• Michels

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    Sociologue italien d’origine allemande, Robert Michels (1876-1936) a eu un itinéraire fascinant : fils de la grande bourgeoisie de Cologne, militant socialiste convaincu, théoricien de l’anti-parlementarisme parce que les parlements et les intrigues parlementaires empêchent le véritable socialisme de se réaliser, pourfendeur du révisionnisme social-démocrate, partisan du syndicalisme révolutionnaire, ami de Sorel et de l’Italie, disciple de Max Weber, admirateur de Mussolini, universitaire de haut rang, ce disciple de Machiavel épouse les méandres et les contradictions de la première moitié de notre siècle. Son itinéraire et sa quête intellectuelle le rapprochent sur plus d’un point de Henri De Man.

    Dans son étude majeure, Les partis politiques, traduite en 1914, il a cherché, par l’analyse des partis et des syndicats, à mettre en lumière les contradictions entre les valeurs démocratiques légitimant selon lui l’action collective et les nécessités fonctionnelles inhérentes à toute organisation de masse et qui la transforment en oligarchie. La participation devient sévèrement limitée, sinon supprimée, au sein des instances représentatives par ce qu’il a baptisé la "loi d’airain de l’oligarchie".

    L’oligarchie du système des partis dupe les masses en leur faisant accroire que seul l’amalgame décadent des partis et de l’État – la partitocratie – est "démocratique" et sert la cause commune alors qu’il ne s’agit pour une minorité relativement petite d’imposer sa direction et de se maintenir aux postes de responsabilité. En témoigne l’embourgeoisement de partis qui, se voulant au départ révolutionnaires, deviennent peu à peu des organes de l’opposition parlementaire. De la différenciation croissante de la représentation en associations politiques ou socio-économiques, de la liberté d’action de la communauté populaire contre tout pouvoir personnel [des partis], voilà de quoi pallier la faiblesse organique des masses par un renforcement de la souveraineté populaire. Pour nous, la postérité de Michels consiste à dégager un espace décision qui n’appartient plus cette espace de domination sociétaire travesti sous le nom de "démocratie occidentale".

     

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    Roberto Michels : un socialisme au-delà des oligarchies



    1. Roberto Michels, un homme, une carrière

    Roberto Michels, le grand sociologue italo-allemand, principal représentant, avec Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca, de l'école "élitiste" italienne. Michels est né à Cologne en 1876, dans une famille de riches commerçants d'ascendance allemande, flamande et française. Après des études commencées au Lycée français de Berlin et poursuivies en Angleterre, en France et à Munich en Bavière, il obtient son doctorat à Halle en 1900, sous l'égide de Droysen, en présentant une thèse sur l'argumentation historique. Dès sa prime jeunesse, il milite activement au sein du parti socialiste, ce qui lui attire l'hostilité des autorités académiques et rend difficile son insertion dans les milieux universitaires. En 1901, grâce à l'appui de Max Weber, il obtient son premier poste de professeur à l'Université de Marbourg.

    Ses contacts avec les milieux socialistes belges, italiens et français sont nombreux et étroits. Entre 1904 et 1908, il collabore au mensuel français Le Mouvement socialiste et participe, en qualité de délégué, à divers congrès sociaux-démocrates. Cette période est décisive pour lui, car il rencontre Georges Sorel, Edouard Berth et les syndicalistes révolutionnaires italiens Arturo Labriola et Enrico Leone. Sous son influence, s'amorce le processus de révision du marxisme théorique ainsi que la critique du réformisme des dirigeants socialistes. La conception activiste, volontariste et antiparlementaire que Michels a du socialisme ne se concilie pas avec l'involution parlementariste et bureaucratique du mouvement social-démocrate. Ce hiatus le porte à abandonner graduellement la politique active et à intensifier ses recherches scientifiques. À partir de 1905, Max Weber l'invite à collaborer à la prestigieuse revue Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. En 1907, il obtient une chaire à l'Université de Turin où il entre en contact avec Mosca, avec l'économiste Einaudi et avec l’anthropologue Lombroso. Dans ce climat universitaire fécond prend corps le projet de son œuvre fondamentale, Zur Soziologie des Parteiwesens. Pendant la guerre de Tripoli, Michels prend position en faveur des projets impériaux de l'Italie et contre l'expansionnisme allemand. De cette façon, commence son rapprochement avec le mouvement nationaliste italien ; ses rapports avec Max Weber se détériorent irrémédiablement.

    Pendant la période italienne, un travail fécond

    Au début de la Première Guerre mondiale, en 1914, il s'installe à l'Université de Bâle en Suisse. C'est la période où Michels resserre ses liens avec Pareto et avec l'économiste Maffeo Pantaleoni. En 1922, il salue avec sympathie la victoire de Mussolini et du fascisme. Il retourne définitivement en Italie en 1928 pour assumer la chaire d'Économie Générale auprès de la Faculté des Sciences Politiques de l'Université de Pérouse (Perugia). En même temps, il enseigne à l'Institut Cesare Alfieri de Florence. À cette époque, il donne de nombreuses conférences et cours en Italie et ailleurs en Europe. Ses articles paraissent dans la fameuse Encyclopaedia of the Social Sciences (1931). Il meurt à Rome à l'âge de 60 ans, le 2 mai 1936.

    Homme d'une très vaste culture, éduqué dans un milieu cosmopolite, observateur attentif des mouvements politiques et sociaux européens à la charnière des XIXe et XXe siècles, Michels fut, outre un historien du socialisme européen, un critique de la démocratie parlementaire et un analyste des types d'organisation sociale, un théoricien du syndicalisme révolutionnaire et du nationalisme, ainsi qu'un historien de l'économie et de l'impérialisme italien. Ses intérêts le portèrent également à étudier le fascisme, les phénomènes de l'émigration, la pensée corporatiste et les origines du capitalisme. À sa manière, il a continué à approfondir la psychologie politique créée par Gustave Le Bon et s'est intéressé, à ce titre, au comportement des masses ouvrières politisées. Il a également abordé des thèmes qui, à son époque, étaient plutôt excentriques et hétérodoxes, comme l'étude des relations entre morale sexuelle et classes sociales, des liens entre l'activité laborieuse et l'esprit de la race, de la noblesse européenne, du comportement des intellectuels et a brossé un premier tableau du mouvement féministe. N'oublions pas, dans cette énumération, de mentionner ses études statistiques, tant en économie qu'en démographie, notamment à propos du contrôle des naissances et d'autres questions connexes. 

    2. La redécouverte d'une œuvre

    Comme je viens de le signaler, son livre le plus important et le plus connu est intitulé Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie ; il a été publié une première fois en 1911 et une seconde fois en 1925 (cette édition étant l'édition définitive). Il s'agit d'une étude systématique, consacrée aux rapports entre la démocratie et les partis, à la sélection des classes politiques, aux relations entre les minorités actives et les masses et au "leadership". La bibliographie de Michels comprend 30 livres et près de 700 articles et essais, dont beaucoup mériteraient d’être réédités (1). Son livre principal a été traduit en anglais, en espagnol, en français, en italien, etc.

    Malgré l'ampleur thématique, la profondeur et l’actualité de bon nombre d'analyses de Michels, son œuvre n'a pas joui du succès qu'elle mérite. Dans beaucoup de pays européens, on la cite mal à propos et les ouvrages critiques valables manquent. En compensation, plusieurs études de bonne tenue sont parues aux États-Unis, spécialement sur l'apport de Michels à la théorie du parti politique et à la définition du fascisme (2). Sa sympathie pour le mouvement de Mussolini est, évidemment, un des motifs qui ont conduit à l'ostracisation de son œuvre au cours de notre après-guerre. C'est un destin qu'il a partagé avec d'autres intellectuels, comme Giovanni Gentile (3). Autre motif : la diffusion en Europe de méthodes sociologiques américaines, lesquelles sont empiriques, descriptives, statistiques ou critiques / utopiques et ne prêtent guère d'attention à l'analyse des concepts et aux dimensions historiques et institutionnelles des phénomènes sociaux. Le style scientifique de Michels, qui est réaliste/réalitaire, anti-idéologique, démystifiant et dynamique, a été injustement considéré comme dépassé, comme l'expression anachronique d'une attitude éminemment conservatrice (4).

    Un retour de Michels s'annonce

    Récemment, toutefois, la situation a commencé à changer, surtout en Italie, pays que Michels considérait comme sa "nouvelle patrie". En 1966, on y publie, avec une étude préliminaire de Juan Linz, une traduction de Zur Soziologie des Parteiwesens (5). En 1979 paraît une sélection d'essais sous la direction du spécialiste américain James Gregor (6). Une anthologie d'écrits relatifs à la sociologie paraît en 1980 (7). Deux ans plus tard, l'Université de Pérouse organise un colloque sur le thème de "Michels entre la politique et la sociologie" avec la participation des plus éminents sociologues italiens (8). À l'occasion du 50ème anniversaire de sa mort, d'autres publications ont été incluses dans les programmes des éditeurs. Les éditions UTET ont annoncé une vaste collection d'écrits politiques. Giuffré a prévu, dans sa prestigieuse collection Arcana Imperii, une anthologie dirigée par Ettore Albertoni & G. Sola, qui portera le titre de Dottrine et istituzioni politiche. Ce même éditeur envisage également une traduction italienne de Sozialismus und Faschismus in Italien, œuvre parue initialement en 1925.

    Une contribution récente à la redécouverte de Michels se trouve dans le livre du professeur israëlien Zeev Sternhell, consacré à la genèse de l'idéologie fasciste en France (9). Selon Sternhell, Michels, comme Sorel, Lagardelle et De Man, incarne le courant "révisionniste", qui, entre 1900 et 1930, apporte une contribution décisive à la démolition des fondements mécanistes et déterministes du marxisme théorique, et à la critique de l'économisme et du réductionnisme matérialiste. Michels favorise ainsi la diffusion d'une conception de l'action politique fondée sur l'idée de nation et non de classe, couplée à une éthique forte et à une vision libre de la dynamique historique et sociale. D’après de nombreux auteurs, c'est là que résident les fondements où a mûri le fascisme avec son programme d'organisation corporative, de justice sociale, d'encadrement hiérarchique des institutions politiques et de limitation des corruptions dues au parlementarisme et au pluralisme partitocratique.

    Michels a été en contact avec les personnalités politiques et intellectuelles les plus éminentes de son époque, comme Brentano, Sombart, Mussolini, Pareto, Mosca, Lagardelle, Sorel, Schmoller, Niceforo, etc. Il nous manque encore pourtant une bonne biographie. Il serait très intéressant de publier ses lettres et son journal ; ces 2 éléments contribueraient à illuminer une période extrêmement significative de la culture européenne de ces cent dernières années. 

    3. La phase syndicaliste

    Dans la pensée de Michels, on peut distinguer 2 phases. La première coïncide avec l'abandon de l'orthodoxie marxiste initiale et avec une approche du syndicalisme révolutionnaire et du révisionnisme théorique. La seconde, la plus féconde du point de vue scientifique, coïncide avec la découverte de la théorie de Mosca sur la "classe politique" et de celle de Pareto sur l'inévitable "circulation des élites". Nous allons, dans la suite de cet article, examiner brièvement, mais avec toute l'attention voulue, ces 2 phases.

    Après qu'il ait publié de nombreux articles de presse et prononcé de nombreuses allocutions lors de congrès et de débats politiques, les premières études importantes de Michels paraissent entre 1905 et 1908 dans la revue Archiv (cf. supra) dirigée par Max Weber. Particulièrement significatifs sont les articles consacrés à « La social-démocratie, ses militants et ses structures » et aux « Associations : Recherches critiques », parus en langue allemande, respectivement en 1906 et en 1907. Michels y analyse l’hégémonie de la social-démocratie allemande sur les mouvements ouvriers internationaux et y envisage la possibilité d'une unification idéologique entre les diverses composantes du socialisme européen. Ce faisant, il met simultanément en exergue les contradictions théoriques et pratiques du parti ouvrier allemand : d'un côté, la rhétorique révolutionnaire et la reconnaissance de la grève générale comme forme privilégiée de lutte, et, d'un autre côté, la tactique parlementaire, le légalisme, l'opportunisme et la vocation aux compromis. Michels critique le "prudencialisme" des chefs sociaux-démocrates, sans pour autant favoriser le spontanéisme populaire ou les formes d'auto-gestion ouvrière de la lutte syndicaliste. Selon Michels, l'action révolutionnaire doit être dirigée et organisée et, de ce point de vue, les intellectuels détiennent une fonction décisive. Car décisif est le travail pédagogique d'unifier le parti politique. Le mouvement ouvrier se présente comme une riche constellation d’intérêts économiques et de visions idéalistes qui doit être synthétisée dans un projet politique commun.

    Dans son premier livre, Il proletariato e la borghesia nel movimento socialista, publié en italien en 1907, Michels perçoit parfaitement les dangers de dégénérescence, d'oligarchisation et de bureaucratisation, intrinsèques aux structures des partis et des syndicats. Dans cette première phase de sa pensée, Michels envisage une "possibilité" [involutive] qui doit être conjurée par un recours à l'action directe du syndicalisme. Pour lui, l'involution virtuelle du socialisme politique ne révèle pas encore son véritable sens qui est d’être une inexorable fatalité sociologique.

    4. La phase sociologique

    En 1911, paraît, comme nous venons de le signaler, sa "somme" importante sur le parti politique (10), l'œuvre qui indique son passage définitif du syndicalisme révolutionnaire à la sociologie politique. L'influence de Mosca sur sa méthode historique et positive a été déterminante. À partir d'une étude sur la social-démocratie allemande, comme cas particulier, Michels en arrive à énoncer une loi sociale générale, une règle du comportement politique. Michels a découvert que, dans toute organisation, il y a nécessairement des chefs préparés à l'action et des élites de professionnels compétents ; il a découvert également la nécessité d'une "minorité créatrice" qui se propulse à la tête de la dynamique historique ; il a découvert la difficulté qu'il y a à concilier, dans le cadre de la démocratie parlementaire, compétence technique et représentativité. La thèse générale de Michels est la suivante : « Dans toute organisation humaine à caractère instrumental (Zweckorganisation), les risques d'oligarchisation sont toujours immanents » (11). Il dénonce ensuite l'insuffisance définitive du marxisme : "Les marxistes possèdent certes une grande doctrine économique et un système historique et philosophique fascinant ; mais, dès que l'on entre dans le champ de la psychologie, le marxisme révèle des lacunes conceptuelles énormes, même aux niveaux les plus élémentaires". Son livre est riche en thèses et en arguments. Jugeons-en sur pièces :

    • 1) La lutte politique démocratique a nécessairement un caractère démagogique. En apparence, tous les partis combattent pour le bien de l'humanité, pour l’intérêt général et pour l'abolition définitive des inégalités. Mais, au-delà de la rhétorique sur le bien commun, sur les droits de l'homme et sur la justice sociale, on sent poindre une volonté de conquérir le pouvoir et se profiler le désir impétueux de s’imposer à l'État, dans l’intérêt de la minorité organisée que l'on représente. À ce propos, Michels énonce une « loi d'expansion », selon laquelle tout parti tend à se convertir en État, à s'étendre au-delà de la sphère sociale qui lui était initialement assignée ou qu'il avait conquise grâce à son programme fondamental" (12).

    • 2) Les masses sont incapables de s'auto-gouverner. Leurs décisions ne répondent jamais à des critères rationnels et elles sont influencées par leurs émotions, par des hasards d'ordres divers, par la fascination charismatique qu'exerce un chef bien déterminé et influent, qui se détache de la masse pour en assumer la direction de manière dictatoriale. À la suite de l’avènement de la société de masse et de la croissance des grands centres industriels, toute possibilité de réinstaurer une démocratie directe est désormais définitivement éteinte. La société moderne ne peut fonctionner sans dirigeants et sans représentants. En ce qui concerne ces derniers, Michels écrit : « Une représentation durable signifie, dans tous les cas, une domination des représentants sur les représentés » (13). De l'avis de Michels, ce jugement ne signifie pas le rejet de la représentation, mais bien la nécessité de trouver des mécanismes qui pourront transformer les relations entre les classes politiques et la société civile, de la manière la plus organique possible. Aujourd'hui, le véritable problème de la science politique consiste à choisir des formes nouvelles 1) de représentation et 2) de transmission des volontés et des intérêts politiques, qui se fondent sur des critères organiques, dans un esprit de solidarité et de collaboration, orientés dans un sens pragmatique et non inspirés de ces mythes d'extraction mécaniciste, qui ne visent que le pouvoir des partis et non le gouvernement efficace du pays.

    La compétence, c'est le pouvoir

    • 3) La foi politique a pris le relais de la foi religieuse à l’ère contemporaine. Michels écrit : « Au milieu des ruines de la culture traditionnelle des masses, la stèle triomphante du besoin de religion est restée debout, intacte » (14). C'est là une anticipation intelligente de l'interprétation contemporaine du caractère messianique et religieux / séculier, si caractéristique de la politique de masse moderne, comme c'est notamment le cas dans les régimes totalitaires.

    • 4) « La compétence est pouvoir », « la spécialisation signifie autorité ». Ces 2 expressions récapitulent pour Michels l'essence du "leadership". En conséquence, la thèse selon laquelle le pouvoir et l'autorité se déterminent par rapport aux masses, ou dans le cadre des conflits politiques avec les autres partis, est insoutenable. D’après Michels, ce sont, dans tous les cas, des minorités préparées, aguerries et puissantes qui entrent en lutte pour prendre la direction d'un parti et pour gouverner un pays.

    • 5) Analysant 2 phénomènes historiques comme le césarisme et le bonapartisme, Michels dévoile les relations de parenté entre démocratie et tyrannie et se penche sur l'origine démocratique de certaines formes de dictature. « Le césarisme, écrit-il, est encore de la démocratie ou, du moins, peut en revendiquer le nom, parce qu'il tire sa source directement de la volonté populaire » (15). Et il ajoute : « Le bonapartisme est la théorisation de la volonté individuelle, jaillie au départ de la volonté collective, mais émancipée de celle-ci, avec le temps, pour devenir à son tour souveraine » (16).

    Légitimité et "loi d'airain des oligarchies"

    • 6) Carl Schmitt, dans son livre classique Legalität und Legitimität (1932), a développé une analyse profonde autour de la "plus-value politique additionnelle" qu'assume celui qui détient légalement le levier du pouvoir politique ; il s'agit d'une espèce de supplément de pouvoir. Michels a eu une intuition semblable en écrivant : « Les leaders, disposant des instruments du pouvoir et, de ce fait, du pouvoir lui-même, ont pour eux l'avantage d'apparaître toujours sous la lumière de la légalité ».

    • 7) Le livre principal de Michels contient beaucoup d'autres observations sociologiques : sur les différenciations de compétences ; sur les goûts et les comportements, lesquels, en tant que conséquences de l'industrialisation, ont touché les ouvriers et brisé l'unité de classe ; sur les mutations sociales comme l'embourgeoisement des chefs et le rapprochement entre les niveaux de vie du prolétariat et de la petite bourgeoisie ; sur la possibilité de prévoir et de limiter le pouvoir des oligarchies au moyen du procédé technique qu'est le référendum et par le recours à l'instrument théorique et pratique du syndicalisme.

    • 8) La 6ème partie du livre est centrale et dédiée explicitement à la tendance oligarchique des organisations. Michels énonce la plus célèbre de ses lois sociales, celle qui évoque la "perversion" que subissent toutes les organisations : avec l'accroissement du nombre des fonctions et des membres, l’organisation, « de moyen pour atteindre un but, devient fin en soi. L'organe finit par prévaloir sur l'organisme ». C'est là la « loi de l'oligarchie » dont il résulte que l'oligarchie est la « forme établie d'avance de la convivialité humaine dans les organisations de grande dimension ».

    • 9) Le livre de Michels contient, dans sa conclusion, une volonté de lutte qui, partiellement, rappelle la vision historique tragique de Max Weber et de Georg Simmel ; c'est une volonté d'approfondir le choc inévitable entre la vie et ses formes constituées, entre la liberté et la cristallisation des institutions sociales, lesquelles caractérisent la vie moderne.

    5. L'Histoire

    Avec la publication en langue italienne du livre intitulé L'imperialismo italiano : Studio politico e demografico (1914), le "retournement" de Michels est définitif. Avec la parution de cette œuvre, s'écroule un mythe, celui de l'internationalisme et de l’universalisme humanitariste. Dans l'œuvre de Michels, le nationalisme apparaît comme le nouveau moteur idéal de l'action politique, comme un sentiment capable de mobiliser les masses et d'en favoriser l’intégration dans les structures de l'État. L'analyse sociologique du sentiment national sera approfondie dans un volume ultérieur, d'abord paru en allemand (1929), et puis en italien (1933), sous le titre de Prolegomeni sul patriottismo.

    À partir de 1913, paraissent en Italie plusieurs études importantes en économie : Saggi economici sulle classi popolari (1913), La teoria di Marx sulla poverta crescente e le sue origini (1920). L'approche que tente Michels en économie est de nature rigoureusement historique. Selon lui, il est plus important de tenir compte de l'utilité pratique d'une théorie économique que de ses corrections spéculatives purement formelles. L'interprétation de Michels est pragmatique et concrète. Il critique l’inconsistance de l'homo œconomicus libéral, parce qu'à son avis, il n'existe pas de sujets économiques abstraits, mais des acteurs concrets, porteurs d’intérêts spécifiques. Il critique ensuite l'interprétation du marxisme, laquelle pose l'existence d'un conflit insurmontable au sein des sociétés. Michels reconnaît par là la fonction régulatrice et équilibrante de l'État et la nécessité d'une collaboration étroite entre les diverses catégories sociales. Pour cette raison, le modèle corporatif lui apparaît constituer une solution. Sa valorisation du corporatisme est contenue dans l'opuscule Note storiche sui sistemi sindicali corporativi publié en langue italienne en 1933. 

    6. Le fascisme

    Dans cette phase-là de son œuvre, son activité d'historien, il la consigne dans des livres, écrits d'abord en allemand, puis traduits en italien : Socialismo e fascismo in ltalia (2 vol., 1925) ; Psicologia degli uomini significativi. Studi caratteriologici (1927), Movimenti anricapitalistici di massa (1927) ; puis dans des écrits rédigés directement en italien : Francia contemporeana (1926) et Storia critica del movimento socialista italiano (1926). Parmi les personnalités "significatives" dont il trace la biographie, figurent Bebel, De Amicis, Lombroso, Schmoller, Weber, Pareto, Sombart et W. Müller. En 1926, Michels donne une série de leçons à l'Université de Rome ; elles seront rassemblées un an plus tard en un volume, rédigé en italien : Corso di sociologia politica, une bonne introduction à cette discipline qui s’avère encore utile aujourd'hui. Dans ce travail, il retrace les grandes lignes de sa vision élitiste des processus politiques, émet une théorisation de l'institution qu'est devenue le Duce et développe une nouvelle théorie des minorités. Le Duce, qui tire sa puissance directement du peuple, étend sa légitimité à l'ensemble du régime politique. Cette idée constitue, en toute vraisemblance, un parallèle sociologique de la théorie élaborée simultanément en Allemagne par les théoriciens nationaux-socialistes du dit Führerprinzip.

    Cette relative originalité de Michels n'a pas été suffisamment mise en évidence par les critiques, qui se sont limités à le considérer seulement comme un génial continuateur de Mosca et de Pareto. En 1928, dans la Rivista internazionale di Filosofia del Diritto, paraît un essai important de Michels : Saggio di classificazione dei partiti politici. Par la suite, de nombreux écrits italiens furent réunis en 2 volumes : Studi sulla democrazia e l'autorità (1933) et Nuovi studi sulla classe politica (1936). L'adhésion explicite de Michels au fascisme s'est exprimée dans un ouvrage écrit d'abord en allemand (L'Italia oggi) en 1930, année où il s'inscrit au PNF (Parti National Fasciste). Dans ces pages, Michels fait l'éloge du régime de Mussolini, parce qu'il a contribué de manière décisive à la modernisation du pays.

    7. Conclusions

    La plus grande partie des notules relatives à la vie de Michels sont contenues dans son essai autobiographique, rédigé en allemand (Una corrente sindicalista sotteranea nel socialismo tedesco fra il 1903 e il 1907) et publié en 1932 ; cet essai demeure encore et toujours utile pour reconstruire les diverses phases de son existence, ainsi que repérer les différentes initiatives politiques et culturelles qu'il a entrepris ; on découvre ainsi son itinéraire qui va de la sociale-démocratie allemande au fascisme, de l'idéologie marxiste au réalisme machiavélien à l'italienne, des illusions du révolutionarisme à son credo conservateur. En résumé, il s'agit là d'une œuvre vaste, de grand intérêt. Nous espérons, en guise de conclusion à cette brève introduction, qu’elle contribuera à faire redécouvrir ce grand sociologue et à valoriser de façon équilibrée son travail. 

    ► Alessandro Campi, Vouloir n°50/51, 1988. (texte issu de Diorama Letterario, Florence)

    ◘ Notes :

    1. Une bibliographie des travaux de Michels à été publiée en 1937 par les Annali de la faculté de Jurisprudence de l'Université de Pérouse.
    2. Par ex. D. Beetham, From Socialism to Fascism : The Relation Between Theory and Practice in the Work of R. Michels, in : Political Studies, XXV, nn. 1 & 2. Cf. aussi G. Hands, R. Michels and the Study of Political Parties in : British Journal of Political Science n°2/1971.
    3. Sur ce thème, W. Röhrich, R. Michels vom sozialistisch-syndikalistischen zum faschistischen Credo, Berlin, 1972. Cf. également R. Messeri, R. Michels : crisi della democrazia parlamentare e fascismo dans l'ouvrage collectif Il fascismo nell'analisi socioligica, Bologna, 1975.
    4. Remarquablement intéressantes sont les études de E. Ripepe (Gli elitisti italiani, Pisa, 1974) et de P.P. Portinaro, R. Michels e Pareto. La formazione e la crisi della sociologia, in : Annali della Fondazione Luigi Einaudi, Torino, XI, 1977.
    5. R. Michels, Les partis politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, 1971.
    6. A. James Gregor, Roberto Michels e l'ideologia del fascismo, Roma, 1979. À la suite d'une longue introduction, on trouvera dans ce volume un vaste choix de textes de Michels.
    7. Roberto Michels, Antologia di scritti sociologici, Bologna, 1980.
    8. Les contributions à ce colloque ont été rassemblées par G.B. Furiozzi dans le volume Roberto Michels Ira politica e sociologia, ETS, Pisa, 1985.
    9. Z. Sternhell, Ni droite ni gauche, Seuil, 1983.
    10. À propos de la contribution de Michels à la "stasiologie" (science des partis politiques), voir G. Femàndez de la Mora, La partitocracia, Instituto de Estudios Politicos, Madrid, 1977, pp. 31-42. À propos de l'influence de Michels sur Ortega y Gasset, voir I. Sanchez-Camara, La teoria de la minoria selecta en el pensamiento de Ortega y Gasset, Madrid, 1986, pp. 124-128.
    11. Michels, Les partis politiques..., op.cit.
    12. (13) (14) (15) (16) Ibidem.

     


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