• Apollon

    ApollonApollon

    La mythographie traditionnelle présente Apollon sous les traits d’un Dieu lumineux, Dieu de la mantique et de la vérité. Le Dieu archer et sa kyrielle de connotations positives dévoile cependant sa face obscure au Chant I de l’Iliade, où il frappe de ses flèches meurtrières l’armée des Achéens. Le dernier essai de Marcel Detienne, au sous-titre engageant : « une approche expérimentale du Polythéisme grec », se veut une toute nouvelle incursion dans le monde des Dieux de la Grèce. Cette vision d’un Apollon parfait, toutefois surnommé Loxias — l’Oblique (le Tordu ?) — se révèle en fait une pâle caricature au vu des innombrables aspects revêtus par cette divinité si polymorphe. Avec son inégalable maîtrise des sources antiques, l’auteur nous trace un portrait insolite, moins idéalisé mais aussi moins insipide du Seigneur de Delphes.

    Le regard moderne s’est montré particulièrement réducteur à l’égard du Polythéisme : chaque Dieu, loin de se définir par une unique fonction, doit être mis en relation avec ses différentes épithètes, parfois contradictoires, avec les autres divinités et les sanctuaires consacrés à plusieurs Dieux pour donner de lui-même une image plus fidèle. M. Detienne se lance sur les traces d’un Apollon « en action » qui, à travers ses (mé)faits et paroles, divulgue sa véritable nature. De la masse des témoignages antiques surgissent des liens complexes : Apollon se mue en sacrificateur et égorge son ennemi ; Dieu des autels ensanglantés et fumants, Apollon fondateur et bâtisseur qui tranche et trace la voie, participe du pur et de l’impur. Cette nouvelle approche « expérimentale » où l’on interroge gestes, objets et relations entre divinités, soulève la question du rapport à Dionysos. L’auteur a déjà mené une enquête serrée sur le Dieu (Dionysos à ciel ouvert, Hachette, 1986) et conclu à une différence radicale des divinités sur deux plans : Apollon délimite un territoire et fonde, Dionysos est partout chez lui ; victime l’un et l’autre de la folie, c’est la démence meurtrière qui saisit Apollon tandis qu’à Dionysos, la mania révèle son propre pouvoir. Si Dionysos met en contact avec l’autre monde, Apollon « s’il aime tracer les routes et fonder les chemins, n’ouvre pas, semble-t-il, la voie sacrée qu’empruntent dans l’Hadès les initiés et les mystes : celle-là appartient à Dionysos. Apollon, lui, est un Olympien de ce monde. Il sait sûrement, comme un autre, que les dieux sont plus forts que les mortels, mais, parvenu à Delphes, Apollon semble privilégier le champ de l’action humaine faisant connaître par la parole oraculaire qu’une volonté individuelle peut s’autoriser d’elle-même, faire son chemin, agir et construire, créer durablement, sans ignorer la précarité ni méconnaître la finitude de toute entreprise ».

    Apollon le couteau à la main, Marcel Detienne, Gallimard, 1998. [Recensions : 1 / 2 / 3]

    ► Pascale Gérard, Antaïos n°14, 1999.

     

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    ApollonGnôthi seautón

    ("connais-toi toi-même" ; inscription gravée au fronton du temple d'Apollon à Delphes) *

    Quelques mots sont utiles pour justifier la présente entreprise et pour en préciser les intentions, ainsi que quelques points de méthode.

    En rappelant la sagesse antique par la mention "Connais-toi toi-même", nous abordons immédiatement les conditions de la connaissance, dont nous ne préciserons ici qu'un aspect. En effet, se connaître soi-même, c'est apprendre à se connaître, c'est tenter de répondre aux questions fondamentales : "Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ?". Se connaître, c'est aussi connaître ses origines afin de mieux se comprendre aujourd'hui et envisager l'action à venir avec plus de lucidité. La recherche des origines, c'est comme un ressourcement, c'est une clarification de la mémoire ; c'est acquérir la mémoire historique, le sens de l'histoire ; c'est retrouver ses racines, les reconnaître et en accepter l'héritage pour forger le monde de demain. Connaître ses racines, c'est savoir comment on en est arrivé là, c'est puiser à la source de la vie, c'est se donner la force et le courage de lutter pour la vie. Pour vivre et fructifier, un arbre a besoin de ses racines. Si on lui coupe ses racines, il dépérit et meurt. Ses racines représentent son passé, gage de son existence présente, ses fruits sont des promesses d'avenir. Au contraire, le consommateur d'aujourd'hui, complètement déraciné, qui se soucie uniquement de ses satisfactions immédiates et qui n'a aucune perspective historique, est déjà moralement mort, il n'a plus que deux mots devant lui : No future ! L'avenir appartient à ceux qui reprendront contact avec leur passé et qui en feront une arme psychique en vue d'une renaissance.

    Par engendrement naturel, nos ancêtres nous ont légué notre héritage biologique. Ce sont nos racines les plus profondes qui sous-tendent en permanence notre aspect physique et notre psychisme. Cette filiation par le sang est l'objet de sciences spécialisées telles que la génétique, les observations sur l'atavisme, la consanguinité… Cet aspect ne sera guère abordé dans la présente publication, car nous considérons que l'héritage biologique va de soi et que le lecteur sait ce dont il est le dépositaire.

    L'héritage culturel constitue l'autre face de notre passé. De l'adéquation et de la concordance naturelle des deux piliers de notre héritage dépend l'harmonie actuelle de notre être et de l'ensemble de ses composants. Or, dans le domaine culturel, nous devons constater des ruptures avec les mœurs et les traditions de nos ancêtres. Ces disjonctions sont la cause de la crise d'identité que vivent les individus et les peuples d'aujourd'hui. Aussi, pour lutter contre des lendemains empreints de mal-de-vivre et de désespérance, nous voulons rétablir une harmonie entre notre nature et notre culture. C'est l'objet de notre combat.

    Combat païen, oct. 1989.

    ◘ Note en sus

    * : Il faut se garder de considérer le gnōthi seautón comme une maxime pour l'introspection car la devise invite essentiellement à éviter toute démesure (hubris) et situe, du moins dans sa réception philosophique, la vraie connaissance de soi dans la connaissance de l'universel (invitant donc par là à découvrir le divin en soi) : « La connaissance de soi-même, fondement de la sagesse socratique, dépasse donc de beaucoup le niveau de la psychologie ; elle ne consiste pas simplement, pour chaque individu, à reconnaître son tempérament et son caractère, ses goûts et ses aptitudes ; il s'agit pour tout homme de découvrir en soi-même le principe pensant, l'être spirituel, qui ne saurait se confondre avec l'organisme vivant ou le personnage social, ni borner ses intérêts à sa destinée temporelle. La connaissance de soi-même, condition de la connaissance du bien et base de l'éducation morale, nous introduit de la sorte à une philosophie de l'esprit, qui, nous détachant des plaisirs et des honneurs, de nos appétits et de nos ambitions, de notre corps et de notre vêtement, symbole de notre rang social, nous apprend à ne pas considérer comme réelles les choses sensibles ou les événements de la vie terrestre ; le réel, c'est l'invisible » (J. Moreau, Le sens du platonisme, 1967), « Connais-toi toi-même, ce commandement absolu n'a ni en lui-même ni dans son expression historique la signification d'une connaissance de soi d'après les aptitudes, le caractère, les inclinations et les faiblesses particulières de l'individu, mais la signification de la connaissance du vrai de l'homme ainsi que du vrai en soi et pour soi – de l'essence même de l'esprit » (Hegel, Encyclopédie, § 377). Toutefois si cette maxime ne peut se réduire à une remarque empirique annonçant la psychologie moderne, elle n'est pas non plus crispée dans une affirmation métaphysique : « la diversité des auteurs qui font allusion à la formule delphique rend périlleuse toute tentative pour lui attribuer quelque signification en soi, indépendante du contexte » (Y. Brès, La souffrance et la faute, ch. III : « La connaissance de soi chez Platon », PUF, 1992). Dans cet article, elle indique une religiosité cosmique (considérant le Tout comme un ensemble de relations, où s'interpénètrent nature et surnature) dont C. Gérard retrouve la trace dans le courant diffus de l'apollinisme qui traverserait selon lui comme un fil rouge toute l'histoire européenne, et ce non par nostalgie d'un retour mais par désir d'un recours.

     

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    L'esprit apollinien

    « Tout comme Bouddha, le Christ a été initialement représenté sous les traits d'Apollon ; mais la nature apollinienne non seulement n'a rien à voir ni avec l'un ni avec l'autre, mais s'affirme en contradiction réelle avec ce qu'ils annoncent. Lui-même ne met pas sa personne en avant — aucun de ses oracles ne commence avec cette auto-représentation pathétique, si caractéristique des dieux orientaux, qu'est le "Je suis…" ; à Delphes, où, durant tant de siècles, grands et petits venant du monde entier l'ont questionné sur ce qu'il y avait à faire, il n'a jamais, comme nous l'avons déjà dit, réclamé pour soi aucun éloge ni honneur particulier ; tout comme il ne veut rien savoir de la valeur éternelle de l'homme individuel et de son âme particulière. Le sens de ses manifestations est qu'elles n'attirent pas l'attention de l'homme sur la dignité de son être propre ni sur l'intériorité profonde de son âme individuelle, mais sur ce qui dépasse la personne, sur l'immuable, sur les formes éternelles. Entre l'éternel et les apparitions terrestres, auxquelles aussi l'homme appartient comme individu, il y a un abîme. L'être singulier ne s'étend pas jusqu'au royaume de l'infini. Ce que Pindare, dans l'esprit d'Apollon, veut inculquer à ses auditeurs, n'est pas la doctrine mystique d'un au-delà bienheureux ou malheureux, mais ce qui différencie les dieux et les hommes. […] Ce n'est pas la personne, mais — ce qui est plus — c'est l'esprit de ses perfections et de ses œuvres, qui surpasse la mort et demeure, dans le chant, éternellement jeune, de génération en génération. »

    ► Walter Otto, L'esprit de la religion grecque ancienne.

     

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    ApollonUne spiritualité de la Forme

    Pourquoi l’Antiquité gréco-romaine a-t-elle toujours exercé une attraction si forte sur l’homme européen ? L’attribuer tout entière à la fascination que procure l’art antique serait superficiel, car l’art grec tire précisément son prestige du fait qu’il rend visible la nostalgie métaphysique pour un modèle tout à la fois corporel et spirituel. L’art grec, en somme, est lui-même une partie de la religiosité grecque, comme le comprirent déjà Goethe et Winckelmann, puis, à notre époque, un Schefold [archéologue allemand] et un Walter F. Otto. Mais même quand on met l’accent sur la “rationalité” de la Grèce antique — en l’opposant, le cas échéant, à “l’irrationalité” du Moyen Âge —, on ne fait qu’interpréter banalement cette rationalité, on perd de vue sa dimension la plus profonde, où la clarté devient symbole, dans le credo apollinien et olympien, d’une très haute forme de maîtrise de soi.

    Dans le monde grec, c’est la préhistoire indo-européenne qui se met à parler. Le premier “verbe” articulé de la civilisation grecque est la religion olympienne. Toutes les obscures luttes préhistoriques du principe diurne contre le principe nocturne, du principe paternel contre le principe maternel, s’y donnent à voir, mais sous une forme qui atteste la victoire de la claire lumière du jour. Apollon a déjà tué Python, Thésée est déjà venu à bout du Minotaure et, sur la colline sacrée d’Arès, Oreste a été acquitté de la faute d’avoir tué “la mère”. Il s’agit là d’une “sagesse poétique”, pour reprendre l’expression de Vico, où s’exprime une conscience nouvelle, une conscience qui fit dire à Plutarque : « Rien sans Thésée. »

    Les Olympiens

    Un jour nouveau se lève sur les cimes boisées du plus ancien paysage européen, répandant une clarté aurorale identique à la lumière de l’Olympe chantée par Homère :

    « À ces mots, l’Athéna aux yeux pers disparut, regardant cet Olympe où l’on dit que les dieux, loin de toute secousse, ont leur siège éternel : ni les vents ne le battent, ni les pluies ne l’inondent ; là-haut, jamais de neige ; mais en tout temps l’éther, déployé sans nuages, couronne le sommet d’une blanche clarté […] ». [Odyssée, chant VI, trad. V. Bérard].

    Le jour olympien est le jour de l’Ordre. Zeus incarne avec la spontanéité la plus puissante et la plus digne qui soit l’idée de l’ordre comme autorité. C’est une idée qui, à travers le Deus-pater (Iuppiter) romain, répand sa lumière bien au-delà des débuts du monde antique. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la figure de Dieu le Père dans sa version la plus humble et patriarcale du paysan chrétien avec la notion, autrement abstraite et tyrannique, de Yahvé.

    Apollon, lui, incarne un autre aspect de l’Ordre : l’Ordre comme lumière intellectuelle et formation artistique, mais aussi comme transparence solaire qui est santé et purification. Il se peut que le nom d’Apollon ne soit pas d’origine indo-européenne, même si la chose n’est pas établie, car l’illyrien Aplo, Aplus (cf. le vieil islandais afl, “force”), va à l’encontre de cette hypothèse, d’autant plus qu’Apollon est le dieu dorien par excellence et que la migration dorienne et la migration illyrienne ne font qu’un. Mais surtout, quand on traite d’histoire des religions, il ne faut jamais oublier que c’est le contenu qui importe, non le contenant.

    L’Artémis dorienne, représentée comme une jeune fille dure, sportive et nordique, n’est pas l’Artémis d’Éphèse aux cent mamelles. Sous un nom préexistant prend forme une figure religieuse profondément nordique et indo-européenne, qui exprime sa nature farouche, athlétique et septentrionale. Une même désignation recouvre donc deux “expériences” religieuses bien différentes. De même, Marie — entendue comme la “Grande Mère”, par ex. dans le cas de la Madone de Pompéi — est différente de la Vierge Marie de Bernard de Clairvaux et du catholicisme gothique. Ce n’est pas seulement la différence existant entre la jeune fille blonde des miniatures gothiques et la “Mère de Dieu” des terres du Sud. C’est la même diversité de vision que celle qui sépare l’Artémis d’Éphèse de l’Artémis Orthia spartiate apparue avec la migration dorienne.

    Comme toujours, l’essence de la conception religieuse réside dans la spécificité de sa vision du divin. Une vision non pas subjective ou, mieux, une vision subjective en tant que l’absolu, en se manifestant, se particularise et se fait image pour le sujet. Apollon et Artémis, le Christ et la Vierge sont avant tout des “visions”, des présences saisies par l’intuition intellectuelle, là où “les dieux”, degrés se manifestant à partir de l’Être, sont vraiment. Goethe écrivait à Jacobi : « Tu parles de foi, moi, j’attache beaucoup d’importance à la contemplation » (Du sprichst von Glaube, ich halte viel auf Schauen).

    Dans les divinités olympiennes, l’âme nordique de la race blanche a contemplé sa plus pure profondeur métaphysique. L’eusébeia, la vénération éclairée par la sagesse du jugement ; l’aidos, la retenue pudique face au divin ; la sophrosyné, la vertu faite d’équilibre et d’intrépidité : telles sont les attitudes à travers lesquelles la religion olympienne s’exprime comme un phénomène typiquement européen. Et le panthéon olympien est le miroir de cette mesure. De manière significative, même ses composantes féminines tendent à participer des valeurs viriles : comme Héra, en tant que symbole du coniugium, comme Artémis, en raison de sa juvénilité réservée et sportive, comme Athéna, la déesse de l’intelligence aguerrie et de la réflexion audacieuse, sortie tout armée de la tête de Zeus. C’est pourquoi Walter F. Otto a pu parler de la religion grecque comme de l’« idée religieuse de l’esprit européen » :

    « Dans le culte des anciens Grecs se manifeste l’une des plus hautes idées religieuses de l’humanité. Disons-le : l’idée religieuse de l’esprit européen. Elle est très différente des idées religieuses des autres cultures, surtout de celles qui, pour notre histoire et notre philosophie des religions, passent pour fournir le modèle de toute religion. Mais elle est essentiellement apparentée à toutes les formes de la pensée et des créations authentiquement grecques, et recueillie dans le même esprit qu’elles. Parmi les autres œuvres éternelles des Grecs, elle se dresse, majeure et impérissable, devant l’humanité. […] Les figures dans lesquelles ce monde s’est divinement ouvert aux Grecs n’attestent-elles pas leur vérité par la vie qui est encore la leur aujourd’hui, par la permanence où nous pouvons encore les rencontrer, pourvu que nous nous arrachions aux emprises de la mesquinerie et que nous recouvrions un regard libre ? Zeus, Apollon, Athéna, Artémis, Dionysos, Aphrodite… là où l’on rend hommage aux idées de l’esprit grec, il n’est jamais permis d’oublier que c’en est le sommet et, d’une certaine manière, la substance même. Ces figures demeureront tant que l’esprit européen, qui a trouvé en elles son objectivation la plus riche, ne succombera pas totalement à l’esprit de l’Orient ou à celui du calcul pragmatique » [Les Dieux de la Grèce, Payot, 1981, p. 31]

    Le monde grec

    De même que le monde olympien est toujours resté vivant pour l’Européen cultivé, ainsi la civilisation grecque est demeurée exemplaire pour la civilisation européenne. Il importe cependant de comprendre correctement le sens de cette exemplarité. Si celle-ci devait valoir comme synonyme de scientificité, au sens banalement laïque du terme, alors il faudrait rappeler que l’attitude éminemment rationnelle de l’esprit hellénique n’a jamais été séparée de la foi dans le mythe comme archétype d’une raison plus haute. La rationalité de ce qui est naturel est étudiée et admirée précisément parce qu’elle renvoie à un équilibre supérieur. Chez Aristote, on trouve encore, au début de son traité de zoologie, cette citation d’Héraclite : « Entrez, ici aussi habitent les dieux » Quant à Goethe, il dira que « le beau est un phénomène originel » (Das Schöne ist ein Urphanomen). Mais c’est surtout Platon qui nous communique le sens le plus authentique de la “scientificité” de la pensée grecque, lorsqu’il compare la rationalité d’ici-bas (la “chose”) à la rationalité de là-haut (“l’idée”) et mesure la réalité empirique avec le mètre d’une réalité éternelle. Il est celui qui dans le mythe de la caverne (République, VII, 514-517) illustre la logique ultime de la connaissance : par-delà les ombres projetées par le feu, il y a la réalité supérieure de la lumière solaire. En effet, l’Être, qui est le fond obligatoire de la spéculation hellénique, est aussi ce qui l’empêche de tomber dans l’intellectualisme.

    Cette myopie caractéristique qui a confondu le rationalisme des Grecs avec le rationalisme des modernes a également créé l’équivoque d’un hellénisme “adorateur du corps”. Ici aussi, la gymnastique et l’athlétisme grecs ont été saisis avec superficialité. En fait, les Grecs ont exalté l’éducation du corps comme une partie de l’éducation de l’esprit. C’est le sens hellénique de la forme qui exige que le corps également reçoive une discipline formatrice. Le kosmos est l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’ordre de l’univers et celui du corps humain. L’instance ultime du monde des corps et de la société est l’Ordre, tout comme l’instance ultime de la connaissance est l’Être.

    Mais il va de soi que l’aveuglement principal est celui qui concerne le caractère prétendument “démocratique” de l’esprit grec. Si l’on excepte une brève période de l’histoire d’Athènes, la liberté des cités grecques a toujours été la liberté pour les meilleurs. Les partis aristocratiques et les partis démocratiques ne se séparaient que sur le nombre, plus ou moins grand, de ces “meilleurs”. Mais la masse et les esclaves restèrent toujours en dehors de l’organisation politique de la cité. C’est pourquoi toute la civilisation grecque resplendit encore de cet idéal de la sélection — l’ekloghé — qui a exercé une si grande fascination sur les élites de l’Occident. Julius Evola a résumé comme suit les valeurs exprimées par la Grèce antique à son apogée :

    « […] le culte apollinien, la conception de l’univers comme kosmos, c’est-à-dire comme une unité, comme un tout harmonieusement ordonné […] l’importance conférée à tout ce qui est limite, nombre, proportion et forme, l’éthique de l’unification harmonieuse des différentes puissances de l’âme, un style empreint d’une dignité calme et mesurée, le principe de l’eurythmie, l’appréciation du corps et la culture du corps […] la méthode expérimentale dans les applications scientifiques en tant qu’amour de la clarté par opposition aux nébulosités pseudo-métaphysiques et mystiques, la valeur accordée aussi à la beauté plastique, la conception aristocratique et dorienne du gouvernement politique et l’idée hiérarchique affirmée dans la conception de la vraie connaissance » [I Versi d’oro pitagorei, Atanor, Rome, 1959, p. 30].

    Ce sont des valeurs qui suffisent à attribuer à l’expérience grecque une place de premier plan dans le cadre d’une tradition européenne.

    ► Adriano Romualdi, La Question d'une tradition européenne, Akribeia, 2014. [commander le livre]

    [tr. fr. : Philippe Baillet]

     

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    Pièces-jointes :

     

    elements-paganisme◘ Présentation du texte : Pierre Vial porte son intérêt sur l'opposition de deux tendances, l'apollinien (individuation) et le dionysien (ivresse fusionnelle avec la nature), autrement dit la plasticité spirituelle et les pulsions vitales, au-delà du cas particulier de la tragédie grecque, opposition entendue dans sa généralité et dans son caractère fondamental. L'antagonisme de ces deux tendances, pensées comme termes opposés et complémentaires, concernerait bien plus le domaine général de la pensée que le domaine particulier de l'esthétique dont il tire ses origines. Cette structure archétypale bipolaire dormirait dans les profondeurs de la psychè européenne. Le réveil de cette structure, pour l'auteur, compenserait la rationalité abstraite de notre temps en conciliant retour aux sources et mythe d'avenir. Néanmoins une réserve s'impose : aussi éloquente que soit cette lecture psychologique, voire psychologiste, elle nous paraît faire obstacle à la compréhension de la pensée nietzschéenne. Développons-en les raisons.

    Certes Nietzsche n'entend pas seulement faire œuvre d'helléniste se dégageant de l'ornière académique. Si c'est par lui que le scandale arrive, ce n'est pas simplement en ce qu'il contesterait la conception classique de la Grèce classique selon Winckelmann et, par là, l'imitation des Anciens comme modèle formateur des États-nations modernes. Nietzsche ne se tourne pas vers la Grèce pour la copier, encore moins pour la fantasmer. Il ne s'agit pas de la Grèce de la tradition, celle de Platon et d'Aristote, venue du Moyen Âge et réappropriée par la Renaissance. Plutôt d'une autre Grèce, méconnue, recouverte qu'il contribue à redécouvrir. Il a existé, en réalité, deux Grèce : une Grèce de la mesure et de la clarté, de la théorie et de l'art, de la “belle forme”, de la rigueur virile et héroïque, de la loi, de la Cité, du jour ; et une Grèce enfouie, nocturne, sombre qui est la Grèce archaïque et mystique sur laquelle la première s'est difficilement édifiée mais qui est toujours restée sourdement présente jusqu'à l'effondrement final de la civilisation de la cité, en particulier dans la tragédie et dans les religions à mystères. Loin d'évacuer sa part d'ombre pour assurer le triomphe de la Raison, la Grèce antique intègre celle-ci pour vaincre le pessimisme et assurer son équilibre. Apollon interprète et transfigure Dionysos, qui lui-même rappelle au souvenir d'Apollon les profondeurs archaïques que recouvre le mince voile mythique.

    La Grèce du dionysiaque est cette Grèce qui accueille le monde dans sa réalité tragique et la transmue en beauté à travers le rituel tragique célébrant l'unification de la cité (en ce sens le cérémonial théâtral est œuvre d'art totale. La totalisation n'est pas seulement esthétique : elle fait signe en direction du politique). Elle constitue l'origine occultée de la culture occidentale (« ce qui est grec nous est étranger », Aurore), source à laquelle il faut revenir non par nostalgie (la Grèce ne reviendra plus) mais parce qu'elle révèle qu'une autre histoire était possible, que d'autres valeurs ont été refoulées. Le retour aux Grecs tragiques n'est pas une régression archaïque en quête de l'originel perdu ; il passe par une herméneutique pratique qui seule peut offrir reconnaissance d'une forme de vie historiquement disparue. Se rapporter à une appréhension tragique du monde, à partir de notre éloignement de modernes, ne va pas sans un consentement au deuil d'une connaissance vraie. C'est à nous, modernes, qu'il revient de déchiffrer le dépassement du passé tragique pour l'ouvrir à son possible le plus intime.

    Faire l'histoire de la tragédie attique revient à faire l'histoire d'une naissance et d'une mort. Outre le phénomène dionysiaque emprunté (ainsi que le rapport entre morale et type d'humanité historique) à son collègue bâlois Bachofen (Le mythe de l'Orient et de l'Occident), il y a l'interprétation du “socratisme esthétique” qui marque le déclin du sens tragique. La tragédie commence à dégénérer avec Euripide, l'auteur des Troyennes (- 415) : la technique théâtrale, substituant à l'antagonisme pulsionnel l'antagonisme logique, devient un artifice froid. La devise d'Euripide (Tout, pour être beau, doit être rationnel) trouve écho en celle de Socrate (Seul celui qui sait est vertueux). Le socratisme met ainsi fin à l'art fécondé par le mythe : la pensée théorique, dirigée vers la raison et contre les instincts, l'emporte désormais sur l'héroïsme tragique, dû pour une grande part au peuplement nordique des Doriens, les seuls qui se soient montrés capables de se redresser face à la dissolution pernicieuse que provoquait fatalement le mysticisme oriental (si la tragédie emprunte au modèle dorien, elle présente toutefois une origine cultuelle dionysiaque). Le déclin de la tragédie fut aussi le déclin du mythe : la mort de la tragédie est comparable à celle du Dieu Pan.

    L'époque tragique n'a pas décliné en s'accomplissant pour une modernité qui en prendrait le relais. La figure de Socrate (entendu comme personnage conceptuel) symbolise la cassure à partir de laquelle l'histoire moderne se définit en récusant ce qui l'a constituée, l'âge tragique. Il n'y a pas plus d'immaculée conception de la Raison que de “miracle grec”, il y a déni du tragique. Le socratisme, opposé au dionysisme, constitue le moment inaugural du nihilisme qui enserre la culture occidentale et constitue l'essence secrète de son destin. Le ex nihilo socratique de notre modernité trahit une volonté nihiliste d'appropriation de la totalité du temps, que Nietzsche définit comme processus de sécularisation. C'est pourquoi la « volonté de vérité » n'est pas un progrès, elle apparaît plutôt comme une perte, celle que Heidegger plus tard qualifiera d'« oubli de l'être » au sein de la pensée occidentale et dont le règne de la technique serait le dernier épisode. Si l'expérience grecque reste exemplaire, c'est en tant qu'elle interpelle, a posteriori, tout le devenir de la culture occidentale (son histoire, son avenir, son sens). La Naissance de la tragédie est donc indissociable d'un appel à une renaissance de l'esprit tragique en Europe.

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    Apollon et Dionysos

    « Nous aurons fait en esthétique un progrès décisif, quand nous aurons compris, non comme une vue de la raison mais avec l'immédiate certitude de l'intuition, que l'évolution de l'art est liée au dualisme de l'apollinisme et du dionysisme, comme la génération est liée à la dualité des sexes, à leur lutte continuelle, coupée d'accords provisoires. Nous empruntons ces deux termes aux Grecs ; à les bien entendre, ils expriment, non en concepts mais dans les formes distinctes et convaincantes des divinités grecques, les vérités secrètes et profondes de leur croyance esthétique. Les deux divinités protectrices de l'art, Apollon et Dionysos, nous suggèrent que dans le monde grec il existe un contraste prodigieux, dans l'origine et dans les fins, entre l'art du sculpteur, ou art apollinien, et l'art non sculptural de la musique, celui de Dionysos. Ces deux instincts si différents marchent côte à côte, le plus souvent en état de conflit ouvert, s'excitant mutuellement à des créations nouvelles et plus vigoureuses, afin de perpétuer entre eux ce conflit des contraires que recouvre en apparence seulement le nom d'art qui leur est commun ; jusqu'à ce qu'enfin, par un miracle métaphysique du “vouloir” hellénique, ils apparaissent unis, et dans cette union finissent par engendrer l’œuvre d'art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie attique ».

    [Ci-dessous : le théâtre d'Épidaure : la face visqueuse de sang de Clytemnestre, les yeux crevés d'Œdipe, Étéocle et Polynice tombant chacun sur l'épée de son frère, Égisthe fendant la tête d'Agamemnon avec une hache sanglante... Mais en accomplissant volontairement leur destin funeste, les héros de la tragédie grecque triomphent : Apollon et Dionysos gouvernent alternativement le cœur des anciens Grecs. La raison souveraine et l'élan vital réconciliés dans la consubstantialité de l'homme, du monde et du divin. Les deux pôles contradictoires de la sensibilité païenne. Laquelle fonde sa vision du monde sur le dépassement dialectique des contraires et sur l'approbation de la vie]

    EpidaureC'est sur ces mots que s'ouvre La Naissance de la tragédie [1872] de Nietzsche [tr. fr. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe & JL Nancy, 1977]. Ils résument la féconde complémentarité qui, au-delà d'un apparent antagonisme, fonde la culture européenne et la vision du monde qu'elle exprime depuis quatre mille ans — la tragédie antique étant un moment privilégié de cette fructueuse confrontation entre Apollon et Dionysos.

    Les Grecs voyaient en Apollon la personnification de la force souveraine, organisatrice, régulatrice de l'intelligence, qui maîtrise et met en forme l'élan vital représenté par Dionysos. Dieu solaire par excellence, “dieu de toute science” dont l'oracle est le souverain mainteneur des traditions religieuses (1), Apollon adresse aux hommes le message inscrit dans l'entrée de son temple : “Connais-toi toi-même”. Revenant chaque année, au printemps, du pays des Hyperboréens (le Nord), Apollon est le dieu de la lumière, donc de la connaissance. En bandant son arc d'argent ou en jouant de sa lyre, il affirme la noble souveraineté du savant et du poète, qui savent comprendre et maîtriser la buissonnante richesse du réel grâce aux message symbolique du chant apollinien : « devin et guérisseur, poète et musicien, solaire et purificateur, derrière ces fonctions diverses, mais voisines, Apollon cache la puissance secrète des chants magiques et de l'incantation » (M. Meslin).

    Dionysos, lui, est d'abord la divinité de la végétation en général, du ganos (humidité vivifiante) qui anime tout l'univers végétal. Il restera toujours le dieu des grands arbres, ses fidèles brandissant le thyrse (bâton terminé souvent par une pomme de pin, héritage des vieux cultes de l'arbre) et le lierre qui, comme tout feuillage restant vert en hiver, est le symbole de la continuité de la vie, par-delà le rythme des saisons et des générations. Puis Dionysos devient le dieu de la vigne et du vin, ce vin qui, « liquide et feu à la fois, est comme le ganos de la vigne » (2) et exalte l'homme jusqu'à lui faire parcourir les étranges sentiers de l'ivresse.

    Ainsi, Dionysos est l'élan vital, spontané, déchaîné (le cortège des Ménades courant les montagnes boisées et déchirant à pleines dents leurs proies), le jaillissement des forces élémentaires, tandis qu'Apollon est la cohérence, la lucidité, l'ordre intérieur de l'âme qui se répercute sur un clair ordonnancement du monde extérieur. Forces chtoniennes, montées des profondeurs de la terre, et forces ouraniennes, descendues du firmament où règne le soleil…

    Loin de les opposer, les Grecs les ont conciliées, et dès l'époque mycénienne puisque Dionysos, originaire de Phrygie ou de Thrace, est mentionné sur les tablettes de Pylos vers -1200. Il s'agit là d'une union dont on rencontre l'équivalent dans toutes les sociétés nées de l'expansion indo-européenne, les conquérants ayant le souci d'intégrer à leur panthéon les divinités autochtones (3). Cette intégration est profonde. À Delphes même — où pourtant le solaire Apollon s'est imposé aux forces chtoniennes par sa victoire, très symbolique, sur le serpent Python — le célèbre sanctuaire voit réunis les deux grands courants religieux qu'incarnent Apollon et Dionysos. Selon le témoignage, tardif mais probant, de Plutarque, note H. Jeanmaire, « à Delphes, où Dionysos recevait les honneurs à côté d'Apollon, une sorte de partage liturgique attribuait aux deux divinités deux portions inégales de l'année ; le service d'Apollon, caractérisé par l'exécution des hymnes triomphaux qu'étaient les péans, en occupait la plus grande partie, mais pendant trois mois d'hiver prévalait le service de Dionysos, et le dithyrambe, qui lui est propre, se substituait au péan » (4).

    Cet équilibre par l'accord entre Apollon et Dionysos court, telle une nostalgie, à travers toute l'histoire de la culture européenne. Avec cette double présence, cette double exigence qu'évoque Vincent Decombis [membre originel du GRECE, anima la revue Argad de 1969 à 1971] et qui n'a cessé de hanter, depuis quinze siècles, ceux qui sont en quête de “la plus longue mémoire” :

    « Apollon : ou la clarté, la recherche du maximum de clarté, le solaire dans l'âme : un appel vers le suprême… l'infini… l'Olympe de l'esprit et la Thulé intérieure… Royaume de calme et de plénitude… Souveraine sagesse et souveraine légèreté… Apollon, ou la transcendance lumineuse absolue. Dionysos, ou la vie, l'intensité suprême dans le mouvant, l'évolutif, le transitoire, l'esprit des arbres et des eaux, des forêts, du printemps et de l'éternelle jeunesse… La spontanéité enfantine et juvénile, le sourire de la chair et la grâce des corps, la femme et la splendeur émergeant du nocturne, le soleil passager et impressionniste, le déchaînement sensuel des forces de ce monde… Dionysos : ou l'immanence absolue ».

    Face à la présence, dans l'inconscient collectif, de cette double polarité Apollon-Dionysos, le christianisme a tenté, au Moyen-Âge, d'appliquer son ambivalente politique de récupération-répression.

    Récupération. Le Christ est chargé des attributs d'un dieu solaire. Il apparaît, nimbé d'or, comme souverain des cieux. Au XIIe siècle s'élabore un art, reposant sur un soubassement théologique, dont Suger, abbé de Saint-Denis, se fait l'ardent propagandiste. Georges Duby en résume les principes :

    « Au cœur de l’œuvre, cette idée : Dieu est lumière. À cette lumière initiale, incréée et créatrice, participe chaque créature. Chaque créature reçoit et transmet l'illumination divine selon sa capacité, c'est-à-dire selon le rang qu'elle occupe dans l'échelle des êtres, selon le niveau où la pensée de Dieu l'a hiérarchiquement située. Issu d'une radiation, l'univers est un jaillissement lumineux qui descend en cascades, et la lumière émanant de l’Être premier installe à sa place immuable chacun des être créés. Mais elle les unit tous. Lien d'amour, elle irrigue le monde tout entier, elle l'établit dans l'ordre et la cohésion et, parce que tout objet réfléchit plus ou moins la lumière, cette irradiation, par une chaîne continue de reflets, suscite depuis les profondeurs de l'ombre un mouvement inverse, mouvement de réflexion, vers le foyer de son raisonnement. De la sorte, l'acte lumineux de la création institue lui-même une remontée progressive de degré en degré vers l’Être invisible et ineffable dont tout procède. Tout revient à lui par le moyen des choses visibles qui, aux niveaux ascendants de la hiérarchie, réfléchissent de mieux en mieux sa lumière » (5).

    [Ci-dessous : La figure solaire d'Apollon a survécu à la christianisation de l'Europe comme en témoigne le noble et grave visage du "beau Dieu" de la cathédrale d'Amiens. « Tâchons de comprendre les Grecs : si nous y parvenons nous n'aurons que peu d'efforts à faire pour comprendre notre XIIe et XIIIe siècle » remarquera Auguste Rodin, cité dans Le porche du Dieu fait homme, Daniel-Rops, Plon, 1953, p. 40]

    amiens-statueCette vision hiérarchique de l'univers, visible et invisible, est issue d'un traité de Denys l'Aéropagite, disciple de Saint-Paul — mais en fait rédigé par un inconnu dans l'Orient du très haut Moyen-Âge. Elle correspond à un effort de logique, de clarté qui débouche sur l'art gothique — les rosaces des grandes cathédrales, le “beau Dieu” d'Amiens sont éminemment solaires — et, au plan intellectuel, sur la construction thomiste, cependant qu'au plan militaire la prise en main de la chevalerie et les croisades correspondaient déjà à une interprétation “apollinienne” du christianisme. Tentative ne pouvant déboucher, très vite — et compte tenu de la nature totalitaire du christianisme — que sur une trahison de l'esprit apollinien : la croisade, détournée au XIIe siècle contre l'hérésie, débouchera sur l'Inquisition et la scolastique deviendra rapidement un système de pensée bloqué, clos, incapable d'évoluer (6).

    Il en va de même pour Dionysos. Au XIIIe siècle, le franciscanisme correspond à une tentative de récupération du panthéisme dionysiaque. Lorsque François d'Assise se disait frère des oiseaux du ciel, du soleil, du vent, des sources et des fleurs des champs, « une telle communion dans la joie du monde s'accordait aux désirs de conquête de la jeunesse courtoise » que voulait réaliser l’Église. « Elle était capable — ajoute George Duby (7) — de ramener vers Dieu des troupes de garçons et de filles qui partaient fleurir l'arbre de Mai. C'était en accueillant la nature, les bêtes sauvages, la fraîcheur de l'aube et les vignes mûrissantes, que l’Église des cathédrales pouvait espérer attirer à soi les chevaliers chasseurs, les troubadours, les vieilles croyances païennes dans la puissance des forces agrestes ».

    Pourtant, l'exaltation des forces de vie, élémentaires, de l'amour, de la joie, des plaisirs du corps et du cœur reste toujours suspecte aux yeux des défenseurs intransigeants de l'orthodoxie doctrinale chrétienne. Comment concilier, en effet, joie de vivre et poids du péché originel, nécessité de l'expiation, de la pénitence et du renoncement au monde — ce monde qui reste, quoi qu'on en dise, source de péché et de corruption ? Aussi Dionysos est-il condamné à se réfugier dans la clandestinité des grands bois. Ceux qui lui restent fidèles doivent se réunir par les nuits sans lune. Ils sont présenté, par les clercs, comme des créatures du diable. Car Dionysos est devenu Lucifer — nom ambigu puisque étymologiquement, Lucifer est le “porte-lumière” — en héritant bien souvent de l'apparence physique du Grand Pan, et les Ménades sont devenues sorcières, le thiase, sabbat (8).

    Avec la Renaissance s'esquissent les retrouvailles d'Apollon et de Dionysos. Tous deux sont présents dans le tableau [au sens où l'apollinien s'exprimerait dans la “virilité” du dessin ciselé et le dionysiaque dans l'effet du printemps sur la nature entière] que Botticelli intitule — c'est une véritable déclaration de foi — Le Printemps (La Primavera). « L'homme est le modèle du monde », dit Léonard de Vinci. Bravant le vieil interdit chrétien qui a bridé tout effort scientifique — la libido sciendi est le péché par excellence, l'orgueil de l'homme qui, de créature, veut devenir créateur — l'Europe part à la conquête de la Terre et même, avec Copernic, Galilée, Kepler, du cosmos.

    L'édification de la science moderne est apollinienne : elle aboutit — ce n'est pas un hasard — à un programme de conquête de l'espace placé sous l'égide d'Apollon (le programme Apollo de la NASA). Apollon est présent aussi dans la grandiose construction politique d'un Louis XIV — le palais de Versailles ne serait-il pas la traduction architecturale du mythe apollinien ? (9) — et d'un Napoléon. Courant apollinien et courant dionysiaque circulent jusqu'à nos jours dans la culture européenne. Ils peuvent paraître s'opposer : l'un génère le classicisme (10), l'autre le romantisme, l'un s'exprime à travers le net agencement d'un jardin à la française, l'autre à travers l'exubérance touffue d'un jardin à l'anglaise. En fait, au-delà d'une apparente rivalité, ils se retrouvent souvent côte à côte : si la Révolution — toute révolution — est dionysiaque, Robespierre tente d'imposer un culte de la Raison d'un apollinisme, à vrai dire, caricatural.

    Alors, les dieux seraient-ils morts ? Certes non, puisqu'ils vivent en chacun de ceux qui veulent faire et vivre cette libération païenne qui sera la révolution du XXIe siècle. Aujourd'hui, l'Europe attend un message religieux, au sens où l'entend JP Vernant : « Par-delà les choses, atteindre un sens qui leur donne une plénitude dont elles apparaissent, en elles-mêmes, privées ; arracher chaque être humain à son isolement en l'enracinant dans une communauté qui le conforte et le dépasse » (11).

    Pour cela, il est urgent d'écouter la voix de Dionysos et d'Apollon, réconciliés comme ils l'étaient à Delphes. Car l'un et l'autre sont indispensables à un vécu du sacré qui soit tout à la fois dynamique, jaillissant, et équilibré, harmonieux, serein. Apollon est le soleil, Dionysos l'eau. Que l'un règne seul, et c'est le dessèchement. Que l'autre règne seul, et c'est le débordement. Le soleil et l'eau sont indispensables à la vie. Comme l'est l'union de l'homme et de la femme. Leurs symboles ne doivent pas être opposés, mais liés, unis. Le ciel et la terre n'appartiennent pas à deux mondes différents, mais sont les deux aspects d'une même réalité.

    Certains l'ont bien compris, tel Roger Caillois qui, s'interrogeant en philosophe et en poète sur le fantastique, constate que « le fantastique exige la présence, côte à côte, de Dionysos et d'Apollon » (12). Le fantastique transmet, à travers des œuvres littéraires ou picturales, ce message : l'homme, tel un arbre, doit plonger ses racines en terre — c'est la part de Dionysos — et dresser ses hautes branches vers le ciel, vers le soleil — c'est la part d'Apollon. Il doit abriter en lui le serpent dionysiaque et l'aigle apollinien. L'aigle et le serpent : les deux compagnons de Zarathoustra.

    ► Pierre Vial, éléments n°36, 1980. [version pdf]

    ◘ Notes :

    1 - François Chamoux, La civilisation grecque, Arthaud, 1963.
    2 - Pierre Levêque, L'aventure grecque, A.Colin, 1964.
    3 - Voir à ce sujet l'article de Philippe Conrad, « La religion grecque et le mysticisme », in : Nouvelle École n°24. Pierre Levêque, op. cit., note de son côté, au sujet de la religion mycénienne, que « le caractère fondamental de cette religion, c'est d'avoir réalisé une synthèse entre des éléments nordiques et des éléments méditerranéens ».
    4 - H. Jeanmaire, Dionysos, Payot, 1951.
    5 - Georges Duby, Le temps des cathédrales, Gallimard, 1976.
    6 - « La pensée […] glissa peu à peu vers les dessèchements du formalisme », ibid.
    7 - Ibid.
    8 - Le déchaînement extatique des fidèles se produit dans le christianisme ; c'est le cas, par ex., des Flagellants (XIVe siècle). Mais il s'agit — comme toujours dans le christianisme — d'un dionysisme inversé, masochiste.
    9 - Voir Michel Marmin, « Soleil et poésie », in éléments n°26.
    10 - On peut aller plus loin. Au cœur d'une même époque, les deux tendances se manifestent : Corneille est apollinien, Racine est dionysiaque.
    11 - Le Nouvel Observateur, 5 mai 1980.
    12 - Alain de Benoist, Vu de droite, Copernic, 1977. [p. 477]

     

    Bruegel

    La danse des paysans par Pierre Breughel l'Ancien, 1568. Pendant des siècles, l'instinct dionysiaque des peuples d'Europe s'est débridé dans les danses, les ripailles et les amours rustiques. Saisis d'une ivresse sacrée, les villageois retrouvent spontanément les pas des cortèges bacchiques, tandis que s'entrechoquent les pichets de vin. Hommes, femmes et enfants mêlés dans le grand frémissement de la chair et de la vie. La fête prend ici sa véritable signification : assurer la conservation et la transmission des traditions communautaires et, en même temps, libérer joyeusement les énergies élémentaires et essentielles. Cette grande santé païenne restera toujours suspecte aux yeux yeux des mystiques de la pénitence, qui feront du grand Pan le maître des nuits maudites et des sabbats : « La dictature de l'idéologie chrétienne n'a pas étouffé les valeurs anciennes. Elle les a refoulées dans les ténèbres de l'inconscient. La dictature une fois levée, il est normal que toutes ces valeurs reparaissent, plus fortes que jamais. Nous sommes à l'aube d'une nouvelle civilisation, et sans pouvoir prédire ce qu'elle sera, on peut être sûr que la nouvelle religion qui en émanera sera imprégnée de tous les éléments païens qui ont vu le jour avant l'introduction du christianisme. C'est la loi des cycles… » (Jean Markale)

    Il n'en demeure pas moins que « le Dionysos transmis à la culture dont l'Européen se sert pour réinventer les Bacchanales et les mystères orphiques en faisant parler grec les gourmands de Breughel ou les buveurs de Hals, ce Dionysos là ne peut être celui de Nietzsche. L'anthropomorphisme récusé par la chrétienté ne triomphait pas dans l'antiquité. La crédibilité de Nietzsche grandit dès lors que Dionysos sans visage n'est ni divin drille, ni mage californien, ni gourou mystagogue. Reste le dionysiaque, dynamique en ce que l'innocence devient la métaphore étrangère à la forme humaine, guide la généalogie dans l'impensé du dieu. » (Pierre Boudot)

     

     

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    APOLLON

     

    aolypc10.jpg[Ci-contre : statue d'Apollon, Musée d'Olympie. Le néoplatonicien Proclus parle d'Apollon comme du grand Poète de l'Univers. C'est en effet sous l'influence du néoplatonisme que la représentation d'un poème, ou, plus précisément, d'un chant de l'Univers est mise en relation avec la structure numérique et harmonique du monde. On en trouvera un avatar à la Renaissance avec la métaphore de la Nature comme livre à déchiffrer. Mais par-delà cette réception, la figure d'Apollon nous aide à mieux reconstituer les implications autant religieuses que politiques de la notion de kosmos chez les Grecs anciens]

    « La muse qui avance d'un pas libre et pur a toujours été agréable à Zeus d'Ithomatas », est-il dit dans un chant de procession bachique d'Eumelos de Corinthe. Ithomatas était le nom du Zeus dont on célébrait la fête ithoméenne sur le mont Ithôme en Messénie où un sanctuaire lui avait été édifié. Une démarche libre et pure caractérise la muse de Zeus, car elle possède la culture la plus poussée, la plus étendue et la rectitude de sa nature se reflète dans sa démarche. Ces paroles solennelles se rapportent également à Apollon, le fils préféré de Zeus, qui apparaît comme le créateur et le protecteur des arts. Apollon est celui qui dirige les muses, le seigneur des déesses de l'Hélicon, qui sont de la nature des nymphes, déesses des sources et gardiennes des eaux, auxquelles on doit l'esprit et l'inspiration. Il est le Musagète (le conducteur des muses), celui qui marche devant le chœur des muses, celui que toutes suivent. De même que les muses passent pour être les mères et les préceptrices des poètes et des chanteurs, de même on doit absolument considérer Apollon comme le père d'Orphée et de Linos, comme le père de tous les hommes et de toutes les femmes doués de sens artistique. Il n'y a pas de dieu qu'un artiste puisse vénérer davantage, pas de guide et de conseiller plus digne de confiance, sous l'égide duquel il puisse se sentir mieux protégé.

    C'est ainsi qu'il a toujours été honoré par les poètes et les chanteurs, par ceux qui étaient à la tête d'entreprises artistiques. Il est le dieu qui introduit l'ordre par le chant et le jeu des instruments à cordes, le dieu de cet ordre des muses que l'on doit considérer comme une condition de l'ordre de toute chose car, sans lui, tout le travail, toute la peine des hommes, ne peuvent porter leurs fruits. Il est impossible d'honorer le travail en tant que tel parce qu'il est simplement le labeur, car partout où cela se fait, toute application, toute activité se perd dans les ténèbres : on ne tarde pas à apercevoir ce que notre peine a de servile et aussi de stérile. Les muses ne sauraient être absentes de notre travail ou le fuir car où elles le font, elles enlèvent la joie, le sens du beau s'estompe. Les époques de travail dont les muses sont absentes sont également toujours des époques sombres dans la vie des peuples comme dans celle des individus ; ce sont des périodes qui ne laissent pas de souvenirs, car Mnémosyne — tel est le nom de la mère des muses — leur demeure étrangère.

    apollo10.jpgLa spiritualité de la forme

    [Pendant la période grecque archaïque, Apollon ne se différencie guère du type kouros (Apollon de Piombino, bronze, pastiche archaïsant du Ier s. av. n.è., Louvre). Apollon, le plus serein des dieux, est aussi celui qui donne à la forme sa spiritualité. « Un calme reposant sur lui-même, un manque de besoin se suffisant à lui-même, tel est le propre du beau et du parfait »]

    Apollon est le dieu de la vie dont l'ordre est régi par les muses et, en cette qualité, il est l'ami du travail inspiré par les muses au sens le plus large — car la vie elle-même est art et ordre supérieurs. Comme il est l'ennemi de tout ce qui est ténébreux, diffus et confus, il émane de lui un flot de lumière qui éclaire les ténèbres d'une clarté dorée et crée de l'ordre. Il incarne la conscience spirituelle suprême, qui dégage vue d'ensemble et cohérence et s'oppose à tout ce qui est irrésolu, ambigu, indécis. Chez lui, la conscience n'est pas seulement une connaissance, un savoir qu'acquiert l'intelligence ; elle est la force qui élimine toute résistance d'inertie et en supprime le poids, elle est une façon d'ordonner, de faire apparaître clairement un enchevêtrement de faits difficiles à saisir et opprimants, qui déconcertent l'homme. Car la divinité agit par sa conscience, elle participe à la vie du monde et à la nôtre et nous communique sa propre assurance et sa facilité, l'assurance et la légèreté de son pied fait pour la danse. Ce qui demeure indécis, qui fait encore l'objet d'un doute et qui échappe à la décision, est étranger à sa route.

    C'est ainsi que l'on ne trouve pas, non plus, la divinité dans ces domaines intermédiaires où se perd la pensée, où les chimères apparaissent et disparaissent. Le royaume sur lequel elle règne n'est pas celui de l'utopie. Nous peuplons la terre de rêves et d’êtres qui reviennent vers nous, se penchent sur nous et qui nous font peur jusque dans notre sommeil. Nous sentons, comme à travers une mince cloison, que le monde qui nous est incompréhensible est rempli d'effroi, de spectres redoutables dont la vue fait reculer jusqu'aux plus braves. Apollon nous libère de cette peur et nous donne confiance en nous-mêmes. Pour nous, il combat les monstres. Il assemble et sépare tout en prenant forme. Ce n'est pas sans raison qu'on lui a consacré le laurier, dont la feuille ferme et puissante est nettement déformée, ni la cigale, qui lance son cri strident dans la lumière, ni le serpent, cette créature magnifique qui, dans sa luisance, se repose au soleil. Le serpent d'Apollon est l'animal lumineux du midi. Souvenons-nous qu'une branche de laurier — dont le nom signifie « le divin », en raison de son pouvoir purificateur — cueillie dans le bois sacré d'Apollon à Delphes, purifie davantage que l'eau des sources ou de la mer, que l'encens et le soufre. Cette pureté suprême est sans mélange, mais elle est également une force qui sépare, qui divise en apportant le salut.

    C'est la spiritualité de la forme qui nous parle par l'intermédiaire d'Apollon, et tout ce qui émane de lui a une forme noble, intangible. La forme est, par définition, ce qui relie les parties en un tout, c'est la nature et la façon de cet assemblage, qui domine la matière informe, à laquelle la matière se plie. Elle est, d’après la définition d'Aristote, l'essence perceptible d'un objet, par opposition à sa matière. Mais laissons là cette définition, pour ne considérer que ce qui est informe, ce qui n'a pas reçu de forme. Partout où nous le rencontrons, nous n'y prenons aucun plaisir, nous ne ressentons que le poids qui en émane, la lourdeur qui lui est inhérente. Ce que nous discernons dans ce qui n'a pas de forme, ce sont ses traits grossiers, ses contours gauches, ses failles et ses inégalités, qui dénotent un manque de liaison. Il y a ici des degrés dans la perfection, un succès croissant, une facilité qui va en augmentant. Quand nous nous lassons, nous ressentons le poids des choses et le monde commence à peser sur nous. Mais quand notre esprit se sent libre, une intuition peut alors se manifester en nous : que le poids énorme du monde ne repose que sur une illusion, sur une fiction ayant la légèreté de la plume, ou qui est peut-être même impondérable, car tout son poids ne repose que sur nos seules idées — nous les pesons d’après le poids de notre propre corps.

    Apollon peut nous aider à parvenir à une telle perception des choses. Sa supériorité réside dans le fait qu'il se joue de la pesanteur, car, pour lui, rien n'a de poids. Il n'a, en lui, aucun effort, rien de forcé, aucune tension de la volonté, mais aussi aucun échec. Il y a un équilibre entre ce que le monde a de problématique et l'abîme dans lequel il est entraîné, abîme qui nous donne un violent vertige. L'homme qui perçoit les dimensions de cet abîme a, en même temps, la révélation de ce que le monde a de problématique, de précaire. L'esprit se sent attiré par cet infini fallacieux et s'y perd à partir du moment où il s'abandonne aux mesures et aux limitations. Apollon, lui, ne connaît aucun problème. Il n'est pas un lutteur qui fait usage de ses forces sur lui-même. Il laisse derrière lui toutes les natures faustiennes ; elles n'entrent absolument pas dans le champ de ses yeux grand ouverts. Il est le plus serein des dieux, le plus radieux dans sa sérénité ; il analyse et dissipe les frayeurs sombres de ce monde que son regard disperse comme le soleil le fait de la brume. Les émotions qu'inspire Dionysos, le grand instigateur de fêtes, produisent sur les hommes une impression plus profonde et plus puissante mais Dionysos n'a pas la sérénité d'Apollon car il est un dieu changeant, qui se métamorphose. Il lui manque la pérennité, et sa douceur est comme le calme d'avant et d’après les tempêtes qui déchaînent la mer. Dionysos est un connaisseur et un scrutateur des sommets et des dépressions de la nature humaine et c'est pourquoi on a l'impression que son empire a des dimensions dépassant celles d'Apollon. Apollon, lui, est comme le centre et la circonférence.

    Cependant, ce que l'on nomme la sérénité d'Apollon repose souvent sur un malentendu. La liberté d'esprit est nécessaire pour participer à cette sérénité ; elle est un bercement de l'esprit par lui-même et un libre essor dans lequel il plane. Il est difficile de s'approcher d'Apollon, car s'il existe entre les dieux et les hommes des distances infranchissables, c'est particulièrement vrai dans le cas d'Apollon. Plus il se rapproche et plus la séparation devient manifeste. Sa sérénité a la nature et la clarté du feu. Elle est vide de passion, elle est sans besoin, elle se suffit à elle-même. Si par nostalgie, nous entendons une réminiscence du passé, c'est par conscience d'une perte subie que celle-ci s'empare des hommes. Si nous l'appliquons à l'avenir, elle n'en proviendra pas moins d'un sentiment de carence. Mais qu'elle soit curable ou incurable, elle est un sentiment de temps malheureux, elle nie le présent. Ce qu'elle a de précieux, de doux, d'harmonieux, ce qui, en elle, leurre les hommes, n'existe que de façon comparative, n'existe pas sans un sentiment de caducité, de fugacité. L'impétueux n'est pas serein mais il a une certaine profondeur, dans la mesure où il est imparfait. Il a sur les lèvres l’avant-goût et l’arrière-goût de la douceur. Il ne peut s'approcher d'Apollon qui ignore l'impétuosité. Il ne trouve nulle part d’accès au dieu.

    Apollon est étranger à toute notion de perte, il est libéré du poids du passé et du présent, il est libre vis-à-vis de l'avenir. Il guérit les malades qui se fient à lui, mais il n'aime pas la souffrance — il n'est pas un dieu qui souffre. On comprend donc qu'il fasse l'objet de l'aversion du chrétien, qu'il soit considéré et traité comme un antagoniste. Les traits d'Apollon sont passés dans ceux de l'Antéchrist, et on remarque chez Lucifer une analogie lointaine avec Apollon porteur de la lumière, du glaive d'or. Qu'y-a-t-il de plus lucide que l'esprit d'Apollon ? Une divinité régnant sur un si vaste domaine de l'existence, incarnant le protecteur de tout ce qui est parfait, ignore naturellement le besoin de salut et de rédemption de l'âme humaine. Ce qui implique cette dureté que le pieux chrétien perçoit en elle et dont il lui fait le reproche. Ce dont on lui fait grief est un manque de sensibilité interne. Et, de fait, ce dieu ne possède pas de sensibilité et il n'en a que faire. Nous ne sommes pas en droit d'attendre de lui qu'il fasse preuve de compassion, qu'il fasse la différence entre sentiment interne et externe (ce qui suppose déjà une suspicion). Son œil a l'éclat du soleil. Un calme reposant sur lui-même, un manque de besoin se suffisant à lui-même, tel est le propre du beau et du parfait. Apollon est affranchi du tourment du devenir, des contraintes de la volonté, ce qui lui confère de l'éclat. Mais il a également vaincu la mort ; la destruction ne peut plus rien contre lui. La douleur se calme en son sein. Dans le beau, nous distinguons à la fois le manque de défaut, de vice, d'imparfait des choses qui, à l'instar des personnes en bonne santé, n'ont que faire d'un médecin.

    delphe10.jpg

    [Delphes était considérée comme une cité sacrée en raison de son sanctuaire consacré au dieu Apollon. On venait de partout, même hors de la Grèce, pour y consulter la Pythie sur quelque affaire importante. Le dieu se manifestait par la voix de la Pythie, une prêtresse, assise sur son trépied au-dessus d'une ouverture aménagée dans le sol de l'adyton. Ses prophéties étaient rédigées et interprétées par un prêtre d'Apollon. Déjà pillé par Sylla et Néron, le sanctuaire vit sa ruine consommée par l'avènement du christianisme, lorsque l'empereur Constantin fit enlever du « téménos » d'Apollon le trépied en or que les peuples grecs avaient offert après la victoire de Platées]

    Pas de place pour le fanatisme

    tiber-10.gif[Expression de l'idéal grec de la beauté, Apollon a inspiré de nombreuses statues antiques comme cet « Apollon du Tibre », copie romaine d'un original du premier classicisme [- 450] marqué par l'influence de Phidias et Calamis. Musée des Termes, Rome]

    Apollon est un dieu qui trace des frontières, attentif aux séparations, un maître de la mesure et de la distance fondée sur la détermination des mesures. Celui qui s'approche de lui en le vénérant, aperçoit les barrières imposées à cette approche, les frontières inamovibles que l'on ne peut franchir. Son culte a quelque chose de solennel, de joyeux, de clair et de pondéré. Apollon veille à ce que l'esprit humain ne franchisse pas abusivement les frontières, il le protège du manque de mesure et de la démesure. Il est le gardien de l’œil humain qui, sans sa tutelle, s'égarerait dans le trop grand ou dans le trop petit. Ainsi la juste mesure de l'œuvre d'art grecque, de la pensée grecque, est-elle un don de ce dieu aux grands yeux et au regard juste. Il confère le don de voir les choses comme elles sont et, partout où ce don est présent, il n'y a pas de place pour le fanatisme. La ferveur mystique lui est également étrangère ; on ne la rencontre pas dans son culte. Ici, rien ne pousse à une communion avec la divinité, à une abnégation extatique de la personnalité, ni à des visions ascétiques, ni aux épanchements d'une âme tantôt en proie à la jubilation, tantôt au désespoir.

    Sérénité, tranquillité d'esprit, une conscience claire, l'observation et le respect des distances, sont le propre d'Apollon et des hommes qui se recommandent de lui. Là où se manifeste la démesure, le chaos informe, le désordre sans frein, le dieu est absent car il est l'ami des forces qui se modèrent et s'ordonnent d'elles-mêmes. Le gigantesque, le titanesque, le cyclopéen sont étrangers et contraires à son essence. Son œil n'effleure même pas ce qui est privé de forme. Il ne se tourne pas vers ce qui est en devenir, mais il prend plaisir à ce qui est achevé, beau et parfait. En étroite relation avec ce qui précède, il importe de ne pas oublier qu'il est le dieu de l'infini baigné de lumière, où les choses se détachent, où l'homme acquiert conscience de lui-même et de ses limites. L'infini ne l'occupe pas, pas plus que le sentiment d'un effort de recherche infinie, insatiable, incapable de trouver le repos. Un tel effort toujours tendu caractérise au contraire le titanesque, est l'expression d'un devenir titanesque. Apollon est immortel, mais cette immortalité n'est pas synonyme d'infini dans l'espace et d'éternité dans le temps. Elle est le présent lumineux, l'existence rayonnante. L'instant la fait apparaître de la façon la plus tangible.

    Où que soit Apollon, c'est le règne de l'ordre. Apollon projette d'emblée la lumière sur les choses, non pas en découvrant des rapports mécaniques et schématiques, mais bien en apportant la virilité de son esprit qui crée la maîtrise, réalise la puissance et dispense les lois. L'ordre de l'architecture dorique est le reflet de son esprit, et, en considérant la colonne dorique, on ne peut s’empêcher de penser à lui. Le fût circulaire, allant en diminuant, s'élevant avec aisance, se détachant, baignant dans un espace lumineux, faisant saillie avec son échine et son abaque pour absorber sans gêne la charge du poutrage, l'intelligence de la répartition du poids, tout cela donne une idée des forces d'Apollon.

    Apollon est un fondateur de villes et un législateur, dans la mesure où l'État et la constitution d'un État sont des œuvres d'art de l'esprit éveillé et ne reflètent pas seulement les besoins de la vie humaine. La constitution de la Doride découle de son culte, le corps des lois de Lycurgue provient de l'oracle de Delphes. Non seulement il a suscité la polis antique mais encore veille-t-il à l'édification politique de l'État en sa qualité d'artiste-architecte. Très belle est l'image du dieu jouant d'un instrument à cordes et dont le jeu coordonne la construction des remparts d'Ilion [vieux nom de Troie] car elle signifie que sous sa protection, l'œuvre la plus difficile est menée à bien avec facilité. Apollon montre la bonne voie à suivre, raison pour laquelle il est également le protecteur des rues et des chemins et celui qui garantit un bon voyage aux fondateurs de colonies. Son oracle non seulement stipule la fondation des colonies et en fixe l'époque appropriée mais désigne aussi l'emplacement sur lequel le nouvel établissement prospérera.

    La cité bien ordonnée ne doit être ni trop grande ni trop petite ; ses moyens doivent être adaptés à ses besoins et il existe un rapport harmonieux entre sa superficie et sa population. S'il n'y a pas assez de citoyens à l'intérieur des murs, on doit s'efforcer d'en attirer. S'ils sont en excédent, il faut absolument créer des colonies. Cette séparation de communautés d'avec la Terre-Mère relève de l'autorité d'Apollon et celui-ci le doit principalement au fait d’être le protecteur des entreprises de l'esprit et de favoriser partout les communautés de l'esprit par rapport aux communautés du sang. L'Orestie nous renseigne à ce sujet. L'homme au sort duquel s'intéresse Apollon est pénétré de la conscience d'un développement intellectuel favorable, d'une réussite et d'un accomplissement heureux. Le souffle du dieu qui s'approche le remplit d'enthousiasme — afflatus est numine quando iam propriore dei. L'enthousiasme que suscite Apollon est un savoir alerte, le bonheur qu'il communique provient de la clarté de l'intelligence, et c'est ainsi qu'il pénètre la totalité de la vie, les activités du plus haut pouvoir des princes comme celles du berger qui s'exercent en pleine nature, sous les rayons du soleil.

    En sa qualité de dieu de l'État et de sa constitution, Apollon a également la législation et la juridiction parmi ses attributs. Il est le favori de Zeus dont il annonce la volonté en tant que connaisseur du juste et du vrai, qui ignore l'erreur et évente toute supercherie. Il est donc vain de vouloir le tromper ou l'induire en erreur car la duperie ni ne le touche ni ne l'atteint. Il n'aime pas davantage la ruse même si elle est une arme de l'esprit humain ; c'est un trait qui le distingue d'Athéna, qui étend sa protection également aux inventions de l'esprit, aux subterfuges, aux astuces et aux feintes, et qui sourit aux roueries des audacieux. Une grandeur, une franchise, une assurance parfaitement simples, voilà ce qui le caractérise et non l'embrouillé, l'aléatoire, le compliqué. Il n'est pas, comme Hermès, le dieu des retors mais il transperce tout, comme un rayon de lumière qui tombe droit.

    La musique et la vie de l'État

    C'est surtout la connaissance de la mesure qui est sa caractéristique. Non seulement il est lui-même d'une très grande beauté masculine et juvénile mais il connaît aussi les mesures du beau — et il les indique à l'homme d'État, à l'artiste, à l'artisan et au pâtre. Le secret et la puissance de son jeu musical, c’est d'inspirer des harmonies, des figures élémentaires qui apparaissent comme des canons du beau. Il n'est pas seulement l'harmonie suprême qui enchante par son jeu et celui de ses disciples ; on peut obtenir la communication, la révélation des connaissances qui font de cette harmonie la conséquence d'un ordre de mesure et qui a pour résultat heureux que l'aide du dieu dégage cet ordre, que ce soit dans la constitution de l'État ou dans la construction d'un temple, dans la législation comme dans une figuration plastique isolée. L'importance politique immédiate de la musique est en rapport étroit avec ces sujets ; un État bien ordonné se reflète également dans l'art de combiner les sons, et des innovations dans ce domaine doivent nécessairement se répercuter sur l'État. C'est ainsi que l'introduction d'un nouveau mode, d'un nouvel instrument, provoque des controverses, engendre la confusion et rend une intervention indispensable.

    lyre10.jpgLa puissance d'organisation artistique d'Apollon, le dieu de l'État, s'étend surtout à la musique. L'Éolien Terpandros, vainqueur au tournoi (agôn) des hymnes de Delphes, aplanit, comme l'avait promis l'oracle, le différend qui disloquait l'État spartiate. En s'exprimant par l'intermédiaire de sa cithare, cet Éolien remet de l'ordre dans l'esprit de ceux qui l'entendent et amène à composition des adversaires qui semblaient irréconciliables. Façon de faire mémorable, qui confine aux pouvoirs d'Orphée ! Un homme qui réussit dans une telle entreprise a quelque chose de divin ; on comprend que les Spartiates l'aient honoré et lui aient accordé des pouvoirs étendus. De fait, Terpandros est le fondateur de la première katastasis (temps fort, apogée) artistique et musicale à Sparte. À son nom se rattache l'institution de nouvelles normes pour la musique : il introduit à Lacédémone la cithare à 7 cordes [ci-contre] qui remplace l'instrument à 4 cordes ; il est le précepteur qui enseigne de nouveaux modes musicaux aux citharèdes spartiates. Il fixe le nomos orthios de l'art citharédique et lui confère une solide base épique et lyrique. Grâce à lui, le jeu des instruments à cordes atteint une dimension supérieure lui permettant d'accompagner des rythmes et des mètres ingénieux, des hymnes nouveaux, d'une ordonnance plus riche. On voit immédiatement les relations étroites que cette musique et ce chant ont avec la vie de l'État. Terpandros chante déjà la gloire de Sparte où fleurit la lance de la jeunesse, le chœur des muses et le droit ; il institue des rapports exacts entre la guerre, le droit et le domaine des muses. Le jeu de la cithare va, dans les marches et dispositifs de bataille doriens, « au devant de l'épée » — et, en l'honneur de Castor, on fait entendre le kastaréion sur des cordes éoliennes comme Pindare le remarque dans la IIe des Odes pythiques.

    À la gloire d'Apollon, on chante des péans. Sur leurs rythmes évoluent les hyporchemata, les chants à danser pour Apollon, ainsi que les pyrrhiques, originaires de Crète. Ils sont rapides et fougueux comme les danses dédiées à l'Apollon Paian. Ils ne se répandent pas en complaintes mélancoliques sur le caractère éphémère de la vie, de l'amour, de la jeunesse ; ils sont joyeux et rapides, pleins d'enthousiasme, de joie et de sentiments juvéniles, remplis de la jouissance du présent. Leur mode clair, léger, enjoué, met en belle humeur, donne de l'agilité à l'esprit et de l'agilité aux pieds. Ils sont sauvages, impétueux, fougueux, gracieux et enjoués. On les retrouve dans les chants choraux de la comédie. C'est l'initiateur de la seconde katastasis musicale à Sparte, le chanteur et prêtre crétois Thalitas, qui introduisit de telles hyporchemata dans la cité tandis que Xénodamos et Alcman les perfectionnèrent. Les hyporchemata et les chants de danses pyrrhiques jouaient un grand rôle dans la formation musicale et artistique.

    Les Grecs n'ont pas manqué de semblables maîtres. Ils alliaient la connaissance de la théorie à une pratique pénétrante. Ainsi Damon, fils de Damonides d'Œa, un intime de Périclès, non seulement était un excellent musicien mais avait également la maîtrise de la théorie musicale, de l'art rythmique et métrique. De lui, on dit non seulement qu'il a institué et codifié la mesure du vers mais on lui prête encore une phrase affirmant que la musique ne se modifie pas sans transformations politiques — comme il aurait également déclaré que l'on décelait aux modes et aux rythmes le noble et le beau, le vil et le commun, l'orgueil et la démence. Damon représente donc la relation qui existe entre l'expression rythmique et métrique et les passions humaines. Simultanément sa participation aux luttes politiques de l'époque est qualifiée de décisive et Plutarque observe à son propos qu'il fut à Périclès ce que les soigneurs et les entraîneurs étaient aux athlètes. C'est à de tels talents remarquables que l'on s'aperçoit des dons d'Apollon.

    Dans un domaine voisin, n'oublions pas qu'Apollon est un dieu qui guérit, qui protège du mal, un médecin et un devin médical ; il l'est en vertu de la même puissance qui en fait le dirigeant des muses, le Musagète. Il est entendu que chaque dieu possède un pouvoir de guérir mais celui d'Apollon se révèle supérieur à celui de tous les autres. Apollon est le père d'Asclépios, tout comme ce dernier a engendré les médecins héroïques Machaon et Podaleirios. C'est donc Apollon qui a fait aux hommes le don de la médecine asclépiade et de la médecine héroïque. Les deux fils de Machaon édifièrent le premier temple dédié à leur ancêtre Asclépios et, jusqu'à l'asclépiade Hippocrate, la science médicale se transmit de père en fils (une classe de prêtres et de médecins en était la gardienne). Les lieux de culte d'Asclépios, tout comme ceux des héros, situés à proximité de sources à l'action salutaire, en altitude, bienfaisants pour la santé, sont en même temps des lieux de cure. Le grand nombre de lieux de cure et de thermes montre l'intimité des rapports qui unissent l'ensemble de la médecine grecque à Apollon. Apollon est non seulement le devin médical qui, par son oracle, donne des remèdes contre les maladies mais il guérit du fait même de toute sa nature. Il délivre du mal qui attaque l'esprit et l'humeur. Son pouvoir de guérison n'est pas l'action d'une médecine ou d'une thérapie spéciale ; il guérit par la mesure, l'ordre, la connaissance de soi. Sous sa protection, le malade guérit parce qu'il a accès à la santé du dieu. Ce qui est intact et ce qui est en bonne santé est une seule et même chose, mais, pour guérir, il faut un pouvoir spécial, celui de déterminer le rétablissement.

    dance_10.jpgApollon communique à ses favoris sa propre clarté ordonnée, la transparence cristalline d'un esprit créateur de formes et une vie mélodieuse qui prend corps dans les personnes. Il ouvre les yeux. Dans l'empire d'Apollon, il n'y a rien de mort, de rigide. Tout est animé, toute vie a conscience d’être et chaque conscience s’élève en une connaissance joyeuse. Il n'y a pas ici d'opposition entre nature et esprit car même la floraison et la croissance des formes relèvent de l'esprit ; celui qui sait se sent faire un avec le devenir qui le remplit de joie. Le premier Hymne homérique à Apollon exprime cela quand le poète dit que Phoibos (= Apollon) aime bien les temples et les bosquets sacrés, les beaux paysages, les sommets et les fleuves qui se jettent dans la mer mais que ce qu'il aime par-dessus tout, c'est la Délos florissante où les Iaones en habits de fête le révèrent, le réjouissent de leurs danses, de leurs chants et de leurs pugilats, de leurs jolies femmes, de leurs nefs rapides, de toutes leurs richesses, du cortège des jeunes filles au service du dieu qui chantent ses louanges ainsi que celles d'Artémis et de Léto — un chant si magnifiquement ordonné que l'on pourrait croire que ce sont le dieu et les déesses elles-mêmes qui le chantent. La joie claire de la vie, le plaisir éprouvé à l'épanouissement de la végétation nouvelle, un bonheur inspiré par les muses, voilà ce que chante le poète. Une grande clarté émane du mont délien de Kythos au pied duquel Apollon et sa sœur jumelle Artémis ont vu le jour. On dit qu'Apollon est né au septième jour du mois du printemps et c'est au printemps qu’après s’être retiré pendant la saison sombre de l'hiver, il revient de la Lycie et de l'Éthiopie ensoleillées et du pays où les Hyperboréens vivent dans la lumière éternelle.

    C'est parce qu'Apollon définit la mesure, parce qu'il veille sur les frontières et aime ce qui a une forme, que son ire se déchaîne et qu'il se révèle redoutable et funeste pour les contempteurs de la mesure. Il n'épargne personne et ses flèches atteignent inéluctablement leur but. Ce qui en Apollon apparaît comme de la dureté, ce qui semble insupportable à une nature tendre, indécise, accommodante, est son inflexibilité, son invulnérabilité. Cette rigidité de la forme et de l'esprit, cette rigueur de la lumière et de la connaissance ont quelque chose de douloureux, mais d'une douleur qui apporte le salut. Cette plénitude de lumière fait que l'aveugle ou celui qui n'a qu'une vue faible se méprend car une lumière très vive aveugle. C'est dans cette mesure qu'il est loxias, non pas qu'il veuille tromper, abuser et courber ce qui est droit, mais bien parce que la confusion et l'illusion se retrouvent inévitablement partout où il y a un manque de connaissance. Son pouvoir de ruiner et de guérir est indivisible : il tue de la même façon qu'il suscite la vie.

    En sa qualité de dieu qui ruine et qui punit, Apollon est le plus sévère, le plus dur et le plus inexorable de tous les dieux, celui qui réprime immédiatement et toujours l'outrecuidance par la mort. Dans sa nature, il n'y a rien qui ressemble à de la méditation ; il n'est pas un dieu d'aveux et de transitions mais il se fait respecter par sa raideur et son inflexibilité. La crainte inspirée par Apollon implique que quiconque viole l'ordre qu'il a établi, sera anéanti sans pitié. Cette crainte respectueuse d'Apollon demeure constamment perceptible et elle se transforme, chez l'homme qui reconnaît l'autorité du dieu, en un profond désarroi quand il voit s'approcher un conflit avec ce dernier. Cet effroi s'empare des Danaoï (Achéens, ancien nom des Grecs) dans le premier chant de l'Iliade lorsqu'Apollon, après qu'Agamemnon eût blessé son prêtre Chrysès, envoie la peste dans leur camp. Sombre comme la nuit, le dieu se précipite sur la flotte ; pendant sa course, son arc d'argent fait entendre des sons qui répandent la terreur et les flèches de son carquois ont une résonance mortelle. Dans ce passage, le poète décrit également le sacrifice expiatoire et lustral ordonné par Agamemnon : une ablution générale dans la mer qui lavera du sacrilège ainsi que le sacrifice total d'une chèvre et d'un taureau par lequel on s'efforcera d'obtenir la réconciliation avec le dieu. Le sacrifice est nécessaire mais restera sans succès car la réconciliation ne sera obtenue qu’après une invocation solennelle de Chrysès, ramené par Ulysse à de meilleurs sentiments, et après un sacrifice effectué par le prêtre. À l'issue du festin, le péan retentit en l'honneur d'Apollon.

    elektr10.jpgL'acquittement d'Oreste

    Où naît le conflit avec la divinité ? Nulle part ailleurs qu'aux frontières imposées à l'homme et que celui-ci franchit sciemment ou sans le faire exprès. Le manque de mesure par lequel il assombrit son esprit et crée la confusion fait souffrir le dieu de la même douleur. Faire offense à Apollon signifie toujours porter également atteinte à sa spiritualité. En qualité de dieu à l'esprit lumineux, Apollon punit Niobé. Il sanctionne la présomption de Marsyas, les Aloades et Tityos. Il manifeste de la façon la plus évidente qu'il est le dieu de toute spiritualité car, en lui, celle-ci prend une forme indépendante, invincible. C'est pourquoi il est l'ennemi de ce qui est grossier, de tout asservissement forcé de la pensée et de toute barbarie. De même qu'il règne sur les gymnases et les palestres, qu'il confère l'endurance au pugilat, l'adresse et la vélocité, de même il est celui qui donne la victoire dans les joutes de l'esprit et les activités des muses. Son oracle est celui qui décerne à Socrate le titre de « plus sage des Grecs ».

    Mais il est surtout le protecteur d'Oreste. La mission dont il se charge dans L’Orestie (1) était inscrite par avance dans les événements qui se sont déroulés lors de la mise à mort du dragon de Delphes. Lorsque Apollon tua le serpent Python [divinité chthonienne vénérée à Delphes depuis le début du IIe millénaire], le fils de Gaïa, né de la terre humide de l'inondation de Deucalion, il blessa la Terre-Mère. Le risque était grand, l'issue imprévisible car, ici, il ne s'en prenait pas à une individualité, il touchait à l'ensemble ténébreux et gigantesque des divinités de la terre, dans l'empire même de leur force et de leur dignité, dans ce sanctuaire de Delphes qu'il avait choisi comme son propre siège. Il fut alors obligé de quitter le pays pour expier son crime, de passer sept ans comme domestique chez Admète, de se purifier dans un bosquet sacré d'oliviers, avant de rentrer à Delphes et de prendre ses fonctions de devin de Zeus.

    La tâche qu'il a assumée à cette époque, il la poursuit dans L’Orestie, car l'empire de Python est le même que celui où commandent les Érinyes. Avec Athéna, la déesse sans mère, il prend le parti de l'assassin d'une mère, d'un meurtrier qui a vengé son père, de l'exécuteur d'une vengeance à l'encontre de celle qui a tué son mari. Dans cette adoption d'Oreste par Apollon et Athéna, nous reconnaissons aussitôt les traits qui distinguent la nature de ces dieux. Apollon poursuit son dessein avec plus de rudesse et moins de ménagement qu'Athéna ; il ne recule devant rien, il semble même préparer la rupture avec le vieil ordre moral et avec celles qui en ont la garde. Son oracle ordonne le meurtre d'une mère. Il endort les Érinyes dans son temple, il les chasse avec des paroles rudes. Athéna, elle, apparaît comme la déesse du bon conseil, des compromis et des solutions ingénieuses. Sa mission consiste à négocier avec les déesses de la terre et à apaiser leur courroux ; c'est également son temple qui est le théâtre de l'œuvre difficile de réconciliation. Apollon manifeste ouvertement son ressentiment à l'encontre des Érinyes et leur fait face en termes vifs, moqueurs. À cela s'ajoute le fait que les divinités les plus âgées reprochent aux plus jeunes d'exercer leurs pouvoirs au mépris du droit touchant au respect du sang et de la vengeance, droit extrêmement vieux et intangible ; elles menacent de faire tort à l'État et au peuple d’Athènes en leur restreignant ce droit de vengeance. Comment aplanir un tel conflit ? C'est Athéna qui fait prendre à l'affaire un tournant décisif en amenant les Érinyes à lui confier l'arbitrage final du différend. Mais lorsqu'elle s'en remet, quant à la décision, à un aréopage athénien, c'est-à-dire lorsqu'elle ouvre une procédure judiciaire, tout menace d'échouer une nouvelle fois.

    Ce qu'il y a de nouveau, d'inédit dans une telle procédure réside en effet dans sa raison d’être : qu'un ordre établi depuis des temps immémoriaux, incontesté, puisse s'écrouler, cesser d'avoir cours. Et pourtant, c'en est irrémédiablement fait du vieux droit de vengeance — car, quel que soit le verdict, on ne peut, en ce domaine, songer à une restitutio in integrum. D'où le ressentiment, les plaintes et les lamentations des Érinyes. Bien qu'Apollon et Athéna soutiennent le tribunal, celui-ci n'ose pas acquitter Oreste : il n'y a aucun tribunal, dont les juges sont des mortels, qui pourrait rendre un verdict d'acquittement. Ce n'est que parce que la protectrice de la ville dépose dans l'urne un suffrage en faveur d'Oreste que l'on obtient la sentence d'acquittement. De ce vote d'Athéna, on peut dire qu'il a fait d’Athènes ce que cette cité est devenue — qu'il a marqué le destin de la ville. Les déesses sanguinaires qui se sentent outragées suscitent en effet une nouvelle vengeance contre la ville et ne peuvent être apaisées que par Athéna, qui leur assure une place dans la cité, à côté de son propre temple, leur offrant donc le culte des hommes et des divinités, culte qui garantit leurs droits pour toujours. L'enthousiasme qui éclate à Athènes lorsque le succès de cette œuvre de réconciliation est acquis, montre immédiatement l'importance du résultat obtenu. Une procession et une réinstallation solennelles de la déesse, avec ses prêtresses et les Érinyes — qui s'appelleront dorénavant les Euménides (2) — suivies par de nombreux Athéniens et Athéniennes, scellent le différend, y mettant un point final.

    Celui qui médite les leçons de L’Orestie comprend donc bien qu'Apollon a non seulement déchargé Oreste du poids d'un crime de sang sombre et monstrueux mais encore qu'il a délivré l'ensemble de la Grèce de l'emprise d'un droit de vengeance, de talion, ténébreux et erroné. Apollon accomplit la volonté de Zeus, une mission qui lui a été confiée par l'ensemble des divinités de l'Olympe. La solution de cette question qui semble dépasser l'entendement, le discernement d'un aréopage constitué de mortels, a quelque chose de propre à soulager l'humanité. Le dieu apparaît comme un réconciliateur et comme un libérateur. La domination des déesses de la terre et de la nuit est restreinte sans que leur dignité en souffre pour autant, puisqu'elles reçoivent une consécration légitime. Toute la puissance d'Apollon se déploie dans cet acte ; elle brille de son éclat le plus pur, et le dieu nous apparaît sous son véritable jour, comme un bienfaiteur, qui le demeure même dans sa sévérité.

    Partout où il est révéré, Apollon suscite la joie. Partout se répandent la claire et chaude sérénité de son être et le caractère solennel de sa nature. Apollon est un dieu foncièrement solennel. Il n'est pas seulement le dieu des jeux pythiques, celui qui confère la victoire dans les tournois de gymnastique et les compétitions artistiques, étant lui-même un lutteur ; il n'est pas seulement le joueur de phorminx [sorte de lyre], dont la musique et le chant subjuguent et mettent de l'ordre, pas seulement le fondateur d'États, le législateur, celui qui dirige toutes les colonies, le protecteur des routes et des chemins, pas seulement le devin, le médecin et celui qui accroît la fertilité — sa puissance se manifeste partout où la vie se développe dans la lumière, où l'homme s'éveille à la conscience du beau. L’œil pur qui embrasse toujours les formes avec le ravissement de la jeunesse, qui prend plaisir à la contemplation des formes de la vie, le reconnaît et se reconnaît en lui.

    La félicité qui, pour l'homme, en résulte, n'est pas la chance qu'octroie Tyché, dont le gouvernail décide de la direction que prendra le destin, dont la sphère représente le hasard qui roule et la corne d'Amalthée symbolise l'abondance des dons ; c'est un bonheur indépendant des changements, des hasards et des vicissitudes, un état de félicité durable, fondé sur l'intelligence, la clarté et la sérénité de l'esprit, sur la sobriété que les muses donnent à l'esprit. C'est le bonheur de l'homme bien équilibré dont les actions sont régies par l'harmonie de ses forces. C'est le bonheur du roi Admète, dans la demeure duquel le dieu va et vient, où règnent la lumière et l'abondance. Celui qui a une fois séjourné dans une des îles dignes d'Apollon, celui qui, aux premières heures de la matinée ou en plein midi, a contemplé ce paysage où tout est baigné de lumière, qui a senti le fleuve de la vie passer dans les contours, dans les lignes marquant les limites des formes de la vie, connaît non seulement le bonheur que provoque une telle contemplation, mais il fait également l'expérience d'Apollon et a une idée de ses forces.

    De même qu'il est étranger au chaos informe, aux impulsions anarchiques, aux excès de la volonté et à toute forme de désordre, de même Apollon est un des dieux les plus beaux. Son physique est l'archétype du beau et les artistes plastiques, qui lui doivent tant, rivalisent dans la représentation de sa beauté. La plus belle est celle où le dieu se tient debout, dénudé, car c'est là qu'apparaît le plus visiblement la perfection de son être. Dans son attitude, il n'y a rien de violent, de contraint, de rebelle, aucune trace de désordre. Sa personne traduit le calme et la réflexion éveillée. Les proportions des membres, les rapports concordants entre les parties et le tout, dégagent immédiatement l'image de l'harmonie intellectuelle. L'ovale du visage, le front dégagé, entouré de boucles, les hanches minces, témoignent de l'aisance du dieu, et la sveltesse du corps va, ici encore, de pair avec une tournure droite de l'esprit. En contemplant cette silhouette légère et fière, on a l'impression qu'elle plane librement, qu'elle est isolée du reste du monde. Et le fait est qu'elle n'a pas d'histoire, que rien ne la rattache à un passé lointain ou à un sombre avenir. Le dieu vient à notre rencontre, dans sa solitude, dans sa liberté de statue. Son immortalité implique qu'il n'a absolument pas conscience de ce qui est périssable ; c'est pourquoi il se détache aussi entièrement de l'espace qui l'environne — il ne lui est nulle part assujetti. En le regardant, on s'aperçoit de la façon la plus nette qu'Apollon ne connaît que le présent, non pas comme représentation schématique du temps, mais comme porteur d'une existence se situant hors du temps.

    Quels sont donc les traits qui caractérisent les Grecs ? En nous résumant, on peut dire que ce n'est pas la philosophie grecque qui représente ce qu'ils ont de plus élevé, ce n'est pas cette pensée qui procède de la langue des images vers l'abstraction, ce n'est pas la science grecque qui est le fondement de toute science mais c'est l'esprit omniprésent d'Apollon, qui, seul, permet à l'esprit humain l'essor libre de la pensée sans lequel il n'y aurait ni philosophes naturels, ni pythagoriciens, ni académies, ni science. Car que seraient toutes les sciences, toute la pensée, sans la virilité de l'esprit ? Le dieu qui institue des frontières et qui veille sur elles leur a aplani la voie, a débarrassé le chemin pour le grand agôn des esprits. Ce « connais-toi toi-même », qui le dit, sinon Apollon ? Et, ce faisant, que dit-il d'autre que : « Ne t'illusionne pas toi-même, concentre ta réflexion et tu verras qui tu es, quelle est ta destination. Tu te comprendras toi-même et tu y parviendras parce que tu es placé sous ma protection. Celui qui me vénère, je déverse sur lui ma lumière et cette clarté lui sera salutaire, même si elle lui est douloureuse, si elle semble le brûler comme du feu ». On ne conçoit pas de connaissance de soi, pas plus que de conscience, sans douleur. C'est pourquoi rien n'éloigne plus d'Apollon que cet effort qui désirerait à tout prix, même au prix de l'anéantissement de l'esprit, s'affranchir de la conscience, et, partant, de la douleur.

    Souvenons-nous qu'Apollon n'aime pas le chant des sirènes, quel que soit l'air qu'elles chantent. C'est pourquoi il fait dépouiller les sirènes par les muses ; c'est pourquoi son fils Orphée, le chanteur, triomphe des magiciennes au point que, du haut des rochers, elles se jettent dans la mer. Le chant d'Apollon est d'une autre essence, plus élevée ; ce n'est pas une mélodie enchanteresse et douce, à laquelle sont mélangés des médicaments qui tuent, ni un sortilège qui fait échouer les navires et extirpe ensuite aux marins jusqu'à la moelle des os. C'est un chant libre, puissant, plein de lumière, qui n'a rien de trompeur. Le dieu qui s'y entend à la danse comme nul autre, le danseur Apollon, se berce également dans la langue, dans le moyen le plus élevé grâce auquel l'esprit forme ses figures, quand il a adopté une représentation métrique. Le maître de la mesure est aussi le protecteur de la poésie ordonnée de façon métrique qui obéit à la périodicité.

    Friedrich Georg Jünger, in : Nouvelle École n°35, 1979.

    (extrait de Griechische Mythen, 1947 ; tr. fr. : Jacques Richan)

    ◘ Notes en sus :

    1. Cycle de 3 tragédies dû à Eschyle (Ve s. av. JC) : Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides. L'épisode central est le meurtre par Oreste de sa mère, Clytemnestre. Ce crime, ordonné par l'oracle de Delphes, est destiné à venger le père d'Oreste, Agamemnon, lui-même assassiné à son retour de Troie par son épouse aidée de son amant Égisthe. Dans le dernier volet, défendu par Apollon et Athéna, Oreste sera finalement acquitté par le tribunal chargé de le juger. Ce récit met très probablement en scène un ancien conflit de droit, qui mit aux prises les premiers Hellènes arrivés en Grèce, organisés en une société à descendance patrilinéaire, et des populations autochtones, organisés en une société à descendance matrilinéaire. Au cours du procès, Athéna déclare d'ailleurs : « J'ajouterai mon suffrage à ceux qui sont pour Oreste. Je n'ai pas de mère à qui je doive la vie. Je suis en tout et de tout cœur pour le mâle, jusqu'à l'hymen exclusivement, et je suis indubitablement du côté du père ». L'acquittement d'Oreste symbolise la prédominance du principe masculin sur l'ancienne loi, en même temps qu'il donne naissance à une société athénienne harmonieuse, où les éléments autochtones "antérieurs" se trouvent incorporés à leur place. Pour aller plus loin : J. de Romilly, Jacqueline de Romilly raconte L'Orestie d'Eschyle (Bayard), Nicole Loraux, La voix endeuillée : essai sur la tragédie grecque (Gal.), JP Vernant & P. Vidal-Naquet, « Eschyle, le passé et le présent » in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, t.II (La Découverte), le film Elektra de M. Cacoyannis.
    2. Les Érinyes, du grec eris (lutte, conflit), sont celles que les Latins appelaient les Furies. Apaisées par Athéna, elles deviennent les Euménides, c'est-à-dire les « Bienveillantes ». Ce changement de statut témoigne du passage d’une justice immanente (droit archaïque avec sa pratique du duel judiciaire ou monomachie) à une justice soucieuse de véridicité. « Dans sa trilogie sur Œdipe, Eschyle a eu l’occasion d’opposer 2 univers juridiques : d’une part, le vieux droit sanglant de la terre, qui suscite meurtre sur meurtre, ne connaît que la loi du talion, rémunère le crime par le crime. Ignorant toute expiation, il n’offre qu’aux humains que la Sphinge, avec son énigme meurtrière, dont sont victimes des lignées entières, jusqu’à leurs ultimes surgeons. Et d’autre part, la loi nouvelle, la loi de douceur, qu’annonce Apollon. Ces deux droits, le poète les a opposés de la même manière que l’Orestie. Dans le cas d’Oreste les Érinyes rêvent d’abandonner leur sanglant office et, renonçant à leur statut de déesses chthoniennes vengeresses, veulent devenir les mères de toute bénédiction » (Bachofen, Le Droit maternel, § 81, p. 543, éd. l'Âge d’Homme). Cf. aussi M. Foucault, La vérité et les formes juridiques (1974) in Dits et Écrits.


     

     


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