• Géopolitique

    GéopolitiqueLa géopolitique : débats sémantiques

    Inventé par Rudolf Kjellén (1864-1922) en 1897 et abondamment usité jusqu’au milieu du XXe siècle, le substantif de “géopolitique” a ensuite été disqualifié pour des raisons morales — la géopolitique aurait été complice de l’hitlérisme —, et des raisons techniques, révolution balistico-nucléaire oblige. On a depuis fait justice de ces allégations hâtives (1). Au milieu des années 70, le terme a pourtant refait surface, ce qui s’explique par la déroute des idéologies dominantes et leur incapacité à “dire” les mondes nouveaux, une meilleure appréhension du fait nucléaire, et surtout l’acuité des conflits territoriaux. Il est à noter qu’avec la crise écologique globale, ce type de conflit ne peut que s’aggraver. Un temps dévalué par la révolution industrielle et la chute de la rente foncière, l’espace terrestre se révèle aujourd’hui fini, rare et pollué. Source de vie, il redevient valeur suprême.

    L’entrée de la géopolitique dans les mœurs a donné lieu à de multiples débat sur ce que recouvre ce terme et si, d’un géopolitologue à l’autre, les définitions diffèrent quelque peu, celle donnée par Pascal Lorot est suffisamment large et précise pour faire l’unanimité : « La géopolitique est une méthode particulière qui repère, identifie et analyse les phénomènes conflictuels, les stratégies offensives ou défensives centrées sur la possession d’un territoire, sous le triple regard des influences du milieu géographique, pris au sens physique comme humain, des arguments politiques des protagonistes du conflit, et des tendances lourdes et continuités de l’histoire ». Les objets d’étude de la géopolitique sont donc, outre les territoires dans toutes leurs dimensions, les “géopolitiques-pratiques” et les “géopolitiques-discours” / “géopolitiques-images” qui les fondent et les accompagnent (2). Ces dernières années, les débats ont porté sur les rapports de la géopolitique à d’autres signifiants-signifiés : la géographie, la géostratégie, la géoéconomie.

    Géopolitique et géographie

    Bien que la géopolitique soit à nouveau d’actualité, certaines écoles géographiques persistent à la réduire à ses expressions les plus caricaturales et prédatrices pour lui dénier toute légitimité. Ainsi le Groupement d’intérêt public “RECLUS” (Réseau d’étude des changements dans les localisations et unités spatiales), animé par Roger Brunet, ramène-t-il la géopolitique à un pur discours oscillant entre propagande militariste et géomancie. Quant aux géographes officiant à “Sciences Po” — Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé — ils affirment que, depuis 1989, “le monde se dégéopolitise”, la globalisation submergeant les espaces politiques. Arguant des créations de nouveaux États, des nombreux problèmes nationalitaires et litiges frontaliers, et des manœuvres diplomatico-stratégiques autour des territoires-ressources (bassins miniers et énergétiques, bassins fluviaux) qui marquent l’après-Guerre-Froide, Yves Lacoste a réfuté ces thèses (3). Les géographes susnommés ne nient pas pour autant que la géographie ait une dimension politique et la politique une dimension géographique ; mais ce sont là, estiment-ils, les domaines d’étude de la géographie politique et non pas ceux de la géopolitique. Il nous faut donc envisager les rapports respectifs de ces deux disciplines.

    Karl Haushofer faisait la distinction suivante : « La géographie politique voit l’État du point de vue de l’espace. La géopolitique voit l’espace du point de vue de l’État ». Cette définition fait de la géographie politique une discipline cantonnée à la description statique des États, la géopolitique cherchant, à partir des données précédemment inventoriées, à maximiser ressources, capacités et puissance de l’État qu’elle sert. Autrement dit, la géographie politique décrit, la géopolitique prescrit. Peu ou prou, et avec quelques aménagements, Paul Claval a repris cette distinction : « le terme de géographie politique, écrit-il, (…) s’applique aux études qui décrivent les forces à l’œuvre dans le champ du politique et précisent la manière dont elles contribuent à façonner le monde ». La géopolitique est plus pratique : « Elle fuit les perspectives comparatives, qui permettent d’isoler un facteur et de mesurer son impact sur une série de cas par ailleurs dissemblables. Elle est volontiers monographique (…). Elle apprend à celui qui s’insère dans une évolution politique complexe les intérêts, les ambitions et les représentations en jeu » (4).

    Pour sa part, Yves Lacoste s’est d’abord refusé à une telle distinction. La géopolitique, affirmait-il, n’est jamais qu’une géographie consciente du caractère éminemment politique et stratégique de son savoir. Estimant aujourd’hui que la géopolitique en tant que phénomène intellectuel et médiatique apparaît dans l’Allemagne de l’après-1918 et ce, en rupture avec la géographie politique de Friedrich Ratzel, on peut considérer qu’Yves Lacoste marche lui aussi dans les pas de K. Haushofer. Au lendemain du 11 novembre 1918, explique-t-il, l’œuvre de F. Ratzel, centrée sur la mise à jour des lois de la géographie, n’est d’aucune utilité face aux prétentions des Alliés. C’est pour rompre avec cette géographie politique, théorique et académique, qu’un certain nombre de professeurs et de géographes en marge de l’Université se réunissent autour de K. Haushofer et de la Zeitschrift für Geopolitik, et tentent d’influer sur le cours des choses. La géopolitique est née (5).

    Géopolitique et géostratégie

    En 1991, la revue Stratégique a lancé un autre débat portant sur le rapport de la géostratégie à la géopolitique, les deux termes étant parfois indifféremment employés (6 ). Dans sa contribution, Yves Lacoste propose de « réserver le terme de géopolitique aux discussions et controverses entre citoyens d’une même nation (ou habitants d’un même pays) et le terme de géostratégie aux rivalités et antagonismes entre des États ou des forces politiques qui se considèrent comme absolument adverses ». Ceci n’a pas été sans susciter les objections d’Hervé Coutau-Bégarie, rédacteur en chef de Stratégique et initiateur du débat : « Ainsi entendue, la géopolitique deviendrait une sorte d’étage noble réservé aux pays démocratiques », ce qui, estime-t-il, est doublement réducteur. D’une part, le politique — activité humaine originaire ayant pour tâche d’assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure, le geste politique essentiel est la désignation de l’ennemi — est réduit à la délibération publique. D’autre part, les relations internationales seraient exclusivement de nature stratégique. « Pensée, conception et conduite de l’action collective en milieu conflictuel » (Lucien Poirier), la stratégie perd alors ses caractéristiques spécifiques pour devenir simple plan d’action.

    Un raisonnement en termes de glacis

    Dans le même numéro, le Groupe de stratégie théorique de la FEDN propose une distinction plus opératoire, à partir des finalités propres à la géostratégie. Celle-ci a pour objet l’organisation de l’espace-temps du stratège, l’espace étant utilisé pour gagner du temps et collecter de l’information. Aussi raisonne-t-elle en terme de glacis : « Sur le glacis se teste la détermination de l’adversaire, d’escarmouches d’avant-postes en manœuvres de grande ampleur (…). Un glacis géostratégique est tout le contraire d’un vide où l’on attend de voir paraître l’ennemi à l’horizon : c’est un système d’information échelonné où la détermination de l’adversaire rencontre des obstacles de plus en plus puissants ».

    Quant à la géopolitique, elle raisonne en termes de zone d’influence, la zone d’influence étant « un moyen d’assurer à la métropole des ressources et des débouchés commerciaux, un certain poids dans les décisions concernant un ensemble régional, un rayonnement idéologique et culturel ». Intervenant sur le même thème dans un numéro ultérieur, P. Claval est parvenu aux conclusions qui suivent. La géostratégie traite de la dimension spatiale des rapports de force militaires et de la logique des armes. Schématisé par le regard du stratège, l’espace considéré devient alors théâtre d’opérations. Privilégiant distances et cheminements, le stratège ne retient de son hétérogénéité que les aspects favorisant ou gênant mouvements logistiques et manœuvres militaires : topographie, climat, répartition des populations, état des voies de communication. Le champ d’étude est donc plus étroit que celui de la géopolitique, celle-ci prenant en compte l’ensemble des facteurs différenciant un espace donné pour peu qu’ils influent, en temps de paix comme en temps de guerre, sur les motivations (rêves, fantasmes et calculs) des acteurs. La géopolitique englobe la géostratégie qui, elle, fait le joint avec la géographie militaire, celle-ci prenant en charge les facteurs géographiques s’exerçant à l’échelon tactique (7). Une définition de la géostratégie comme savoir orienté vers l’agir militaire semble donc faire l’unanimité ; elle se retrouve sous la plume de Michel Foucher et celle de Jean-Paul Charnay.

    Certains stratégistes, et non des moindres, se refusent pourtant à distinguer géostratégie et stratégie. C’est le cas de Lucien Poirier — « l’espace est l’une des catégories usuelles de la pensée stratégique, laquelle s’inscrit dans la dimension “géo”. Dire géostratégie est tautologique » — ou encore d’André Vigarié : « (la) géostratégie est l’ensemble des comportements de défense aux plus vastes dimensions et avec la plus grande variété des moyens d’action ». Conformément à une évolution amorcée avec la guerre froide, la stratégie s’évade ici du champ de bataille et intègre des moyens non-militaires. Il s’agit donc d’une stratégie dite “totale” (André Beaufre) ou “intégrale” (L. Poirier), élargie à l’ensemble de la planète, mondialisation oblige (8). Le débat, on le voit, n’est pas clos ; du moins a-t-il permis de préciser les choses.

    Géopolitique et géo-économie

    Les années qui ont suivi la fin du conflit Est-Ouest ont vu émerger la géo-économie ainsi définie par P. Moreau Defarges : « Cette démarche — comme son nom l’indique — examine les interactions entre l’homo economicus et l’espace : poids des facteurs spatiaux dans les productions, les échanges humains ; utilisation de l’espace par l’homme pour le déploiement de ses activités économiques» (9). À s’en tenir à cette définition, on pourrait voir en la géo-économie un néologisme pédant pour désigner la géographie économique d’antan. L’analyse qu’en fait P. Moreau Defarges montre qu’il n’en est rien. La vogue de la géo-économie s’explique, selon lui, par la conjonction de trois facteurs.

    • Premier facteur : la mondialisation. Réseaux et flux dessinent une géographie économique fluide et évolutive.

    • Second facteur : la fin du conflit Est-Ouest. L’affrontement entre les États-Unis et l’URSS subordonnait les questions économiques, notamment les différends commerciaux entre les trois pôles de la Triade (États-Unis, Union Européenne, Japon), aux logiques idéologiques, géopolitiques et stratégiques. Le naufrage du communisme a changé la donne. Dans un monde unifié par l’économie et la technique, le capitalisme est redevenu conquérant et le partage de la planète en trois mondes — monde libre, monde communiste et tiers-monde — est aujourd’hui caduc. Deux milliards d’hommes ont ainsi intégré ces dernières années les circuits économiques et financiers internationaux et les questions économiques et commerciales occupent une place croissante dans la politique extérieure des États. L’Administration Clinton par exemple pratique une véritable diplomatie de marché.

    • Troisième facteur : le poids des acteurs économiques du système-Monde, qu’il s’agisse de firmes transnationales, de holdings financiers, de sociétés de commerce, ou encore de fonds de pension et autres opérateurs des marchés financiers. Il est aujourd’hui avéré que les avis et les sautes d’humeur d’environ deux cents gérants des plus importants fonds d’investissement, anglo-saxons et japonais pour la plupart, exercent une influence majeure sur les politiques économiques des États. Aussi les analystes des banques de marché qui donnent le ton aux mouvements de capitaux — le Crédit Suisse, First Boston, Goldman-Sachs, Lehman Brothers, Merril Lynch, Morgan Stanley, Salomon Brothers — sont-ils accueillis dans les pays demandeurs de capitaux comme ne le sont pas toujours les ambassadeurs de grandes puissances. Les États ne sont plus les seuls maîtres du jeu mondial.

    La géo-économie cherche à déchiffrer cet espace économique mondial complexe, agité et chaotique, un espace dont le “fonctionnement” ne saurait être expliqué à partir de la seule répartition d’éléments massifs comme les bassins miniers, énergétiques et industriels. Appréhendée sous cet angle, la géo-économie est en quelque sorte la géographie économique du XXIe siècle.

    La géo-économie se substituera-t-elle à la géopolitique ? Kenichi Ohmae et les “régions-États”

    À partir du fait indéniable que géographie économique et géographie politique ont partie liée, d’aucuns en déduisent que la géo-économie est appelée à se substituer à la géopolitique. C’est la thèse des géographes de Science Po — M.F. Durand, J. Lévy, O. Retaillé — selon lesquels “l’économie-monde” planétaire serait le support d’une “société-monde” naissante au sein de laquelle “l’administration des choses” finirait par l’emporter sur “le gouvernement des hommes” pour reprendre les termes mêmes de Saint-Simon (10). Autre adepte de l’économisme, le Japonais Kenichi Ohmae. Dans un article publié au printemps 1993 dans Foreign Affairs, il explique que les États nationaux céderont à terme la place à des “régions-États”. Celles-ci ne seraient pas de nouvelles entités politiques souveraines mais des “zones économiques naturelles” dont les limites seraient tracées “par la main adroite et invisible du marché” (11). P. Moreau Defarges a montré le caractère réducteur de ces thèses. Émancipées de la tutelle des États nationaux, ces “zones économiques naturelles” devraient bien faire face aux besoins collectifs de leurs populations et donc se doteraient des structures politiques adéquates.

    Si on ne peut par ailleurs nier l’agilité et le dynamisme des petites entités qui inspirent K. Ohmae, comme Singapour et Hong-Kong entre autres exemples, ces plaques-tournantes du capitalisme mondial n’en sont pas moins incomplètes. La puissance est un tout et activer des réseaux ne peut éternellement suffire à pallier à la faiblesse diplomatique et stratégique. Leur vulnérabilité n’est pas sans rappeler celle des Cités-États d’antan — Gênes, Venise, Anvers — finalement subjuguées par les États territoriaux entre le XVIIe et le XIXe siècles. Méditons la proche intégration de Hong-Kong, le 1er juillet 1997, à la Chine populaire. Bref, la géo-économie, comme tout phénomène humain, finit par rencontrer le politique ; enjeux et pratiques géo-économiques sont une des dimensions de la géopolitique.

    Les dangers du turbocapitalisme selon Edward Luttwak

    La lecture du récent ouvrage d’Edward Luttwak, Le rêve américain en danger, permet de compléter la définition de la géo-économie donnée par P. Moreau Defarges (12). L’auteur nomme “turbocapitalisme” cette économie de marché globale et conquérante qui nous submerge. Généré par l’ultralibéralisme des années 80, l’informatisation et la rationalisation du secteur tertiaire, et la mondialisation — « l’unification des étangs, des lacs et des mers que forment les économies locales, provinciales, régionales et nationales en un seul et même océan économique global » —, le turbocapitalisme se révèle destructeur. Décrivant la réalité sociologique des États-Unis, E. Luttwak montre combien il ravage familles, villages et villes. L’insécurité matérielle et morale, et la destruction de toute socialité qui en découle menace la stabilité politique des démocraties de marché.

    Aux États-Unis, les succès d’un Pat Buchanan lors des primaires de 1996 en témoignent et de ce côté-ci de l’Atlantique, E. Luttwak envisage l’arrivée au pouvoir d’« un parti fasciste modernisé qui proposerait la sécurité matérielle aux masses de travailleurs du tertiaire et aux fonctionnaires menacés par la recherche de l’efficacité maximale et par le chômage » (p. XV-XVI). Pour employer un langage politique plus adéquat, l’avenir appartiendrait au national-populisme.

    C’est dans ce contexte mondial que la géo-économie, définie comme forme nouvelle de rivalité entre États et groupe d’États, s’impose : « Dans cette géo-économie, les capitaux investis ou drainés par l’État sont l’équivalent de la puissance de feu ; les subventions au développement des produits correspondent aux progrès de l’armement ; la pénétration des marchés avec l’aide de l’État remplace les bases et les garnisons militaires déployées à l’étranger, ainsi que “l’influence diplomatique”. Ces diverses activités (…) sont également le lot quotidien des entreprises privées qui les exercent pour des motifs purement commerciaux. Mais quand l’État intervient, lorsqu’il encourage, assiste ou dirige ces mêmes activités, ce n’est plus de l’économie “pur sucre”, mais de la géo-économie » (p. 34). Cette discipline est donc plus qu’une simple géographie économique du XXIe siècle. Elle étudie les formes économiques et commerciales prise par les logiques conflictuelles inter-étatiques et le même terme désigne les mesures prises dans le cadre du combat planétaire pour la suprématie technico-économique. On distinguera donc la géo-économie-méthode de la géo-économie-pratique ou utilisation diplomatico-stratégique de l’économie.

    Géo-économie : un retour du mercantilisme ?

    L’utilisation diplomatico-stratégique de l’économie à l’encontre d’États concurrents et adverses n’est pas sans rappeler le mercantilisme des XVIe et XVIIe siècles. Les politiques économiques préconisées par Jean Bodin et Antoine de Montchrétien en France, Thomas Mun et William Petty en Angleterre, ne dissociaient pas économie, diplomatie et stratégie. Pour paraphraser Clausewitz, ces auteurs considéraient le commerce comme étant la continuation de la guerre par l’introduction d’autres moyens, tout comme le nationalisme économique de l’Américain Alexander Hamilton et de l’Allemand Friedrich List au XIXe siècle. E. Luttwak s’emploie pourtant à amplifier les différences objectives existant entre la géo-économie des démocraties modernes et le mercantilisme des monarchies d’ancien régime. Les rois absolus, explique-t-il, poursuivaient des objectifs politiques — sécurité militaire, grandeur de l’État, gloire du roi — alors que les buts de la géo-économie sont économiques : drainage des capitaux, maximisation de l’emploi, et suprématie technico-industrielle. Mais ce sont-là des objectifs intermédiaires, le but final étant d’obtenir la position la plus haute dans la hiérarchie internationale du pouvoir, afin de garantir la sécurité globale de l’État. Les moyens peuvent varier mais la fin poursuivie est éminemment politique.

    Assurément, la géo-économie contemporaine n’est pas un retour pur et simple au mercantilisme des Temps Modernes : le point de vue mercantiliste était celui du Prince ; la géo-économie est l’expression de toute la nation. Entre démocraties de marché, l’économie est un instrument de pouvoir plus usité que la guerre, devenue à tort ou à raison impensable ; les monarchies d’ancien régime n’hésitaient pas à passer du commerce à la guerre. La géo-économie est donc un néo-mercantilisme.

    Pour une géopolitique appuyée par des images satellitales

    Les rapports entre signifiants-signifiés précisés, la connexité de ces champs disciplinaires n’en est pas moins frappante et c’est par des échanges entre les uns et les autres que la géopolitique se renouvelle. On sait cette discipline traditionnellement centrée sur les rapports interétatiques — le Monde est appréhendé comme collection d’États souverains —, sur les grandes masses — l’échelle planétaire est indûment privilégiée —, et attachée à une définition en termes diplomatico-stratégiques de la puissance. La géo-économie met par contre en évidence la diversité des acteurs du système-Monde et le renouvellement des bases de la puissance. Pour sa part, la géographie privilégie une approche fine, multi-scalaire et systémique des réalités terrestres naturelles (topographie, géologie, climatologie, hydrographie, biogéographie) et artificielles (les établissements humains), qui fait défaut à une géopolitique parfois trop classique, olympienne et génératrice de vastes synthèses souvent hâtives. La géostratégie a pour elle une approche rigoureuse des données spatiales fondée sur le recours aux techniques de pointe — télédétection et analyse des images satellitaires notamment — indispensable à la maîtrise cognitive des territoires.

    On remarquera à ce propos la rareté des atlas géopolitiques-géostratégiques comportant des images satellitales. C’est en se mettant à l’école de ces disciplines voisines que la géopolitique reformulera ses problématiques, ses thématiques, ses concepts et ses méthodes.

    ► Louis Sorel, Vouloir n°137-141, 1997.

    ♦ Bibliographie complémentaire :

    - Jean-Paul CHARNAY, Stratégie générative : De l’anthropologie à la géopolitique, PUF, 1992.

    - Marie-Françoise DURAND, Jacques LÉVY, Denis RETAILLÉ, Le monde : Espace et systèmes, Fondation nationale des sciences politiques-Dalloz, 1992.

    - Michel FOUCHER, Fronts et frontières : Un tour du monde géopolitique, Fayard, 1988.

    ♦ Notes :

    1. La révolution balistico-nucléaire, c’est à dire la possibilité de projeter une violence hyperbolique à des vitesses hypersoniques, a en effet contracté l’espace-temps stratégique. Bien vite, on s’est cependant aperçu que l’on ne pouvait réduire la stratégie au calcul des trajectoires balistiques. La dissuasion nucléaire n’étant crédible que pour les conflits existentiels — seule une menace absolue peut justifier l’emploi d’une arme absolue — son champ de validité se limite à la défense du territoire et des intérêts vitaux des puissances nucléaires. Énoncée par les concepteurs de la stratégie nucléaire française (Lucien Poirier et Pierre-Marie Gallois notamment), cette thèse que les États-Unis ont longtemps réfutée — ils prétendaient couvrir l’Europe occidentale de leur parapluie nucléaire — est aujourd’hui démontrée. Dans un conflit de haute intensité comme l’a été la guerre du Golfe en 1991, les États-Unis ont exclu l’emploi de l’arme nucléaire. Hors des sanctuaires donc, la servitude millénaire du nombre et les impératifs géographiques demeurent.

    Sur la thèse de la géopolitique complice, via K. Haushofer, de l’hitlérisme, on se reportera à la préface de Jean Klein ainsi qu’à l’introduction de Hans-Adolf Jacobsen in : Karl Haushofer, De la géopolitique, Fayard, 1986. Voir aussi Michel Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde, Fayard, 1990. N’en déplaise à Claude Ralfestin (Géopolitique et Histoire, Payot 1995), cette thèse est aujourd’hui réfutée.

    2. La définition donnée par Pascal Lorot est extraite de son Histoire de la géopolitique, Economica, 1995, p.71 . La terminologie qui suit est empruntée à Michel Foucher, Fronts et frontières, Fayard, 1988, p. 438-442.

    3. Cf. Yves Lacoste, « Chorématique et géopolitique », in : Hérodote n°69-70, 2° et 3° trimestre 1993, ainsi que le n°76 de cette même revue (1er trimestre 1995), intégralement consacré à cette question.

    4. Cf. Paul Claval, Géopolitique et géostratégie, Nathan, 1994, p. 3-4.

    5. Cf. le préambule d’Yves Lacoste au Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1993.

    6. Cf. Stratégique n°2/1991, FEDN.

    7. Cf. Paul Claval, Géopolitique et géostratégie, op. cit., p. 5-6.

    8. Cf. André Vigarié, La mer et la géostratégie des nations, Economica / Institut de stratégie comparée, 1995, p. 7.

    9. Philippe Moreau Delarges, Introduction à la géopolitique, Points/Seuil, 1994, p. 155.

    10. J. Lévy résume ces thèses dans « Vers un village planétaire », in « Les nouveaux nouveaux mondes », Sciences Humaines hors-série n°1, février 1993.

    11. Cf. P. Moreau Defarges, Introduction à la géopolitique, op. cit., p. 178.

    12. Edward N. Luttwak, Le rêve américain en danger, Odile Jacob, 1995.

     

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    GéopolitiqueQui a peur de la géopolitique ?

    [Ci-contre : Jeu des Rois par Anatoly Kudryavtsev, 1996-1998]

    Un spectre hante l’Europe d'aujourd'hui. Des conseillers politiques de la Maison Blanche, d'anciens agents du KGB cherchant à se recycler, des publicistes libéraux défendant de troubles et occultes inté­rêts réactionnaires, des professeurs gauchistes amateurs de liaisons dangereuses avec les droites, ten­tent désespérément d'en trouver la trace. Ce spectre, c'est la géopolitique.

    Eh oui, elle revient au grand galop, cette géopolitique condamnée à une damnatio memoriae depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dont on a nié la validité sans lui permettre de se défendre et d'apporter les preuves de sa pertinence, que l’on a réduite au silence pendant toute la guerre froide qui avait imposé au monde une lecture strictement idéologique et socio-économique des conflits. Pour satisfaire au rituel du langage dominant, il fallait dire qu'elle était une “pseudo-science”, fondée par deux pères historiques : l’embarrassant Friedrich Ratzel, auteur, entre 1882 et 1991, d'une Anthropogeographie évolutionniste et déterministe (que l'on a longtemps considérée comme l’antécédent wilhelmien du racisme hitlérien) (1), et le général, diplomate et érudit Karl Haushofer, qui avait caché Rudolf Hess dans sa maison après le putsch raté de Munich en 1923 et dont le fils, poète ésotérique, fidèle, comme son père, à l’idée d’une al­liance nord-européenne entre l’Allemagne et l’Angleterre, sera massacré par la police nazie le 23 avril 1945 à l’âge de 42 ans.

    Les noms de Ratzel et de Haushofer ont servi à démoniser la géopolitique, considérée pendant trop long­temps comme une “fausse science”, dont le but aurait été de chercher le rapport existant entre les cir­constances géographiques d'un pays et les choix politiques du peuple qui l’habite. Mais force est bien de noter que les géopolitiques de Ratzel et de Haushofer, en réalité, ont constitué une géographie politique fonctionnelle, à l’ère des grands impérialismes et des entreprises coloniales, entre 1870 et 1914, quand ont eu lieu les affrontements entre la France et l’Allemagne, entre l’Autriche et la Russie, entre la Russie et la Turquie.

    En cela, plutôt que d’être une rupture par rapport au passé, les grands impérialismes ont montré qu’ils étaient les héritiers directs des conflits du XIXe et de l’idéologie évolutionniste : « La géographie est une donnée immuable qui conditionne la vie des peuples » aimait à dire le condottiere Mussolini, oubliant ainsi l'autre aspect du problème : les peuples manipulent et modifient très souvent les scenarii géographiques.

    Même si sont encore bien ancrés tous les “a priori” idéologiques mis en place pour interpréter les conflits selon un schéma “scientifique”, mettre au rencart les “vieilleries” ethniques et religieuses, légitimer l’unique mode explicatif toléré, c'est-à-dire celui qui évoque la raison socio-économique, depuis la fin de la guerre froide, bon nombre de signes avant-coureurs nous annonçaient le retour de conflits qui ne pou­vaient s’expliquer que par d'autres motivations que celles que retenait comme seules plausibles le con­formisme idéologique. Mieux : rien n’est revenu et un fait est certain, les tensions et les conflits à carac­tère ethnique et religieux ont toujours existé, rien n’est venu les atténuer, au contraire, les retombées tu­multueuses du colonialisme et de l'hégémonisme européens les ont exaspérés. Il suffit de penser au Kurdistan qui, par l'effet de la politique de containment forcenée qu'ont pratiquée les Anglais et les Français au Moyen-Orient entre 1917 et 1920, est devenu un facteur de déstabilisation. Ou à la “guerre oubliée” entre l’Irak et l’Iran, et à ses rapports complexes avec la guerre civile en Afghanistan, ou encore, au front composite de la résistance afghane en lutte contre l’Armée Rouge.

    Les temps sont mûrs, pourtant, pour dresser l'ébauche d'une nouvelle géopolitique, comprise non plus comme une “science” ou une “pseudo-science” mais plutôt comme une méthode proprement interdiscipli­naire — dans laquelle convergeraient la géographie, l'histoire, la politologie, l'anthropologie, etc. — visant à comprendre et à expliquer rationnellement les tensions à l'œuvre sur certains territoires. Cette méthode se distancierait bien entendu de toutes les formes de moralisme, sans pour autant observer une “neutralité axiologique” rigide et incapacitante : cette méthode existe, elle a déjà été hissée au niveau scientifique, elle a été forgée au milieu des années 70 par les animateurs de la revue parisienne Hérodote et par le groupe de chercheurs rassemblés autour du géographe Yves Lacoste. En Italie, un groupe d'intellectuels de gauche vient de fonder la revue Limes (titre schmittien !) et s’aligne sur Hérodote ; à ce corpus géopolitique de base, qui, sous bien des aspects, constitue une “anthropopolitique” (ou une “géoanthropologie” ?), le célèbre philosophe Massimo Cacciari propose d'ajouter une fascinante “géophilosophie de l’Europe”, dont il a jeté les fondements en publiant un livre chez l'éditeur Adelphi. L’Europe, à ses yeux, est une idée — et un continent — “malade” au sens nietzschéen, instable, incertain sur ses confins, qui ne peut progresser qu’à coup de “décisions” fatidiques, un continent sur lequel pèse le poids d’innombrables impondérables et d'hérédités mêlées, entrecroisées.

    Les assises et la structure du monde pèsent évidemment sur le destin des hommes. Mais les hommes, à leur tour, posent des choix et imposent des géostratégies. Quand, en 1867, le gouvernement américain achète au gouvernement russe les terres de l’Alaska, le Secrétaire d’État William Seward déclare : « L’Océan Pacifique deviendra le grand théâtre des événements du monde… le commerce européen, la pensée européenne, la puissance des nations européennes sont destinés à perdre leur importance ». C'est ainsi que les États-Unis ont lancé l'idée d'un “Occident”, non plus synonyme mais bien antonyme de l’idée d’“Europe”. Or, sur ce chapitre, un pas nouveau vient d’être franchi avec le sommet des pays du Pacifique tenu en novembre 1993 à Blake Island près de Seattle : on y a esquissé les grandes lignes d'une nouvelle stratégie américaine, visant à faire du Japon un “Extrême-Occident” et à recentrer sur le Pacifique une intense activité dirigée vers la Chine, le Japon et l'Australie, impliquant l'exploitation inten­sive des mers, des fonds marins, du sous-sol de l'Océan, afin d'acquérir des protéines (à partir du planton) ou d'exploiter de nouveaux gisements de pétrole ou de gaz naturels.

    Reste à savoir comment réagira le bloc “eurasiafricain” face à cette hégémonie nouvelle, à ce continent immense et richissime qui va de l’Alaska à l’Australie et de la Chine à la Californie, qu’a parfaitement conceptualisé le bon génie du MIT (Massachussets Institute of Technology), Noam Chomsky, qui pré­voit un isolement définitif de l’Eurasie par rapport au “Centre de l’Empire” américain ? Allons-nous vers un nouveau brigandage déterministe et planétaire, vers une nouvelle entreprise impérialiste qui, comme toutes les entreprises impérialistes, ne rougit pas en se définissant comme “nécessaire” ?

    ► Franco Cardini, Nouvelles de Synergies Européennes n°8, 1995.

    (article extrait de L'Italia Settimanale n°34/1994)

    (1) Pour nuancer ce jugement et découvrir la grande variété de l'œuvre de Ratzel, cf. Robert Steuckers, « Friedrich Ratzel », in : Encyclopédie des Œuvres philosophiques, PUF, 1992.

     

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    Racines de la géopolitique, géopolitique et fascisme, retour de la géopolitique

    ♦ Analyse : Claude Raffestin, Dario Lopreno, Yvan Pasteur, Géopolitique et histoire, Payot, 1995.

    zhcn6210.jpgAu cours des années 70, le déclin intellectuel du marxisme et les affrontements internes du monde communiste se sont conjugués pour rendre nécessaire le recours à la géopolitique. À l'évidence, la seule prise en compte des facteurs socio-économiques et idéologiques ne suffisaient à comprendre et interpréter litiges nationalitaires et territoriaux. Les problématiques espace et puissance ne pouvaient plus être ignorées d'où le recours à une géographie comprise comme “science des princes et chefs militaires” (Strabon). Professeur de géographie humaine à l'université de Genève, Claude Raffestin ne l'entend pas ainsi. Avec l'aide de deux chercheurs en sciences sociales, il se fait fort de prouver que la géopolitique n'est pas une science ni même un savoir scientifique (1). « Production sociale marquée du sceau de l'historicité », la géopolitique ne serait qu'une superstructure idéologique légitimant le nationalisme et l'impérialisme de l'Allemagne du XXe siècle commençant. Pour en arriver à cette affirmation abrupte, C. Raffestin procède à une démonstration en trois temps.

    Dans une première partie (“Racines de la géopolitique”), il décrit et explique le rôle d'intermédiaire joué par Friedrich Ratzel (1844-1904) entre une géographie allemande marquée par les philosophies de Herder et Hegel — la géographie est l'élément de base de l'histoire des peuples, des nations, de États — et l'œuvre de Rudolf Kjellen (1864-1922), professeur et parlementaire suédois, créateur du néologisme de “géopolitique” en 1916. Héritier de Humboldt et Ritter, F. Ratzel est à l'origine d'une géographie humaine fortement structurée par une vision darwinienne du monde (vision organiciste de l'État, individu géographique ; thème de la lutte de l'espèce-État pour l'espace). S'il n'est pas indifférent aux problèmes de son temps, l'ensemble de son travail est tourné vers la connaissance de la Terre et des connexions entre les sociétés humaines et leur milieu de vie. Cette géographie, que l'on peut qualifier d'académique, n'est donc pas de la géopolitique. C'est avec R. Kjellen que se développe une géographie active, applicable aux rapports de puissance du moment (cf. L'État comme forme de vie, publié en 1916 et traduit l'année suivante en Allemagne) alors même qu'en Grande-Bretagne Halford John Mackinder (1861-1947), en développant et affinant ses thèses exposée dans sa célèbre conférence de 1904, s'inscrit dans la postérité de l'Américain Alfred T. Mahan (1840-1914). La géopolitique naît donc avec la Première Guerre mondiale.

    La seconde partie, “Géopolitique et fascisme”, est construite autour de la personne et l'œuvre de Karl Haushofer (1869-1946). C'est à ce général bavarois qu'il revient de continuer la lignée Ratzel-Kjellen en faisant de la géopolitique une science appliquée et opérationnelle. Après avoir tenté de démonter le travail de réhabilitation de K. Haushofer, Raffestin montre le peu d'impact de ses efforts intellectuels sur le cours des choses (2). La “saisie du monde” qu'il assigne comme but à la géopolitique laisse place à la propagande. D'habiles constructions graphiques “mettent en carte” les ambitions expansionnistes du IIIe Reich et assurent l'endoctrinement des masses. La Zeitschrift für Geopolitik n'en inspire pas moins les géopolitiques franquiste et mussolinienne caractérisées par le décalage entre leur discours, global et impérial, et la réalité des États espagnol et italien.

    La troisième partie, “Le retour de la géopolitique”, porte sur les recompositions de ce discours dans l'après-Deuxième Guerre mondiale. Une partie beaucoup trop courte pour emporter la conviction du lecteur. Le pragmatisme anglo-saxon, dont font preuve Nicholas J. Spykman (1893-1943) et de ses successeurs, — Robert Strausz-Hupé est le seul qui soit cité ! — ne trouve pas grâce aux yeux de Raffestin. Il n'y voit qu'une resucée de la vieille et infâme Geopolitik. Idem pour les publications de l'Institut international de géopolitique, dirigé par Marie-France Garaud, pour les travaux de la revue Hérodote, emmenée par Y. Lacoste, ou encore ceux de sa consœur italienne Limes, dirigée par Michel Korinman et Lucio Caracciolo. À ce stade du livre, on ne prouve plus quoi que ce soit, on anathémise ! Raffestin peut conclure : la géopolitique est le “masque” du nationalisme, de l'impérialisme, du racisme. Il en arrive même à renverser ces rapports de déterminant à déterminé puisqu'en visualisant divers litiges territoriaux, « la démarche de la géopolitique serait très proche de celle d'une prophétie autoréalisatrice » (p. 307-308).

    Cet ouvrage a le mérite d'adresser de justes critiques à ce que l'on appellera le géopolitisme : regard olympien négligeant les échelles infra-continentales, affirmations péremptoires, proclamation de lois, volonté de constituer la géopolitique en un savoir global couronnant l'ensemble des connaissances humaines. Scientiste et déterministe, cette géopolitique est datée. Elle a déjà fait place à une géopolitique définie non plus comme science mais comme savoir scientifique (cf. note n°1), prenant en compte les multiples dimensions d'une situation donnée et les différents niveaux d'analyse spatiale attentive aux “géopolitiques d'en bas” (celles des acteurs infra-étatiques). Modeste, cette géopolitique post-moderne est celle d'une planète caractérisée par la densité des interactions (flux massifs et divers), par l'hétérogénéité des acteurs du système-Monde (le système interétatique est doublé et contourné par un système transnational : firmes, maffias diverses, églises, sectes groupes terroristes…), et l'ambivalence des rapports entre unités politiques (relations de conflit-coopération, disparition des ennemis et par voie de conséquence des amis désignés). Cette géopolitique est celle d'un système-Monde hyper-complexe, multirisques et chaotique (3). Mais ces renouvellements sont tout simplement ignorés par Raffestin. Parce que son objectif est le suivant : disqualifier à nouveau la géopolitique en pratiquant la reductio ad Hitlerum.

    ► Louis Sorel, Nouvelles de Synergies Européennes n°20, 1996.

    Notes :

    (1) Selon le géopolitologue Y. Lacoste, directeur de la revue Hérodote, la géopolitique n'est pas une science ayant vocation à établir des lois mais un savoir scientifique qui combine des outils de connaissance produits par diverses sciences (sciences de matière, sciences du vivant, sciences humaines) en fonction de préoccupations stratégiques. Sur ces questions épistémologiques, cf. « Les géographes, l'action et le politique », Hérodote n° 33-34, 2°/3° trimestre 1984 (numéro double) ainsi que le Dictionnaire de géopolitique publié sous la direction d'Y. Lacoste chez Flammarion en 1993.

    (2) Cf. la préface de Jean Klein à Karl Haushofer, De la géopolitique, Fayard, 1986. Lire également les pages consacrées par Michel Korinman à K. Haushofer in Quand l'Allemagne pensait le monde, Fayard, 1990.

    (3) Cf. Lucien Poirier, La crise des fondements, Economica/Institut de stratégie comparée, 1994.

     

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    Introduction à la géopolitique

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    ◘ Entretien avec Louis Pallenborn

    Nous avons eu le plaisir de rencontrer un sympathique géopolitologue d'Arlon au célèbre estaminet saint-gillois "Moeder Lambiek" [Bruxelles], qui nous a confié ce texte didactique, sous la forme d'un entretien accordé en 1990 à une revue ardennaise. Mille mercis à Louis Pallenborn !

     

    • 1) Que recouvre la notion de « géopolitique » ?

    La notion de « géopolitique », telle que l'on utilisée les hommes politiques, les diplomates ou les militaires, est d'ordre essentiellement stratégique. C'est la politique — et toute politique est une stratégie ; parfois les deux termes se recoupent — qui vise la maîtrise de l'espace géographique, tant au niveau extérieur qu'au niveau intérieur. Au niveau extérieur, la géopolitique vise l'obtention d'un territoire aux dimensions optimales, ou d'une sphère d'influence cumulant le maximum d'atouts. En temps de paix, ce sont les diplomates qui tentent de réaliser les désirs géopolitiques d'une puissance ; en temps de guerre, ce sont les militaires. Quand on parle d'un territoire aux « dimensions optimales », on pense à des frontières militairement défendables, à des zones économiques homogènes non fractionnées entre diverses puissances, à des zones ethniquement homogènes. Sur le plan intérieur, la pratique géopolitique vise un aménagement optimal du territoire : assèchement de zones marécageuses, gain de sol sur la mer (Hollande), défrichage de territoires arides ou peu fertiles, lancement d'une politique agricole plus ou moins autarcique, etc.

    • 2) Quelles sont les relations entre la géographie et la politique ?

    C'est une très vieille relation. En effet, la politique est avant toute chose liée à un territoire précis, où s'exerce la souveraineté d'un peuple, d'une élite, d'une oligarchie, d'un parlement, d'un empereur, etc. La politique est par définition liée à un territoire, qu'il soit celui d'une communauté villageoise, d'une cité antique ou médiévale, d'un duc ou d'un prince féodal, d'un État national moderne ou d'un Empire aux dimensions globales comme le fut l'Empire britannique.

    Ceux qui font la politique gèrent un espace et tentent d'en accroître les potentialités, soit en le rentabilisant sans recourir à des conquêtes, soit en en augmentant la superficie par des annexions plus ou moins arbitraires, en profitant de la faiblesse d'une élite voisine faible ou décadente, ou en faisant sauter des verrous d'étranglement territoriaux (conquête d'une enclave ou d'un accès à la mer), condamnant leur cité ou leur pays à la stagnation ou à l'étouffement économique.

    • 3) La géopolitique est-elle une science ?

    Oui et non. Elle est une science car elle repose sur de bonnes connaissances en histoire, en stratégie militaire, en géographie physique, en hydrographie, en géologie, en zoologie et en botanique (une zone forestière comme l'Ardenne a longtemps constitué un verrou, jugé infranchissable). Mais comme la géopolitique est aussi et surtout une stratégie, elle conserve une dimension subjective. C'est l'élite, le général, le stratège, l'homme politique qui décident, à un moment donné de l'histoire, de faire valoir leurs atouts géographiques. Il y a donc un élément de volonté, qui échappe aux critères scientifiques proprement dits. Et il y a un risque : celui qui décide d'agir, d'arrondir les contours de son territoire, d'éliminer une enclave qui menace la cohésion de son pays, de réunir une province partagée entre deux souverainetés, peut ne pas connaître tous les paramètres historiques, géographiques, hydrographiques, etc., ou en surestimer ou en sous-estimer l'un ou l'autre. Dans ce cas, il risque l'échec à tout moment.

    • 4) La géopolitique a-t-elle une histoire ?

    Bien sûr. Les grands philosophes de l'Antiquité, qui ont posé les premiers jalons de la pensée politique, comme Thucydide ou Aristote, ont reconnu le rôle-clef de l'espace dans la gestion quotidienne des choses politiques. À l'époque moderne, Bodin, Colbert, les amiraux anglais et néerlandais du XVIIe siècle, Gustave Adolphe de Suède, Pierre le Grand de Russie ont théorisé ou mis en pratique, plus ou moins à leur insu, une géopolitique qui ne sera codifiée que plus tard. Après les réflexions sur la politique ou sur l'espace de Montesquieu en France et de Herder en Allemagne, la géographie et la cartographie modernes prennent leur envol grâce aux travaux de Ritter. À partir de Ritter et de ses premières cartes de grande précision, la géographie politique devient une science en pleine expansion : Ratzel poursuit les travaux de son maître en Allemagne et énonce les premiers rudiments de la géopolitique proprement dite (avec composante subjective, reprise très vite par l'Amiral Tirpitz) ; en Angleterre, le géographe écossais Mackinder rénove de fond en comble les facultés de géographie dans son pays et prononce un discours à Londres en 1904 qui esquisse les grandes lignes de la géopolitique de l'Empire britannique ; aux États-Unis, l'Amiral Mahan jette les bases de la grande stratégie navale et globale de son pays, toujours appliquée de nos jours. En Suède, Rudolf Kjellen, qui enseignait les sciences politiques à l'Université d'Uppsala, énonce les principes qui doivent guider les puissances continentales. Au Japon, également, les études géopolitiques fleurissent. En France, on retiendra surtout trois noms : Élisée Reclus, Paul Vidal de la Blache et Jean Brunhes. Voilà pour les pionniers.

    Mais dans l'Allemagne vaincue en 1918, un disciple de Mackinder, le Général Karl Ernst Haushofer, spécialiste du Japon et de l'Océan Pacifique, fonde une revue en 1924 qui popularisera les thèses de la géopolitique, n'hésitant jamais à mettre en exergue les composantes les plus subjectives des pratiques nationales allemandes, japonaises, russes ou italiennes. D'autres géopoliticiens, comme Dix, Kornhölz et Henning resteront plus modérés dans leurs affirmations politiques. Mais c'est le nom de Haushofer qui est resté dans les mémoires, parce qu'il a eu des relations étroites avec Rudolf Hess. Cela lui a été beaucoup reproché mais l'ostracisme qui l'a frappé injustement (son épouse, issue d'une très vieille famille israëlite, a été inquiétée à plusieurs reprises et son fils Albrecht a été exécuté à Berlin par la Gestapo en 1945) a cessé depuis quelques années : le programme de stratégie, enseigné dans les grandes écoles militaires et navales américaines, lui réserve un chapitre très intéressant ; à Paris, le prof. Jean Klein a réédité chez Fayard quelques-uns de ses textes les plus intéressants, les mettant dans une perspective de gauche (anti-impérialiste) ; en Allemagne, les archives fédérales ont ressorti de très intéressants documents le concernant, sous la houlette du prof. Jacobsen. Au Japon, il n'a jamais cessé d'être commenté.

    Ceci dit, toutes les puissances ont mis en pratique une géopolitique, y compris celles qui étaient trop modestes pour la traduire dans les faits. Depuis la fin de la guerre, où pendant une ou deux décennies, le terme « géopolitique » a été plus ou moins tabou, les écoles de stratégies l'ont remis à l'avant-plan, sans plus aucune restriction mentale : dans l'ex-URSS, l'Amiral Gortchkov, rénovateur de la flotte soviétique et impulseur de l'arme sous-marine, s'est avéré un excellent élève de Mahan, de Mackinder, de Ratzel, de Haushofer et des marins allemands de 1939-45 (not. Carls) ; aux États-Unis, la politique visant à contenir l'URSS est directement héritée de Mackinder, père de l'idée de « cordon sanitaire ». Le prof. Colin S. Gray est celui qui, à partir de 1975, remet la science géopolitique à l'honneur dans les universités et les écoles militaires américaines. En France, les Amiraux Castex et Célérier forgent sous De Gaulle une géopolitique et une géostratégie françaises. À l'Université, le prof. Hervé Coutau-Bégarie s'est fait remarqué par une production abondante de textes géopolitiques de grande qualité.

    Comme on peut le constater, la géopolitique n'a jamais cessé d'être une préoccupation majeure dans les hautes sphères diplomatiques, militaires et universitaires. Malgré le discrédit jeté sur les travaux de Haushofer par quelques idéologues fumeux, quelques moralistes simplets et de terribles simplificateurs, la géopolitique a une longue histoire et reste très vivante.

    • 5) La géopolitique fut-elle surtout une discipline allemande ?

    Non. Pas du tout. La cartographie et la géographie physique, au départ, ont reçu des impulsions innovantes de Ritter, savant allemand de l'époque romantique, formé à l'école de pédagogie du célèbre Pestalozzi. Mais la géopolitique proprement dite est née du cerveau de Mackinder. Ce dernier constatait quels avaient été les progrès de la géographie allemande et les conséquences pratiques qui en découlaient (bonnes cartes militaires, bonne connaissance des grandes routes commerciales, excellente diplomatie économique). L'Angleterre, disait Mackinder, devait imiter cet exemple, systématiser la géographie et mettre ce savoir pratique au service de l'Empire. La consolidation de l'Empire, avec l'occupation des points d'appui, des îles stratégiques importantes, des postes de relais, des cols et des massifs montagneux surplombant les plaines non inféodées à l'Empire ou occupées par un ennemi de la Couronne, est due au génie pratique de Mackinder.

    L'organisation militaire et stratégique de l'Empire britannique, l'utilisation optimale de ce savoir à des fins impériales, restent des modèles du genre. Haushofer, plus tard, a été très conscients des lacunes allemandes en matières géopolitiques. Les Allemands ont parlé de géopolitique, écrit des traités de géopolitique, mais sont resté en deçà des Britanniques pour ce qui concerne la mise en pratique de ce savoir. Rappelons que Mackinder a forgé la notion de « cœur du monde » ou de « terre du milieu », c'est-à-dire le centre de la grande masse continentale eurasienne, qui, par son immensité et son éloignement de la mer, est inaccessible aux flottes des puissances navales anglaises et américaines. Mais les puissances maritimes n'ont pas la force ni le matériel humain nécessaire pour occuper physiquement cette « terre du milieu ». Il faut donc la « contenir » en organisant des systèmes de défense à sa périphérie. Telle est la grande stratégie de l'OTAN au cours de notre après-guerre. La géopolitique est donc une théorie et une pratique qui est surtout anglo-saxonne.

    • 6) Quels sont les principaux théoriciens de la géopolitique ?

    Je viens de vous les énumérer. Ratzel a affiné la géographie politique, étayant cette science d'arguments d'ordre anthropologique et ethnologique. Ratzel, par ex., étudiait les agricultures du globe, les modes de vie qu'elles généraient, et tirait de remarquables conclusions quant à l'aménagement du territoire. Mackinder a surtout énoncé la théorie de la « terre du milieu » dont je viens de parler. Il a créé un remarquable réseau d'enseignement universitaire et post-universitaire (réservé aux enseignants et aux militaires) pour la géographie, auparavant négligée dans le monde académique britannique. Haushofer a vulgarisé et popularisé les thèses de Mackinder, mais dans une optique très allemande et continentale, résolument hostile aux puissances anglo-saxonnes et favorable au Japon. Spykman a élaboré les grandes lignes de la stratégie globale américaine au cours de la Seconde Guerre mondiale. Disciple de Mackinder, Spykman sera également à la base de la pratique géostratégique du containment.

    Kjellen, qui se situe chronologiquement entre Mackinder et Haushofer, a brillament commenté et étudié les lignes de force des pratiques géopolitiques de chacune des grandes puissances engagées dans la Première Guerre mondiale. Ces commentaires étaient certes circonstanciels ; il n'en demeure pas moins vrai que leur pertinence garde toujours une validité aujourd'hui, à plus forte raison quand le canon tonne à nouveau dans les Balkans et que la zone austro-hongroise se reforme de manière informelle. Relire Kjellen à la lumière des événements de l'ex-Yougoslavie serait, pour nos diplomates, du plus grand intérêt.

    • 7) La géopolitique a-t-elle été mise en pratique ?

    Je viens de citer la politique du containment, celle de l'OTAN, de l'OTASE et du CENTO au cours de notre après-guerre, l'organisation du « cordon sanitaire » à la suite du Traité de Versailles (1919), etc. Plus près de nous, la Guerre du Golfe, menée pour restaurer intégralement la souveraineté koweitienne, procède d'une vieille stratégie anglo-saxonne, déjà appliquée dans la région. En effet, c'est un retour de la « question d'Orient », qui avait secoué les passions au début de notre siècle. La Turquie ottomane avait accès au Golfe Persique et à l'Océan Indien. Les Britanniques usent de leur influence pour que l'on accorde l'indépendance aux cheikhs de la côte, en conflit avec leurs maîtres ottomans. L'Angleterre se fait la protectrice de ce nouveau micro-État. De cette façon, elle peut barrer la route de l'Océan Indien aux Ottomans.

    Quand Français, Suisses, Belges et Allemands se concertent pour créer un chemin de fer Berlin-Istanbul-Bagdad-Golfe Persique, les Britanniques s'interposent : l'hinterland arabe ou ottoman ne peut pas contrôler la côte koweitienne du Golfe, a fortiori s'il est appuyé par une ou plusieurs puissances européennes. Les Américains ont pratiqué, toutes proportions gardées et en d'autres circonstances, la même politique en 1990-91. Le conseiller du Président algérien Chadli, Mohammed Sahnoun, fin analyste de la politique internationale et bon géopoliticien, a écrit, notamment dans un numéro spécial du Soir et de Libération consacré au « nouveau désordre mondial » que si les Américains se désengageaient en Europe et en Allemagne, ils allaient jeter tout leur dévolu sur la région du Golfe (Émirats, Arabie Saoudite et Koweït), de façon à ce que ni l'Europe ni le Machrek arabe n'aient de débouchés directs sur l'Océan Indien. c'est une belle leçon de continuité géopolitique que les Américains nous ont donnée.

    Examinons l'histoire de l'ex-Yougoslavie. En 1919, à Versailles, les puissances victorieuses créent l'État yougoslave de façon à ce qu'Allemands, Autrichiens, Hongrois et Russes n'aient plus d'accès à la Méditerranée. Ils rééditent de la sorte la tentative napoléonienne de créer des « départements illyriens », directement administrés depuis Paris, pour couper Vienne de l'Adriatique. En proclamant leur indépendance, Croates et Slovènes veulent rendre cette politique caduque. Et en faisant reconnaître leur indépendance par Vienne, Rome, Bruxelles et Berlin, en proclamant leur volonté de s'intégrer à la dynamique européenne en marche, ils donnent un accès à la Méditerranée à l'Autriche, à la Hongrie et à l'Allemagne réunifiée. Couplée à l'ouverture prochaine du canal de grand gabarit Rhin-Main-Danube, cette dynamique à l'œuvre montre que les énergies européennes sont en train de s'auto-centrer et que les logiques atlantiques, qui ont prévalu dans notre après-guerre, vont perdre de leur vigueur. Les conséquences géopolitiques et géostratégiques de cet « euro-centrage » et de cette lente « dés-atlantisation » sont d'ores et déjà visibles : chute de l'Angleterre et de la livre sterling, guerre sur le cours du Danube à hauteur d'Osijek (là où se trouvent nos casques bleus), velléités indépendantistes en Italie du Nord, revitalisation de l'industrie lourde autrichienne, mort lente de l'Ouest et du Sud-Ouest de la France, etc.

    • 8) On reparle beaucoup de géopolitique ; ceci est-il à mettre en rapport avec l'évolution actuelle de l'Europe de l'Est ?

    Évidemment. Si l'Europe n'est plus coupée en deux, elle se ressoude et centre ses énergies sur elle-même. L'Europe de l'Est n'est plus l'Europe de l'Est mais l'Europe centrale. Et la CEI, voire la seule République russe de Boris Eltsine, est l'Europe de l'Est. Les relations récentes entre la Turquie et les républiques islamiques turcophones ex-soviétiques sont le signe qu'une géopolitique nouvelle est en train de se dessiner en Asie Centrale.

    • 9) Y a-t-il un avenir pour la géopolitique ?

    Plus que jamais. Les instituts de réflexion géopolitique sortent du sol depuis peu comme des champignons ! En France, les travaux d'un prof. Michel Foucher (auteur de Fronts et frontières chez Fayard) font désormais autorité : son institut, basé à Lyon, dessine la plupart des cartes prospectives que vous découvrez dans la grande presse ou dans les revues spécialisées (L'Expansion par ex.). Ouvrez l'œil et vous verrez que ces cartes font partie du décor quotidien dans la galaxie Gutenberg. Citons encore Gérard Chaliand, à qui nous devons un magnifique Atlas stratégique (chez Fayard), devenu lecture obligatoire pour tous nos étudiants en sciences politiques. N'omettons pas non plus la belle revue, significativement intitulée Géopolitique et éditée par Marie-France Garaud, candidate malchanceuse aux élections présidentielles françaises de 1981. En France toujours, l'IFRI (Institut Français des Relations Internationales) se préoccupe beaucoup de géopolitique, de même que son homologue britannique, le célèbre RIIA (Royal Institute of International Affairs), où sévissaient déjà Mackinder et le célèbre historien Toynbee. En Russie, le débat est ouvert : l'idée de « terre du milieu », la volonté de donner cohérence à celle-ci, les souvenirs des théoriciens de l'espace sibérien et du ministre du Tsar Witte reviennent à la surface. On peut véritablement parler d'un retour en force.

    • 10) La géopolitique nous enseigne-t-elle quelque chose sur le devenir de l'Europe du Nord-Ouest, ainsi que sur celui de la Wallonie ?

    Bien sûr. Mais rien n'a été systématisé. Espérons toutefois qu'on y remédiera vite. Quelques idées : l'espace du Nord-Ouest, le nôtre, est déterminé par les trois fleuves (Escaut, Meuse, Rhin) qui nous conduisent vers le centre de l'Europe. L'ouverture du canal Rhin-Main-Danube doit nous obliger à repenser l'histoire de ces trois fleuves. Nous sommes la zone portuaire de l'hinterland rhénan et suisse. Nous sommes un nœud autoroutier. Nos Ardennes sont un tremplin vers une Lorraine ruinée par le centralisme parisien. Vers une Alsace en prise directe avec l'Allemagne et la Suisse (notamment le centre industriel de Bâle). Mais aucune synergie transrégionale n'est possible tant que toutes les scories du jacobinisme statolâtre et centraliste ne seront pas impitoyablement éliminées chez nos voisins du Sud.

    Le devenir de la Wallonie ne pourra être à nouveau expansif que si un gouvernement régional wallon peut dialoguer sur pied d'égalité avec un gouvernement régional lorrain ou alsacien ou « nord-pas-de-calaisien » (traduit de l'hexagonal : Flandre, Artois, Hainaut), exactement comme, sous l'impulsion de Jean-Maurice Dehousse, un gouvernement régional wallon non encore sevré dialogue avec le gouvernement de Rhénanie-Westphalie ou de Rhénanie-Palatinat. L'avenir est au dialogue entre régions, que nous devons faire triompher, au nom d'une idéologie pacifiste dictée par la raison (plus de guerres franco-allemandes, car nous en faisons les frais).

    • 11) Comment s'initier à la géopolitique ? Quelles sont les publications actuellement accessibles ?

    Pour le débutant, je conseille d'abord l'achat d'un bon atlas historique, notamment celui qu'édite Stock. L'atlas historique éclaire sur la mouvance des frontières et sur les enjeux territoriaux des guerres de l'histoire. Ensuite, le Que-sais-je ? des PUF (n°693 ; Charles Zorgbibe, Géopolitique contemporaine). Les ouvrages de Hervé Coutau-Bégarie, également parus aux PUF ou chez d'autres éditeurs (Économica not.), les ouvrages de Michel Foucher (Fayard), l'Atlas stratégique de Gérard Chaliand (Fayard), les entrées consacrées aux figures historiques de la géopolitique dans l'Encyclopédie des Œuvres philosophiques des PUF qui sortira de presse ce mois-ci et que l'on consultera à l'Albertine ou dans les grandes bibliothèques universitaires.

     

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    La géopolitique entre modernité et post-modernité

    à Claire

    Introduction

    ycy02n10.jpgAuteur d'une première Géographie universelle décrivant le monde antique alors sous domination romaine, le Grec Strabon (63 av. JC-25 ap. JC) définissait sa discipline comme étant la “science des princes et des chefs militaires”. De fait, c'est pour le compte de l'impérialisme athénien que son illustre prédécesseur Hérodote d'Halicarnasse (484-424 av. JC), tout aussi bien père de la géographie que de l'histoire, parcourait le bassin méditerranéen. Par la suite, ainsi que l'ont démontré les travaux de Paul Claval et d'Yves Lacoste, la géographie s'est développée en étroite connexion avec les différents pouvoirs, qu'ils soient politiques, militaires ou économiques.

    Ainsi définie, la “géographie fondamentale” (Yves Lacoste) ressemble fort à la géopolitique. Pourtant les réflexions et les pratiques d'ordre géopolitique, tout aussi anciennes que les problématiques pouvoirs-territoires, sont longtemps restées empiriques et confinées aux milieux dirigeants. C'est du XVIe au XXe siècle que cette réflexion sur les rapports entre espace et puissance prend progressivement forme pour devenir une discipline autonome et instituée, avec les travaux de l'Américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914), du Britannique Halford MacKinder (1861-1947) et de l'Allemand Karl Haushofer (1869-1946). Aujourd'hui largement vulgarisées, les thèses des “pères fondateurs” sont à l'origine d'un corpus doctrinal longtemps hégémonique. Pour le désigner, nous parlerons indifféremment de géopolitique classique ou encore de géopolitique moderne.

    Ce corpus doctrinal a inspiré la réflexion stratégique des dernières décennies et permet d'analyser de manière cohérente, dans leur dimension spatiale, les rapports de puissance et les conflits du XXe siècle. Ultime étape d'une histoire objectivement européocentrée depuis la Renaissance, la fin du conflit Est-Ouest est aussi la fin d'une période qui a “in-formé” (donné forme [à]) la géopolitique dite moderne. Le déclin démographique des peuples de souche européenne et inversement la forte croissance des populations du Sud, la montée en puissance économique et technologique de l'Asie confucéenne, les turbulences de l'aire arabo-islamique et la renaissance du pantouranisme, phénomènes auxquels il faut ajouter la persistance des écarts de développement et la prolifératlon des armes de destruction massive, ouvrent des temps radicalement autres. Le corpus doctrinal Mahan-MacKinder-Haushofer ne permet pas de déchiffrer ces mondes nouveaux. Née de la Modernité, la géopolitique classique est aujourd'hui bousculée par la “mondialisation”. Une géopolitique post-moderne prend ses marques et d'actifs débats sémantiques ont déjà permis de préciser ses contours.

     

    I. LA GÉOPOLITIQUE CLASSIQUE : LE CORPUS DOCTRINAL MAHAN-MACKINDER-HAUSHOFER

     

    Une géopolitique westphalienne

    Traite_westphalie.jpgLe corpus Mahan-MacKinder-Haushofer est l'expression doctrinale d'un monde d'États. Né au sortir du Moyen-Âge des décombres de l'ordre féodal, l'État moderne est un type d'unité politique délimité par des frontières linéaires (et non des marches ou un limes), au territoire homogène sur le plan linguistique, culturel et juridique (ou tendant vers l'homogénéisation), caractérisé par la centralisation des pouvoirs (1). Cette forme politique a été consacrée par les traités de Westphalie. Signés à Munster, le 8 septembre 1648 (entre la France et l'Empire), et à Osnabruck le 6 août de la même année (entre l'Empire, la Suède et les puissances protestantes), ces traités mettent fin à la Guerre de Trente Ans. Le principe cujus regio ejus religio, précédemment invoqué lors de la paix d'Augsbourg (1555), affirme l'idée d'un État sécularisé ; la Chrétienté en tant qu'espace politique se dissout. Quant aux clauses territoriales et constitutionnelles, elles abaissent l'Empire et fragmentent l'Allemagne en 343 entités quasi souveraines (principautés, villes libres, évêchés). Les traités de Westphalie instituent donc un ordre étatique et territorial, émancipé de toute autorité supra-nationale (Papauté et Empire). Dans les siècles qui suivent, l'État moderne s'impose jusqu'à devenir hégémonique, au cœur du XXe siècle. Le droit des gens en fait le seul acteur légitime des relations internationales (2).

    Aboutissement d'une réflexion systématique sur ce qui fait la richesse et la puissance des nations, réflexion amorcée par le mercantilisme (3), la géopolitique moderne et l'ordre étatique ont partie liée. C'est à la charnière des XIXe et XXe siècles, lorsque les États européens sont à leur apogée — dotés de vastes empires coloniaux, ils contrôlent un espace économique aux dimensions de la planète — que nait la géopolitique en tant que discipline autonome. L' âpreté des luttes entre nations pour le contrôle des marchés extérieurs est telle qu'elle dissipe alors l'utopie ricardienne d'une division internationale du travail harmonieuse. Aussi, un nouveau discours, la géopolitique, prend-il ses marques. Théorisation des rapports de puissance entre États nationaux dans un monde européocentré, la géopolitique classique est une géopolitique westphalienne.

    L'opposition Terre-Mer

    Les Temps Modernes s'ouvrent avec les Grandes Découvertes. Mis en mouvement par le dynamisme politico-religieux des croisades puis, en terre ibérique, de la Reconquista, les Européens du Ponant, Portugais et Espagnols et dans leur sillage, Hollandais, Anglais et Français, cherchent à s'affranchir des routes continentales de la soie et des épices. Née dans les steppes du Sud de l'actuelle Russie, la civilisation européenne s'élance sur les mers du globe et dès lors, la Terre doit être appréhendée comme totalité (4).

    Conscients du rôle central de l'Océan mondial (71% de la superficie du globe) dans le “jeu mondial”, les “pères fondateurs” de la géopolitique moderne ont vu dans l'opposition entre puissances continentales/telluriques et puissances maritimes/thalassocraties le moteur de l'histoire universelle. Avec bien des nuances cependant. Apôtre du Sea Power, A. T. Mahan croit en la victoire inéluctable du maître de la mer. Il joue un rôle non négligeable dans l'abandon des principes isolationnistes et continentalistes des présidents Georges Washington et James Monroe, les États-Unis se préparant, dès la fin du XIXe siècle, à prendre la relève de la thalassocratie britannique (5). À l'inverse, H. MacKinder, et à sa suite K. Haushofer, est un partisan convaincu de la supériorité continentale. Hors de portée des coups du maître de la mer, le Heartland (la Terre centrale, qu'il place en Russie sibérienne) serait en mesure, grâce aux liaisons ferroviaires, de valoriser ses immenses ressources naturelles et, en cas de conflit, pourrait manœuvrer avec rapidité sur ses lignes intérieures. Le “théorème” qui suit résume en quelques mots sa pensée : « Qui contrôle le cœur du monde commande à l'île du monde (L'ensemble Eurasie-Afrique. NdA), qui contrôle l'île du monde commande au monde ». En bon diplomate britannique, il s'efforce pourtant de maintenir divisé le Heartland.

    Appliquée aux deux conflits mondiaux, cette grille de lecture s'est révélée prospective. Remaniée par les soins de Nicholas John Spykman (1893-1943), elle a ensuite été reprise comme modèle d'interprétation de la guerre froide et largement vulgarisée au cours des années 70 (6). Dans sa version continentaliste, la théorie de l'éternel affrontement entre Terre et Mer a profondément imprégné la culture géopolitique des milieux grand-européens.

    La géopolitique comme "science des sciences"

    Plus ou moins explicitement définie par ses initiateurs comme science, et même comme “science des sciences” couronnant l'ensemble des connaissances humaines, la géopolitique classique veut établir les “lois objectives” gouvernant les sociétés humaines dans leurs interactions politiques. Ainsi Friedrich Ratzel (1844-1904) entendait-il fonder une véritable “technologie spatiale du pouvoir d'État” (Michel Korinman) grâce à laquelle la politique tendrait vers “la forme correspondant aux lois de la nature” (7). À sa suite, Karl Haushofer voit en la géopolitique une “science appliquée et opérationnelle” dont l'objectif final serait le “grand registre de la planète” pour “mettre en ordre le monde”. Bien que réputée plus pragmatique, l'école anglo-saxonne de géopolitique n'est pas sans partager le déterminisme et le scientisme de l'école allemande. La philosophie de l'histoire sous-jacente aux travaux d'A. T. Mahan et d'H. MacKinder — fatalité de l'affrontement entre Terre et Mer, victoire inéluctable de l'élément maritime pour le premier, terrestre pour le second, puissance des “causalités géographiques” — en témoigne. Ces traits se retrouvent chez nombre de leurs successeurs, notamment les Américains Ellen Churchill Semple et Ellesworth Huntington et la géographie politique française elle-même, présentée depuis Lucien Febvre comme “possibiliste”, n'est pas immunisée contre le déterminisme (8). Cette volonté de scientificité explique, entre autres facteurs, le primat accordé à la géographie physique — la stabilité des configurations naturelles se prête plus à la formulation de lois, fussent-elles illusoires — et l'intérêt porté aux sciences de la vie dont les méthodes font à l'époque autorité.

    Par son scientisme, la géopolitique classique s'inscrit dans la modernité triomphante du XIXe siècle. Les géopolitologues d'alors partagent avec leurs contemporains, peu ou prou, une conception absolutiste de la science, la croyance en l'existence de lois (géographiques) de l'histoire, et une volonté faustienne de dominer la Nature qu'illustrent les citations précédemment extraites de l'œuvre de K. Haushofer. Lointain aboutissement du projet cartésien de “mathésis universalis”, cette science qui se veut totale entreprend d'arraisonner le monde (9). À l'évidence, la géopolitique classique est frappée du sceau de la modernité. Aujourd'hui, les formes ultimes prises par cette modernité — mondialisation/globalisation des relations politiques, économiques et culturelles internationales — tendent à invalider ses principaux schèmes.

     

    II. LA MONDIALISATION

     

    La formation d'un monde fini (10)

    Sur le plan géographique, la mondialisation doit être définie comme une mise en relation généralisée des différents lieux de la Terre. Elle se traduit par une connaissance quasi-exhaustive de la planète — tout point du globe est soumis à la surveillance des multiples satellites mis en orbite ces dernières décennies — l'appropriation des superficies émergées que recouvre le pavage des États (exception faite du continent antarctique), et un treillage de puissants réseaux de communication supportant des flux massifs et divers, qu'ils soient matériels (matières premières et produits énergétiques, produits alimentaires, biens manufacturés) ou immatériels (informations, sons et images), sans oublier les mouvements de population (11).

    Pendant de longs millénaires, le monde a été constitué de “grains” (sociétés humaines) et d'“agrégats” (ensemble de sociétés humaines regroupées sous la direction d'une autorité unique) ou “empires-mondes” dont les relations, quand elles existaient, étaient trop ténues pour modifier en profondeur les comportements. C'est avec les Grandes Découvertes que l'on passe “des Univers à l'Univers” (12). L'économie-monde européenne s'étend progressivement à l'ensemble de la planète et dès le XVIIIe siècle, une première économie universelle existe. Cependant, ses réseaux sont encore lâches, l'intérieur des continents échappant aux “jeux de l'échange” animés par une succession de villes-centres (Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam), ensuite évincées par les États territoriaux (13).

    Au XIXe siècle, la révolution industrielle et la constitution de vastes empires coloniaux aux mains des Européens imposent l'échelle mondiale. La Terre est une sphère désormais unifiée par la marine à vapeur, le cheval de fer et le câble télégraphique (14). C'est pour faire la théorie de cet espace-temps cosmopolite — réseau serré où s'entremêlent facteurs géographiques (géographie physique), démographiques, économiques, ethno-culturels et religieux — et fonder une science de l'action et du pouvoir adaptée à ce milieu complexe que la géopolitique se constitue en discipline autonome. Il faut pourtant attendre la crise de 1929, dont on connaît la rapide propagation à l'ensemble des économies modernes, pour que l'on prenne véritablement conscience de la généralisation des interdépendances. Alors Paul Valéry peut écrire, dans son avant-propos aux Regards sur le monde actuel (1931) : « Le temps du monde fini commence ».

    De la mondialisation à la globalisation

    containmentLa crise économique des années 30 et ses effets — contraction des échanges internationaux, cascade de dévaluations monétaires, fragmentation de l'espace capitaliste en zones distinctes — puis la Seconde Guerre mondiale ont marqué un coup d'arrêt à la mondialisation. Elle reprend ensuite de plus belle. Les États-Unis définissent un nouvel ordre mondial, économique (les accords monétaires de Bretton Woods, signés en 1944, et les accords commerciaux dit du GATT, signés en 1947, en sont les 2 piliers) et stratégique (doctrine du containment en 1947, Alliance atlantique en 1949, pactomanie des années 50). C'est dans ce cadre que le monde dit libre, structuré de l'extérieur par la menace soviétique, connaît une expansion exceptionnelle (les Trente Glorieuses) et une interdépendance croissante entre les 3 grands pôles capitalistes (États-Unis, Europe de l'Ouest, Japon).

    La Grande dépression déclenchée par le choc pétrolier d'octobre 1973 ne remet pas en cause le processus de mondialisation. Les grands groupes industriels poursuivent leur expansion à l'étranger et le libéralisme doctrinaire de l'ère Reagan-Thatcher renforce la dynamique libre-échangiste (15). Enfin, la “révolution financière” des années 80 (dérèglementation, interconnexion des places financières par la télématique) permet le développement d'un méga-marché financier mondial. Avec l'extension de ce “modèle” de développement au Sud et à l'Est, suite à la désintégration du communisme entre 1989-1991, un nouvel anglicisme vient désigner ce néo-capitalisme planétaire et hégémonique, celui de “globalisation”. Alors même que la mondialisation-globalisation triomphe, ce processus ne fait pourtant plus sens, ses conséquences sociales, culturelles et écologiques invalidant l'idée de progrès dont il était le vecteur. En Occident, tout horizon d'attente a disparu, et l'unification techno-économique du monde débouche non pas sur “l'unité du genre humain” mais sur l'explosion des revendications identitaires. Le vague optimisme historique qui avait succédé, suite au “rapport Khrouchtchev” (1956) dénonçant le stalinisme, aux “lendemains qui chantent” se meurt ; le saint-simonisme de la commission Trilatérale et du Forum de Davos ne fait plus recette (16).

    Mondialisation et géographie

    Le triomphe de la mondialisation a généré la représentation d'un monde réticulé et fluide, à l'image de l'océan financier qui nous submerge. Les énormes masses de capitaux qui circulent 24 heures sur 24 à la vitesse de la lumière sont à même, les attaques récurrentes contre le Système monétaire européen le montrent, de se muer en ouragans planétaires mettant à bas les politiques économique d'États solidement constitués. Arguant de ces faits, d'aucuns en ont déduit “la fin de la géographie” (17). Les frontières étatiques devenues poreuses et les distances effacées par la révolution des communications, l'espace-temps de la globalisation serait devenu un espace-temps technologique, sa maîtrise dépendant des seuls facteurs techniques. La Terre lisse comme une boule de billard, l'inégale distribution des facteurs naturels et culturels sans influence sur la localisation des activités économiques et la circulation des cartes de la puissance, la géographie céderait le pas à une trajectographie. Toute communauté de citoyens étant nécessairement localisée, la fin de la géographie signifierait par voie de conséquence la fin du politique.

    Une étude plus approfondie des réalités économiques et financières montre pourtant le caractère superficiel et réducteur des thèses émises par les tenants de la “géographie-zéro”. La progressive structuration de 3 macro-régions — États-Unis/Amérique du Nord, Europe, Japon/Asie-Pacifique — par le facteur proximité est un phénomène de polarisation géographique. À l'échelle des entreprises, y compris dans l'espace-temps financier, les contraintes territoriales existent. En théorie, rappelle Philippe Moreau-Defarges, « l'opérateur financier n'ayant besoin que d'écrans et de lignes téléphoniques, il serait en mesure de s'installer n'importe où ; en fait, il faut à cet opérateur une imprégnation quotidienne de rumeurs, d'informations, qu'il n'obtient que dans des endroits bien précis (d'abord, les grandes places financières) » (18). Et, doit-on ajouter, la localisation des têtes financières du système-Monde est elle-même liée à la répartition des centres de pouvoir, d'information (agences de presse), d'innovation, sans oublier l'existence de traditions commerciales fortes. Bref, la face de la Terre demeure rugueuse et différenciée, et la mondialisation ne saurait échapper aux rets de la géographie. Mais elle impose une nouvelle grammaire de l'espace. Ainsi Roger Brunet et Olivier Dollfus ont-il dressé une première géographie de la globalisation avec ses espaces centraux, animés par des métropoles ordonnées en mégalopoles que relient de puissants flux circulant aux latitudes tempérées de l'hémisphère Nord (l'anneau de la Terre) ; à proximité, des périphéries dites intégrées, mises en valeur par les centres d'impulsion ; plus loin, des périphéries délaissées qu'enjambent les réseaux de communication les plus modernes ; oubliés des médias, des chaos bornés, zones grises où sévissent narco-trafiquants et guérillas reconverties en “PME de guerre”. On est loin du “village planétaire” décrit par les thuriféraires du capital transnational, le monde est en fait un “archipel-monde” (Michel Foucher), cette forte expression rendant compte tout à la fois de la globalité des flux et interconnexions et de la fragmentation politico-stratégique de la planète (19).

    La mondialisation n'a donc pas banalisé l'espace ; la géographie demeure et partant la géopolitique. Mais une géopolitique recomposée.

     

    III. ACTUALITÉ DE LA GÉOPOLITIQUE

     

    La fin du modèle westphalien

    La géopolitique classique est, on l'a vu, une géopolitique des États. Consacré par les traités de Westphalie, l'État moderne s'est progressivement universalisé ; d'abord en principe, le rayonnement intellectuel de la civilisation européenne permettant à la philosophie politique moderne d'essaimer, puis dans les faits, avec la décolonisation et tout récemment la fin du communisme (démembrement de l'URSS, éclatement de l'ancienne Yougoslavie, divorce à l'amiable des Tchèques et des Slovaques). Avec 186 États membres de l'ONU (auxquels il faut ajouter une quinzaine d'États) — ils étaient 50 en 1945 et 110 en 1961 — nous vivons dans un monde étatiquement plein. Mieux : le principe de territorialité a été étendu à l'élément marin. Autrefois res nullius, la mer est devenue dans l'après-1945 mondiale objet d'appropriation, révolution juridique qu'a entérinée la convention sur le Droit de la Mer conclue à Montego Bay (Jamaïque) le 10 décembre 1982. Entrée en vigueur le 16 novembre 1994, elle donne aux États côtiers la possibilité d'étendre leurs eaux territoriales jusqu'à douze milles nautiques du littoral (environ 22 km), et surtout de se découper des ZEE (zones économiques exclusives) à 188 milles au-delà, c'est-à-dire jusqu'à 370 km des côtes. Les thèses de John Selden, auteur au XVIIe siècle d'un Mare clausum, prennent donc le pas sur les théories libérales exposées par Grotius dans sa Dissertation sur la liberté des mers (20).

    L'ordre étatique semble donc régner et pourtant, le triomphe du modèle westphalien n'est qu'apparent. Animés par des « acteurs exotiques et anomiques » (Lucien Poirier) — firmes transnationales, organisations non-gouvernementales, églises, sectes, mafias et narco-trafiquants, guérillas et groupes terroristes — réseaux et flux transnationaux cisaillent les territoires étatiques. Des formes politiques concurrentes se réveillent ou sont en gestation : Cités-États au cœur de la logistique des affaires, à l'instar de Singapour, et regroupements multi-États susceptibles de donner naissance à de “grands espaces” (21). L'Américain Samuel P. Huntington n'hésite pas à compter au nombre de ces nouvelles puissances politiques les civilisations. Certes, celles-ci sont loin d'être des acteurs institués et autonomes, et nombre de conflits mettent aux prises des sous-blocs culturels participant d'une même aire de civilisation. Mais les empires que certains politologues voient se profiler ne sont-ils pas l'expression politique et institutionnelle de patriotismes de civilisation ? Les thèses de S. P. Huntington ont par ailleurs le mérite de souligner le rôle des facteurs ethno-linguistiques et religieux dans les relations internationales. Les populations de l'archipel-monde étant reliées par des sons et des images, l'instance culturelle est devenue un champ majeur de confrontation (22).

    L'État moderne n'est donc plus le seul maître du jeu mondial. N'en déduisons pas trop hâtivement la fin de cette forme politique ; l'histoire est polyphonique et plusieurs types de politie sont appelées à coexister. Par contre, la période d'hégémonie du modèle westphalien est assurément close. Une Realpolitik doctrinaire qui ignorerait ces faits, par nostalgie de l'ordre classique du XIXe siècle européen, manquerait son objet. La complexité et l'hétérogénéité du système-Monde nous rapproche plus du XVe que du XIXe siècle, et il nous faut prêter attention aux géopolitiques “d'en bas”, celles des acteurs infra-étatiques (collectivités locales, firmes, etc.), aux géopolitiques “d'en haut”, celles des regroupements multi-États et des aires de civilisation, aux géopolitiques de l'“antimonde”, celle des trafics en tous genres et de la flibusterie.

    Le triangle Terre-Mer-Air

    Paradigme fondateur de la géopolitique classique, la théorie de l'éternelle opposition entre Terre et Mer appelle un certain nombre de remarques.

    Ce modèle géopolitique n'exprime pas une vérité transhistorique. De la Haute Antiquité aux XVe-XVIe siècles, rappelle Gérard Chaliand, le conflit relevant de la longue durée est celui qui met aux prises nomades d'Asie centrale et sédentaires de l'Ancien Monde. Quant au conflit Chrétienté-Islam, il commence au VIIIe siècle et perdure jusqu'au cœur du XVIIIe siècle, quand le déclin ottoman devient alors irréversible (23). En fait, l'opposition entre Terre et Mer ne devient centrale qu'à partir des Temps modernes, avec quelques entorses par rapport à la théorie. Ainsi voit-on à plusieurs reprises puissances maritimes et continentales alliées contre un perturbateur du rimland, ces territoires qui, de la Norvège à la Corée, ceinturent le heartland, dont N. J. Spykman a montré l'importance : Grande-Bretagne et Russie contre Napoléon Ier puis Guillaume II, puis États-Unis et URSS contre Hitler.

    Il n'y a pas d'issue déterminée à l'affrontement entre Terre et Mer. Certes, suite aux victoires des thalassocraties anglo-saxonnes en 1918 et en 1945, A. T. Mahan semble l'avoir emporté sur H. MacKinder. Sur le plan géo-économique, c'est évident. La primauté des réseaux océaniques est écrasante, ils assurent les 3/4 des échanges internationaux, et les économies se maritimisent. Sur le plan géostratégique, le bilan est plus équilibré. Les flottes de guerre jouissent toujours d'une liberté d'action planétaire — « aujourd'hui, écrit Hervé Coutau-Bégarie, un porte-avions et son groupe peuvent parcourir plus de 1000 km par jour. Lors de la guerre du Golfe, la plupart des hommes et des matériels sont venus directement des États-Unis, en faisant la moitié du tour de la Terre » — et les missiles de croisière embarqués menacent le cœur des continents. À une échelle plus restreinte, précise-t-il , « avec le chemin de fer, complété ensuite par l'automobile, la puissance terrestre devient capable de déplacer ses forces aussi vite que la puissance maritime » (24). De surcroît, dans une mer aux dimensions de la Méditerranée, une flotte moderne doit compter avec les missiles sol-mer. Les thèses unilatéralistes et déterministes trouvent donc rapidement leurs limites et on leur préférera la dialectique de l'Amiral français Raoul Castex : « Un élément ne peut vaincre l'autre que s'il va l'affronter chez lui ». Pour vaincre, la puissance maritime doit débarquer à terre et la puissance continentale se projeter sur mer. Avec l'avènement de l'arme aérienne, forces aéroterrestres puis aéronavales, cette relation dialectique entre Terre et Mer est d'autant plus équilibrée (25).

    Venant s'ajouter à la Terre et à la Mer, l'élément aérien au sens large (espace endo- et exo-atmosphérique) est aujourd'hui déterminant. Dès l'entre-deux-guerres, le Général italien Giulio Douhet, théoricien de l'Air Power, et ses épigones — William Mitchell et Alexandre de Severski aux États-Unis, Hugh Trenchard et Stanley Baldwin en Grande-Bretagne — prennent la mesure de la révolution stratégique amorcée. Plutôt que de s'acharner à défaire les forces militaires adverses, ils préconisent de s'attaquer aux racines mêmes de la puissance en bombardant les centres industriels et démographiques de l'État ennemi. Les conséquences géopolitiques sont majeures : la souveraineté territoriale est démantelée par le haut, et le Heartland lui-même n'est plus invulnérable (26). Après 1945, la révolution balistico-nucléaire et la mise sur orbite de satellites, nouvelle rupture dans l'ordre géopolitique et stratégique, viennent donner tout leur poids à l'élément aérien. « En termes mythiques, écrit Raymond Aron, on est tenté de dire que la terre et l'eau subissent désormais la loi de l'air et du feu » (27). Les trois éléments sont cependant étroitement intégrés. Ainsi la maîtrise des cieux, le Space Power des stratèges américains, permet-elle le contrôle et la mise en valeur de espaces terrestres. L'action diplomatico-stratégique, mais aussi la prospection minière et énergétique et la gestion du système alimentaire mondial passent par l'utilisation du Cosmos. Mais l'exploitation d'un réseau satellitaire est elle-même conditionnée par l'existence d'une chaîne de points d'appui et de “cailloux” océaniques. En retour, les satellites sont largement utilisés pour la navigation maritime et le contrôle des mouvements à la surface des océans. Au duopole Terre-Mer, on substituera donc le triangle géopolitique-géostratégique Terre-Mer-Air.

    De cette mise au point se déduit la nécessité, pour une géopolitique grand-européenne, de ne pas céder au syndrome de Metternich, cet européocentrisme doublé d'un géocentrisme oublieux de l'Océan (28). L'espace mondial unifié par le liaisons océaniques et aériennes, le “milieu” qui nous baigne est un monde océano-spatial. Vérité scientifique depuis Ératosthène de Cyrène (vers 275-195 av. JC), le premier à évaluer de façon exacte la longueur de la circonférence de la Terre, la rotondité de celle-ci est aussi une vérité géopolitique et stratégique. Défions nous donc de toute vision étriquée du monde.

    Pour une géopolitique modeste

    La géopolitique classique se veut scientifique, mais si l'on en croit le Français Yves Lacoste, cette discipline ne saurait prétendre à un tel titre. S'appuyant sur les travaux épistémologique de Michel Foucault, il définit la géopolitique-méthode non pas comme une science mais comme un savoir scientifique combinant, à l'instar de la médecine ou encore de l'agronomie, des outils de connaissance produits par diverses sciences (sciences de la matière, sciences de la vie, sciences sociales), en fonction d'une pratique. Éminemment politique et stratégique, donc pluriel et polémique, ce “savoir-penser-l'espace”, pour y agir efficacement, est profondément empirique. Il n' a pas vocation à énoncer les lois de l'histoire, ni à établir une théorie générale des rapports de puissance. Tout au plus les géopolitologues peuvent-ils, à partir des corrélations et similarités observées, esquisser des théories partielles (29).

    L'“image du monde” élaborée par les sciences du chaos impose également à la géopolitique d'en rabattre sur ses ambitions. L'univers politique et stratégique dans lequel les peuples se meuvent est un système hypercomplexe et chaotique, c'est-à-dire imprédictible. Les entreprises des nombreux et divers acteurs du système-Monde interfèrent dans un espace mondial encombré et clos, leurs effets se composent, et la moindre perturbation est désormais susceptible de se transformer en ouragan planétaire. Le recours à la notion de système — ensemble d'éléments interdépendants — ne doit donc pas induire en erreur. Totalité contradictoire, le système-Monde n'est pas régulé.

    La nouvelle “image du monde” qui se substitue à la “mécanique céleste” de Pierre Simon de Laplace implique une rupture avec l'hybris propre à la modernité. Simple méthode d'analyse multidisciplinaire des rapports de puissance, la géopolitique ne saurait fonder en raison une entreprise de domination planétaire. Quant au projet titanique de soumettre la Nature, on sait aujourd'hui quelles en sont les conséquences écologiques : épuisement des sols, pénurie planifiée d'eau douce, saturation de l'atmosphère. La pression du système-Monde sur le système-Terre est telle que les exigences du milieu naturel, prétendument domestiqué, s'imposent à nouveau (30). Aussi l'antique principe d'auto-limitation, dont Alexandre Soljénitsyne a souligné avec force les vertus (Discours du Lichtenstein, 1993), vaut pour la géopolitique. L'heure est à la géosophie.

    ► Louis Sorel, Nouvelles de Synergies Européennes n°35/36, 1998.

    (Intervention lors de la 4ème Université d'été de Synergies Européennes, Madessimo, 1996)

    ◘ Notes :

    • (1) Le territoire de l'État moderne n'est pas la simple projection géographique d'une communauté politique mais l'un des éléments constitutifs de la dite communauté : « (le principe de territorialité) suppose que le pouvoir politique s'exerce non pas à travers le contrôle direct des hommes et des groupes, mais par la médiation du sol », in : Bertrand Badie, La fin des territoires, Fayard, 1995 , p. 12.
    • (2) Sur l'importance des traités de Westphalie dans la genèse de l'ordre étatique et territorial, cf. Bertrand Badie, op. cit., p. 42-51.
    • (3) Sur les conceptions mercantilistes de la richesse et de la puissance, cf. François Fourquet, Richesse et puissance : Une généalogie de la valeur, La Découverte, 1989.
    • (4) Sur les routes de la soie, cf. François-Bernard et Edith Huygue, Les empires du mirage, Robert Laffont, 1993.
    • (5) A. T. Mahan est le théoricien de la maîtrise de la mer par destruction de la flotte adverse au moyen d'une bataille décisive. Les éditions Berger-Levrault ont publié en 1981 un certain nombre de ses textes, présentés par Pierre Naville (Mahan et la maîtrise des mers). Pour une critique du mahanisme, lire Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, Fayard, 1985.
    • (6) N. J. Spykman a reformulé les schèmes de H. MacKinder en soulignant l'importance du croissant intérieur, cette ceinture d'États amphibies qui court de la Norvège à la Corée, qu'il rebaptise rimland. Il formule un nouveau théorème : « Qui contrôle le rimland contrôle l'Eurasie ». Le centre de puissance planétaire n'est plus le heartland mais le monde atlantique. Cf. Olivier Sevaistre, « Un géant de la politique : Nicholas John Spykman », in Stratégique n°3/1988, Fondation pour les études de défense nationale.
    • (7) Citation de F. Ratzel extraite de Claude Raffestin, Géopolitique et Histoire, Payot, 1995, p. 53. Pour une approche plus pondérée de cet auteur, se reporter à Michel Korinman, Quand l'Allemagne pensait le monde, Fayard, 1990. Lire également André-Louis Sanguin, « En relisant Ratzel », in : Annales géographiques n°555, 1990.
    • (8) Sur E. Churchill Semple et E. Huntington, cf. Pierre-Marie Gallois, Géopolitique : Les voies de la puissance, Plon, 1990.
    • (9) Précisons que ce scientisme coexiste, chez certains auteurs, avec des tendances mystiques. Ainsi Haushofer écrit-il : « Au commencement de l'État, il y avait le sol sur lequel il se trouvait, il y avait le caractère sacré et saint de la Terre ; c'est là-dessus d'abord que l'homme bâtit, développa l'économie et fit surgir la puissance et la civilisation ». Alain Joxe rappelle qu'il distingue ensuite “un deuxième niveau génétique: celui du peuple et de la race ; puis un troisième niveau, celui de la réflexion socio-politique”. Cette stratification renvoie, note A. Joxe, à la tripartition fonctionnelle mise en évidence par Dumézil : « Le sol des géopoliticiens allemands joue le rôle fondamental (et féminin) de la fécondité, de la production et de la richesse ; le peuple met en œuvre le courage guerrier, et le socio-politique appartient au philosophe ; le géopoliticien est le moderne philosophe, dominant par l'esprit le rapport du peuple et du sol » Cf. A Joxe, Le cycle de la dissuasion (1945-1990), La Découverte-FEDN, 1990 p. 58-59.
    • (10) Ce titre reprend celui du premier chapitre de Philippe Moreau Defarges, La mondialisation : Vers la fin des frontières ?, Institut français de relations internationales - Dunod, 1993.
    • (11) Dans L'Empire et les nouveaux barbares, Lattès, 1991, le politologue Jean-Christophe Rufin souligne la réapparition des terrae incognitae depuis un peu plus d'une décennie : ce sont des zones de guérilla où les mouvements armés, déconnectés de la géopolitique mondiale depuis la fin du conflit Est-Ouest, et donc privés de subsides, se sont reconvertis en “PME de guerre” ; les grandes mégapoles du Sud ; les territoires d'États fermés comme l'Arabie Saoudite, le Soudan, la Birmanie ou encore la Chine. Bien sûr, ces lieux ne sont pas inaccessibles mais leur connaissance géographique, en l'absence de statistiques fiables et de cartes réactualisées, régresse. La mondialisation “oublie” donc certains espaces.
    • (12) Cf. Pierre Léon, L'ouverture du Monde, A. Colin, 1977.
    • (13) Cf. Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Champs-Flam., 1985.
    • (14) Sur l'importance des câbles sous-marins dans la géostratégie de la Grande-Bretagne entre 1870 et 1914, cf. Paul Kennedy, Stratégie et diplomatie : 1870-1945, Economica, 1988.
    • (15) La revue Alternatives économiques a publié un hors-série (n°23/l995) sur la mondialisation.
    • (16) Sur l'implosion du sens et la fin des “Lumières”, cf. Zaki Laidi, Un monde privé de sens, Fayard, 1994.
    • (17) Cf. Richard O'Brien, « La fin de la géographie », in : Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy, Denis Retaillé, Le monde : Espaces et systèmes, Fondation nationales des sciences politiques-Dalloz, 1992.
    • (18) Cf. Philippe Moreau Defarges, Introduction à la géopolitique, Points, 1994, p. 182.
    • (19) Sur la géographie de la mondialisation, cf. Roger Brunet (dir.), Géographie universelle, tome I, Hachette/Reclus, 1990. Dans L'Espace Monde, Economica, 1994, Olivier Dollfus propose une synthèse de qualité.
    • (20) Il est à noter que ce sont les États-Unis, puissance thalassocratique attachée au principe de la liberté des mers, qui ont amorcé cette révolution juridique, lorsque Harry S. Truman a proclamé en 1945 leur souveraineté sur les gisements de pétrole “hors rivage” du Golfe du Mexique. Ils ont pourtant refusé d'adhérer à la convention de Montego Bay.
    • (21) Sur la notion de “grand espace”, cf. Carl Schmitt, Du politique, Pardès, 1990. Nous avons résumé sa théorie dans Éléments pour une pensée-monde européenne, Synergies Européennes, 1996.
    • (22) Cf. Samuel P. Huntington, « Le choc des civilisations », in : Commentaire n°66, 1994, p. 238-252. Voir également F. Thual, Les conflits identitaires, Ellipse, 1995.
    • (23) Cf. Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 1990, p. XVIII-XXIII.
    • (24) Cf. Hervé Coutau-Bégarie, « Essai de géopolitique et de géostratégie maritimes », in : Hervé Coutau-Bégarie (dir.), La lutte pour l'empire de la mer, Economica, 1995, p. 38-41.
    • (25) Sur l'œuvre de Raoul Castex, cf. Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, op. cit.
    • (26) Le n°3/1995 de la revue Stratégique, publié par l'Institut de stratégie comparée chez Economica, est consacré à la stratégie aérienne.
    • (27) Cf. Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962 (réédité en 1988), p. 214.
    • (28) Dans sa postface au Terre et Mer de Carl Schmitt (Le Labyrinthe, 1985), intitulée « La thalassopolitique », Julien Freund emploie le terme de “géocentrisme” pour souligner le caractère excessivement tellurique de certaines analyses géopolitiques.
    • (29) Cf. Yves Lacoste, « Les géographes, l'action et le politique » , in : Hérodote n°33-34, 1984.
    • (30) Dans le n°43 de la revue Géopolitique (automne 1993), Paul-Marc Henry se demandait si l'humanité mourrait de faim ou de soif (p. 42-43). Le premier terme de l'alternative n'est pas exclu, la sécheresse (40% des terres émergées) et l'épuisement des sols menaçant la sécurité alimentaire mondiale. Ainsi les chercheurs du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI) en appellent-ils à une croisade agricole (réunion de Lucerne, 9-10 février 1995). Mais la réussite de cette croisade — mal choisi, ce terme laisse à penser qu'il s'agit de persévérer dans la logique productiviste de l'agriculture moderne — est conditionnée par la maîtrise de l'eau. Et la fonte des glaces de l'Arctique, les cyclones, les inondations — tous phénomènes manifestant, au même titre que la désertification, la réalité de déséquilibres climatiques provoqués par le modèle productiviste — ne doivent pas nous abuser. Selon P. M. Henry, « l'humanité entière (…) est entrée dans un cycle de rareté et de cherté concernant l'élément sans lequel la vie disparaîtrait de la surface de la terre ». Les faits sont probants. En apparence l'eau abonde ; l'hydrosphère, soit la quantité totale d'eau, est de 1,4 milliards de km3. Mais l'eau douce ne représente que 2% de ce chiffre, dont les 3/4 à l'état solide : inlandsis, icebergs, glaciers. En définitive, seules les eaux continentales, superficielles et souterraines, sont aisément accessibles. Et elles sont inégalement réparties : 1/5ème des terres émergées ne dispose d'aucune ressource fluviale propre et dépend de nappes phréatiques et de fleuves allogènes. Les ressources en eau sont donc limitées mais les besoins des sociétés humaines ne cessent de croître. Ils devraient tripler dans le quart de siècle à venir, ceci s'expliquant par la croissance démographique du Sud, le développement des “pays émergents” et la diffusion du mode de vie occidental. En conséquence, l'eau est une ressource stratégique, enjeu et moyen de géopolitiques antagonistes. Leur champ d'application délimite des aires hydro-conflictuelles, la plus “chaude” étant le Moyen-Orient. Deux puissance hydrauliques régionales, Israël et la Turquie — la première s'est assurée la maîtrise le Jourdain, les aquifères de Cisjordanie, le lac de Tibériade et ses sources ; la seconde contrôle les sources du Tigre et de l'Euphrate, au grand dam de la Syrie et de l'Irak —, dominent la région. D'autres zone hydro-conflictuelles existent. L'Égypte, le Soudan et l'Éthiopie rivalisent d'intérêt pour le Nil. Aux confins du Sahel, le Sénégal et la Mauritanie s'affrontent autour du fleuve Sénégal. L'Asie des moussons n'est pas épargnée : Inde et Bangladesh s'y disputent le Gange et le Brahmapoutre ; Inde et Pakistan, le bassin de l'Indus. En Amérique du Nord, entre les États-Unis et le Mexique, le partage et l'utilisation des eaux du Rio Grande et de la nappe souterraine transfrontalière ne vont pas sans problème. Enfin, l'Europe compte aussi des zones hydro-conflictuelles. On connaît par exemple le différend entre Hongrois et Slovaques, relatif au Danube. Du moins ces deux pays ont-ils eu la sagesse de s'adresser à la Cour internationale de justice de La Haye. Ressource vitale, l'eau est donc un enjeu universel et des “guerres de l'eau” ne sont pas à exclure. Un autre mode de développement s'impose, faute de quoi le siècle à venir pourrait bien être celui des affrontements géo-planétaires.


     

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    Le bouleversement du monde

    Ancienne conseillère du Premier ministre Michel Rocard (1988-1991), Marisol Touraine a écrit cet ouvrage à pair de cours professés à l’Institut d’Études Politiques de Pans et de séminaires à la Fondation Saint-Simon. Contrairement à ce qu’indique le sous-titre, il ne traite pas de géopolitique — cette discipline porte sur les problématiques pouvoirs-territoires — mais de l’ensemble des relations internationales. Et ce à partir d’un thème central : la dilution du système Est/Ouest intervenue entre 1989 et 1991 ne marque pas simplement la fin de l’ordre de Yalta ; elle est le terme d’une histoire objectivement européo-centrée, celle qu’ont inaugurée les grandes découvertes de la Renaissance. Aujourd’hui le monde change de bases et le déplacement du centre de gravité vers l’Asie/Pacifique, la “réinvention” du capitalisme par des cultures et des sociétés autres qu’occidentales et l’élaboration de modèles identitaires propres aux grandes aires de civilisation frappent de caducité l’universalisme des Lumières. Ceci, Marisol Touraine ne le dit qu’à demi-mot.

    Cet ouvrage est aride et, pour tout dire, n’est pas fait pour être lu d’une traite. Il doit être survolé, quitte à y revenir de manière ponctuelle, sur tel ou tel sujet. Tous les domaines des relations internationales y sont en effet abordés — théories de l’ordre international, stratégie, Nord et Sud, islamisme, démographie, globalisation… — et les informations sont actualisées. Bref, il s’agit là d’un remarquable outil de travail doté d’une bibliographie conséquente, de trois index (noms et lieux cités, notions usitées) et de nombreux tableaux graphiques et cartes dûment répertoriées. Au total, un très utile "point d’entrée" pour l’étude du système mondial.

    • Marisol TOURAINE, Le bouleversement du monde : Géopolitique du XXIe siècle, Seuil, 1995.

    ► Louis Sorel, Nouvelles de Synergies Européennes n°11, 1995.

    Table des matières : ♦ Première partie : Ordres et désordres : 1. Le monde post-stratégique ; 2. Les nationalismes dans l’Europe post-communiste ; 3. La montée des intégrismes. ♦ Deuxième partie : Les nouveaux enjeux du monde : 4. Quel nord, quel sud ? ; 5. L’État en question ; 6. Démocratie ou nouveaux empires ? ; 7. L’Union Européenne. ♦ Troisième partie : 8. Les puissances du ·nouveau monde" ; 9. Crises, guerres et armements après la guerre froide.

     

     

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    pièces-jointes :

    La géopolitique en mutation

     

    17919110.jpgLa géopolitique tente aujourd’hui de devenir une réflexion générale sur les espaces du politique — et non plus seulement sur les espaces de la puissance. Elle se trouve, pour certains, au seuil d’un changement majeur.

    «  Guerres et conflits : la planète sous tension ! », tel est le thème du prochain Festival international de la géographie à Saint-Dié-des-Vosges début octobre 2008, l’un des plus importants rassemblements de la géographie en Europe et dans le monde. Au-delà de ce thème d’actualité, ce sont les analyses géopolitiques du monde qui, partout, s’imposent en force. C’est Courrier international qui en 2007 consacre une série de 5 grands dossiers aux « Essentiels de la géopolitique » (1), ce sont les nouveaux programmes de classes préparatoires économiques qui s’intitulent depuis 2002 « Histoire-géographie-géopolitique ». C’est l’énorme succès de l’émission d’Arte, des DVD et des atlas du Dessous des cartes de Jean-Christophe Victor (le premier Atlas, sorti en 2005, s’est vendu à 300.000 exemplaires). C’est enfin l’omniprésence des questions « géopolitiques » dans les informations télévisées, la presse et les publications récentes : Géopolitique de l’Iran, Géopolitique du Moyen-Orient, Géopolitique de l’empire américain

    La géopolitique se trouve donc aujourd’hui partout, situation d’autant plus étonnante que, après une période de large développement au début du XXe siècle, elle a disparu de 1945 au début des années 1970. L’histoire de la géopolitique peut donc nous aider à comprendre la situation actuelle, à condition de bien voir que c’est la rupture, non la continuité, qui compte ici.

    Prisonnier de la géographie

    Si, comme le dit Pascal Lorot, « la géopolitique est fille de la géographie (2) », il s’agit d’une géographie qui n’a pas grand-chose à voir avec la science sociale actuelle. La géographie de la fin du XIXe siècle est essentiellement «  une science naturelle des genres de vie » : elle s’intéresse aux relations de causalité entre les espaces physiques (nature, territoires, paysages, climats…) et la politique des États. Ceux-ci deviennent la principale structure de l’Europe et s’organisent autour des questions nationales et du nationalisme (3). C’est dans ce cadre que les premiers auteurs importants de la géopolitique publient leurs premiers ouvrages.

    Friedrich Ratzel (1844-1904) et Rudolf Kjellen (1864-1922) sont souvent considérés comme les fondateurs de ces premières formes de géopolitique. Le premier, membre du Parti social-libéral allemand et défenseur du pangermanisme, publie en 1897 la première édition de sa Géographie politique (4). En 1902, il ajoute comme sous titre à la deuxième édition : « Géographie des États, du commerce et de la guerre ». F. Ratzel y propose une analyse des rapports entre les peuples et leurs territoires : « L’État est un organisme non seulement parce qu’il articule la vie du peuple sur l’immuabilité du sol, mais parce que ce lien se renforce par réciprocité au point que l’on ne peut plus les penser l’un sans l’autre (…). Les caractères les plus importants de cet État sont la taille, la situation et les frontières ; viennent ensuite le type et la forme du sol avec sa végétation, son irrigation et enfin les relations qu’il entretient avec le reste de la surface terrestre et particulièrement les mers attenantes et les terres inhabitées ».

    R. Kjellen forge le mot « géopolitique » en 1916. Enseignant à Uppsala et à Göteborg (Suède), il se situe explicitement dans la lignée de F. Ratzel dont il se veut le disciple. Son analyse géopolitique est elle aussi centrée sur l’État et vise à s’interroger sur la préservation et l’agrandissement de son espace par l’outil privilégié que sont la puissance militaire et la guerre. Ces deux auteurs proposent une vision très déterministe et darwinienne de la politique des États. Prisonniers de la géographie, ils sont condamnés à la guerre pour survivre. La géopolitique est ici synonyme de fatalité géographique.

    Le brouillard de la guerre

    Ces visions débouchent pendant l’entre-deux-guerres sur toute une série de travaux visant à proposer des lois de la géopolitique. Deux auteurs se distinguent tout particulièrement : le Britannique Halford Mackinder (1861-1947) et l’Allemand Karl Haushofer (1869-1946). Pour le premier, les comportements géopolitiques découlent de trois cercles planétaires. Au centre, le « heartland » est le pivot central du monde. Comprenons bien : c’est la forme même des continents qui fait que cet espace existe, il n’est pas lié aux structures sociales des États. Ce pivot est occupé par la Russie, puis par l’URSS. Autour de ce pivot, l’anneau intérieur (« inner or marginal crescent ») comprend l’Europe occidentale et l’Asie du Sud et du Sud-Est. Enfin, dernier cercle géopolitique, l’anneau insulaire (« outer or insular crescent ») englobe les Amériques, l’Afrique subsaharienne et l’Asie insulaire jusqu’à l’Australie. En fonction de sa position dans l’un de ces cercles, les États ne peuvent qu’adopter tel ou tel comportement de puissance pour pouvoir survivre et se développer. Les États-Unis et le Royaume-Uni doivent être des puissances maritimes, l’URSS ou la Chine doivent être des puissances continentales.

    K. Haushofer se situe dans ce même projet intellectuel : déterminer les lois des espaces et de la puissance, proposer les comportements optimums des États. Il théorise donc les aires d’influence, à la fois naturelles et idéales de l’Allemagne (l’ensemble de l’Europe, de l’Afrique et du Proche-Orient), des États-Unis (l’ensemble du continent américain), de la Russie (la Sibérie, l’Asie centrale et l’Inde) et du Japon (des Sakhalines à l’Australie en passant par la Chine).

    K. Haushofer fut-il lié à l’émergence des doctrines nazies de « l’espace vital » ? La question est encore discutée. Mais, c’est à cette collusion entre géopolitique et programme nazi que l’on va faire porter le chapeau de la disparition de la discipline pendant trente ans… alors que la cause réelle est à chercher dans la faiblesse épistémologique du projet intellectuel. La géopolitique apparaît comme perdue dans ce que l’on appelle « the fog of war ». Le « brouillard de la guerre » brouille les repères et empêche toute sortie du conflit : la géopolitique est incapable de sortir des impasses conceptuelles de son projet intellectuel.

    Une nouvelle géopolitique ?

    1970. En parodiant une formule célèbre de Jacques Lévy sur la géographie (5), on pourrait dire que « la géopolitique n’est pas de retour, c’est une autre discipline qui émerge ». Aussi bien en France avec Yves Lacoste, Béatrice Giblin, l’IFG (Institut français de géopolitique) et la revue Hérodote, qu’au Royaume-Uni avec Peter Taylor, et aux États-Unis avec John Baylis et Steve Smith (6)…, la géopolitique propose désormais des analyses sociales sur l’exercice de la puissance westphalienne ou des rapports de force d’acteurs non étatiques. L’objectif ne consiste plus du tout en une simplification du monde, mais au contraire à l’arracher aux récits simplificateurs : l’espace des conflits n’est pas celui de la guerre nucléaire englobante dans laquelle les lieux ont disparu, mais bien plus celui des représentations intellectuelles de la puissance (hardpower/softpower) et de l’appropriation des territoires (7).

    La guerre du Vietnam est un jalon essentiel dans cette redécouverte des lieux : car si les processus de puissance sont planétaires (la guerre froide ou le projet impérial de l’administration de George W. Bush), les lieux de l’affrontement ne sont pas de simples espaces neutres. Comme le dit Bertrand Badie (8), les sociétés sont entrées dans l’arène internationale et la géopolitique a désormais des choses à dire sur le fait que les chars ne servent à rien contre la frustration et la misère (comme en Irak), et qu’un avion aussi sophistiqué soit-il ne peut pas grand-chose contre les idéologies du terrorisme (comme en Afghanistan).

    Au-delà de ce renouvellement, deux débats identitaires traversent la géopolitique depuis les années 1980. Celui de la « géopolitique interne » tout d’abord. Selon elle, tous les acteurs de la vie d’un pays (administrations, entreprises, individus, etc.) peuvent entrer en compétition les uns avec les autres dans la construction des espaces. Lorsque l’on décide de construire la ligne TGV-Est en France, le tracé de la ligne est l’objet d’importants rapports de force entre l’État, les régions, les viticulteurs de Champagne, les villes, les ménages dont les maisons se trouvent sur le tracé… Il y a donc ici, la possibilité de faire une « géopolitique de l’aménagement du territoire » pour reprendre le titre de l’ouvrage récent de Philippe Subra (9).

    De façon plus radicale, pour des auteurs comme J. Lévy, P. Taylor ou David Held, la géographie du politique n’est pas la géopolitique (entretien p. 52). La puissance militaire ne fonctionnant plus dans le monde posthobbesien actuel — un monde où l’espace ne peut plus être contrôlé par la guerre —, il s’agit de réfléchir aux nouvelles formes prises par le politique et ses espaces dans la mondialisation. Les processus de la société-monde — la création d’un espace social et politique mondial dans certains domaines comme, par ex., celui des risques environnementaux — ne sont pas selon eux analysables par une géopolitique même renouvelée. Il faudrait donc, toujours selon ces auteurs, différencier clairement entre une géopolitique qui continue à renvoyer aux rapports de force westphaliens — entre les États — et une géographie du politique capable de tenir compte de phénomènes politiques nouveaux (Union européenne, protocole de Kyôto, Cour pénale internationale, opposition de l’Onu aux États-Unis…).

    ► René-Eric Dagorn, Sciences Humaines n°192, avril 2008.

    • Notes :

    (1) « Les essentiels de la géopolitique », Courrier international, n° 871 à n° 875, juil.-août 2007.
    (2) P. Lorot, Histoire de la géopolitique, Économica, 1995. Voir également A. Defay, La Géopolitique, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005, et P. Moreau-Defarge, Introduction à la géopolitique, 2e éd., Seuil, coll. « Points essais », 2005.
    (3) Voir E. Hobsbawm, Nations et nationalisme en Europe depuis 1780, Gallimard, 1992, et Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales : Europe, XVIIIe-XXe siècle, Seuil, 1999.
    (4) F. Ratzel, La Géographie politique : Les concepts fondamentaux, 1897, rééd. Fayard, 1987.
    (5) J. Lévy, « Une géographie vient au monde », Le Débat n° 92, nov.-déc. 1996.
    (6) Y. Lacoste (dir.), Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1995, Peter Taylor, Political Geography : World-economy, nation-State and locality, Longman, 1985, et John Baylis et Steve Smith (dir.), The Globalization of World Politics, Oxford Univ. Press, 1997.
    (7) Voir F. Chauprade, Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire, 3e éd., Ellipses, 2007, et S. Rosière, Géographie politique et géopolitique : Une grammaire de l’espace politique, 2e éd., Ellipses, 2007.
    (8) B. Badie, Le Diplomate et l’Intrus : L’entrée des sociétés dans l’arène internationale, Fayard, 2008.
    (9) P. Subra, Géopolitique de l’aménagement du territoire, A. Colin, 2007.

     

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    CRITIQUE DE LA GÉOPOLITIQUE

     

    vermge10.jpgLa géopolitique est une science controversée. Même s’il est trop tôt pour parler d’une renaissance durable, même si l’institutionnalisation universitaire se fait toujours attendre (en dehors de quelques chaires ou centres de recherches isolés), nous sommes en présence d’un véritable mouvement de fond.

    L’incertitude épistémologique et théorique demeure. On ne sait pas très bien ce qu’est la géopolitique. En tout cas, ses multiples définitions sont, soit vagues ou équivoques, soit contradictoires. Au-delà cette incertitude, reste le besoin, confusément ressenti, d’une explication globale. Le progrès des sciences sociales a pour contrepartie inévitable leur spécialisation, leur atomisation : chaque spécialiste en sait de plus en plus, mais sur un domaine de plus en plus restreint. La géopolitique peut être comprise comme une tentative de suggérer des grands cadres d’explication qui, à défaut d’être d’une grande solidité théorique, ont le mérite de rendre intelligible la masse des phénomènes contemporains et de définir des orientations, positives ou négatives. Elle reprend, en somme, le programme qui fut celui de la sociologie à ses débuts. Aucune objection ne pourra jamais prévaloir contre cette volonté d’ordre et de compréhension globale des phénomènes sociaux.

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    Le XIXe siècle a été celui du scientisme : la science triomphante prétendait pouvoir tout expliquer. On a alors vu proliférer des systèmes d’explication tous aussi dogmatiques et déterministes les uns que les autres. Parmi ces déterminismes, trois ont connu, au XXe siècle, une fortune particulière : le déterminisme racial, théorisé par des auteurs comme Vacher de Lapouge, Chamberlain … et repris à son compte par le national-socialisme allemand ; le déterminisme économique, porté à son point de perfection par Marx et ses innombrables successeurs ; le déterminisme physique ou environnemental, théorisé par de multiples penseurs réunis sous l’appellation globale de géopolitique.

    A priori, ces différents déterminismes sont exclusifs l’un de l’autre, puisque chacun prétend détenir la clef du comportement des acteurs internationaux. Dans la pratique, ils ont souvent trouvé des accommodements. Le déterminisme racial s’est ainsi combiné avec le déterminisme physique, sinon dans les travaux de Haushofer, du moins dans la vulgate que le régime nazi en a tirée : le peuple les plus doué par la nature a vocation à occuper tout l’espace désigné par la géographie. Les passerelles entre le déterminisme économique et le déterminisme physique sont plus difficiles à établir. À première vue, les deux systèmes d’explication semblent incompatibles et ils ont eu tendance à se définir comme ennemis : la géopolitique allemande a été une réaction contre le danger bolchevique et la géopolitique a été officiellement condamnée dans la Russie soviétique, pour des raisons à la fois théoriques (le rejet de tout déterminisme autre qu’économique) et historiques (la confrontation entre les deux totalitarismes communiste et national-socialiste).

    Néanmoins, il est possible de déceler une matrice de raisonnement semblable : sans nier la multiplicité des facteurs intervenant dans la vie sociale, tant le marxisme que la géopolitique prétendent placer au cœur de l’analyse un facteur déterminant. Et de la même manière qu’il y a un marxisme primaire, dogmatique, et un marxisme “évolué”, qui ne fait plus intervenir le déterminisme économique qu'« en dernière instance », la géopolitique se décline sur une gamme extrêmement diversifiée, qui va de l’explication par les strictes données géographiques à la prise en compte de toutes les données de l’environnement physique ou humain. D’ailleurs, quelques auteurs marxistes célèbres se sont dangereusement approchés des eaux troubles de la géopolitique, il suffit de songer aux thèses célèbres de Karl Wittfogel sur le despotisme hydraulique (1).

    Cette vision sera jugée simpliste par les géopoliticiens contemporains, qui s’efforcent de promouvoir une géopolitique complexe, éloignée de tout déterminisme, s’attachant à rendre compte de la globalité d’un système. Cette tendance a notamment été illustrée en France, de manière différente, par Yves Lacoste et l’école d’Herodote, qui a ressuscité la discipline après une longue éclipse, et par François Thual dont l’œuvre abondante sur les constructions identitaires et le désir de territoire a suscité un écho certain. Mais on se heurte alors à l’objection centrale qui était déjà celle que Fernand Braudel adressait à la géographie : « S’il n'y a plus de déterminisme, il n'y a plus de géographie » (2). Propos excessifs, inspirés par le souvenir de disputes corporatistes datant, sinon du déluge, du moins des passes d’armes feutrées entre Lucien Febvre et l’école de géographie humaine de Vidal de la Blache et d’Emmanuel de Martonne (3). Mais il n’est pas abusif de transposer l’objection à la fille naturelle, ou adultérine, de la géographie : s’il n’y a plus de déterminisme, il n’y a plus de géopolitique. En quoi, en effet, se distinguerait-elle de la géographie intelligemment pratiquée ? Et si elle prend en compte la globalité des facteurs, pourquoi faut-il lui donner un intitulé commençant par géo, donc renvoyant à un ordre précis de facteurs ? Autant de questions qui renvoient á l’indétermination du champ et du statut de la géopolitique.

    Une géopolitique mal connue

    Le fondement géographique de la politique et de la stratégie est connu de toute éternité, il était déjà affirmé par Sun Zi au IVe s. avant notre ère et on retrouve le thème tant chez les théoriciens politiques, avec la justification des guerres de conquête, que chez les géographes militaires (4). Mais c’est au XXe siècle que la géopolitique se constitue véritablement : Le Suédois Kjellen lui donne son nom en 1916 et plusieurs géographes lui donnent, par des voies indépendantes, mais à peu près simultanément, ses textes fondateurs : Mackinder (5), avec sa célèbre conférence de 1904 sur le pivot géographique de l’histoire (6) ; Ratzel, avec sa Politische Geographie (7), en attendant les développements de l’entre-deux-guerres qui culmineront en Allemagne avec l’école du général-docteur Karl Haushofer (8), et dans le monde anglo-saxon, avec Mackinder toujours, qui fait le bilan de la Première Guerre mondiale dans Democratic Ideals and Reality (1922), puis esquisse les perspectives de l’après Deuxième Guerre mondiale avec son non moins célèbre article « The round world and the winning of the peace » (1943) (9). Les États-Unis prennent le relais de la Grande-Bretagne déclinante (tant sur un plan pratique que théorique) avec le plus grand des successeurs de Mackinder, Nicholas J. Spykman, professeur à Yale, qui pose le programme d’action globale des États-Unis face à l’axe germano-japonais dans America’s Strategy in World Politics (1942) avant d’esquisser l’équivalent face à l’Union soviétique dans l’ouvrage posthume et inachevé, The Geography of the Peace (1943) (10).

    Suivra ensuite une longue période de discrédit de la géopolitique, tant du fait de sa collusion avec l’expansionnisme hitlérien ou japonais que du surclassement du facteur territorial par le facteur économique durant les Trente Glorieuses. La riche école américaine s’interrompt brutalement à la fin des années 40 (11). En France, le Que sais-je ? du contre-amiral Pierre Célérier, Géopolitique et géostratégie (1955, 3e éd. 1969) va longtemps rester la référence unique. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que s’amorcera un retour de faveur, grâce notamment à l’action de géographes venus de l’extrême-gauche qui laveront ainsi la géopolitique de sa souillure originelle : Peter Taylor et sa revue Political Geography en Grande Bretagne, Yves Lacoste et sa revue Hérodote en France.

    Telles sont les grandes lignes d’un tableau largement accepté, mais sommaire et, pour tout dire, caricatural. En fait, le bilan de la géopolitique n’est pas seulement celui du passif des géopoliticiens, il est d’abord le constat de nos ignorances qui sont immenses, tant d’un point de vue historique qu’épistémologique.

    Pour une histoire de la géopolitique

    Sur un plan historique, les présentations habituelles de la géopolitique tombent dans le travers fréquent qui consiste à réduire un courant de pensée à quelques grands noms qui ont réussi et, plus encore, à réduire des pensées complexes à quelques formules sonores, mais mal comprises et vite transformées en caricatures : le Heartland de Mackinder, les panrégions de Haushofer, le Rimland de Spykman…

    Il n'y a pas lieu de s’en étonner, car le géopolitique se veut opératoire : elle n’est pas une science pure, elle doit déboucher sur des programmes d’action.

    On pourrait lui appliquer la formule de Raymond Aron relative au marxisme : « la doctrine contient une théorie et fonde une propagande ». Bien évidemment, ce sont les aspects simplifiés de la doctrine ou même la caricature de la propagande qui retiennent l’attention. Mackinder n’a-t-il pas donné un encouragement à cette dérive avec sa célèbre formule : « celui qui domine le Heartland contrôle la World Island, celui qui domine la World Island contrôle le monde » ? Formule inepte et viciée dans son énoncé même, avec le glissement pervers entre to rule et to control, mais qui a connu une éclatante fortune. Ratzel n’est-il pas à l’origine des pires excès hitlériens, avec son fameux Lebensraum que l’on traduit généralement par espace vital ? Pourtant, André-Louis Sanguin a bien montré, mais sans beaucoup d’échos, que Ratzel pensait plutôt à un espace de vie sans la connotation raciste et agressive que lui donneront ses successeurs. C’est le devoir de l’historien d’aller au delà des clichés pour rétablir le contexte historique et la diversité d’un courant de pensée. La géopolitique ne fut pas unitaire : le seul affrontement théorique entre l’école anglo-saxonne et l’école allemande suffit à le montrer et même à l’intérieur de ces écoles, on pouvait trouver plus que des nuances (Mackinder vs Fairgrieve et Amery ; Haushofer vs Niedermayer…). Elle ne l’est pas davantage aujourd’hui : la géopolitique française contemporaine offre une palette idéologique complète, d’Aymeric Chauprade à Yves Lacoste, en passant par François Thual et le général Gallois.

    D’où la nécessité de dépasser les figures emblématiques pour retrouver quantité d’auteurs, de revues, d’écoles nationales tombés dans l’oubli ou marginalisés par l’obstacle linguistique. Malgré la surabondance de la littérature sur la géopolitique, on ne dispose d’aucune histoire sérieuse qui permette d’avoir une idée de son développement réel. Le travail de recensement des auteurs et des écoles est à faire entièrement. Il est le préalable indispensable à une “pesée globale” de la géopolitique. On ne peut ici donner que quelques pistes (12).

    La France, traditionnellement réticente à l’égard du déterminisme géographique (elle préfère le possibilisme théorisé par Vidal de La Blache) (13), n’a pas fourni une contribution de première grandeur à la géopolitique. Elle s’est plutôt inscrite en contrepoint de la pensée allemande, avec La France de l’Est de Vidal de La Blache (1917), publié en pleine guerre pour justifier la revendication du retour de l’Alsace-Lorraine, ou avec la Géopolitique (1936) de Jacques Ancel, qui est une réaction face à la montée du péril nazi. Mais elle a aussi fourni quelques essais géopolitiques de valeur, par ex. celui de l’amiral Castex qui, dans le tome V de ses Théories Stratégiques — « la Terre contre la Mer » dans De Gengis Khan à Staline (1935) (14) —, a proposé une vision dialectique de l’affrontement entre puissance maritime et puissance continentale, bien plus riche que l’unilatéralisme anglo-saxon hérité de Seeley (historien britannique aujourd’hui trop oublié) et de Mahan. Mais on trouve aussi de véritables écoles géopolitiques en Italie, autour de la problématique méditerranéenne, du début du XXe siècle jusqu’à l’intéressant petit livre de l’amiral di Giamberardino, Mediterraneo centro strategico del mondo (1942) (15) ; au Japon avec la Chiseigaku, restée à peu près inconnue à cause de la langue alors qu’elle a connu un fort développement dans les années 30 (16) ; en Amérique latine, avec une littérature d’une profusion étourdissante, dominée par quelques auteurs de grande valeur, trop peu connus : le Brésilien Mario Travassos, maréchal de son état, dont le livre Projecao continental do Brasil (1931, 1938) a été directement à l’origine des politiques ultérieures de colonisation de l’Amazonie. Il a ouvert une voie qui a été poursuivie par les généraux Golbery (Geopolitica do Brasil, 1952, 1967) et Meira Mattos (Projeçao mundial do Brasil, 1960) et par le professeur Theresinha de Castro. L’école argentine a été fondée par l’amiral Segundo Storni, avec son livre Intereses Argentinos en el mar (1916) et elle s’est poursuivie, avec des aléas, jusqu’à nos jours, par ex. à travers la revue Estrategia du géneral Guglialmelli (17). Le Chili, lui aussi, a développé sa propre école : le général Augusto Pinochet Ugarte est l’auteur d’un estimable manuel de géopolitique (Geopolitica, 1964), même s’il est connu pour d’autres raisons. Il n’est aucun pays d’Amérique latine qui ait échappé à cet engouement, y compris la Bolivie enclavée qui a développé une production indigène dominée par Alipio Valencia Vega (18). On pourrait multiplier les exemples. Tout cet immense corpus devra être au moins survolé avant de prétendre porter un jugement un tant soit peu argumenté.

    Une géopolitique mal définie

    Mais le travail de recensement des auteurs, d’identification de leurs discours, n’est qu’un aspect du problème. Pas d’histoire sans théorie dit-on souvent. Combien plus encore cette maxime trouve-t-elle à s’appliquer à la géopolitique ! En effet, la question centrale est de savoir de quoi on parle : toute géographie politique est-elle géopolitique ? Ou, à l’inverse, faut-il limiter l’étiquette aux seuls auteurs qui s’en sont réclamés, ce qui réduit singulièrement (et abusivement) le champ d’investigation ? Comme toujours, la vérité se situe probablement dans un juste milieu, mais où situer celui-ci ? La géopolitique n’a pratiquement jamais reçu de consécration universitaire, de sorte qu’elle n’est qu’un rejeton plus ou moins bâtard de la géographie. En tout cas, elle n’est pas une discipline institutionnalisée.

    Serait-elle alors un champ d’investigation ? Il semble difficile de ranger sous sa bannière tous les géographes (ou autres) qui se sont intéressés aux rapports entre l’espace et la puissance, et dont certains ont catégoriquement récusé le concept même de géopolitique.

    Une méthode peut-être ? Saül B. Cohen, l’un des rares géopoliticiens américains des années 60, n'a pas recensé moins de six méthodes géopolitiques (19), confirmant par là la conviction de Haushofer, lequel s'était toujours refusé à écrire un traité de géopolitique : il n'y a pas de la méthode géopolitique en soi (20). La géopolitique fait usage de diverses méthodes qu’utilisent les sciences sociales et notamment la géographie.

    La solution la plus expédiente ne serait-elle point alors de dire que la géopolitique ne fut qu’un moment, peu glorieux, de la géographie qui se serait compromise avec le fascisme ? Mackinder et Spykman n’ont jamais revendiqué l’appellation et ce serait par un abus de langage qu'on les qualifierait de géopoliticiens. Malheureusement, l’obstination d’Yves Lacoste à revendiquer aujourd'hui l’appellation géopolitique (et il n’est pas le seul) suffit à ruiner cette solution trop simple. La géopolitique est toujours là, son retour en force depuis une vingtaine d’années dans de nombreux pays est un fait incontestable et elle a même suscité une discipline sœur (ou filiale) avec la géostratégie qui connaît un certain développement aux États-Unis, avec, entre autres, Colin Gray (maintenant installé en Grande-Bretagne) (21), Zbigniew Brzezinski (qui s'inscrit beaucoup plus, tant par son approche globale que par son dogmatisme, dans la tradition géopolitique que dans celle de la géostratégie dont il se réclame) (22).

    Au passage, on notera que si le développement de la géostratégie est récent depuis son lancement par le géographe américain John B. Cressey en 1944, celui-ci a repris sans le savoir une concept qui préexistait à celui de géopolitique : le mot de géostratégie a, en effet, été forgé par un auteur italien, le général Giacomo Durando (23), dès 1846 et il a survécu, modestement, sur le pourtour méditerranéen : ou le retrouve en espagnol dans les années 1890 chez le colonel Castaňos y Montijanos, puis en 1932 en portugais chez un géographe militaire de première ordre, le colonel Miranda Cabral. Le constat est identique pour la géoéconomie, récemment mise à la mode par Edward Luttwak aux États-Unis, Pascal Lorot (24) en France ; tout le monde ignore qu’ils ne font que reprendre un concept forgé dès 1930 par un auteur grec, Konstantin Sfyris (Geoikonomia tai ikonomia). Simples exemples du travail qui reste à faire pour établir les généalogies intellectuelles, préalable indispensable à toute définition compréhensive, comme dirait Max Weber.

    Autant dire que toute tentative de définition de la géopolitique serait, pour l’instant, prématurée. Le mot se rapproche davantage des pré-notions chères à la sociologie durkheimienne que des concepts hérités de la philosophie, enfermés dans un entrelacs rigoureux de définitions, de relations et de dérivés.

    Science globale ou science partielle ?

    L’inventeur du mot, le Suédois Rudolf Kjellén, plaidait pour une science totale de l’État organique dont la géopolitique ne devait être qu’une composante. À côté de la géopolitique, il envisageait une science sur la composante démographique : la démopolitique, une science centrée sur la structure sociale : la sociopolitique, une science centrée sur les structures économiques : l’écopolitique, et enfin une science politique au sens strict, qu’il avait d’abord curieusement appelée politique de régiment et que ses successeurs ont plus élégamment rebaptisée kratopolitique (25). La géopolitique n'était donc qu’un élément d’une science beaucoup plus vaste.

    Pourquoi donc la partie s’est-elle substituée au tout ? C’est l'un des grands problèmes de l’histoire des idées contemporaines et l'on ne peut encore, en l’absence de biographies et de monographies nationales ou catégorielles en nombre suffisant, que hasarder des hypothèses bien incertaines. Le projet d’une science totale de l’État était bien trop ambitieux, surtout lorsque Kjellén écrivait, et il n’avait aucune chance d’aboutir. Par la suite, lorsque les progrès de l’épistémologie et de la recherche auraient pu le rendre plus crédible, la conception organiciste qui le sous-tendait était passée de mode et l’État n’était plus nécessairement le pivot de l’analyse globale : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, priorité était plutôt donnée aux facteurs économiques dorénavant perçus comme centraux, l’interrogation des sociologues portait plutôt sur l’éventuel déclin des idéologies (question posée par Edward Shils dès 1956) (26) et, plus généralement, de la politique. Le problème d’une science totale ne se posait donc plus dans les mêmes termes.

    Géopolitique et géographie

    En laissant de côté la question d’une science globale, on retrouve la question initiale : pourquoi la géopolitique plutôt que la démopolitique ou l’écopolitique ? La réponse semble liée à l’orientation et à l’institutionnalisation de la science géographique au sein du monde universitaire. L’université ne crée pas nécessairement les grands courants de pensée dans le monde contemporain, mais elle leur donne une légitimité scientifique et les ancre dans la longue durée (27).

    La géographie, à la fin du XIXe siècle, était une discipline en plein essor, bien enracinée dans l’Université et les grands fondateurs de la géopolitique (qu’ils aient ou non revendiqué l’appellation) étaient souvent des géographes (Ratzel en Allemagne, Mackinder en Grande-Bretagne, Kjellèn en Suède). Ils ont fourni une contribution majeure parce que leur discipline les préparait, mieux que les autres, à cette compréhension des grands problèmes mondiaux. L’économie, également en plein essor et tout à fait institutionnalisée au sein de l’enseignement supérieur, était plutôt centrée sur l’entreprise (avec l’analyse marginaliste d’Alfred Marshall), donc moins sensible à ce que nous appelons aujourd’hui la théorie macroéconomique. La science historique, alors dominée par l’école positiviste, était surtout soucieuse d’objectivé des sources et répugnait aux synthèses trop englobantes, qu’elle jugeait non scientifiques. Quant à la démographie ou à la science politique, leur institutionnalisation était encore embryonnaire et la deuxième était plutôt tournée vers les problèmes internes aux États. Elle ne s’intéressait guère aux relations internationales, qui resteront sous la coupe des juristes jusqu’aux années 1930-1940 (28).

    Mais cette avance relative de la géographie, si elle a permis l’essor initial de la géopolitique dans les premières décennies du XXe siècle, s’est retournée contre celle-ci lorsqu’elle a prétendu acquérir une légitimité académique. Les géographes n’ont pas accepté de se voir supplantés par des géopoliticiens plus proches du pouvoir politique, mais moins sensibles aux enjeux d’objectivité et d’indépendance de l’analyse. Pour la corporation des géographes universitaires, la géopolitique était une doctrine au service d’une visée politique, plus qu’une théorie susceptible de fonder un champ académique du savoir. Cette résistance corporatiste a été couronnée de succès : la géopolitique n’a jamais acquis de véritable statut académique. Même dans l’Allemagne nazie, Haushofer a obtenu des moyens substantiels, une grande notoriété, mais la corporation des géographes ne s’est pas rangée sous sa bannière. Les chaires de géopolitique ont plutôt été créées, quant il y en a eu (particulièrement en Amérique latine), dans le cadre des écoles de guerre, c’est-à-dire de l’enseignement militaire supérieur.

    Géopolitique et politique

    Cette ambiguïté n’a pas seulement joué contre la géopolitique dans ses relations avec l'université. Trop peu scientifique aux yeux des universitaires, elle l’était encore trop aux yeux du pouvoir politique, qui ne s’en est jamais servi que lorsque cela correspondait à ses propres conceptions. On sait aujourd’hui que Haushofer n’a jamais été l’inspirateur du programme hitlérien et que ses relations avec la hiérarchie nazie ont été pour le moins compliquées : comblé d’honneurs et de subsides d’un côté, il était marginalisé de l’autre, quand sa revendication du Tyrol peuplé de germanophones allait à l’encontre de l’alliance avec l’Italie fasciste ou quand son plaidoyer pour un bloc continental germano-soviétique heurtait l’obsession anti-bolchévique de Hitler (29).

    On retrouve cette ambiguïté dans toutes les écoles de géopolitique. La Chiseigaku (mot japonais pour géopolitique) a théorisé l’idée de sphère de co-prospérité, mais celle-ci avait d’abord été conçue dans les milieux militaires et la Chiseigaku n'est intervenue qu’après coup. En outre, si elle a bien mis en lumière les conséquences diplomatiques et stratégiques de cette politique, rejoignant le point de vue de la marine, elle n’a jamais réussi à les faire admettre par l’armée de terre, qui est restée jusqu’au bout dominante dans l’appareil militaire japonais. Il en a résulté une sous-estimation du risque de guerre et, une fois celle-ci déclenchée, une sous-estimation du théâtre Pacifique (ce que les Occidentaux appellent guerre du Pacifique était pour les Japonais la guerre de la grande Asie) qui s’est révélée fatale (30).

    On ne peut guère citer qu’un seul cas véritablement probant de vision géopolitique ayant fondé une politique suivie : c’est celui de la colonisation de l’Amazonie, directement issue des travaux de l’école du général Travassos et de ses successeurs mais, il faut le souligner, cette école était presque exclusivement militaire et les géographes civils, à quelques exceptions près (le professeur Therezhina de Castro), sont restés très en retrait.

    Cet exemple brésilien est d’autant plus significatif que ses auteurs ont tenté un réel effort théorique, le général Golbery do Couto e Silva a vraiment essayé de définir la géopolitique et la géostratégie (31). Mais ils n’ont guère eu d’écho hors d’Amérique latine et, avec le temps, il est permis de se demander s’ils n’ont pas développé ce que l’on pourrait appeler une stratégie de substitution : faute de disposer des moyens modernes de la puissance (la technique, l’économie), ils se sont rabattus sur le seul facteur dont leur pays disposaient en abondance : l’espace. Ils n’étaient pas les seuls à procéder ainsi. On pourrait citer quantité de géopolitiques « du pauvre » : les théories sur le triangle stratégique portugais à la charnière des mondes européen, atlantique et méditerranéen ou point de liaison entre les espaces nord-atlantique, sud-américain, européen et africain procèdent de la même démarche (32).

    Ici la question devient plus globale et aucun discours géopolitique ne peut y échapper : peut-on fixer la puissance, notion par essence dynamique, sur un centre statique ? C’était déjà la difficulté à laquelle se heurtait Mackinder avec sa zone pivot, son heartland qu’il prétendait fixer, en 1904, dans les marches eurasiatiques, dans les zones de contact entre le monde des nomades et le monde sédentaire. Le problème est qu’il s’agissait d’une zone désertique et glacée, à peu près inhabitable et d’un intérêt stratégique discutable, sauf à appeler à la rescousse le souvenir des invasions mongoles ou timourides. Il en avait d’ailleurs bien conscience et, dans son dernier grand texte, le célèbre article de 1943, il a déplacé le Heartland vers l’ouest, pour le faire coïncider avec les frontières de la Russie soviétique. Ce léger décalage signifiait qu’à la logique géographique de 1904, il substituait une autre logique stratégique, plus mouvante. Le problème s’accentue encore avec ses successeurs, lorsqu’ils prétendent concilier l’analyse géopolitique et l’analyse culturaliste, alors que les deux sont sinon inconciliables, du moins largement opposées. La première prétend définir des constantes alors que la seconde souligne la variabilité des comportements et des situations. La rationalité géopolitique s’avère problématique.

    Il faut incriminer l’héritage du fixisme géographique que reprendra encore Spykman durant la Deuxième Guerre mondiale lorsqu’il esquissera la perspective d’un changement d’alliances pour faire face à un éventuel hégémonisme soviétique après la guerre : « les régimes changent, les dictateurs passent mais les montagnes sont toujours à la même place ». Conception réductrice qui ne tient pas compte du fait que le rapport à l’espace se modifie en fonction des moyens disponibles, comme l’avait déjà pressenti le géographe militaire russe Yazikov dans les années 1830, intuition développée un siècle plus tard par l’amiral Castex.

    Géopolitique et déterminisme

    Cela ne veut pas dire que la géopolitique ne soit qu’une rationalisation de l’esprit de conquête et condamnée au dogmatisme : si les pères fondateurs ont conçu une géopolitique quelque peu olympienne, raisonnant à l’échelle des continents, des océans et finalement du monde, sans beaucoup d’égards pour la complexité du réel, les tendances actuelles se montrent plus sensibles au détail du terrain, aux relations entre territoire et culture, aux différences d’échelle… Surtout, alors que l’on raisonnait auparavant d’abord en vue de l’accroissement de l’espace, la leçon principale du XXe siècle a été qu’il fallait penser en termes d’organisation plutôt que d’extension.

    Tout au plus est-il permis de penser que la géopolitique est, même si Yves Lacoste récuse fortement cette idée, une pensée déterministe. Elle établit une relation privilégiée entre l’espace et la politique. De par son intitulé même, la géopolitique place nécessairement au centre de son analyse le facteur spatial et lui confère une influence privilégiée, certes multiforme, concurrencée ou partiellement annihilée par d’autres facteurs, mais engendrant tout de même, « en dernière instance » si l’on ose dire, sinon des relations mécaniques, au moins des constantes. C’est d’ailleurs le sous-titre du traité d’Aymeric Chauprade, Géopolitique (2001) dans lequel on trouve une allusion aux « lois d’airain de la geopolitique ». Refuser ce lien revient à vider la géopolitique de tout contenu spécifique pour en faire une science globale, à l’instar de Marcel Mauss qui disait : « J’appelle sociologie toute science bien faite ». Les appellations sont ainsi relativisées et réduites à une simple marque que chacun peut choisir à sa guise, solution un peu trop simple.

    La géopolitique aujourd’hui

    La géopolitique est revenue en force aux États-Unis après un effacement complet depuis la fin des années 40. Elle sert, chez Zbigniew Brzezinski, à affirmer le bien-fondé de la suprématie mondiale des États-Unis, ou chez Samuel Huntington, à accréditer l’idée d’un « choc des civilisations », discours aujourd’hui dominant même si la globalisation suscite des thèses antagonistes. En Europe occidentale, parti de France et de Grande-Bretagne, le mouvement a gagné les autres pays européens dans les années 1990 : on trouve une revue Geopolitika en Grèce (33), des travaux de géopolitique variés en Italie (de la revue Limes aux ouvrages du général Carlo Jean) (34). Sur les ruines de la défunte Union soviétique, la Russie cherche une nouvelle voie : l’eurasisme d’Alexandre Douguine lui en suggère une, qui reprend les thèmes géopolitiques les plus traditionnels. Même s’il est trop tôt pour parler d’une renaissance durable, même si l’institutionnalisation universitaire se fait toujours attendre (en dehors de quelques chaires ou centres de recherches isolés), nous sommes en présence d’un véritable mouvement de fond.

    L’appréciation que l’on peut porter sur ledit mouvement varie en fonction des inclinations idéologiques et scientifiques. Certains déploreront le retour des vieux démons ou au moins le retour à des explications monocausales qui ne devraient plus avoir cours, alors que toutes les sciences tentent à démontrer la complexité du réel. D’autres soulignent la mutation de cette nouvelle géopolitique, qui est à l’ancienne ce que l’école des Annales était à l’histoire positiviste. Les paradigmes ont changé, la vision olympienne des grands fondateurs a cédé la place à des approches plus subtiles, moins centrées sur les seuls aspects physiques pour prendre en compte la globalité de la position structurelle des acteurs ; au risque de retomber sur l’écueil précédemment signalé : pourquoi qualifier de géopolitique une explication globale ? La référence au cadre mondial suffirait-elle à justifier l’appellation ? Paul Kennedy est-il historien ou géopoliticien quand il analyse le déclin inévitable des grandes puissances ? Samuel Huntington a-t-il abandonné la science politique pour rallier le camp de la géopolitique pour parler du choc des civilisations ?

    L’incertitude épistémologique et théorique demeure. On ne sait pas très bien ce qu’est la géopolitique. En tout cas, ses multiples définitions sont, soit vagues ou équivoques, soit contradictoires. Yves Lacoste, qui est celui qui a poussé le plus loin la réflexion géopolitique en France depuis son célèbre essai La géographie ça sert d’abord à faire la guerre (1976), semble avoir renoncé à l’idée d’un traité de géopolitique qui essaierait de fixer une matière décidément insaisissable.

    Au-delà cette incertitude, reste le besoin, confusément ressenti, d’une explication globale. Le progrès des sciences sociales a pour contrepartie inévitable leur spécialisation, leur atomisation : chaque spécialiste en sait de plus en plus, mais sur un domaine de plus en plus restreint. La géopolitique peut être comprise comme une tentative de se soustraire à la loi d’airain de l’éclatement du savoir, pour suggérer des grands cadres d’explication qui, à défaut d’être d’une grande solidité théorique, ont le mérite de rendre intelligible la masse des phénomènes contemporains et de définir des orientations, positives ou négatives. Elle reprend, en somme, le programme qui fut celui de la sociologie à ses débuts. Aucune objection ne pourra jamais prévaloir contre cette volonté d’ordre et de compréhension globale des phénomènes sociaux.

    ► Dr. Hervé Coutau-Bégarie, Strategic Impact n°2, 2006.

    • Cet article est issu de deux études préliminaires, « Bilan de la géopolitique » dans Géopolitique et conflits au XXe siècle, actes du 27e Colloque international d’histoire militaire, Athènes, 2001, et « L’aventure de la géopolitique », Relations internationales n°109, juin 2002, en attendant une très improbable synthèse.

    herve-coutau-begarie.jpgAuteur d'ouvrages importants traitant de la théorie de la stratégie, notamment Traité de stratégie et Bréviaire stratégique, directeur de la revue Stratégique, Hervé Coutau-Bégarie (1956-2012) était directeur du cycle de stratégie au Collège Interarmées de Défense – Paris, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études et président de l’Institut de Stratégie Comparée et de la Commission française d'histoire militaire. Le professeur Hervé Coutau-Bégarie était docteur en science politique et membre correspondant de l'Académie royale des sciences navales de Suède.

     

    Notes :

    1 Karl WITTFOGEL, Le despotisme oriental, Minuit, 1960.
    2 Fernand BRAUDEL, Une leçon d’histoire, Arthaud, 1985.
    3 Cf. H. COUTAU-BÉGARIE, Le phénomène Nouvelle histoire : Grandeur et décadence de l’École des Annales, Économica, 2e éd., 1989.
    4 Cf. H. COUTAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, ISC-Économica, 4e éd., 2003.
    5 Sur MACKINDER, W.H.PARKER, Mackinder : Geography as an aid to statecraft, Oxford, Clarendon Press, 1982 et Brian W. BLOUET, Halford Mackinder : A Biography, College Station (Texas), A & M Univ. Press, 1987.
    6 Halford J. MACKINDER , « Le pivot géographique de l’histoire », Stratégique n°55, 1992-3, pp. 11-29.
    7 Friedrich RATZEL, Géographie politique, Genève, Éd. régionales européennes, 1988 (traduction abrégée ; manque not. le texte sur « la mer comme source de grandeur des peuples »).
    8 Cf. les travaux de Michel KORINMAN, Continents perdus : Les précurseurs de la géopolitique allemande, Économica, 1991 et Quand l’Allemagne pensait le monde : Grandeur et décadence d’une géopolitique, Fayard, 1989.
    9 Halford J. MACKINDER, « Une vision globale du monde pour le conquête de la paix », Stratégique n°57, 1995‑1, pp. 7-20.
    10 Il n’existe pas encore de biographie intellectuelle de Nicholas Spykman.
    11 En français, la référence la plus sûre et la plus complète sur le geopolitique aux États-Unis est l’article d’un chercheur italien, Marco ANTONSICH, « De la Geopolitik à la Geopolitics : Transformation historique d’une doctrine de puissance », Stratégique n°60, 1995-4, pp.53-87.
    12 Signalons tout de même deux articles fondamentaux : Ladis K.D. KRISTOF, « The Origins and Evolution of Geopolitics », Journal of Conflict Resolution, 1960 et Marco ANTONSICH, « Itinerari di geopolitica contemporanea », Quaderni del dottorato di riserca in geografia politica, 1995. Ces deux articles seront prochainement traduits dans Hervé COUTAU-BÉGARIE et Martin MOTTE, Aspects de la pensée géopolitique, ISC-Économica, 2006.
    13 Réédité avec une riche préface de Béatrice GIBLIN, La Découverte, 198…
    14 Amiral CASTEX, Théories Stratégiques, édition complète, ISC-Économica, 1997, 7 volumes.
    15 Ezio FERRANTE, « Domenico Bonamico et la naissance de la pensée géopolitique navale italienne » et Marco ANTONSICH, « La géopolitique méditeranéenne de l’Italie fasciste » dans H. COUTAU-BÉGARIE, La pensée géopolitique navale : L’évolution de la pensée navale V, ISC-Économica, 1995, pp.151-162 et 163-190.
    16 Kyoichi TASHIKAWA, « La politique de la sphère de co-prospérité de la grande Asie orientale au Japon », Stratégique n°81, 2001-1, pp. 155-165.
    17 H. COUTAU-BÉGARIE, « Géopolitique théorique et géopolitique appliquée en Amérique latine », Hérodote n°57, avril-juin 1990, pp. 160-179.
    18 Panorama bibliographique très complet dans John CHILD, « Geopolitical Thinking in Latin America », Latin American Research Review, 1976, pp.84-111.
    19 Saül B. COHEN, Geography and Politics in a World Divided, Londres, Methuen, 2e ed, 1973.
    20 Parmi les essais de réflexion sur ce point, François THUAL, Méthodes de la géopolitique, Ellipses, 1996.
    21 Qui a donné l’élan initial avec son petit livre Geopolitics of Nuclear Era, New York, Crane Russak, 1977.
    22 Zbigniew BRZEZINSKI, Le grand échiquier, Bayard, 1998.
    23 Ferruccio BOTTI, « Le concept de géostratégie et son application à la nation italienne dans les théories du général Durando (1846) », Stratégique n° 58, 1995-2, pp.121-137.
    24 Pascal LOROT (dir.), Introduction à la géoéconomie, Économica, 1998.
    25 Cf. Lars WEDIN, « Kjellèn. La naissance de la géopolitique et la pensée navale suédoise », dans H. COUTAU-BÉGARIE, La pensée géopolitique navale : L’évolution de la pensée navale V, ISC‑Économica, 1995, pp.227-244.
    26 Cf. Pierre BIRNBAUM, La fin du politique, Seuil, 1980.
    27 Songeons simplement au triomphe de la sociologie durkheimienne sur ses rivales, comme la psychologie sociale de Théodule Ribot ou Gustave Le Bon ou la sociologie de Le Play ou Worms, qui ont eu une grande influence en leur temps, mais qui n’ont pas eu de postérité.
    28 Le livre fondateur étant celui de Hans J. MORGENTHAU, Politics among Nations, 1948. Avant lui, Spykman avait apporté une contribution importante avec International Politics, 1933.
    29 Cf. les préfaces de Hans Adolf JACOBSEN et Jean KLEIN à Karl HAUSHOFER, De la géopolitique, Fayard, 1987.
    30 Cf. H.P. WILLMOTT, La guerre du Pacifique 1941-1945, Autrement, coll. Atlas des guerres, 2001.
    31 Cf. Golbery do COUTO e SILVA, Geopolitica do Brasil & Conjuntura politica nacional o poder executivo, Rio de Janeiro, Libraria Jose Olympio, 3e ed., 1980.
    32 Cf. H. COUTAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, op.cit., pp.751-754.
    33 Ioannis LOUCAS a écrit un essai de géopolitique (1999), malheureusement réservé aux érudits (fort rares) capables de lire le grec moderne.
    34 Not. C. JEAN, Geopolitica, Rome, Laterza, 1995. Cf. M. Antonsich, Geografia politica e Geopolitica in Italia dal 1945 ad oggi, Trieste, Quaderni di ricerca del dottorato in Geografia Politica, 1996.

     

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    52353010.jpg◘ Orientations rebelles

    Crise économique majeure, dérèglements climatiques flagrants, avancée du libéralisme prédateur planétaire, nivellement par le bas de la culture, immigration de masse de peuplement, impéritie de la classe politicienne vouée au mondialisme et à l’indifférenciation, nécrose démocratique, mise en place d’une société totalitaire douce en Occident, etc., les défis ne manquent pas pour les Européens qui estiment que leur civilisation plurimillénaire n’est pas encore apte pour sa sortie de l’histoire ? Et pourtant, une atmosphère émolliente paraît dominer la psyché collective tandis que les comportements modelés par les médias, la télévision en premier lieu, participent aux déséquilibres écologiques mondiaux en se fourvoyant dans une consommation de masse, symbole de la primauté de l’Avoir sur l’Être, de la domination du matérialisme sur l’esprit. Ce début de XXIe siècle verrait-il donc l’avènement du “dernier homme” annoncé par Nietzsche ?

    Dans ce contexte d’avilissement généralisé, la rébellion est plus que jamais nécessaire ! Mais, pour bien combattre le Système et éviter d’être pris dans ses réseaux, il importe d’abord de se former, de réfléchir autrement, de penser hors des sentiers battus des convenances, des nostalgies, des habitudes.

    Compilations d’articles, Orientations rebelles aident à comprendre le monde selon un point de vue résistant, dissident et partisan, au sens du combattant illégal qui affronte l’ennemi sans appartenir à l’armée régulière. Jalons pour une pensée alternative identitaire, solidariste, patriote, communautarienne française et européens, ces textes traitent tout aussi bien de géopolitique que d’histoire des idées, du phénomène médiatique que d’écologie, d’économie réenracinée que de multiculturalisme. Il s’agit de fonder une nouvelle vision du monde, fidèle aux riches héritages européens et tournée vers un avenir grand-continental ambitieux, car souverain.

    Né en 1970, passionné par la géopolitique, l’histoire, les sciences politiques et le combat des idées, Georges Feltin-Tracol a écrit dans de nombreuses revues anticonformistes et a participé au recueil dirigé par Pierre Le Vigan et Jacques Marlaud, La patrie, l’Europe et le monde, éléments pour un débat sur l’identité des Européens (Dualpha, Paris, 2009).

    Il est surtout rédacteur en chef du site non-conformiste d’expression française et d’action métapolitique Europe Maxima.

    ♦ Éditions : Héligoland, 2009, 312 p.

    ♦ Commandes : EDH, BP2, 27290 PONT-AUTHOU (29€, port compris).

     


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