• Partitocratie

    Des effets pervers de la partitocratie

     

    Partitocratie

     

    Très tôt, la science politique ou les observateurs des mécanismes de la politique dans les démocraties parlementaires occidentales ont été conscients des dérives potentielles de ce système.

    ◊ Montesquieu insistait sur la séparation des pouvoirs, idéal à atteindre pour garantir les libertés citoyennes. Pour Montesquieu, la démocratie est le régime qui garantit justement ces libertés citoyennes : on ne peut les atteindre optimalement qu’en garantissant une séparation aussi nette que possible entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. En abattant toutes les cloisons entre ces pouvoirs, la partitocratie a annulé la démocratie au sens où l’entendait Montesquieu. Par rapport à l’idéal démocratique, la partitocratie constitue donc une régression. Et non, comme elle le prétend trop souvent, son accomplissement définitif.

    ◊ Tocqueville, en observant les mécanismes électoraux aux États-Unis dans la première moitié du XIXe siècle, constate, en fait, que la liberté d’entreprendre et de créer de la nouveauté, de penser, de vivre selon ses désirs et ses convictions, risque à terme d’être mise en danger par la démagogie égalitaire des partis et par l’action sans scrupules de démagogues irresponsables, regroupés en sociétés, en lobbies, en groupes de pression ou en patronnages divers, ne s’adressant quasiment jamais à la raison, mais toujours aux sentiments les plus troubles ou aux sens les plus veules, empêchant ainsi le citoyen moyen de regarder les réalités politiques avec lucidité. En principe, Tocqueville ne s’oppose pas à l’égalité, mais estime qu’elle ne doit jamais menacer l’exercice de la liberté.

    Partitocratie◊ Max Weber, en prenant le relais de Tocqueville, écrivait dans Le savant et le politique que le système politique anglo-américain, en dépit de son étiquette démocratique, était « une dictature, reposant sur l’exploitation de l’émotionalité des masses ». Weber a d’abord plaidé pour un fonctionnariat d’État complètement détaché des partis car il craignait par dessus tout les dérives d’un spoil system à l’américaine, qu’avait déjà entrevues Tocqueville. Weber était cependant fasciné par les grandes machines politiques américaines du début de notre siècle, bureaucratisées à l’extrême mais plus honnêtes que leurs futures imitatrices européennes, dans la mesure où à chaque élection, les fonctionnaires nommés par le gouvernement précédent sont irrémédiablement démis de leurs fonctions si leur parti perd la partie : ils sont renvoyés à la société civile, quitte à recommencer leur quête politique, en se “rebranchant” à nouveau sur la vie réelle de la population, en partageant ses efforts et ses déboires face aux conjonctures économiques ou aux pratiques du pouvoir. Weber aura une position ambivalente : d’un côté, il admire la neutralité axiologique des fonctionnariats permanents et non partisans, sur le mode prussien ; de l’autre, il admire la sélection impitoyable exercée par les “bosses” des partis américains qui se choisissent à chaque élection un personnel dévoué, qu’ils installent dans les rouages de l’État (mais pour 4 ans seulement, si la fortune politique ne leur sourit qu’une fois! Accepter le verdict électoral est honnête, en dépit des magouilles politiciennes ; refuser le verdict des urnes est une malhonnêteté foncière, même si les magouilles sont mieux contrôlées !). La pratique de nommer définitivement les fonctionnaires des cabinets provisoires, en dépit des aléas électoraux, est notamment une perversion du système belge.

    ◊ Toujours dans Le savant et le politique, Weber a eu ces mots durs, pour les premières manifestations de partitocratie en Allemagne, qu’elles émanent des socialistes ou des démocrates-chrétiens : « [Les constitutionalistes révolutionnaires du pays de Bade] considèrent […] l’État et les emplois administratifs simplement comme des institutions destinées à procurer uniquement des prébendes. […] le parti du Zentrum (ndlr : d’obédience chrétienne-démocrate) […] inscrivit même à son programme l’application du principe de la répartition proportionnelle des emplois selon les confessions religieuses, sans se soucier de la capacité politique des futurs dirigeants ». Aberration aux yeux de Weber, car « … le développement de la fonction publique moderne […] exige de nos jours un corps de travailleurs intellectuels spécialisés, hautement qualifiés, préparés à leur tâche professionnelle par une formation de plusieurs années et animés par un honneur corporatif très développé sur le chapitre de l’intégrité. Si ce sentiment de l’honneur n’existait pas chez les fonctionnaires, nous serions menacés d’une effroyable corruption et nous n’échapperions pas à la domination des cuistres. En même temps, il y aurait grand péril pour le simple rendement technique de l’appareil d’État… ». Quant aux révolutionnaires les plus radicaux : « Ils abandonnent la direction de l’administration à de véritables dilettantes, tout simplement parce qu’ils disposent de mitrailleuses ». Weber a dénoncé clairement l’esprit partisan, tant chez les pseudo-démocrates aux discours soft que chez les ultra-révolutionnaires annonçant l’avènement d’un système totalitaire.

    Marco Minghetti, les partis politiques et leur ingérence dans la justice et l’administration

    PartitocratieMarco Minghetti (1818-1886) était un homme politique italien du XIXe siècle, qui a vécu l’unification italienne et a assisté à l’émergence de la culture politique particulière de son pays. Très tôt, il a perçu les dérives potentielles de la partitocratie à l’italienne (et à la belge). Deux secteurs de l’appareil d’État sont principalement menacés par les démagogues de la partitocratie selon Minghetti : la justice et l’administration. Ces secteurs sont soumis à toutes sortes de pressions, afin d’édulcorer toute sévérité éventuelle des magistrats à l’encontre des démagogues. La partitocratie, dès son émergence dans l’histoire, tente d’abolir toutes les cloisons entre les pouvoirs, non pas pour rendre le pouvoir au peuple, mais pour le confisquer entièrement au profit d’états-majors occultes, qui ne veulent laisser aucun espace neutre dans l’appareil d’État.

    Minghetti s’oppose à ce processus pour garantir les droits et les libertés de ses concitoyens. Dès lors, la lutte contre l’utilisation partisane de l’administration et de la justice a pour objectif de protéger les citoyens contre toutes interventions arbitraires, émanant d’une administration ou d’une justice ayant perdu et leur indépendance et leur objectivité, qui se montrent simultanément juge et partie, ce qui est une hérésie sur le plan du droit. Minghetti veut préserver la séparation des pouvoirs, afin d’éviter une trop grande concentration du pouvoir entre les mains de la majorité, qui contrôle déjà de droit le gouvernement. Il faut dès lors qu’au sein des assemblées législatives, les députés puissent conserver un maximum d’indépendance d’esprit et de vote ; ensuite, que l’administration et la magistrature puissent, le cas échéant, résister efficacement à l’exécutif.

    Entre les partis qui émergent au temps de Minghetti et les partis d’aujourd’hui, il y a une différence de taille. L’État n’était guère interventionniste du temps de Minghetti : il demeurait cantonné dans ses attributions classiques (battre monnaie, faire la guerre, organiser l’armée, assurer la diplomatie, maintenir l’ordre intérieur, etc.). Aujourd’hui, les attributions de l’État se sont considérablement étendues : elles englobent des pans entiers de la sphère sociale, du domaine de la santé, de l’enseignement et interpellent beaucoup plus étroitement la vie économique.

    L’État a donc été amené à multiplier les contrôles de nature formelle et de tolérer le développement de pouvoirs de fait, vastes, arbitraires et largement capillarisés dans la société. Cette évolution n’est nullement condamnable en soi, mais elle implique une technicité accrue des interventions, que le personnel habituel, fauteur et bénéficiaire de la démagogie, n’est pas en mesure de prester, puisqu’il n’a pas été sélectionné pour ses compétences mais pour sa fidélité à des slogans, des doctrines simplistes et boîteuses ou une camaraderie de mauvais aloi avec des ténors sans scrupules. La complexification et la diversification des administrations auraient dû aller de paire avec une formation toujours plus poussée du personnel administratif et des fonctionnaires. Depuis une centaine d’années, constatent les admirateurs italiens actuels de Minghetti, malgré l’ampleur continue du processus de complexification des interventions de l’État, peu de choses sinon rien n’a été entrepris pour améliorer les qualifications professionnelles des fonctionnaires. Les décisions arbitraires d’un personnel inqualifié (sinon inqualifiable) sont effectivement condamnables et inacceptables, tandis que les décisions réfléchies d’un personnel bien écolé garantiraient efficacité et correction pour le bénéfice de tous. Un fonctionnariat qualifié constitue une garantie de liberté pour les citoyens. Un fonctionnariat non qualifié, recruté par démagogie partisane, constitue une menace permanente et inacceptable pour la masse des citoyens.

    Minghetti et ses disciples actuels énumèrent quelques tares majeures de ce système de partis :

    • Première tare : Les “démocraties” multipartites ont œuvré pour que soient exclues de l’administration toutes les personnalités compétentes. Celles-ci se sont recyclées dans le secteur privé, affaiblissant du coup les pouvoirs réels de contrôle de l’administration étatique.

    • Deuxième tare : le personnel administratif est recruté trop exclusivement parmi les juristes, dont la tendance est de vénérer le formalisme juridique au détriment de toutes les autres démarches de l’esprit. Depuis Minghetti, peu de choses ont changé en ce domaine.

    • Troisième tare : le personnel administratif, recruté par les instances partisanes, se ligue désormais en syndicats, qui interviennent lourdement dans les mécanismes de la décision politico-admininistrative. Ou bloquent la machine étatique pour obtenir des avantages de toutes sortes, salariaux ou autres. Le risque est patent : aucun correctif aux dysfonctionnements ne peut plus être apporté, s’il égratigne, même très partiellement, les intérêts immédiats et matériels des fonctionnaires syndiqués.

    • Quatrième tare : l’indépendance des juges risque de devenir lettre morte. Les collusions entre élus de la classe politique et magistrats entraînent des alliances fluctuantes entre les uns et les autres, au détriment des simples citoyens non encartés et non politisés.

    Face à ces déviances, Minghetti suggère :

    • Une réduction de l’aire d’intervention de l’État (c’est une option libérale classique)
    • Une décentralisation administrative
    • De développer des méthodes de contrôle de l’administration
    • D’assurer une meilleure formation des fonctionnaires, en limitant le juridisme de leur formation antérieure et en créant de bonnes écoles de sciences administratives, où le savoir empirique est mis à l’honneur, au détriment des savoirs trop abstraits (ce vœu de Minghetti n’a quasiment pas été exaucé).


    Conclusion : Minghetti a plaidé pour une déconstruction des appareils partisans, auxquels il reprochait de représenter un “catholicisme étatique” ou “un catholicisme des partis”.

    Moiséï Jakovlevitch Ostrogorsky (1854-1918), critique des démocraties partisanes

    • Russe de confession israëlite, Ostrogorsky a étudié et enseigné à Saint-Petersbourg, à Paris (à l’École libre des sciences politiques) et aux États-Unis.
    • Ses références sont Montesquieu et Tocqueville ; sa pensée est influencée par Roberto Michels et Max Weber (qui, à son tour, tirera profit de son œuvre).
    • Il participe activement à la vie politique russe et en 1906 il est député à la Douma pour le parti constitutionnel-démocrate (les “Cadets”).
    • En France, son œuvre, rédigée en français, influence Charles Péguy et Charles Benoist (tous deux sceptiques à l’égard du suffrage universel).

    Partitocratie
    Pour Ostrogorsky, les partis ne sont au départ que de simples associations privées, des regroupements de citoyens qui demandent éventuellement, sur le mode de la pétition, au pouvoir politique de légiférer dans tel ou tel sens. Au titre d’associations privées, les partis ne sauraient être considérés comme des agents institutionnels permanents. Mais comme ils le sont devenus, on peut légitimement admettre que la démocratie parlementaire n’est plus qu’une façade, derrière laquelle se déploie un système de décision occulte, arbitraire, orchestré dans les états-majors des grands partis.

    Ostrogorsky ne réclame pas la suppression des partis, mais prône le dépassement voire le démantèlement des “partis permanents” et leur remplacement par des “partis ad hoc”, c’est-à-dire des regroupements politiques qui se constitueraient à intervalles réguliers et sous la pression des faits, pour obtenir telle ou telle réforme concrète et disparaîtraient de la scène une fois celle-ci obtenue). Ostrogorsky nommait “ligues” ou “initiatives à projet unique”, ces “formations ad hoc”, destinées à soutenir des candidats prêts à voter ou faire voter un projet. Bien qu’il ne l’ait jamais dit explicitement, le modèle d’Ostrogorsky semble avoir été les ligues françaises de la fin du XIXe siècle : Ligue des Patriotes (1882), Ligue des Droits de l’homme (lors du procès Dreyfus), Ligue d’Action Française (Maurras et Daudet).

    La permanence des partis indique qu’ils ne sont pas là pour réaliser des réformes concrètes, utiles et urgentes pour la communauté populaire, mais pour promouvoir des “chefs” (des “bosses”) ou des oligarchies fermées, à l’aide d’une idéologie préfabriquée, irréaliste et démagogique, incapable d’appréhender les ressorts du réel, excitant une fraction des masses d’électeurs, utile seulement au recrutement de voix qui seront comptabilisées pour maximiser l’influence du parti et de ses chefs dans la société en général, en s’emparant d’autant de postes de commande que possible, afin d’amorcer la pompe à finances via les recettes fiscales.

    Ostrogorsky constate que la fonction des masses dans la démocratie moderne n’est pas de gouverner, comme l’affirme la théorie démocratique, car elles n’en seraient de toute façon pas capables, même si on leur donne tous les instruments constitutionnels et juridiques pour le faire (législation directe, référendum, etc.). Dans tous les cas de figure, ce sont de petites minorités qui accèdent au gouvernement des pays. Ces minorités agissent pour concentrer le maximum de pouvoir autour d’elles : c’est ce qu’Ostrogorsky appelle “la loi de gravitation de l’ordre social”. Les masses servent de réservoir de voix pour des minorités alternatives, qui concentrent petit à petit du pouvoir autour d’elles. Les masses les servent pour intimider les gouvernants, qui risquent de perdre des plumes dans les “loteries électorales”, s’ils ne vont pas à l’encontre des désirs divers et souvent incohérents du gros de la population.

    Face à ces minorités, les individualités non encartées, non inféodées aux formations de masse sont écrasées et tyrannisées par le biais de la police ou surtout de l’impôt. Dans cette société civile se cristalisent des contre-poids, qui ne sont toutefois pas assez puissants pour abattre tout de suite les oligarchies dominantes. Les citoyens non encartés doivent louvoyer entre les obstacles dressés par les oligarchies, parier sur les innovations techniques (cf. Schumpeter) pour contourner les interdits imposés par le régime en place, ou en appeler aux anciens résidus religieux, forces morales établies et avérées, éventuellement mobilisables contre le régime en place.

    Finalement, le citoyen isolé n’a que très peu d’influence sur la désignation des candidats figurant sur les listes qu’on lui présente à chaque élection. Il peut créer l’opinion, en pariant tantôt sur l’héritage du passé tantôt sur les espoirs d’avenir, mais cette opinion qu’il exprime ou formule sera filtrée par les états-majors des partis, qui désigneront des candidats qui voteront selon les injonctions du parti et non pas selon les intérêts des citoyens qui les ont élus.

    Le gouvernement est donc aux mains d’une classe politique, certes relativement ouverte — elle n’est pas une caste fermée — mais qui constitue néanmoins un groupe en soi. Elle gère le pays face à l’indifférence et la passivité des masses. Celles-ci ne sont pas davantage actives que du temps où toute opposition était absente et où il n’y avait pas de “démocratie”. Le droit de vote est considéré comme une évidence, mais on ne lui accorde par une grande valeur, on ne comprend pas clairement l’enjeu et le sérieux de ce droit. Cette ignorance générale des masses laissent aux minorités actives une large marge de manœuvre.

    Ostrogorsky dénonce enfin le “formalisme politique” ou le “formalisme partisan”. C’est, dit-il, un ennemi de la raison, il oblitère la conscience individuelle et le courage civil. L’organisation de tout parti est toujours trop rigide, la doctrine idéologique est trop simpliste, les rituels annihilent les volontés et l’esprit critique. Certes, admet Ostrogorsky, toute forme culturelle implique organisation, doctrine et rituels, mais, dans le cas des partis politiques modernes, le degré d’organisation, le poids de la doctrine et des rituels ont dépassé la limite acceptable. Le parti ne sert plus à faire passer de l’innovation dans la société, à y injecter un surplus d’éthique, à restaurer des valeurs estompées, mais à couvrir d’un “voile de bienséance” les turpitudes et les corruptions des oligarques.

    Ce formalisme — explique Ostrogorsky — est le nouveau visage de la tyrannie, qui a toujours, au fil des temps, changé sa face pour mieux se dissimuler aux naïfs et les tromper. La tyrannie est une hydre à mille têtes : inutile d’en trancher une, il en repoussera d’autres, sans discontinuité. La liberté est un idéal qui a du mal à s’implanter dans les têtes, alors que les hommes acceptent benoîtement la tyrannie, sous quelque forme qu’elle se présente. Vouloir changer ces dispositions de l’âme est un travail de Sisyphe.

    PartitocratieLa Démocratie et les partis politiques : l’édition d’Arthème Fayard de 1993 est une réédition remaniée de l’ouvrage publié en 1912 sous le même titre chez Calmann-Lévy. Cette publication de 1912 était elle-même une édition remaniée de celle parue en 2 volumes en 1902 (bien qu’écrit en français, l’ouvrage paraîtra d’abord en anglais chez Macmillan en 1902, et ensuite en français en 1903 chez Calmann-Lévy). Par rapport à l’édition de 1902/1903, l’édition de 1912 s’avère être réduite d’un peu plus de la moitié. L’auteur a profité du succès de la première édition pour réécrire certains chapitres en renouvelant, sur une période de dix années, ses investigations, en Angleterre comme aux États-Unis. Comme il le souligne dans l’avant-propos, si des petits traits sont venus modifier en maints endroits les détails du tableau initial, rien toutefois ne l’a amené à changer les conclusions auxquelles il était arrivé. — Nicolas Garant (source) Moisei Ostrogorski est le premier observateur du rôle des partis politiques dans l'organisation de la démocratie. Il cherche à comprendre comment cet instrument politique nouveau s'est irrésistiblement imposé à mesure que s'élargissait le régime représentatif. Et il offre cette originalité de s'intéresser moins à leurs doctrines qu'à leurs méthodes, moins aux institutions qu'aux acteurs. Il a choisi comme observatoire les partis en Angleterre et aux États-Unis, premier berceau de leur histoire. Il en étudie la genèse et l'extension. Il analyse surtout, avec une étonnante pénétration, leur ascendant sur la vie de la cité et les effets pervers liés à leur développement : manipulation de la volonté populaire, recours à la corruption, dépossession des citoyens de leurs responsabilités, appauvrissement du débat public. Il met ainsi en lumière le caractère problématique des partis modernes, organes indispensables et contestés, inséparables de la démocratie et préjudiciables à son épanouissement.

    Panfilo Gentile reprend le flambeau de Minghetti

    Panfilo Gentile (1889-1971), politologue et célèbre journaliste italien, n’hésitera pas à parler de déviances mafieuses du système des partis. Les démocraties partitocratiques sont pour lui des “démocraties mafieuses”. Il écrit :

    « Quand le pouvoir est exercé au profit du parti […] tout scandale est couvert par un vaste réseau de complicités. La responsabilité remonte très haut, implique les leaders et les sous-leaders du parti, les hommes du gouvernement […] Les faits scandaleux sont alors ignorés et si des adversaires les dénoncent, on trouve le moyen de les minimiser ».

    Ou encore :

    « Les oligarchies mafieuses, que les démocraties modernes tendent à produire, sont des oligarchies de petits bourgeois sans occupation fixe, imbus de cléricalisme idéologique, portés à l’intolérance et à l’esprit sectaire ».

    Et :

    « Mais les idéologies ne sont en réalité que de vieilles idées, devenues populaires […]. Des schémas doctrinaires ont été créés qui trouvent tout à coup une codification intangible. Chaque parti a sa Torah, ses docteurs, ses pharisiens et ses zélotes. L’idéologisme porte à la cléricalisation des esprits. Les démocraties modernes reposent sur le dogmatisme universel, même si l’on admet théoriquement la concurrence entre une pluralité de dogmatismes ».

    Le tableau est planté. Panfilo Gentile, disciple de l’école élitiste italienne (Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto, Roberto Michels), a dénoncé, 25 ans avant les scandales politiques italiens du début des années 90, les mécanismes corrupteurs de la partitocratie. Ceux-ci se développent à partir des linéaments idéologiques suivants :

    • 1. Le marxisme intellectuel, religionnaire, considéré comme l’ersatz d’une eschatologie ou d’une sotériologie religieuse (==> PCI). Les formations politiques qui se réclament de cette sotériologie laïque sont prêtes à mobiliser toutes les ressources sans hésitation pour accéder au pouvoir, prélude à l’avènement d’un modèle social, posé d’emblée comme définitif.
    • 2. L’ingérence constante des ecclésiastiques dans la politique, dans l’espoir de forger un “parti unique des catholiques” (==> DC). Ce parti unique devra barrer la route à tous les autres et s’étendre à toutes les strates de la population.
    • 3. L’engouement pour les programmations économiques et le planisme irresponsable, conduisant à énumérer toutes les choses désirables à réaliser, … sans couverture financière réelle. Une fiscalité lourde étant censée alimenter le financement de ces projets fabuleux.
    • 4. L’infiltration par les partis, mus par les idéologèmes que nous venons d’énumérer, de tous les rouages de l’État.


    Dans l’Italie des années 60, la partitocratie — disait Gentile — est un “clérico-marxisme”, ou — disait Augusto Del Noce — un “catho-communisme”. Elle a conduit à “une politique purement démagogique qui a accumulé déficit sur déficit et a fragilisé l’économie”. C’est le “système de la carte du parti qui a pollué l’appareil bureaucratique et les pouvoirs de l’État. Un régime ainsi stratifié et consolidé semble aujourd’hui pratiquement impossible à modifier et à restructurer”. Dans un interview accordé en 1969, P. Gentile précise sa pensée :

    « En d’autres mots, les démocraties mafieuses sont des régimes basés sur la détention de la carte du parti, tout comme dans les véritables régimes totalitaires. La différence entre les deux systèmes, c’est que dans les régimes totalitaires, il n’y a qu’un seul type de carte, tandis que dans les “démocraties mafieuses”, on consent à l’existence de plusieurs types de carte ; mais il s’agit de cartes finalement “confédérées” au sommet et, en définitive, cela revient au même, c’est comme s’il n’y avait qu’une carte unique ; celle au singulier du régime totalitaire ou celles au pluriel des régimes partitocratiques, sont toutes génératrices de privilèges, octroyés par ceux qui sont au pouvoir […]. Alors, quand de tels régimes se constituent, les oppositions n’ont plus de place […]. Les oppositions sont reléguées dans une espèce de ghetto invisible. Les détenteurs du pouvoir détiennent également le monopole des moyens de propagande et de persuasion occulte. Les éditeurs, la presse, les prix littéraires, les subventions aux théâtres et aux cinéastes sont invariablement soumis à une insupportable discrimination politique ».

    Les seize tares majeures de la partitocratie selon Gonzalo Fernandez de la Mora

    Pour Gonzalo Fernandez de la Mora, ancien ministre d’Espagne, philosophe du politique de réputation internationale, directeur de la revue Razon española (Madrid), jette un regard critique sur les pratiques des partitocraties et y décèle 16 contradictions majeures :

    ∆ 1. Les partis de la partitocratie subissent un processus d’oligarchisation interne :

    Selon la loi mise en exergue au début du siècle par Roberto Michels, c’est-à-dire la “loi d’airain des oligarchies”, les partis tendent à se fermer sur eux-mêmes, à se hiérarchiser et à renforcer la puissance de leurs appareils. Ce processus relègue les bases à l’arrière-plan, celles-ci ne sont autorisées à voter que pour un délégué désigné par la direction. L’impulsion est donc autoritaire et non populaire. L’ensemble des adhérents aux partis en compétition n’excède jamais 5% de la population. Les partis sont donc de toutes petites minorités qui prennent arbitrairement en charge la totalité des électeurs. La contradiction est donc flagrante : les partis ne sortent en aucun cas du cycle des oligarchies qu’ils avaient prétendu abolir au nom de la démocratie.

    ∆ 2. Les partis de la partitocratie impliquent une professionnalisation de la politique.

    Les membres des oligarchies partisanes se transforment rapidement en professionnels de la lutte pour le pouvoir. Mais ces professionnels ne se cantonnent pas dans un domaine précis, pour lequel ils auraient effectivement des compétences dûment sanctionnées par l’université ou une grande école. Les “professionnels de la politique”, au contraire, ne sont spécialistes de rien et se retrouvent tour à tour présidents d’une banque publique, directeurs d’un réseau ferroviaire, d’un service hospitalier, d’un service postal, d’une commission de l’énergie nucléaire ou ambassadeurs dans un pays dont ils ne connaissent ni la langue ni les mœurs. Nous nous trouvons dès lors face à un personnel non spécialisé, dépourvu de compétences, mais posé arbitrairement comme “omnivalent”.

    La contradiction est également flagrante ici : les partis se présentent comme des agences efficaces, capables de placer au poste ad hoc les citoyens compétents, sans discrimination d’ordre idéologique, mais ne casent finalement que leurs créatures, en excluant tous les autres et en n’exigeant aucune compétence dûment sanctionnée.

    ∆ 3. Les partis provoquent une crise de l’indépendance.

    L’idéal démocratique, c’est d’avoir des assemblées de notabilités capables de juger les choses politiques en toute indépendance et objectivement. Le système des partis coupe les ailes à ceux qui souhaitent se présenter en dehors de toute structure partisane. En effet, le parcours du candidat-député indépendant est plus long et plus difficile. Même s’il réussit à se faire élire, il aura des difficultés à faire entendre sa voix, face aux verrous placés par les partis dans la sphère des médias et de la presse.

    La contradiction est une nouvelle fois patente : les partis annoncent qu’ils sont démocratiques, qu’ils défendent la liberté d’expression de tous indistinctement, mais, par leur action et leur volonté de tout contrôler et surveiller, il semble de plus en plus difficile de se porter candidat en dehors de leurs circuits.

    ∆ 4. Les partis provoquent l’appauvrissement de la classe politique.

    Les oligarques des partis tendent à recruter des adjoints fidèles et naïfs incapables de leur porter ombrage ou de les dépasser. Conséquence : le niveau intellectuel et moral du parti s’effondre. Les ficelles sont tirées par des démagogues conformistes et peu compétents. Les quelques talents qui s’étaient perdus dans les coulisses des partis sont progressivement mis sur la touche ou quittent le parti, dégoûtés.

    La contradiction est nette : les partis ne sont nullement des agences qui assurent la promotion des meilleurs, mais, au contraire, qui sélectionnent et propulsent aux postes de commande les plus médiocres et les plus corrompus.

    ∆ 5. Les partis éclipsent le décor politique.

    Les états-majors des partis sont tenus à une certaine loi du secret. Ils ne dévoilent jamais entièrement leurs batteries. L’information qu’ils fournissent aux citoyens est souvent mensongère et biaisée.

    Contradiction : l’électorat, censé choisir clairement ses dirigeants, ne reçoit que des informations tronquées et maquillées. L’électorat n’est pas informé mais désinformé. Ses choix sont dès lors peu raisonnables.

    Le décor politique devient flou, vu les dissimulations et la polysémie de langage dont usent et abusent les oligarchies politiciennes. On ne sait plus qui défend quoi.

    ∆ 6. Les oligarchies partisanes spolient l’électorat.

    Si de larges strates de l’électorat ne se retrouvent pas dans les principaux partis, si les candidats indépendants n’ont pratiquement aucune chance de faire passer leur programme, l’électorat n’a plus d’autre possibilité que l’abstention. Mais celle-ci, par la magie électorale, se transforme en appui à la majorité.

    Contradiction : non seulement les oligarques partisans cumulent les voix de leur propre clientèle (ce qui est logique), mais ils “rackettent” celles des opposants silencieux qui s’abstiennent. La démocratie partitocratique, qui avait claironné qu’elle serait plus représentative que les formes antiques et médiévales de la représentation populaire, constitue de fait une régression. Le citoyen n’a plus la liberté de ne pas être client, de vaquer tranquillement à ses occupations professionnelles, à ses devoirs familiaux, avec l’assurance d’être traité en toute équité en cas de problème. Il n’est plus perçu comme un homme libre, capable de faire un choix judicieux, qu’il s’agit de respecter, mais comme le réceptacle docile de propagandes simplistes, distillées par les bureaux des partis.

    ∆ 7. La partitocratie est un réductionnisme d’ordre éthique.

    Sur le plan éthique, le système des partis constitue également une régression dangereuse :

    • 1. Tous les adversaires de ce système sont dénoncés comme des “ennemis de la démocratie”, dénonciation qui équivaut à celle de “satanisme” dans les procès de sorcellerie au moyen-âge. Or comme le terme de démocratie recouvre un océan de définitions divergentes, on peut condamner même la personne la plus innocente, en la désignant comme “ennemie de la démocratie”. Les partitocraties montrent par cette pratique qu’elles ne respectent aucune opinion qui serait susceptible de leur porter ombrage.
    • 2. Les partis, pour fonctionner dans les partitocraties, pompent énormément de deniers publics, y compris auprès de ceux qui n’ont pas voté pour les formations du pouvoir. Si ceux-ci émettent des protestations, ils sont accusés de ne pas être “solidaires”. Les oligarques utilisent le réflexe de l’éthique de la solidarité pour justifier une spoliation, dont les victimes ne peuvent se défendre ni par le biais des tribunaux politisés ni à travers le travail des chambres qui sont muselées.
    • 3. Les partis ont fait voté des lois qui leur permettent de récupérer en dotations publiques leurs frais de fonctionnement ou de propagande. Le procédé est malhonnête car ces sommes ont été levées par coercition, sans qu’aucun contribuable ne puisse y échapper. Pour Gonzalo Fernandez de la Mora, « c’est, assurément, la forme la plus répugnante de rapine à main armée que celle qui s’exerce par les armes de l’État et en marge de la légalité comme dans le pire des féodalismes, mais en proportions incomparablement supérieures ».


    ∆ 8. L’instrumentalisation des parlementaires.

    La discipline qu’imposent les partis-machines aux députés qui ont été élus sur leurs listes est telle que le parlementaire ne peut plus émettre, dans les assemblées, un vote divergent de celui qu’ordonne le parti. Sinon, il est marginalisé voire exclu des prochaines listes électorales. La liberté individuelle du parlementaire est ainsi annulée.

    ∆ 9. Le paradoxe des transfuges.

    Le transfuge, qui, à la suite d’un désaccord ou par pur opportunisme, change de liste ou de parti, conserve son mandat et commet une double fraude : à l’égard de ses anciens dirigeants et à l’égard de ses électeurs. Mais la partitocratie admet ce genre de procédé, montrant ainsi la dépersonnalisation totale du député, qui devient un pion interchangeable.

    ∆ 10. les partis provoquent la dévaluation intellectuelle des chambres.

    Les projets de la majorité sont présentés au parlement. L’opposition minoritaire n’a que quelques minutes pour préparer ses réponses ou suggérer des amendements. Il est donc impossible, de cette manière, de lancer un débat de fond et de développer des arguments approfondis, raisonnables et cohérents. Les chambres déchoient ainsi en fictions rhétoriques, en spectacles.

    ∆ 11. Les partis provoquent la dévaluation politique des chambres.

    Comme l’exécutif procède de la majorité parlementaire, et que celle-ci est composée de députés dociles, dont le vote est parfaitement prévisible, les chambres perdent leur rôle politique : celui de critiquer l’exécutif, de lui imposer des amendements, de le faire tomber le cas échéant. La partitocratie confisque aux chambres leur rôle dans le fonctionnement de la démocratie.

    ∆ 12. Les partis dévaluent le rôle des chambres sur le plan fiscal.

    Les chambres sont nées justement pour limiter le pouvoir du souverain et surtout pour freiner ses appétits économiques. Les chambres sont là pour défendre les citoyens, faire en sorte que ceux-ci ne paient que le strict nécessaire en matière d’impôt. Dans les assemblées d’origine, les chambres s’opposent aux exagérations du Prince. Dans les partitocraties, au contraire, elles se transforment en assemblées dociles qui entérinent les décisions de l’exécutif et ne défendent plus les intérêts des citoyens. Ce qui est une entorse supplémentaire au principe de la représentation démocratique.

    ∆ 13. Les partis dévaluent le rôle législatif des chambres.

    Les chambres ont été créées pour contrôler le Prince ou le pouvoir exécutif en exerçant leurs compétences légiférantes. Les lois devaient ainsi être forgées pour le bénéfice du peuple, en le soustrayant à tout arbitraire du Prince ou de l’exécutif. Dans les partitocraties, ce rôle de légiférant-protecteur est annulé, dans la mesure où la majorité parlementaire entérine formellement les textes que l’oligarchie partisane a décidé de transformer en lois. L’idée inspiratrice de ces textes vient du chef ou de l’état-major et de leurs conseillers et non pas des membres de l’assemblée, qui n’ont même pas l’obligation de les lire !! les chambres déchoient ainsi en un espèce de notariat collectif qui accorde une sorte de caution publique à des textes composés et décidés ailleurs. Conclusion : la capacité législative des chambres dans les partitocraties décroît, jusqu’à atteindre le point zéro.

    ∆ 14. Le pouvoir des partis dans une partitocratie conduit à l’irresponsabilité du gouvernement.

    En théorie, le gouvernement est responsable devant les assemblées. Dans les partitocraties, où il y a une majorité stable, il a les mains absolument libres et n’est même plus obligé de tenir compte de l’opposition. Il s’accorde l’impunité et compte sur la mémoire courte des électeurs, qui oublieront ses trafics avant les nouvelles élections.

    ∆ 15. La partitocratie conduit à la politisation de l’administration.

    On peut parler d’une politisation de l’administration, dès que les fonctionnaires agissent dans le sens que leur dicte leur parti, ne cherchent plus à appliquer l’ordre juridique en place et ne respectent plus le principe de l’équité. L’oligarchie partitocratique peut ainsi politiser l’administration, en limitant son accès à ses affiliés ou ses sympathisants ou en octroyant des récompenses et des promotions à ses seuls féaux. Nous avons assisté à l’émergence d’une sorte de népotisme collectif. Toute administration politisée est par définition partiale et donc injuste.

    ∆ 16. La partitocratie conduit à la fusion des pouvoirs.

    L’idéal démocratique de Montesquieu, repose, pour l’essentiel, sur la séparation des pouvoirs. Depuis des temps immémoriaux, les hommes savent que l’on ne peut être à la fois juge et partie. G. Fernandez de la Mora écrit :

    « Pour faire en sorte que l’indépendance du pouvoir judiciaire ne soit pas diminuée ou annulée par des normes que le pouvoir exécutif fabrique à son bénéfice exclusif, il faut que le pouvoir législatif soit indépendant du pouvoir exécutif […] (Mais) dans les partitocraties […] le pouvoir exécutif assume de fait le pouvoir législatif et tend à influencer aussi l’interprétation et l’application des lois […]. Le mode le plus efficace pour atteindre de telles fins est d’intervenir dans la nomination et le placement des magistrats ».

    Conclusion

    Le constat de Gonzalo Fernandez de la Mora est simple : la partitocratie tend à confisquer à son profit tous les pouvoirs, en noyautant l’administration par placement de ses créatures, en intervenant dans la nomination des magistrats, en annulant l’indépendance des parlements et des députés. Elle est ainsi la négation de l’État de droit (qu’elle affirme être par ailleurs), parce qu’elle désarme les gouvernés face aux erreurs et aux errements de l’administration et face aux abus d’autorité. La fusion des pouvoirs, au bénéfice d’un exécutif de chefs de partis, correspond à ce que les classiques de la science politique nommaient la tyrannie. Même la dictature provisoire à la romaine respectait l’indépendance des juges et garantissait ainsi l’équité. Outre l’anarchie et la loi de la jungle, l’installation de tribunaux partiaux et partisans est la pire des choses qui puisse arriver à une communauté politique. Les événements de Belgique l’ont prouvé au cours de ces dernières années.

    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies européennes nº41, 1999.

    Université d’été de Synergies Européennes, Trente, 1998 / Séminaire de Synergies-France, Pange/Lorraine, sept. 1998

    • Bibliographie :

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    • Gonzalo FERNANDEZ de la MORA, « Cooptación frente a sufragio universal », in : Razón Española n°54, jul.-aug. 1992
    • Julien FREUND, Sociologie de Max Weber, PUF, 1968
    • Jesus FUEYO, « La degradación de la democracia », in : Razón Española n°53, mayo-junio 1992
    • Panfilo GENTILE, Democrazie mafiose (a cura de G. de Turris), Ponte alle Grazie, Firenze, 1997
    • Hans-Helmut KNÜTTER, « Staats- und Parteienverdrossenheit — Ursache und Konsequenzen », in : Mut, 1994
    • Hans-Helmut KNÜTTER, « Man weiß nicht mehr, was man will, sondern nur, was man ablehnt », in : Junge Freiheit n°6/1994 (Interview réalisé par Peter Boßdorf)
    • Klaus KUNZE, « Der totale Parteienstaat », in : Junge Freiheit, Jan.-Feb. 1992
    • Klaus KUNZE, « Der Weg der Parteiendemokratie in den feudalen Parteienstaat », in : Staatsbriefe, 3/1992
    • Klaus KUNZE, « Plebiszite als Weg aus dem Parteienstaat », in : Junge Freiheit, Okt. 1992
    • Angel MAESTRO, « La partitocracia en crisis », in : Razón Española n°54, jul.-aug. 1992
    • Marco MINGHETTI, I partiti politici e la loro ingerenza nella giustizia e nell'amministrazione, Pref. di Carlo Guarnieri, Societa Aperta, Milano, 1997
    • Wolfgang MOMMSEN, Max Weber : Gesellschaft, Politik und Geschichte, Suhrkamp, Frankfurt/M., 1974
    • Vincenzo PACIFICO, « Marco Minghetti : il padre della “destra storica” italiana e la sua opera : Spirito de patria », in Percorsi n°4, mars 1998
    • Karl PISA, Alexis de Tocqueville : Prophet des Massenzeitalters — Eine Biographie, DVA, Stuttgart, 1984
    • Caspar von SCHRENCK-NOTZING, « Die verdeckte Krise des Parteiensystems », in : Junge Freiheit, Juli/August 1991
    • Caspar von SCHRENCK-NOTZING, « Das Grundübel unserer Demokratie liegt darin, daß sie keine ist », in : Junge Freiheit, Dez. 1993
    • Robert STEUCKERS, Partitocratie et polyarchie : le cas belge, manuscrit non encore publié
    • Helmut STUBBE-da LUZ, « “Nicht die Formen studieren, sondern die Kräfte!” : Moisei J. Ostrogorski (1854-1919), ein Pionier der Parteienkritik», in : Criticón n°148, pp. 193-198, München, 1995
    • Juan VALLET de GOYTISOLO, « ¿ Democracias no partitocracias ? », in : Razón Española n°54, jul.-aug. 1992
    • Alberto VANNUCCI, Il mercato della corruzione. I meccanismi dello scambio occulto in Italia (Pref. di A. PIZZORNO), Sociéta Aperta, Milano, 1997
    • Max WEBER, Le savant et le politique (Préf. de R. Aron), UGE-10/18, 1963


    Partitocratie

    • pour prolonger : Le financement des partis politiques : Contribution à l'étude du statut constitutionnel des partis politiques, Rainer Kraehe (thèse de droit, Caen, 1969), Publications des universités de Rouen, 1972.

     

    Partitocratie

     

    Panfilo Gentile, critique et pourfendeur des démocraties mafieuses

    PartitocratieOn dit que le terme “partitocratie” est né à l'Université de Florence en 1949 : le premier à l'avoir utilisé serait Giuseppe Maranini, à l'occasion de l'ouverture de l'année académique. Mais parmi les premiers hommes politiques à avoir utilisé ce terme figure Don Luigi Sturzo qui, au Sénat, avait dénoncé l'avènement de la partitocratie « contre laquelle il fallait opposer une résistance sérieuse dès le départ ». Cependant, la critique de l'immixtion générale des partis politiques en tous domaines est vieille d'au moins un siècle. Déjà Minghetti, en 1881, avait publié un volume dédié aux partis politiques et à leur ingérence dans la justice et l'administration (I partiti politici e la loro ingerenza nelle giustizia e nell'administrazione). Avant lui, Ruggero Bonghi avait dénoncé la « profonde corruption [des mœurs politiques] que provoquaient les partis ». Il relevait que « nous étions en train de transformer les meilleures formes de gouvernement en les formes pires qui aient jamais existé, en un réseau fort dense de petites ambitions qui… s'étendant à tous le pays, compénétrant sa moelle, ne laissera aucun membre intact et sain ». Ce sera cependant l'avènement du parti-église, du parti-Prince, de facture léniniste, qui fera que la forme politique “parti” assumera sa pleine légitimité à dominer la société civile.

    Rendre justice à ceux qui, très tôt, avaient dénoncé les tares de la partitocratie

    Mais les efforts pour dénoncer la partitocratie, fille directe du Parti Unique (dont elle est la version tentaculaire sous la forme du “pluralisme”), deviendront plus systématiques et complets dans l'Italie républicaine de la seconde moitié du XXe siècle. J'estime que c'est une injustice, et un oubli injustifié, que cette critique tardive et unanime de la partitocratie ait oublié ceux qui, des décennies auparavant, en avaient dénoncé les tares avec une précision rigoureuse. Finalement, certains auteurs comme Flores d'Arcais ont soutenu la thèse que la partitocratie était de droite (et même de “nouvelle droite”) en son essence. Nous assistons là à un véritable renversement des rôles et des définitions, si l'on considère que les précurseurs les plus lucides et les plus intransigeants de la critique de la partitocratie appartenaient plutôt à la sphère culturelle de droite. On pouvait peut-être imputer à cette culture une certaine sympathie pour les solutions autoritaires, un anti-parlementarisme et, dans certains cas, un anti-démocratisme, mais certainement pas une volonté de défendre les travers de la partitocratie.

    Panfilo Gentile observe trois Italies politiques

    Nous utilisons ici le vocable de “droite” au sens large, tout en faisant allusion à des anti-fascistes du genre de Mario Vinciguerra ou de Piero Operti ou à d'anciens fascistes comme Camillo Pellizzi ou Carlo Costamagna, ou à des personnalités comme Giacomo Perticone, Lorenzo Caboara, et, enfin, à Gianfranco Miglio. Mais le polémiste le plus efficace dans sa critique de la partitocratie fut Panfilo Gentile, au départ journaliste. Panfilo Gentile est un vieux chêne de la culture politique italienne qui a successivement vécu, de manière difficile et non conformiste, l'Italie de Giolitti, l'Italie de Mussolini et l'Italie de la République d'après 1945. Gentile, qui meurt en 1971, a traversé les 3 Italie(s), en préférant toujours la partie “incorrecte” de la culture, en somme la culture d'opposition du moment.

    Il avait commencé sa carrière comme socialiste dans les colonnes d'Avanti quand le directeur de ce journal était Benito Mussolini ; avec celui-ci, il a partagé également l'expérience d'Utopia. Ensuite, il est passé à l'Unità de Salvemini, pour ensuite devenir professeur d'université et se consacrer à une carrière d'avocat dans la période fasciste. Plus tard, il se retrouva parmi les activistes du Mondo de Mario Pannunzio et de Risorgimento liberale. Après avoir assuré un moment la direction de Nazione et avoir passé un long moment dans la rédaction du Corriere della Sera, il termine ses activités de publiciste à droite, dans les pages de Specchio, de Roma et de Borghese. Mais, surtout, il achève de publier une captivante trilogie contre la partitocratie, avec Polemica contro il mio tempo, Opinioni sgradevoli et Democrazie mafiose, trois volumes édités par Volpe. Ces livres ont connu de nombreuses rééditions ; en les relisant, on s'aperçoit de l'éternelle fraîcheur et vivacité des arguments de ce polémiste cultivé ; de plus, la lucidité de ses positions critiques reste pleinement actuelle. Notre démocratie — écrivait P. Gentile dans les années 60 — est en réalité « une oligarchie de demies portions » à laquelle correspond également une intelligentsia constituée à son tour de “demies portions”. Le déclin des élites est donc à l'origine de la mauvaise qualité de la démocratie italienne. Ses pages, consacrées au “décadentisme” qui caractérise l'intelligentsia de gauche, sont très pertinentes. Avec vigueur et lucidité prophétique, Panfilo Gentile prévoyait, en pleine effervescence de 1968, la fin des idéologies. À commencer, d'ailleurs, par l'idéologie du progrès, dont il entrevoyait, justement dans les années où elle connaissait son apothéose, les signes du déclin.

    Démocraties mafieuses, cryptocraties et néo-capitalisme

    Les démocraties mafieuses selon P. Gentile sont très justement décrites et définies comme des « cryptocraties » : ce qui signifie que, dans ces démocraties mafieuses, le pouvoir devient invisible, occulté, soustrait à la lumière du consensus et du contrôle public. C'est le pouvoir des groupes, des secrétariats de parti et aussi des lobbies et des potentats de l'économie. Il s'agit, ni plus ni moins, des pouvoirs forts et invisibles, dont on parle à intervalles réguliers. Nous ne devons pas oublier les pages que P. Gentile a écrites sur le néo-capitalisme et la nouvelle bourgeoisie. Il soutenait la thèse que le néo-capitalisme, avec la déshumanisation qu'il générait, avec le conformisme qu'il généralisait, était le terrain idéal pour faire croître la partitocratie. C'est évidemment une analyse dont il faut se souvenir aujourd'hui quand on oppose les désastres de la partitocratie aux "merveilles" que l'on prête à la caste des “entrepreneurs”. Ou quand on affirme qu'il faut guérir les erreurs de la politique par la thérapie du marché. Analyse d'autant plus intéressante que P. Gentile ne se posait pas d'emblée comme anti-libéral ni même comme un opposant au laisser-faire en économie.

    Unique remède : la république présidentialiste

    Les conclusions de P. Gentile — même si elles sont enclines au pessimisme — l'ont conduit, de perplexités en perplexités, à réclamer le passage à une République présidentialiste. Il ne voyait pas d'autres correctifs efficaces contre la partitocratie. C'était pour lui l'unique remède, qu'il considérait toutefois comme anti-autoritaire, parce qu'il restituait une autorité décisionnaire au-delà des cénacles [occultes] des partis. La République présidentialiste était l'unique voie, selon lui, qui était un libéral anti-partitocrate, pour annuler les effets pervers d'une “démocratie sans peuple”, dont parlent également Duverger et Nenni. Ainsi P. Gentile remettait le sceptre entre les mains du peuple [réel].

    Dans le corpus doctrinal du conservateur Panfilo Gentile ressurgit toutefois une ancienne hérédité socialiste ; n'oublions pas qu'il fut, entre autres choses, avant la Grande Guerre, l'auteur d'un important essai révisionniste du marxisme, où il a tenté de réinstaller le socialisme dans le filon de l'idéalisme critique. C'est la tâche qu'il s'était assigné dans les colonnes d'Avanti, le journal dont Mussolini était le rédacteur en chef. Celui-ci y a d'ailleurs consacré une longue recension, où il n'épargnait pas à P. Gentile d'âpres critiques, y compris à la syntaxe et au titre qu'il jugeait « trop prolixe pour un ouvrage aussi bref ». Pourtant, ce même Mussolini a trouvé dans cet essai de P. Gentile ce qu'il s'apprêtait à faire, c'est-à-dire bouleverser le socialisme de fond en comble, même si, dans un premier temps, il a critiqué les thèses de cet ouvrage.

    « À quelles conclusions aboutit ce Gentile ? » se demandait Mussolini. « À un bouleversement total de la notion même de socialisme. Le facteur économique, de subordonnant, devient subordonné. Passe au second plan. Le socialisme n'est plus une nécessité économique, mais une nécessité transcendante, métaphysique : il devient la réalisation nécessaire de l'idée ». Il s'agit donc du renversement du socialisme en un idéalisme, en un mythe, ce que fera Mussolini plus tard, mais en s'inspirant de Sorel et de l'autre Gentile, Giovanni Gentile, théoricien de l'actualisme fasciste.

    Mais l'ancien socialiste P. Gentile se définira plus tard, en 1969, dans un entretien accordé à Gianfranco de Turris, comme « l'un des rares réactionnaires d'aujourd'hui ». Et il ajoutera, dans une préface au livre Apologia della reazione de Ploncard d'Assac, que « l'unique façon d'être progressiste, c'est d'être réactionnaire ». En ces années-là, P. Gentile se définissait aussi comme « un jacobin d'extrême droite » et critiquait le fascisme parce que « trop démocratique et trop populaire ». P. Gentile était donc réactionnaire, mais restait libéral, et laïque (il fut l'auteur d'une excellente Storia del Cristianesimo), demeurait en lutte permanente contre la « cléricalisation des esprits ».

    Contre la “cléricalisation des esprits”

    Ceux qui l'ont connu dans ses dernières années, quand il habitait dans la Via Veneto à Rome, se rappeleront de lui comme l'homme toujours assis dans l'angle gauche de son cabinet de travail, à côté d'une machine à écrire portative sur laquelle il tapait à un seul doigt, entouré de chiens et de chats. Sur les murs étaient suspendus des portraits dédicacés de D'Annunzio, de Gioacchino Volpe, de Missiroli et de Croce, ainsi que l'ordre de Commandeur du Cordon Bleu. Il était largement octogénaire. Il avait l'habitude de ne jamais révéler son âge. À un journaliste qui l'avait qualifié de “doyen” dans un interview, il avait demandé de changer ce terme : « C'est pour ceux qui sont encore plus vieux que moi ». Une chose est certaine : ses pages sur les démocraties mafieuses, la chienlit du XXe siècle, n'ont pris aucune ride, car elles décrivent encore mieux notre temps que le sien. Ce vieux réactionnaire jacobin aimait le passé, mais, en fait, il a décrit l'avenir.

    ► Marcello Veneziani, Nouvelles de Synergies européennes nº57/58, 2002.

    (extrait du livre L'Antinovecento : Il sale di fine millenio, Leonardo ed., Milan, 1996 ; tr. fr. : RS)

     

    Partitocratie

     

     

    Partitocratie Un thème polémique : la ploutocratie

    [Ci-dessous : fils de marionettes. L'anonymisation des peuples entérine celle de la financiarisation. La démocratie libérale en ce sens n'a de démocratie que le nom. Elle est mystification de la volonté générale]

    La ploutocratie du grec ploutos, richesse et kratos, pouvoir, autorité.) est un terme polémique désigne une organisation politique dans lequel le pouvoir est exercé par les plus riches. Une telle forme de gouvernement aux mains de la classe sociale des plus fortunés ne peut que conduire à de fortes inégalités et à une faible mobilité entre les différentes classes sociales.

    Les régimes les plus proches de la ploutocratie se rencontrent plutôt dans les oligarchies fondées, de fait, sur la richesse (Grèce Antique, cités de l'Italie du Moyen Âge telles Venise, Florence, Gênes). Les systèmes censitaires où le droit de vote nécessitait une contribution minimale (cens) n'étaient pas à proprement parler des ploutocraties, car souvent seules les contributions directes ayant une base foncière étaient prises en compte, écartant de ce fait les commerçants qui acquittaient des contributions indirectes.

    La ploutocratie est davantage une conception théorique qu'un réel système ayant été mis en place, même si la corrélation entre la richesse et le pouvoir politique est forte. La ploutocratie est souvent un argument de débat politique dans la lutte contre le pouvoir des milieux économiques et du commerce international.

    « J'appelle ploutocratie un état de société où la richesse est le nerf principal des choses, où l'on ne peut rien faire sans être riche, où l'objet principal de l'ambition est de devenir riche, où la capacité et la moralité s'évaluent généralement (et avec plus ou moins de justesse) par la fortune… » (Ernest Renan, L'Avenir de la science)

     

    LE VRAI VISAGE DES DEMOCRATES

    Mythes de la démocratie et réalités des ploutocraties occidentales

    • Présentation du texte : Jean Thiriart constate qu' « en Europe occidentale, depuis plusieurs décennies, règne la ploutocratie, déguisée en démocratie parlementaire. Les puissances d'argent tirent les ficelles des comédies politiques » (La Nation Européenne n°16, avril 1967). Il dénonce donc que « le régime de la démocratie parlementaire, dans une société à structures capitalistes comme l'Europe occidentale, conduit inévitablement au régime déguisé de la ploutocratie. L'argent est le dénominateur commun : il permet de tout acheter, y compris le pouvoir politique… Tous les pouvoirs y sont réunis dans les mains d'une caste de politiciens professionnels, coupés du peuple et manœuvres par des groupes financiers souvent étrangers a l'Europe. (…) Il faut donc une transformation radicale de nos structures politiques et sociales  ». (ibid.). Il s'agit donc par là de promouvoir une démocratie directe moderne, celle qui ne peut être défendue en l'état actuel que par la figure pionnière du soldat politique.

    • « Les démocrates humanitaires qui affirment que les hommes dont égaux, et qui, sur la foi de leur croyance, distribuent le droit de vote à tout le monde -, ne peuvent prétendre à aucune justification expérimentale de leurs croyances et de leurs actions. Ce sont des hommes qui ont une foi, et qui agissent en conséquence, sans tenter de découvrir si cette foi correspond à réalité objective. » Aldous Huxley, Le plus sot animal


    Tous nos systèmes pseudo-démocratiques s'appuient au départ sur plusieurs faux postulats dont le principal énonce que le nombre — c'est-à-dire la majorité — fait la loi. Dans la mesure où tous les hommes sont égaux en capacités intellectuelles et morales, dans la mesure où l'option engage la responsabilité, le système qui consiste à installer la domination de 51 personnes sur 49 autres est déjà grandement contestable.

    MAIS AU FAIT LES HOMMES SONT-ILS ÉGAUX ?

    L'observation élémentaire de la mesure nous apprend que les hommes sont différents, inégaux. Chaque homme est un mélange de dons divers (le caractère, l'intelligence, la santé) et de qualités acquises et variées (la culture, le discernement). Ainsi, lorsqu'un homme émet une opinion ou lorsqu'il la soutient, il peut le faire par ignorance satisfaite, pour satisfaire des appétits matériels, ou avec discernement.

    Les opinions brutes sont extrêmement variées parce que les hommes sont extrêmement inégaux. Beaucoup même laissés à eux-mêmes ont la décence de convenir qu'ils n'ont pas d'opinion, par carence. Les prises de position massives ne sont possibles qu’après un minimum de conditionnement.

    Toute la démocratie logomachique et parlementaire est basée sur le faux postulat qu'un vote en vaut un autre. Ainsi l’analphabète aura autant de poids que l'universitaire lorsqu'il s'agira de modifier les structures de l'État ; et le rentier aura autant de poids que le travailleur lorsqu'il s'agira d'apprécier les normes d'un travail manuel décent.

    Tout le monde s’occupe de tout. C'est en fait l'anarchie. Cette anarchie est toutefois tempérée par un autre vice fondamental, le second des maux atténue la gravité du premier, c’est le conditionnement.

    LIBRE ARBITRE ET CONDITIONNEMENT

    Très peu d'hommes possèdent une opinion propre. Ils croient en avoir une, en fait, ils ont l’opinion de leur milieu familial ou professionnel, l’opinion de leur journal habituel. Tous les hommes ont — au début de leur vie — une pensée conditionnée par l'éducation, l'instruction, le milieu. Chacun d'entre nous est passé par ce stade.

    La connaissance immanente n'existe pas. La connaissance est d’abord reçue. Mais ensuite chez certains hommes un dépassement s’opère et naît alors la pensée propre par ratiocination (ce mot n'a un sens péjoratif qu'en langage vulgaire). La ratiocination est le raisonnement. À condition de posséder un minimum d'intelligence et un minimum de culture, l'homme peut à un moment de sa vie se libérer progressivement de son conditionnement et s'élever tout seul. L'esprit humain dispose d'un arsenal d'outils de pensée très varié ; il procèdera par induction, déduction, il maniera le syllogisme, il usera de la dialectique.

    Mais hélas, et nous sommes les premiers à le déplorer, la grosse majorité des hommes ne dépasse jamais le stade de conditionnement de l'enfance et de l'adolescence. Bientôt, elle se fige dans ce conditionnement et le confond à tort avec une "personnalité". La faculté d'analyser et le pouvoir de raisonner procure un libre-arbitre relatif. Ce libre-arbitre est plus ou moins développé, mais il ne parvient jamais à éliminer totalement le conditionnement.

    Logiquement et sainement, lorsqu'on recueille une opinion, elle devrait être le résultat des faits réfractés à travers l'homme raisonnant. En fait, dans la grosse majorité des cas, l'opinion recueillie n'est que réfléchie par l'homme, dont le conditionnement joue en quelque sorte ici le rôle de miroir.

    La plupart des hommes ne sont que des porteurs d’échos. La démocratie arithmétique va s'empresser de compter, de comptabiliser ces "échos", et feindre de les considérer comme "opinions". On réalise bien vite que le système démocratique du type dit "arithmétique" (le suffrage universel) est fondamentalement vicié :

    • a) par le faux postulat de l'égalité humaine ;
    • b) par les additions d'échos, faussement assimilées à des additions d'opinions.


    À la base même du système apparaissent déjà une contre-vérité expérimentale et une imposture comptable. Le nombre d'échos dont le manipulateur peut disposer est fonction directe de ses moyens de presse, de ses moyens oratoires (l'éloquence emballe indifféremment bonnes et mauvaises marchandises). Ce sont le journal quotidien, l'émission de TV, le film, le roman, qui fabriquent l'opinion, la manipulent. Ce travail commence dès l'instituteur qui enseigne l’histoire ou la morale au goût du pouvoir régnant. Viendront s’y ajouter les délassements dûment orientés : les boy-scouts, et la presse enfantine. Et enfin, la panoplie des héros conformes. Nous ne sommes pas très loin du chien de Pavlov.

    Même les asociaux sont conditionnés et de nos jours l’adultère est stéréotypé, "normalisé" par le film et la presse de cœur. Le crime est enseigné également par le film et la presse. Là encore les acteurs sont sans personnalité propre ; ils sont dûment stéréotypés, qu'ils soient "amants" ou "tueurs", tout comme le sont les "électeurs". Permettez-nous, dés lors, de contester la valeur des consultations populaires après en avoir dénudé les mécanismes en trompe-l’œil.

    APRÈS LA NAÏVETÉ ET L'IMPOSTURE, VOICI L'ESCROQUERIE

    Il arrive que la machine à intoxiquer et à conditionner ne fonctionne pas encore assez bien ou assez vite au goût de ses propriétaires. On utilise alors l'arithmétique truquée ou escamotée. Il en a été ainsi de 1983 lors des élections municipales françaises où un découpage savant des circonscriptions a fait que souvent les socialistes minoritaires ont conservé la majorité des sièges (comme Gaston Deferre, alors ministre de l'Intérieur, à Marseille…). Les marlous du parlementarisme ont d'autre part inventé toutes sortes de trucs, dont la case de tête, le panachage et que savons-nous encore.

    Malgré toutes ces précautions malhonnêtes, il arrive encore des accidents, des poussées de fièvre, comme le "Poujadisme" de 1955 en France : à ce moment-là on "invalide" les élus. Plus fort encore : en Argentine, au début des années 60, les Péronistes avaient remporté (dans des conditions de propagande difficiles) les élections sans conteste possible. Riposte : élections annulées.

    Aux journalistes qui s'intéressent à notre travail de "corruption" de la jeunesse et qui parlent d'enseignement de la haine de la démocratie parlementaire, nous pouvons rétorquer qu'il suffit amplement de la mépriser. Il n'est vraiment pas difficile d'y arriver et d'y amener les autres.

    AVOIR RAISON SEUL CONTRE BEAUCOUP

    L'observation attentive des phénomènes humains nous enseigne que le nombre n'est quasiment jamais associé à la qualité. Si nous nous étions inclinés devant le culte de la "majorité" nous en serions encore au temps des procès de sorcellerie (le dernier date… du XVIIe siècle, à Paris) et à la cosmologie de Ptolémée. Et nous sommes gentils. Copernic a eu raison contre tous, et tant d’autres avant et après lui. Près de nous, songez à Semmelweiss, cet obstétricien hongrois, rappelez-vous Pasteur. Heureusement pour l'humanité, la majorité ne règne pas en permanence. Le progrès s'est toujours fait contre la majorité.

    MARCHANDAGE OU ARBITRAGE ?

    Quand on parle de pouvoir arbitraire, la valeur sémantique du mot a pris une charge péjorative dans le langage moderne. On oublie trop fréquemment que ce qu'un juge fait couramment, c'est précisément de prendre une décision arbitraire. La politique étant — notamment — le choix des inconvénients, on trouverait avantage la plupart du temps à résoudre les problèmes par "arbitrage", par décision d'arbitre.

    L'erreur ou l'injustice pourraient parfois s'y glisser, mais en est-il autrement par l'autre méthode, celle du jeu de la majorité. Il n'en est pas autrement et bien plus grave le système des majorités précaires et instables a entraîné rapidement celui des marchandages. Qui ne sait aujourd'hui qu'un vote de confiance — une Chambre — n'est autre chose en fait qu'un vote decomplicité : « Je ferme les yeux sur ceci si tu fermes les yeux sur cela… Je t'autorise à piller ceci, si tu me laisses piller cela !! »

    LA TECHNIQUE DU (FAUX) PROBLÈME DE DIVERSION

    Comme nous l'avons exposé plus haut, l'élection est initialement affaire de conditionnement. Une des techniques frauduleuses destinées à éviter les "accidents" que n'aurait pu empêcher le conditionnement, consiste à détourner l'attention publique des vrais problèmes pour la canaliser vers des "problèmes de diversion", pour la détourner et l'engager dans des canaux de dérivation.

    Ainsi en Belgique, il en a été de même avec "l'incivisme" (tarte à la crème entre 1945 et 1950), puis avec "l'Affaire royale", puis avec la "guerre scolaire", puis avec la "querelle linguistique" qui fonctionne depuis plus de 20 ans. Tout cela permet depuis plus de 40 ans de différer l'examen de la carence totale du régime dans la plupart des domaines très importants de l'économie, du social et du politique,

    La belle démocratie belge, à l'instar des autres démocraties inspire une cruelle analogie avec un spectacle de music-hall raté. On baisse le rideau pour éviter les sifflets du public, puis dare-dare on amène un clown devant le rideau baissé pour éviter de devoir rembourser les places. En 40 ans, la Belgique a perdu un Empire, laissé mourir des zones industrielles, fait fuir des capitaux, monté une pseudo-armée sans efficacité. Elle a aussi participé à toutes les turpitudes internationales à la traîne, soit de l'ONU soit de Washington, car nous sommes devenus une colonie US. Là sont les vrais problèmes.

    LES MASSES ET LA POLITIQUE

    Les masses ne s'intéressent que fort peu au jeu politique. Elles ne répondent en général — et c'est là un signe de santé dans leur simplicité qu'à des préoccupations matérielles directes. Si le fait d'urner n'était pas obligatoire nous aurions aussi, comme en France, 40 % d'abstentionnistes en Belgique. Les masses ne sont pas "indéfectiblement attachées à leurs institutions démocratiques".

    Si la tyrannie garantit les congés payés, elle sera acceptée, si le despotisme ne touche pas au pastis, il sera accepté. Les masses choisiraient sans hésiter le Fascisme et le Stalinisme avec du beurre plutôt que la démocratie avec de la margarine. Dans les pays occupés, les masses étaient, dès 1941, anti-hitlériennes en raison des déficiences du ravitaillement et pas à cause de la morale nietzschéenne des Nationaux-socialistes ; elles étaient pro-anglaises dans l'attente du retour du café et non pas par option pour la philosophie de John Locke.

    Les élections françaises de 1958 qui ont officialisé le retour de De Gaulle au pouvoir traduisaient très bien la lassitude populaire devant les jeux des névrosés du parlement. De Gaulle eut l'habileté de faire admettre aux masses qu'avec lui il n'y aurait pas moins de liberté (celle des chansonniers, c'est-à-dire celle qui plaît au peuple), pas moins de bistrots, pas moins de pastis, pas moins de Folies-Bergères. Dès lors, les masses ne se sentaient plus menacées dans leurs réels sujets d’intérêt et elles préféraient à la stabilité aux jeux des logomachiques du Palais-Bourbon. Le peuple ne désire pas fondamentalement "faire de la politique". On l'y contraint en démocratie parlementaire.

    C'est qu'il faut fréquemment urner pour confirmer la légitimité du pouvoir… Il y a peu de parlementaires qui pourraient arguer d'une autre source que le "vote" pour installer leur autorité. Ils ne peuvent arguer de la compétence, de la sagesse, du caractère, de l'envergure, de l'expérience. Il ne leur reste que le vote. Faute de pouvoir se distinguer par une valeur personnelle, ils ne se trouvent d'autres titres que ceux enlevés par un scrutin.

    ÉTAT DESPOTIQUE ET ÉTAT TOTALITAIRE : DIFFÉRENCES

    Imaginez un catholique qui se rendait à la messe une fois tous les quatre ans. Cela vous fait sourire ? Et bien, la participation populaire aux choses de l’État ne se manifeste pas plus souvent, en démocratie parlementaire. Une fois tous les quatre ans tout le monde doit se prononcer sur toutes les choses (on tire des traites sur l'avenir) pendant quelques heures. Dans l'optique démocratique idéale c'est fort peu, avouez-le.

    Il est cependant une troisième formule, c'est celle de l'État totalitaire. Totalitaire dans le sens vit de tous les citoyens, et qu'il commande à tous ses citoyens. Un État totalitaire est essentiellement différent d’un État despotique. L’État despotique est coupé des masses, l’État totalitaire contient les masses et agit à travers elle. L'État totalitaire ne s'appuie pas sur 51 % de sujets pour ignorer 49 % de sujets comme le fait la démocratie parlementaire, l'État totalitaire tel le père qui ignore la préférence et qui se préoccupe de tous ses enfants sans discrimination s'intéresse à tous ses membres. Comment y arriver ?

    LA COLLÉGIALITÉ OPPOSÉE A L'ASSEMBLÉE

    En système parlementaire, une fois tous les 4 ans, les masses "consultées" (après avoir dûment été droguées) confient d'un seul vote TOUS les pouvoirs. Pendant les quatre ans qui suivent, le Parlement, médiocre, incompétent, paresseux, s'approprie les bénéfices du pouvoir sans pour cela se charger du travail réel. Ce dernier est confié à une administration aveugle, anonyme à travers ce qu'ils nomment des lois-cadres. Jamais la bureaucratie d'État n'a été aussi puissante. Nos parlementaires s'identifient aux derniers Mérovingiens et les chefs d'administration aux premiers Maires du palais.

    Le remède à cette situation consiste dans la participation de toute la Nation à la responsabilité de gouvernement, à des titres divers et à des niveaux divers. C'est la diffusion de la responsabilité. Cette méthode présuppose tout d'abord un déconditionnement, un désabrutissement des masses. Suivis d'une éducation populaire.

    Après cela des élites naturelles se dégageront de toutes les catégories sociales, de toutes les catégories intellectuelles. Dans chaque profession, il existe une aristocratie naturelle, une sorte d'aristocratie de l’aptitude individuelle. Un régime qui vit en coïncidence de phase avec ses aristocraties naturelles est un État totalitaire. Un régime despotique vit au contraire en contraste de phase avec ses élites. Tout l'art réel du gouvernement de la Cité consiste à vivre en sympathie (pris dans le sens étymologique) avec tous les membres de la Nation, à en connaître les besoins, et à en sentir les réactions.

    Cette forme de gouvernement est permanente, la démocratie parlementaire est cyclique, la première est infuse dans la Nation, la seconde se traduit par une vague procuration électorale. La première conception appelle impérativement les conditions essentielles de son efficacité ; elles se résument à deux lois de base, à savoir :

    • la consultation ne se fait qu'où il y a compétence (professionnelle ou intellectuelle) ;
    • le pouvoir implique une responsabilité.


    Ainsi se dessine une pyramide de consultations et de responsabilités. La pyramide hiérarchique se construit de compétence et de responsabilité. De la sorte, existe une continuité entre la tête et le corps de la Nation, un flux constant. Le pouvoir est branché en permanence sur la Nation. C'est, vous l'avez décelé, une organisation similaire à celle du corps humain où la tête ne commande pas au bras ce qu'il est incapable de faire, où la tête ne méprise pas le corps qui la porte, où le corps ne peut envisager de refuser les ordres de la tête, car ils sont plus que solidaires, ils sont complémentaires.

    POUR UN GOUVERNEMENT COMMUNAUTAIRE

    Ce gouvernement communautaire remplace un parlement monstrueusement hypertrophié par une pyramide de collèges. C'est la collégialité opposée à l’assemblée. C’est le groupe structuré opposé à la route informe.

    Quelle est — d'expérience — la limite d'un de ces groupes de décision, d'une de ces "collégialités" ? Les psychologues, les organisateurs et les sociologues savent par observation et expérimentation que le nombre limite d'un groupe de décision ne peut, en aucun cas, dépasser 10 personnes sous peine de voir son efficacité diminuer rapidement. Or, en démocratie parlementaire, nos assemblées prétendent choisir et décider en groupes de centaines d’hommes.

    Ainsi, même sur le plan technique, la démocratie parlementaire est viciée au départ. le travail "en commissions" ne peut y changer grand'chose en pratique. Ou bien la démocratie absolue (sic) s'exerce et c'est la pagaille ou bien la discipline de parti impose la discipline de vote sur des dossiers bien ficelés par les commissions et c'est la négation de l'assemblée.

    Comme vous le voyez la démocratie arithmétique, autrement dit la démocratie parlementaire, est bourrée de contrastes et de fraudes. Elle a démarré sur le faux postulat de l'égalité des hommes. Elle a du conditionner ses électeurs pour éviter l'anarchie totale, elle a devant certains échecs truqué le type de scrutin, parfois escamoté toute une élection. Les vrais problèmes, ceux qui mettraient en évidence sa carence, et par extension mettraient en péril son principe, sont masqués par des problèmes de diversion. Le caractère populaire de ses racines est cyclique, voire occasionnel.

    Tout cela n'a rien de démocratique (au sens étymologique du mot), c'est en fait une colossale escroquerie. Démocratie arithmétique-parlementaire ? Non… Oligarchie de la médiocrité, pseudo-démocratie, DÉMO-PLOUTOCRATIE.

    ► Jean Thiriart, Conscience européenne n°16/17, mai 1987.

     


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