• Turquie

    turqui10.gifLes anxiétés anti-européennes de la Turquie

    Ankara persiste dans sa demande d’adhésion à l’UE mais, simultanément, élève la voix contre Bruxelles et contre Chypre

    La Turquie est prête à respecter n’importe quelle décision de l’UE quant à la demande d’adhésion turque, même un “non”, mais le processus des négociations doit être mené jusqu’au bout. Telle est la teneur de la requête formulée récemment à Berlin par le président turc Abdullah Gül, au cours d’une visite de 4 jours en Allemagne, pays où vivent 3,5 millions de personnes d’origine turque, et en présence de son homologue allemand, Christian Wulff. « Nous accepterons de ne pas être membres de l’UE si le peuple d’un seul pays de l’UE le refuse ou considère que la Turquie constituera un poids », a souligné Gül lors d’une conférence de presse, en présence de Wulff ; Gül se référait à l’éventualité d’organiser des référendums nationaux à propos de l’adhésion d’Ankara à l’Union. « Je pense que les débats récents sur l’adhésion ou la non adhésion de la Turquie ne sont pas nécessaires. Avant toute chose, la Turquie doit recevoir la possibilité de mener les négociations jusqu’au bout », a poursuivi Gül. Ces paroles ont reçu l’accord du président allemand, qui semble avoir pris ses distances par rapport à la Chancelière Merkel, qui demeure ferme dans son opposition claire et nette à toute adhésion turque. Pendant le dîner officiel organisé en l’honneur de son hôte turc, Wulff a affirmé que les négociations en vue d’une adhésion à l’UE doivent être menées de manière plus correcte, plus ouvertes aux espérances turques. « L’UE, elle aussi, doit travailler de manière plus active, afin que le processus d’adhésion puisse progresser, et doit également garantir à ses interlocuteurs turcs une attitude réceptive jusqu’au moment où la Turquie, finalement, aura concrétisé toutes les conditions nécessaires pour entrer dans l’Union », a souligné le chef de l’État allemand.

    Madame Merkel, tout comme le chef de l’Élysée Nicolas Sarközy, propose un partenariat privilégié entre l’UE et la Turquie, soit un projet que Gül a défini « difficile à comprendre », vu que l’Union douanière en vigueur consent déjà des rapports privilégiés. Ankara, en 2005, avait entamé les négociations en vue de l’adhésion après avoir reçu le feu vert unanime des partenaires de l’Union. Mais ces négociations se déroulent au ralenti : seuls 13 chapitres sur 25 ont été abordés. Qui plus est, la Chancelière allemande a exprimé au Président turc ses préoccupations à propos des tensions croissantes entre Ankara et le gouvernement israélien, tiraillements qui ont miné les rapports entre les 2 pays du Proche Orient.

    Lors de l’entrevue qui eut lieu dans les bureaux de la Chancellerie, les 2 parties ont réitéré leurs positions quant à l’entrée de la Turquie dans l’UE et abordé ensuite la question du printemps arabe. Gül a répété publiquement que la Turquie demeurait toujours candidate à devenir membre à part entière de l’UE. Officiellement, l’Allemagne est ouverte à cette éventualité mais le parti de la Chancelière, la CDU, entend offrir aux Turcs une forme différente d’association, c’est-à-dire un partenariat stratégique qui exclurait l’adhésion à plein titre à l’UE. Au cours de la même journée, les interlocuteurs ont abordé aussi les attaques proférées par le ministre turc des affaires étrangères Ahmet Davutoglu contre les pays européens, accusés par lui de donner asile aux séparatistes kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) qui, au départ de l’Europe, continuent à financer des activités terroristes, à procéder à du recrutement, à diffuser de la propagande et à se livrer au trafic d’armes. Cette attaque du chef de la diplomatie turque s’est effectuée à l’occasion d’une conférence sur la lutte internationale contre le terrorisme, qui s’est tenue à New York pendant la 66ème Assemblée générale des Nations-Unies. Davutoglu a expliqué qu’au cours de ces derniers mois, la Turquie a été confrontée à une recrudescence des attaques du PKK, une formation politique, a-t-il ajouté, « qu’Ankara continuera à combattre avec toutes les mesures qui s’avèreront nécessaires », toutefois dans le respect des principes démocratiques.

    Mais les tensions entre Ankara et Bruxelles ne se limitent pas à la question kurde. Il y a aussi les rebondissements dans la question cypriote : Nicosie entend aller de l’avant dans les travaux de prospection, lancés en vue de découvrir des gisements d’hydrocarbures dans la zone économique exclusive de la République de Chypre. Or cette zone d’exclusivité cypriote, les Turcs la réclament pour eux aussi. Un fonctionnaire responsable de l’énergie auprès du département du commerce à Nicosie a confirmé que la firme Noble Energy, basée à Houston, a commencé ses explorations en vue de trouver pétrole et gaz au large de la côte méridionale de Chypre. Entretemps, un communiqué, publié sur le site du ministère des affaires étrangères de Nicosie, a répété « que la République de Chypre maintient ses propres droits souverains sur la plateforme continentale en accord avec les lois internationales et aucun autre accord ou aucune décision de la part de la Turquie aura des conséquences sur l’exercice de ces droits ». Et le communiqué souligne : « L’annonce faite par la Turquie constitue un nouvel acte de provocation contraire aux lois internationales ». Ces termes condamnent expressis verbis la décision du gouvernement turc de faire surveiller par des navires de guerre et des avions militaires, prêts à intervenir, les opérations de forage et de sondage que Chypre vient d’entamer en mer. Ces moyens militaires devront en outre défendre le bon déroulement de travaux de même nature que la Turquie commencera très prochainement.

    Les tensions actuelles éloignent encore davantage dans le temps le projet de réunifier l’île, divisé en un sud grec-cypriote et un nord colonisé par les Turcs. Ankara a en outre menacé de suspendre les relations avec l’Union Européenne si, l’an prochain, Bruxelles concède à Chypre la présidence des institutions européennes, à laquelle l’île a droit selon le principe de rotation en vigueur. Nous faisons donc face à une ligne politique, délibérément choisie par Ankara, qui contribue à éloigner toujours davantage la Turquie de l’UE. La Turquie a donc bel et bien opté pour une stratégie néo-ottomane visant le contrôle direct et absolu d’Ankara sur toute les zones voisines, au Proche Orient comme en Méditerranée orientale.

    ► Andrea Perrone (article paru dans Rinascita, Rome, 21 septembre 2011).

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    Erdogan, la Turquie et le néo-ottomanisme face à une Europe déboussolée

    Nous avions déjà maintes fois abordé le problème turc, dans de multiples allocutions antérieures : pour souligner le conflit millénaire qui oppose l’Europe, héritière des Romaniae  romaine et byzantine, à la Turquie, héritière et de tous les mouvements vers l’ouest amorcés dans l’histoire par les peuples ouralo-altaïques de la steppe centre-asiatique et du califat islamique ; ensuite ppour analyser les ingrédients de la mosaïque turque actuelle et les conflictualités qui en découlent (47 groupes ethniques et religieux, dans toutes les combinatoires possibles !).  Aujourd’hui, nous analyserons plus en détail l’émergence d’un nouvel islamisme “démocratique” ou “modéré” selon le langage des médias favorables à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. D’Erbakan à Erdogan, cet islamisme particulier a des racines, que nous évoquerons parce qu’elles nous expliquent bien des positions prises récemment par le gouvernement turc, et qu’elles se combinent habilement avec le néo-ottomanisme du nouveau ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu. Cette diplomatie néo-ottomane se déploie tous azimuts : vers le Croissant fertile, vers les Balkans, l’Égypte et la Libye, le Caucase, etc., suscitant en bout de course plus d’inimitiés que d’alliances durables. Le glissement vers l’islamisme erdoganien et le néo-ottomanisme davutoglien implique une liquidation de l’héritage kémaliste et laïque et du nationalisme turco-centré ou panturquiste. Cette liquidation s’est manifestée lors de la fameuse affaire de l’Ergenekon, ce groupe de militaires fidèles au double héritage kémaliste et panturquiste (ou pantouranien). Autre avatar inquiétant de cette mutation importante dans les idéologies dominantes qui structurent la machine étatique turque : la politique d’immixtion dans les affaires intérieures des États-hôtes, qui accueillent une forte immigration turque, suite aux 2 discours d’Erdogan tenus en Allemagne, à Cologne et à Düsseldorf, en 2008 et en 2011. La nouvelle idéologie dominante à Ankara rompt avec la retenue traditionnelle des cercles diplomatiques, exactement comme les néoconservateurs américains avaient fustigé la diplomatie des États européens et de la Russie lors de l’intervention de 2003 en Irak. Le “mobbing” contre la Suisse s’inscrit également dans cet abandon, par les États marqués par l’un ou l’autre fondamentalisme idéologique ou religieux, des critères de comportement habituels de la diplomatie. La politique d’immixtion, inacceptable pour ceux qui entendent préserver la souveraineté pleine et entière des États, conduit à des phénomènes inquiétants de désagrégation sociale dans les États qui ont jadis accepté des migrants d’origine turque. Nous analyserons ces phénomènes de désagrégation. Nous bénéficierons, pour étayer nos arguments, d’un dossier exceptionnel, composé par  Jürgen P. Fuss, ancien éditeur du seul hebdomadaire turc en langue allemande (Aktuelle Türkische Rundschau), revenu dans son pays natal, après que le système Erdogan se soit bétonné en Turquie, ne permettant plus une réelle liberté d’expression et de ton. Ce livre sera présenté à un public non germanophone pour la première fois depuis sa parution, au printemps 2011. 

    ► Robert Steuckers, octobre 2011.

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    1071-t10.jpgLa Turquie demeure “l'homme malade du Bosphore” 

    ◘ Analyse des rapports entre la Turquie et le monde arabe et entre la Turquie et Israël

    [© Dessin de Schrank paru dans The Economist, Londres]

    Depuis les pentes de l’Atlas jusqu’aux rivages de l’Océan Indien, de l’Europe centrale jusqu’à la première cataracte du Nil et jusqu’aux littoraux de la Caspienne et de la Mer Rouge, toutes les traditions, que ce soient celles des Arabes ou des Berbères, des Kurdes ou des Arméniens, des Grecs ou des Hongrois, des Serbes ou des Autrichiens, parlent de raids turcs ou de rafles d’esclaves pendant les 5 ou 6 siècles qu’a duré la terrible domination ottomane. Les oppresseurs turcs suscitaient rejet et horreur, au point que lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale et que le Sultan Mehmet V, calife des musulmans, appelle à la guerre sainte contre les puissances de l’Entente, aucun peuple ou tribu du monde musulman sous domination française ou britannique, que ce soit en Afrique ou en Inde, ne se déclare prêt à se joindre à une djihad sous l’égide turque. Au contraire : la plupart des cheiks arabes et des princes musulmans se sont rangés derrière les Britanniques (qui, bien entendu, ont promis et donné subsides et formulé moultes promesses).

    En 1919, après que les vainqueurs de la Première Guerre mondiale soient parvenus à imposer aux Allemands, aux Autrichiens et aux Hongrois vaincus les clauses scandaleuses des “Diktate” de Versailles, de Saint Germain et du Trianon, ce fut le tour des Turcs à Sèvres un an plus tard. Les conditions imposées à la Turquie étaient si inacceptables qu’un mouvement nationaliste turc, sous la houlette de Mustafa Kemal, a pu appeler la population à la révolte et à la résistance. Kemal a réussi à rassembler derrière sa personne les restes de l’armée ottomane et, pendant l’été 1921, à arrêter et à repousser la puissante offensive grecque en direction d’Ankara. En 1923, Kemal devint le premier Président de la République turque. En 1924, il put signer à Lausanne un traité de paix favorable à son pays. Le successeur de Kemal, Inönü, a réussi, pour sa part, à maintenir la Turquie hors du second conflit mondial, grâce à une magistrale et habile politique d’équilibre entre les puissances occidentales, l’Union Soviétique et le Troisième Reich.

    N’importe quel touriste qui visiterait les pays arabes du Machrek ou du Maghreb pourrait admirer les monuments prestigieux construits jadis par les Anciens Égyptiens, les Phéniciens, les Babyloniens, les Grecs ou les Byzantins mais chercherait en vain les témoignages tangibles de la culture turque… alors que les Turcs ont dominé souverainement ces pays du XIVe au XXe siècle. La mémoire vive de tous les peuples de la région retient en revanche l’oppression et l’exploitation qu’ils ont subies par la volonté des pachas ottomans et par l’arbitraire des sultans auxquels ils ont été soumis pendant plusieurs générations.

    Ces mauvais souvenirs légués par l’histoire font en sorte, aujourd’hui, que les anciennes colonies ottomanes, devenues des États arabes souverains, ne prêtent finalement qu’une oreille assez inattentive aux chants de sirène que profèrent les dirigeants turcs actuels, qui leur promettent d’avantageuses alliances. À cela s’ajoute qu’au ballast de l’histoire, s’ajoute un nouveau ballast :

    ♦ La Syrie réclame aux Turcs le retour de la province d’Hatay, avec le port d’Iskenderun (Alexandrette) et la ville d’Antakya (l’antique Antioche), qu’elle avait dû céder à la Turquie à l’époque du mandat français, en 1939. La France avait cédé cette province arabe/syrienne contre la promesse turque de ne pas se ranger derrière le Troisième Reich pendant la guerre.

    ♦ Les États arabes, surtout les pays qui se trouvent en état de guerre permanente avec Israël, comme la Syrie, le Liban, l’Égypte ainsi que le mouvement de libération de la Palestine, n’oublieront jamais que la Turquie, membre de l’OTAN, est restée neutre (au mieux) au cours de 4 guerres israélo-arabes dans la région, mais, si l’occasion s’était présentée, aurait été tout aussi prête à se tenir aux côtés d’Israël. En 1996, la Turquie a signé un traité d’alliance avec Israël. Et, lorsque, la même année, les troupes de Tsahal entrèrent une nouvelle fois en territoire libanais, les Turcs organisaient des grandes manœuvres le long de la frontière syrienne, afin de clouer au Nord les régiments de Damas.

    ♦ Les Irakiens, qui, comme on le sait, ont été “libérés” par les Américains, n’oublieront jamais que les Turcs ont cherché l’appui américain pour obtenir la sécession des provinces du Nord de l’Irak autour des régions pétrolifères de Kirkouk et Mossoul. Les Turcs espéraient faire de ces provinces kurdes de l’Irak un État kurde “indépendant et souverain”, qui aurait eu la bénédiction de Washington et d’Ankara. De cette façon, les Turcs auraient pu devenir indirectement une puissance pétrolière, entrer dans le club du “Big Oil” et, par la même occasion, refouler vers cette nouvelle république “souveraine” kurde, les révoltés kurdes d’Anatolie orientale, que les autorités d’Ankara baptisent “Turcs des Montagnes”.

    ♦ Plus de 70% des entreprises agricoles syriennes et irakiennes dépendent des barrages anatoliens (sur territoire turc) que les autorités d’Ankara ont construits sur le cours supérieur des 2 fleuves mésopotamiens que sont le Tigre et l’Euphrate. Ces fleuves prennent leur source dans le massif montagneux anatolien. Pour les Syriens comme pour les Irakiens, il est plus qu’évident que les Turcs jouent sur le niveau et le débit des 2 fleuves, selon que les positions politiques ou militaires de Damas ou de Bagdad leur conviennent ou leur déplaisent. À plusieurs reprises, les Turcs ont d’ailleurs prétexté de “pannes techniques” pour stopper temporairement l’alimentation en eau. Tout cela constitue pour les Mésopotamiens de dangereux précédents. Leur question est dès lors la suivante : que se passera-t-il si le temps de la mise à sec de nos fleuves dure plus longtemps ? La Turquie va-t-elle toujours accorder la quantité convenue de 500 m3 par seconde ou va-t-elle consacrer la bonne eau de ses barrages à l’agriculture et à l’industrie d’Anatolie centrale, dont les besoins ont centuplé ?

    Tandis que le creuset urbain et métropolitain d’Istanbul était dominé par une “élite”, superficiellement occidentalisée, d’affairistes levantins de tous poils bénéficiant de relais internationaux, 90% du peuple entre Üsküdar et Kisilçakçak demeuraient constitué de pauvres paysans et artisans, restant fidèles au Coran, qui voyaient d’un très mauvais œil les campagnes de modernisation entreprises par le gouvernement laïque.

    “L'élite” levantine pensait pouvoir recouvrir d’un fin vernis d’européisme la Turquie tout entière au fil des décennies. Mais ce vernis présentait de plus en plus de lézardes et de fissures au fur et à mesure que l’on s’éloignait de la Corne d’Or pour s’enfoncer loin dans les territoires de l’Asie mineure. Au cours des 2 dernières décennies, des partis politiques islamistes se sont constitués et ont ainsi contribué à affaiblir les détenteurs du pouvoir qui jouaient aux occidentalisés.

    C’est un secret de polichinelle de dire que toute la politique turque, jusqu’à un passé encore fort récent, était entièrement formatée à Washington. Pour les partisans de la globalisation, la Turquie représentait l’un des meilleurs tremplins territoriaux contre les “États voyous” qu’étaient l’Irak, la Syrie et l’Iran, d’une part, et l’hegemon régional russe, réveillé, d’autre part. C’est surtout pour cette raison que les États-Unis exerçaient une pression constante sur l’UE pour que celle-ci accepte l’adhésion et l’intégration politique et économique de la Turquie, pays musulman dont le territoire se situe à 95% en Asie.

    Les Turcs se sont mis à regimber progressivement et à refuser cette inféodation à la politique globalisatrice et ce rôle de vassal au service des États-Unis, au fur et à mesure qu’ils se laissaient influencer par les effets de leur renaissance islamique. Ils se sont rappelé leur rôle d’antan, celui d’une puissance hégémonique, à la fois spirituelle et géopolitique.

    Dans les années 90 et jusqu’en 2010, les plans GAP (Great Anatolian Projects) avaient été conçus pour faire accéder la Turquie à un âge d’or économique, où un nouveau Jardin d’Éden verrait le jour en Anatolie. Ces projets devaient réduire à néant le retard turc et faire fondre la légende de “l’homme malade du Bosphore”. On allait exporter de l’électricité, des productions industrielles et agricoles, des véhicules automobiles modernes et du matériel pour chemin de fer loin au-delà des frontières turques, vers les pays de l’espace transcaucasien, vers l’Asie centrale pour faire advenir une nouvelle civilisation touranienne, qu’on dominerait sans problème. Hélas, cette grande offensive axée sur l’exportation a échoué lamentablement. Les acheteurs et clients potentiels se sont vite aperçu que la qualité des produits turcs, comparés aux produits européens, laissait à désirer, que leurs prix avaient été gonflés, que les délais de livraison et les garanties n’étaient que rarement respectés. Après cet échec, les Turcs ont essayé de prendre pied sur les marchés très convoités des riches États pétroliers du Golfe Persique mais ont subi, là aussi, la même déveine qu’en Asie centrale, et pour les mêmes raisons. Le rêve de faire partie de la “ligue des champions” du Big Business mondial s’était évanoui.

    En l’an 2000, la Turquie a voulu faire des affaires avec Israël : en échange d’une livraison annuelle de 50 à 100 millions de m3 d’eau potable, les Israéliens devaient s’atteler à moderniser l’arme blindée turque. En mars 2002, le journal turc en langue anglaise, Daily News annonçait : « Il y a longtemps déjà que nous parlons avec les Israéliens à propos de la vente d’eau. Ils s’insurgent contre les prix trop élevés. En réalité, ils craignent que nous collaborions avec un autre État musulman et ils voudraient avoir l’eau pour rien. Maintenant, ils veulent ajouter à ce contrat six contrats supplémentaires pour la construction de systèmes d’irrigation… ». Cette transaction a elle aussi échoué.

    Après la victoire de son parti politique, l’AKP, Recep T. Erdogan est devenu Premier ministre en mars 2003 ; l’islam avait acquis le pouvoir au sein de l’État turc. Depuis lors, Ankara a pratiqué une politique étrangère en zigzag, tant et si bien que la Turquie se trouve aujourd’hui entre 6 chaises, sans avoir trouvé sa place ! En effet :

    • le fait que la Turquie soit membre de l’OTAN fait d’elle une sorte de “mouton noir” dans la communauté des États musulmans ;
    • sa nouvelle politique d’islamisation rigoureuse lui interdit l’accès à l’UE ;
    • Moscou n’abandonnera jamais ses visées, désormais pluriséculaires, de contrôler au moins un port en eaux chaudes dans les Dardanelles ;
    • en souvenir d’expériences douloureuses, vécues dans le passé, les Arabes n’offriront jamais une place pleine et entière à la Turquie ;
    • Israël ne considèrera jamais la Turquie comme un partenaire égal ;
    • les positions islamistes, assez tranchées, que prennent Erdogan et l’AKP puis la menace proférée par le Premier ministre turc de geler les relations entre la Turquie et l’UE si la république de Chypre assume la présidence de l’UE pendant 6 mois de juillet à fin décembre 2012 comme le veut la règle de fonctionnement des institutions européennes, lesquelles prévoient un changement de présidence tous les semestres ; cette attitude intransigeante exclut définitivement la Turquie de toute adhésion à l’UE ;
    • les États-Unis, qui ont protégé la Turquie pendant des décennies, ont eux-mêmes besoin d’aide, et d’urgence.


    Alors, quo vadis, Osman ?

    ► Richard Melisch (article paru dans zur Zeit, Vienne, n°38/2011).

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    La Turquie tourne le dos à l’Occident

    L’amitié étroite entre la Turquie et Israël est un fait politique qui relève désormais du passé. Ankara envisage des sanctions contre l’État sioniste à la suite de l’attaque israélienne contre la flottille de la paix qui faisait route vers Gaza. Si Israël refuse de satisfaire à l’exigence turque de mettre en œuvre une commission d’enquête internationale, le gouvernement turc songe à réduire voire à rompre les relations diplomatiques et les coopérations économiques et militaires. De même, la résistance turque au sein du Conseil de sécurité de l’ONU contre tout raffermissement des sanctions contre l’Iran a conduit à un refroidissement considérable du climat entre Ankara, d’une part, Jérusalem et Washington, d’autre part. Président de la commission de politique étrangère du Parlement turc, Murat Mercan explique ce soutien apporté à Téhéran : « La Turquie a des liens historiques, culturels et religieux d’une grande profondeur temporelle avec l’Iran. En d’autres mots : les Iraniens sont non seulement nos voisins mais aussi nos amis et nos frères ».

    À Washington, la nouvelle orientation de la Turquie vers la Syrie et vers l’Iran (2 “États voyous selon les États-Unis) suscite une vigilance toute particulière. Car, en fin de compte, la Turquie est un allié particulièrement important des États-Unis pour assurer la pacification de l’Irak. Parce que le gouvernement turc a décidé de ne pas participer aux sanctions, Robert Gates, le ministre américain des Affaires étrangères, s’est déclaré “déçu”. Gates avait toutefois une explication toute faite : c’est l’UE qui est responsable de cet état de choses, vu le gel des négociations entre l’Europe et la Turquie en vue de l’adhésion de ce pays à l’Union. Les États-Unis mettent une fois de plus la pression sur l’Union européenne pour qu’elle accepte le plus rapidement possible la Turquie en son sein. Et cette pression ira croissant pour autant qu’Ankara n’exagère pas dans son soutien à Téhéran. Au Congrès américain, nous entendons désormais des voix qui réclament une attitude de plus grande fermeté à l’encontre d’Ankara : « Il y aura un prix à payer si la Turquie maintient son attitude actuelle et se rapproche davantage de l’Iran, tout en se montrant hostile à Israël », a menacé le Républicain Mike Pence. Quant à la Démocrate Shelley Berkley, elle s’est adressé aux Turcs en ces termes : « Ils ne méritent pas de devenir membres de l’UE, tant qu’ils ne commencent pas à se comporter comme les peuples européens et tant qu’ils ne cessent pas d’imiter l’Iran ».

    Désormais, la Turquie tourne donc ses regards vers le Proche Orient. Mais l’adoption de cette politique n’est pas vraiment une surprise. De fait, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et son parti gouvernemental, l’AKP de tendance islamiste, se sentent plus proches du monde musulman que des États-Unis ou de l’Europe. À ce sentiment d’affinité s’ajoute le concept de “profondeur stratégique”, élaboré dès 2001 par l’actuel ministre turc des affaires étrangères, Ahmed Davutoglu. Selon ce concept, la Turquie doit retrouver sa propre “identité historique et géographique”, démarche où l’Empire ottoman constitue la principale référence. Davutoglu considère son pays, la Turquie, comme un “État clef”, situé sur le point de rencontre de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique car, en effet, la Turquie est tout à la fois partie des Balkans, du Caucase, de l’espace pontique (Mer Noire), du Proche Orient et de l’espace maritime du bassin oriental de la Méditerranée, ce qui implique, ipso facto, qu’elle doit s’efforcer d’entretenir un “rapport équilibré avec tous les acteurs globaux et régionaux”.

    Cette notion de “rapport équilibré” est très visible dans les relations qu’entretient aujourd’hui la Turquie avec la Syrie. Ces relations se sont remarquablement détendues, depuis que la Turquie essaye de jouer un rôle médiateur dans le conflit israélo-syrien. Avant ce travail de médiation, on évoquait fort souvent une possible “guerre pour l’eau” entre les 2 pays redevenus amis, parce que la Turquie contrôlait le cours supérieur de l’Euphrate.

    Quant à la “profondeur stratégique”, elle constitue le pendant en politique étrangère de l’islamisation de la Turquie en politique intérieure. La notion de “profondeur stratégique” et l’islamisation constituent 2 modes de rupture avec le kémalisme, idéologie déterminante de la Turquie depuis la fondation de la République en 1923. Heinz Kramer, politologue œuvrant à la Stiftung Wissenschaft und Politik de Berlin (Fondation Science et Politique), évoque, dans l’une de ses études, la rupture fondamentale que cette idée de “profondeur stratégique” apporte dans la praxis turque en politique étrangère : « La domination mentale exercée jusqu’ici par l’exclusivité de l’orientation pro-occidentale, considérée comme l’un des piliers de l’identité républicaine en gestation, se trouve relativisée. La Turquie, dans cette perspective, ne se perçoit plus comme un État en marge du système européen mais comme le centre d’une ‘région spécifique’, pour l’ordre de laquelle Ankara doit assumer une responsabilité ou une co-responsabilité politique ».

    Conséquence de cette nouvelle vision en politique étrangère et de cette nouvelle conscience politique : la Turquie essaye de se positionner comme un acteur plus déterminant qu’un simple pays assurant le transport d’énergie. En juillet 2009, la Turquie a signé l’accord sanctionnant la construction du gazoduc Nabucco qui devra acheminer le gaz naturel de la région caspienne ou de l’Iran vers l’Europe centrale : cette signature est un véritable coup de maître politique. Morton Abramowitz et Henri J. Barkey, tous deux actifs pour les “boîtes à penser” américaines, écrivent à ce propos dans la très influente revue Foreign Affairs : « Le gazoduc Nabucco sera-t-il un jour construit ? On demeure dans l’incertitude. Tant le coût de son installation que la question de savoir s’il y aura suffisamment de gaz naturel à disposition pour le remplir, sont des éléments qui restent à élucider (…). Mais le projet de gazoduc a d’ores et déjà augmenté l’influence de la Turquie aux yeux des pays de l’UE, animés par une perpétuelle fringale d’énergie ». Avec la clef énergétique, la Turquie pourrait bien s’ouvrir la porte de l’UE.

    ► Bernhard Tomaschitz, zur Zeit n°25-26/2010. (tr. fr. : Robert Steuckers)

     

    Turquie

     

    Les métamorphoses de la Turquie

    On a maintes fois plagié la célèbre petite phrase « it’s about the economy, stupid ! » (« Ça tourne autour de l’économie, imbécile ! »), prononcée à tour de bras lors de la campagne électorale de Bill Clinton en 1992. Celui qui l’a forgée, dit-on, fut un certain James Carville, l’un des stratèges qui menaient cette campagne à bien. L’idée était d’insister avant tout sur l’économie qui peinait à reprendre son rythme, seule manière de battre Bush Senior. L’idée, simple, a porté ses fruits : Bush-le-Père a été battu.

    « Cette phrase aurait sa place dans la bouche du Premier ministre turc Erdogan » — remarquait récemment un diplomate. Les nouvelles ambitions internationales de la Turquie sont de plus en plus souvent commentées dans la presse. Mais on parle beaucoup moins de l’impressionnante croissance économique de la Turquie. A tort car c’est elle qui rythme la marche, c’est elle qui permet au pays de se donner le rôle nouveau qu’il s’assigne. Ce qui se passe actuellement en Turquie pourrait avoir à terme des répercussions importantes sur les relations entre la Turquie et l’Union Européenne.

    Les relations entre la Turquie et Israël sont au plus bas. On parlait depuis quelque temps déjà de ce recul : l’incident de la flottille en partance vers Gaza a constitué le coup de grâce pour les rapports turco-israéliens, jadis harmonieux. Où ce gel n’est-il qu’une apparence ? Les observateurs les plus avisés constatent qu’il y a un gouffre entre les réactions diplomatiques officielles (abandon de toute coopération militaire, rappels d’ambassadeurs, …) et les réalités économiques. L’espace aérien turc peut certes demeurer fermé à tout exercice militaire pour l’aviation de Tsahal, il n’empêche qu’une commande turque auprès  des arsenaux israéliens n’a pas été annulée, jusqu’à nouvel ordre : elle porte sur une somme de 190 millions de dollars et concerne des aéronefs sans pilote (des drones). Dans une large mesure, la Turquie dépend de l’État hébreu pour ses commandes militaires. Il n’existe pas de chiffres exacts mais d’après le Jane’s Defense Weekly, généralement bien informé, l’ampleur du « commerce militaire bilatéral » tournerait autour de 1,8 milliard des dollars. Seuls les États-Unis importent davantage de technologies militaires en Turquie. Entre la Turquie et Israël existe un accord de libre-échange, qui n’a nullement été dénoncé en dépit de l’émotion suscitée par l’attaque israélienne contre la flottille à destination de Gaza. Notre diplomate ajoute : « Affirmer que l’attaque contre la flottille n’a eu aucun effet, c’est aller trop loin ». « La confiance réciproque a pris un coup et, côté israélien, il y a désormais un certaine réticence car on craint que le matériel livré aujourd’hui pourrait un jour être utilisé contre Israël ; mais, globalement, ce que l’on constate, c’est que les relations commerciales se poursuivent comme auparavant ».

    Impressionnant

    Tandis qu’on se contente souvent en Europe d’une croissance de 1%, l’économie turque, elle, a crû de 11,4% pour le premier trimestre de cette année. Seule la Chine fait mieux. Il y a dix ans, le déficit budgétaire turc était encore de 16% du PNB et l’inflation se chiffrait à 72%. Aujourd’hui, ce déficit n’est plus  que de 3% et l’inflation de 8%. Trouver des solutions pour résorber cette dernière est l’objectif premier pour les années à venir. La dette publique équivaut à 49% du PNB elle est donc bien moindre que la plupart des dettes publiques des pays de la zone euro, y compris la Belgique. Dans un entretien récemment accordé, Husnu Ozyegin, quasiment l’homme le plus riche de Turquie, rappelle que les paramètres de risque utilisés sur les marchés financiers deviennent toujours plus favorables à son pays. « Nous nous trouvons à peu près au même niveau que l’Italie et nous faisons nettement mieux que la Grèce », — constate-t-il. En juin 2010, les exportations turques étaient de 13% plus élevées qu’en juin 2009, surtout grâce aux demandes de pays comme l’Iran, l’Irak ou la Russie. Les lignes aériennes turques (Turkish Airlines) desserviront bientôt plus de villes irakiennes que de villes françaises. Les lignes aériennes, dont la croissance est la plus rapide, conduisent en Libye, en Syrie ou en Russie, soit vers les pays qui sont désormais les principaux partenaires commerciaux de la Turquie. Pour conclure, encore un chiffre : cette année, la Turquie aura exporté davantage vers la Syrie et l’Iran que vers les États-Unis. Valeur totale des échanges : 1,6 milliard de dollars, ce qui équivaut à 200 millions de dollars de plus que le total des exportations turques vers les États-Unis.

    Adhésion à l’UE ?

    Ce qui se dessine à l’horizon est clair : la Turquie vit actuellement un « miracle économique », surtout grâce au commerce qu’elle entretient avec certains pays d’Orient et avec la Russie. L’ambition turque de jour un rôle régional plus important se traduit en une nouvelle politique internationale, soutenue justement par ce renforcement tous azimuts de l’économie turque. Dans un tel contexte, où se trouve aujourd’hui l’UE et, — doit-on le demander ? — où en est le projet d’adhésion de la Turquie à cette Union ?

    Toutes choses prises en considération, les cartes de la Turquie sont plus mauvaises aujourd’hui pour la perspective d’une adhésion qu’elles ne l’étaient en 2004, lorsque le pays fut accepté comme « candidat officiel ». Se porter candidat implique de satisfaire 35 critères, avec une quantité de normes à respecter. La Turquie n’obtient de bons points dans cette épreuve que pour 13 de ces critères. Parmi les 22 autres, auxquels elle ne satisfait pas, il y en a douze où la situation est complètement bloquée. Où ce situe les pierres d’achoppement ? Dans une série de dossiers concrets, tels celui de Chypre par ex. Par ailleurs, il y a en Europe pas mal de résistance à l’adhésion éventuelle de la Turquie. Le Président français Sarközy a des idées claires sur le sujet. Bon nombre d’autres le suivent tacitement. Dans le contexte actuel, le fait que la Turquie ait refusé de voter des sanctions supplémentaires contre l’Iran, à l’instar des Européens et des Américains, lors de la session ad hoc du Conseil de sécurité de l’ONU, n’a pas arrangé les choses. Pour l’Europe technocratique de Bruxelles, le minimum que l’on attend d’un pays candidat, c’est de s’aligner sur les autres États de l’Union dans des dossiers aussi sensibles. Lorsque l’Espagne, au début de cette année 2010, a assuré la présidence de l’Union, elle s’affirmait sûre d’obtenir un accord sur 4 critères. Un seul de ces quatre critères a été satisfait, ce qui, au vu de toutes les circonstances, procède d’un véritable miracle !

    La procession d’Echternach (3 pas en avant, 2 pas en arrière) est une véritable course folle, si on la compare au cheminement de la Turquie vers l’UE. La question se pose : la Turquie a-t-elle encore envie d’adhérer ? Pour accumuler les avantages économiques, l’adhésion n’est pas nécessaire. Les ambitions turques actuelles se tournent vers d’autres directions. De plus en plus. Cela signifie que la frontière maritime que constitue le Bosphore devient de plus en plus large. 

    ► « M. », texte paru dans ‘t Pallieterke, Anvers, 21 juillet 2010.

     

    Turquie

     

    La Turquie en marche pour devenir une grande puissance régionale face à une Europe affaiblie !

    ◘ Entretien avec Peter Scholl-Latour

    ♦ Q. : Dr. Scholl-Latour, la Turquie s’affiche de plus en plus comme une puissance indépendante, consciente d’elle-même, de sa destinée et de son histoire ; elle s’affirme ainsi sur la scène internationale. A-t-elle les potentialités nécessaires pour devenir une grande puissance régionale au Proche-Orient ?

    PSL : La Turquie possède indubitablement de telles potentialités : elle dispose d’une armée conventionnelle qui est probablement plus forte que la plupart des armées européennes ; qui plus est, une nouvelle islamisation s’est emparée de la Turquie, ce qui confère à l’État de nouvelles orientations géopolitiques. Il est possible que les Turcs et Erdogan n’aient pas encore reconnu les chances réelles dont ils disposent, des chances qui ne pourront être saisies si la Turquie s’associe trop étroitement à l’Europe. Lorsque, dans des conversations avec des Turcs, on mentionne le fait qu’ils sont les héritiers d’un grand empire et non pas l’appendice d’une Union Européenne qui marine dans le vague, on rencontre tout de suite leur approbation. Et, de fait, ce serait bien le rôle de la Turquie, et non pas d’une autre puissance, de créer un minimum d’ordre dans l’espace moyen-oriental qui menace actuellement de sombrer dans le chaos.

    ♦ Quel est le rapport qu’entretient la Turquie avec ses voisins ?

    Les Turcs ont bien sûr un rapport tendu avec l’Irak parce que dans le Nord de l’Irak, les Kurdes, qui y forment la population majoritaire de souche, sont devenus quasiment indépendants du gouvernement de Bagdad et que cette quasi indépendance pourrait constituer un précédent pour les Kurdes de Turquie. Mais jusqu’à présent les Kurdes d’Irak, et surtout leur leader Barzani, se sont comportés de manière très adéquate et très subtile. Par ailleurs, la Turquie a accompli un grand pas en avant en direction de la Syrie, avec laquelle elle cultivait une longue inimitié : aujourd’hui les rapports ente la Syrie et la Turquie sont bons. En revanche, les rapports avec Israël, qui, auparavant, étaient excellents sur les plans de la coopération militaire et technologique, se sont considérablement détériorés. Ce fut sans doute la grande erreur des Israéliens qui n’ont rien fait pour contrer cette évolution ; on constate dès lors qu’en Turquie, hommes politiques et hommes de la rue convergent dans des attitudes nettement anti-israéliennes.

    Ensuite, et c’est l’essentiel pour la Turquie, il y a le Caucase et l’Asie centrale. Dans le Caucase, les Azéris, habitants de l’Azerbaïdjan, sont chiites alors que les Turcs sont sunnites. Mais les 2 peuples sont purement turcs de souche et parlent des langues très similaires. La zone occupés par des peuples turcs (turcophones) comprend le Turkménistan, le Kazakhstan et s’étend à tout le territoire centre-asiatique jusqu’à la province occidentale de la Chine, peuplée d’Ouïghours, également locuteurs d’une langue turque. Ce sont tous ces facteurs-là qui font que la Turquie, sur le plan culturel comme sur le plan religieux, dispose d’un potentiel très important.

    ♦ Vous venez de nous parler des États turcophones d’Asie centrale : dans quelle mesure les intérêts économiques jouent-ils un rôle dans l’accroissement possible de la puissance turque ?

    Ce sont les Américains, les Russes, les Chinois et les Européens qui convoitent les richesses de ces régions. L’Asie centrale possède de riches gisements de pétrole et de gaz naturel et les dirigeants des États turcophones sont passés maîtres dans l’art stratégique. Le Kazakhstan a certes proposé la construction d’un système d’oléoducs et de gazoducs qui passerait par les pays du Caucase du Sud pour aboutir en Turquie et déboucher en Méditerranée, tout en contournant et la Russie et l’Iran mais, par ailleurs, les Kazakhs ont été suffisamment futés pour conclure des accords similaires avec les Russes.

    ♦ Et quel rôle jouent les Turcs dans les Balkans ? 

    PSL : Dans les Balkans, nous n’avons pas très bien perçu le jeu des Turcs jusqu’ici. Ce jeu se joue bien entendu, avant tout, dans les États qui possèdent des populations musulmanes autochtones, notamment les Albanais, représentés également au Kosovo et en Macédoine où un tiers de la population est d’ethnie albanaise. La Macédoine, dans un tel contexte, connaît déjà des tensions entre les Slaves chrétiens orthodoxes et les Albanais musulmans et deviendra sans doute une poudrière dans l’avenir. La Turquie y avancent ses pions avec grande prudence, en se posant comme l’État protecteur et a contribué à une ré-islamisation de la Bosnie, alors que cette région de l’ex-Yougoslavie avait été, sous Tito, complètement détachée de l’orbe musulmane.

    Conséquence : dans tout règlement interne des Balkans, nous devons désormais prendre la Turquie en considération et tenir compte de son point de vue.

    ♦ Quels obstacles pourraient survenir qui freineraient la montée en puissance de la Turquie ?

    Jusqu’ici le premier ministre turc Erdogan a déployé sa stratégie de manière très raffinée et a forgé des liens étroits entre son pays et l’Iran. Cette stratégie a ceci de remarquable que la Turquie est un pays essentiellement sunnite tandis que l’Iran est majoritairement chiite, ce qui avait conduit dans le passé à une longue inimitié. Aujourd’hui un rapprochement est en train de se produire et, chose curieuse, la Turquie et l’Iran ont, de concert avec le Brésil, cherché à aplanir le conflit qui oppose l’Occident à l’Iran au sujet de son projet atomique. Ni les Américains ni les Européens n’ont réagi !

    ♦ La Turquie, membre de l’OTAN, se rapproche de l’Iran ; cela pourra-t-il conduire à une rupture avec les États-Unis et avec l’Occident en général ?

    Il n’y a que 2 États stables dans la région : la Turquie et l’Iran. Face à ces 2 pôles de stabilité, le Pakistan est au bord du chaos et est fortement sollicité par la guerre en Afghanistan. Il est aussi intéressant de constater qu’à Kaboul, où je me suis encore rendu récemment, on discute du retrait des troupes de l’OTAN et des Américains. Le retrait des Américains devrait se passer dans un contexte digne, sans que la grande puissance d’Outre Atlantique ne perde la face comme ce fut le cas au Vietnam : or la seule puissance capable de gérer ce retrait de manière pacifique et honorable, c’est la Turquie, parce qu’elle est membre de l’OTAN tout en étant un pays musulman. Les soldats turcs stationnés en Afghanistan y jouissent d’une sympathie relative.

    ♦ La Turquie veut devenir une plaque tournante dans la distribution d’énergie. Comment jugez-vous cette volonté ?

    Je n’aime pas beaucoup cette théorie de la « plaque tournante ». L’Europe, qui en parle continuellement, veut constituer avec la Turquie une union économique et politique étroite, alors qu’il y aura bientôt cent millions de Turcs ! Que restera-t-il alors de l’Europe, avec sa population en plein déclin démographique ? Ensuite je crois que les Turcs se sont aperçu qu’une adhésion à l’UE ne va pas vraiment dans le sens de leurs intérêts.

    Ensuite viennent les exigences européennes en matière de respect des droits de l’homme, tel que le prévoit la Charte européenne. Si elle respecte la teneur de cette Charte, la Turquie devra accorder aux quinze millions de Kurdes, qui vivent dans le pays, une autonomie culturelle et politique. Cela conduira à de formidables tensions, voire à une guerre civile sur le territoire turc. En conséquence, les Turcs se diront qu’il est plus raisonnable de ne pas adhérer pleinement à cette Union Européenne, qui exige d’eux tant de devoirs. Mis à part cela, la Turquie, si on la compare à d’autres États européens, est une grande puissance.

    ♦ Comment perçoit-on la montée en puissance de la Turquie dans les États qui firent jadis partie de l’Empire ottoman ?

    De manière très différente selon les États. En Irak, la question kurde handicape considérablement les rapport turco-irakiens, mais il faut prendre en considération que les Chiites forment désormais la majorité au sein de l’État irakien et que les Chiites d’Iran s’entendent bien, aujourd’hui, avec les Turcs. J’avais rappelé tout à l’heure l’ancienne inimitié qui opposait la Syrie à la Turquie parce que les Turcs avaient annexé en 1939 la région d’Iskenderum, dont la population était majoritairement arabe. La Syrie a oublié aujourd’hui cette querelle ancienne et cherche, auprès de la Turquie, une certaine protection face à Israël. Les relations avec l’Iran se sont considérablement améliorées et Ankara cherche maintenant à étendre la Ligue islamique au Pakistan. Mais c’est là un très vaste projet et on ne pourra vraiment le prendre en considération que si les problèmes de l’Afghanistan sont résolus.

    ► Propos recueillis par B. Tomaschitz, entretien paru dans zur Zeit n°49/2010.

     

    Turquie

     

    ◘ Roberto de Mattei : “Le rêve de Soliman s’accomplit”

    ♦ Professeur d’histoire à Rome, Roberto de Mattei s’est penché sur les effets qu’aurait une adhésion turque à l’UE

    « La Turquie en Europe : bénéfice ou catastrophe ? » : tel est le titre d’ouvrage récent de Roberto  de Mattei, professeur d’histoire à Rome, qui mériterait bien de devenir lecture obligatoire pour tout Européen digne de ce nom.

    La Turquie est liée indissolublement à l’islam, qui la domine entièrement. Venus d’Asie centrale, les Turcs se sont fixés jadis en Anatolie et ont étendu le territoire de leur souveraineté en menant beaucoup de guerres. Tous ces actes de belligérance ont été motivés par la religion : la soumission d’autres peuples participe de la “guerre sainte”. Aux XVIe et XVIIe siècles, les Turcs  ont conquis de vastes régions d’Europe du Sud-Est et soumis la Hongrie et Belgrade. L’Empire ottoman, finalement, étendait son territoire sur six millions de km2. Dans le texte d’une déclaration de guerre à l’Empereur d’Allemagne, Léopold, on a pu lire cet ordre : « Attends-nous dans ta ville de résidence, Vienne, pour que nous puissions venir t’y décapiter… et faire disparaître de la Terre jusqu’à la dernière créature de Dieu, pourvu qu’elle soit incroyante ».

    Les Turcs n’ont pas pu donner suite à cette menace : ils ont été battus, si bien que le déclin de l’Empire ottoman a commencé. Mais il est demeuré en place jusqu’en 1924 au titre de califat. Mustafa Kemal l’a supprimé et a transformé la Turquie en une “république laïque” mais une république laïque où la liberté de culte n’était accordée qu’aux seuls citoyens de confession  musulmane. Atatürk a développé un programme systématique d’éradication du christianisme. On se rappelle surtout de l’expulsion et du massacre des Arméniens chrétiens et de l’expulsion des Grecs de la région égéenne de Smyrne entre 1916 et 1923. Le nombre des morts et des disparus est estimé entre 200.000 et un million. La Turquie a été pratiquement purgée de toutes ses populations chrétiennes, alors que l’Anatolie avait été auparavant un pays  entièrement chrétien.

    Récemment, la Turquie s’est détournée des réformes préconisées par Atatürk pour infléchir le pays vers la laïcité. Dans tous les domaines de la vie, l’islamisation progresse en Turquie  aujourd’hui. Le “Diyanet”, l’office mis en place par Atatürk pour s’occuper des questions religieuses a pour fonction d’asseoir la domination de l’État. Il occupe 90.000 imams payés  par l’État et fait fonctionner 85.000 mosquées actives. Des “fraternités” s’affairent à répandre la sharia dans le monde. La volonté de domination de l’islam est à mettre en parallèle avec l’ancienne volonté “socialiste” de promouvoir la révolution partout dans le monde. 

    Ce fait, fondamental et observable, nous permet de déduire que, pour les Turcs islamistes, tous les autres peuples de la Terre sont des ennemis qui devront un jour être soumis par la ruse, par la tromperie ou par la guerre. Le Premier ministre Erdogan avait un jour cité le poète Ciya Gökalp : « Les minarets sont nos baïonnettes, les dômes sont nos casques, les mosquées sont nos casernes et les croyants sont nos soldats ». Le même Erdogan avait décrit en 2008, lors de son fameux discours tenu à Cologne en Allemagne, l’assimilation des Turcs  comme “un crime contre l’humanité”. Le concept de “crime contre l’humanité” avait été forgé en 1946, lors du procès de Nuremberg. Il servait de base à l’argumentaire de l’accusation qui se focalisait sur l’élimination des juifs par les nationaux-socialistes. Inouïe était l’impudence qu’il y avait à utiliser justement ce concept-là en Allemagne aujourd’hui et à accuser cette dernière d’adopter, par sa politique volontariste d’assimiler les immigrés turcs, une attitude qui corresponde à ce concept de “crime contre l’humanité” ; et aucun homme politique allemand n’a osé fustiger comme il se devait cette impudence du chef du gouvernement turc.

    Pour Roberto de Mattei, il n’y a aucun doute : l’islam turc n’a pas d’autre intention que de soumettre tous les peuples d’Europe jusqu’à ce qu’advienne un califat européen. Les autorités turques rejette les politiques d’assimilation proposées par les États européens et contribuent ainsi à faire émerger partout des sociétés parallèles, en marge de la société hôte. À Berlin, par ex., ces sociétés parallèles font en sorte que les élèves des premières classes dans  les écoles parlent à peine allemand. Pour répondre à la question qui forme le titre de son livre, l’auteur, qui est vice-président du “Conseil National de la Recherche” depuis 2004, équivalent italien du prestigieux Institut Max Planck d’Allemagne, estime, après investigation, qu’une adhésion de la Turquie à l’UE serait bel et bien une catastrophe. Roberto de Mattei cite ainsi Oral Öger, un député européen allemand d’origine turque, qui avait déclaré ce qui suit en 2004 : « Ce que le Sultan Süleyman avait commencé en 1683 par le siège de Vienne, nous l’achèverons par la vigueur de nos hommes et la santé de nos femmes en triomphant des habitants autochtones ». L’AKP, parti d’Erdogan, n’a pas pour but d’ “européaniser” la Turquie mais de désoccidentaliser et de “turquifier” l’Europe. Cet dessein ne constitue pas simplement l’un des objectifs du gouvernement turc actuel, et serait dès lors passager, mais résulte d’un processus long et dangereux qui s’étend depuis plus de mille ans. Notre auteur, historien, rappelle qu’en islam religion et politique sont indissolublement lié. Si l’on part du principe des États démocratiques, qui séparent la religion et la politique, on se méprend totalement. 

    Malheureusement Roberto de Mattei ne nous livre aucune réflexion quant au fait que les politiciens européens ignorent délibérément les dangers et les évidences ou, pire, travaillent à favoriser la conquête islamo-turque de notre propre continent. Dans certains quartiers de Berlin, la langue turque est devenu la deuxième langue officielle. On observe des phénomènes semblables dans tous les pays européens, mais surtout en Allemagne. La manière dont les politiciens allemands se montrent insouciants envers ce qu’il faut bien appeler la conquête turco-islamique s’assimile à la trahison. Les politiciens allemands, tous partis confondus, estiment que leur tâche principale consiste à faire bonne figure sur les podiums internationaux, tout en ignorant les intérêts de leur propre peuple. Le livre de Roberto de Mattei peut nous aider à extirper cette attitude de félonie, en en répandant les arguments au sein de la population.

    ♦ Recension : Roberto de Mattei, Die Türkei in Europa – Gewinn oder Katastrophe ?, Resch, Gräfelding, 2010, 152 p. 

    ► Wolfgang Philipp, Junge Freiheit n°18/2010.

    Turquie

    ◘ Renaissance ottomane

     Les ambitions d’Ankara d’adhérer à l’UE semblent déçues

     La Turquie opte pour une politique étrangère “multidimensionnelle”

    Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a décidé de remodeler complètement son cabinet. C’était parfaitement prévisible après les pertes subies lors des élections régionales d’avril 2009. Mais il y a eu une surprise de taille : la nomination d’Ahmet Davutoglu au poste de ministre des Affaires étrangères. En procédant à cette nomination, Erdogan a lancé un signal dont alliés, voisins et partenaires régionaux prendront dûment acte. Le professeur Davutoglu, qui n’a jamais auparavant exercé de mandat gouvernemental ni jamais fait partie du Parlement, était un conseiller du Premier ministre en politique étrangère. Seuls les initiés pourront émettre des spéculations pour savoir s’il est bien l’homme qui a suggéré à Erdogan et à son parti, l’AKP islamo-conservateur, qui gouverne depuis 2002, les lignes directrices de la nouvelle politique étrangère turque.

    Dans les décennies qui ont précédé Erdogan, la politique étrangère de la Turquie, membre de l’OTAN, s’était sagement alignée sur celle de Washington au Proche et au Moyen Orient. Dès le départ, l’AKP s’était efforcé d’améliorer les relations de la Turquie avec les pays arabes et musulmans de la région. La politique proche-orientale d’Ankara est ainsi devenue plus active, plus indépendante et surtout plus consciente de la place de la Turquie dans la région et son histoire. Signe patent de cette évolution, où la Turquie risque bel et bien, un jour, de se détacher complètement de l’Occident : le refus du parlement turc en 2003 de mettre son territoire à la disposition des troupes terrestres américaines à la veille de leur entrée en Irak.

    Avec Davutoglu, que l’on considère comme l’architecte de cette “politique étrangère multidimensionnelle” d’Erdogan, la Turquie possède désormais un ministre des affaires étrangères qui a réellement conçu, au cours de ces dernières années, une nouvelle ligne et l’a imposée, en tant que conseiller d’Erdogan. Après la neutralité de type “classique”, qui fut l’option turque pendant les premières décennies de la république kémaliste et moderniste, les Turcs ont eu une politique étrangère après 1945, qui fut entièrement tournée vers l’Ouest ; aujourd’hui, nous assistons à l’émergence de la “politique étrangère multidimensionnelle” de Davutoglu. Celui-ci, âgé de 50 ans et géopolitologue averti, est l’auteur d’un ouvrage de géopolitique, intitulé Profondeur stratégique. D’après ce livre, la Turquie doit regagner la grande influence qu’elle a exercée au cours de son histoire dans sa propre région. En ultime instance, Davutoglu veut renouer avec la politique de l’Empire ottoman et faire de la Turquie actuelle, dans toutes les régions jadis soumises à l’emprise de la “Sublime Porte”, “un facteur ottoman avec d’autres moyens”. Les spécialistes de la Turquie estiment que la montée de Davutoglu au pouvoir est une conséquence directe de la détérioration des relations entre la Turquie et l’UE.

    La Turquie va-t-elle se détacher de l’Occident ?

    Tant que l’actuel président turc Abdullah Gül était ministre des Affaires étrangères, la Turquie avait misé entièrement sur un rapprochement avec l’UE. Mais au fur et à mesure que les hommes politiques les plus en vue de l’Europe ont dit, de manière tantôt implicite tantôt explicite, que la Turquie n’était pas la bienvenue dans l’UE, Davutoglu est devenu de plus en plus populaire et sa notion d’une politique étrangère indépendante au Proche Orient, dans le Caucase, dans la région de la Mer Caspienne et face à la Russie a séduit de nombreux esprits. Erdogan avait déjà envoyé Davutoglu comme émissaire lors de missions fort délicates en Syrie, en Iran et en Irak.

    On se rappellera que Davutoglu avait servi d’intermédiaire et de modérateur lors de négociations entre Syriens et Israéliens. Cette mission fut couronnée de succès et saluée par l’Occident tout entier, du moins avec quelques réserves, mais celles-ci étaient minimes. Mais depuis le “clash” entre Erdogan et le Président israélien Shimon Peres à Davos, de plus en plus d’observateurs posent la question : la Turquie ne va-t-elle pas très bientôt se détacher de l’Occident ?

    Le monde s’était habitué à percevoir la Turquie, l’un des 50 États majoritairement musulmans de la planète, comme un cas particulier : elle était le seul pays musulman membre de l’OTAN, elle menait des négociations avec l’UE en vue d’une adhésion, elle était une démocratie et entretenait des relations normales avec Israël. De même, on a toujours considéré que la Turquie constituait un “pont” entre l’Orient et l’Occident. Personne n’a modifié fondamentalement cette perception lorsqu’Erdogan et son AKP islamisant est arrivé au pouvoir en 2002, pour ne plus le quitter jusqu’à ce jour. Erdogan voyait son pays comme une puissance régionale, appelée à jouer un rôle plus prépondérant sur l’échiquier international. Il a forgé des liens plus étroits avec les pays arabes voisins, renforcé les rapports existants avec tous les États de la région, intensifié les relations avec l’Iran. Simultanément, Erdogan a réussi à maintenir de bonnes relations avec Israël. Cette politique d’équidistance, tout en recherchant un rôle plus prépondérant dans la région, a connu un succès rapide et remarquable.

    Il me paraît intéressant de prendre acte des observations formulées par les experts ès-questions turques de la Jamestown Foundation de Washington. Ceux-ci constatent effectivement que des modifications profondes ont eu lieu en Turquie sur le plan des réflexes politiques. Ces modifications conduisent à un intérêt croissant pour les affaires régionales et un désintérêt, également croissant, pour tout ce qui concerne l’Occident. Le journal Zaman, proche de l’AKP, se félicite de ce changement général en matière de politique étrangère et le considère comme le principal acquis du gouvernement Erdogan.

    La Turquie sent les pulsations de deux mondes

    Ce sont surtout des évolutions sociales en Turquie même qui ont provoqué cette mutation en politique étrangère. Elles sont observables depuis longtemps déjà : les tensions en politique intérieure sont le résultat du défi lancé aux élites urbaines pro-occidentales regroupées autour des forces armées par une nouvelle bourgeoisie, une classe moyenne religieuse, qui aspire au pouvoir et a ses racines géographiques en Anatolie. C’est cette nouvelle classe moyenne que représente au Parlement turc l’AKP d’Erdogan. Cette tension conduit la Turquie à vivre une véritable crise d’identité. On a pu voir les effets de cette crise lors de la rude controverse qui a accompagné l’élection de l’islamiste Gül à la fonction de Président de la République ou lors des querelles à propos du voile islamique.

    Lors d’un colloque en Allemagne, Davutoglu a déclaré, l’an passé, que la Turquie sentait les pulsations de 2 mondes, le monde occidental et le monde islamique. Mais, pour lui, ajoutait-il, la Turquie est bien davantage qu’un pont entre l’Occident et le monde arabe. Il voit son pays dans le rôle d’une puissance régionale. En tant qu’État à la fois musulman et séculier, qui unit les valeurs de l’Islam et celles de la démocratie, la Turquie, affirme Davutoglu, est prédestinée à jouer le rôle d’une nation intermédiaire au Proche et au Moyen Orient.

     ► Günther Deschner, Junge Freiheit n°21/2009. (tr. fr. : Robert Steuckers)

     

    Turquie

     

    ◘ La Turquie : un partenaire peu fiable

    C’est à un gel diplomatique que nous assistons entre Washington et Ankara. En effet, la Turquie a rappelé son ambassadeur en poste aux États-Unis parce que la Commission des affaires étrangères de la Chambre américaine des représentants a qualifié la persécution des Arméniens par l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale de génocide. Pour Ankara, cela n’a apparemment aucune importance que les États-Unis soient le principal soutien pour toutes les tentatives turques d’adhérer à l’UE. On s’aperçoit une fois de plus que la Turquie ne tient jamais compte de ses partenaires officiels et, en lieu et place d’une attitude de circonspection, ne poursuit que ses seuls intérêts, quel qu’en soit le prix.

    La crise diplomatique qui sévit aujourd’hui entre les États-Unis et la Turquie doit constituer un sérieux avertissement pour l’Union Européenne : on s’imagine ce qui lui pend au nez si d’aventure Ankara devenait membre à part entière de l’Union. Les Turcs dicteraient sans vergogne leurs conditions à leurs “partenaires” européens, a fortiori parce que l’Union Européenne a tout de même nettement moins de poids que les États-Unis. Ensuite, l’ultime conséquence d’une éventuelle adhésion turque serait de voir basculer le centre de gravitation de l’Union de Bruxelles vers Ankara, ce qui signifierait, pour tous les États européens, un dangereux statut de vassalité. Pour éviter une telle horreur, qui serait sans fin, il faut tout de suite rompre, et définitivement, les négociations en cours pour l’adhésion pleine et entière de la Turquie à l’UE.

    Le refus entêté de la Turquie, d’évaluer objectivement les pages sombres de son passé, prouve, une fois de plus, que ce pays est mentalement très éloigné de l’Europe. Bien sûr, personne n’exige des Turcs qu’ils battent indéfiniment leur coulpe, comme le font les Autrichiens et les Allemands à cause des faits et gestes d’un natif de Braunau, cultivant de la sorte un pénible national-masochisme. Pourtant, reconnaître que le massacre de près d’un million et demi d’Arméniens chrétiens était bel et bien un génocide constituerait un geste important pour enfin améliorer les relations entre la Turquie et l’Arménie.

    Pour l’Union Européenne, enfin, qui cherche à tout prix à faire adhérer la Turquie, l’enjeu de la question arménienne est important : il implique ni plus ni moins la crédibilité même de l’Union. Déjà l’adhésion de la République Tchèque avait été assorti d’un blanchiment scandaleux : on avait accepté d’oublier les décrets de Benes qui avaient enfreint les droits de l’homme et le droit des gens. Ce fut un gifle retentissante au visage des Allemands des Sudètes chassés de leurs terres et donc un péché capital pour la « communauté de valeurs », reposant sur le respect de ces droits, qu’entend être l’UE. Un péché qui ne devrait pas se répéter.

    ► Andreas Mölzer, zur Zeit n°10/2010. (tr. fr. : Robert Steuckers)

     

    Turquie

     

    ◘ Le gouvernement turc protège les sociétés parallèles turques en Europe

    Le Premier ministre turc Erdogan entendait naguère inoculer à la culture européenne quelques solides germes turcs. Et voilà maintenant que le ministre turc des affaires étrangères Davutoglu veut « multiculturaliser » l’Europe. Déclarations ou intentions qui devraient conduire à une rupture définitive des négociations en vue de l’adhésion turque à l’UE.

    L’UE devrait immédiatement rompre les négociations en vue de l’adhésion turque, a exigé le chef de la délégation libérale autrichienne (FPÖ) au Parlement Européen, Andreas Mölzer, vu les déclarations du ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, lors d’une interview accordée aux quotidiens autrichiens. « Lorsque Davutoglu exige que l’Europe doit devenir multiculturelle et affirme que si les Turcs étaient poussés dans les marges de la société européenne, la mère patrie turque devraient ouvrir la voie aux sociétés parallèles turques », a rappelé Mölzer.

    De toute évidence, Ankara ne voit aucune nécessité pour les Turcs, vivant en Europe, de s’assimiler ou de s’intégrer, ajoute le mandataire FPÖ du Parlement Européen. « Les déclarations de Davutoglu ne sont rien d’autre qu’un complément aux propos tenus par le premier ministre turc Erdogan, qui, c’est désormais de notoriété publique, avait déclaré, dans son fameux et controversé discours de Cologne en 2008, que toute assimilation d’un Turc dans la société allemande procédait « d’un crime contre l’humanité » et qu’il entendait inoculer des germes turcs dans le corps de la culture européenne. Ce que laissent entendre Erdogan et Davutoglu n’est rien moins qu’une menace : ils laissent prévoir ce qui adviendra à l’Europe si un jour la Turquie devient membre de l‘UE », nous avertit Mölzer.

    De surcroît, rappelle le mandataire FPÖ, Ankara ne comprend qu’une seule chose quand on évoque le partenariat : faire passer exclusivement les positions turques. « Les Turcs ne connaissent ni compromis ni concessions mais attendent de l’Europe et compromis et concessions. De ce fait, on peut en conclure qu’une adhésion turque à l’UE n’européaniserait pas la Turquie, mais turquiserait l’Europe : voilà pourquoi il faut rompre toutes les négociations visant l’adhésion sans pour autant abandonner les pourparlers pour aboutir à un partenariat privilégié », a conclu Mölzer.

    ► communiqué de presse paru sur www.andreas-moelzer.at  

     

    Turquie

     

    ◘ Turquie l’affrontement entre islamistes et laïcistes 

    Fin juillet 2009, deux anciens généraux, très haut placés dans la hiérarchie militaire, quelques journalistes et quelques hommes d’affaires comparaissent devant le tribunal en Turquie. Le procureur général de la République leur reproche d’être membres d’une société secrète de droite, l’Ergenekon, et d’avoir, à ce titre, comploté contre le Premier ministre islamiste Erdogan. Outre ce procès, qui vient de  commencer, d’autres procédures judiciaires sont en cours contre de présumés membres de l’Ergenekon, qui ont tous, à un moment ou un autre de leur existence, occupé des positions influentes au sein de l’État turc.

    Ces procédures judiciaires n’ont pas pour objectif de vérifier si oui ou non les accusés ont réellement comploté contre Erdogan. Il s’agit plutôt d’un épisode supplémentaire dans la lutte qui oppose en Turquie les islamistes aux laïcistes. Cela démontre que la Turquie est profondément divisée entre ces 2 camps. Dans les cercles laïcistes turcs, on entend apparemment résister à outrance aux mesures d’islamisation préconisées par le gouvernement d’Erdogan. Une petite étincelle suffirait pour faire exploser le baril de poudre. Les procès contre l’Ergenekon recouvrent la Turquie d’un nuage sombre, alors que les fanatiques de l’élargissement, qui pontifient à Bruxelles, veulent faire adhérer ce pays d’Asie Mineure à l’UE sans délais ni débats. Erdogan n’a pas pu balayer le soupçon qui pèse sur lui : ces procès n’ont pas tant pour objectif de poursuivre des comploteurs présumés mais bien plutôt, comme le pensent bon nombre d’observateurs turcs, de faire taire des voix critiques dérangeantes. En effet, c’est un secret de polichinelle à Ankara que le chef du gouvernement entretient des relations plutôt conflictuelles avec l’opposition laïque.

    Par ailleurs, la position extraordinairement forte qu’occupent les forces armées dans l’appareil de l’État en Turquie démontre clairement que ce pays ne fait pas partie de l’Europe, n’en possède pas la culture politique. Si le soupçon des juges se confirmait, si, de fait, des militaires de haut rang et des personnalités importantes issues des sphères politique et économique considéraient que le putsch était un moyen comme un autre de modifier la donne politique, alors les choses seraient claires : on verrait enfin que la Turquie demeure ancrée dans les traditions et les modes de pensée de l’Orient. Ensuite, le silence de l’UE face aux événements d’Ankara est totalement incompréhensible. La Turquie, tout simplement, n’est pas un pays européen et ne le deviendra pas. Voilà pourquoi il faut abandonner toutes les négociations visant son adhésion à l’UE, dès aujourd’hui, sans attendre demain.

    ► Andreas Mölzer, zur Zeit n°31-32/2009. (tr. fr. : Robert Steuckers)

     

     Turquie

     

    LA TURQUIE DANS L'UE ? 
    Les frontières de l'Europe et l'adhésion potentielle de la Turquie à l'UE 
    Entretien avec Robert Steuckers

    SYNERGIES EUROPÉENNES 
    Bruxelles, Metz, le 27 novembre 1999 
    Association politique "MINERVE" - Atelier "Géopolitique"
      
     

    Q. : Octobre 1999 : la Commission recommande aux Quinze pays de l'UE de conférer le statut de " pays candidat à l'UE "… à la Turquie ! En décembre 1999, au sommet d'Helsinki, les chefs d’État et de gouvernement devraient suivre l'avis de la Commission. Or 3% seulement du territoire de la Turquie se trouvent en Europe. Depuis que les cartes existent, la Turquie est un pays asiatique. Par ailleurs, les Traités prévoient que les pays adhérents aient leur territoire en Europe. Qu'est-ce qui explique une décision aussi aberrante ?

    RS : La Turquie et l'Europe, leurs relations et leurs conflits, constituent une problématique très complexe à l'heure actuelle où tous oublient les leçons de l'histoire. Parlons d'abord du territoire sur lequel s'étend l'actuelle République turque. Pour moi, c'est un territoire européen occupé de longue date par une machine étatico-politique, une instance, extra-européenne, créée au départ par une élite guerrière turque venue d'Asie centrale, berceau des ethnies turques/touraniennes. L'Asie Mineure de l'Antiquité a été successivement  ‹et parfois tout à la fois‹  un territoire hittite (donc européen), grec-ionien, thrace, celte-galate, arménien et mède-kurde. Tous ces peuples appartiennent à la famille des peuples européens. Après la chute de l'Empire romain, ce territoire devient byzantin, donc essentiellement hellénique. Les croisades tentent de ramener cette Asie Mineure dans le giron européen, mais c'est l'échec, à cause des divisions entre Européens (déjà !). En 1389, les Serbes sont écrasés dans les Balkans, en 1453, Constantinople tombe et c'est la fin de l'Europe et de l'Asie Mineure helléniques et hellénisées. L'Empire ottoman, bien organisé, formidable puissance militaire, a été une menace pour l'Europe pendant 500 ans, jusqu'au XIXe siècle où il est devenu cet "homme malade de l'Europe" dont parlait Bismarck. À partir de 1919, Mustafa Kemal Atatürk a tenté de faire de la Turquie un État européen, dont les racines ne se référaient plus ni à l'Islam ni à la Grèce byzantine ou antique, mais à un peuple européen plus ancien et fascinant, les Hittites (voir le splendide "Musée Hittite" qu'il a fondé à Ankara). Cependant, malgré cette référence savante à un peuple fascinant mais disparu, le kémalisme poursuivra la dés-arménisation sanglante, entamée pendant la première guerre mondiale, commettra un génocide abominable contre les populations grecques d'Ionie (notamment à Smyrne/Izmir) et, in fine, après la seconde guerre mondiale, contre les Kurdes d'origine mède et contre notre frères grecs de Chypre (1974). En dépit de la référence constante à l'Europe et à l'Occident, la Turquie moderne a procédé à une dés-européanisation forcenée et systématique du pays. Dans la foulée, les Sémites araméens, qui vivent le long de la frontière syrienne et sont de confession chrétienne-orthodoxe, sont persécutés et ont fourni des contingents de réfugiés politiques en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suède. Ma position est donc la suivante : le territoire de l'actuelle Turquie est un territoire qui a été conquis sur l'Europe hellénique, arménienne et mède, et cette conquête a induit une dés-européanisation mentale, politique et effective de cette Asie Mineure, en dépit de la faiblesse numérique des turcophones au départ. Ironie de l'histoire : la majorité des Turcs actuels ont une origine européenne mais la nient férocement et persécutent ceux qui la revendiquent. Dans de telles conditions, il me semble que la Turquie se met elle-même en marge de l'Europe. Autre facteur important : sur le plan linguistique, la turcisation des habitants de l'Asie Mineure les détache de la grande famille des peuples européens et les entraîne vers une solidarité avec les autres turcophones d'Asie centrale, que nous observons aujourd'hui. C'est l'emprise étouffante de la pensée totalitaire dominante d'aujourd'hui qui induit la Commission à prendre la décision aberrante d'accepter la candidature turque : pour cette pensée totalitaire, l'homme n'est pas perçu comme le porteur d'une culture, d'une tradition, comme le réceptacle d'un héritage bien profilé, d'une poésie et d'une littérature particulières, mais comme un numéro, un être sans histoire et sans épaisseur culturelle : qu'il soit turc, bouddhiste, musulman, européen, auvergnat, samoyède, protestant ou gagaouze importe peu, ce sont là autant d'oripeaux du passé dont il doit se débarrasser pour devenir un consommateur de fast-food, de tourisme de masse, de supermarchés. Alors, vous pensez, l'arrivée de 70 millions de Turcs et de Kurdes, avec, derrière eux, 100 autres millions de turcophones d'Asie centrale, quelle aubaine pour les propriétaires de chaînes de supermarchés et de fast-foods, pour les organisateurs de clubs de vacanciers cucu-la-praline ! Et tant pis pour l'histoire, pour la culture, pour la poésie, pour la musique… Et tant pis pour l'homme réel, pour l'homme enraciné, pour l'homme dépositaire et légataire d'héritages pluri-séculaires ou pluri-millénaires !

    Q. : L'un des principes des Traités Européens est la libre circulation des personnes. La Turquie a une population musulmane de 64 millions d'habitants, en pleine expansion. Cette population est pauvre : le PIB par habitant y est de 6350 dollars, alors qu'il est de 21.110 dollars par habitant en Belgique, par exemple. L'économie y est instable : on prévoit pour 1999, un taux de 64% d'inflation. La Turquie a donc vocation à l'émigration, et pour longtemps. De plus, Istanbul est la plaque tournante de l'émigration en provenance d'Asie vers l'Europe. Des milliers de Pakistanais, d'Iraniens, d'Afghans gagnent l'Europe par Istanbul puis via la Grèce. Faut-il prévoir une immigration massive de Turcs et d'autres Asiatiques vers l'Europe ?

    Le plus inquiétant, c'est qu'au nom d'une idéologie pantouranienne (union de tous les peuples turcs), la Turquie a tendance à accorder la nationalité turque à tous les ressortissants de peuples turcophones de l'ex-URSS, voire de la Chine ou de l'Iran (où vit une minorité azérie, donc turcophone, dans le Nord). Munis d'un passeport turc, en cas d'adhésion effective de la République turque à l'UE, ces turcophones pourraient sans heurt circuler dans tous les pays d'Europe. Avec une démographie galopante, ces 170 millions de turcophones pourraient rapidement évincer la population européenne de souche, qui est en déclin démographique. À moyen terme, les Européens risquent d'être minorisés en Europe même.

    Q. : La Turquie joue, dans l'esprit des Américains, un rôle clef dans le transport vers l'Occident du pétrole et du gaz de la Mer Caspienne. Ils interviennent à la source, en bordure de la Mer Caspienne, en soutenant les rébellions islamistes contre la Russie, au Daguestan et en Tchétchénie. Et ils interviennent sur le trajet des futurs oléoducs (par exemple Bakou-Ceyhan), en imposant la Turquie à l'Europe. Comment Washington impose-t-elle concrètement ses vues aux gouvernements européens ? L'Europe ne pourrait-elle pas miser sur des accords avec la Russie, qui pourrait assurer le transport de gaz et de pétrole sur son territoire, puis via les Balkans ?

    Les puissances anglo-saxonnes ont toujours tenté de contrôler in extenso le commerce du pétrole, en passant sous silence tous les caprices, toutes les violences et toutes les entorses aux droits de l'homme et de la femme commis par les États détenteurs des gisements pétroliers. On le constate en Arabie saoudite, dans les Emirats, en Turquie. Les Etats-Unis tentent de confisquer aux puissances européennes et à la Russie toute gestion, même partielle, du commerce du pétrole. Les chefs de la rébellion islamique du Daguestan et de Tchétchénie, le Jordanien Khattab et le Tchétchène Bassaïev ne sont pas tombés du ciel. On peut légitimement penser qu'ils ont été débarqués dans cette zone-clef de la géopolitique du pétrole. Ils appartiennent sans doute à cette phalange d'islamistes de service, formés pour servir l'Occident capitaliste et "dépravé" depuis les événements d'Afghanistan, où les moudjahiddins ont tenu tête à l'armée soviétique, armés d'excellents missiles Stinger, qui ne sont pas davantage tombés du ciel… Après le repli hors d'Afghanistan, l'URSS, incapable d'atteindre les mers chaudes, d'avoir une façade dans l'Océan Indien donc d'avoir des frontières impériales durables et défendables, a commencé à s'étioler, à s'effriter, jusqu'à se réduire à son noyau russe, appauvri et mutilé démographiquement. La tragédie russe est une tragédie européenne. Les souffrances du peuple russe sont une souffrance du corps européen tout entier. Honte à ceux qui ne ressentent ni pitié ni solidarité.

    Au sommet de l'OSCE, cette semaine, à Istanbul (je devrais dire : Constantinople), Clinton a scellé l'humiliation et la défaite de la Russie (et de l'Europe). Après avoir flatté sans mesure la vanité des Turcs à Ankara quelques jours plus tôt, après avoir proclamé que la Turquie était l'allié principal des States dans le Vieux Monde, Clinton a menacé Eltsine d'intervenir en Tchétchénie : il a poussé la logique d'ingérence plus loin encore que lors de l'affaire du Kosovo. Il a essayé de faire passer le principe qu'une révolte intérieure dans un pays d'Europe n'était pas une affaire interne, mais une affaire qui concernait l'ensemble du "monde libre". Curieuse logique, appliquée au bénéfice des Kosovars et des Tchétchènes, mais non au profit des Kurdes, des Basques, des Catholiques d'Ulster, des Corses (encore que, demain, si Chirac expérimente une nouvelle bombe dans le Pacifique!). Les écrans de télévision ont à nouveau montré des misérables dépenaillés, victimes de la méchante armée russe, comme on en a montré d'autres, victimes des méchants Serbes! Pourquoi ne pas montrer des Russes, victimes du capitalisme sauvage dans les banlieues de Moscou? Les Américains imposent leurs vues géopolitiques par l'habituel misérabilisme médiatique et les Européens gobent, comme ils ont gobé Timisoara, les charniers du Kosovo (qu'on avoue aujourd'hui inexistants), etc.

    Au sommet de l'OSCE d'Istanbul (pardon : Constantinople), Eltsine et Ivanov ont dû composer, même si la population tchétchène, rançonnée par les clans islamistes, a ouvert les portes de deux villes importantes à l'armée russe. Ce que CNN a oublié de mentionner. N'oublions pas que Clinton a signé cette semaine, avec Demirel, Président turc, Aliyev (Azerbaïdjan) et Chevarnadze (Géorgie), une alliance dans le Caucase et la Mer Noire qui constitue un solide verrou anti-russe et anti-européen et dont les chaînons occidentaux seront la Bulgarie (visitée aussi par Clinton ces derniers jours), la Macédoine occupée par l'OTAN, l'Albanie, le Kosovo et la Bosnie. Sans compter la République turque de Chypre et un Monténégro qu'on détachera bien vite de la Serbie, qui sera ainsi privée de fenêtre sur l'Adriatique. De plus, ce traité américano-turco-géorgio-azéri scelle la future construction de l'oléoduc Bakou-Ceyhan. Victime de ce pacte : l'Arménie, enclavée dans son réduit caucasien, encerclée par deux puissances musulmanes ennemies (Turquie, Azerbaïdjan) et par une Géorgie orthodoxe qui a honteusement lâché ses frères russes et serbes. Clinton s'est avéré un grand stratège, il a admirablement joué ses bonnes cartes géostratégiques  - il faut l'avouer -  mais, en même temps, il a clairement montré qu'il est un ennemi implacable de l'Europe et de la Russie : nos enfants en paieront les lourdes conséquences, parce que nous n'avons pas eu de chefs d'État à la hauteur. Honte sur les Chirac et autre Schröder qui ont trahi l'histoire européenne.

    Ensuite, remarque corollaire, les gouvernants européens sont encore et toujours prisonniers de la logique de l'OTAN, qui n'est plus de mise depuis la perestroïka et la chute du Mur de Berlin. En dix ans, les gouvernants de l'Europe, les intellectuels décadents de Paris et d'ailleurs n'ont pas été capables de forger une géopolitique alternative, d'abandonner la logique atlantiste pour adopter une logique grande-continentale, en forgeant un véritable partenariat stratégique avec la Russie. Dans une telle logique, l'Asie Mineure avait aussi un rôle à jouer : celui de tremplin de la puissance euro-russe, avec une Turquie satellisée et mise au pas, et non celui d'un verrou américain au c¦ur de la masse continentale eurasienne, qui étranglera très rapidement notre économie et assombrira cruellement l'avenir de nos enfants.

    Pire : l'Europe avait un projet d'oléoduc, en étroite coopération avec la Russie. Ce projet s'appelait "Blue Stream" et comptait organiser en synergie les oléoducs russes, les voies fluviales de la Volga, du Don, du Dniestr et du Danube. L'ENI, instance italienne des pétroles, y participait et y avait investi de colossales sommes d'argent. Aujourd'hui, on doit amèrement constaté que ces efforts ont été en pure perte, parce que les politiciens clownesques et corrompus ont opté pour le suivisme atlantiste, dénoncé depuis belle lurette par l'école diplomatico-stratégique belge, créée jadis par Pierre Harmel, qui n'a guère eu de disciples. La partitocratie a préféré hisser un Willy Claes au sommet de l'OTAN. Le type de politicien choyé par Washington !

    Q. : La Turquie a une configuration politique très particulière. Le premier acteur politique en Turquie est l'armée, pro-occidentale. Mais la première force politique du pays est l'islamisme anti-occidental. L'Armée turque, forte de 639.000 hommes, est la seconde armée de l'OTAN et sera donc la première armée "européenne" si la Turquie pénètre dans l'UE. Or les pays de l'UE démantèlent leurs propres armées. À quoi songent nos dirigeants ? Historiquement, la Turquie a été l'ennemie de l'Europe : elle a occupé les Balkans et menacé les portes de Vienne. Comment expliquer cette curieuse cécité, ce manque de mémoire, cette "négation de l'ennemi" de nos dirigeants ?

    Votre question est à strates multiples. Y répondre exigerait tout un livre. Essayons de la segmenter : L'armée est effectivement l'épine dorsale de l’État kémaliste turc depuis quelques décennies. Elle dévore un budget impressionnant qui fragilise toute l'économie du pays. Lors du séisme d'août 99, on a vu cette belle armée à l'oeuvre : entraînée pour fondre sur ses voisins (encore qu'en 1974, les milices grecques de Chypre, armées de quelques pauvres fusils, lui ont donné du fil à retordre !), elle est incapable de faire face à une situation de détresse naturelle et civile. Dévoreuse de budgets, elle interdit au pays de se doter de matériels de première nécessité dans un pays exposé aux tremblements de terre. Cette armée n'a qu'un projet : conserver l'alliance américaine, être le bras armé de la thalassocratie américaine contre les Russes, les Européens et les Arabes (car la Syrie et l'Irak sont également dans le collimateur). Ajoutons que cette armée a un droit de regard et de veto sur tous les budgets votés au parlement d'Ankara. Elle soumet d'abord son propre budget aux parlementaires et aucun d'eux ne peut le contester, sous peine d'être accusé de trahison. Telle est la pratique " démocratique " dans ce pays candidat à l'adhésion! Mais, chut, Bill Clinton et CNN n'ont rien vu, rien entendu !

    Quant aux forces politiques islamiques, notamment celles qui sont regroupées autour d'Erbakan, je les considèrerais plutôt comme des interlocuteurs valables de l'Europe, non pas en vue d'une adhésion, mais sur le plan stratégique au Proche-Orient. Les islamiques d'Erbakan ne sont pas les islamistes financés par l'Arabie Saoudite et armés par les Etats-Unis, comme les moudjahiddins afghans, les talibans ou les guérilleros de Khattab et Bassaïev au Daguestan et en Tchétchénie. Erbakan proposait une géopolitique alternative et refusait de couper la Turquie de son environnement arabe. La géopolitique des militaires vise une expansion de la puissance démographique turque vers le Nord et l'Ouest, contre l'Europe dans les Balkans, contre la Russie dans le Caucase et la Mer Noire, contre la majorité grecque à Chypre. La géopolitique d'Erbakan vise une solidarité turco-arabe et un infléchissement des relations d'Ankara vers le Sud, comme au temps de l'alliance germano-turque de 1908 à 1918. Pour Erbakan, la Turquie ne doit pas chercher l'adhésion à l'UE, mais coopérer avec la Syrie, l'Irak, le Liban, la Palestine, l'Égypte et la Libye, contribuer à l'éclosion d'une sphère de co-prospérité proche-orientale. De plus, Erbakan avait tenté d'apaiser la guerre contre les Kurdes. Dans le camp nationaliste en Europe, nul mieux que Franz Schönhuber, ancien leader des Républicains allemands, a analysé la situation turque de ce point de vue. Il a notamment souligné que les militants du mouvement d'Erbakan tentaient de palier aux lacunes de l'infrastructure civile du pays, en organisant des réseaux caritatifs, très mal vus des militaires. Rappelons que Schönhuber parle la langue turque, a rédigé des ouvrages de référence sur la Turquie et est une autorité intellectuelle et politique reconnue, davantage dans l'élite turque que dans son propre pays.

    Dernière remarque concernant l'armée turque : elle est effectivement la plus nombreuse d'Europe (après la Suisse !). Ce qui me permet de rappeler ici que l'Angleterre, jadis, les États-Unis, aujourd'hui, privilégient toujours l'allié continental qui a le plus de " chair à canon " à offrir. Tout naturellement, pour cette raison comptable, la Turquie joue le rôle de " principal allié " actuellement.

    Vous avez raison, l'Empire ottoman a été le pire ennemi de l'Europe au cours de l'histoire. Les historiens français Fernand Braudel et Michel Mollat du Jourdin ont expliqué comment l'Europe a été strangulée par la conquête ottomane de la Mer Noire, du Caucase, des Balkans et de l'Égypte. Au faîte de la puissance ottomane, l'Europe était littéralement coincée dans son réduit péninsulaire. L'aventure sur les mers, la conquête des océans ont été la réponse des Portugais, des Espagnols, des Hollandais et des Anglais au verrouillage ottoman. Il fallait contourner la masse territoriale islamisée pour retrouver les voies commerciales vitales vers l'Inde et la Chine. Pour les Allemands, les Polonais et les Russes, il fallait desserrer l'étau sur le Danube et en Mer Noire : c'est dans ce cadre que s'inscrit toute l'histoire de la frontière militaire austro-hongroise dans les Balkans et la longue conquête russe de la Sibérie et des rives de la Mer Noire, achevée par Catherine la Grande. Les Pays-Bas autrichiens, notre pays, ont participé à cette aventure balkanique en y envoyant des soldats et en faisant face à l'allié des Ottomans, la France de Louis XIV.

    Les diplomaties européennes ont oublié la leçon du Pape Pie II (avant son pontificat, il était l'humaniste de la Renaissance, Æneas Silvius Piccolomini et le secrétaire de l'Empereur Frédéric III). Pie II, dans son manifeste De Europa, avait appelé les Européens à s'unir contre la menace ottomane, à libérer les Balkans et Constantinople. Les ordres de chevalerie, comme l'Ordre de la Toison d'Or, l'Ordre de Malte et l'Ordre de Saint-Jean avaient pour tâche de libérer l'Europe. L'Ordre de Malte a organisé une marine redoutablement efficace qui a contesté pendant longtemps aux Ottomans la maîtrise de la Méditerranée et contribué au désétranglement de l'Europe (cf. André Plaisse, Le Rouge de Malte, éd. Ouest-France,  1991). Au XIXe siècle, le diplomate danois Schmidt-Phiseldeck au service de la Prusse rédige un mémorandum à l'adresse des chancelleries européennes pour les exhorter à bouter les Ottomans hors des Balkans, à libérer toute la Grèce et à occuper les îles stratégiques du bassin de la Méditerranée orientale (Crète, Rhodes, Chypre). Il ne sera pas écouté. Aujourd'hui, les représentants de ces ordres de chevalerie ont sombré dans le folklore et ne retiennent pas l'éternelle leçon de géopolitique qui court de Pie II aux Chevaliers et aux Corsaires de Malte et de ceux-ci à Schmidt-Phiseldeck. Devant le verrou que vient de réaliser avec maestro le Président Bill Clinton, l'Europe doit renouer avec l'esprit de ces ordres et recomposer la Sainte-Alliance du Prince Eugène, regroupant le Saint-Empire germanique, l'Autriche-Hongrie, la Pologne-Lithuanie, la Russie (aujourd'hui toutes les puissances qui en sont les héritières). C'est une question de vie ou de mort. Une longue guerre d'usure va commencer. Soyons prêts.   

    ► propos recueillis par Robert Kortenhorst.  
     

      

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