• Thomas Mann

    Thomas Mann

    un apolitique contre l'esprit occidental

    [Ci-dessous : Heinrich et Thomas Mann, deux frères ennemis qui se réconcilieront dans les valeurs libérales et occidentales. Inspiré par Dostoïevski, en particulier par le Journal d'un écrivain, T. Mann avait pourtant développé une critique radicale du libéralisme démocratique occidental et montré combien il était susceptible d'engendrer la corruption]

    heinri10.jpgIl y a plus de 75 ans, pendant l'automne de 1918, alors que les soldats allemands commencent à battre en retraite sur le front occidental, les intellectuels allemands lancent une dernière offensive, non militaire mais littéraire. Tandis que les troupes de l'Entente se rapprochent des frontières du Reich et qu'éclate là-bas la “Grève générale de l'armée vaincue”, plus connue sous le nom de Révolution de Novembre, un écrivain allemand attaque littéralement au corps à corps la notion occidentale de démocratie mondiale et défend bec et ongles la dignité de l'Obrigkeitsstaat allemand. Son nom ? Thomas Mann (1875-1955), le célèbre auteur des Buddenbrooks, un bourgeois cultivé, de tradition libérale et éclairée, pour qui la défense et le maintien de la culture doit être l'objectif du politique.

    Ses Considérations d'un apolitique ont été la réaction à un choc culturel, ressenti par d'autres intellectuels allemands, lorsque l'Allemagne en 1914 est non seulement encerclée par des armées ennemies, mais est aussi victime d'une campagne planétaire de diffamation, « comme s'il lui pleuvait de la m... dessus ». Ensuite, ces Considérations étaient le produit d'une querelle philosophique qui l'opposait à son frère Heinrich, un “littérateur de civilisation” francophile, qui couvrait l'Empire allemand de ses sarcasmes.

    Une montée au front symbolique

    Après avoir publié quelques travaux préparatoires, comme Gedanken im Kriege (Pensées de guerre), Friedrich und die große Koalition (Frédéric et la Grande Coalition), Briefe an die Zeitung “Svenska Dagebladet” (Lettres au journal “Svenska Dagebladet”), Gedanken zum Kriege (Pensées sur la guerre), Thomas Mann, « en guerre au service des idées depuis plus de deux ans », frappe un grand coup pour « soutenir l'héroïsme des soldats allemands par des arguments intellectuels et des formules efficaces ». L'écrivain, qui avait été réformé et en avait gardé mauvaise conscience, estimait que ses écrits étaient des contributions à la mobilisation intellectuelle et constituaient une montée au front symbolique. La virulence de la polémique littéraire avec son frère Heinrich et quelques écrivains des puissances de l'Entente lui a fait deviner l'horreur de la bataille de matériel : « Me voilà au milieu d'une pluie de terre sale, d'une grêle de fer, de la fumée asphyxiante et jaunâtre d'une bombe au gaz ». Pourtant, T. Mann était tout simplement dans ses papiers, et non dans les orages d'acier.

    Mais “l'effet” qu'eut cet essai volumineux de plus de 600 pages, paru peu avant la fin de la guerre, sur toute une génération fut tel, qu'Armin Mohler a compté le Thomas Mann des Considérations... comme l'une des figures de proue de la Révolution conservatrice. Pour en comprendre toute la portée, nous devons quelque peu “oublier” ce “maître” qu'il est devenu plus tard, ce “maître” qui se taillait un costume de “libéral éclairé". Examinons ses premières idées, celles d'un “apolitique”.

    La protestation allemande contre l'Occident et la romanité

    Pour T. Mann, comme pour la plupart des écrivains allemands de sa génération, c'est-à-dire ceux qui ont commencé leur carrière vers 1900, cette guerre est davantage que la collision entre les égoïsmes concurrents des grandes puissances ; elle est bien plutôt une « nouvelle irruption... de ce très vieux combat allemand contre l'esprit occidental ». Cette guerre actualise dès lors une vieille opposition inscrite dans l'histoire : l'opposition vitale entre la Kultur et la Zivilisation, soit l'opposition entre l'Allemagne et le monde occidental, anglo-français.

    En s'appuyant sur Dostoïevski, T. Mann décrit l'esprit occidental comme un avatar de « l'idée universelle romaine d'unifier l'humanité toute entière ». Le catholicisme, dans cette optique, aurait conservé la « tradition politique impériale [romaine] » et la révolution française n'aurait été qu'un changement de forme, si bien que la « colonisation de l'écoumène habité » par l'impérialisme de la civilisation n'aurait été que « la dernière forme de l'idée unificatrice romaine ». La lutte contre l'Entente, alliance mondiale, a connu ses prémices dans le combat livré par Arminius contre Rome, dans la longue opposition des Empereurs germaniques à la Papauté, dans les mouvements de libération nationale de 1813 contre Napoléon et dans le processus d'unification de l'Allemagne qui aboutit en 1870, pendant la guerre contre la France.

    L'esprit germanique est un esprit de protestation contre les « idées de l'Ouest, contre les Lumières qui sont une pensée dissolvante et contre la civilisation qui détruit les ressorts naturels des peuples ». La lutte engagée par l'Allemagne contre l'Entente est une lutte au corps à corps contre le « libéralisme mondialiste », est un acte de résistance « contre la décomposition, par le rationalisme, des cultures nationales » et contre leur nivellement « en vue de former une civilisation homogène ». Si cette « planète espérantiste et pacifiée » — ce que l'on appelle aujourd'hui le One World — se réalise un jour, nous sombrerons dans un ennui mortel : « Des autobus volants hurleraient au-dessus d'une humanité vêtue de blanc, adoratrice bigote de la raison, unifiée après la mort de tous les États, unilingue, arrivée par la technique au dernier stade de souveraineté, télévisualisant tout par des procédés électriques (!) ».

    Une civilisation de flux et de vagabondages

    Au conflit politique opposant l'Entente à l'Allemagne, correspond le conflit spirituel entre une civilisation qui entend se globaliser et une pluralité de cultures qui entendent conserver leurs ancrages nationaux, lesquelles se sentent menacés dans leur spécificité par la dynamique égalisante, éradiquante et niveleuse de cette civilisation de flux et de vagabondages. À la base de la dynamique de la civilisation, nous avons un cocktail idéologique mêlant l'eudémonisme social au désir de s'assurer un confort personnel par le biais de toutes sortes d'artifices techniques. Si cette dynamique de civilisation est facilement définissable, en revanche, qu'est-ce qu'une culture, aux yeux de Mann ?

    D'après Nietzsche, la culture est « avant tout l'unité de style esthétique, plastique et artistique dans toutes les expressions vitales d'un peuple ». T. Mann reprend cette définition à son compte et explicite la culture comme l'expression d'une « unité compacte, d'un style, d'une forme, d'une attitude mentale, d'un goût » ; ensuite, explique-t-il, la culture « reflète une certaine organisation du monde par l'esprit ». Comme chez Nietzsche, où cette idée était implicite, la culture, pour T. Mann, n'est pensable qu'en termes de différAnce (*), c'est-à-dire qu'elle n'est pensable que sous une multiplicité de modalités sans cesse en devenir. À ce propos il écrit :

    « L'instance porteuse de l'universel, c'est-à-dire de l'humain en général, n'est pas “l'humanité” en tant qu'addition d'individus, mais la nation ; et la valeur de ce produit national, ancrée dans le spirituel, l'esthétique, le religieux, non captable par des méthodes scientifiques mais se déployant sans cesse au départ des profondeurs organiques de la vie nationale, c'est ce que l'on appelle la culture nationale. Dans ces profondeurs résident la valeur intrinsèque, la dignité, l'attrait et la séduction de toutes les cultures nationales. La valeur d'une culture se situe précisément dans ce qui la différencie des autres, car c'est justement cette différence, cette différenciation permanente qui fait que la culture est culture, est originalité, se démarque de ce qui est commun, simplement commun, à toutes les nations et n'est par là même que simplification de civilisation ».

    Culture et civilisation chez Mann et Spengler

    Dans les langues anglaise et française, culture et civilisation sont synonymes. En Allemagne, l'usage différent et différenciant de ces concepts signale un contraste, que l'on repére depuis Kant et que les tenants des diverses formes de conservatisme ont instrumentalisé dans leurs critiques de la société moderne. La tension que ces divers conservatismes perçoivent entre culture et civilisation est différemment appréciée et jugée par les uns et par les autres. Chez T. Mann, l'opposition culture/civilisation est un conflit éternel, incontournable et récurrent, tandis qu'Oswald Spengler, dans son Déclin de l'Occident, paru à peu près au même moment que les Considérations..., estime que la civilisation prend logiquement le relais de la culture. Pour Spengler, effectivement, la culture obéit à des réflexes organiques et vivants, alors que la civilisation obéit à des ressorts abstraits, construits, mécaniques et techniques, mais toute culture finit par sombrer dans un stade de civilisation, ce qui la conduit au déclin, voire à la disparition.

    Contre le phénomène de politisation croissante

    Pour Spengler, c'est une fatalité historique qui conduit au déclin de la culture au profit de la civilisation ; pour Mann, ce sont des circonstances actuelles qui menacent la culture allemande. Le déclin, apporté par la civilisation, menace la « culture bourgeoise essentiellement apolitique » de l'Allemagne en imposant une politisation croissante de tous les domaines de l'existence ainsi qu'une démocratisation progressive de la vie publique : hyper-politisation et démocratisation sont pour Mann de quasi synonymes car la « politique est la participation à l'État, est zèle et passion du plus grand nombre pour l'État ». Pour Mann, un tel engagement imposé à tous les citoyens indistictement n'est pas souhaitable car la vocation de l'homme n'est nullement de s'épuiser complètement dans la politique et dans le social. La culture et la Bildung allemandes, justement, mettent plutôt l'accent sur la religion, la philosophie, les arts, la poésie et la science. T. Mann adhère à un principe qu'avait énoncé le jeune Nietzsche : « Les États où d'autres que les politiciens doivent s'impliquer dans la politique sont mal agencés et méritent de périr de ce trop-plein de politiciens ».

    Cet hypertrophie du rôle des politiciens est typique des démocraties occidentales, surtout de la France de la Troisième République, si chère à Heinrich Mann, le frère francophile qui suscite la polémique : aux yeux de T. Mann, cette Troisième République est victime « de la concurrence écœurante entre les cliques, du déclin de la moralité politique, du grouillement épais de la corruption et des scandales ». Dans un tel système, il n'y a pas d'autre principe que “malheur au vaincu, qu'il paie !” et ceux qui ont du bagoût et savent jouer des coudes tentent leur chance pour aller s'abreuver dans l'auge de la politique. Ces messieurs n'ont nul besoin de trimbaler un bagage culturel ni d'être des héritiers obligés. Au lieu de s'efforcer d'introduire en Allemagne le sordide commerce des parlementaires, des politiciens et des partis, « qui empesteront toute la vie nationale avec leurs politicailleries », on ferait mieux, pensait Mann, de conserver le maximum de l'Obrigkeitsstaat monarchique, parce que celui-ci garantit au moins un « gouvernement indépendant », davantage capable de protéger les « intérêts de tous » et de « soustraire l'administration au désordre des querelles créées par les partis ».

    Déjà dans ses Gedanken im Kriege, T. Mann avait défendu avec acharnement la monarchie constitutionnelle allemande contre ses critiques de l'intérieur et de l'étranger. Il avait défendu le point de vue « que l'Allemagne avec sa jeune et forte organisation, avec son système d'assurance sociale pour les ouvriers au chômage, avec la modernité de toutes ses institutions sociales, était en fait un État bien plus avancé » que la République bourgeoise française, « malpropre et ploutocratique ».

    Bien sûr, toute cette polémique contre l'Occident en général et contre la France en particulier n'était par très originale. Mais T. Mann ne visait pas l'originalité. Au contraire : il se réfère sans cesse à Schopenhauer, à Wagner, à Nietzsche et à Paul de Lagarde, qu'il cite abondamment, lorsqu'il évoque « la falsification de la germanité par l'importation d'institutions politiques totalement étrangères et non naturelles ». Cette « avancée brutale de la démocratie », mise en branle par le libéralisme du XIXe siècle, apparaît à T. Mann définitivement victorieuse, inéxorable.

    Pour un Volkstaat bismarckien !

    T. Mann admet cependant la nécessité et la légitimité d'une démocratisation bien dosée des institutions de l'État, car il faut tirer les conclusions irréfragables de tous les changements qui sont intervenus en économie et en politique internationale. Il souhaite la réalisation d'un Volksstaat taillé à la mesure du peuple allemand, au lieu de l'importation d'une « mauvaise et déficiente démocratie » de modèle occidental. La solution optimale aux yeux de Mann, serait de forger une nouvelle mouture de « l'alliance entre la monarchie et le césarisme », selon le modèle bismarckien. En effet, l'ère bismarckienne a imposé en Allemagne le régime politique qui lui convenait le mieux et a rendu le peuple heureux et prospère. Quant à la démocratie, elle est depuis toujours « l'humus sur lequel croît le césarisme » ; puisse-t-elle dès lors, par l'action « d'un grand homme de trempe germanique », recevoir un « visage acceptable ». Parce qu'il n'y a plus un Bismarck et parce qu'on en attend un second, « il faut faire du Maréchal Hindenburg le Chancelier du Reich », car il est « une figure de fidélité immense de réalisme et de sobriété ». T. Mann déclare dans les Considérations... qu'il ne s'opposerait pas à un tel régime fondé sur l'épée.

    Pour le Thomas Mann des Considérations..., il s'agit de contrer « l'invasion intellectuelle et politique de l'Entente », après « l'invasion militaire ». Il craint un « changement structurel dans l'âme allemande, une transformation de fond en comble du caractère national germanique ». Depuis ces réflexions, une autre guerre mondiale, menée par l'Occident, a terrassé l'Allemagne ; l'occidentalisation politique y a progressé de façon plus fondamentale encore. Mais cette deuxième occidentalisation a reçu le plein aval d'un T. Mann, exilé sous le nazisme en Californie. Mais cela c'est une autre histoire...

    Dans cet article, j'ai voulu mettre l'accent sur son conservatisme d'inspiration nationaliste, qu'il a résumé lui-même : « Être “conservateur”, c'est vouloir maintenir la germanité de l'Allemagne ».

    ► Peter Rosenow, Vouloir n°134/136, 1996. (article extrait de Junge Freiheit n°40/1994)

    * : Nous reprenons ici la graphie très particulière de Derrida, car la définition que philosophe donne du processus incessant de différenciation à l'œuvre dans le monde semble correspondre au mieux à l'idée exprimée par Mann. (NDT)

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    ♦ Pour prolonger : « Thomas Mann ou la domination des contraires », D. Magne, in : Nouvelle École n°41.

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    LA JEUNESSE “APOLITIQUE” DE THOMAS MANN

     

    mann-t10.jpgAttaqué par un publiciste américain qui l'enjoignait à s'expliquer sur ses prises de position nationalistes lors du conflit précédent, Thomas Mann, alors en exil depuis 1938 aux USA, répondit par une lettre circonstanciée et diffusée en janvier 1944 commençant par ces mots : « On me reproche que mes opinions d'alors étaient celles d'un homme mûr. La maturité est une notion bien relative ; tout homme ayant quarante ans n'est pas toujours mûr (...) Je voyais dans l'Allemagne un pays qui vivait dans des conditions intérieures et extérieures extrêmement pénibles ; un pays qui, à l'instar d'un artiste, éprouvait constamment des difficultés. Je m'identifiais à lui ce qui n'était autre que la forme et le sens de mon patriotisme des années de guerre (...) Mes histoires auda­cieuses de 1914 sont sans aucun doute une réaction aux nom­breuses et violentes insultes proférées contre la philosophie et la culture allemandes ». Il s'agissait alors pour la censure américaine que Thomas Mann, prix Nobel 1929 de littérature et inlassable propagandiste anti-nazi revienne sur son passé de prosateur nationaliste et dissipe les derniers soupçons, de conservatisme anti-occidental que l'unité et la continuité de son œuvre artistique aux accents politiques incontestables laissaient suggérer.

    L'auteur, il est vrai, n'avait jamais fait silence de ses conceptions toutes personnelles en matière d'État, de société, de démocratie, de droits et de devoirs de l'homme face à ses responsabilités, lesquelles dans leur libéralisme et leur virulent anti-totalitarisme semblaient davantage guidées par l'amour d'une Allemagne bismarckienne emplie de luthéranisme, de romantisme et de nietzschéisme que par une véritable adhésion à l'idéal démocratique weimarien, amor fati abordée avec opportunisme et circonspection pour sauver en priorité les restes d'une glorieuse Kultur allemande sauvagement caricaturée par le national­-socialisme, « cette chose fondamentalement fallacieuse ».

    Né en 1875, deuxième fils d'un riche négociant en grain de Lübeck, rigide et tout dévoué à l'ordre bourgeois wilhelminien, et d'une Brésilienne passionnée, légère et artiste, Thomas Mann, sa vie durant imprègne son œuvre de ce dualisme ontologique, cherchant à concilier en un ordre social nouveau les valeurs conjuguées de la respectabilité du bourgeois allemand et de la liberté d'artiste, dont les Buddenbrook écrit en 1901, évocation de la désagrégation et de la décadence d'une famille bourgeoise hanséatique au XIXe siècle, sera le point d'orgue. Pris de court par la guerre, il l'abordera comme la révolte ultime des valeurs allemandes contre le poison occidental, qu'il synthétisera à la fin du conflit par un fort volume, Considérations d'un Apolitique, ouvrage à la charnière entre le vieux conservatisme hérité du XIXe siècle et la droite moderne qu'incarneront les nationalistes-révolutionnaires de la revue Die Tat (le Tat-Kreis), dont il ne prendra ses distances qu'avec l'assassinat en 1922 de Walther Rathenau (« Il nous incombe — que nous le voulions ou non — de défendre l'État. Il est entre nos mains ; nous devons servir sa cause — la République n'est rien d'autre que cela »), extrait de son discours Von deutscher Republik prononcé à Berlin, salle Beethoven, devant le président Ebert, sans pour autant tout à fait renier ce livre, le justifiant dans Mon Temps comme le « roman éducatif expérimental », « l'explication polémique du monde conservateur et nationaliste sans engagement définitif » portant en germe son roman-clé, La Montagne Magique, écrit en 1924. D'autres intellectuels allemands émigrés ne manqueront. pas de lui en faire le reproche, ce qui fit dire à Armin Mohler, avec une ironie non dissimulée, « c'est notre Maurras, mais un Maurras qui a mal tourné ». Son spécialiste et biographe, Herbert Wiesner, écrira quant à lui, que sans l'avènement de Hitler « il eût été un véritable représentant du conservatisme ». De quoi alimenter la controverse quand on songe que de son discours de soutien au jeune régime de Weimar, Von deutscher Republik, il écrira à Emst Bertram qu'« il ne faut pas prendre toutes ces paroles au pied de la lettre ». L'image du littérateur illuminé et universaliste que véhiculent les manuels serait-elle donc usurpée ? Pour en savoir plus, revenons sur la jeunesse « apolitique » de T. Mann.

    L'esprit allemand contre les idées de l'Ouest

    Lorsque surgit la mobilisation à l'été 1914, T. Mann va sur ses 40 ans. Réformé, il supporte mal le fait de ne pas être au feu, et s'applique d'autant plus à mettre sa plume au service du Reich que ce bourgeois cultivé pour qui la culture est l'objectif premier de toute politique est choqué au plus haut point par le déferlement de haine qui accompagne la campagne mondiale de diffamation lancée contre l'Allemagne (« les Huns »). Enfant déjà, il avait entrevu dans le « Général Dr von Staab » l'image des principales arcanes de l'autorité wilhelminienne, professeurs, Junkers, ministres à la tête desquels le monarque s'employait de toutes ses forces à protéger la sphère artistique, culturelle, « l'âme », de l'Allemagne. La sombre perspective d'une possible défaite de l'Empire le provoque à s'investir dans le domaine politique, ce dont il s'acquitte avec toute la rage que lui inspirent les propos de son propre frère, Heinrich Mann, son aîné, lui aussi écrivain estimé, francophile, ouvertement hostile à l'Empire et célébrant dans le « cadeau de la défaite » allemande l'avènement tant attendu de la victoire civilisatrice démocratique.

    Mann publie successivement un recueil, Pensées de Guerre (Gedanken im Kriege) en 1914, Frédéric et la Grande Coalition (Friedrich und die grosse Koalition) en mai 1915, petit opuscule où il établit un parallèle entre la guerre et l'art, l'artiste et le guerrier s'activant en union à la destruction du carcan occidental, et justifie la violation de la neutralité belge en référence à l'occupation de la Saxe durant la guerre de sept ans. Suivent ses Lettres au joumal “Svenska Dagebladet” (Briefe an die Zeitung “Svenska Dagebladet”), un nouveau recueil de Pensées sur la Guerre (Gedanken zum Kriege). Et, en octobre 1918, paraissent les Con­sidérations d'un Apolitique, épais ouvrage de 600 pages rédigé de novembre 1915 à mars 1918 où T. Mann, sachant l'Alle­magne perdue, prépare le lendemain de la défaite en fustigeant la notion de « démocratie mondiale », défendant la dignité de l'État allemand et les motivations profondes de cette guerre, dernier avatar de la gigantesque lutte que se livrent depuis l'antiquité l'esprit germanique et l'universalisme romain-catholique, dont la Révolution française n'est que la laïcisation, la « dernière forme de l'idée unificatrice romaine ». Arminius contre Rome, Witukind contre Charlemagne, Gibelins contre Guelfes, le réveil du natio­nalisme allemand contre Napoléon Ier et la naissance de l'État allemand à travers le désastre français de 1870 prennent ici une résonance nouvelle, une filiation à travers les siècles dont le 11 novembre 1918 n'est que la triste conclusion. Mann transcende la guerre en une révolte de la spiritualité germanique opprimée, l'esprit allemand contre les idées de l'Ouest, l'engagement contre la civilisation qui « détruit les ressorts naturels des peuples ».

    La figure du bourgeois-artiste

    Nourrissant sa pensée des œuvres de Nietzsche, Dostoïevski, Schopenhauer, Wagner, Tolstoï, de Lagarde, Gœthe, Schiller (mais aussi Rousseau), Mann, opposant parallèlement à Oswald Spengler “Culture” et “Civilisation”, stigmatise l'idéal mondialiste et entend exalter la résistance contre le rationalisme aride de sa philosophie réductrice, préfiguration de l'État « unilingue ». Il écrit : « La valeur d'une culture se situe précisément dans ce qui la différencie des autres, car c'est justement cette différence, cette différenciation permanente qui fait que la culture est culture, est originalité, se démarque de ce qui est commun à toutes les nations et n'est par là-même que, simplification de civilisation ». La culture pour cet artiste qui se veut d'abord enraciné, constitue le rempart suprême, unité de style, de forme et de conception du monde en perpétuelle ébullition créative, contre la pétrification civilisationnelle, la mécanicisation intellectuelle, l'abstractionnisme libéral. Ce pourquoi, le professeur Edmond Vermeil, auteur de la somme Doctrinaires de la Révolution Allemande 1918-1938 (NEL, 1948), placera Thomas Mann aux côtés de Walther Rathenau et le Comte Hermann von Keyserling comme représentant de l'idéalisme allemand, avec qui il partage pour finalité de son art la rénovation spirituelle du monde contemporain, nouvel humanisme réconciliateur de l'être et de la pensée, de la puissance et de l'esprit.

    Et c'est tout naturellement dans la figure du bourgeois-artiste que Mann place ses espoirs, seul à même d'atteindre à l'équilibre primordial de la vie classique qu'il exaltait déjà dans les Buddenbrook, noumène et phénomène, chose en soi et monde des réalités distinctes. Discipline héroïque d'exaltation collective du Beau et domination des contraires héritée de Nietzsche où l'homme vrai, « Herr der Gegensätze », applique la morale tragique de celui qui fait face aux réalités aussi pénibles soient-elles de l'existence, à mille lieues des sirènes du progrès universel, refuge de toutes les faiblesses, de toutes les démagogies, « qui sacrifie à ses rêves utopiques les passions, le dur granit de la réalité et les leçons de combativité qu'elle nous prodigue » (Edmond Vermeil). Son message se veut exhortation au dépassement positif de la défaite et de ses conséquences dans le ressourcement des origines. Sustine et abstine...

    Les Allemands lui préfèreront Hitler, et il partira

    Pris dans la tourmente des événements, T. Mann écha­faude en parallèle à ses Considérations un programme ou­vertement plus politique, incursion nouvelle pour lui. Face au rouleau compresseur libéral, il élabore en réponse à la dislocation du régime l'idée d'une nouvelle aristocratie (car il ne revient pas à tout le peuple de lutter, qui doit d'abord aspirer à enrichir le patrimoine spirituel, religieux, artistique national) regroupée en un Directoire placé au-dessus de la nation, selon le concept de l'Obrigkeitsstaat monarchique repris de Luther, source d'indépen­dance et d'impartialité insensible aux appels de la corruption démocratique, de l'immoralité politicienne, visant particulièrement du doigt la « malpropre et ploutocratique » République française. Césarisme bismarckien, despotisme éclairé, son Obrigkeitsstaat ne s'oppose en rien à la démocratie vraie, qu'il conçoit comme un socialisme spécifiquement et authentiquement germanique (« Être “conservateur” ?, c'est vouloir maintenir la germanité de l'Allemagne »), les initiatives populaires devant être soutenues par un État au sommet duquel il verrait tout à fait le maréchal Hindenburg, cette « figure de fidélité immense, de réalisme et de solidité ». Les Allemands lui préféreront Hitler, et il partira...

    Prônant la révolution allemande parmi les premiers, c'est à lui que revient le privilège d'avoir introduit en 1921 la notion de « Révolution conservatrice » dans son Anthologie Russe, qui fera florès par la suite. Il n'est dès lors pas étonnant que, et ce dès 1917, T. Mann se tourne vers la Russie qu'il considère comme une alliée contre l'Occident — cela malgré sa méfiance à l'égard de Lénine, lui aussi fils de la Raison —, une Russie hé­ritière d'une histoire tout aussi tragique et tendue entre la glèbe et l'absolu divin, en quête d'une régénération. « Il est révolutionnaire comme la morale, en ce sens qu'il brise la croûte superficielle que la civilisation forme au-dessus de la nature mouvante. Il est conservateur dans la mesure où, maîtrisant la barbarie, il maintient héroïquement un ordre vivant et toujours menacé » dira de lui Edmond Vermeil.

    « Là où je suis, c'est l'Allemagne »

    Mis en contact en 1919 avec l'éphémère République de Munich, ou il était venu s'établir à la mort de son père, en 1901, il désapprouvera finalement la participation des écrivains Ernst Niekisch et Erich Mühsam au Gouvernement des Conseils, ce­pendant que son frère Heinrich se chargera de l'éloge funèbre de Kurt Eisner. Hostile au prophétisme tant libéral que soviétique, son rêve de « pays du milieu », ni belliciste ni pacifiste, troisième voie personnaliste, synthèse de l'humain et du national comme il devait la signifier lors de sa première justification aux Considérations d'un Apolitique, dans sa Lettre ouverte à Hermann von Keyserling parue en 1920, sombrera avec la nouvelle décennie.

    L'apparition du phénomène national-socialiste, antithèse absolue du Génie Allemand, provoquera chez lui son virage vers le centre libéral, tendance prédominante de la République de Weimar, décidant de jeter dans les institutions naissantes tout le poids de sa prose pour combattre la « barbarie teutonisante » (dixit Edmond Vermeil), le grégarisme militarise outré, l'exacerbation démesurée du prussianisme étriqué qui lui avait déjà fait désavouer les thèses spenglériennes, considérant le pangermanisme à la fois comme ennemi de l'esprit européen classique et de l'Allemagne elle­-même. Son rejet méprisant de la plèbe nationale-socialiste, pâle copie du fascisme italien (autre importation occidentale) et son biologisme nordicisant, « cette idéologie des profondeurs de gymnase en furie », à l'antisémitisme forcené (il avait épousé en 1905 une Israélite, Katia Pringsheim) ne pouvait que l'inciter à fuir et apposer le silence sur ses propos initiaux contenus dans les Considérations d'un Apolitique, sans totalement les désavouer, les retouchant seulement quelque peu dans une version qu'il fera paraître en 1922. Ne disait-il pas encore lors de son arrivée aux USA en 1938, après 5 années d'exil passées en Suisse chez son plus fidèle ami, Hermann Hesse : « Là où je suis, c'est l'Allemagne ».

    ► Laurent Schang, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.


    *-*-*-*-*-*-*-*-*-*

    Pièces-jointes :

     

    « Le rôle équivoque joué par certains mythes dans ces processus d'irrationalisation n'autorise pourtant en aucun cas à conclure que la fonction mythique inclut et impose, en tant que telle, une dérive fanatique et totalitaire. Un écrivain aussi notoirement anti-nazi que Th. Mann (1875-1955) contribua à montrer le contraire : que la démythologisation d'une culture la prive de possibilités d'équilibration inconsciente et imaginaire d'une toute autre portée que le travail de pondération dévolu à la Raison (Joseph et ses frères, 1933-1943). Dans cette perspective, ouverte par Nietzsche, s'inscrivent aussi bien les travaux du psychanalyste CG Jung (Présent et avenir, 1957, Un mythe moderne, 1960), de l'historien des religions M. Eliade (Aspects du mythe, 1962), que la mythocritique élaborée par G. Durand (Figures mythiques et visage de l'œuvre, 1979) dans le sillage de E. Cassirer (Philosophie des formes symboliques, 1923-1929). Ainsi donc la “crise de la culture” affectant le XXe siècle découle-t-elle aussi bien de la rationalisation ou de l'évacuation de la pensée mythique traditionnelle, que d'une “mythologisation” de la Raison. »

    ► F. Bonardel, L'irrationnel, PUF/QSJ, 1995. [recension]

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    La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience 

    Portrait à la fois admiratif et critique de Nietzsche par Thomas Mann. L'esthétisme nietzschéen y est condamné car faisant le lit d'un relativisme moral : « L'éthique sert d'appui à la vie (...). La véritable antinomie est celle [non pas de la morale et de la vie mais] de l'éthique et de l'esthétique ». À la vérité, le travail interprétatif chez Nietzsche est amoral, non immoral. Même si, à la différence de Guyau, il ne relie pas cette disposition amorale à l'altruisme social, il entend défendre une philosophie créatrice de valeurs, ultime remède face au processus de dévaluation des valeurs qu'est le nihilisme. Attaché à l'universel humain pétri de moralisme kantien et d'humanisme goethéen, autrement dit à un certain mythe de l'individualisme considéré comme seul rempart contre toute tentation faustienne du peuple allemand, Thomas Mann reste emblématique d'une certaine lecture littérale inapte à deviner, derrière le métaphorique chez Nietzsche, une stratégie d'écriture sceptique.  

    • avertissement : Les notes de bas de page ont été placées dans la suite du texte et sont indiquées par des crochets [...].

    Quand, au début de 1889, on apprit par Turin et Bâle à la fois la nouvelle de la folie de Nietzsche, combien, parmi ceux qui déjà, dispersés sur toute l’Europe, le savaient promis à un grand destin, n’auront pas soupiré à part soi, comme Ophélie :

    Oh ! qu’un si noble esprit soit ainsi confondu ! [trad. A. Gide]

    NietzscheEt de même dans les vers qui suivent, déplorant le sort affreux de cette intelligence souveraine anéantie par le délire, blasted by ecstasy, et qui ne rend plus qu’un son de cloches désaccordées, il est bien des termes qui pourraient parfaitement s’appliquer à Nietzsche, en particulier cette expression destinée à résumer l’éloge de la jeune affligée : The observ’d of all observers, que Gide traduit : Point de mire de tous les regards [texte allemand : « … was Schlegel übersetzt : Das Merkziel der Betrachter »]. Aujourd’hui, nous aurions recours au mot fascinant, tant il est vrai qu’on chercherait en vain dans la littérature, comme dans toute l’histoire de l’esprit, une figure plus fascinante que celle du solitaire de Sils Maria. Mais cette fascination n’est pas sans rappeler beaucoup celle qu’exerce au-delà des siècles le personnage de Shakespeare, le mélancolique prince de Danemark.

    Nietzsche, Nietzsche penseur et écrivain, le modèle des formes [trad. A. Gide. Texte allemand : « Der Bildung Muster »], comme l’appellerait Ophélie, fut une figure d’une richesse et d’une complexité culturelles extraordinaires, vraie quintessence d’européanisme en qui l’on put voir comme remémoré, renouvelé, recréé même, mythiquement, tout un passé dont il avait repris la succession, après l’avoir assimilé, dans une imitation plus ou moins consciente ; et je ne doute pas que ce grand idolâtre du masque ait bien vu tout ce qu’il y avait d’hamlétique dans le tragique spectacle qu’offrit, ou dirais-je organisa, sa vie. En ce qui me concerne, moi qui représente, lecteur passionnément bouleversé de son œuvre, un de ces observers de la génération immédiatement postérieure, je puis dire que j’ai ressenti très tôt cette parenté et que j’y goûtai cette ambiguïté de sentiments qui, pour une âme juvénile comme était la mienne, a quelque chose de si neuf, de si troublant et de si enrichissant : un mélange de vénération et de pitié. Ce double sentiment ne m’a jamais quitté. Il n’est autre que le sentiment tragique de la pitié qu’on éprouve à l’endroit d’une âme pliant sous le poids de ses tâches, élue, mais non point née, pour l’aventure de la connaissance et qui, comme Hamlet, y succomba, d’une âme tendre et fine, pleine de bonté, avide d’amour, portée à de hautes amitiés et nullement faite pour la solitude (et la plus profonde encore, la plus glaciale, celle du criminel) à quoi elle fut vouée ; pitié pour un esprit naturellement imprégné d’une profonde piété, enclin à la vénération et attaché aux traditions religieuses, mais forcé par un destin brutal à prêcher, dans un délire impie et déchaîné contre sa propre nature, le barbare débordement de la force, l’endurcissement des consciences et le règne du mal.

    Il est nécessaire, si l’on veut réaliser le caractère absolument imprévisible et invraisemblablement romanesque de cette existence, de rechercher un peu ses origines et les influences qui contribuèrent à la formation de sa personnalité, sans que, d’ailleurs, il y ait rien senti sur le moment de contraire à sa nature. Né dans la région campagnarde de l’Allemagne centrale, en 1844, quatre ans avant la tentative de révolution bourgeoise, Nietzsche descend, du côté de son père comme du côté de sa mère, d’excellentes familles de pasteurs. On a de son grand-père, comme par ironie, un écrit intitulé : De la durée éternelle du christianisme — Afin d’apaiser les esprits dans la fermentation actuelle. Son père était une espèce de courtisan, précepteur des princesses de Prusse, et devait sa cure à la faveur de Frédéric-Guillaume IV. Ainsi, le sens des « formes », le sentiment de l’honneur, la sévérité des mœurs et l’amour scrupuleux de l’ordre, étaient-ils des familiers de la maison paternelle. Après la mort, prématurée, de son père, le jeune garçon ira vivre à Naumburg, ville de fonctionnaires, cléricale et royaliste. On nous le dépeint « extraordinairement sage » : c’est un enfant modèle notoire, sérieux, bien élevé et doué d’une pieuse éloquence qui lui vaut le surnom de « petit pasteur ». On connaît l’anecdote significative qui nous le montre rentrant de l’école d’un pas digne et mesuré, alors qu’il pleut à verse, parce que le règlement scolaire fait un devoir aux élèves de se bien tenir dans la rue. Il termine brillamment sa formation secondaire dans la célèbre école de Schulpforta [Schulpforta, à quatre kilomètres au sud de Naumburg, ancien couvent cisertcien transformé en école royale.], où règne une discipline encore quasi monacale. Il se sent attiré par la théologie, par la musique aussi, mais se décide pour la philologie classique qu’il étudie à Leipzig sous la férule d’un sévère spécialiste des méthodes philologiques, du nom de Ritschl. Ses succès sont tels que, à peine son devoir d’artilleur accompli, on le nomme, malgré sa jeunesse, à une chaire universitaire, et cela dans cette ville patricienne, pieuse et sévère qu’est Bâle.

    Cette image d’une nature certes supérieure et très douée, mais parfaitement normale, semble garantir une carrière brillante et correcte. Mais non ! avec une aussi ferme assise, le voilà qu’on entraîne dans des pays perdus ! qui s’aventure (sich versteigen) [L’auteur usant ici du verbe sich versteigen dans un sens qui n’a pas d’équivalent exact en français, le traducteur s’excuse d’en avoir été réduit à calquer le texte original] sur des cimes mortelles ! Le mot allemand verstiegen, qui a fini par prendre une valeur de jugement moral et spirituel, est un terme emprunté au jargon des alpinistes et désigne la situation du varappeur qui, égaré en haute montagne, ne peut plus faire un pas ni en avant ni en arrière, et se voit perdu. Appliquer ce terme à l’homme qui est sans doute non seulement le plus grand philosophe de la fin du XIXe siècle, mais l’un des plus téméraires héros de la pensée, cela sent un peu son bourgeois. Jakob Burckhardt pourtant, en qui Nietzsche voyait un véritable père, et qui, sans être un bourgeois, avait remarqué très tôt, dans l’esprit de son jeune ami, cette tendance, cette volonté même de se perdre (sich versteigen), de s’aventurer au péril de sa vie, s’est prudemment séparé de lui et l’a laissé tomber avec une espèce d’indifférence qui n’était au fond qu’une manière, toute goethéenne, de se préserver soi-même.

    Qu’est-ce donc qui, jetant Nietzsche hors des chemins battus, le fit gravir à coups de fouet son calvaire et mourir en martyr sur la croix de la pensée ? Son destin, c’est-à-dire son génie. Mais ce génie porte encore un autre nom : maladie, ce mot non pas dans le sens à la fois vague et général où on a si vite fait de le lier à la notion de génie, mais bien dans une acception si spécifique, si clinique, que de nouveau l’on s’expose à être soupçonné de béotisme et à se voir reprocher de minimiser ainsi la carrière créatrice d’un esprit qui, par son style, sa pensée et sa psychologie, a transformé le climat de toute une époque. Ce serait nous mal comprendre. On l’a souvent dit, et je le répète : la maladie est quelque chose de purement formel, et il importe seulement de savoir avec quoi elle se combine et quel est son contenu. Il s’agit de savoir qui est malade : un honnête imbécile chez qui la maladie est vraiment dépourvue de tout aspect spirituel ou culturel, ou un Nietzsche, un Dostoïevsky. Le côté proprement pathologique et médical des choses est un des aspects de la vérité, son aspect naturaliste si l’on veut, et celui qui aime la vérité et tient à la respecter sans condition n’ira pas, poussé par je ne sais quelle pruderie intellectuelle, renier le moindre des points de vue d’où on peut la considérer. On en a beaucoup voulu au Dr Möbius d’avoir écrit un livre où, en spécialiste, il assimile l’évolution de Nietzsche à celle d’une paralysie progressive. Je n’ai jamais pu partager cette indignation. Cet homme dit, à sa manière, la stricte vérité.

    En 1865, Nietzsche, alors âgé de 21 ans, raconte à son camarade d’études Paul Deussen, devenu plus tard un célèbre spécialiste du sanscrit et des védanta, une singulière aventure. Le jeune homme, parti tout seul pour Cologne, y avait engagé un guide qui devait lui montrer les curiosités de la ville. L’après-midi s’y passe et enfin, vers le soir, Nietzsche lui demande l’adresse d’un bon restaurant. Mais le gaillard, qui a pris à mes yeux la forme d’un émissaire bien inquiétant, le conduit dans une maison de passe. Le jeune homme, pur comme une fillette, tout esprit, tout érudition, pudeur et piété, se voit soudain (dit-il) entouré d’une demi-douzaine d’apparitions « de paillettes et de gaze » qui le considèrent en attente. Sans les regarder, le jeune musicien, philosophe et dévot de Schopenhauer se dirige instinctivement vers un piano qu’il aperçoit dans le fond du salon diabolique et où il devine (ce sont ses propres termes) « le seul être de la compagnie qui eût un peu d’âme », et frappe un ou deux accords. Le charme qui l’engourdissait ainsi rompu, il réussit à gagner le large.

    Sans doute aura-t-il ri, le lendemain, en contant l’aventure à son camarade. L’impression qu’elle lui avait faite restera inconsciente. Mais ce n’était ni plus ni moins que ce que les psychologues désignent du nom de trauma, ébranlement qui, par l’aggravation continue de son influence et son empire désormais constant sur l’imagination, témoigne de la sensibilité du saint au péché. Or il y a, dans la quatrième partie de Zarathoustra, écrit vingt ans plus tard, au chapitre intitulé Parmi les filles du désert, un poème à l’orientale dont le ton d’atroce plaisanterie traduit, avec une absence de goût douloureuse, l’inhibition commençant à diminuer, toutes les misères d’une sensualité mortifiée. Dans ce poème aux « charmantes amies, les filles-chattes, Doudou et Suleika », dans ce rêve éveillé chargé d’érotisme et d’un humour pénible, on retourve encore et toujours les « petites robes à volages volants » de ces dames de Cologne. Les apparitions « de paillettes et de gaze » d’alors ont visiblement servi de modèles aux délicieuses filles du désert, et de là il n’y a pas si long, quatre ans seulement, jusqu’à la clinique de Bâle où le malade fait inscrire dans son procès-verbal qu’il s’est infecté deux fois au cours des années précédentes. La chronique du malade d’Iéna situe en 1866 la première de ces mésaventures. Ainsi, une année après s’être enfui de cette maison de Cologne, il retourne, et cette fois sans qu’un démon doive l’y conduire, dans un de ces lieux, et y contracte (certains vont jusqu’à dire intentionnellement, pour se châtier lui-même) le mal qui va ruiner, mais exalter prodigieusement sa vie, et où toute une époque trouvera, bons ou mauvais, ses excitants.

    S’il éprouve, au bout de quelques années, le désir de quitter sa chaire de Bâle, c’est l’effet tout à la fois de l’aggravation de son état et d’un besoin de liberté qui ne sont au fond qu’une seule et même chose. Très tôt déjà, le jeune adorateur de Wagner et de Schopenhauer avait proclamé que l’art et la philosophie sont les seuls guides de la vie, aux dépens de l’histoire dont sa spécialité à lui, la philologie, n’est qu’une branche. Il la délaisse, se fait servir une pension pour maladie et passe désormais sa vie en modeste locataire de meublé, libre de toute obligation, dans les stations cosmopolites de l’Italie, du Midi de la France et des Alpes Suisses ; c’est là qu’il écrira ces livres d’un style éblouissant, tout étincelants des insultes dont il ose couvrir son temps, nourris d’une psychologie toujours plus absolue et qui rayonnent dans un éclairage toujours plus brutal. Il se dépeint lui-même, dans une lettre, comme « un homme qui ne désire plus rien que perdre chaque jour une croyance, c’est-à-dire un apaisement, de plus, et qui cherche, et trouve, son bonheur dans cette libération, chaque jour plus totale, de l’esprit. Peut-être même que je veux être plus libre-penseur encore que je ne le peux ! » Voilà un aveu très précoce, de 1876 déjà ; c’est l’anticipation de son destin, de son effondrement ; la prescience d’un homme entraîné à exiger de soi, dans la terrible aventure de la connaissance, plus que n’en peut supporter son cœur, et qui va donner au monde le spectacle d’une bouleversante crucifixion de soi-même.

    Il eût pu écrire au bas de ses œuvres, aussi bien que le peintre : In doloribus pinxi. ç’eût été en plus d’un sens, au spirituel comme au physique, la vérité. En 1880, il avoue à son médecin, le Dr Eiser : « Mon existence m’est une terrible charge ; il y a longtemps que je m’en serais débarrassé, si ce n’était justement dans cet état de douleur et de renoncement absolu que je fais les expériences les plus instructives dans le domaine de la morale spirituelle… Une continuelle souffrance, chaque jour pendant des heures une sensation toute proche du mal de mer, une demi-paralysie qui me rend la parole difficile et, pour faire diversion, des attaques furieuses (à la dernière je vomis pendant trois jours et trois nuits, j’avais soif de la mort…) Si je pouvais vous décrire l’incessant de tout cela, la continuelle souffrance tenaillante à la tête, sur les yeux, et cette impression générale de paralysie, de la tête aux pieds !... » On a peine à comprendre qu’il ait si totalement méconnu la nature et l’origine de son mal ; il acquiert peu à peu la conviction qu’il vient du cerveau et s’imagine avoir, sur ce point, une hérédité chargée ; son père, pense-t-il, serait mort d’un « ramollissement du cerveau », ce qui est certainement faux ; le pasteur Nietzsche mourut d’un simple accident, d’une lésion du cerveau à la suite d’une chute. Mais ce qui peut seul expliquer qu’il ait ainsi méconnu l’origine de sa maladie, ou qu’il se soit dissimulé à lui-même ce qu’il en savait, c’est le fait qu’elle était inscrite dans la trame même de son génie, que celui-ci se développait avec elle, et qu’un psychologue de génie peut tout élucider, hors son propre génie.

    Celui-ci fera bien plutôt l’objet d’une admiration et d’un étonnement qui trahissent un sentiment de sa valeur poussé jusqu’à l’hubris. Nietzsche, en toute naïveté, célèbre la béatitude dont sa souffrance n’est que l’envers, ces dédommagements, ces compensations euphoriques qui font aussi partie du tableau. C’est dans Ecce Homo, œuvre tardive et d’où toute retenue a presque entièrement disparu, qu’il le fait avec le plus de magnificence lorsqu’il vante l’exaltation physique et spirituelle qui lui permit d’écrire, dans un délai incroyablement court, son Zarathoustra. Cette page est un chef d’œuvre de style, un vrai tour de force dans le maniement de la langue, et l’on ne peut guère lui comparer que certaines pages comme la merveilleuse analyse du prélude des Maîtres-Chanteurs dans Au-delà du Bien et du Mal, ou la peinture dionysiaque du cosmos à la fin de la Volonté de Puissance. « Quelqu’un a-t-il encore la moindre idée, demande-t-il dans Ecce Homo, à la fin de notre XIXe siècle, de ce que les poètes des époques fortes nommaient l’inspiration ? Sinon, je vais le décrire ». Là-dessus, il commence à dépeindre un monde d’illuminations, d’extases, d’élévations, de suggestions, de sensations de puissance divine, toutes expériences où il ne peut s’empêcher de voir quelque chose d’atavique, un retour au démoniaque et à d’anciens états de l’humanité, plus forts et plus proches du divin, qui contrastent avec les possibilités psychiques d’une époque raisonnable et débile comme la nôtre. Et ce qu’il décrit là, c’est en vérité (mais où est la vérité : dans l’événement vécu, ou dans la médecine ?) un état pernicieux de surexcitation qui précède, comme une dérision, le collapsus paralytique.

    Personne ne niera qu’on ait affaire à de véritables aberrations hystériques de la conscience de soi, révélatrices d’un déséquilibre de la raison, quand on voit Nietzsche prétendre faire du Zarathoustra un « acte » auprès duquel tous les autres actes de l’humanité paraîtraient petits et relatifs, quand il affirme que ni un Goethe, ni un Shakespeare, ni un Dante ne pourraient respirer un seul instant à l’altitude de cette œuvre, et que l’esprit et la bonté de toutes les grandes âmes réunies ne seraient pas en état de produire ne fût-ce qu’un seul des discours de Zarathoustra. Sans doute doit-on prendre un grand plaisir à écrire des choses de ce genre, mais, à mon avis, on n’en a pas le droit. Il se peut d’ailleurs que je ne fasse que définir mes propres limites, si je vais plus loin et confesse ne voir dans l’attitude en général de Nietzsche à l’égard de son Zarathoustra que l’expression d’une surestimation aveugle. C’est devenu, grâce à son allure biblique, le plus « populaire » de ses livres, mais ce n’est pas, il s’en faut, le meilleur. Nietzsche était avant tout un grand critique et un grand philosophe de la culture, un prosateur et un essayiste européen de premier rang, issu de Schopenhauer, et dont le génie atteignit à sa plus haute expression à l’époque de Au-delà du Bien et du Mal et de La Généalogie de la Morale. Un poète est peut-être moins qu’un tel critique, mais il était incapable de ce « moins » sinon à de rares moments de lyrisme, incapable d’écrire une œuvre étendue d’une certaine originalité créatrice. Zarathoustra, ce mauvais génie sans visage et sans corps, ce chef de file avec, sur sa tête sans caractère, la couronne de roses du rire, avec son « Endurcissez-vous ! » et ses jambes de danseur, n’est pas une création, mais pure rhétorique, jeu de mots délirant, voix tourmentée et prophétie douteuse, ombre d’impuissante grandezza, souvent tranchante et presque toujours pénible, fantôme vacillant au bord du ridicule.

    Quand je m’entends parler ainsi, je pense à la cruauté désespérée avec laquelle Nietzsche a parlé de presque tout ce qui lui paraissait digne de respect : de Wagner, de la musique en général, de la morale, du christianisme (j’allais dire : même de la germanicité), et il me paraît évident que, jusque dans ses sorties les plus violentes contre des valeurs qu’il n’avait jamais cessé, tout au fond de lui-même, de placer très haut, il n’avait pas le sentiment de leur porter vraiment atteinte, mais ne semble avoir vu bien plutôt dans les pires insultes qu’une autre forme d’hommage. Il a dit de Wagner des choses qui paraissent incroyables quand on tombe dans Ecce Homo sur ces mots d’heure sainte qui désignent l’heure où Richard Wagner mourut à Venise. Comment, se demande-t-on au bord des larmes, cette heure d’agonie peut-elle se voir tout à coup sanctifiée, si Wagner fut vraiment le mauvais histrion, le corrupteur corrompu que Nietzsche a cent fois dépeint ? Il s’excuse auprès d’un ami, le musicien Peter Gast, de ses continuels débats avec le christianisme ; c’est, en fait, le meilleur exemple de vie idéale qu’il ait jamais connu. Il n’oublie pas, enfin, qu’il descend de générations entières d’ecclésiastiques chrétiens, et croit « n’avoir jamais été grossier dans son cœur avec le christianisme ». Peut-être, mais n’est-ce pas lui qui a proclamé, d’une voix suraiguë, que c’était « l’une des souillures immortelles de l’humanité », non sans profiter de l’occasion pour se gausser de ceux qui veulent faire du Germain un être en quelque sorte préformé, prédestiné au christianisme : ce fainéant corrompu, batailleur et pillard, ce buveur de bière, cet amateur de chasse, ce sensuel à froid, qui n’en a rien su faire de mieux qu’une mauvaise religion d’Indiens et qui, il n’y a guère que mille ans, sacrifiait encore des victimes humaines sur ses autels, qu’aurait-il donc à voir avec la très haute subtilité morale, encore aiguisée par des intelligences de rabbins, et le raffinement tout oriental du christianisme ? La répartition des valeurs est claire et divertissante. À son autobiographie, l’ « Antéchrist » donne le titre, chrétien s’il en fut, d’Ecce Homo. Et les derniers billets du dément sont signés « Le crucifié ».

    On peut dire que ce qui liait Nietzsche aux objets favoris de sa critique, c’était la passion : une passion, au fond, sans signe algébrique défini, le négatif ne cessant d’alterner avec le positif. Peu de temps encore avant de perdre la raison, il écrit sur Tristan une page vibrante d’enthousiasme. D’un autre côté, déjà au temps où il semblait un disciple fervent de Wagner, avant même qu’il écrivît pour l’étranger le texte-programme Richard Wagner à Bayreuth, il avait tenu devant des intimes bâlois des propos sur Lohengrin d’une pénétration si objective qu’ils anticipent, à plus de quinze ans de distance, Le Cas Wagner. Quoi qu’on puisse dire, il n’y a dans le rapport de Nietzsche à Wagner aucune rupture. On veut toujours voir des ruptures dans la vie ou l’œuvre de grands hommes. On en a trouvé chez Tolstoï, où tout est d’une conséquence implacable, où toute la fin est préfigurée psychologiquement dans le début. On en a trouvé chez Wagner lui-même, dont l’évolution est dominée par la même continuité sans faille et la même logique. Il n’en va pas autrement avec Nietzsche. S’il est vrai que son œuvre, toute d’aphorismes, a mille facettes multicolores et qu’on peut lui reprocher mille contradictions de surface, il n’en fut pas moins là tout entier dans ses œuvres dès le début, et la suite ne le fit pas changer ; et dans les écrits du juvénile professeur, Considérations inactuelles, Origine de la Tragédie, dans l’essai de 1873 intitulé Le Philosophe, on ne trouvera pas seulement les germes de son message, mais le message lui-même, celui qu’il appelait « la bonne nouvelle », dans son intégrité. Ce qui change, c’est seulement l’accent, toujours plus frénétique, le registre, toujours plus aigu, le geste, toujours plus grotesque et terrible. Ce qui change, c’est le style qui, de tout temps très musical, abandonne peu à peu sa rigueur, sa contrainte, sa dignité, son soupçon d’archaïsme, pour tomber dans une espèce de surfeuilleton, terriblement mondain, dont la gaieté fiévreuse finit par se couronner de la marotte du bouffon.

    Mais il ne suffit pas de souligner la parfaite unité que forme, comme un système clos, l’œuvre de sa vie. À l’exemple de Schopenhauer dont il resta le disciple encore longtemps après qu’il l’eut renié, il a passé sa vie à moduler, parfaire et tenter d’inculquer aux autres une seule idée qui est au centre de son œuvre ; cette idée, qui semble d’abord parfaitement saine et justifiée dans sa critique du temps, finit avec les années par dégénérer en une sorte de délire de ménade, à tel point qu’on peut dire de l’histoire de Nietzsche qu’elle est l’histoire de la décadence d’une idée.

    Cette idée, quelle est-elle ? Il faut, pour la comprendre, l’analyser dans ses éléments et dans l’opposition de ses parties intégrantes. Elles ont nom, énumérées ici pêle-mêle : vie, culture, conscience ou connaissance, art, noblesse, morale, instinct. Dans ce complexe, c’est la notion de culture qui domine. Elle est mise presque sur le même plan que la vie : la culture, c’est la noblesse de la vie, dont sont inséparables, comme ses données même et conditions, l’art et l’instinct, alors que la conscience, la connaissance, la science et enfin la morale, figurent les ennemis mortels, les destructeurs de la culture et de la vie — la morale qui, en veillant sur la vérité, attaque la vie au vif, puisque celle-ci repose tout entière sur l’apparence, l’art, l’erreur, la perspective, l’illusion, et que l’erreur est mère de toute vie.

    Nietzsche a hérité de Schopenhauer cette idée que « la vie comme représentation, soit dans la contemplation soit dans la reprise de l’art, est le seul spectacle qui ait un sens », c’est-à-dire que la vie ne peut être justifiée qu’en tant que phénomène esthétique. La vie n’est qu’apparence et art, et c’est pourquoi, au-dessus de la vérité (qui est affaire de morale), il y a la sagesse (qui est affaire de culture et de vie), un sagesse nourrie d’ironie tragique et qui, par instinct d’artiste, fixe à la science ses limites au bénéfice de la culture, et défend la plus haute valeur, la vie, sur deux fronts à la fois : contre le pessimisme des calomniateurs de la vie, des tenants de l’Au-delà et du Nirvâna, et contre l’optimisme des sophistiqueurs et réformateurs du monde dont les radotages sur le bonheur universel et la justice préparent la révolte socialiste des esclaves. Nietzsche a baptisé du nom de Dionysos cette sagesse tragique qui ne craint pas de bénir la vie jusque dans sa fausseté, sa dureté et sa cruauté.

    Le nom du dieu ivre apparaît pour la première fois dans cet écrit de jeunesse, à la fois esthétique et mystique, intitulé L’Origine de la Tragédie dans l’Esprit de la Musique, où le dionysiaque, c’est-à-dire une certaine disposition intérieure à l’art, est opposé au principe apollinien d’objectivité et de réserve, tout comme le « naïf » fut opposé par Schiller au « sentimental », dans un essai fameux. On rencontre ici pour la première fois l’expression d’ « homme théorique », et c’est ici que Nietzsche prend position contre Socrate qui en est l’archétype : Socrate qui, en ravalant l’instinct pour mieux glorifier la conscience, en enseignant que seul peut être bon ce qui est conscient, est l’ennemi de Dionysos et le meurtrier de la tragédie. Pour Nietzsche, c’est lui qui est à l’origine de cette culture scientifique alexandrine, exsangue, érudite, étrangère aux mythes, étrangère à la vie, de cette culture où l’optimisme et la foi en la raison l’ont définitivement emporté, de cet utilitarisme théorique et pratique qui, comme la démocratie elle-même, est un symptôme d’anémie et de fatigue physiologique. L’homme formé par cette culture socratique et anti-tragique, l’homme théorique, efféminé par les considérations optimistes, est un homme qui a renoncé à rien avoir totalement, avec la naturelle cruauté des choses. Mais, le jeune Nietzsche en est convaincu, le temps de l’homme socratique est passé. Une nouvelle race monte en scène, héroïque, téméraire, pleine de mépris pour toute doctrine de faiblesse, et l’on peut constater dans notre monde actuel, le monde de 1870, un réveil progressif de l’esprit dionysien ; dans les profondeurs dionysiennes de l’esprit, de la musique et de la philosophie allemande, la renaissance de la tragédie s’accomplit.

    Plus tard, il raillera désespérément la foi qu’il avait alors en l’esprit allemand et tout ce qu’il y avait mis, c’est-à-dire, d’abord, lui-même. Lui-même, en effet, est déjà tout entier dans ce prélude à sa philosophie, encore tempéré d’humanisme et exalté de romantisme, mais où l’on trouve déjà toute son optique du monde, ses vues d’ensemble sur la culture occidentale, bien qu’il s’y agisse encore avant tout, pour lui, de la culture allemande ; s’il croit à sa haute mission, il la voit cependant en grand danger d’y faillir par la faute de la politique de puissance de Bismarck, des compromis démocratiques et du confort que donne toute victoire. Sa brillante diatribe [Dans les Considérations inactuelles.] contre le livre agréable et sénile du théologien David Strauss, L’ancienne et la nouvelle foi, est l’exemple le plus frappant de cette critique de l’embourgeoisement dans la satiété qui menace de ravir à l’esprit allemand toute sa profondeur. Et il est assez bouleversant de voir, ici déjà, le juvénile penseur jeter des regards prophétiques sur son propre destin, qui semble se dérouler devant ses yeux comme un film tragique. Je pense en particulier au passage où il stigmatise la lâcheté éthique de ce vulgaire sceptique de Strauss qui, dit-il, se garderait bien de tirer de son darwinisme, du bellum omnium contra omnes et du droit du plus fort des préceptes de morale pour la vie, mais se complaît dans ces violentes sorties contre les prêtres et les miracles qui mettent à coup sûr le bourgeois de votre côté. Lui-même, il voit assez loin pour le savoir déjà, fera tout, jusqu’à la folie, pour tourner le bourgeois contre lui.

    C’est dans la deuxième Considération inactuelle, Du profit et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie, que cette idée fondamentale dont je parlais est le plus parfaitement préfigurée, encore qu’elle y prenne la forme d’une critique particulière. Ce remarquable essai n’est au fond qu’une grande variation sur ce mot d’Hamlet : « C’est ainsi que la verdeur première de nos résolutions s’étiole à l’ombre pâle de la pensée » [Trad. A. Gide.]. Le titre est inexact en ce sens qu’il est à peine question de ce que l’histoire apporte, et d’autant plus de ce qu’elle retire, à la vie, cette vie précieuse et sacrée qui ne peut se justifier qu’esthétiquement. On a dit du XIXe siècle qu’il fut le siècle de l’histoire ; il fut en effet le premier à faire naître, puis à développer le sens de l’histoire dont les civilisations précédentes, en tant précisément que civilisations, c’est-à-dire en tant que systèmes de vie aussi clos qu’une œuvre d’art, ne surent que peu de chose, ou rien. Nietzsche ne craint pas de parler d’une « maladie de l’histoire », véritable paralysie de la vie spontanée. La culture d’aujourd’hui n’est plus qu’une culture historique. Les Grecs sont restés absolument étrangers à toute culture historique, eux qu’on hésiterait pourtant à accuser d’inculture. L’histoire étudiée pour l’amour de la connaissance pure, et non à des fins vivantes, l’histoire que n’équilibre ni « don plastique » [« … je veux dire cette force qui permet de se développer hors de soi-même, d’une façon qui vous est propre, de transformer et d’incorporer les choses du passé, de guérir et de cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu, de refaire par soi-même des formes brisées » (Considérations inactuelles)], ni innocence créatrice, est meurtrière, bien plus, est la mort elle-même. Dès qu’un phénomène historique accède à la connaissance, il est mort. Qu’une religion par exemple soit reconnue par la science, et c’en est fait d’elle : sa fin est bien proche. Le traitement que la critique historique fait subir au christianisme, dit Nietzsche avec une inquiétude de conservateur, le réduit à une pure science de lui-même. L’examen historique de la religion, dit-il, « met à jour des choses qui, fatalement, dissipent l’atmosphère de pieuse illusion qui est la seul où puisse vivre tout ce qui veut vivre ». L’homme ne crée que dans l’amour, que si le berce l’illusion de l’amour. Pour que l’histoire eût un pouvoir créateur de culture, il faudrait qu’elle fût traitée en œuvre d’art, mais ce serait aller à l’encontre des tendances profondes d’une époque essentiellement analytique et inartistique. L’histoire exorcise les instincts. Formé, ou déformé, par elle, l’homme devient incapable de « lâcher la bride » et d’agir naïvement en s’abandonnant à « l’animal divin ». L’histoire ne cesse de sous-estimer le devenir et de paralyser l’action, laquelle, fatalement, blessera toujours certaines piétés. Son seul enseignement, sa seule création, c’est la justice. Mais la vie n’a que faire de la justice, il lui faut l’injustice, elle est injuste par essence. « Il faut beaucoup de force, dit Nietzsche (et on ne sait s’il s’en présume doué), pour continuer à vivre en oubliant à quel point vivre et être injuste ne font qu’un ». Mais tout est dans le pouvoir d’oublier. Il veut abolir l’histoire, trouver l’art et la force d’oublier et de s’enfermer dans un horizon borné, exigence (il faut le dire) plus facile à énoncer qu’à satisfaire. Car on peut naître avec un horizon borné, mais vouloir s’y enfermer artificiellement n’est qu’une mascarade d’esthète, une négation du destin d’où peut difficilement sortir quoi que ce soit de bon et d’authentique. Mais Nietzsche, avec une très belle noblesse, veut cette surhistoire qui, détournant le regard du devenir, l’élève vers ce qui donne à l’existence le caractère de l’éternel et de l’être, vers l’art et la religion. C’est la science qu’il faut combattre, car elle ne veut connaître que l’histoire et le devenir et ne veut rien savoir de l’éternel et de l’être ; elle hait l’oubli parce qu’elle y voit la mort du savoir, et cherche à abolir tout ce qui peut limiter notre horizon. Mais tout ce qui vit a besoin d’une atmosphère protectrice, d’un mystérieux cercle de brumes, d’un voile de chimères. Une vie esclave de la science est beaucoup moins une vie que celle que dominent, non plus le savoir, mais les instincts et de puissantes chimères

    À ce mot de puissantes chimères, nous pensons aujourd’hui à l’essai de Sorel, Apologie de la violence, où syndicalisme prolétaire et fascisme sont encore confondus et où le mythe des masses est considéré, tout à fait indépendamment de sa vérité ou de sa non-vérité, comme le moteur indispensable de l’histoire. À vrai dire, nous nous demandons s’il ne vaudrait pas mieux garder les masses dans le respect de la raison et de la vérité, c’est-à-dire respecter leur exigence de justice, plutôt que de cultiver le mythe des masses et de lâcher sur l’humanité des hordes hantées par de « puissantes chimères ». Sait-on aujourd’hui qui s’en charge, et à quelles fins ? Certes pas à des fins de culture. Mais Nietzsche ne rien des masses et n’en veut rien savoir ; « Le diable et la statistique les emportent ! », s’écrie-t-il. Il veut et proclame un temps où, hors et au-dessus de l’histoire, on se garde prudemment des vastes constructions intellectuelles sur le « processus universel », l’« histoire de l’humanité », et où l’on cesse de prendre en considération les masses pour ne plus voir que les Grands, les Contemporains éternels dialoguant au-dessus du grouillement de l’histoire. Le but de l’humanité, selon lui, n’est pas tant dans sa fin que dans ses plus hautes figures. Tel est son individualisme : culte tout esthétique du génie et du héros, hérité de Schopenhauer en même temps que cette idée bien ancrée que le bonheur est impossible et que la seule possibilité digne d’un homme est la carrière héroïque. Transformé par Nietzsche, accordé à son idolâtrie de la vie forte et belle, cet héritage aboutit à un esthétisme héroïque pour lequel il invoque le patronage du dieu de la tragédie, Dionysos. C’est précisément cet esthétisme dionysien qui fera du Nietzsche de la maturité le plus grand critique et psychologue de la morale que connaisse l’histoire de l’esprit.

    Il est né pour être psychologue, la psychologie est sa passion première : connaissance et psychologie sont au fond une seule et même passion pour lui, et c’est un symptôme bien révélateur de l’essentielle et intime contradiction de ce grand et douloureux esprit que, alors qu’il plaçait la vie si fort au-dessus de la connaissance, il soit tombé si complètement, si incurablement, au pouvoir de la psychologie. Psychologue, il l’est déjà par la seule vertu de cette découverte de Schopenhauer que ce n’est pas l’intellect qui produit la volonté, mais bien le contraire, que ce n’est pas l’intellect qui est premier, mais la volonté, dont il n’est que le serviteur. Considérer l’intellect comme l’instrument docile de la volonté, voilà la source de toute psychologie, d’une psychologie qui tend à tout suspecter, à tout mettre à nu ; et Nietzsche, en bon avocat de la vie, soupçonne tous les « bons » instincts de sortir des mauvais, et proclame que seuls les « mauvais » sont nobles et édifiants. C’est la « réévaluation de toutes les valeurs ».

    Ce qui s’appelait d’abord socratisme, « homme théorique », conscience, maladie de l’histoire, se nomme maintenant tout simplement « morale », et plus particulièrement « morale chrétienne », laquelle apparaît profondément délétère, sournoise et hostile à la vie ; mais il ne faut pas oublier que, dans sa critique de la morale, Nietzsche cède pour une part à un mouvement impersonnel qui ressortit à l’époque en général : période où l’on passe d’un siècle à l’autre, où l’intelligence européenne donne ses premiers assauts à la morale hypocrite de l’époque bourgeoise et victorienne ; dans ce tableau, le combat furieux que libre Nietzsche contre la morale a, jusqu’à un certain point, sa place marquée, et offre souvent de curieuses ressemblances avec d’autres tentatives contemporaines. Il est surprenant de constater la proche parenté qui unit maint aperçu nietzschéen aux attaques (tout que frivoles) par lesquelles, vers la même époque, l’esthète anglais Oscar Wilde choquait et divertissait son public. Quand Wilde déclare : For, try as we may, we cannot get behind the appearance of things to reality. And the terrible reason may be that there is no reality in things apart from their appearances [Car, quoi que nous fassions, nous ne pouvons atteindre derrière l’apparence des choses, à la réalité. Et la terrible raison en peut être qu’il n’est point de réalité dans les choses hors de leurs apparences] ; quand il parle de la « vérité des masques » et de la « décadence du mensonge », quand il s’exclame : To me beauty is the wonder of wonders. It is only shallow people who do not judge by appearances. The true mistery of the world is the visible, not the invisible [Pour moi la beauté est la merveille des merveilles. Il n’est que les gens superficiels pour ne juger point d’après les apparences. Le vrai mystère du monde est le visible, non l’invisible] ; quand il dit que la vérité est quelque chose de si personnel que jamais deux esprits ne pourront s’accorder sur la même, quand il dit : Every impulse that we strive to strangle broods in the mind, and poisons us… The only way to get rid of a temptation is to yield to it [Toute impulsion que nous tentons d’étouffer stagne dans l’esprit et nous empoisonne… La seule manière de se débarrasser d’une tentation est d’y céder], et Don’t be led astray into the paths of virtue ! [Ne vous laissez pas égarer dans les sentiers de la vertu !], tout cela pourrait fort bien être de Nietzsche. Et quand on lit d’autre part chez ce dernier : «  Le sérieux, ce symptôme évident d’une mauvaise digestion ; — Dans l’art, le mensonge se sanctifie et la volonté d’illusion a la bonne conscience de son côté ; — Nous sommes par principe enclins à affirmer que les jugements les plus faux nous sont les plus indispensables ; — Dire que la vérité a plus de valeur que l’apparence, ce n’est qu’un préjugé moral » — il n’est pas une de ces phrases qui ne pourrait sortir d’une des comédies d’Oscar and get a laugh in the St Jame’s Theatre. Quand on voulait faire à Wilde un grand éloge, on comparait ses pièces à The school for scandal de Sheridan. Bien des choses chez Nietzsche semblent sortir de cette école.

    Certes, le rapprochement de Nietzsche et de Wilde a quelque chose de presque sacrilège, car l’un fut un dandy, l’autre une sorte de saint de l’immoralisme. Pourtant, le dandysme de Wilde a conquis avec le martyre plus ou moins voulu de la fin de sa vie, la geôle de Reading, un reflet de sainteté qui lui eût valu l’entière sympathie de Nietzsche. Ce qui le réconciliait avec Socrate, c’était la ciguë, la fin, le sacrifice de sa vie, dont il pensait qu’on ne pouvait surestimer l’impression qu’il avait dû faire sur les jeunes Grecs et sur Platon. Et si la personne de Jésus de Nazareth échappait à sa haine du christianisme historique, c’est de nouveau à cause de sa fin, de la croix qu’il aimait de toute son âme et vers laquelle lui-même, volontairement, marcha.

    Sa vie ne fut qu’une ivresse douloureuse, grande œuvre d’art, union mythologique de Dionysos et du Crucifié. Extatique, la thyrse au poing, il a glorifié la vie forte et belle, le triomphe de la vie au-delà de toute morale, et l’a défendue de toutes les atteintes de l’esprit, tout en payant à la douleur un tribut plus lourd qu’aucun autre. « La valeur d’un homme, dit-il, se mesure à la profondeur de souffrance où il peut descendre ». Ce n’est pas là un mot d’immoraliste. Pas plus que celui-ci : « Pour les tourments et les renoncements, ma vie de ces dernières années peut se mesurer avec celle de tous les ascètes de n’importe quel temps ». Il n’écrit pas cela par désir d’apitoyer, mais avec fierté : « Je veux, dit-il, avoir la vie aussi difficile que possible ». Il se l’est faite difficile, difficile jusqu’à la sainteté, car à ses yeux le saint de Schopenhauer resta toujours, au fond, le type le plus haut, et la « carrière héroïque » est la carrière des saints. Qu’est-ce qui définit le saint, sinon qu’il ne fait rien de ce qu’il voudrait faire, et tout ce qu’il ne voudrait pas ? Ainsi a vécu Nietzsche : « Renonçant à tout ce que je respectais, renonçant même à respecter… Tu dois devenir ton propre maître, et le maître aussi de tes propres vertus ». C’est le « tour qui consiste à sauter par-dessus soi-même » dont parle Novalis quelque part et dont il pense qu’il n’en est pas de plus grand. Mais ce « tour » (une expression d’artistes et d’acrobates) n’a plus du tout chez Nietzsche ce côté de « virtuosité de danseur ». Tout ce qui reste du « danseur » dans son allure est velléitaire et au plus haut point désagréable. Ce qu’il fait, bien au contraire, en vrai moraliste, c’est de se blesser jusqu’au sang et de se mortifier. Sa notion de vérité même est ascétique : car la vérité est à ses yeux ce qui fait mal, et il se défierait d’une vérité bienfaisante. « Parmi les forces, écrit-il, qu’exaltait la morale, il y avait la véracité : or celle-ci finit par se retourner contre la morale, démasque sa théologie, ses considérations d’intérêt… » Son « immoralisme » n’est donc pas autre chose que l’abolition de la morale par elle-même à force de véracité. Mais que cet immoralisme soit plutôt l’effet d’une surabondance, d’une luxuriance de morale, Nietzsche le donne à entendre quand il se prétend un patrimoine de moralité si abondant qu’il lui est loisible d’en gaspiller et d’en jeter par les fenêtres sans risquer de trop s’appauvrir.

    Voilà ce qui se cache derrière les atrocités, les proclamations délirantes de puissance, de violence, de cruauté et de machiavélisme en quoi sa conception esthétique de la vie et d’une culture spontanée et instinctive a brillamment dégénéré dans ses derniers écrits. Un jour qu’un critique de journal avait écrit que Nietzsche plaidait pour l’abolition de tous les bons sentiments, l’écrivain, devant une si totale mésintelligence de son œuvre, fut comme frappé d’un coup. « Très obligé », s’écria-t-il amèrement. Car il n’avait mis dans tout cela que noblesse d’âme et amitié pour les hommes ; rêvant d’un humanisme plus élevé, plus profond, plus fier et plus beau, il n’avait pour ainsi dire « pas pensé à mal », encore qu’il pensât tant au mal. Car tout ce qui a profondeur est mauvais. La vie même est profondément mauvaise : elle n’est pas le fruit d’une conception morale, ignore toute « vérité » et se fonde sur l’apparence et les mensonges artistiques ; elle bafoue la vertu, étant essentiellement perversité, exploitation ; et Nietzsche soutient qu’il existe un pessimisme de la force, une prédilection de l’esprit pour l’âpreté, l’atrocité, la cruauté, l’incertitude de l’existence, qui naît du bien-être et de la plénitude d’être. Ce « bien-être », cette « plénitude d’être », le malade ne craint pas, dans son euphorie, de s’en prévaloir, et se charge de proclamer que les côtés de la vie jusqu’alors reniés, surtout par le christianisme, sont les plus dignes d’être affirmés. La vie au-dessus de tout ! Mais pourquoi ? Il ne l’a jamais dit. Jamais il n’a donné la moindre raison qui justifiât cette adoration aveugle et cette sauvegarde à tout prix de la vie ; il s’est contenté d’expliquer que la vie allait plus loin que la connaissance, puisque, par elle, la connaissance se détruit elle-même. Elle présupposerait donc la vie et aurait en elle l’intérêt de sa propre conservation. Il semble par conséquent que la vie soit nécessaire pour fournir un objet à la connaissance. Il nous paraît toutefois que cette logique ne suffit pas à justifier son enthousiasme à défendre la vie. S’il y voyait une création divine, sans doute respecterait-on sa piété, même si l’on se sentait personnellement peu de raisons de tomber à genoux devant l’univers explosif de la physique moderne. Mais il n’y voit qu’un produit brut et absurde de la volonté de puissance et c’est précisément son absurdité et son immoralité colossale qui sont censées nous ravir. Son cri d’adoration n’est pas hosanna !, mais évohé !, et ce cri rend un son terriblement rauque et douloureux. Nietzsche en est amené à nier qu’il y ait en l’homme quelque principe surbiologique qui ne s’épuise pas dans le seul instinct de conservation, une possibilité de considérer cet instinct objectivement, une liberté critique, enfin, qui est peut-être ce qu’il appelle « morale » et qui, s’il est vrai qu’elle ne peut avoir de véritable prise sur sa chère vie (laquelle est beaucoup trop incorrigible pour cela), peut néanmoins servir de léger correctif en affinant les consciences, comme le christianisme n’a cessé de le faire. « Il n’existe pas de point fixe hors de la vie, écrit-il, d’où l’on pourrait réfléchir sur l’existence, nulle instance devant qui la vie puisse rougir ». Vraiment ? On a le sentiment qu’il en est pourtant une, et si ce n’est la morale, ce sera donc tout simplement l’esprit de l’homme, l’humain lui-même en tant que pouvoir critique, ironie, liberté, liés au langage qui juge. « La vie n’a pas de juge au-dessus d’elle-même » ? Mais il faut bien pourtant que la nature et la vie, en l’homme, se transcendent d’une façon ou d’une autre, perdent leur innocence et reçoivent le don de l’esprit, et l’esprit n’est pas autre chose que la critique de la vie par elle-même. C’est ce quelque chose d’humain en nous qui nous inspire une piété mêlée de quelque scepticisme à l’égard d’une « hygiène de vie » qui, lorsque son auteur est encore de sang-froid, ne trouve pas d’autre ennemi à combattre que la maladie de l’histoire, mais dégénère ensuite en un vrai délire de ménade déchaînée contre la vérité, la morale, la religion, l’humanité, enfin contre tout ce qui peut contribuer à domestiquer un tant soit peu la sauvagerie de la vie.

    Autant que je peux voir, il y a deux erreurs qui ruinent la pensée de Nietzsche et lui sont funestes. La première est la méconnaissance totale et, il faut bien le dire, préméditée, du rapport de forces qui existe ici-bas entre l’instinct et l’intellect, comme si c’était ce dernier qui dominait dangereusement et qu’il soit urgent de venir au secours de l’instinct. Quand on songe à quel point la volonté, l’instinct, l’intérêt dominent et asservissent, chez la plupart des hommes, l’intellect, la raison et le sentiment du droit, il devient presque absurde de prétendre qu’on doive soumettre l’intellect à l’instinct. On ne peut s’expliquer cette idée qu’en ayant recours à l’histoire, en y voyant un engagement de la philosophie dans l’actuel, une réaction à la saturation rationaliste, mais qui exige aussitôt une réaction contraire. Comme s’il était nécessaire de défendre la vie contre l’esprit ! Comme s’il y avait le moindre danger que les choses terrestres prennent un cours trop « spirituel » ! La plus élémentaire générosité serait de s’en tenir protéger, à sauvegarder la faible flamme de la raison, de l’esprit et de la justice, plutôt que de combattre pour la force et la vie instinctive et de se complaire dans une exaltation dionysiaque de ses côtés « reniés » et du crime, dont nous avons subi de nos jours toute l’imbécillité. Nietzsche (et il a provoqué ainsi de grands malheurs) agit comme si la conscience était notre Méphistophélès, levant contre la vie le poing implacable du diable. Pour ma part, je ne vois rien de particulièrement diabolique dans l’idée (une vieille idée de mystique) que la vie pourrait être transcendée un jour par l’esprit humain, ce pourquoi il faudra d’ailleurs un bon, un infiniment bon moment. Le danger de voir la vie, sur notre astre, se transcender elle-même grâce au perfectionnement de la bombe atomique est réellement plus pressant. Mais cela aussi est invraisemblable. La vie a la vie dure, et l’humanité aussi.

    La seconde erreur de Nietzsche gît dans le rapport tout à fait faux qu’il institue entre la vie et la morale en en faisant des contraires. La vérité est qu’elles se supposent mutuellement. L’éthique sert d’appui à la vie, et l’homme moral est un bon bourgeois de la vie, un peu ennuyeux peut-être, mais utile au premier chef. La véritable antinomie est celle de l’éthique et de l’esthétique. Ce n’est pas la morale, mais la beauté qui est liée à la mort, ainsi que l’ont chanté tant de poètes : comment Nietzsche l’ignorerait-il ? « Quand Socrate et Platon se mirent à parler de vérité et de justice, écrit-il quelque part, ils cessèrent d’être des Grecs pour devenir des Juifs, ou Dieu sait quoi ! » Eh bien ! grâce à leur moralité, les Juifs ne se sont-ils pas révélés de bons, de tenaces enfants de la vie ? Au côté de leur religion, avec leur foi en un dieu de justice, ils ont survécu aux siècles, tandis que le frivole petit peuple d’esthètes et d’artistes que furent les Grecs a bien vite disparu de la scène de l’histoire.

    Mais Nietzsche, à vrai dire, éloigné qu’il est de tout antisémitisme et de tout racisme, voit bien dans le judaïsme le berceau du christianisme, et dans ce dernier, à bon droit, mais avec répulsion, le germe de la démocratie, de la Révolution française et de ces « idées modernes » qu’il abhorre et que sa parole foudroie du nom de « morale de troupeau ». « Épiciers, chrétiens, vaches, femmes, Anglais et autres démocrates », s’écrie-t-il, car il situe la source des « idées modernes » en Angleterre (les Français, selon lui, n’étant que leurs soldats), et ce qu’il méprise et maudit dans ces idées, c’est leur utilitarisme, leur eudémonisme, leur façon d’élever au rang des biens les plus précieux la paix et le bonheur terrestres, alors que l’homme noble, tragique, héroïque, ne peut que fouler aux pieds des valeurs aussi efféminées et aussi vulgaires. L’homme héroïque doit être un guerrier, dur pour soi et pour les autres, capable de sacrifier et soi-même et les autres. Ce que Nietzsche reproche surtout au christianisme, c’est de donner à l’individu une signification si haute qu’il devient impossible de le sacrifier. Mais, dit-il, la race ne peut subsister que par le sacrifice des individus, et le christianisme est donc un principe contraire à la sélection. C’est un fait qu’il a contribué à affaiblir ceux qui se croient la force de sacrifier des êtres humains, à flétrir ceux qui osent en prendre la responsabilité et même en faire un devoir supérieur, et qu’il a fait obstacle pendant des siècles, jusqu’à Nietzsche, à la naissance de cette énergie de la grandeur qui, « par l’éducation ou l’anéantissement de milliers d’êtres déficients, élabore l’homme futur et ne succombe pas à la souffrance inouïe qu’elle crée ». Quel homme vient d’avoir la force de prendre cette responsabilité, quel homme, s’étant insolemment prévalu de cette grandeur, vient de remplir sans balancer le noble devoir de sacrifier des êtres humains par hécatombes ? Une crapule de petit bourgeois mégalomane à la seul vue duquel Nietzsche eût été aussitôt pris d’une forte migraine avec tous les symptômes secondaires !

    Cela, il ne l’a pas vécu. Et c’est parce qu’il n’a pas vécu de guerre après 1870, qui fut encore une guerre à l’ancienne mode, guerre de chassepots et de fusils à aiguille, qu’il peut continuer, par pure haine de ce bonheur rêvé des philanthropes chrétiens-démocrates, à s’étourdir d’hymnes à la guerre qui nous semblent aujourd’hui bavardages de gamin échauffé. Que la bonne cause sanctifie la guerre, voilà qui est bien trop moral pour lui : c’est la bonne guerre qui sanctifie toutes les causes. « L’échelle des valeurs qui sert à juger aujourd’hui les diverses formes de la société, écrit-il, est celle-là même selon laquelle la paix a plus de prix que la guerre ; mais ce jugement, absolument anti-biologique, est lui-même un monstre produit par la décadence de la vie… La vie est une conséquence de la guerre, la société elle-même un instrument de guerre ». Pas un instant l’idée ne lui vient qu’il pourrait n’être pas mauvais d’essayer d’en faire autre chose. La société est un produit naturel qui, comme la vie elle-même, se fonde sur des prémisses immorales, et toucher à ces prémisses, c’est attaquer la vie par derrière. « Renoncer à la guerre, s’écrie-t-il, c’est renoncer à la grande vie ». À la vie et à la culture : car celle-ci ne peut se régénérer qu’en retombant dans une complète barbarie, et il est tout à fait chimérique d’attendre encore quelque témoignage de culture et de grandeur d’une humanité qui ne saurait plus faire la guerre. Sans doute méprise-t-il le chauvinisme ; mais ce mépris doit être un privilège réservé à quelque élite d’initiés, car il met à décrire des accès d’ivresse de puissance et de sacrifice nationalistes un enthousiasme qui ne nous assure que trop que tout ce qu’il souhaite aux peuples et aux masses, c’est d’entretenir longtemps encore la « puissante chimère » du nationalisme.

    Il faut ici ouvrir une parenthèse. Nous avons fait l’expérience que le pacifisme absolu peut être, dans certaines occasions, une solution plus que douteuse, un mensonge et un bassesse. Pendant des années, il ne fut en Europe et ailleurs que le masque qui devait couvrir certaines sympathies fascistes, et d’authentiques amis de la paix ont pu voir dans la paix de Munich, conclue en 1938 entre démocraties et fascisme soi-disant pour épargner la guerre aux peuples, le point le plus bas de l’histoire européenne. Ces pacifistes ont même été jusqu’à souhaiter la guerre contre Hitler, ou mieux à regretter qu’on ne s’y fût pas préparé, ce qui peut-être eût suffi. Mais, quand on se représente (et comment faire autrement !) ce que signifie la guerre, même celle qu’on fait pour l’humanité, que de ruines dans tous les sens du mot, quelle déchéance morale, quel déchaînement d’instincts avidement égoïstes et profondément antisociaux ; quand, instruit par l’expérience, on se fait une idée même approximative de l’aspect que présentera (que présenterait) la terre après une troisième guerre mondiale, alors, les rodomontades d’un Nietzsche proclamant que la guerre exerce une fonction de sélection et sauvegarde la culture, nous apparaissent comme les rêveries d’un homme sans expérience, fils d’une longue époque de paix et de sécurité « aux placements tout à fait sûrs » et qui commence à se trouver elle-même ennuyeuse.

    Comme il prédit par ailleurs, avec une extraordinaire prescience prophétique, une suite de guerres et de catastrophes monstrueuses, l’époque classique de la guerre, même, « que les hommes des siècles suivants considéreront avec envie et respect », ni la dégénérescence, ni la castration de l’espèce par excès d’humanitarisme ne paraissent si imminentes, et on voit mal pourquoi il faut encore que le philosophe vienne l’encourager au massacre sélectif ! Veut-on par cette philosophie écarter les scrupules moraux qui vont un peu à la traverse des horreurs à venir ? Veut-on mettre l’humanité en forme pour les splendeurs qui la menacent ? Mais on le fait avec une volupté qui ne provoque pas tant, comme on le voudrait, notre protestation morale, qu’elle ne nous blesse en nous remplissant d’inquiétude pour le destin du noble esprit qui s’y déchaîne contre lui-même avec une sorte de jouissance. Avec une sensualité dont on retrouve d’ailleurs des traces dans la littérature allemande actuelle, on énumère, décrit, recommande même des formes vraiment médiévales de torture : n’est-ce pas dépasser d’une manière déplaisante les bornes de l’éducation virile ? Et n’est-ce pas frôler la trivialité que « de consoler les douillets » en leur donnant à méditer la moindre capacité de souffrance des races inférieures, des nègres en particulier ? Et quand s’élève alors le chant de la « bête blonde », du « monstre triomphant », cet homme qui peut « rentrer d’une atroce suite de meurtres, d’incendies, de viols et de supplices, l’insolence au visage comme on revient d’une farce d’étudiants », plus rien ne manque au tableau du sadisme infantile, et nous nous sentons l’âme torturée de douleur.

    C’est un Romantique, donc un esprit de la famille de Nietzsche, Novalis, qui a fait la meilleure critique de cet état d’esprit : « L’idéal moral, dit-il, n’a pas de plus dangereux rival que l’idéal de la plus grande force, de la vie la plus robuste, que l’on a aussi dénommé (au font très justement, quoiqu’on en dise) l’idéal de la grandeur esthétique. C’est la barbarie portée à son plus haut point ; et, dans ces temps où la culture retourne à l’état sauvage, il a malheureusement conservé un très grand nombre d’adeptes, et précisément parmi les plus faibles. Cet idéal transforme l’homme en bête-esprit, mélange dont le charme brutal, exerce sur les faibles un attrait également brutal ».

    On ne peut pas mieux dire. Nietzsche avait-il eu connaissance de ce passage ? Il n’est pas permis d’en douter. Mais, sans se laisser troubler, il a continué ses provocations contre l’idéal moral, provocations délirantes, mais trop consciemment pour n’être pas un peu superficielles. Ce que Novalis appelle l’idéal de la grandeur esthétique, le maximum de barbarie, la bête-esprit, c’est le surhomme de Nietzsche, « être sécrété par un excédent de luxe de l’humanité et en qui apparaît une espèce plus puissante, un type plus haut, ayant d’autres conditions de naissance et de conservation que l’homme moyen ». Ce sont les futurs seigneurs de la terre, c’est le modèle du tyran spectaculaire que la démocratie est faite pour produire et qui est d’ailleurs bien forcé de s’en servir à son tour comme d’un instrument et d’annexer machiavéliquement, s’il veut implanter sa nouvelle morale, les lois morales existantes et leur langage. Ceux qui cultivent cette monstrueuse utopie de grandeur, de beauté et de force, préfèrent en effet de beaucoup le mensonge à la vérité, parce que la vérité coûte plus d’efforts à la volonté et à l’esprit. Le surhomme est l’homme « en qui les caractères spécifiques de la vie, injustice, mensonge, exploitation, sont à leur plus haut point ».

    Ce serait manquer totalement d’humanité que de n’opposer à ces provocations criardes et douloureuses que la moquerie et l’insulte, et faire preuve de peu d’intelligence, que de s’en indigner au nom de la morale. Nous avons devant nous un destin de Hamlet ; c’est la tragédie de la connaissance qui excède les forces d’un homme, et ce destin ne peut inspirer que respect et pitié : « Je crois, dit Nietzsche, que j’ai deviné quelque chose de l’âme du plus grand des hommes, et peut-être que périssent tous ceux qui le devinent ». Il en a péri, et il y a, pour illuminer les atrocités de sa doctrine, trop de douleur et de touchant lyrisme, trop de profonds regards amoureux, trop d’échos de cette mélancolique nostalgie qui lui fait souhaiter la rosée de l’amour sur l’aride pays de sa solitude, pour que la dérision ou l’horreur aient encore le droit d’élever la voix devant ce véritable Ecce Homo. Mais il faut avouer que notre estime chancelle un instant quand ce même « socialisme de la caste servile » que Nietzsche a cent fois bafoué et voué au pilori avec les autres venimeux ennemis de la vie veut nous démontrer que son surhomme n’est pas autre chose que l’idéalisation du « führer » fasciste, et que lui-même, à tant philosopher, a été un des entraîneurs, des fondateurs et des inspirateurs du fascisme européen et mondial. Pour ma part, je suis assez enclin à intervertir ici la cause et l’effet et à penser que c’est non pas Nietzsche qui a fait le fascisme, mais le fascisme qui a fait Nietzsche ; je m’explique : essentiellement étranger à la politique et spirituellement innocent, Nietzsche a pressenti, dans sa philosophie de la puissance, ainsi qu’un très sensible appareil enregistreur et émetteur, la montée de l’impérialisme, et annoncé à l’Occident, comme une aiguille tremblante, la venue de l’époque fasciste dans laquelle nous vivons et vivrons, malgré la victoire militaire remportée sur le fascisme, longtemps encore.

    Comme il s’efforça dès le début de rompre complètement, par sa pensée, avec la bourgeoisie, il peut paraître avoir approuvé la tendance fasciste de l’époque post-bourgeoise et renié sa tendance socialiste, parce qu’elle était morale et qu’il confondait la morale en général avec la morale bourgeoise. Mais sa sensibilité n’a pu se soustraire entièrement à l’influence de l’élément socialiste en formation, et voilà ce que méconnaissent les socialistes qui, pour le diffamer, le traitent de fasciste pur sang. La chose n’est pas si simple, si nombreuses que soient les raisons de simplifier ainsi. La vérité est que son mépris héroïque du bonheur, qui était quelque chose de très personnel et de mal applicable à la politique, ne lui a fait voir dans tout effort pour abolir les scandaleuses défectuosités du système social et économique et, autant que possible, la souffrance humaine, que le méprisable désir du « bétail pour les pâturages du bonheur ». Ce n’est pas pour rien que son expression de « la vie dangereuse », traduite en italien, est entrée dans le jargon du fascisme. Tout ce qu’il a dit, dans un comble de surexcitation, contre la morale, l’humanité, la pitié, le christianisme, en faveur de la belle perversité, de la guerre et du mal, était malheureusement destiné à trouver une place dans l’idéologie à bon marché du fascisme, et des aberrations telles que sa « morale pour médecins », préconisant l’achèvement des malades et la castration des inférieurs, la conviction qu’il avait de la nécessité de l’esclavage, sans compter nombre de ses préceptes d’hygiène raciste concernant le triage, l’éducation et le mariage, ont effectivement, bien que peut-être sans référence consciente à son œuvre, passé dans la théorie et la pratique du national-socialisme. S’il est vrai qu’« on les reconnaîtra à leurs fruits », voilà Nietzsche en bien mauvaise posture. Chez Spengler, son singe savant, le « seigneur » de ses rêves est devenu « le réaliste moderne de grand style », l’homme de pillage et de profit qui élève sa fortune sur des cadavres, le magnat de la finance, l’industriel de la guerre, le Directeur Général qui fut en Allemagne le grand financier du fascisme ; en bref, Nietzsche devient chez lui, par la faute d’une interprétation stupidement unilatérale, le patron philosophique de l’impérialisme, alors qu’il n’a jamais rien compris à l’impérialisme. Sinon, comment aurait-il pu témoigner à chaque instant de son mépris pour l’esprit des marchands et des épiciers, qu’il croit pacifiste, et lui opposer en l’exaltant l’esprit héroïque du soldat ? L’alliance du militarisme et de l’industrialisme, leur unité politique qui est la définition même de l’impérialisme, le fait que les guerres ont leur source dans le goût de l’argent, tout cela, son « radicalisme d’aristocrate » ne l’a même pas entrevu.

    Il ne faudrait pourtant pas s’y laisser prendre : le fascisme, ce piège à masses, pire forme de démagogie et d’avilissement de la culture que l’histoire ait produite, est profondément étranger à l’esprit de celui pour qui tout tournait autour de la question : « Qu’est-ce qui est noble ? » ; il se trouve tout à fait en dehors des limites de son imagination, et si les bourgeois allemands ont confondu l’invasion du nazisme avec les rêves nietzschéens d’un renouvellement de la culture par la barbarie, ce ne fut que par le plus grossier des malentendus. Je ne parle même pas du dédain qu’il éprouvait pour tous les nationalismes, de sa haine pour le Reich et la politique abrutissante de l’Allemagne, de son européanisme, de la manière dont il stigmatisa l’antisémitisme et tous les vertiges raciaux. Mais je répète que, dans sa vision de la vie post-bourgeoise, la nuance socialiste est aussi sensible que celle que l’on pourrait appeler fasciste. Que signifie donc cet appel de Zarathoustra : « Je vous en conjure, mes frères, demeurez fidèles à la terre ! Ne fourrez plus la tête dans le sable des choses célestes, mais portez-le droite, une tête terrestre, créant le sens de la terre !... Reconduisez avec moi vers la terre la vertu envolée, oui, vers l’amour et la vie : qu’elle donne un sens à la terre, un sens d’hommes !... ». sinon la volonté de tisser d’humanité tout ce qui est matériel ? Ce matérialisme de l’esprit est la définition même du socialisme.

    Sa notion de culture en est ici ou là fortement teintée ; en tous cas, elle n’est plus bourgeoise. Il s’élève contre l’abîme qui sépare les gens cultivés des incultes et, dans son juvénile wagnérisme, songe avant tout à la fin de la culture de la Renaissance, cette grande époque de la bourgeoisie, à un art valable pour le supérieur comme pour l’inférieur, et où les plus hautes jouissances s’épanouissent dans tous les cœurs.

    Ce n’est témoigner d’aucune hostilité aux travailleurs, bien au contraire, que d’écrire : « Les ouvriers doivent apprendre à sentir en soldats : des honoraires, une solde, non une paie. Ils doivent arriver à vivre un jour comme vivent aujourd’hui les bourgeois ; mais au-dessus d’eux, se distinguant par son absence de besoins, la classe supérieure, donc plus pauvre et plus simple, mais en possession du pouvoir ». Et il a donné de curieuses indications pour rendre la propriété plus morale : « Qu’on laisse libres tous les chemins du travail qui mènent aux petites fortunes, dit-il, mais qu’on empêche l’enrichissement trop facile et trop soudain, qu’on retire des mains des particuliers et des sociétés privées toutes les branches du transport et du commerce qui sont favorables à l’amassement de grosses fortunes, donc en particulier les banques, et considère comme aussi dangereux les uns que les autres pour la communauté ceux qui possèdent trop et ceux qui ne possèdent rien ». Celui qui ne possède rien, monstre menaçant aux yeux du petit capitaliste philosophe : on a reconnu Schopenhauer. Le danger de posséder trop, Nietzsche l’a appris par-dessus le marché.

    Vers 1875, il y a plus de 70 ans, il prophétise, sans grand enthousiasme, mais comme une simple conséquence du triomphe de la démocratie, l’avènement d’une confédération européenne des peuples « dans laquelle chaque peuple, entre des frontières définies par les exigences géographiques, aura la situation et les privilèges d’un canton ». L’optique reste encore purement européenne. Au cours de la décennie suivante, elle englobe l’univers entier. Nietzsche parle d’une administration générale de l’économie mondiale comme d’une menace inévitable. Il souhaite voir le plus grand nombre possible de puissances internationales pour « s’exercer à une perspective mondiale ». Sa foi en l’Europe chancelle. « Au fond, les Européens s’imaginent qu’ils représentent sur terre le plus haut type humain. Or les Asiatiques sont cent fois plus grands qu’eux ». Ailleurs il estime possible que, dans le monde à venir, l’influence spirituelle soit aux mains de l’Européen-type, synthèse du passé de l’Europe à son plus haut degré spirituel. « La souveraineté de la terre : anglo-saxonne. L’élément allemand : un bon ferment, mais ne s’entend pas du tout à régner ». Puis il prévoit de nouveau le croisement de la race slave et de la race allemande, et l’Allemagne devenant un bastion des Slaves et ouvrant la route à une Europe panslave. Il voit très clairement l’avènement de la Russie au rang de grande puissance : « Le pouvoir partagé entre Slaves et Anglo-Saxons, et l’Europe comme la Grèce sous l’Empire romain ».

    Pour une petite incursion dans la politique mondiale, ce sont là des résultats frappants ; d’autant plus que l’esprit qui s’y livre ne se soucie guère, au fond, que de la mission de la culture : produire le philosophe, l’artiste et le saint. Il voit, près d’un siècle à l’avance, à peu de chose près ce que nous voyons aujourd’hui. Car le monde, même lorsqu’il s’invente une nouvelle figure, reste toujours une unité, et de quelque côté qu’une sensibilité si aiguë se tourne et porte ses antennes, elle pressent et annonce l’avenir. Par pure intuition, Nietzsche anticipe certains résultats de la physique moderne quand il lutte contre une interprétation mécaniste du monde, quand il nie le déterminisme causal, la classique « loi naturelle », le retour des cas identiques. « Il n’y a pas de seconde fois ». Il n’y a pas non plus de loi mathématique selon laquelle un certain effet doive fatalement succéder à une certaine cause. Il est faux d’interpréter un événement par la cause et l’effet. Car il s’agit en fait d’une lutte entre deux éléments d’une puissance inégale, d’un nouvel arrangement des forces où le nouvel état est quelque chose d’essentiellement différent de l’ancien, et nullement son effet. Ainsi la dynamique se substitue à la logique et à la mécanique. Les « pressentiments scientifiques » de Nietzsche, pour reprendre le mot de Helmholtz à propos de Goethe, sont certes intellectuellement tendancieux ; inspirés par sa philosophie de la puissance et son antirationalisme, ils ont une fin arbitraire, qui est d’élever la vie au-dessus de la loi, parce que la seule notion de loi a déjà quelque chose de « moral ». Mais, quoi qu’il en soit de cette tendance, devant la science de la nature aux yeux de laquelle entre temps la notion de « loi s’est affaiblie jusqu’à n’être plus qu’une simple probabilité et que la notion de causalité a singulièrement égarée, il a gardé raison.

    Ses idées sur la physique, comme toutes ses autres idées, le font sortir du monde bourgeois de la rationalité classique pour entrer dans un monde nouveau où lui-même, de par son origine, est le premier à se sentir étranger. Si certains socialistes refusent de lui en tenir compte, ne serait-ce pas qu’ils sont restés eux-mêmes beaucoup plus attachés à la bourgeoisie qu’ils ne le croient ? Il faut décidément renoncer à faire de Nietzsche un auteur d’aphorismes disparates : sa philosophie est, non moins que celle de Schopenhauer, un système entiérement organisé qui se développe autour d’une idée centrale unique et partout présente. Mais il est vrai que cette idée première et centrale est d’espèce résolument esthétique, et c’est la seule raison pour laquelle ses visions et ses idées finissent fatalement par tomber en contradiction irréductible avec le socialisme, quel qu’il soit. Il n’y a, en fin de compte, que deux orientations d’esprit et deux attitudes intérieures : l’esthétique et l’éthique ; et le socialisme est une conception du monde strictement éthique. Nietzsche par contre est le cas le plus achevé et le plus désespéré d’esthète que connaisse l’histoire de l’esprit, et son hypothèse fondamentale, quintessence de son pessimisme dionysien : « la vie ne peut être justifiée qu’en tant que phénomène esthétique », c’est à lui finalement qu’elle s’applique avec la plus grande exactitude, à lui, à sa vie, à son œuvre de penseur et de poète, qu’on ne peut justifier, comprendre et vénérer vraiment qu’en tant que phénomène esthétique ; consciemment, jusque dans la métamorphose mythique des derniers moments et jusque dans la folie, cette vie est une représentation artistique, non seulement par le miracle de l’expression, mais dans son essence la plus intime, un spectacle lyrique et tragique d’une très haute fascination.

    Il est assez remarquable, encore que bien compréhensible, que la première forme qu’ait prise la rébellion de l’esprit européen contre l’ensemble de la morale bourgeoise ait été l’esthétisme. Ce n’est pas pour rien que j’ai cité Nietzsche et Wilde côte à côte : leur révolte, et leur révolte au nom de la beauté, les rapproche, même si chez l’anarchiste allemand la rébellion va infiniment plus profond et coûte infiniment plus de souffrance, de renoncement et de maîtrise de soi. Certes, j’ai lu chez des critiques socialistes, chez les Russes en particulier, que si Nietzsche a souvent des aperçus et des jugements esthétiques d’une finesse admirable, il n’en reste pas moins un barbare dans les questions de morale et de politique. Cette distinction est naïve, car, quand Nietzsche célèbre la barbarie, ce n’est que par une aberration de son esthétisme délirant qui, à vrai dire, trahit une parenté sur quoi nous avons toutes les raisons de méditer : celle précisément de l’esthétisme et de la barbarie. Il faut croire que personne, vers la fin du XIXe siècle, ne voyait, ne sentait ni ne redoutait encore cet inquiétant rapprochement, puisque Georges Brandès, écrivain libéral juif, put découvrir dans le « radicalisme aristocratique » du philosophe allemand une nuance nouvelle et tenir des conférences de propagande sur ce thème : ce fait témoigne du sentiment de sécurité qui régnait encore à ce moment-là, de l’insouciance d’une époque bourgeoise à son déclin, mais montre aussi que le fin critique danois ne prenait pas le barbarisme de Nietzsche au sérieux, à la lettre, mais bien cum grano salis ; en quoi il avait tout à fait raison.

    L’esthétisme de Nietzsche, qui est une négation furieuse de l’esprit au profit de la vie, de la vie perverse, forte et belle, c’est-à-dire une manière de suicide d’un homme que la vie fait profondément souffrir, introduit dans ses effusions philosophiques un élément d’impropriété, d’irresponsabilité, d’incertitude et de jeu passionné, un élément d’ironie très profonde sur lequel la compréhension d’un lecteur moins averti vient fatalement buter. L’art n’est pas seulement dans son œuvre, mais aussi dans la manière de le lire : il n’y faut ni lourdeur ni raideur, mais toute sorte d’astuce, d’ironie, de réserve. Qui prend Nietzsche « au propre », à la lettre, qui le croit, est perdu. Il en va vraiment avec lui comme avec Sénèque dont il dit qu’ont peut toujours lu prêter l’oreille, mais jamais sa confiance. En veut-on des exemples ? Le lecteur du Cas Wagner n’en peut croire ses yeux quand il tombe tout à coup, dans une lettre de 1888 au musicien Carl Fuchs, sur ce passage : «  Ne prenez pas au sérieux ce que je dis de Bizet ; tel que je suis, Bizet n’entre pas une seconde en ligne de compte pour moi. Mais comme antithèse ironique à Wagner, l’effet est très grand… » Voilà ce qui reste, « entre nous », du panégyrique enthousiaste de Carmen dans le Cas Wagner. C’est ahurissant, mais ce n’est encore rien. Dans une autre lettre au même correspondant, il donne des conseils sur la meilleure manière d’envisager son œuvre de psychologue, d’écrivain et d’immoraliste : sans trancher d’un oui ou d’un non, mais en gardant une certaine neutralité d’esprit. « Il n’est absolument pas nécessaire, ni même souhaitable, de prend parti pour moi ; au contraire, une certaine dose de curiosité, comme devant une plante inconnue, une certaine résistance de l’ironie, me semblerait une prise de position incomparablement plus intelligente. Pardon ! Je viens d’écrire là quelques naïvetés, une petite recette pour se tirer sans trop de mal de quelque chose d’impossible… »

    Un auteur a-t-il jamais plus étrangement mis en garde contre lui-même ? « Antilibéral jusqu’à la méchanceté », écrit-il de lui-même. Antilibéral par méchanceté, par désir de provocation serait plus juste. Lorsqu’en 1888, l’empereur des Cent-Jours, le libéral marié à l’Angleterre, Frédéric III, meurt, Nietzsche est aussi ému et abattu que n’importe quel libéral d’Allemagne. « Finalement, c’était encore un petit reflet de pensée libre, le dernier espoir de l’Allemagne. Maintenant, c’est le régime Stöcker [Note : Adolf Stöcker, théologien et sociologue, fondateur du parti chrétien-social. Antilibéral et antisémite fanatique] qui commence : j’en tire les conséquences et déjà, je sais que ma Volonté de Puissance sera confisquée d’abord en Allemagne… » Eh bien ! non, on ne confisque rien. L’esprit de l’époque libérale trop puissant pour qu’on ne puisse pas continuer à tout dire. Mais, dans le deuil de Nietzsche à la mort de Frédéric, apparaît comme par mégarde quelque chose de tout uni, de tout simple, sans paradoxe, qui est, on peut bien le dire, l’expression de la vérité : l’amour naturel de l’intellectuel, de l’écrivain, pour la liberté qui est son oxygène, et, soudain, tous ses rêves esthétiques d’esclavage, de guerre, de violence, de cruauté splendide, disparaissent au loin dans le scintillement d’un jeu irresponsable et l’arc-en-ciel des théories.

    Il a passé sa vie à maudire « l’homme théorique », mais il est lui-même par excellence cet homme théorique, de pure culture ; sa pensée est le génie absolu, apragmatique à l’extrême, privée de toute responsabilité pédagogique, profondément apolitique ; elle est en vérité sans aucun rapport avec la vie, cette chère vie qu’il défendait à tout prix et mettait au-dessus de tout, et jamais il ne s’est soucié le moins du monde de savoir quelle figure feraient ses doctrines dans la réalité pratique et politique. Cela, les dizaines de milliers de professeurs d’irrationalisme qui ont poussé à son ombre sur toute l’étendue de l’Allemagne comme des champignons, s’en sont à leur tour bien gardés. Quoi d’étonnant ? Rien n’était mieux fait pour flatter le tempérament allemand que son esthétisme théorique. Certes, les Allemands, ces pourrisseurs de l’histoire européenne, n’ont pas non plus échappé à ses foudres critiques, et il les a déchirés à belles dents. Mais qui, en fin de compte, de plus allemand que lui, et quel meilleur exemple pour eux, une fois de plus, que le sien, pour devenir une misère et un objet d’horreur pour le monde et s’anéantir eux-mêmes : exemple de la passion romantique, de ce désir d’un déploiement éternel du moi dans l’illimité, sans objet fixe, de cette volonté qui n’est libre que parce qu’elle n’a pas de but et va à l’infini ? Nietzsche a écrit que les deux pires vices des Allemands étaient l’ivrognerie et le goût du suicide. Leur danger réside, selon lui, dans le fait qu’ils peuvent paralyser les forces de la raison et déchaîner les affects, « car l’affect allemand est tourné contre son propre bien, il est autodestructeur comme celui de l’ivrogne. L’enthousiasme lui-même a moins de valeur en Allemagne qu’ailleurs, car il est infécond ». Quel nom Zarathoustra se donne-t-il ? « Connaisseur-bourreau de soi-même ».

    Nietzsche, en plus d’un sens, est entré dans l’histoire. Il a créé de l’histoire, une histoire terrible, et n’exagérait pas quand il se nommait « une fatalité ». Par esthétisme, il a exaspéré sa solitude. Il appartient, encore que sous une forme extrêmement germanique, à tout un mouvement occidental qui compte des noms comme Kierkegaard, Bergson et bien d’autres, et représente dans l’histoire de l’esprit une révolte contre le rationnalisme classique du XVIIIe et du XIXe siècle. Cette révolte a fait son œuvre ou, si elle ne l’a pas encore accomplie, ce n’est que dans la mesure où elle trouve un prolongement nécessaire dans la reconstitution de la raison humaine sur de nouvelles bases, dans la conquête d’une notion d’humanité qui ait gagné en profondeur sur celle, plate et trop complaisante, de l’époque bourgeoise.

    La défense de l’instinct contre la raison et la conscience ne pouvait être qu’une correction momentanée. Celle qui est durable et toujours nécessaire reste celle de la vie par l’esprit, c’est-à-dire, si l’on veut, la morale. Que le romantisme du mal d’un Nietzsche nous paraît aujourd’hui démodé, théorique et puéril ! Nous avons appris à connaître le mal dans toute l’étendue de son atrocité et ne sommes plus assez esthètes pour redouter la profession du bien et pour rougir de mobiles aussi prosaïques que la vérité, la liberté et la justice. L’esthétisme, qui rallia les esprits libres dans la croisade contre la morale bourgeoise, appartient lui aussi, en fin de compte, à l’époque bourgeoise, et la dépasser, c’est accepter de quitter une époque esthétique pour entrer dans une ère morale et sociale. Une conception esthétique du monde, si fort que le génie de Nietzsche ait contribué à créer l’atmosphère nouvelle, est décidément incapable de faire droit aux problèmes qui nous incombent. Il suppose quelque part, dans sa vision du monde futur, que les forces religieuses seront peut-être encore suffisamment efficaces pour créer une religion athéiste à la Bouddha [En français dans le texte.] qui transcenderait les différences de confession, et que la science n’aurait rien à opposer à ce nouvel idéal. « Mais ce ne sera pas une amour universel du prochain ! » prend-il la précaution d’ajouter ; et si c’était justement cela ? Ce ne serait pas nécessairement l’amour idyllique et optimiste de l’« espèce humaine » qui fit verser de si tendres larmes au XVIIIe siècle, et auquel les mœurs doivent d’ailleurs d’immenses progrès. Mais quand Nietzsche proclamait : « Dieu est mort ! » (résolution qui représentait pour lui le plus grand des sacrifices), qui voulait-il ainsi honorer et exalter, sinon l’homme ? S’il fut athée, s’il était capable de l’être, il le fut, même si le mot a quelque chose de trop gentiment pastoral, par amour du prochain. Il lui faudra supporter qu’on voie en lui un humaniste, comme il lui faut tolérer qu’on voie dans sa critique de la morale une dernière forme des « lumières ». La religiosité supra-confessionnelle dont il parle, je ne puis me la représenter que liée à l’idée de l’homme, sous la forme d’une humanisme de fond et d’accent religieux où l’homme, chargé d’expérience grâce aux souffrances traversées, intégrera sa science des régions inférieures et sa connaissance des démons à son respect du mystère humain.

    La religion est vénération, vénération d’abord de ce mystère qu’est l’homme. Dans la mesure où l’on est soucieux d’une union et d’un ordre nouveaux, de l’adaptation de la société humaine aux exigences de l’heure, il est certain que les décisions des conférences, les mesures techniques, les institutions juridiques sont de peu d’efficacité, et que le World Governement reste une utopie rationnelle. Ce qui est en premier lieu nécessaire, c’est la transformation du climat spirituel, un sentiment nouveau de la difficulté et de la noblesse d’être homme, une conception de base sur quoi tout se fonde, à quoi personne ne se soustraie et que chacun reconnaisse pour juge dans le plus intime de soi. Pour qu’elle naisse, pour qu’elle s’affirme, le poète et l’artiste, dont l’action s’étend imperceptiblement en largeur et en profondeur, peuvent faire quelque chose. Seulement, il ne s’agit pas de l’enseigner ni de la faire, mais bien de la vivre et de la souffrir.

    Que la philosophie n’est pas froide abstraction, mais chose vécue et soufferte, sacrifice offert à l’humanité, voilà toute la science et tout l’exemple de Nietzsche. Cela l’a poussé sur les glaciers des plus dérisoires erreurs, mais l’avenir était en vérité le pays de son amour, et pour ceux qui venaient, pour nous dont la jeunesse lui a une dette infinie, il restera cette figure d’un tragique fragile et vénérable, debout dans les lueurs d’orage de ce tournant de l’histoire.

    ► Thomas Mann in : Études — Goethe, Nietzsche, Joseph et ses frères, Mermod, Lausanne, 1949.

    (tr. fr. : Philippe Jaccottet)

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    DAVOS : De la montagne magique à celle des vanités

     
    kirchn10.jpgDeux livres ont contribué au mythe globalisé de Davos : le premier a été écrit par Thomas Mann, le second par le rédacteur en chef de Harper's Magazine. À lire pendant le Forum [de Davos].

    La montagne magique et La montagne des vanités : les 2 ouvrages ont pour même décor cette station dont on n'articule plus les kilomètres de pistes skiables ou centimètres de couche neigeuse mais le nombre de soldats, gardes de fortification et policiers en faction.

    Au début du siècle dernier, Hans Castorp, un jeune bourgeois allemand, se rend pour quelques jours à Davos auprès de son cousin Joachim, en traitement dans un sanatorium. Envoûté par l'esprit du lieu, le personnage central de La montagne magique de Thomas Mann restera 7 ans dans la station grisonne.

    À la fin du siècle, en 1998, Lewis Lapham, un journaliste américain, débarque à Davos pour participer à un symposium sur « la bonne santé du libéralisme ». La magie n'opère plus. Comment pourrait-il en être autrement dans un camp retranché ? La station grisonne inspire à cet hôte médusé La montagne des vanités, un reportage ironique et corrosif qui nous fait pénétrer dans les coulisses du World Economic Forum.

    La découverte de « La montagne magique », cette œuvre de quelque 800 pages commencée en 1912 et publiée en 1924, je la dois à la remarque vexatoire d'un de mes profs d'allemand. S'adressant à notre classe, il aimait assener : « Si vous aviez un autre niveau, je vous aurais fait lire le chef d'œuvre de Thomas Mann, mais là... ». Il n'en fallait pas davantage pour m'inciter à acquérir au plus vite sa traduction française.

    Dès les premières pages, la magie est au rendez-vous. Avec une extrême liberté d'esprit, Mann ausculte, depuis les hauteurs de Davos, le monde et ses problèmes. C'est un témoignage à la fois symbolique et réaliste qui passe en revue tous les aspects de notre civilisation : politiques, économiques, sociaux, philosophiques, religieux, esthétiques.

    À l'époque, Davos hébergeait des malades venus du monde entier et représentait une sorte de communauté internationale vivant en vase clos. Dès son arrivée, le jeune Hans Castorp délaissera la vie superficielle et fébrile qui avait été la sienne jusqu'alors pour se préoccuper de sa culture et de sa formation. Disposant de loisirs illimités, il va lire, observer, méditer, se livrer à de longues promenades silencieuses dans la neige. Au cœur de ses investigations figure « l'être humain ».

    À l'image de l'Allemagne de Weimar déchirée par les idéologies, Mann a pris soin de placer aux côtés de son anti-héros 2 intellectuels en perpétuel conflit : Settembrini et Naphta. Le premier apparaît humaniste, défenseur du progrès par la raison alors que le second est présenté comme un apologue de l'irrationnel. En dialecticien, Castorp s'emploiera à faire la synthèse de leurs points de vue contradictoires.

    Et puis, pour agrémenter le tout et tenir le lecteur en haleine, il y a la délicieuse Madame Chauchat, pensionnaire mariée à un Russe, dont Castorp tombe amoureux dès la première rencontre. Tout ce petit monde, confronté à l'omniprésence de la mort, déconnecté de « la vie normale », se nourrit de spéculation. La déclaration de guerre de 1914 viendra arracher Castorp à cet envoûtement de la montagne magique pour le conduire sur les champs de bataille.

    En 1981, Hans W. Geissendörfer a porté à l'écran Der Zauberberg avec Christoph Eichhorn dans le rôle de Castorp et Marie-France Pisier dans celui de Madame Chauchat (le cinéma de Davos projette ce film assez régulièrement). Le voir, c'est regretter que Visconti, après Mort à Venise, une autre œuvre maîtresse de Mann, n'ait pas réalisé son projet d'adapter La montagne magique. Sans être médiocre, le film allemand évoque un peu une publicité glacée pour le splendide Hôtel Schatzalp où il y été tourné. Alors que Mann et Visconti savaient si bien témoigner de la lente dégradation des valeurs bourgeoises.

    Après le Davos de Thomas Mann, passons à celui de Lewis Lapham. Le journaliste américain, se déplaçant en train de Zürich à Davos pour participer au Forum, se remémore le célèbre roman de Mann. Il se rappelle les personnages qui arrivaient là-haut porteurs des divers types de sagesse conventionnelle, à la mode dans l'Europe de cette période, et avec l'espoir de se guérir non seulement de leur altération physique mais aussi de leur dégradation spirituelle. « Je descendis à Davos-Platz, une station après celle où était descendu Castorp un jour de l'été 1907 et, bien qu'aucun cousin tuberculeux ne m'attendît avec un cabriolet de couleur jaune tiré par 2 chevaux, il ne me fallut pas longtemps pour apprendre qu'on m'avait attribué une chambre au Schazalp, un ancien sanatorium, celui-là même où Mann avait installé ses phtisiques... »

    De lieu béni de la réflexion pour le prix Nobel de littérature, Davos est devenu, à lire le rédacteur en chef de Harper's Magazine, « le haut lieu de 70% de la production mondiale d'autosatisfaction », un carnaval immoral où « tous savaient bien que la libre entreprise était un autre nom de Dieu ». Dans son opuscule jaune, La montagne des vanités (paru aux éditions Maisonneuve & Larose), il décrit un club d'apôtres impuissants à juguler les méfaits de leur créature, obnubilés par le tout-marché. « Ils ne veulent pas se voir tels qu'ils sont, de simples factotums qui entretiennent la chauffe d'une fournaise aveugle et impitoyable. »

    Informations et anecdotes s'entrelacent. Au vitriol, il dénonce un monde où la privatisation des gains va de pair avec la nationalisation des pertes. Voici une peinture politiquement très incorrecte des « grands » qui nous gouvernent et qui en savent, à l'en croire, aussi peu sur les sautes d'humeur de l'économie mondiale que le barman du Schatzalp qui leur propose un alcool de prune ou une fondue savoyarde...

    G. Grimm-Gobat, janv. 2001.

     

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