des Romains) et Trieste sur l'Adriatique, avec, pour prolongement, la péninsule italienne et la Sicile, permettent, si ces territoires sont unis par une même volonté politique, de maîtriser le continent et de faire face à toutes les invasions extérieures : celles des nomades de la steppe et du désert arabique.

    Les Papes contesteront aux Empereurs le droit de gérer pour le bien commun du continent les affaires italiennes et siciliennes, qu'ils considéraient comme des apanages personnels, soustraits à toute logique continentale, politique et stratégique : en agissant de la sorte, et avec le concours des Normands de Sicile, ils ont affaibli leur ennemie, Byzance, mais, en même temps, l'Europe toute entière, qui n'a pas pu reprendre pied en Afrique du Nord, ni libérer la péninsule ibérique plus tôt, ni défendre l'Anatolie contre les Seldjoukides, ni aider la Russie qui faisait face aux invasions mongoles. La situation exigeait la fédération de toutes les forces dans un projet commun.

    Par les menées séditieuses des Papes, des rois de France, des émeutiers lombards, des féodaux sans scrupules, notre continent n'a pas pu être “membré” de la Baltique à l'Adriatique, du Danemark à la Sicile (comme l'avait également voulu un autre esprit clairvoyant du XIIIe siècle, le Roi de Bohème Ottokar II Premysl). L'Europe était dès lors incapable de parfaire de grands desseins en Méditerranée (d'où la lenteur de la Reconquista, laissée aux seuls peuples hispaniques, et l'échec des croisades). Elle était fragilisée sur son flanc oriental et a failli, après les désastres de Liegnitz et de Mohi en 1241, être complètement conquise par les Mongols. Cette fragilité, qui aurait pu lui être fatale, est le résultat de l'affaiblissement de l'institution impériale à cause des manigances papales.

    De la nécessaire alliance des deux impérialités européennes

    aigle10.gifEn 1389, les Serbes s'effondrent devant les Turcs lors de la fameuse bataille du Champs des Merles, prélude dramatique à la chute définitive de Constantinople en 1453. L'Europe est alors acculée, le dos à l'Atlantique et à l'Arctique. La seule réaction sur le continent vient de Russie, pays qui hérite ainsi ipso facto de l'impérialité byzantine à partir du moment où celle-ci cesse d'exister. Moscou devient donc la “Troisième Rome” ; elle hérite de Byzance la titulature de l'impérialité orientale. Il y avait 2 empires en Europe, l'Empire romain d'Occident et l'Empire romain d'Orient ; il y en a toujours 2 malgré la chute de Constantinople : le Saint-Empire romain germanique et l'Empire russe.

    Ce dernier passe directement à l'offensive, grignote les terres conquises par les Mongols, détruit les royaumes tatars de la Volga, pousse vers la Caspienne. Par conséquent, tradition et géopolitique obligent : l'alliance voulue par les empereurs germaniques depuis Charlemagne entre Aix-la-Chapelle et Byzance, doit être poursuivie mais, dorénavant, par une alliance impériale germano-russe. L'Empereur d'Occident (germanique) et l'Empereur d'Orient (russe) doivent agir de concert pour repousser les ennemis de l'Europe (espace stratégique à 2 têtes comme l'est l'aigle bicéphale) et dégager nos terres de l'encerclement ottoman et musulman, avec l'appui des rois locaux : rois d'Espagne, de Hongrie, etc. Telle est la raison historique, métaphysique et géopolitique de toute alliance germano-russe.

    Cette alliance fonctionnera, en dépit de la trahison française. La France était hostile à Byzance pour le compte des Papes anti-impériaux de Rome. Elle participera à la destruction des glacis de l'Empire à l'Ouest et s'alliera aux Turcs contre le reste de l'Europe. D'où les contradictions insolubles des “nationalistes” français : simultanément, ils se réclament de Charles Martel (un Austrasien de nos pays d'entre Meuse et Rhin, appelé au secours d'une Neustrie et d'une Aquitaine mal organisées, décadentes et en proie à toutes sortes de dissensions, qui n'avaient pas su faire face à l'invasion arabe) mais ces mêmes nationalistes français avalisent les crimes de trahison des rois, cardinaux et ministres félons : François I, Henri II, Richelieu, Louis XIV, Turenne, voire des séides de la Révolution, comme si, justement, Charles Martel l'Austrasien n'avait jamais existé !

    L'Alliance austro-russe fonctionne avec la Sainte-Alliance mise sur pied par Eugène de Savoie à la fin du XVIIe siècle, qui repousse les Ottomans sur toutes les frontières, de la Bosnie au Caucase. L'intention géopolitique est de consolider la trouée pannonienne, de maître en service une flotte fluviale danubienne, d'organiser une défense en profondeur de la frontière par des unités de paysans-soldats croates, serbes, roumains, appuyés par des colons allemands et lorrains, de libérer les Balkans et, en Russie, de reprendre la Crimée et de contrôler les côtes septentrionales de la Mer Noire, afin d'élargir l'espace européen à son territoire pontique au complet. Au XVIIIe siècle, Leibniz réitère cette nécessité d'inclure la Russie dans une grande alliance européenne contre la poussée ottomane.

    Plus tard, la Sainte-Alliance de 1815 et la Pentarchie du début du XIXe siècle prolongeront cette même logique. L'alliance des 3 empereurs de Bismarck et la politique de concertation avec Saint-Pétersbourg, qu'il n'a cessé de pratiquer, sont des applications modernes du vœu de Charlemagne (non réalisé) et d'Othon Ier, véritable fondateur de l'Europe. Dès que ces alliances n'ont plus fonctionné, l'Europe est entrée dans une nouvelle phase de déclin, au profit, notamment, des États-Unis. Le Traité de Versailles de 1919 vise la neutralisation de l'Allemagne et son pendant, le Traité du Trianon, sanctionne le morcellement de la Hongrie, privée de son extension dans les Tatras (la Slovaquie) et de son union avec la Croatie créée par le roi Tomislav, union instaurée plus tard par la Pacta Conventa en 1102, sous la direction du roi hongrois Koloman Könyves (“Celui qui aimait les livres jusqu'à la folie”).

    Versailles détruit ce que les Romains avaient uni, restaure ce que les troubles des siècles sombres avaient imposé au continent, détruit l'œuvre de la Couronne de Saint-Étienne qui avait harmonieusement restauré l'ordre romain tout en respectant la spécificité croate et dalmate. Versailles a surtout été un crime contre l'Europe parce que cette nécessaire harmonie hungaro-croate en cette zone géographique clef a été détruite et a précipité à nouveau l'Europe dans une période de troubles inutiles, à laquelle un nouvel empereur devra nécessairement, un jour, mettre un terme. Wilson, Clemenceau et Poincaré, la France et les États-Unis, portent la responsabilité de ce crime devant l'histoire, de même que les tenants écervelés de cette éthique de la conviction (et, partant, de l'irresponsabilité) portée par le laïcisme de mouture franco-révolutionnaire.

    Derrière l'hostilité de façade à la religion catholique qu'elle professe, cette idéologie pernicieuse a agi exactement comme les papes simoniaques du Moyen Âge : elle a détruit les principes d'organisation optimaux de notre Europe, ses adeptes étant aveuglés par des principes fumeux et des intérêts sordides, sans profondeur historique et temporelle. Principes et intérêts totalement inaptes à fournir les assises d'une organisation politique, pour ne même pas parler d'un empire.

    Face à ce désastre, Arthur Moeller van den Bruck, figure de proue de la Révolution conservatrice, lance l'idée d'une nouvelle alliance avec la Russie en dépit de l'installation au pouvoir du bolchevisme léniniste, car le principe de l'alliance des 2 Empires doit demeurer envers et contre la désacralisation, l'horizontalisation et la profanation de la politique. Le Comte von Brockdorff-Rantzau appliquera cette diplomatie, ce qui conduira à l'anti-Versailles germano-soviétique : les accords de Rapallo signés entre Rathenau et Tchitcherine en 1922. De là, nous revenons à la problématique du “national-bolchevisme” que j'ai évoquée par ailleurs dans cet entretien.

    Dans les années 80, quand l'évolution des stratégies militaires, des armements et surtout des missiles balistiques inter-continentaux, amène au constat qu'aucune guerre nucléaire n'est possible en Europe sans la destruction totale des pays engagés, il apparaît nécessaire de sortir de l'impasse et de négocier pour réimpliquer la Russie dans le concert européen. Après la perestroïka, amorcée en 1985 par Gorbatchev, le dégel s'annonce, l'espoir reprend : il sera vite déçu. La succession des conflits inter-yougoslaves va à nouveau bloquer l'Europe entre la trouée pannonienne et l'Adriatique, tandis que les officines de propagande médiatique, CNN en tête, inventent mille et une raisons pour approfondir le fossé entre Européens et Russes.

    Blocage des dynamiques européennes entre Bratislava et Trieste

    Ces explications d'ordre historique doivent nous amener à comprendre que les soi-disant défenseurs d'un Occident sans la Russie (ou contre la Russie) sont en réalité les fossoyeurs papistes ou maçonniques de l'Europe et que leurs agissements condamnent notre continent à la stagnation, au déclin et à la mort, comme il avait stagné, décliné et dépéri entre les invasions hunniques et la restauratio imperii d'Othon I, à la suite de la bataille de Lechfeld en 955. Dès la réorganisation de la plaine hongroise et son inclusion dans l'orbe européenne, l'essor économique et démographique de l'Europe ne s'est pas fait attendre. C'est une renaissance analogue que l'on a voulu éviter après le dégel qui a suivi la perestroïka de Gorbatchev, car cette règle géopolitique garantissant la prospérité est toujours valable (par ex. l'économie autrichienne avait triplé son chiffre d'affaire en l'espace de quelques années après le démantèlement du Rideau de fer le long de la frontière austro-hongroise en 1989).

    Nos adversaires connaissent bien les ressorts de l'histoire européenne. Mieux que notre propre personnel politique pusillanime et décadent. Ils savent que c'est toujours là, entre Bratislava et Trieste, qu'il faut nous frapper, nous bloquer, nous étrangler. Pour éviter une nouvelle union des 2 Empires et une nouvelle période de paix et de prospérité, qui ferait rayonner l'Europe de mille feux et condamnerait ses concurrents à des rôles de seconde zone, tout simplement parce qu'ils ne possèdent pas la vaste éventail de nos potentialités, fruits de nos différences et de nos spécificités.

    • Quelles sont les positions concrètes de Synergies Européennes sur des institutions comme le Parlement, la représentation populaire, etc. ?

    La vision de Synergies Européennes est démocratique mais hostile à toutes les formes de partitocratie, car celle-ci, qui se prétend “démocratique”, est en fait un parfait déni de démocratie. Sur le plan théorique, Synergies Européennes se réclame d'un libéral russe du début du siècle, militant du Parti des Cadets : Moshe Ostrogovski. L'analyse que ce libéral russe d'avant la révolution bolchevique nous a laissée repose sur un constat évident : toute démocratie devrait être un système calqué sur la mouvance des choses dans la Cité. Les mécanismes électoraux visent logiquement à faire représenter les effervescences à l'œuvre dans la société, au jour le jour, sans pour autant bouleverser l'ordre immuable du politique. Par conséquent, les instruments de la représentation, c'est-à-dire les partis politiques, doivent, eux aussi, être transitoires, représenter les effervescences passagères et ne jamais viser à la pérennité.

    Les dysfonctionnements de la démocratie parlementaire découlent du fait que les partis deviennent des permanences rigides au sein des sociétés, cooptant en leur sein des individus de plus en plus médiocres. Pour pallier à cet inconvénient, Ostrogovski suggère une démocratie reposant sur des partis ad hoc, réclamant ponctuellement des réformes urgentes ou des amendements précis, puis proclamant leur propre dissolution pour libérer leur personnel, qui peut alors forger de nouveaux mouvements pétitionnaires, ce qui permet de redistribuer les cartes et de répartir les militants dans de nouvelles formations, qui seront tout aussi provisoires. Les parlements accueilleraient ainsi des citoyens qui ne s'encroûteraient jamais dans le professionnalisme politicien.

    Les périodes de législature seraient plus courtes ou, comme au début de l'histoire de Belgique ou dans le Royaume-Uni des Pays-Bas de 1815 à 1830, le tiers de l'assemblée serait renouvelé à chaque tiers du temps de la législation, permettant une circulation plus accélérée du personnel politique et une élimination par la sanction des urnes de tous ceux qui s'avèrent incompétents ; cette circulation n'existe plus aujourd'hui, ce qui, au-delà du problème du vote censitaire, nous donne aujourd'hui une démocratie moins parfaite qu'à l'époque. Le problème est d'éviter des carrières politiciennes chez des individus qui finiraient par ne plus rien connaître de la vie civile réelle.

    Weber & Minghetti : pour le maintien de la séparation des 3 pouvoirs

    max10.gifMax Weber aussi avait fait des observations pertinentes : il constatait que les partis socialistes et démocrates-chrétiens (le Zentrum allemand) installaient des personnages sans compétence à des postes clef, qui prenaient des décisions en dépit du bon sens, étaient animés par des éthiques de la conviction et non plus de la responsabilité et exigeaient la répartition des postes politiques ou des postes de fonctionnaires au pro rata des voix sans qu'il ne leur soit réclamé des compétences réelles pour l'exercice de leur fonction. Le ministre libéral italien du XIXe siècle, Minghetti, a perçu très tôt que ce système mettrait vite un terme à la séparation des 3 pouvoirs, les partis et leurs militants, armés de leur éthique de la conviction, source de toutes les démagogies, voulant contrôler et manipuler la justice et faire sauter tous les cloisonnements entre législatif et exécutif. L'équilibre démocratique entre les 3 pouvoirs, posés au départ comme étanches pour garantir la liberté des citoyens, ainsi que l'envisageait Montesquieu, ne peut plus ni fonctionner ni exister, dans un tel contexte d'hystérie et de démagogie. Nous en sommes là aujourd'hui.

    Synergies Européennes ne critique donc pas l'institution parlementaire en soi, mais marque nettement son hostilité à tout dysfonctionnement, à toute intervention privée (les partis sont des associations privées, dans les faits et comme le rappelle Ostrogovski) dans le recrutement de personnel politique, de fonctionnaire, etc., à tout népotisme (cooptation de membres de la famille d'un politicien ou d'un fonctionnaire à un poste politique ou administratif). Seuls les examens réussis devant un jury complètement neutre doivent permettre l'accession à une charge. Tout autre mode de recrutement devrait constituer un délit très grave.

    Nous pensons également que les parlements ne devraient pas être uniquement des chambres de représentation où ne siègeraient que des élus issus de partis politiques (donc d'associations privées exigeant une discipline n'autorisant aucun droit de tendance ou aucune initiative personnelle du député). Tous les citoyens ne sont pas membres de partis et, de fait, la majorité d'entre eux ne possède pas de carte ou d'affiliation. Par conséquent, les partis ne représentent généralement que 8 à 10% de la population et 100% du parlement !

    Le poids exagéré des partis doit être corrigé par une représentation issue des associations professionnelles et des syndicats, comme l'envisageait De Gaulle et son équipe quand ils parlaient de “sénat des professions et des régions”. Pour le Professeur Bernard Willms (1931-1991), le modèle constitutionnel qu'il appelait de ses vœux repose sur une assemblée tricamérale (Parlement, Sénat, Chambre économique). Le Parlement se recruterait pour moitié parmi les candidats désignés par des partis et élus personnellement (pas de vote de liste); l'autre moitié étant constituée de représentants des conseils corporatifs et professionnels. Le Sénat serait essentiellement un organe de représentation régionale (comme le Bundesrat allemand ou autrichien). La Chambre économique, également organisée sur base des régions, représenterait les corps sociaux, parmi lesquels les syndicats.

    Le problème est de consolider une démocratie appuyée sur les “corps concrets” de la société et non pas seulement sur des associations privées de nature idéologique et arbitraire comme les partis. Cette idée rejoint la définition donnée par Carl Schmitt des “corps concrets”. Par ailleurs, toute entité politique repose sur un patrimoine culturel, dont il doit être tenu compte, selon l'analyse faite par un disciple de Carl Schmitt, Ernst Rudolf Huber. Pour Huber, l'État cohérent est toujours un Kulturstaat et l'appareil étatique a le devoir de maintenir cette culture, expression d'une Sittlichkeit [« bonnes mœurs »], dépassant les simples limites de l'éthique pour englober un vaste de champs de productions artistiques, culturelles, structurelles, agricoles, industrielles, etc., dont il faut maintenir la fécondité. Une représentation plus diversifiée, et étendue au-delà des 8 à 10% d'affiliés aux partis, permet justement de mieux garantir cette fécondité, répartie dans l'ensemble du corps social de la nation.

    La défense des “corps concrets”, postule la trilogie “communauté, solidarité, subsidiarité”, réponse conservatrice, dès le XVIIe siècle, au projet de Bodin, visant à détruire les “corps intermédiaires” de la société, donc les “corps concrets”, pour ne laisser que le citoyen-individu isolé face au Léviathan étatique. Les idées de Bodin ont été réalisées par la révolution française et son fantasme de géométrisation de la société, qui a justement commencé par l'éradication des associations professionnelles par la Loi Le Chapelier de 1791. Aujourd'hui, le recours actualisé à la trilogie “communauté, solidarité, subsidiarité” postule de donner un maximum de représentativité aux associations professionnelles, aux masses non encartées, et de diminuer l'arbitraire des partis et des fonctionnaires. De même, le Professeur Erwin Scheuch (Cologne) propose aujourd'hui une série de mesures concrètes pour dégager la démocratie parlementaire de tous les dysfonctionnements et corruptions qui l'étouffent.

    [➜ Pour en savoir plus : 1) de R. STEUCKERS : « Fondements de la démocratie organique », in : Orientations n°10, 1988 ; Bernard Willms (1931-1991) : Hobbes, la nation allemande, l'idéalisme, la critique politique des “Lumières”, Synergies, Forest, 1996 ; « Du déclin des µours politiques », in : Nouvelles de Synergies européennes n°25, 1997 (sur les thèses du Prof. Erwin Scheuch) ; « Propositions pour un renouveau politique », in : Nouvelles de Synergies européennes n°33, 1998 (en fin d'article, sur les thèses d'Ernst Rudolf Huber) ; « Des effets pervers de la partitocratie », in : Nouvelles de Synergies européennes n°41, 1999 ; 2) Ange SAMPIERU, « Démocratie et représentation », in : Orientations n°10, 1988].


    ◘ Bibliographie :

    • Jean-Pierre CUVILLIER, L'Allemagne médiévale, 2 tomes, Payot, tome 1, 1979, tome 2, 1984.
    • Karin FEUERSTEIN-PRASSER, Europas Urahnen : Vom Untergang des Weströmischen Reiches bis zu Karl dem Grossen, F. Pustet, Regensburg, 1993.
    • Karl Richard GANZER, Het Rijk als Europeesche Ordeningsmacht, Die Poorten, Antwerpen, 1942.
    • Wilhelm von GIESEBRECHT, Deutsches Kaisertum im Mittelalter, Verlag Reimar Hobbing, Berlin, s.d.
    • Eberhard HORST, Friedrich II - Der Staufer : Kaiser - Feldherr - Dichter, W. Heyne, München, 1975-77.
    • Ricarda HUCH, Römischer Reich Deutscher Nation, Siebenstern, München/Hamburg, 1964.
    • Edward LUTTWAK, La grande stratégie de l'Empire romain, Économica, 1987.
    • Michael W. WEITHMANN, Die Donau : Ein europäischer Fluss und seine 3000-jährige Geschichte, F. Pustet/Styria, Regensburg, 2000.
    • Philippe WOLFF, The Awakening of Europe, Penguin, Harmondsworth, 1968.

     

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    ◘ Robert Steuckers, protocole d'un discours tenu à Paris le 15 décembre 1989, (meeting du mouvement “3ème Voie”)

    reveur10.jpgMesdames, Messieurs, Chers Camarades,

    Il est très difficile depuis environ un mois de préparer une conférence avec la minutie habituelle puisque chaque jour qui passe nous apporte des nouvelles étourdissantes, nous annonce des bouleversements incroyables, tellement incroyables que si on nous les avait prédits il y a seulement 6 mois, nous serions restés incrédules. C'est pourquoi, ce matin, avant de venir ici, je n'ai pas composé un texte comme d'habitude car les informations de midi auraient pu en infirmer le contenu ou le rendre déjà caduc. J'ai choisi une autre méthode : j'ai acheté quelques journaux pour en analyser le contenu, pour resituer des événements nouveaux dans leur contexte historique. Parmi ces journaux, il y avait l'International Herald Tribune,  la voix de l'Amérique. J'y ai découvert un article de William Safire, un éditorialiste connu Outre-Atlantique, qu'il est toujours intéressant de lire parce qu'il est généralement hostile à toute forme d'unité européenne, à la réunification allemande, aux stratégies indépendantistes de type gaullien. Il rassemble en sa personne tous les leitmotive de l'anti-Europe. Mais dans son éditorial du 15 décembre, il nous dévoilait l'origine de la perestroïka de Gorbatchev.

    Pour Safire, quand a-t-elle donc commencé cette fameuse perestroïka ? En 1982. Lors de l'Opération Paix en Galilée, lancée par Tsahal. En effet, l'armée syrienne, équipée par Moscou, y a subi une cuisante défaite. Son aviation, formée des meilleurs appareils soviétiques du moment, est décimée en quelques minutes grâce à l'électronique révolutionnaire qui équipe les fameux F-16 israëliens. Les chars syriens, du dernier modèle soviétique, explosent sous les coups des chars Merkava de Tsahal. Résultat de ce carnage : l'URSS est devenue une puissance militaire de seconde zone parce que le marxisme n'a pas su maîtriser la révolution informatique. Les postulats du marxisme sont anachroniques donc inadaptés aux technologies de pointe. La pire des choses qui puisse arriver à une idéologie qui se veut “progressiste”, c'est de constater qu'elle est en fait “régressiste”. C'est le triste destin du marxisme en cette fin de siècle.

    Par ailleurs, il est très significatif que Safire, défenseur conservateur de la politique américaine, avoue ouvertement cette faiblesse militaire de l'URSS. Les atlantistes, en général, ne l'avouent pas. L'URSS doit rester un croquemitaine. Il n'était donc pas habile, dans leur optique, de crier victoire, car, automatiquement, l'OTAN serait apparue comme obsolète, surtout en pleine crise des missiles. La politique de Reagan visait un renforcement de l'alliance par missiles interposés et l'organisation de grandes manœuvres en Allemagne, pour étayer sa logique de guerre froide. En fait, cette politique ne visait pas l'URSS mais cherchait à conserver le contrôle sur l'Europe occidentale. Celle-ci devait rester un marché potentiel pour l'industrie américaine qui, croyait-on alors à Washington, retrouverait rapidement vigueur grâce aux reaganomics.  De ce fait, Reagan ne pou-vait pas avouer l'échec retentissant de la technologie soviétique sur le front de Syrie car l'existence de l'épouvantail communiste justifiait sa politique de remaniement néo-libéral de la société et de l'économie américaines.

    Mais la deuxième moitié des années 80 ne sera pas seulement caractérisée, aux yeux des historiens futurs, par l'échec du communisme d'État, mais aussi par l'échec de l'utopie néo-libérale, par l'échec du libéralisme pur et dur qui croyait faire fi des protectionnismes nationaux et des dirigismes de type planiste. Résultat : nous, partisans de tierces solutions, de troisièmes voies adaptées aux contextes régionaux, nationaux et/ou continentaux, constituons en germe la seule alternative aux idéologies vermoulues et mortes. Certes, devant l'effondrement des appareils communistes, le libéralisme, l'idéologie de supermarché que vend Bernard Tapie sur nos petits écrans, semblent triompher, semblent sceller la fin de l'histoire, la fin des grands projets de société. Devant les débris épars du stalinisme résiduel et devant l'immense masse gélatineuse du soft-libéralisme qui menace de nous étouffer et de nous engloutir, nous ne sommes pas prêts. Le principal défi que nous aurons à relever dans les années 90, c'est précisément de résister au lent étouffement par la masse gélatineuse du libéralisme ambiant.

    Avec la fin militaire du communisme lors de l'Opération Paix en Galilée, après l'enlisement des stratégies néo-libérales de Reagan, avec la réapparition de la pauvreté aux États-Unis, après le mini-crash de 1987 qui an-nonce sans doute un super-crash pour 1990-91, après tout cela, les 2 super-gros doivent jouer un ton plus bas. Ils doivent relâcher la pression. Ce recul, cette impossibilité de poursuivre le progrès dans le cadre des idéo-logies matérialistes (libérales et marxistes) jusqu'ici dominantes, conduit quelques penseurs, dont l'Américain d'origine japonaise Francis Fukuyama, à parler de la “fin de l'histoire”. Pour nos adversaires idéologiques, l'Histoire, c'est le déploiement dans notre réalité quotidienne et dans le concert international des grands projets de société universalistes et progressistes. Or, aujourd'hui, justement, ces projets ne peuvent plus progresser. Ils ont atteint leurs limites d'expansion, ils ont croulé sous le poids de leurs contradictions. Si le monde n'est plus l'horizon que peuvent atteindre les grands projets constructivistes, ipso facto il n'y a plus de projet mondialiste possible. Les universalismes se dégonflent comme des baudruches. Les volontés humaines doivent dès lors retourner aux échelons négligés, c'est-à-dire aux échelons locaux ; bref : aux identités arasées, houspillées, boycottées par la prétention des universalismes. Les votes pour le FN, pour les Republikaner ou le Vlaams Blok d'une part, les votes verts en France et l'apparition d'une conscience écologique dans les pays de l'Est et en URSS, d'autre part, sont les signes avant-coureurs de ce retour aux échelons négligés. Signes avant-coureurs qui ne sont encore que des balbutiements malhabiles.

    Partisans d'une tierce voie, partisans de synthèses cohérentes, nous ne pourrons nous contenter du “10pt is beautiful” des écologistes ni du repli sur les “bunkers nationaux”. Entre le localisme des Verts et le petit-nationalisme dépassé des nationaux-populistes, nous prônerons le retour des grands projets continentaux, de l'organisation des grands espaces unis par une commune réalité civilisationnelle. Européens, nous nous assi-gnons pour horizon l'Europe Totale. Que les Asiatiques ou les Ibéro-Américains, de leur côté, se donnent pour objectif la création d'une “sphère de co-prospérité est-asiatique” ou d'un bloc ibéro-américain indépendant de Washington.

    Lorsque nous parlons d'Europe Totale, nous ne nous référons pas à l'Europe hémiplégique de la CEE. Parlons un langage imagé : l'Europe est une main. C'est-à-dire une paume et 5 doigts. La paume, c'est l'Allemagne ou l'Europe Centrale (la Mitteleuropa). Les doigts sont les Îles ou les péninsules qui jouxtent la paume : les Iles Britanniques, la Scandinavie, la péninsule ibérique, l'Italie et la péninsule balkanique. Sans cohésion de la paume, pas d'unité de la main. Sans cohésion de la paume, il ne peut y avoir que dispersion, disparité et isole-ment des doigts. En conséquence, toute stratégie qui vise le fractionnement, la disparition politique de la paume condamne le continent à l'impuissance, à la balkanisation et à la récession historique. Aujourd'hui, 3 conceptions de l'Europe sont en course : celle de l'Europe réduite à la CEE, la Mitteleuropa germanocentrée et l'Europe Totale, englobant toute la péninsule, paume et doigts compris.

    Réduire toute politique européenne à une intégration complète et définitive de la CEE conduit à l'hémiplégie géopolitique. Une telle Europe ne sera jamais qu'une demie Europe, fragilisée par sa dépendance alimentaire vis-à-vis du blé du Nouveau Monde et condamnée à redevenir sans cesse une frange de comptoirs littoraux dominés par l'Amérique. À Schengen, les Allemands ont eu raison de refuser une intégration qui n'accorde pas la pleine citoyenneté CEE aux Allemands de l'Est, parce que ce refus est un refus de sortir de l'enfermement occidental, est un refus d'accepter le destin global de la Grande Europe. Pour les Européens de l'Est, il serait élémentaire que l'Europe-CEE supprime les visas obligatoires et accorde, sinon l'omnicitoyenneté, du moins la libre circulation à tous les Européens du continent (ce qui ne signifie pas le droit à résidence définitive). Notons que la France oblige Suédois, Norvégiens et Autrichiens à présenter un visa pour circuler sur le territoire français, refusant de leur reconnaître une “européanité” qu'elle accorde pourtant à quantité de non Européens issus ou non de son ex-empire colonial et qu'elle impose de la sorte à tous ses voisins. À Bruxelles, il semble plus logique de considérer un musicien viennois, un informaticien norvégien ou un ingénieur suédois comme ressortissants européens que les citoyens officiellement français, résidant en Belgique, que sont les malheureuses prostituées ivoiriennes, les pitoyables souteneurs maghrébins, les misérables dealers sénégalais ou les sinistres banquiers qui arrivent dans le sillage de Carlo de Benedetti ou de Bernard Tapie.

    En Allemagne, en Autriche et en Hongrie, les insuffisances de la CEE font espérer l'avènement d'une Mitteleuropa, élargie vers l'Est et non pas vers le Maroc ou la Turquie (pour ne pas parler de l'entité sioniste). Cette orientation géopolitique est positive ; elle permettra d'insérer entre la Russie et la CEE occidentale une structure intermédiaire, qu'elle soit formelle ou informelle, structurée ou simplement culturelle. Mais cette Mitteleuropa présentera les mêmes faiblesses géopolitiques et géostratégiques que les Empires centraux en 1914 ou que le IIIe Reich de Hitler en 1940 : pas de frontières naturelles aisément défendables du point de vue militaire ; en cas de conflit, elle aura trop d'ennemis potentiels à ses frontières, trop de terri-toires pouvant servir de tremplin offensif à des puissances extra-européennes. Bref, elle sera une paume de lépreux; une paume dont les doigts gangrénés seront tombés dans le panier de ses adversaires.

    L'Europe, si elle doit devenir demain une instance politique capable de tenir son rang sur l'échiquier planétaire, englobera tout notre continent. Le dilemme est clair : l'Europe sera totale ou sera un échec. Mais les récents évé-nements à Berlin et à Prague ont déblayé le terrain; l'unité allemande est la première étape vers l'unité grande-continentale. Ce fut l'étape la plus dure : il a fallu vaincre la résistance des pontes de la SED communiste à l'Est et celle des démocrates-chrétiens partisans de la petite Allemagne rhénane, chère à Adenauer. C'est la rue, expres-sion de la légitimité profonde, c'est la démocratie en acte des citoyens qui ont crié leur ras-le-bol des bonimenteurs marxistes, c'est le peuple dans toute sa spontanéité naturelle, c'est le pays réel triomphant du pays légal vermoulu qui exprime haut et fort sa volonté de réunification. À Leipzig, chaque lundi, 200.000 personnes clament que l'Allemagne est une seule nation, devant les représentants médusés et perplexes de 2 légalités en voie d'obsolescence. Les manifestations en faveur du statu quo, de la division de l'Allemagne, ne rassemblent que quelques féaux des anciens régimes, hués et moqués par la foule. À Paris et en Allemagne, des réactionnaires de gauche et de droite envisagent déjà d'“interdire” les manifestations du lundi à Leipzig, de clouer le bec au seul mode d'expression de la légitimité populaire ! Les nouveaux sociaux-démocrates est-allemands, débris de l'élite déboulonnée, n'ont pu rassembler que mille membres, selon leurs propres sources, et ils s'insurgent contre la voix du peuple, prétextant qu'elle n'est pas démocratique ! L'Église protestante, autre “force” dans laquelle les soft-idéologues occidentaux placent leurs espoirs, se désolidarise de la volonté de réunification proclamée par le peuple. Les vieilles élites, les vieilles idées ont cessé d'intéresser les foules. Voilà un signe de bon augure.

    Pour les masses est-allemandes, la division, c'est l'ancien régime. Pour elles, l'anti-fascisme, ce n'est pas une idéologie pour Fanfan-la-Tulipe, mais, au contraire, l'idéologie qui a justifié les barbelés, les miradors et les fusillades. D'ailleurs, le mur de la honte s'appelait officiellement le “mur de protection anti-fasciste”. Il n'est pas étonnant dès lors que des millions de personnes jettent “l'anti-fascisme” aux orties.

    Le plan Kohl, qui effraie Thatcher et Mitterand, suggère, sans hyprocrisie, une réunification rapide et formelle. Les partis “bourgeois” est-allemands, la CDU-Est et la LDPD libérale, qui avaient pu conserver une existence toute formelle sous le régime communiste, l'acceptent dans les grandes lignes. Mais une réunification rapide et formelle choquerait les Occidentaux. Donc on ne leur servira pas ce menu : ils auront une réunification informelle et tacite, un fait accompli. Déjà, la téléphonie ouest-allemande ouvre des centaines de nouvelles lignes ; de nouveaux corridors aériens viennent d'être inaugurés ; les postes-frontière sur les anciennes routes secondaires sont ouverts partout, etc. L'unité allemande est déjà faite et, pour s'accomplir, n'a nul besoin d'un État unitaire et centralisé. Aux relations globales entre les 2 États allemands, s'ajoutera un réseau dense de relations bilatérales entre Länder de l'Est et Länder de l'Ouest, après qu'il aura été mis fin à la division de l'actuelle RDA en départements et qu'auront été réinstitués les parlements des anciens Länder, supprimés en 1952. Ainsi se dessine un mode de relations nouveau entre les États, qui passe par le renforcement des relations inter-provinciales ou inter-régionales comme dans le cas du complexe Sarlorlux (Sarre-Lorraine-Luxembourg) ou de l'espace adriatique (regroupant la Slovénie, la Vénétie, la Lombardie, 2 Länder autrichiens et 2 départements hongrois).

    Ce mode de relations est riche d'avenir car il permet de déconstruire les antagonismes petits-nationalistes du passé tout en créant un réseau paneuropéen de relations concrètes, taillées à la mesure des populations. Schuman en avait vaguement eu l'idée en créant le Marché Commun. Plus récemment et dans le contexte des bouleverse-ments à l'Est, l'idéologue de Solidarnosc, Adam Mischnik, suggère également une décentralisation de l'État polonais qui permettrait de mieux respecter les identi-tés régionales de la Silésie et de la Poméranie, où réside en-core une minorité allemande plus ou moins polonisée dans ses strates jeunes. La déconstruction des antago-nismes petits-nationalistes débouchera automatiquement sur la déconstruction de l'antagonisme inter-blocs, du moins dans le cadre de l'Europe, soit dans le cadre de la paume et des 5 doigts.

    Nous avançons progressivement vers l'Europe Totale. Mais il ne faut pas que cette Europe Totale en train de se dessiner soit d'emblée fragilisée par des schémas soft-idéologiques, minée par les pathologies libérales qui ne conduisent qu'à l'impuissance et à l'enlisement historique. La construction de l'Europe Totale ne peut se faire que sur base de principes modernes, souples, adaptés à la diversité du réel mais tranchés, étayés, solides, ancrés dans les recherches interdisciplinaires les plus audacieuses et les plus modernes.

    L'Europe Totale aura besoin d'un nouvel ordre économique, puisque les 2 systèmes suggérés par les vainqueurs de Yalta viennent de connaître l'échec. Les idéologies économiques marxiste et libérale se voulaient des for-mules universelles, indépendantes de tous contextes et de toutes identités. Dans le tiers-monde, cette ignorance délibérée des contextes à conduit aux catastrophes que l'on sait, aux famines du Sahel et de l'Éthiopie, à la désertification du Nord-Est du Brésil et de l'Afrique, à des endettements sans solution, etc. Les peuples anciennement colonisés ont été contraints d'abandonner leurs cultures vivrières, adaptées à leurs modes de vie propres et donc à leurs identités, pour adopter des monocultures destinées à l'exportation mais qui ont engendré des catastrophes écologiques, un appauvrissement du sol et un dérèglement des accroissements naturels. La concurrence capitaliste a fait baisser les prix de ces produits et le mirage marxiste de l'industrialisation sur le mode européen a englouti les maigres plus-values engrangées par ces peuples. L'universalisme, avec ses belles idées généreuses, a fait mourir des dizaines de milliers d'enfants, a appauvri le sol de la planète entière. Ces résultats navrants ont au moins le mérite de démontrer qu'on ne bâtit pas une société humaine et efficace pour le long terme sans tenir compte des contextes et des identités. Et si le libéralisme refuse de prendre les contextes en considération, le marxisme construit une économie de plan dans l'abstrait, une économie désincarnée qui ne peut se déployer harmonieusement et finit pas s'enliser et s'effondrer.

    L'avenir appartient à un planisme souple, incarné, contextualisé, identitaire. Le MITI japonais peut servir de modèle, dans le sens où il est une instance qui suggère des principes généraux de gestion économique. Pour l'Europe, un éventuel équivalent futur du “MITI” devra suggérer des principes de centrage à tous les échelons de la société, ce qui implique la création d'une école supérieure de planificateurs et de technocrates qui ne seraient pas seulement instruits par des notions d'ordre purement “gestionnel” mais aussi par des données historiques “contextualisantes”, leur permettant d'appliquer souplement et adéquatement le pragmatisme économique à des contextes donnés. Les religions des prêtres et les idéologies des idéologues doivent faire place au savoir et à la mémoire des historiens : telle sera la révolution culturelle du XXIe siècle.

    Mais forger un nouveau cadre économique postule des modifications profondes d'ordre constitutionnel. Les rela-tions inter-al-lemandes pourront sans doute se calquer sur la constitution de la République Fédérale, corrigée peut-être par une législation sociale laissant moins de marge de manœuvre à l'individualisme marchand (à la jet-society), épaulée par une instance comparable au MITI et partiellement inspirée, pour certaines choses, par les idées gaulliennes de représentation des régions et des professions, de participation et d'intéressement. Le modèle constitutionnel ouest-allemand, ne l'oublions pas, est un modèle moderne, récent, tenant compte d'aspirations populaires et sociales diverses. La politique de la Grande-Bretagne, lancée par Churchill au début des années 50, est d'admettre l'unité allemande à la condition expresse que le pays réunifié adopte la constitution ouest-allemande. Des sondages récents ont montré que la population ne critiquait pas la constitution, qu'elle en aimait les fondements, mais aussi qu'elle estimait que les politiciens en déviaient le sens. La critique du système n'est pas une critique de fond en Allemagne Fédérale mais une critique des déviances et des abus du personnel politique qui, ainsi, perd de sa légitimité. La partitocratie s'est effectivement insérée entre le peuple et l'État, ce qui ne s'inscrit pas tout-à-fait dans l'esprit de la constitution. Cette anomalie doit être corrigée. Et pas seulement en Allemagne.

    Si l'une des caractéristiques les plus séduisantes de la constitution ouest-allemande est la décentralisation politique — une décentralisation qui a prouvé son efficacité dans le domaine économique — le modèle constitutionnel européen de demain, devra prévoir le rôle directeur de la Fédération dans la gestion économique et sociale du continent, tout en déléguant aux échelons locaux la tâche de centrer les énergies autochtones pour provoquer leur coalescence et, partant, leur irradiation sur l'ensemble de la planète, grâce aux synergies nouvelles, déployées cette fois dans l'harmonie et non plus arbitrairement dans le désordre comme le veut l'idéologie de la “main invisible” et du “laissez-faire” libéral. Le marxisme, pour sa part, ne prévoit que des modes unitaires de centrage autour des vieux États nationaux jacobins, délaissant les périphéries et négligeant ainsi les synergies régionales particulières possibles, confisquant de ce fait à de larges strates de la population la possibilité d'exprimer ses qualités ou d'exploiter à bon escient ses ressources propres. La logique du marxisme est monolithique, alors que tout appareil logique efficace doit partir d'un éventail de plusieurs stratégies, de façon à pouvoir jongler avec la multiplicité des paramètres contextuels et permettre dans la souplesse à diverses virtualités d'éclore.

    Qui dit diversité de virtualités, dit multiplicité de différences. Les sociétés européennes recèlent bien plus de différences que n'en représentent les partitocraties au pouvoir ou en passe d'accéder au pouvoir. De ce fait, les partitocraties ne représentent pas le peuple dans toutes ses facettes. Il nous faut donc une représentation plus complète et plus juste, réellement pluri-logique, qui tienne compte :

    • a) des grands courants d'opinion qu'ont représentés jusqu'ici les partis, mais à condition que ces partis ne soient plus les seuls canaux de la représentation ; la fonction constructive (et non plus dissolvante) d'un parti, dans cette persepctive, étant de mettre en exergue les virtualités que n'exploite pas ou insuffisamment le gouvernement en place ;
    • b) des professions et des besoins qu'elles génèrent et suscitent ;
    • c) des régions dans ce qu'elles ont de spécifique et pour qu'elles ne soient pas les victimes de centralisations trop hâtives, perpétrées au nom de majorités extérieures à elles ;
    • d) des réflexes spontanés de la population en prévoyant le référendum d'initiative populaire, tel qu'il est pratiqué en Suisse.


    Grosso modo, le modèle constitutionnel et socio-économique, que nous devrons défendre et illustrer dans la décennie qui vient, excluera les risques du libéralisme (fuite des capitaux, absence de grands projets technologiques, refus des contextes, désordre de la concurrence sauvage, gaspillage des ressources, dissolution des paramètres culturels, massification des peuples), les risques du communisme d'État (monolithisme, subordination délétère des contextes à une idéologie schématique, non exploitation des multiples virtualités que recèle toute population, rigidité pratique) et les risques de corruption, notamment dans les pays où agissent de puissants réseaux démocrates-chrétiens (blanchissement d'argent sale, développement de structures mafieuses, poids des circuits religieux non soumis au contrôle démocratique).

    La constitution de nouvelles instances politiques, de nouveaux États ou de nouvelles (con)fédérations ne se fait pas par la force des baïonnettes ni par la conquête militaire parce que celles-ci sont arasantes et privilégient les virtualités du vainqueur au détriment des virtualités des vaincus ; elle ne se fait pas directement sur des substrats ethniques car ceux-ci peuvent être segmentés par des réflexes circonstantiels différents, des régimes économiques dus à des facteurs géologiques divers, des passés différents, etc. La gestation d'une nouvelle instance politique se fait sur la base d'une adhésion à des principes constitutionnels supérieurs et justes, garantissant la dignité, laquelle n'est pas une abstraction morale, n'est pas le produit d'un précepte de nature religieuse ou para-religieuse, n'est pas une définition issue de l'humanisme des Lumières, mais la capacité concrète à déployer des possibles inscrits dans l'intériorité des peuples, des communautés charnelles ou professionnelles et des personnes. La Confédération Helvétique a subsisté dans toutes les tempêtes qui ont secoué l'Europe, précisément parce qu'elle s'était dotée, dès le départ, d'un mode de représentation pluriel, ancré dans des contextes locaux rigoureusement définis. Le terme allemand Eidgenossenschaft est d'ailleurs assez mal traduit par “confédération” ; il signifie exactement “compagnonnage du serment”, dans le sens où les citoyens helvétiques sont en théorie tous compagnons ; des compagnons qui ont juré de respecter un ensemble de lois garantissant la libre expression de leurs forces intérieures. Ce n'est pas le principe ethniste qui domine en Suisse mais les ethnies peuvent y conserver intactes leurs réflexes, leurs façons de voir le monde sans avoir à s'aligner sur des majorités extérieures à elles.

    Dans les milieux qui entendent défendre les thématiques d'une “troisième voie” politique, on se contente trop souvent de belles déclarations de principe, de phrases grandiloquentes, de discours sans suite parce que mal étayés. On y véhicule ensuite trop de balast littéraire, même s'il est indubitablement de très grande qualité. Nous sommes certes les gardiens de la culture et les vestales des souvenirs historiques refoulés par les idéologies dominantes. Et je ne renie pas cette fonction sublime de notre camp. Cependant, au seuil des années 90, je me permets de lancer un appel personnel aux juristes ou futurs juristes, aux économistes ou futurs économistes qui sont dans nos rangs ou qui cultivent une certaine sympathie pour nos idées. Pour qu'ils forment des équipes de travail qui forgeront la nouvelle constitution de l'Europe et élaboreront ses nouvelles chartes socio-économiques. Pour qu'ils procèdent à un travail systématique de comparaison des systèmes juridiques et économiques en Europe afin de tirer les meilleurs éléments de chacun d'eux pour ensuite les fusionner en un ensemble cohérent, durable, ouvert et sans cesse révisable.

    Ce n'est qu'à cette condition que nos héritages culturels et historiques, fondements ultimes de nos contextes, pourront passer de l'idée à la pratique, de la puissance à l'acte.

    Je vous remercie.

    ► Robert Steuckers, décembre 1989.

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    europe10.jpgDiscours pour l'Europe

    par Robert STEUCKERS (Paris, 9 novembre 1988)

     

    Mesdames, Messieurs, Chers amis et camarades,

    Chers partisans de la lucidité donc de la “troisième voie”,

    Les partis politiques du système veulent faire une Europe. Une Europe qu'ils annoncent pour 1992-93. Mais cette Europe n'est évidemment pas notre Europe. C'est une Europe qui traîne quelques solides boulets : not. celui d'être la concrétisation d'un vieux projet américain. Professeur à Rome, Rosaria Quartararo a exploré les archives américaines de Washington et d'ailleurs et elle y a découvert que la CEE, telle que nous la connaissons aujourd'hui, avait déjà soigneusement été esquissée dans le fameux Plan Marshall et dans le cadre de la European Recovery Policy.  Autrement dit, l'intégration envisagée s'est faite sous le signe de la vassalité à l'égard des États-Unis. Alors que les plans nés en Europe, chez un Briand ou un Quisling, chez un Drieu La Rochelle ou chez un Henri De Man, prévoyaient la liberté pour tous les peuples et le respect de toutes les identités, sans qu'il n'y ait de dépendance à l'endroit d'une puissance extra-continentale, les États-Unis, dont les stratégies diplomatiques et militaires ont toujours visé à 2 choses :

    • soit affaiblir notre continent en favorisant ses divisions internes ;

    • soit favoriser une intégration, de façon à faciliter la pénétration de nos marchés par les firmes et les exportateurs américains. De l'Allemagne de Weimar, livrée pieds et poings liés à la partitocratie des sous-capables, les circuits financiers américains disaient : It's a penetrated system, c'est un système “pénétré”. Cette qualité de “pénétré”, eh bien, nous la refusons ici haut et fort.

    En théorie, l'Europe intégrée est gérée par la Commission de Bruxelles. Mais en réalité, cet organe de décision, qui devrait agir dans le sens de l'indépendance de notre continent, agit en fait pour favoriser et faciliter la “pénétration” de notre économie par les systèmes japonais et américains ; la Commission se positionne ainsi comme un facteur de liquéfaction de notre tissu industriel, exactement comme HIV liquéfie les stratégies du corps contre l'intrusion des virus de toutes sortes.

    Par le fait que la Commission ne joue pas son rôle d'instance décisionnaire, les adversaires du Grand Espace européen obtiennent pleine satisfaction : celle d'avoir en face d'eux un processus d'intégration non dangereux, qui ne bénéficie qu'aux seules multinationales “pénétrantes”, et d'avoir affaire à un organe soi-disant décisionnaire qui ne prend pas de véritables décisions et qui se soumet aux parlements nationaux, dont l'horizon n'est pas européen mais étroitement électoraliste, local, concussionnaire.

    On en arrive au paradoxe suivant : les Européens sincères — et nous, nous voulons être de ceux-là — sont obligés de constater que l'Europe se défait par l'action délétère des institutions qui sont censées la rendre forte et que les seuls espaces de résistance aux pénétrations américaines et japonaises sont parfois certains politiciens régionaux ou nationaux, qui ne sont pas encore trop gâtés par les turpitudes parlementaires !

    L'Europe des forces identitaires, que nous appelons de nos vœux, doit dès lors se donner pour mission de réduire cette logique perverse en miettes. Dans cette Europe-là, qui est nôtre, la Commission doit pouvoir décider et fortifier notre indépendance ; elle doit suivre la logique impériale de l'auto-centrage :

    • en refusant l'éparpillement tous azimuts des capitaux ;

    • en favorisant les fusions économiques intra-européennes et les investissements dans la modernisation de nos outils industriels ;

    • en dérivant les plus-values globales dans les circuits de sécurité sociale et de politique familiale nataliste.

    La Commission, dans son état actuel, a accru dangereusement cette tare affligeante qu'est le nanisme politique volontaire ; en suivant cette voie, elle a mené nos peuples dans une impasse : en effet, nos peuples sont des peuples de travailleurs, de créateurs, de producteurs et ont su faire de nos pays des géants économiques. Un géant économique ne peut jamais être un nain politique. Par conséquent, notre tâche est simple : c'est de combler rapidement le fossé qui sépare, d'un côté, la formidable et puissante réalité économique que nous représentons virtuellement dans le monde, et, d'un autre côté, notre marasme politique, notre indécision calamiteuse et notre économie “pénétrée”. D'ailleurs, soyons clairs et soyons francs, une situation aussi paradoxale ne peut tenir à long terme. À notre grandeur économique, doit correspondre une grandeur politique, garantie par une Commission décisionnaire qui obéit à d'autres logiques et d'autres principes que ceux de ce libéralisme qui véhicule la pénétration étrangère et débilite notre corps politique.

    Nous ne sommes donc pas hostiles à un chapeautage des gouvernements nationaux véreux, corrompus et anachroniques par une Commission qui serait animée par la stratégie de l'auto-centrage et par l'idée de puissance. Par une Commission qui allierait l'idée d'Empire à celle du Zollverein (union douanière). Mais à la Commission libérale, molle, vassalisée et châtrée par la valetaille partitocratique, nous préférerons toujours le gouvernement national dirigiste et socialiste, qui offrira un espace de résistance et soustraiera ses administrés aux catastrophes provoquées par le mondialisme des écervelés libéraux, comme en Suède où le taux de chômage n'est que de 2,8%.

    Évidemment, on pourrait nous poser une question embarrassante : votre préférence — fort nuancée, nous en convenons —  pour l'État national non mondialiste et non libéral ne vous aligne-t-elle pas d'emblée sur les positions de Madame Thatcher qui vient de prononcer à Bruges un vibrant réquisitoire contre l'intégration européenne ?

    Notre réflexe identitaire est aux antipodes du réflexe insulaire de Madame Thatcher, tout comme notre valorisation du rôle potentiel de la Commission est diamétralement opposée au rôle réel qu'elle joue aujourd'hui, dans une Europe qui se désindustrialise, se clochardise et se quart-mondise.

    thatch11.jpgMargaret Thatcher a saboté l'autonomie alimentaire européenne en torpillant la politique agricole commune ; par fétichisme idéologique, par son admiration fanatique pour les thèses fumeuses du néo-libéralisme, pour les grimoires de Hayek et de Milton Friedman, des anarcho-capitalistes et de la “Nouvelle Droite” américaine de la “majorité morale” (Moral Majority), par ses engouements idéologiques, M. Thatcher a démantelé l'outil industriel britannique, déconstruit avec un acharnement déplorable les barrières protectionnistes existantes, tant en Grande-Bretagne qu'en Europe.

    Cette politique qu'elle veut imposer à la Commission, au détriment de bon nombre de secteurs industriels continentaux, français, belges, italiens ou allemands, favorise la concurrence américaine et japonaise et décourage les investissements auto-centrés ; qui pis est, elle assassine le capital concret, ruine notre tissu industriel, déconsidère le fruit du Travail des producteurs au profit des magouilles des spéculateurs de tous poils ; elle privilégie le capital vagabond et financier au détriment du capital créatif des machines et du capital humain des mains façonnantes de nos ouvriers et de la matière grise de nos chercheurs ! Cette logique est une logique de l'artifice, de l'abstraction ; elle est un défi aux forces de nos cerveaux, de nos mains, de notre sang !

    En Écosse, Madame Thatcher a confié des zones franches à la firme Hitachi, abandonnant du même coup des lambeaux du sol et de la souveraineté britanniques à une instance privée étrangère. Dans ces zones franches, sacrifiées à l'anarchie capitaliste, son gouvernement promet de ne pas appliquer les lois de protection sociales : Hitachi pourra ainsi licencier des ouvriers écossais, embaucher de pauvres hères venus des 4 coins de la planète, ne devra payer aucune cotisation sociale, aucune indemnité de licenciement, aucune pension d'invalidité ! Pour une Dame de Fer qui frappe du poing à Bruges, devant Delors et Martens médusés, et réclame le droit à la souveraineté nationale, c'est un comble… Mais alors, au fait, qu'est-ce que la souveraineté nationale pour Madame Thatcher ? Est-ce le droit de vendre des sujets britanniques comme esclaves à des négriers japonais ? Le droit de solder le territoire écossais à l'encan ?

    Chers camarades, en criant notre volonté politique, nous devons être vigilants et ne pas tomber dans les pièges du vocabulaire. Nous vivons en effet dans un monde orwellien, où chaque chose en est venue à signifier son contraire :

    • La Commission est, théoriquement, une instance décisionnaire mais elle ne décide pas ;

    • Les États nationaux sont des anachronismes, après les charniers de Verdun, de la Somme, de Caporetto, de Stalingrad ou de Poméranie, mais, ce sont parfois des leaders nationaux ou de vieux pays indépendants comme la Suisse ou la Suède qui créent et maintiennent de la souveraineté en notre continent ; Madame Thatcher hurle son nationalisme, mais ce nationalisme galvaude la souveraineté du pays et dépouille ses nationaux de tous droits, les mue en esclaves-numéros pour fabricants de gadgets japonais.

    L'Europe des partisans de l'identité, notre Europe, sait au moins quelles sont les recettes de la souveraineté et de l'indépendance! Nous savons quelles doctrines nous solliciterons : celles de List et de Schmoller, celles de Delaisi et de Perroux, celles de Zischka et de Messine. Nous savons quelles sont les grandes lignes qu'il faudra suivre pour bâtir un “grand espace protégé”, pour assurer la liberté de tout un continent par un dirigisme économique sainement conçu !

    Il est faux et trop facile de dire que nous n'avons pas de doctrine économique. Nous n'avons tout simplement pas eu les fonds nécessaires pour la diffuser, nous n'avons pas bénéficier de la complicité des médias !

    Et chez les autres, existe-t-il des doctrines économiques cohérentes ? Que dire du RPR qui a fait campagne pour un libéralisme reaganien, en même temps qu'il proclamait sa fidélité au gaullisme qui, lui, était pourtant dirigiste ? Que dire de l'UDF qui se réclame de Keynes, sans vouloir se débarrasser du libre-échangisme libéral ? Qui, avec Raymond Barre, se réclame de ce Keynes, lequel manifestait sa joie devant les réalisations économiques du IIIe Reich (j'oublie sans doute que Mr. Barre est un anti-facho officiel, comme mr. tout-le-monde…) ? Que dire du PS qui se réclame de Schumpeter, pour qui les innovations des inventeurs et des patrons sont les moteurs de l'économie et du progrès ? Que dire donc de ce PS qui, malgré cet engouement pour Schumpeter, n'abandonne pas ses marottes égalitaristes ? Que penser ensuite des capitulations successives de la “IIe gauche”, de la “IIIe gauche” et des séductions du capitalisme libertaire, prôné par d'ex-PSU ?

    15010110.jpgFace à l'incohérence et au désorientement, à l'échec patent et à l'enlisement tragi-comique des partis du système, nous sommes désormais en mesure de faire valoir notre droit à la parole et de propulser notre cohérence doctrinale sur la scène politique, de faire irruption dans le débat sans plus rougir de notre impréparation. Je m'adresse surtout aux étudiants qui sont dans nos rangs : qu'ils se préparent pour ce que j'appelerais “la bataille de l'économie” ; qu'ils étoffent et fourbissent leurs argumentaires. Nos divers mouvements rénovateurs, qu'ils soient politiques ou métapolitiques, ont désormais l'impérieux devoir de se consacrer corps et âme aux doctrines économiques, d'arraisonner enfin le social, même si cela implique le léger sacrifice d'être moins littéraires, voire moins nostalgiques.

    Le modèle américain, reaganien, a fait faillite. Seul demeure le modèle japonais. Le MITI nippon, c'est l'instance centrale qui régule (mot significatif !) l'économie de l'Empire du Soleil Levant et c'est l'exemple que devrait suivre la Commission de Bruxelles : les Japonais ont investi dans des machines-outils robotisées, en se passant allègrement d'immigrés et en conservant ipso facto une homogénéité socio-culturelle. Ces 2 options japonaises des années 50 portent aujourd'hui leurs fruits. Les “eurocrates” ont choisi la politique du chien crevé au fil de l'eau : ils n'ont pas investi à temps dans la robotisation et ils ont importé de la main-d'œuvre du Maghreb ou de la Turquie. Conséquence : nous avons un taux de chômage massif et nous ne sommes pas compétitifs.

    Contrairement à ce qu'affirme une brochette de vilains petits cloportes, qui pissent leurs articulets mal torchés dans des revues soi-disant anti-fascistes, nous n'allons pas chercher nos modèles auprès des totalitarismes d'antan. Nous souhaitons plus simplement une synthèse efficace des stratégies suédoises ou japonaises et une application des théories véritablement socialistes que les sociaux-démocrates, pusillanimes et indécis, n'ont jamais osé s'approprier.

    articl10.jpgMais il est temps de conclure :

    Nous voulons des robots comme les Japonais, pas des esclaves immigrés ;

    Nous voulons des hommes et des peuples libres, pas des masses hallucinées par le déracinement ;

    Nous voulons le progrès technologique, pas l'avilissement des peuples nord-africains et sud-sahariens ; parce que nous sommes de vrais humanistes — et non des humanistes de carnaval — parce que la dignité est un principe cardinal dans notre éthique, nous voulons des “potes” qui travaillent à reverdir le Sahara, nous voulons des “potes” qui travaillent dans les fermes modèles du désert de Libye ; nous ne voulons pas des “potes” manipulés, devenus “schizo” dans de sordides HLM de banlieue ;

    Nous voulons le succès économique, pas le chômage ni la désindustrialisation ni la quart-mondisation ou la tiers-mondisation de nos classes ouvrières ;

    Nous sommes des futuristes et des bâtisseurs, pas des collectionneurs de bric-à-brac.

    Donc, il n'y a qu'un seul mot d'ordre qui tienne : au travail !

     

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    Réflexion sur le destin et l'actualité de l'Europe

     

    ◘ Archives de SYNERGIES EUROPÉENNES / TROISIÈME VOIE (Paris) / Mai 1985

    Robert STEUCKERS : Discours prononcé à la Mutualité à Paris en mai 1985

    ist2_510.jpgLes années 80 sont marquées par l'agitation pacifiste en Allemagne Fédérale, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Scandinavie et en Belgique. Lors de leur congrès de la Pentecôte, il y a 3 jours, les Verts ont réclamé une nouvelle fois le départ des troupes américaines et le retrait de la RFA de l'OTAN.

    Parallèlement à cette version de “gauche”, à cette version contestatrice et iréniste de l'hostilité à l'OTAN et aux États-Unis, s'est développée, en Allemagne Fédérale, une véritable renaissance de l'historiographie nationale. La “nation” est réellement redevenue une valeur politique Outre-Rhin et un objet de discussions politiques incessantes.

    De l'extrême-gauche à l'extrême-droite de l'échiquier politique parlementaire ou extra-parlementaire, des voix se sont élevées pour réclamer le non-alignement de l'Allemagne et la réunification. En France, de ce glissement de terrain idéologique, on n'enregistre pratiquement pas d'écho dans les médias. Et pour cause, ce phénomène souterrain, cette maturation sourde ne correspond à aucun des schémas dans lesquels les idéologies dominantes veulent enfermer l'Allemagne.

    Aux Pays-Bas, mêmes défilés de masse, mêmes pétitions, même hostilité aux fusées étrangères. En Angleterre, l'américanolâtrie pathologique de Madame Thatcher — et en prononçant son nom, on a envie de cracher la même hargne que le chanteur anar Renaud —  provoque le bradage de l'industrie militaire britannique au profit des États-Unis. En Belgique, le scénario est identique : le gouvernement conservateur rejette un projet national de blindé transporteur de troupes au profit de surplus obsolètes de l'US Army ! Alors que le chômage concerne 15% de la population active et qu'aucune amélioration de cette situation n'est prévue… De part et d'autre de la Mer du Nord, atlantiste rime de plus en plus avec “anti-national” et “anti-social”…

    Jouer la carte américaine, c'est clair désormais, c'est faire un mauvais pari. C'est renoncer à l'indépendance comme en Allemagne ou aux Pays-Bas ; c'est renoncer à l'autonomie militaire comme en Grande-Bretagne ou en Belgique. Les Allemands sont ceux qui, en Europe, ont le plus réfléchi à la question. Quatre modèles d'organisation militaire alternatifs existent dans la réalité et non dans les rêves fumeux des pacifistes, pour qui la chose militaire doit être purement et simplement abrogée. Quatre modèles peuvent servir à amorcer une réflexion, une réflexion qui doit nous conduire à élaborer un système de défense européen efficace et indépendant.

    Il y a le modèle suisse, le modèle yougoslave, le modèle suédois et le modèle autrichien. La Suisse on s'en moque parfois est pourtant le seul pays qui s'est donné un système militaire réellement démocratique, c'est-à-dire organique et populaire. Quand je parle de démocratie, je ne parle pas de partitocratie ni de truquages électoraux. La Yougoslavie a calqué son système militaire sur le mode de mobilisation des partisans enracinés dans leurs villages. La Suède a su créer sa propre industrie militaire et sa propre industrie informatique : SAAB pour les avions, Volvo et Scania pour le charroi, Chars S”, missiles “Carl Gustav” et missiles air-sol, etc. L'Autriche nous a légué un théoricien hors ligne : le Général Spannocchi.

    En Suisse, les citoyens disposent chez eux de leurs uniformes de combat et de leurs armes et munitions. Le reste, armes anti-chars, munitions supplémentaires, charroi, etc., est entreposé aux maisons municipales ou aux commissariats. Ce système permet une mobilisation immédiate de 600.000 hommes. La Suède s'est dotée d'une industrie militaire et aéronautique autonome, qui ne demande, au fond, qu'à devenir l'arsenal du non-alignement européen. Les officiers d'État-Major yougoslaves ont procédé à une étude systèmatique des guerres et guerillas de partisans pour construire une armée populaire nombreuse, immédiatement mobilisable comme en Suisse et prête à affronter n'importe quel envahisseur, d'où qu'il vienne.

    L'Autriche, “protégée” par un “Traîté d'État” cosigné par les 4 puissances occupantes en 1955, ne s'est pas dotée d'une armée et d'une industrie militaire aussi puissantes que dans les autres pays neutres. Néanmoins, l'Autriche construit en autarcie ses armes légères, ses munitions et son charroi et privilégie ses achats militaires en Suisse, en Suède et en France, 3 pays qui n'appartiennent ni à l'OTAN ni au Pacte de Varsovie. Mais l'Autriche, rappelons-le, a donné à l'Europe un doctrinaire militaire remarquable, le Général Emil Spannocchi.

    Entre les blocs existe donc un “cordon sanitaire” de pays qui adoptent, sur le plan militaire, des principes de “troisième voie”, c'est-à-dire une logique de la non-inféodation diplomatique. Bien sûr, la Suède, l'Autriche et la Suisse appartiennent toutes 3 à la sphère “capitaliste”, à la sphère dominée par la logique libérale. Mais les sociales-démocraties autrichiennes et suédoises assurent une large redistribution et, en Suède surtout, les gouvernements sociaux-démocrates, contrairement à bon nombre de leurs camarades bavards d'Europe Occidentale, ont pratiqué une politique d'investissements nationaux dans les domaines les plus divers : création d'une usine nationale de chaussures pour enrayer la concurrence venue du Tiers-Monde, création d'industries de pointe en informatique et en bio-technologie, maintien d'une relative autarcie alimentaire (en Autriche également), etc. La sociale-démocratie suédoise est bien souvent dénigrée par les néo-libéraux qui mettent en exergue sa lourde fiscalité mais prennent bien soin d'occulter le résultat : une indépendance nationale accrue.

    Qu'il n'y ait pas d'équivoque : notre défense partielle et limitée de la sociale-démocratie suédoise n'implique nullement une valorisation quelconque des “sociales-démocraties” corrompues, inefficaces, oligarchiques, népotistes, partisanes, prébandières et, pire reproche, atlantistes de Grande-Bretagne, de Belgique, de France, d'Espagne et d'Italie.

    Il y a donc un “cordon sanitaire” non-aligné au centre le l'Europe, du Cercle polaire à la frontière grecque, avec un énorme trou au milieu : le territoire de la RFA. Bons géographes, les observateurs politiques ouest-allemands revendiquent le remblaiement de cette trouée, c'est-à-dire l'élargissement du statut de l'Autriche à leur pays. Ainsi, le cordon serait soudé et les blocs ne seraient plus face à face. Le danger d'une conflagration, d'une apocalypse guerrière au centre du continent diminuerait. Pour ceux qui ont le souci de l'avenir de l'Europe, cette perspective est à envisager avec le maximum de sérieux.

    Mais, halte aux utopistes, aux pacifistes peureux qui voudraient un neutralisme à la hippy, un neutralisme de la rose contre les baïonnettes, copié des manifestations de Washington contre la guerre du Vietnam. Halte à ceux qui voudrait, par niaiserie, faire de ce cordon un ventre mou, un espace démilitarisé. Cet espace doit obéir à la logique militaire helvétique, celle du “hérisson” aux piquants acérés, celle de l'oursin aux piquants vénéneux. Cet espace doit obéir aux principes de la logique de l'économie nationale et non aux chimères idéologiques du libéralisme, à une logique économique impliquant des investissements industriels innovateurs et rentables.

    Une doctrine de dialogue inter-européen avait été élaborée au ministère belge des Affaires étrangères dans les années 60. C'était la “Doctrine Harmel”, brillant projet aujourd'hui abandonné au profit du suivisme atlantiste le plus servile, le plus lâche, le plus abject. La Doctrine Harmel, qu'est-ce que c'est que ça ? C'est une doctrine qui préconisait le dialogue entre partenaires subalternes de l'OTAN et partenaires subalternes du Pacte de Varsovie, de façon à diminuer sciemment le poids des super-gros au sein des 2 pactes et à créer, petit à petit, une “EUROPE TOTALE”.

    À ce propos, on a parlé de “gaullisme élargi”. Cette doctrine européiste, courageuse, qui a fait enrager les Américains, le Général ouest-allemand Kiessling en est un chaleureux partisan. Vous vous souvenez, amis et camarades, du Général Günther Kiessling ? Non, sans doute. Eh bien, c'était ce Général allemand en poste au QG du SHAPE à Mons-Casteau, qui a volé dehors en 1984, sous prétexte d'homosexualité. Le scandale orchestré par les médias, focalisé sur le sensationnel de la “pénétration” du sous-off chauffeur par le Général 4 étoiles, a tout simplement occulté la raison politique de ce limogeage. La raison politique, c'était que le Big Brother américain ne voulait plus entendre parler de rapprochement inter-européen, de diplomatie indépendante, de “voie européenne”.

    paxrom10.jpgNotre projet est donc clair et précis : renouer avec la vision d'Harmel d'une EUROPE TOTALE, collaborer avec les neutres, retrouver l'indépendantisme gaulliste, rejeter l'éparpillement tous azimuts des capitaux que postule le libéralisme mondialiste, construire une défense autonome, bâtir une industrie de pointe sans capitaux américains.

    Comment y parvenir ? Par étapes. La France est, depuis l'application des principes de Richelieu, une nation homogène, capable de vivre en semi-autarcie. Il n'en est pas de même pour le reste de l'Europe. Et la CEE, avec son cirque parlementaire strasbourgeois, ses interminables palabres qui visent l'harmonisation du pas-harmonisable, ne résoudra pas la question européenne et freinera au contraire l'avènement de l'EUROPE TOTALE. D'autres regroupements devront s'opérer : un ensemble scandinave, un ensemble britannique, un ensemble hispanique, un ensemble français, un ensemble balkanique et un ensemble centre-européen, couplant les zones industrielles de la Wallonie et de la Ruhr aux greniers à blé polonais. Dans chacun de ces ensembles, l'organisation des armées devra obéir aux principes militaires élaborés par Brossolet, Afheldt et Löser, c'est-à-dire la défense par maillages des territoires.

    Postulat incontournable de cette réorganisation de l'Europe : la réunification allemande. En effet, nous ne voulons pas d'une Europe qui juxtapose faiblesses et forces. Une Europe avec une France et une Russie fortes et une Allemagne faible est impensable. Une Europe avec une Russie et une Allemagne fortes et une France faible est également impensable. N'est pensable qu'une Europe avec une France, une Allemagne et une Russie fortes. Pourquoi ? Parce que la stratégie des thalassocraties a toujours été de s'allier avec la puissance la plus faible contre la puissance la plus forte, de façon à éliminer cette dernière.

    L'Angleterre a pratiqué cette stratégie contre Napoléon et contre Guillaume II. Roosevelt l'a pratiqué contre Hitler, en attendant que Staline soit suffisamment aux abois. Il ne faut donc pas laisser subsister de nations faibles en Europe, pour que celles-ci ne tombent pas sous la tutelle de la thalassocratie d'Outre-Atlantique. Et pour rassurer mon camarade Michael Walker ici présent, j'ajouterai qu'il faut, dans ce Concert de demain, une Grande-Bretagne forte, qui n'aura pas bradé ses industries militaires, grâce au zèle atlantiste de Madame Thatcher et de Lord Brittan.

    Pilier central du continent, l'Allemagne réunifiée et incluse dans un “marché commun” semi-autarcique et auto-centré, cessera d'être un foyer de discorde entre Européens et perdra le rôle abominable qu'on veut lui faire jouer, celui de champ de bataille nucléaire potentiel. Une bataille entre les blocs qui se déroulerait au centre de notre continent aura pour résultat d'irradier à jamais le cœur de l'Europe et de stériliser irrémédiablement notre civilisation.

    Devant ces projets de rendre l'Europe autonome, de dépasser l'occidentalisme de la CEE et d'envisager un dialogue avec les Est-européens, vous autres Français, vous vous posez certainement la grande question de Lénine : QUE FAIRE ? Eh oui, que faire ? Que faire, en effet, quand on se sent un peu étranger, un peu en dehors de ses spéculations suèdoises ou allemandes, autrichiennes ou polonaises, hongroises ou belges ? Quand, de cet immense débat, les médias ne transmettent que quelques bribes informelles, détachées de leur contexte, tronquées ou détournées de leur sens réel, avec une stupéfiante malhonnêteté ?

    En entendant ce plaidoyer neutraliste centre-européen, balkanique ou scandinave, les Français demeureront sans doute sceptiques et estimeront être hors du coup. Pourtant, entre le désengagement de 1966, voulu par De Gaulle, et ce neutralisme des sociales-démocraties et des cercles conservateurs-nationaux, il y a une analogie évidente. Entre la vieille politique suédoise d'indépendance et d'autarcie et l'esprit de Richelieu et de Colbert, il y a une filiation historique certaine. L'Académie Royale suédoise est calquée sur l'Académie Française, héritage de l'alliance entre Richelieu et Gustav Adolf au XVIIe siècle. La tradition nationale française et la tradition nationale suédoise (qui a pris en ce siècle une coloration sociale-démocrate sans en altérer l'esprit colbertiste et la philosophie inspirée de Bodin), ces 2 traditions nationales dérivent de la clarté conceptuelle du XVIIe, le siècle que Maurras admirait car il n'était pas infecté des miasmes du moralisme.

    Cet esprit national a permis aux 2 pays de se forger chacun un complexe militaro-industriel et celui de la France, à l'Ouest, est le deuxième en importance après celui des États-Unis. Et avec ces 2 complexes, le français et le suédois, notre Europe tient les instruments pour construire et affirmer sa “troisième voie”. Les avions Dassault et Saab, conjointement aux productions de Fokker aux Pays-Bas et de MBB en RFA, sont à même d'équiper les aviations européennes et les Airbus pourraient parfaitement remplacer les flottes de Boeings des compagnies aériennes européennes.

    La force de frappe française est un élément d'indépendance que vous connaissez tous et sur lequel je ne reviendrai pas. La France, la RFA et la Suède ont conçu des blindés sur roues ou chenillés remarquables. Bref, aucune arme n'est négligé dans les forges européennes et toutes pourraient très aisément se passer du matériel américain, finalement moins fiable. On se souvient en RFA des fameux F-104 de Lockheed qui s'écrasaient allègrement à une cadence inégalée ; Merci Oncle Sam pour les pilotes “alliés” qui ont péri à cause de la piètre qualité technique de tes avions…

    Mais pour qu'une collaboration européenne d'une telle ampleur s'effectue et se réalise, il faut sauter au-dessus du mirage occidentaliste. Car il s'avère INDISPENSABLE d'extirper de notre vocabulaire et de notre mental cette notion d'Occident. Hurlons-le une fois pour toutes : il n'y a pas d'Occident. Il y a une Europe et 2 Amériques. Dans le dernier numéro de la revue française de géopolitique, Hérodote, dirigée par Yves Lacoste, le philosophe Robert Fossaert écrit : « L'Occident ? On cherchait un continent ou deux et l'on ne trouve, au premier abord, qu'une manifestation banale d'incontinence  idéologique, une évidence du discours social commun ». Hélas, devant les rudes réalités du devenir, des changements, des mutations, des nécessités, les “incontinences idéologiques” ne valent généralement pas tripette.

    triden10.gifL'Occident n'est plus l'Europe et l'Europe n'a pas intérêt à rester l'Occident. La France doit de ce fait cesser de se percevoir comme “occidentale” et doit s'affirmer “européenne”. Le “front” n'est plus à l'Est ni au Nord ; il est à l'Ouest, il est sur le tracé de feu le Mur de l'Atlantique. Se défendre, pour la France européenne de demain, c'est donc se donner une Marine super-puissante, se donner l'instrument nécessaire pour se mesurer à la thalassocratie qui nous fait face. Se défendre contre la triple menace culturelle, économique et militaire qui nous vient de Disneyland, de la Silicon Valley et de la Force d'Intervention Rapide (RDF), c'est truffer l'océan de nos sous-marins nucléaires. Et dans ce déploiement, c'est la France qui a plus d'une longueur d'avance sur les autres Européens. Autant exploiter cet atout. L'Amiral de “gauche” Antoine Sanguinetti ne nous contredira pas.

    Outre la flotte et les sous-marins, la France doit reprendre ses projets de construction d'aéroglisseurs militaires et de navires à effet de surface (NES). Les côtes aquitaines, charentaises, vendéennes, bretonnes et normandes de la forteresse Europe doivent être protégées par une “cavalerie marine” d'aéroglisseurs et de NES, bardés de missiles. Français et Britanniques avaient abandonné ces projets fascinants, la construction de ces armes du XXIe siècle. Et voilà que, depuis janvier dernier, les ingénieurs américains font un petit tour d'Europe pour vendre leurs productions…

    La figure du combattant français de demain sera sans doute ce missiliste d'un NES, avatar moderne du fusilier-marin et de l'artilleur de la Royale. Autre vocation de la France : entretenir ses liens avec les peuples de son ancien Empire colonial. Il faut d'ailleurs que la France continue à monter la garde à Dakar et maintienne une présence dans l'Océan Indien, en symbiose avec la volonté de non-alignement qui se manifeste dans cette zone géographique. Non-alignement entretenu, impulsé par la Fédération Indienne.

    Et Moscou, dans ce scénario ? L'URSS acceptera-t-elle la réunification allemande ? Veut-elle d'une Europe forte ? Est-elle complice avec les États-Unis, poursuit-elle le rêve duopolistique de Yalta ? La soviétologie occidentale reste indécise, fumeuse et incohérente, elle ne perce pas les mystères du Kremlin. Alain de Benoist et l'équipe rédactionnelle d'éléments soulignent à juste titre que les kremlinologues occidentaux sont parfaitement incapables de déduire la moindre conclusion valable de leurs observations. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas Washington qui doit nous dicter l'attitude à prendre à l'égard de Moscou. Si Washington nous enjoint d'être sage avec Papa Gorbat, nous aurions tendance à jouer les sales mômes et à clamer que Papa Gorbat, il nous pompe l'air. Si Washington tonitrue que Papa Gorbat est le Grand Méchant Loup, nous aurions tendance à dire qu'il n'est pas si méchant que cela, qu'il est sur la voie du gâtisme, qu'il a des problèmes de sous, que son économie bat de l'aile, etc.

    Mais il y a 2 choses que nous voulons signifier à Papa Gorbat : qu'il rentabilise sa Sibérie et qu'il s'occupe de ses voisins chinois. Et surtout, qu'il n'a rien perdu chez nous et que nous n'avons nulle envie de rééditer les tentatives de Charles XII de Suède, de Napoléon et de Hitler. Il y a aussi une promesse d'un illustrissime prédécesseur de Gorbatchev, le camarade Staline, que nous aimerions remémorer à Moscou. La promesse de réunifier l'Allemagne dans la neutralité. Des milliers de camarades allemands s'en souviennent de cette promesse, qui aurait fait de Staline un vainqueur magnanime, un Européen à part entière. Tant qu'il ne sera pas répondu clairement à cette question, nous ne pourrons pas agir en anti-américains conséquents, nous ne pourrons pas construire notre économie auto-centrée, nous ne pourrons pas monter notre défense autonome et protéger la façade occidentale de la Russie, dernier Empire.

    Nous serons toujours condamnés à armer nos divisions contre une éventuelle velléité belliqueuse de Moscou. La clef de l'Europe future, de la seule Europe future viable, de la seule Europe future qui perpétuera notre destin, se trouve, qu'on le veuille ou non, à Moscou. À Moscou et à Bonn, ajoute Harald Rüd-Denklau. À Moscou car c'est aux Soviétiques qu'il appartient de réitérer leur offre de 1952 et de 1955 et de rompre avec les momies para-post-staliniennes qui inondent encore quelques médias de leurs pitreries, au détriment de Moscou. À la poubelle de l'histoire donc, les mauvais propagandistes de la Russie, les pires amis du Kremlin. C'est aussi à Bonn que se trouve la clef de l'Europe du XXIe siècle, à Bonn que siègent ceux qui devront décider de poursuivre ou non l'alignement pro-occidental, pro-américain d'Adenauer. C'est à Bonn qu'il faudra décider si l'axe germano-américain, dénoncé ici à Paris par Charles Saint-Prot (comme il y a quelques années par le CERES de Chevènement), vaut la peine d'être maintenu.

    Voici donc, chers amis et camarades, chers partisans de la “Troisième Voie”, quelques refléxions grandes-européennes. Utopie tout cela, rétorqueront les esprits chagrinés de libéralisme, les adorateurs de paragraphes, les branchés de l'américanolâtrie… C'était aussi utopie et belles paroles quand Fichte prononçait ses discours dans les caves de Berlin… Quoi qu'il en soit, demain, ce sera la nécessité, la nécessité la plus cruelle, la nécessité de la misère et du chomâge, la nécessité de la faim, qui nous imposera cette Europe que j'ai esquissée ici. Muß es sein ? Es muß sein. Cela doit-il advenir ? Cela adviendra.

    Nous aurons alors l'honneur d'avoir toujours récusé les chimères, les abstractions, les irréalismes. Nous aurons l'honneur d'avoir été les pionniers. Nous aurons l'honneur d'avoir transgressé toutes les séductions. Nous aurons l'honneur d'avoir été d'inlassables combattants.

     


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