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    GrammensL’affaire de la Grenade

    • Recension : De redding van Grenada, Mark Grammens, Uitgave Grammens, Aktueel 5, Bruxelles, 1984, 72 p.

    Le mardi 25 octobre 1983, l’armée américaine débarquait à Grenade, une petite île des Caraïbes, proche des côtes du Vénézuéla. À cette occasion, les connaissances géographiques de “l’opinion mondiale” se sont étendues : jusqu’à cette date, à part quelques férus d’histoires de pirates, personne ne connaissait l’existence de l’île en question ; comme un an et demi auparavant, personne ou presque ne connaissait les Malouines.

    Emboîtant le pas aux déclarations du Pentagone et du gouvernement américain, une grande partie de la presse internationale présenta cette invasion comme une “libération”. Grenade aurait été, sans que “l’opinion mondiale” ne le sache, un porte-avion soviéto-cubain prêt à déstabiliser toute l’Amérique Centrale voire un pays où une clique marxiste (!?) opprimait le peuple. Renouant avec sa vieille tradition de redresseuse de torts, l’Amérique serait généreusement intervenue pour libérer le malheureux peuple de Grenade de la tyrannie… Un journaliste flamand, Mark Grammens [1933-2017], vient de consacrer un livre à ces événements. Cet ouvrage, résultat de six mois d’analyses et de recherches, présente une version totalement différente de celle, officielle, de l’administration Reagan.

    Grenada Quelques heures après le débarquement, le président Reagan a expliqué à la presse internationale que les troupes américaines étaient intervenues afin de restaurer “l’ordre et la démocratie” à Grenade, à la demande de l’organisation des États des Caraïbes orientales. En réalité, cette “demande” a été rédigée à Washington et a été soumise à la signature de Madame Charles, Premier ministre de l’île Dominicaine, qui n’avait reçu aucun mandat de négocier de la part de cette “organisation”, inconnue de la plupart. Si, effectivement, quelques unités militaires d’autres États des Caraïbes ont débarqué à Grenade, ces unités (dont les effectifs totaux ne dépassaient pas 300 hommes) n’ont pu mettre pied à terre qu’après que l’armée américaine (qui, elle, comptait 7.500 hommes) ait brisé toute résistance.

    [Ci-dessus : débuts de l’Opération Urgent Fury, fin octobre 1983 : un hélicoptère d'assaut du Corps des Marines, le Sikorsky CH-53D Sea Stallion, atterrit près d'un canon anti-aérien soviétique abandonné, le ZU-23]

    Cette organisation des États des Caraïbes Orientales (OECO) est née à la suite d’un accord de coopération économique conclu entre quelques îles, toutes anciennes colonies britanniques. Un article de cet accord prévoit que les parties contractantes s’uniront en cas d’agression extérieure ; toutefois, cet article stipule que pareille décision doit être prise à l’unanimité. Or, deux pays, Kittsnevis et Montserrat, se sont ouvertement opposés à l’intervention militaire et Grenade, membre de l’organisation, n’a évidemment pas été consultée… Enfin, ce fameux article parle d’une agression extérieure mais certainement pas d’une intervention contre un des États membres. Les États-Unis se sont donc servi d’un accord de coopération économique pour justifier leur invasion. Le président Reagan a aussi déclaré que l’invasion de Grenade était motivée par le souci de sauver la vie de ses compatriotes qui vivaient là-bas. Il existait, en effet, à Grenade, un “Medical College” américain mais dont les étudiants et les enseignants ne couraient aucun danger. D’après le directeur de cet institut, le Dr. Geoffrey Bourne, les étudiants et le personnel n’ont craint pour leur vie qu’après l’invasion !

    Afin de mieux comprendre les raisons de l’invasion américaine, un rapide survol historique s’avère nécessaire. Grenade a été découverte par Colomb lors de son troisième voyage [en 1498] mais est restée à l’écart jusqu’au 1er avril 1609 quand deux cents aventuriers britanniques y débarquèrent. Aussitôt, Londres considéra que Grenade était une possession britannique. En juin 1650, des Français débarquèrent sur l’île abandonnée entre-temps par les Britanniques. Paris estime alors que Grenade relève de la Couronne de France. Les autochtones, refusant de travailler pour les Français, furent exterminés entre 1651 et 1657. Privés de ce fait de main-d’œuvre locale, les Français importent des Noirs d’Afrique. À la fin du XVIIIe siècle, Grenade va être l’objet de contestations entre Paris et Londres. Finalement, par le Traité de Versailles de 1783, la France reconnaît la souveraineté britannique. L’économie de Grenade était basée sur la production du sucre de canne.

    En 1834, l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques va provoquer une vague de revendications chez les Noirs, rapidement et sévèrement réprimée. Jusqu’en 1951, l’administration de Grenade a relevé exclusivement de l’administration coloniale britannique. Ensuite [en 1967], elle fut partagée entre le gouverneur britannique et une pseudo-représentation populaire. Un certain Gairy, instituteur noir, va alors entrer en scène. Opportuniste, il va exciter la population contre les “exploiteurs” britanniques et les blancs. Mais le rebelle change de camp dès que les Anglais lui concèdent un portefeuille ministériel. En 1974, Grenade devient indépendante mais la Reine d’Angleterre reste souveraine et y est représentée par un gouverneur. Quant à Gairy, il devient un petit potentat, jouant à l’Empereur de Grenade et terrorisant, avec ses complices, la population. Son pouvoir reposait sur une mystique naïve mêlant biblisme, soucoupes volantes et croyance aux esprits, fortement ancrée chez les Noirs.

    L’opposition au pouvoir de Gairy va être menée par Maurice Bishop, avocat noir formé à Londres. Il va adhérer au Joint Endeavour for Welfare, Education and Liberation, en abrégé JEWEL, ce qui signifie “bijou” en anglais. Sous l’impulsion de Bishop, le JEWEL devint le New Jewel Movement (NJM) qui rassemblera la vieille bourgeoisie noire et de jeunes intellectuels. Ce mouvement était influencé par les idées de 68, le Black Power, les mouvements tiers-mondistes, la révolution castriste, …

    Maurice-Bishop-1979[Ci-contre : Soucieux d’équité sociale et d’éducation, se réclamant du soulèvement esclave de 1795 mené par le mulâtre Julien Fédon, l’opposant Maurice Bishop, fort du soutien de la population, réalise quasiment sans heurts son coup d’État en mars 1979]

    Le 13 mars 1979, profitant d’un voyage de Gairy aux États-Unis, quelques dizaines de membres du NJM, s’emparèrent de la caserne où la soldatesque de Gairy se reposait. En une seule nuit, le pouvoir venait de changer de mains. Bishop n’instaure toutefois pas un régime de type “marxiste” : le secteur nationalisé ne compte pas plus d’un quart de l’économie nationale et la propriété privée est respectée. En réalité, seules les propriétés de Gairy, déchu, ont été nationalisées.

    Comme c’est souvent le cas dans les Caraïbes, le pouvoir de Bishop reposait sur un charisme plus ou moins mystique, particulièrement prisé par les Noirs. Ce charisme différait toutefois de celui de Gairy. Moins farfelu, plus engagé socialement, il exaltait à la fois les valeurs nationales et le socialisme. Comme le souligne très justement Mark Grammens : « Il faut constater que le socialisme ne produit pleinement ses effets que lorsqu’il souligne ses liens naturels avec la nation dont il est issu ». En résumé, quand il associe le national au social. Ce fut la politique de Bishop. Sous son autorité, les Grenadiens ont repris confiance en eux. Le chômage a diminué, les soins médicaux ont progressé, l’eau courante et l’électricité se sont généralisées. Comme le soulignait un correspondant du Monde, Grenade n’était pas riche mais au moins on ne voyait plus ni mendiants ni enfants sous-alimentés. L’économie reposait sur la production et l’exportation de bananes, de cacao et de noix de muscade. Les revenus que ces produits fournissent sont très sensibles aux manipulations d’un marché entièrement aux mains des firmes transnationales. Rapidement, le gouvernement de Grenade reçut l’admiration des Noirs des autres îles des Caraïbes et de ceux des États-Unis. Ce qui le mit dans le collimateur de la CIA…

    En septembre 1983, une majorité à la direction du NJM exigea le départ de Bishop, ce que ce dernier refusa. Il s’ensuivit une série de troubles au cours desquels Bishop fut tué. Finalement, le 19 octobre, le commandant des forces armées, le Général Austin prit le pouvoir afin de maintenir l’ordre. Le 22 octobre, toutes les mesures d’exception prises par Austin et son équipe furent levées et l’ordre rétabli. Le nouveau pouvoir n’adopta pas d’attitudes hostiles aux États-Unis ; au contraire, il insista sur son désir de maintenir de bonnes relations avec son grand voisin du Nord.

    Rien n’y fit. Washington ne pouvait tolérer l’existence d’un régime, non pas marxiste mais nationaliste, dans son “arrière-cour”. Un des arguments justifiant l’invasion était que suite “à la prise de pouvoir par une clique de bandits de gauche, l’Amérique devait rétablir l’ordre et la démocratie à Grenade”. Or tous les témoignages concordent : les troubles ont cessé après l’intervention du général Austin. On peut ainsi se demander quelle démocratie les troupes de Reagan entendaient rétablir, celle de Bishop ou celle de Gairy ? Les Américains ont également invoqué le fait que Grenade serait devenue une base “soviéto-cubaine” menaçant l’Amérique Centrale. Cet argument était lui aussi non fondé.

    Tout d’abord, quel intérêt stratégique représentait Grenade pour les Cubains ? D’un point de vue géopolitique et stratégique, leur propre pays offre beaucoup plus de possibilités. De plus, Castro n’a pas caché avoir envoyé des hommes à Grenade pour construire des hôpitaux et un champ d’aviation à Point Saline. Ce champ d’aviation avait pour objectif de faciliter le tourisme et avait déjà été envisagé par l’administration britannique dès 1966. Depuis lors, toutes les autorités nationales et internationales considéraient cette construction indispensable au développement économique de l’île. Précisons aussi que c’était Euromarkt, le Vénézuéla et la Grande-Bretagne qui en finançaient la construction et que les travaux d’aménagement étaient assurés par la firme britannique Plessey…

    Aucun des arguments invoqués par les États-Unis ne tient. Ils ne sont tous que purs prétextes. La vraie raison de l’intervention trouve son origine dans la doctrine de Monroe (2-XII-1823). Cette déclaration fondamentalement anti-européenne stipulait que les États-Unis devenaient les gendarmes du Nouveau Monde tout entier et qu’ils n’y toléreraient aucune intervention non-américaine. Cette “protection” impliquait que tous les pays du continent américain devaient être les “amis” des États-Unis, c’est-à-dire soumis à la politique et à l’économie US. Bishop et ensuite Austin, voulant mener une politique plus indépendante, se trouvaient ipso facto condamnés.

    Dès leur débarquement, les Américains se sont empressés de trouver un collaborateur en la personne du représentant de la Reine d’Angleterre, le gouverneur général Scoon. Au cours des premières heures du débarquement, un commando spécial des Marines l’a enlevé et emmené à bord du porte-avions “Guam”. Là, il signa sous la pression de ses “libérateurs” une déclaration dans laquelle il invitait les Américains à libérer son pays. Alors qu’un gouverneur-général n’a aucune compétence pour négocier des accords politiques, les “libérateurs” l’invitèrent à prendre la tête d’un gouvernement fantoche tout à leur dévotion.

    L’invasion de Grenade concernait directement la Grande-Bretagne puisqu’Elizabeth II est souveraine de l’île. Sous prétexte de “rétablir l’ordre et la démocratie et de chasser une clique de bandits de gauche”, les États-Unis ont élargi leur sphère d’influence au détriment de Londres. Cette politique est dans la droite ligne de celle inaugurée par Roosevelt pendant la Seconde Guerre mondiale. Une fois de plus, les Américains remplacent les Britanniques : Le gouvernement de Madame Thatcher aurait dû, en toute logique, réagir comme un an et demi auparavant lors de la Guerre des Malouines : envoyer la Royal Navy chasser les envahisseurs.

    Grenada[Ci-contre : soldats de la 82e division aéroportée, équipés de mitrailleuses M60 et de casques kevlar (son usage ne se généralisera, en remplacement du casque M1, qu'à partir de 1985), inspectant une habitation pour assurer la progression de l'infanterie, Grenade, 27 octobre 1983, photo : Jean-Louis Atlan]

    Les Américains non seulement n’ont pas consulté le gouvernement britannique mais ils l’ont carrément trompé ! Et pourtant, on sait que Madame Thatcher a toujours veillé à être une alliée fidèle de Washington. Le Général Austin, ayant eu vent des projets américains, demanda au gouvernement britannique d’intervenir auprès de Washington afin d’éviter l’invasion. Londres ayant accepté, Reagan répondit à Thatcher que les États-Unis envisageaient éventuellement une invasion à une date indéterminée. Le lendemain, les Marines débarquaient : Et, quand quelques jours plus tard, le Commonwealth décida, lors de sa conférence au sommet de New Dehli, d’envoyer une force de police à Grenade, les Américains refusèrent purement et simplement. Ceci montre à suffisance que les Américains se moquent même des plus inconditionnels de l’atlantisme. En réalité, les États-Unis ne se montrent atlantistes que lorsqu’il s’agit de leurs intérêts.

    Comment ont réagi les États d’Europe occidentale ? Ils ont certes condamné l’invasion américaine à l’ONU (certains du bout des lèvres comme le ministre belge des Relations extérieures, le fameux Tindemans) mais ils n’ont pris aucune mesure militaire contre l’agresseur (ce qu’en bonne logique ils auraient dû faire comme le suggérait l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Michel Jobert). Pire : Ils n’ont même pas gelé leurs relations avec Washington, alors qu’ils ont pratiqué une telle politique à l’égard de l’URSS après l’invasion de l’Afghanistan. L’invasion de Grenade a au moins un mérite : elle démontre une fois de plus aux Européens que les Américains ne sont pas leurs alliés et que si l’Europe veut garantir son avenir, elle devra mener une politique indépendante et neutre.

    ► Roland Van Hemeldonck, Vouloir n°11-12, 1984.

     

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