• Christopher Gérard

    cgerar10.jpgNé à New York en 1962, Christopher Gérard a étudié les langues anciennes à l'Université de Bruxelles. Ancien directeur de la revue Antaïos, il a publié une traduction commentée du Contre les Galiléens de l'empereur Julien ainsi que 2 romans remarqués : Le Songe d'Empédocle et Maugis (L'Âge d'Homme).

    « Je me définis aussi comme Thiois de la langue romane, ce qui me semble traduire cette identité celto-germanique latinisée : la langue française m’est aussi une patrie. (…) Le rêve thiois, celui de Joris van Severen, un vrai preux, et de son continuateur l’inclassable Louis Gueuning, cette nostalgie des Pays-Bas Belgique, est aussi mienne. Je suis convaincu que Brabançons, Limbourgeois, Hollandais, Zeelandais, Hennuyers, Namurois, Liègeois et Luxembourgeois, sans oublier Picards et Alsaciens, constituent un ensemble lié par une histoire prestigieuse, celle de la Lotharingie et des Ducs de Bourgogne. Fidèle au principe monarchique je me range résolument parmi les Impériaux. L’Empire, le Rijk pour parler thiois, est seul à même de sauvegarder autonomies et patries charnelles, de transcender et de respecter la mosaïque des ethnies. »

    • Cf. cet entretien. Retrouvez ses textes et entretiens sur le blog Archaïon.

     

     

     

    EN CONSTRUCTION

     

    Après la lecture de Parcours païen, quelques réflexions sur le néo-paganisme

     

    [à venir]

     

    ► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°49, 2001.

     

    Hamsun

     

     

    Parcours païen et aboutissement impérial eurasiatique

     

    [à venir]

     

    ► Jean Parvulesco, Nouvelles de Synergies Européennes n°49, 2001.

     

    Hamsun

     

    Le paganisme est-il soluble dans l'alcool ? (... et autres fantaisies crypto-chrétiennes)

    [à venir]

     

    ► Goupil, Nouvelles de Synergies Européennes n°49, 2001.

     

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    Entretien avec Christopher Gérard

     

     

    Christopher Gérard : Parcours d'un païen

    sun10.jpgActe un. Imaginez un gamin, douze ans à peine, pas­sionné d'archéologie, penché sur le squelette d'un guer­rier franc enterré là depuis quoi ? dix, quinze siècles… L'enfant, pas encore un adolescent, s'active pour mettre à jour les restes du vieux Belge qui en son temps dut être un rude gaillard ardennais. Pour Christopher — car vous l'aurez deviné, c'est de lui qu'il s'agit — plus qu'une pièce de musée c'est une authentique relique qu'il est en train d'exhumer. Mieux : qu'il ressuscite. Premier senti­ment de religiosité, et déjà, confusément, le sens du tra­gique. L'alchimie s'opère.

    Acte deux, quelques années ont passé. Nous retrouvons Christopher, jeune homme toujours passionné de fouilles, dégageant du chantier où il s'affaire une pièce de monnaie romaine du règne de Constantin. On lui a dit que ces rui­nes, tout ce qu'il reste d'un édifice jadis magnifique, re­montent aux premiers chrétiens et à leur frénésie destruc­trice. Pourquoi un tel déchaînement de violence ? Il frotte la pièce, parvient à lire l'inscription qui y est martelée. En bon latiniste qu'il est, il n'éprouve aucune peine à la tra­dui­re. Soli Invicto Coniti. Sans qu'il s'en rende bien compte, quel­que chose se produit en lui, comme une prise de cons­cience qui va déterminer toute sa vie. Sa religion est faite.

    Si vous demandez à C. Gérard ce qu'il fait dans la vie, question typiquement occidentale qu'il déteste, sa ré­pon­se sera invariablement la même : « archéologue de la mé­moire ». Avec ça, vous serez bien avancé. Demandez-lui plu­tôt qui il est, et d'où il vient. Là, il vous répondra tout ac­cent dehors : « Moi, Irlandais, Germain et Hellène » ! Né new-yorkais en 1962, d'un père belge et d'une mère d'ori­gi­ne irlandaise, C. Gérard n'attend pas sa première année pour faire son grand retour sur le Vieux Continent. Il n'en bougera plus que pour effectuer 2 voyages en Inde, ce qui, pour Gérard l'indo-européen revient au même, ou à peu près. Une fois diplômé de l'Université Libre de Bruxel­les (licence de philologie), Gérard se lance dans l'enseigne­ment. Mais pas n'importe lequel, celui de la plus vieille sa­gesse européenne, celle que lui a révélé sa double forma­tion et d'historien et d'helléniste-latiniste. Par des moyens modernes, C. Gérard entend diffuser la vision du mon­de qui est la sienne, la vision archaïque d'avant l'arri­vée des chrétiens.

    Le chemin de Wilflingen et la naissance d'Antaïos

    Ne manquant pas d'ambition et prenant son courage à 2 mains, il prend la route de Wilflingen en 1992 après Jésus Christ (la précision a son importance) et frappe à la porte d'Ernst Jünger, pour obtenir de lui l'autorisation de repren­dre à son compte la publication d'Antaïos, revue d'études po­lythéistes que le nonagénaire auteur du Traité du rebelle avait cofondé et animé avec Mircea Eliade de 59 à 71. Jün­ger accepte. Le premier numéro d'Antaïos nouvelle formule paraît sous le parrainage de l'anarque le 8 novembre 1992. Une date des plus symboliques ; le 1600e anniversaire de l'in­terdiction du paganisme par l'empereur chrétien Théo­do­se, le 8 novembre 392. Antaïos se veut une source d'in­spi­ration pour préparer le XXIe siècle, dont on sait de­puis Jünger qu'il sera celui des Titans, et le XXIIe siècle, ce­lui des Dieux, toujours selon Jünger. Depuis, Antaïos s'ho­nore d'accueillir dans ses pages Michel Maffesoli, Alain Daniélou, Arto Paasilina, Robert Turcan, Gabriel Matzneff, ou Jean-Claude Albert-Weill, et publie des inédits de Cio­ran, Michaux, Borges, FG Jünger, Evola et Ziegler. Existe aussi pour soutenir la revue une Société d'Études Polythéi­stes, fondée en 1998, un 8 novembre également.

    Le paganisme selon C. Gérard ? L'expression, su­per­be, est de lui : « redevenir soi-même macrocosme ». Pas de divinité tutélaire, ni menu à la carte, façon New Age. Pas question de se convertir au brahmanisme ou à l'hin­douis­me. Ridicule ! Pas de mythe de l'Âge d'Or. Pas d'illusion sur la technique, mais pas de blocage mental dessus. Pas d'i­dolâtrie non plus. Méden agan (rien de trop). Prier une multitude de dieux revient toujours à vénérer le seul et mê­me dieu démultiplié en autant de services à rendre. Non, le paganisme vrai consiste à révérer l'un et son con­trai­re, Apollon et Artémis, Sol et Luna, tous participant d'un même ordre du monde harmonieux, dans une pratique per­sonnelle, libre et joyeusement acceptée. Une ascèse, un combat aussi, contre le monothéisme génocidaire, l'ho­mo­généisation, les idéologies modernes. Rien de plus éloi­gné du paganisme que le fanatisme, le sectarisme reli­gieux. C'est pourquoi Gérard n'aime pas le mot foi, et lui pré­fère fides (sa devise : Fides aeterna). Et n'allez pas lui dire que le monde est désenchanté, lui vous rétorquera crépuscule en bord de mer, brame du cerf au petit matin, bruissement du vent dans les branches, chant du ruisseau.

    ◘ Entretien

    • Le Baucent : Pour ceux qui ne vous connaîtraient pas en­core, Christopher Gérard, pourquoi ce titre, Parcours païen ?

    Christopher Gérard : Parcours païen est un recueil de tex­tes illustrant le réveil des Dieux dans la conscience d'un jeu­ne Européen d'aujourd'hui. La pensée grecque, surtout celle des présocratiques (sans oublier l'héritage tragique), l'empereur Julien, le souvenir de fouilles archéologiques menées durant l'adolescence, la figure solaire de Mithra, des voyages aux Indes sur les traces d'Alain Daniélou, l'Ir­lan­­de ancestrale, tous ces éléments à première vue dis­pa­ra­tes, mais d'une cohérence souterraine, composent le pay­sa­ge mental d'un « Païen » d'aujourd'hui. La vision proposée est donc personnelle : il s'agit bien d'un itinéraire peu banal et d'un témoignage, celui de la permanence d'un courant polythéiste en Europe. En rassemblant ces textes, j'ai voulu offrir au lecteur des pi­­stes de réflexion et montrer que le Paganisme est à la fois civilisateur et apaisant. Trop de malentendus, de ca­ri­ca­tures l'ont rendu « suspect » et il était temps d'en finir avec toute une bimbeloterie pseudo-païenne.

    Le paganisme : une intelligence profonde de la Vie

    Ce recours à la mémoire païenne constitue un idéal de rési­stance aux ravages de la modernité. Prenons un exemple : les Grecs nous ont livré comme principale leçon de ne se laisser arrêter par aucune question, de refuser tout dogma­tisme. Or notre modernité, héritière d'un Christianisme dé­sincarné (protestantisé), se fonde sur des dogmes : auto­no­mie de l'individu, mythe du progrès, etc. Être Païen, c'est opposer à ces chimères les cycles éternels, la souveraineté de la personne, c'est-à-dire des hommes et des femmes de chair et de sang qui héritent, maintiennent et transmettent des traditions, une lignée, un patrimoine au sens large.

    Je lisais il y a peu le beau roman d'un authentique Païen, Jean-Louis Curtis, Le Mauvais Choix (Flammarion, 1984). É­coutons ce que cet homme remarquable hélas disparu dit du Paganisme : « On discerne dans le Paganisme une grâce quasi miraculeuse, une intelligence profonde de la vie, du bonheur de vivre. Alors point de religion contraignante, mais seulement des fables gracieuses ou terribles, (…) des choses de beauté qui étaient à la portée de tous ». Curtis voit bien que les utopies, ces maladies de l'intelligence, vo­missent le sacré parce qu'elle y voient une menace.

    Être Païen aujourd'hui, c'est refuser les utopies, la marchan­disa­tion du monde et le déclin de la civilisation européenne. Le Paganisme aujourd'hui, c'est être à la fois archaïque et fu­tu­riste, comme dirait Guillaume Faye. C'est aussi reven­di­quer haut et fort une souveraineté attaquée de toutes parts. Je vous signale qu'en plus, l'ouvrage comprend une défense de l'Empire : du Brabant à la Zélande, de la Lorraine au Limbourg, nous sommes tous les héritiers d'une civilisation prestigieuse. Il nous appartient de rétablir l'axe carolin­gien, pivot d'un ordre continental digne de ce nom. « Ad­ve­niet Imperium ! » Parcours païen est le premier titre d'une nouvelle collec­tion que je dirige aux éditions L'Âge d'Homme intitulée An­taïos qui, comme l'indique clairement son Manifeste po­ly­théiste est d'affirmer de façon sereine, par le biais de tra­vaux sérieux dans le cadre de l'érudition sauvage que « les Dieux sont fiction, mais non fabulation » (Ernst Jünger).

    • Le B. : Vous citez abondamment Ernst Jünger et on com­prend pourquoi. Mais que pensez-vous de son com­pa­triote Hermann Hesse, dont l'œuvre immense, disponible au format de poche, présente bien des similitudes avec cel­le de Jünger, en particulier s'agissant de la vision du monde, et ce malgré 2 cheminements dans le siècle à l'op­posé l'un de l'autre ? Je pense à Siddharta, Demian, ou Le Loup des steppes.

    CG : Vous avez raison de faire référence à cet écrivain “alémanique”, que Jean Mabire définit très justement dans Que lire II (1995) comme « le plus fidèle disciple de Nietz­sche, mais aussi des romantiques allemands ». La lecture de Siddhartha m'a bouleversé autant que celle de Sur les fa­laises de marbre. Hesse, comme Jünger est l'un des grands éveilleurs de l'aire germanique : tout jeune Européen doit avoir lu Le Loup des steppes, Le Voyage en Orient, Le jeu des perles de verre, … J'empoigne mon exemplaire annoté de Siddhartha et je tombe sur ces li­gnes : « Qu'un héron vînt à passer au-dessus de la forêt de bambous et Siddhartha s'identifiait aussitôt à l'oiseau, il vo­lait avec lui au-dessus des forêts et des montagnes, il de­ve­nait héron, vivait de poissons, souffrait sa faim, parlait son langage et mourait de sa mort ». Quelle plus belle évocation du Paganisme ?

    • Le B. : Récemment j'ai vu un documentaire sur le dé­cryp­tage par Champollion de la pierre de Rosette. Sa métho­de aujourd'hui est connue : comparer les textes grecs gra­­vés sur la pierre à ceux en caractères hiéroglyphi­ques. Après coup je me suis souvenu de ce que disait Si­mone Weil, qui affirmait un siècle après Champollion, que la Grèce n'aurait pu exister philosophiquement, re­li­gieu­sement et métaphysiquement sans l'apport de l'Égyp­te, qu'elle n'en est en quelque sorte que la fille aînée. Propos pour le moins déconcertants, en tout cas pour moi, et qui rappellent la thèse controversée du livre Black Athena. Votre avis sur la question ? Dans le même ordre d'idées, que faut-il penser de l'inter­prétation chrétienne, en particulier développée par Si­mo­ne Weil, qui veut que la Grèce ait trouvé la finalité de son œuvre intellectuelle et spirituelle dans le catho­licis­me, via le judaïsme des intellectuels gréco-latinisés, les Fla­vius Josèphe d'Égypte et d'Israël ?

    CG : Je connais mal l'œuvre de Simone Weil, mais com­ment ne pas partager sa méfiance pour les sociétés indus­trielles en tant que systèmes aliénants ? L'Enracinement, écrit à Londres en 1943 peu avant sa mort, comporte des pa­ges splendides que tout dissident peut faire siennes. Ceci dit, son pacifisme, son admiration pour la révolution bol­che­vique ne me séduisent pas ni surtout son lent suicide et son goût de la mortification. Sur le plan religieux, elle se dé­finit davantage comme « helléno-chrétienne » que comme disciple de l'Ancien Testament, ce en quoi elle renie ses an­cê­tres juifs.

    Je ne crois pas à la théorie à la mode chez di­vers Catholiques de la “préparation évangélique”, vieux thè­me de la propagande chrétienne depuis le IIIe siècle : la pensée et les rites du Paganisme auraient préparé le triom­phe nécessaire et absolu du fils d'un charpentier palestinien en qui le Dieu créateur de l'univers se serait incarné pour assurer, par le biais d'un supplice infamant, le salut indivi­duel de milliards d'individus décédés, vivants et à naître. Se­lon ces justifications a posteriori déguisées en thèses pro­vi­dentialistes, le seul Catholicisme (Protestants et Or­tho­doxes comptent pour du beurre) serait l'horizon indépas­sable de la pensée (même prétention à la perfection dans le marxisme !). Pour un Païen conséquent, du IVe ou du XXe siècle, ce ne sont là que fantasmagories, bricolage théolo­gique et syncrétisme stratégique en vue du contrôle des es­prits (l'appropriation du platonisme par les Philon, Clément dAlexandrie et autres penseurs chrétiens, l'organisation du culte des saints pour satisfaire les attentes des paysans, par ex.). Entreprise qui trahit une origine bien humai­ne.

    Paganisme éternel et christianisme cosmique

    Le Paganisme éternel est une religiosité cosmique et poly­théiste, une Tradition sans début ni fin, ignorant le Dieu créateur extérieur à sa création, le dogme (tombeau de la pensée), le prosélytisme (signe d'une faiblesse intrinsèque, d'un doute fondamental), le sens linéaire de l'histoire, etc. Que des influences de la Grèce sur l'Égypte et vice versa (et sans doute de l'Inde sur la Grèce et l'Égypte) aient été im­portantes, c'est une évidence : le monde antique est fait de ces correspondances mystérieuses. Mais cela ne doit pas nous entraîner dans un confusionnisme qui, s'il peut se ré­véler socialement acceptable, n'en demeure pas moins un malentendu, bref une impasse de la pensée.

    Si le paysan eu­ropéen pouvait jadis être l'adepte parfaitement incons­cient et sincère de ce que M. Eliade appelle justement le Christianisme cosmique (qui n'a rien à voir avec les Évan­giles !), un Européen cultivé d'aujourd'hui doit être cohérent et opérer un choix entre le culte exclusif du Crucifié censé nous sauver d'un hypothétique péché originel et les reli­gions cosmiques qui constituent l'authentique Traditio pe­ren­nis. Si des rites, des lieux et des mythes préchrétiens (idem dans le Judaïsme et l'Islam qui se sont nourris des traditions antérieures) ont été superficiellement revêtus d'un vernis chrétien et donc récupérés, cela ne fait pas d'eux des rites, des lieux et des mythes chrétiens. Chartres est moins chré­tien que traditionnel. Que le culte de la Vier­ge recouvre ce­lui, originel, de la Grande Déesse, ne fait pas de celle-ci la mère du Nazaréen. En ce sens, les Pro­tes­tants sont d'ail­leurs plus cohérents. Je préfère évidemment la posture ba­roque, qui n'est plus celle de l'Église actuelle, de plus en plus infectée d'esprit protestant ! Mais l'am­bi­va­lence baro­que est-elle possible aujourd'hui ?

    • Le B. : Cette année encore, la fête d'Halloween a connu un record d'affluence. Que pensez-vous de ces festivités essentiellement commerciales en provenance des États-Unis, et de leur condamnation par l'Église en tant que manifestation du Paganisme, à l'image, paraîtrait-il, de la Gay Pride ?

    CG : Je vous avoue que je lis peu la « grande » presse (je lui préfère de modestes bulletins rédigés par des hommes de conviction comme votre Baucent), je n'ai pas la télévision (je tiens à mon intégrité mentale) et je n'écoute jamais la radio (je pratique l'écologie active : éviter toute forme de pollution, y compris sonore). Tout ce tumulte dont vous par­lez m'est donc étranger. J'ai bien aperçu lors de prome­nades cette avalanche de citrouilles et de sorcières, ces figurines plutôt kitsch. Que dire ? Je ne fête pas Halloween déguisé en sorcière avide de chouingomme, mais la Samain, antique fête des Druides et des Guerriers, qui est en fait une veillée d'armes.

    Le premier novembre, pour les Celtes, est une date plus importante que le Solstice d'hiver. Pen­dant quelques jours, les hommes ont accès, sans risque de sacrilège, à l'Autre Monde, celui des Dieux. Le temps est sus­pendu et bien des barrières sont momen­tanément le­vées. La Samain est un moment décisif dans la lutte éter­nelle des Dieux contre les forces du néant ; elle est aussi le prologue à l'obscurité qui s'étend. La fête per­met à tous de se préparer à triompher des obstacles : il s'a­git, oui, d'une veillée d'armes, d'où la Mort n'est pas absen­te, mais sans rien de lugubre ni de ludique. C'est vous dire si je ne me reconnais pas dans les enfan­tillages venus des States, cette débauche de consumérisme et d'infantilisme (soyons en­fantins, peut-être, mais pas in­fan­tiles !). La Sa­main est tra­gi­que, Halloween, c'est kitsch. C'est comme si nous com­parions le Tokay à je ne sais quelle mixture bru­nâtre à bulles.

    Quant aux imprécations de l'Église, elles sont fort am­bi­guës. Une chose est de condamner la grotesque gay pride et l'invasion des citrouilles — symbole de crétinisation —, mais de là à parler de Paganisme… Le culte de la mar­chandise, du Veau d'or, la dépravation ou l'exhibitionnisme n'ont strictement rien de païen. Je suis pour ma part le pre­mier à rejeter ces ferments de décadence. Mais le clergé fait mine de confondre la plus ancienne religion du monde (qu'ils ont pillée sans vergogne) avec les pires ma­ni­festations de l'âge sombre. Ce qui dérange en fait ce cler­gé, c'est la vitesse avec laquelle une fête celtique (instru­men­talisée par les mercantis) efface la lugubre Toussaint. C'est de voir que l'imprégnation chrétienne cède si vite la place à de très archaïques archétypes, que la teinture chré­tienne disparaît sous les assauts inlassables du vent et de la pluie. La même remarque peut s'appliquer aux soirées techno : ce n'est pas ma tasse de Bushmills, Dieux merci, mais il est clair que l'ombre de Dionysos s'étend sur ces fê­tes crépusculaires. Heureux retour des temps.

    ► Propos recueillis par Laurent Schang, le 8 novembre 2000, anniversaire de l'interdiction de tous les cultes païens par Théodose (392), Nouvelles de Synergies Européennes n°49, 2001.

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    La vraie religion de l’Europe

    raven10.jpg« Il y a une religion de l’Occident. Cette religion, c’est l’antique paganisme grec ou latin, celte ou germanique… Ce paganisme valait les autres. Il n’est pas si loin de nous. Nous ne sommes jamais que des païens convertis… Le païen est celui qui reconnaît le divin à travers sa manifestation dans le monde visible ». Voilà comment, vers 1965, le cardinal Jean Daniélou répondait à votre question. L’Europe est un continent païen. Seulement, elle l’a oublié pendant des siècles pour de multiples raisons.

    Définition du paganisme

    Mais que signifie donc « païen » ? Cultes démoniaques et magie noire ? Nostalgie stérile d’esthète ? Idéologie totalitaire sur fond d’exaltation de la force brutale ? Rien de tout cela ne correspond à la réalité des divers paganismes de l’Europe traditionnelle. Si une infime minorité de nouveaux païens peut se perdre dans ce genre d’impasse, c’est regrettable, mais ne permet nullement de caricaturer la plus ancienne religion du continent que l’on peut définir comme la religion des cycles de la nature et du cosmos.

    Le paganisme est par définition cosmique et donc éternel. Au contraire, les religions abrahamiques, et surtout le Christianisme et l’Islam, malgré leurs multiples emprunts aux cultes antérieurs, se fondent sur la révélation donnée par leur Dieu jaloux à un moment précis, en un endroit précis : ce sont des religions historiques, connaissant un début et une fin. Le paganisme, qu’il soit celtique, hindou ou shintoïste, ignore cette vision segmentée du temps et lui préfère une vision cyclique. De même, il accepte la pluralité des approches religieuses, reflet de la multiplicité des figures divines : Apollon et Dionysos symbolisent des polarités en apparence contradictoires mais bien complémentaires. Le premier n’est jamais pensable sans le second, de même que l’Un n’est pas imaginable sans le Multiple.

    Mais, me direz-vous, ce paganisme a disparu il y a 2.000 ans, vaincu en Europe par la foi chrétienne, ailleurs par d’autres révélations (l’Islam en Afrique du Nord et en Turquie, autrefois chrétiennes). Les études historiques de plus en plus fouillées — et libérées des préjugés chrétiens — montrent que ce que l’on peut appeler, pour simplifier, le paganisme européen n’a jamais disparu et que la conversion de notre continent s’est faite très lentement… et sans douceur (sauf dans le cas de l’Irlande et de l’Islande).

    Conversion par la force de l’Europe païenne au christianisme

    La conversion a été forcée, par le fer par le feu. Elle s’est étalée sur des siècles : les Lituaniens, par exemple, n’ont été convertis — de force — qu’aux XVIe et XVIIe siècles. Dans nos régions, les anciens cultes polythéistes ont été recouverts d’un vernis chrétien, souvent très mince.

    Voyez le culte des saints, des sources, les processions, les feux de la Saint-Jean (et tout le calendrier des fêtes), et même la Trinité, très peu monothéiste. Ce n’est qu’à la Contre-Réforme, en réaction contre le Protestantisme, qu’un quadrillage efficace a été mis en place par l’Église catholique. Les mentalités, ce que Jung appelait l’inconscient collectif ont pourtant conservé les structures mentales du paganisme ; seuls les noms ont changé. De même, l’étude de notre culture montre que toutes les renaissances en Europe se sont toujours faites par un recours à la mémoire païenne : la Renaissance italienne ou française, le Romantisme allemand, etc. Mais aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, face au triomphe apparent du matérialisme le plus avilissant, face aussi à l’offensive de religions sauvages souvent exotiques (les « sectes »), face surtout à l’Islam de plus en plus massivement présent sur notre sol (avec les conséquences que cette sorte de colonisation implique, voir l’Inde ou la Macédoine), comment se dire païen sans passer pour un farfelu ? Commençons par critiquer divers préjugés.

    Les dieux contre le matérialisme

    Tout d’abord, paganisme ne rime absolument pas avec matérialisme. Honorer les Dieux, qui sont des Puissances et non des personnes, ne signifie pas adorer le Veau d’Or. En ce sens, un païen conséquent est plus proche d’un chrétien révulsé par la marchandisation du monde que d’un consommateur satisfait. Ensuite, le païen ne peut être membre d’une quelconque secte, qui enferme toujours ses membres dans une vision paranoïaque du monde avec son attente de l’Apocalypse, son culte du Livre unique censé contenir toutes les vérités et des Élus qui, seuls, seront sauvés. Le païen vit dans un rapport de co-appartenance avec le cosmos, dont il n’est jamais le centre.

    Son livre est la nature, même s’il admet qu’Homère, par ex., est un auteur inspiré. Le païen ne se réfugie pas dans des paradis artificiels ni dans de misérables consolations d’outre-monde, puisque son éthique est par définition tragique, faite d’acceptation du destin, vu comme un défi à relever pour rester fidèle à sa vision de l’honneur, pour offrir un nom sans tache à ses descendants.

    Car le païen s’inscrit dans une continuité, celle de la terre et des morts, comme disait Barrès. Il se définit comme l’héritier d’un legs ancestral, qu’il enrichit et transmet. Le païen, s’il a la tête dans les étoiles, garde les pieds enfoncés dans la terre qui est la sienne, sans jamais perdre le contact avec ces 2 dimensions. Il est fils de la terre noire et du ciel étoilé.

    Face à la prétention monothéiste de détenir l’unique vérité — et d’empêcher les autres de cheminer à leur guise vers le divin , le païen fait preuve de tolérance, en ce sens qu’il sait au plus profond de lui qu’approcher le divin peut se faire par une infinité de voies.

    Un tel mystère ne peut jamais se résumer à un catéchisme borné ni à un ensemble de gestes répétés de façon mécanique. Mais tolérance ne signifie pas laxisme : comment tolérer tout ce qui restreint la souveraineté de l’homme (les drogues, les conditionnements, par exemple idéologiques ou médiatiques, les genres de vie malsains, etc.) ? Or, l’actuelle société occidentale, entrée dans une phase d’involution de plus en plus marquée, semble se complaire dans l’exaltation des modes les plus dissolvantes, dans le brouillage systématique des repères, dans la destruction de tous les liens, par exemple familiaux et communautaires.

    La religion de l'Europe

    Concluons ce bref billet bien sûr incomplet. La religion de l’Europe est d’essence cosmique. Elle voit l’univers comme éternel, soumis à des cycles. Cet univers n’est pas regardé comme vide de forces ni comme « absurde » comme le prétendent les nihilistes. Tout fait sens, tout est forces et puissances impersonnelles régies par un ordre inviolable que les Indiens appellent Dharma (concept récupéré plus tard par les Bouddhistes), terme qui peut sembler à tort un peu exotique, mais que les Grecs traduisent par Kosmos : Ordre.

    Depuis des millénaires, notre religion traditionnelle, reflet de la tradition primordiale, pousse l’homme à s’insérer dans cet ordre, à en connaître les lois implacables, à comprendre le monde dans sa double dimension visible et invisible. Le païen d’aujourd’hui, comme il y a trois mille ans, fait siennes les devises du Temple d’Apollon à Delphes : connais-toi toi-même (*) et rien de trop.

    Christopher Gérard, Renaissance - Réflexion et Culture n°5, 2002.

    ◘ Note en sus

    * : Il faut se garder de considérer le gnōthi seautón comme une maxime pour l'introspection car la devise invite essentiellement à éviter toute démesure (hubris) et situe, du moins dans sa réception philosophique, la vraie connaissance de soi dans la connaissance de l'universel (invitant donc par là à découvrir le divin en soi) : « La connaissance de soi-même, fondement de la sagesse socratique, dépasse donc de beaucoup le niveau de la psychologie ; elle ne consiste pas simplement, pour chaque individu, à reconnaître son tempérament et son caractère, ses goûts et ses aptitudes  ; il s'agit pour tout homme de découvrir en soi-même le principe pensant, l'être spirituel, qui ne saurait se confondre avec l'organisme vivant ou le personnage social, ni borner ses intérêts à sa destinée temporelle. La connaissance de soi-même, condition de la connaissance du bien et base del'éducation morale, nous introduit de la sorte à une philosophie de l'esprit, qui, nous détachant des plaisirs et des honneurs, de nos appétits et de nos ambitions, de notre corps et de notre vêtement, symbole de notre rang social, nous apprend à ne pas considérer comme réelles les choses sensibles ou les événements de la vie terrestre ; le réel, c'est l'invisible » (J. Moreau, Le sens du platonisme, 1967), « Connais-toi toi-même, ce commandement absolu n'a ni en lui-même ni dans son expression historique la signification d'une connaissance de soi d'après les aptitudes, le caractère, les inclinations et les faiblesses particulières de l'individu, mais la signification de la connaissance du vrai de l'homme ainsi que du vrai en soi et pour soi – de l'essence même de l'esprit » (Hegel, Encyclopédie, § 377). Toutefois si cette maxime ne peut se réduire à une remarque empirique annonçant la psychologie moderne, elle n'est pas non plus crispée dans une affirmation métaphysique : « la diversité des auteurs qui font allusion à la formule delphique rend périlleuse toute tentative pour lui attribuer quelque signification en soi, indépendante du contexte » (Y. Brès, La souffrance et la faute, ch. III : « La connaissance de soi chez Platon », PUF, 1992). Dans cet article, elle indique une religiosité cosmique (considérant le Tout comme un ensemble de relations, où s'interpénétrent nature et surnature) dont C. Gérard retrouve la trace dans le courant diffus de l'appolinisme qui traverserait selon lui comme un fil rouge toute l'histoire européenne, et ce non par nostalgie d'un retour mais par désir d'un recours.

     

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    Bibliographie

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    • La Source pérenne (L’Âge d’Homme, 2007), recueil d'articles, d'entretiens et de textes tirés à part, est une édition révisée et augmentée de Parcours Païen. Sa lecture s'offre comme un itinéraire orienté vers la mémoire des « anciens » dieux et ce qui peut nous en être parvenu malgré un exil de 2.000 ans. À cet effet, il a parcouru les plus hauts lieux de la spiritualité polythéiste : Grèce, Inde, Bretagne, Irlande. Du brahmanisme au chamanisme en passant par la mythologie gréco-latine et nordique, Christopher Gérard semble s’être donné pour mission de rendre au divin sa transcendance dans un monde par trop rattaché à une rationalité dogmatique — c’est-à-dire à une vision acceptable de l’inconcevable. On lui doit également d’avoir redonné vie à la revue Antaïos précédemment placée sous le patronage de Mircea Eliade et Ernst Jünger. Une sympathique initiative qui manquait à notre paysage universitaire et culturel. Vivifiant.

    • La Source pérenne est le journal spirituel d'un lettré, qui, au fil de réflexions et d'expériences narrées avec vivacité, retrace une quête singulière, celle d'un « païen » d'aujourd'hui. La pensée des Antésocratiques Héraclite et Empédocle, le souvenir de fouilles archéologiques durant l'adolescence, les leçons tirées de voyages aux Indes ou dans l'Irlande ancestrale, la proximité des dieux et des hommes, tous ces éléments d'une cohérence souterraine constituent le paysage spirituel de l'auteur. Par un appel à la plus ancienne mémoire de l'Europe, C. Gérard fait sienne cette phrase de Martin Heidegger : « Il faut une méditation à contre-courant pour regagner ce qu'une mémoire tient pour nous, de toute antiquité, en réserve. » Parti à la recherche des divinités enfuies, l'auteur nous convie à une conversion du regard, à la redécouverte d'une source trop longtemps murée, mais jamais tarie. La postérité littéraire de l’empereur Julien, d’Anatole France à Régis Debray, est étudiée dans un chapitre, ainsi que l’importance d’Alain Daniélou dans le parcours païen de l’auteur. Intelligence et sensibilité se conjuguent dans ce livre d'une grande originalité, qui est aussi celui d'un franc-tireur. « Quiconque s'interroge sur l'identité spirituelle de l'Europe ne saurait ignorer cette composante et négliger le livre si pétulant de Christopher Gérard. » (B. de Cessole, Valeurs actuelles)

    La source pérenne est un vibrant plaidoyer en faveur du paganisme montrant combien celui-ci, loin de correspondre à la caricature que l'on en fit, représente la religion originelle de l'Europe. C. Gérard met particulièrement en valeur l'opposition entre les mentalités chrétiennes et païennes. Le paganisme est pour l'auteur « exaltation de la vie et de l'élan éternel ». La caractéristique du paganisme : « sa profonde tolérance, son respect des différences, son absence de prosélytisme aussi ». Il attache une grande importance aux commémorations, aux pèlerinages sur les sites sacrés qui lui semblent « le fondement de toute religiosité authentique ». Il met en lumière les origines païennes de la plupart des fêtes chrétiennes qui ont été dénaturées. Ce livre est une sorte de journal, d'itinéraire d'un païen, c'est cela qui le rend agréable à lire. L'auteur s'est appuyé sur de nombreux livres mais aussi et principalement sur son expérience : fouilles archéologiques durant l'adolescence, voyages aux Indes et en Irlande et toutes ces manifestations du divin : « la splendeur de l'orage, la beauté d'une femme, l'éclat du soleil ». Il ne croit pas à des Dieux tout puissants mais moi aussi contrairement à nombre de chrétiens et même d'athées, je ne crois pas à la toute puissance d'un Dieu. Ce témoignage d'un païen est assurément une excellente et vivante introduction au paganisme. (F. Trochet, Le Grain de sable, 2007).

    Parcours païen : C'est un anti-traité païen, un labyrinthe pour aller jeter un œil sur l'ordre désordonné ou le désordre ordonné du monde et des mondes. Reconnaissance, enfin, de la subjectivité comme première qualité humaine, comme première source de la créativité.

    L'intérêt de Parcours païen est d'abord dans sa diversité, ensuite dans sa profondeur, enfin dans la liberté d'aller et venir qu'il laisse au lecteur, loin des dogmatismes et des cristallisations. Alain Daniélou est très présent dans ce livre, parfois juste en filigrane, parfois imposant comme la statue d'un dieu antique et c'est bien ainsi. Pour beaucoup Alain Daniélou incarne en effet l'acte spirituel libéré de tout carcan, réalisé pour lui-même dans la simplicité et la pureté de l'instant, sans espoir de récompense, de salut, de profit quelconque. Parcours païen est une occasion de découvrir ce que sont les paganismes, bien loin des clichés new-age, et de vérifier la vivacité de ce que l'on pourrait appeler le "Regard païen" dans le monde :

    « Le Paganisme est la religion naturelle par essence, la religion de la nature et de ses cycles éternels, la plus ancienne du monde car "née" — si tant est que notre monde soir jamais né — avec lui. Loin d'être une marotte réservée à quelques farfelus, une élégante nostalgie pour lettrés réfugiés dans quelque mythique Âge d'Or, j'ose affirmer que le Paganisme est en passe de redevenir la première des religions. En effet, si nous prenons les Hindous, les Shintoïstes, les Taoïstes et les disciples de Confucius, les animistes des 5 continents, les Boudhistes, et les adeptes de lus en plus nombreux des cultes préchrétiens d'Europe et des Amériques (ainsi que les chamans de l'ancien empire soviétique), les cultes préislamiques (les Zoroastriens dans les régions turcophones), voire préjudaïques (il existe un groupe de Juifs américains désireux de revenir aux cultes polythéistes des Hébreux), nous risquons bien d'obtenir plus de 1.500 millions d'adeptes. Ce qui en fera bientôt le premier groupe religieux de la planète L'Inde et la Chine, deux puissances émergentes, dotées chacune de l'arme nucléaire et d'une économie en pleine expansion ainsi que d'une riche culture plurimillénaire (médecine, logique, philosophie, arts martiaux, techniques de méditation, etc.) sont polythéistes, l'une sous les oripeaux modernistes, l'autre sous un vernis marxiste. On construit des temples taoïstes à Pékin, l'Inde prépare les missiles Agni II qui portent le nom de la divinité védique du feu sacrificiel. Des missions hindoues essaiment dans le monde entier et les élites occidentales sont fascinées depuis deux siècles par les Védas et les Upanishads. Pour terminer cette courte illustration de la réelle importance, du caractère non anecdotique du Paganisme contemporain, rappelons qu'il est religion officielle de l'Islande depuis 1973, qu'il est en partie reconnu en Grande-Bretagne (par le Home Office) et en Lithuanie. En Russie, des courants païens se développent très rapidement, pour le meilleur et pour le pire, vu le désastre social de ce pays. S'intéresser au Paganisme est donc tout sauf insignifiant. »

    Dans ce livre qui nous livre une approche païenne parmi d'autres, C. Gérard se raconte aussi. Il dit son parcours initiatique. Il laisse parfois deviner l'effort difficile réalisé pour se dégager d'une érudition riche afin d'expérimenter l'être. Il invite ainsi le lecteur à quitter le paganisme intellectuel pour un paganisme réellement vécu. (La Lettre du Crocodile)

    « Semper paganus ! » (André Murcie, Incitatus)

    L’on ne présente plus C. Gérard. Dans cette portion d’orbe européenne qui se décline en ce vieil idiome français de racine latine, il est le plus illustre représentant de ce mouvement informel, protéiforme, chaotique et irrépressible que nous nommerons, faute d’un terme revendiqué par ses adeptes mêmes, la Nouvelle Renaissance Païenne. Nous ne rappellerons pas ici son long combat mené autour de la revue Antaïos, et ses 2 premiers romans Le Songe d’Empédocle et Maugis qui l’ont classé d’emblée comme l’un des maîtres du renouveau du genre. Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur curieux, sur ce même site, à notre troisième livraison du 18 janvier 2006, intitulée Un Roman Contemporain.

    La Source Pérenne n’est pas à proprement parler un nouveau livre mais la réédition — ce qui est un très bon signe — du premier ouvrage de C. Gérard, paru en 2001, sous le titre de Parcours Païen. Pour parler romain, l’opportunité de ce changement ne nous était guère apparue comme relevant d’une priorité absolue. Nous avions peur d’y deviner une peu convaincante manœuvre de communication éditoriale. Reconnaissons que nos frayeurs anticipatives n’étaient guère fondées.

    Dans sa première mouture Parcours Païen se donnait à lire comme l’itinéraire spirituel d’un jeune européen à la découverte de son originelle identité. Des bois de la Belgique profonde aux rivages de l’Hellade éternelle, de la haute figure de l’Empereur Julien à la rencontre de l’Inde vénérable, du Nord mythique au Sud vivant, nous empruntions des routes qui nous ramenaient aux sources castaliques d’un ancien savoir civilisationnel et rituellique préservé comme par miracle des incessantes attaques menées depuis des siècles par des monothéismes totalitaires, aujourd’hui relayés par des modernités frelatées…

    Cinq années ont passé. Ce qui fut donné comme un combat, est désormais vécu comme une victoire. Le regard de Christopher Gérard sur son propre parcours est empli d’assurance. À l’angoissante incertitude des débuts a succédé la sérénité des accomplissements. Le foisonnement antésocratique de l’antique physis heideggerienne est toujours-là. Même si la végétation a obscurci la présence de la margelle sacrée, il suffit de suivre le sillage des couleuvres oroboriques pour tremper son visage dans les limpidités de l’eau lustrale.

    Malgré de nombreux textes que le lecteur retrouvera pratiquement à l’identique dans les 2 volumes, La Source Pérenne est un livre beaucoup plus important que Parcours Païen. Ce n’est pas que C. Gérard aurait trouvé quelques formules plus heureuses ou quelques formulations plus percutantes. Tout est question de perspectives. Dans Parcours Païen C. Gérard pare au plus pressé. Il s’attaque à la racine du mal. Paganisme contre christianisme, polythéisme contre monothéisme.

    Tel l’Héraklès sur les bords fangeux de l’Herne il coupe les têtes sans cesse renaissantes de l’Hydre monstrueuse. Mais il ne suffit pas de lutter contre les rejetons visqueux de la pieuvre lernique. Il faut trancher ras le principe génératif de cette cancéreuse prolifération carnivore.

    Le païen qui tente de résister à l’assaut du chrétien est un accident circonstanciel de l’Histoire. Il y a longtemps que les chrétiens se sont aperçus de l’étroitesse de leur point de vue. L’on pourrait décrire l’édification de la théologie chrétienne comme la digestion successive de multiples strates païennes. Le rabbinisme christique des premiers temps a avalé au cours des siècles maints éléments des doctrines stoïciennes, du platonisme et du mithracisme… Nous arrêtons là une liste que nous pourrions longuement poursuivre ou détailler… Dans le chapitre Mysteria Mithrae C. Gérard nous offre le plaisir d’une analyse descriptive, mais qu’il précise non exhaustive, des plus jouissives de quelques uns de ces emprunts qui sont devenus des piliers essentiels du catholicisme !

    Les théologiens ont senti venir le danger. Devant la montée de l’érudition d’une fraction non négligeable des élites à la fin du XIXe siècle et la remise en question au siècle suivant des fondements historicistes et dogmatiques des religions monothéiques ils ont dû trouver quelques parades plus efficaces que les sempiternelles et péremptoires objurgations de rares fidèles récalcitrants à l’obligation passive de la croyance en la Vérité révélée.

    Très malignement le christianisme a tenté de surmonter ses tendances sectaires. Au lieu de gratter là où ça fait mal l’on passera le badigeon de l’oeucuménisme conciliant, l’on ne parlera plus d’hérétiques mais de religions du Livre, la machine du monothéisme a resserré les rangs pour contrer le seul véritable ennemi ; le polythéisme. Mais comme celui-ci embrasse une multiplicité de civilisations en leur essence étrangères à l’idée même de monothéisme, l’intellingenstzia d’obédience culturelle catholique a mis au point un concept de tradition religieuse capable de ratisser beaucoup plus large que les instruments messianiques habituels.

    L’on n’a jamais comparé le travail de René Guenon à celui de Spinoza. Et pourtant un escalier qui permet de s’échapper d’une vision infantile de la représentation de Dieu par un concept philosophique moins naïf est aussi et en même temps l’escalator mécanique qui permet de remonter à ce que l’on avait quitté.

    Le lecteur aura compris le sens du nouvel intitulé : le concept de Source Pérenne s’oppose au dogme de Tradition Primordiale. N’allez pas accroire que Christopher Gérard s’en est allé bricoler une notion plus ou moins ingénieuse à opposer aux dogmatiques de la Tradition Primordiale. La Source Pérenne se donne à lire comme une entreprise généalogique de restitution généralisée. Ce qui est en premier n’est pas à l’origine : le christianisme ne s’est pas seulement coulé dans le lit du platonicisme et du plotinicisme il a aussi annexé l’évidence de la multiplicité du monde qui fonde le polythéisme.

    L’Un exige le Multiple, sans quoi il ne serait que l’indifférencié totalitaire du néant et de l’être. Devant ce scandale de la nécessité de l’existence du Multiple pour assurer sa propre existence, les monothéistes se sont vu obligé de mettre au point cette notion de primordialité temporelle pour assurer la prééminence de l’Un sur le Multiple, qu’ils considèrent comme le gardien du troupeau. Avec la tradition primordiale les pieuses ouailles seront bien gardées !

    Avec La Source Pérenne, la vision gérardienne s’agrandit. La pensée de C. Gérard a gagné en altitude et en plénitude. Le concept de Source Pérenne est un bélier de bronze qui ne cessera plus de battre les murailles de la Tradition Primordiale jusqu’à leur écroulement final.

    Ce livre de C. Gérard est à méditer. Il est d’abord d’une richesse incroyable. Il n’est surtout pas le résultat de longs et oiseux raisonnements interminables. Il est le fruit juteux de la connaissance savoureuse des choses, des êtres, des gens, des livres et des cultures qui se donnent à vivre selon les concrètes modalités de l’expérience pragmatique de la rencontre d’un poëte, d’un guerrier, d’un Homme libre et ferme, tel qu’en lui-même sa volonté le fonde, avec la chair païenne du monde et des Dieux.

    • Retour à la Source (Philippe Guérin, Incitatus)

    Nous avions déjà parlé du roman de C. Gérard, Maugis, pour en dire tout le bien que nous en pensions. L’itinéraire du héros romanesque plonge ses racines dans la trajectoire de la pensée de son auteur. On ne peut manquer de rapprocher le culte du héros romanesque pour le soleil à celui que Christopher Gérard célèbre lui aussi quotidiennement. L’adoration des Dieux du membre de la Phratrie des Hellènes est le reflet, que l’on se plaît à imaginer fidèle, de celle de son auteur. Auteur, Auctor, C. Gérard est le GARANT d’une certaine fidélité aux anciens dieux ; garant ne veut pas dire maître d’une chapelle recroquevillée sur elle-même, mais point de repère, amer guidant le marin à la recherche du divin. Comme les rencontres que fait Maugis le guident sur le chemin de son destin, lui donnent les moyens spirituels de l’accomplir pleinement, la lecture de Christopher Gérard fournit les instruments à tous ceux qui veulent l’entendre pour avancer sur le chemin de la source pérenne.

    On entre dans cet ouvrage par la belle photo de la danseuse Nikolska devant les colonnes du Parthénon. Ce choix n’est pas neutre ; il nous rappelle que la danse, ici toute de légèreté aérienne, est une des premières formes d’adoration des dieux. Dionysos, dieu de la danse, est célébré dès cette entrée, dès cette ouverture. La danseuse soulève son voile comme l’on doit élever son âme, porter tout son être vers l’idéal à atteindre.

    En dédiant son ouvrage à l’empereur Julien, Christopher Gérard se place dans une optique inactuelle, intempestive. Le patronage du dernier empereur adorateur des dieux de ses ancêtres, véritable garant du mos Maiorum, montre que notre auteur refuse de céder à la facilité, d’oublier son passé, notre passé. La citation du Serpent à plumes de DH Lawrence remplit une fonction similaire en rappelant les cultes fondateurs et fondamentaux des différentes parties du monde.

    Nous arrivons enfin au premier des 15 textes qui composent La Source pérenne, « Quelle est la religion de l’Europe ? ». Le livre commence par un paradoxe : le cardinal Jean Daniélou affirme que la religion de l’Europe est le paganisme. Celui-ci est la conscience aiguë de notre présence au monde, conscience nourrie par tout notre passé. Comme un homme est toujours de son enfance, une civilisation vit et se nourrit de ses origines : le paganisme engendra l’Europe, la façonna, la modela sur ses mille tours, par ses mille dieux.

    « Trouver un ciel au niveau du sol ». La formule montre bien cette course vers l’idéal qui fonde le paganisme. Il faut être capable de voir dans tout ce qu’il y a de plus terre à terre l’élévation divine. Les dieux ne sont pas perchés tout en haut de l’Olympe mais sont là, près de nous, au quotidien. Il y a là une exigence fondamentale : la tâche du païen est permanente et universelle, nous sommes toujours sous le regard des dieux. Leur temple est le monde tout entier.

    Dans le monde moderne où l’humanisme et l’homme sont attaqués de toutes parts, se replonger dans un temps où l’on avait foi en l’humanité empêche de sombrer dans le plus noir pessimisme. Là est tout le sens du « retour aux Grecs » prôné par C. Gérard. Le monde grec n’était pas un paradis où tous les hommes étaient parfaits ; nous en connaissons les nombreux défauts. Il n’en reste pas moins qu’il faisait preuve d’un optimisme, d’une croyance en un homme qui peut devenir meilleur et pour cela suffit à apporter un peu de réconfort au milieu du désenchantement actuel. Retourner aux Grecs, c’est réenchanter le monde.

    C. Gérard ne se contente pas de ces vues générales, même si elles sont nourries d’expériences personnelles, sur le paganisme ; grâce à un entretien, il explique son « Parcours païen ». Itinéraire lié à des figures tutélaires (Jünger, Daniélou et par-dessus tout Julien). Le dernier empereur païen, celui qui fit revivre le rêve d’Alexandre, d’Antoine et Cléopâtre, revient à de multiples reprises dans La Source pérenne ; personnage sublime, qui s’élève au-dessus du seuil misérable des mesquineries humaines. Son idéal était trop élevé pour réussir ; il allait à l’encontre des petitesses de ses contemporains. César regrettait de n’être pas Alexandre ; Julien aurait pu regretter que les hommes de son temps ne soient pas les dignes descendants des phalanges et des légions qui ont conquis le monde. Admirer l’empereur Julien n’est donc pas neutre : c’est revendiquer sa liberté face aux préjugés, affirmer la suprématie de sa volonté sur les discours convenus, décréter que l’idéal et le rêve sont plus forts que la réalité.

    Nous n’allons pas parcourir un à un chacun des 15 textes qui forment La Source pérenne. Nous nous contenterons de revenir un instant sur la figure de Mithra qui, elle aussi, parcourt ce recueil. Le dieu indo-iranien a connu un grand succès dans les rangs de l’armée par l’exaltation qu’il permettait des valeurs de courage et de force. Il rejoint le Sol invictus qui fut le principal support de l’hénothéisme romain à partir de la fin du IIe siècle de notre ère. Son influence fut telle que, religion de la crypte, son culte contribua, malgré lui, au succès du christianisme.

    Le propos de C. Gérard n’est pas de faire du prosélytisme, mais de défendre La Source pérenne. Cette source est celle de nos racines, de la Tradition. Elle reparaît toujours, elle vit toujours même de manière souterraine pour finir par former une rivière, un fleuve. Cet ouvrage montre une érudition à toute épreuve, comme l’illustre à la perfection « Julianus redivivus » et une grande honnêteté : au lecteur de se faire sa propre opinion, de se forger son propre jugement… 

    L'étrange parcours d'un païen (J. Franck, © La Libre Belgique, 2001)

    L'helléniste belge Christopher Gérard croit à la pluralité des dieux

    Un homme qui croit à la pluralité des dieux, et n'est pas un de ces ascètes indiens qui courent nus et barbus sur les rives du Gange, ni un clone miraculeusement tiré des gènes d'un rhéteur romain du IIIe siècle, oui, il existe. Dès l'âge de 10 ans, C. Gérard, de mère irlandaise et de père belge, éprouva une puissante fascination pour le Temps et l'Éternité. À 12 ans, il était le plus jeune membre d'une équipe d'archéologues qui fouillait une nécropole mérovingienne dans les Ardennes. Comment la confrontation avec les ossements de Francs ensevelis depuis 15 siècles, puis de nombreuses lectures pendant ses études de grec à l'Université de Bruxelles, le conduisirent à croire que les Dieux ne sont pas morts, c'est ce qu'il nous raconte dans Parcours païen. Un parcours dont l'honnêteté et comme une faîcheur lustrale me touchent alors qu'on ne rencontre le plus souvent que des gens aux convictions spirituelles incertaines ou ballotés par des croyances — chrétiennes ou non — dans le vent.

    EN INDE

    Gérard, lui, a fait sienne une fois pour toutes la déclaration du grand hindouiste Alain Danielou (le frère païen du cardinal Jean Danielou) : « Une vie qui n'est pas un rite perpétuel d'action de grâce n'est pas une vie réussie ». Et il témoigne : « En Inde, j'ai vu vivre des Païens et j'ai compris que saluer le soleil le matin, disposer des fleurs fraîches sur mes autels comme je le fais quasi journellement, brûler un peu d'encens à Cernunnos ou à Shiva, accomplir une libation de vin ou de thé, méditer sur l'un ou l'autre symbole, ne relèvent pas de l'exploit ni du folklore, mais bien d'une discipline généreusement acceptée ». Cette discipline, ou plutôt cette exaltation liturgique de la vie lui paraît évidemment incompatible avec tout ce qui rabaisse l'homme, comme la malhonnêteté, ou l'asservit, comme les drogues. La foi de Gérard est celle des Anciens : elle n'exclut de son panthéon aucun Dieu, sauf celui qui prétend les exclure tous, le Dieu de la Bible et du Coran. Son adoration œcuménique embrasse les dieux des Celtes et des Germains, ceux de l'Inde et de l'
    Égypte, des Grecs et des Romains, et la figure solaire de Mithra et les esprits de la forêt de Brocéliande. Et d'expliquer :

    « Pour un Païen, le divin est inaccessible à l'intelligence humaine : il ne peut en percevoir que des manifestations : la splendeur de l'orage, la beauté d'une fleur, l'éclat du soleil. À lui de vivre en harmonie avec les Puissances… »

    CHRÉTIENS TRAQUÉS

    À défendre et proclamer sa foi, C. Gérard déploie une énergie considérable, en particulier à travers la revue d'études polythéistes Antaïos, fondée en 1959 par M. Eliade et E. Jünger, qu'il a relancée en 1993. Il annonce par ailleurs une synthèse de la pensée de l'empereur Julien, le dernier empereur païen dont Montesquieu disait qu'« il n'y eut point après lui de prince plus digne de gouverner les hommes ». À la mesure de sa foi, Gérard poursuit les chrétiens d'une vindicte inépuisable. Il ne leur pardonne pas la façon dont ils n'ont cessé de vouloir extirper le paganisme par le fer et par le feu, la torture et le pillage, chaque fois qu'ils en ont eu l'occasion. C'est malheureusement assez vrai, mais nier que le catholicisme comporte des idées et des valeurs qui méritent autre chose que la haine, me paraît une faiblesse de ce Parcours. Que celui-ci nous force par contre à mettre en question nos préjugés envers les paganismes et à considérer d'un œil nouveau ce que l'on en croit savoir, est l'incontestable mérite de cet ouvrage.

    • Le rêve d'un retour des dieux (J. Franck, © La Libre Belgique, 2007)

    Témoignage : Christopher Gérard nous dit son expérience du sacré des Celtes à l'Inde

    Nous croyons un peu trop facilement que le paganisme est mort avec les dieux des Grecs et des Romains, terrassés par L'Évangile du Christ. Il continue d'inspirer des millions d'hommes à travers le monde, des Shintoïstes japonais aux Hindouistes en Inde, où ils sont 827,5 millions. Au Guatemala, des prêtres mayas ont soumis à une purification rituelle le temple que le président Bush a visité en mars dernier. Ils ont brûlé de l'encens et battu le tambour selon les anciens rites indiens, afin de dissiper l'énergie mauvaise répandue par le président et les agents de sa sécurité qui profanèrent le lieu sacré.

    LA MANIFESTATION DU DIVIN

    Moins visible en Europe, le paganisme Continue d'y hanter les esprits qui ne peuvent s'accommoder ni du dogmatisme des religions monothéistes ni du nihilisme d'une modernité matérialiste et marchande, destructrice de valeurs. Dans Le serpent à plumes (1925), DH Lawrence, l'auteur de L'Amant de lady Chatterley, rêvait d'un retour des peuples à leurs dieux, Quetzalcoatl, Mithra, Hermès, Wotan, etc. Utopique ? Mais Jacqueline de Romilly, la grande hellénisante élue à l'Académie française, ne nous a-t-elle pas souvent rappelé que les dieux de la Grèce demeurent, par des tragédies et les épopées homériques constamment revisitées, enfouis au plus profond de notre inconscient collectif ? Et le cardinal Daniélou ne répondait-il pas en 1965 à la question : quelle est la religion de l'Europe ? « Il y a une religion de l'Occident. Cette religion, c'est l'antique paganisme grec ou latin, celte ou germanique. Nous ne sommes jamais que des païens convertis… Le païen est celui qui reconnaît le divin à travers sa manifestation dans le monde visible. » Combien de ceux qui se disent chrétiens reconnaissent-ils encore le divin dans le monde ?

    C. Gérard, ancien étudiant en langues anciennes à l'Université de Bruxelles, se veut une sorte d'archéologue de la mémoire païenne, d'une mémoire qui remonte à l'aube des temps : « Un coucher de soleil, la contemplation de la lune dans une clairière enneigée, un grand feu demeurent des expériences du sacré ». Dans un temple d'Hanouman à Delhi, raconte-t-il, il a compris que le paganisme pouvait se vivre aujourd'hui et que rien ne l'empêchait de le pratiquer devant un autel domestique chez lui. Ainsi répond-il au propos de son maître Alain Daniélou (le frère du cardinal, qui s'était converti à l'hindouisme à Benarrès) : « Une vie qui n'est pas un rite perpétuel d'action de grâce n'est pas une vie réussie ».

    POURQUOI PAÏEN ?

    Dans un petit livre intitulé La source pérenne — celle à laquelle il ne cesse d'étancher sa soif du divin —, C. Gérard a réuni des textes qui expliquent sa démarche, disent sa foi et son éthique, racontent des rencontres qui lui ont déjà servi pour 2 romans dont nous avons rendu compte en leur temps : Le songe d'Empédocle et Maugis. On y trouvera aussi quelques études, notamment sur les mystères de Mithra et l'empereur Julien. On y relève des propos très hostiles au christianisme, mais on lui accordera des circonstances atténuantes, eu égard aux persécutions innombrables que les chrétiens infligèrent aux païens lorsqu'ils accédèrent au pouvoir : statues renversées, temples détruits, fanatisme de moines aux comportements de "taliban" à Alexandrie et ailleurs, mesures qui préfigurent les lois antijuives de l'Allemagne nazie : exclusion des administrations publiques, du barreau, de l'enseignement, etc.


    Pétulant paganisme (R. Badinand, site Europa Maxima)

    Pétulant, e : adj. (lat. petulans, -antis, querelleur). Se dit de quelqu'un qui manifeste un dynamisme extrême, une impétuosité difficile à  contenir ; bouillant, fougueux. Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, 1984.

    Dans Boulevard Saint-Germain, Gabriel Matzneff qualifie Christopher Gérard de "pétulant". Ce terme inusité s'applique tout autant à  ses ouvrages, en particulier Parcours païen, paru en 2000, et son tout récent recueil intitulé La source pérenne. Ancien directeur de la revue Antaïos entre 1993 et 2001 et de la Société d'études polythéistes, C. Gérard est un fin érudit, païen de surcroît ! Ce lettré classique utilise ses connaissances en grec et en latin pour réhabiliter l'antique religion de l'Europe. Dédiée à  l'empereur Julien, La source pérenne démontre qu'être païen n'est nullement loufoque en 2007.

    Qu'est-ce que le paganisme aujourd'hui ? Et comment peut-on le penser à  l'heure d'Internet, des satellites et du téléphone portatif ? C. Gérard répond positivement à  cette seconde question en évoquant son expérience. Il assume vivre son polythéisme « dans la plus parfaite sérénité. Le monde n'est pas plus désenchanté qu'il y a dix mille ans. Un coucher de soleil, la contemplation de la lune dans une clairière enneigée, un grand feu, demeurent des expériences du sacré. C'est plutôt le regard de certains contemporains qui est épuisé, ce sont les instincts qui leur font défaut, d'où leur radotage. Si l'Occident est malade, c'est à  cause de son aveuglement ». Il aime se décrire en archaïque, mot à  prendre dans son acception étymologique et non comme l'entendent de médiocres contemporains. « Mon Paganisme n'implique nulle nostalgie naïve, écrivait-il déjà  dans Parcours païen : je ne regrette ni les voies romaines, ni les fiers Vikings, etc. J'aime prendre le TGV pour Paris, le superbe Thalys ; j'admire le génie des informaticiens et la fécondation in vitro constitue à  mes yeux une extraordinaire réussite. C'est mon côté "archéo-futuriste", et résolument post-moderne, pour user d'un terme un peu galvaudé. Pour moi, la critique implacable de la modernité, dans ce qu'elle a de foncièrement destructeur, n'est pas dictée par un refus irréfléchi de la technique ; elle n'est évidemment pas incompatible avec la fidélité aux origines. Des Brahmanes que j'ai rencontrés en Inde manient Internet mieux que moi, sans illusion sur la technique, mais sans blocage mental non plus ».

    L'actualité du paganisme

    C. Gérard ne joue donc pas au païen, il l'est tout simplement. D'ailleurs, pour lui, un païen ne croit pas, il adhère plutôt au Kosmos où « tout fait sens, tout est forces et puissances impersonnelles régis par un ordre inviolable que les Indiens appellent Dharma. (…) Le paganisme, poursuit-il, est par définition cosmique, et donc éternel. (…) Il accepte la pluralité des approches religieuses, reflet de la multiplicité des figures divines : Apollon et Dionysos symbolisent des polarités en apparence contradictoires, mais bien complémentaires. Le premier n'est jamais pensable sans le second, de même que l'Un n'est pas imaginable sans le Multiple ». Oublions les clichés fallacieux qui résument le polythéisme à  de l'idolâtrie, du satanisme ou d'autres tares modernes, car « honorer les Dieux, qui sont des Puissances et non des personnes, ne signifie pas adorer le Veau d'Or ». Le païen n'est pas un matérialiste. Maintes divinités peuplent son univers. Qui sont-elles ?

    « Déesses et Dieux ne sont ni uniques ni omniscients. Ils n'ont pas créé le monde, mais sont nés en lui et par lui. Ils ont surgi d'entités primordiales — Ouranos et Gaïa pour les Grecs — à  mesure que s'organisait le monde, cycle après cycle, par générations successives. Les Dieux ne sont point des personnes, avec qui nous établirions des relations personnelles, mais des Puissances incarnant la plénitude : sagesse, force et beauté
    ». Il précise même que « les Dieux sont donc à  la fois présence et essence ». On ne pourra pas accuser l'auteur de La source pérenne de jargonner, lui qui use de pédagogie pour expliquer sa vision du monde.

    Le paganisme n'est pas la lubie d'une poignée d'excités, ni une nouvelle "théologie" pour originaux blasés. C'est un ensemble de mythes et de rites qui ne se réduisent pas à  une infime minorité d'individus désorientés. C. Gérard estime que « le paganisme est en passe de redevenir la première des religions du monde. En effet, si nous prenons les Hindous, les Shintoïstes, le milliard de Taoïstes, les animistes des cinq continents, les Bouddhistes et les adeptes de plus en plus nombreux des cultes préchrétiens d'Europe et des Amériques (les chamanes de l'ancien empire soviétique par exemple), de cultes préislamiques (les Zoroastriens dans les régions turcophones), voire préjudaïques (il existe un groupe de Juifs américains désireux de revenir aux cultes polythéistes des Hébreux), nous risquons bien d'obtenir près de 1.500 millions d'adeptes. Ce qui en fera bientôt le premier groupe religieux de la planète ».

    Des appartenances holistes, donc communautaires

    C. Gérard conçoit aussi le polythéisme comme identitaire et enraciné. « Né à  New-York en juillet 62 d'un père belge et d'une mère issue de la diaspora irlandaise, [il n'en est pas moins] amoureux de la Vieille Europe, nostalgique de son ancienne splendeur […] et amant de la langue française, meurtri par sa présente déliquescence ! » Ayant choisi la Belgique, cet Américain de naissance est fier d'appartenir à  « une réalité depuis plus de vingt siècles » : la belgitude. Il réprouve par conséquent les séparatismes flamand et wallon qui œuvreraient en faveur de la modernité nihiliste. Sur ce point délicat, il distingue — d'une manière définitive, après son compatriote Daniel Cologne, interprète de la théorie des 3 patries charnelle, historique et idéale, et Jacques Marlaud (in Interpellations, « De la nation à  l'empire : repenser l'Europe ») — la patrie de la nation : « la patrie est un mythe, qui rassemble des personnes de façon constructive, tandis que la nation fragmente et divise ; de même le nationalisme, par essence agressif, mobilise des individus unis par la somme de leurs frustrations ». Cela explique son sentiment d'être un « Thiois de langue romane. (…) Le rêve thiois, celui de Joris Van Severen, un vrai preux (et parfait francophone), et de son continuateur l'inclassable Louis Gueuning, cette nostalgie des Pays-Bas Belgique, est aussi » le sien parce que « convaincu que Brabançons, Limbourgeois, Hollandais, Zélandais, hennuyers, Namurois, Liégeois et Luxembourgeois, sans oublier les Picards et les Alsaciens, constituent un ensemble lié par une histoire prestigieuse, celle de la Lotharingie et des Ducs de Bourgogne ». Sous un vernis chrétien, l'idée impériale et le principe de subsidiarité procèdent bien du paganisme.

    Le sol demeure un facteur déterminant dans la perception païenne du monde. Le païen, “paysan” en latin, « s'inscrit dans une continuité, celle de la terre et des morts, comme disait Barrès. Il se définit comme l'héritier d'un legs ancestral, qu'il enrichit et transmet. S'il a la tête dans les étoiles, il garde les pieds enfoncés dans la terre qui est la sienne, sans jamais perdre le contact avec ces 2 dimensions. Il est fils de la terre noire et du ciel étoilé ». Il complète plus loin en affirmant que le paganisme « est fidélité à  la lignée, considérée dans le cadre d'une très longue mémoire (celle qui nous relie, fait lien avec nos plus lointains ancêtres, par-delà  les appartenances immédiatement visibles : familles, nations, etc.), enracinement en des terroirs multiples (terme à  prendre lato sensu : il ne s'agit évidemment pas de provincialisme) et ouverture à  l'invisible [puisque] il existe une communauté des mortels et des Immortels, des humains et des Puissances ». En effet, « le païen vit dans un rapport de co-appartenance avec le cosmos, dont il n'est jamais le centre ». Quel beau pied-de-nez au rationalisme humanisant anthropocentrique !

    Paganisme et Tradition

    On aura compris que C. Gérard n'élabore pas un paganisme idyllique et bon marché qui existe déjà  comme le feraient les égarés du New Age ou les confectionneurs de spiritualité de bazar (un doigt de bouddhisme très jet-set, un zeste de chamanisme made in Silicone Valley, le tout saupoudré de catholicisme cool), il ne fait que plonger dans cette source pérenne que sont les traditions natives boréennes.

    « La Tradition évolue, s'enrichit d'apports neufs, oracles ou poèmes, souligne-t-il. La Tradition est donc la synthèse d'une connaissance naturelle du divin et du souvenir des inspirations successives : en elle rien de figé. Voici donc comme celle-ci se développe, échappe à  la sclérose, revit à  chaque génération. C'est en ce sens que le paganisme est éternellement jeune et renaissant ». Par conséquent, « parler de mort du paganisme est un non-sens : le paganisme est éternel et n'a subi qu'une éclipse cyclique ».

    Mainteneur de la Tradition, C. Gérard ne se considère pourtant pas comme un traditionaliste au sens que l'entendaient René Guénon et ses disciples qu'il regarde d'un œil critique. « Ces milieux, qui se contentent de ressasser ce que d'autres ont dévoilé, manquent cruellement d'humour et se complaisent dans des polémiques stériles. Non, leur Tradition primordiale telle que décrite dans un corpus restreint (sur lequel ils tombent rarement d'accord), je l'avoue, me paraît muséifiée, singulièrement dénuée de vie, oublieuse des métamorphoses subies de toute éternité, ignorante des relais néo-platoniciens ou pythagoriciens. Et trop complaisante face à  la prétention des religions abrahamiques à  posséder le monopole de la vérité, la voie unique d'accès au Sacré ». La remarque vaut surtout pour Guénon, Frithjof Schuon et leurs partisans qui se convertirent à  l'islam alors que 2 autres figures majeures du monde traditionaliste restèrent, eux, d'indéniables païens : Julius Evola et Alain Daniélou.

    Toujours hélas ! trop peu connu en France, A. Daniélou fut l'un des maîtres à  vivre de C. Gérard, « un païen exemplaire [dont la fréquentation le vaccina définitivement] contre les crises de traditionalisme aigu ». Le texte « Ce que je dois à  Alain Daniélou » qui clôt La source pérenne est un superbe éloge de ce grand indianiste français de confession shivaïte à « la plus longue mémoire ». « Dans sa vie, [A. Daniélou] incarne (…) cette coïncidence des contraires, cette dialectique des opposés sur laquelle on peut voir le siège du divin, comme l'avaient compris les Antésocratiques, et particulièrement Héraclite. De même que le polythéisme des valeurs, la relativité des morales et la multiplicité des approches : bref, à  lui tout seul il incarne le paganisme dans son éternelle jeunesse
    ».

    A. Daniélou servit aussi d'intermédiaire entre le polythéisme européen occulté et l'hindouisme bien vivant. Tout en restant fidèle à  ses origines, c'est vers l'Inde des castes, des temples et des milliers de divinité que l'Européen, enfin libéré du carcan de la soi-disant Vérité professée par les monothéismes, orientera le sens de sa vie puisque, le signalait-il dans Parcours païen, « la tradition païenne y est ininterrompue et le lien toujours possible avec les Brahmanes, les frères de nos Druides. Zeus et Indra, Shiva et Dionysos peuvent et doivent se retrouver pour assurer à  l'Europe le dépassement du nihilisme qui la ronge ». Avec La source pérenne, C. Gérard devient un éclaireur de la Reconquête, cette reconquête intérieure pour redécouvrir que nous sommes les enfants d'Athéna !

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    • À la recherche des dieux disparus (J. Franck, © La Libre Belgique, 2003)

    Une quête romanesque et spirituelle à travers les polythéismes

    On ne rencontre pas tous les jours un Bruxellois adorateur du « Soleil invaincu » comme son maître, l'empereur Julien, qui fasse des offrandes de fleurs ou d'encens aux dieux Shiva, Brahma et Vishnou, ou qui vénère la rouelle celtique, relique d'un druidisme dont les arbres gardent le souvenir dans la Forêt de Brocéliande.

    SYNTHÈSE

    Ce Bruxellois existe, il s'appelle Christopher Gérard, il édite depuis dix ans la revue Antaïos dédiée aux polythéismes. Nous croyons volontiers que le paganisme est mort, parce que les dieux d'Homère semblent avoir déserté l'Olympe ou que les dieux celtes ne hantent plus que de folkloriques rassemblements à Stonehenge, mais nous oublions que les dieux du Ramayana sont restés bien vivants, eux, sur les rives du Gange.

    Aujourd'hui, C. Gérard nous offre un ouvrage qui opère la synthèse de son savoir païen à travers un récit à la fois romanesque et initiatique. Imaginez qu'un jeune Belge, féru de latin et de grec appris à l'Université de Bruxelles, et assez libre de fortune, en vivant modestement, pour pouvoir s'enfermer dans des bibliothèques plutôt que d'exercer un métier, fait la rencontre d'un vieux peintre, ultime membre d'une « phratrie » thioise qui s'éteint avec lui. Celui-ci va le mettre en rapport avec les chefs de phratries demeurées bien vivantes en Bretagne, dans les monts du Latium, à Delphes et à Bénarès. Chaque étape du périple qu'il entreprend aussitôt fait progresser notre jeune homme dans la connaissance de mystères qui ont ceci en commun qu'ils répudient les monothéismes qui les ont persécutés, célèbrent les Puissances incarnant l'ordre inviolable du monde, recommandent une austérité très éloignée des excès d'une société occidentale de lucre et de consommation, et se reconnaissent peu ou prou dans la sagesse d'Empédocle d'Agrigente (v. 495-459 av. n.è.), médecin, philosophe, homme d'État, thaumaturge.

    INTEMPORALITÉ LÉGENDAIRE

    On pourrait croire un tel roman d'une lecture difficile. Eh bien non, le récit est assez alertement troussé pour que nous accompagnions Oribase (son nom d'initié) sans rechigner et même avec intérêt. Ce personnage, dans lequel l'auteur semble avoir projeté beaucoup de lui-même, ne manque pas d'humour qu'il distille aussi bien dans un hommage rendu au sourire de la princesse Mathilde que dans ses diatribes contre notre société vulgaire et débraillée, dévorée de nihilisme, assourdie de musiques barbares, devenue incapable de respect, de discipline et de recueillement.

    Avec cela, des pages comme celles où C. Gérard relate son séjour à Bénarès, se mêlant aux adorateurs des temples, accueilli par des Brahmanes lettrés, sont passionnantes. Le recours à des archaïsmes ou à un vocabulaire distancié achève de conférer à son roman une forme d'intemporalité légendaire.

    NOBLESSE ET DÉPOUILLEMENT

    En le lisant, je n'ai pas pu ne pas penser aux Pléiades de Gobineau
    (1874), que pourtant l'auteur semble ignorer. Ce roman  est porté par l'idée que la société moderne a fini par abolir les classes et les peuples, ne laissant subsister que de rares individualités, « surnageant comme des débris sur le déluge ». D'une civilisation qui humilie, corrompt, détruit les âmes par l'argent et l'envie, ne peuvent émerger que les « fils de roi ». Ni saints, ni héros, ni génies, ils ne constituent ni une classe ni un parti. Il ne sont que les quelques-uns qui cherchent à se démarquer de la “tourbe” des conformistes, des lâches et des menteurs. Et qui professent cette déclaration de l'un d'eux : « Je pense que l'honnête homme, l'homme qui se sent une âme, a plus que jamais le devoir impérieux de se replier sur lui-même, et, ne pouvant sauver les autres, de travailler à s'améliorer (…) Travailler sur soi-même, élever ce qu'on a de bon, rabaisser ce qu'on a de mauvais, étouffer ce qu'on a de pire, … voilà désormais le devoir et le seul devoir qui serve ». Voilà, me semble-t-il, ce que pourraient répéter quelques-uns des pères spirituels que, de Brocéliande à Bénarès, C. Gérard imagine et interroge tour à tour.

    Sa quête est toute de noblesse et de dépouillement. Elle est nourrie de la seule espérance qui permette aux esprits de son espèce de survivre dans un monde par tant d'aspects assourdissant, vorace, cruel, nauséeux, et qui, de mort de Dieu en mort de l'homme, pue terriblement la charogne.

    • Un songe dans la nuit de l'hiver (G.T., © Polémia, 2003)

    C'est à une envoûtante quête des origines, à une initiation des plus exigeantes sur les chemins de traverse de la plus longue mémoire — la plus rebelle de toutes aussi — que nous convie, avec ce premier roman très réussi, le jeune et talentueux directeur de la revue Antaïos. Par ses solides qualités d'helléniste, son expérience des fouilles obscures dans les montagnes d'Ardennes et son goût immodéré de l'Empereur-philosophe Julien, C. Gérard connaît intimement son sujet ; il le maîtrise d'autant plus que qu'il le vit, d'évidence, dans toutes les profondeurs de son être.

    Et c'est à cette sur-vie qu'il convie ses lecteurs sur les traces de Padraig, fils d'Europe d'ascendance celto-brabançonne, partant à la recherche d'une société secrète fondée il y a plus de 2.500 ans par Empédocle d'Agrigente afin de maintenir et transmettre, à travers les vicissitudes des temps, l'héritage le plus sacré de l'Hellade. Son parcours, davantage peuplé de songerie que parsemé d'embûches, l'entraînera sur tous les lieux les plus sacrés de la Grande Europe, c'est-à-dire de l'Eurasie. La toile de fond en est une époque indéfinie et pourtant si actuelle, marquée par les stigmates toujours vifs des dernières « Grandes Conflagrations », où les arbres parlent encore mais où la police de la pensée (les « Organes ») sévit aussi, ne laissant qu'un espace des plus mesurés aux derniers hommes libres, ces véritables Affranchis. Comme le souligne l'un des personnages du livre en présentant Padraig à ses compagnons : « Nombre d'Européens pensent comme lui, ne se reconnaissent plus dans cet Occident matérialiste qui coupe la personne de ses ancêtres et de ses descendants pour le laisser seul face à l'état tentaculaire et aux désirs les plus vils ».

    Par son propos comme par sa construction narrative, Le songe d'Empédocle est de toute évidence un roman initiatique. Mais c'est aussi, ce faisant, une somme historique et un bréviaire théologal où s'entrecroisent tout naturellement, comme dans un parfait entrelacs, Pallas Athéna, Cernunnos et Mythra ; la Chanson de Roland et L'Œuvre au noir ; l'Odyssée et le Mahabharata ; les brahmanes, les druides, les vestales et les dieux ; Frédéric II « semper Augustus » et Michel-Ange ; les Hymnes delphiques et la Chasse sauvage… C'est donc surtout, au-delà de la quête, un manifeste de résistance contre le Règne de l'Unique qui conduit, inéluctablement, à celui de l'indifférencié, de la marchandise, de la Quantité.

    Dans une récente recension rédigée pour la Nouvelle Revue d'Histoire (n° 6, mai-juin 2003), Pascal Landes évoque Julien Gracq, Ernst Jünger et Herman Hesse. On peut tout aussi bien penser à la fascination esthétique et charnelle à laquelle avait su succomber avec bonheur Marguerite Yourcenar dans ses Mémoires d'Hadrien — la vision cosmique en plus ; à la lumineuse rugosité de Vincenot lançant et dressant son jeune essarteur Jehan sous Les étoiles de Compostelle — la volonté de syncrétisme pagano-chrétien en moins ; ou encore à Erik Saint-Jall (La compagnie de la Grande Ourse) ou Jean Raspail (not. ses Sept cavaliers…) pour cette nostalgie active des temps immémoriaux où se reconnaissaient du premier coup d'œil, et se reconnaissent toujours, au moins entre eux, à l'heure du crépuscule, les hommes de bonne race — les éternels « Impériaux ».

    Quoiqu'il en soit, Le songe d'Empédocle constitue l'une des lectures les plus utiles, les plus rafraîchissantes et les plus fécondes du moment. Car c'est ainsi, aussi, que sur le tronc de la vieille Europe, repoussent toujours des rameaux verts…

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    • Les pérégrinations d'un païen moderne (J. Franck, © La Libre Belgique, 2005)

    De la bataille sur le canal Albert à une lamaserie au Tibet

    On peut donc encore écrire un roman à contre-courant de la télé-réalité littéraire qui nous inonde, comme fait Christopher Gérard dont le premier roman s'intitulait Le songe d'Empédocle ! Et imaginer que contre « le pouvoir sans partage des adorateurs de la matière et des serviteurs de l'or », une fraternité d'hommes et de femmes perpétue les mythes et les mystères de la Grèce ancienne, des Brahmanes et des Celtes, dont ils attendent qu'ils ramènent l'humanité à la mesure et à la sagesse.

    C'est la visée de la Phratrie des Hellènes, une société secrète dans laquelle le jeune François d'Aygremont est intronisé à Delphes, peu avant la Seconde Guerre mondiale. Il y reçoit le nom initiatique de Maugis, d'après l'enchanteur aux savoirs druidiques dont une légende ardennaise a conservé la mémoire. Ardennais lui-même, le lieutenant d'Aygremont fera plus que son devoir sur le canal Albert en 1940. Il réchappe par miracle à la bataille qui voit mourir nombre de ses camarades, tandis que les panzers en flamme le faisaient songer aux bûchers funèbres où se consumaient les guerriers grecs tombés dans la poussière devant Troie…

    LABYRINTHE

    En ai-je assez dit pour suggérer la perspective dans laquelle C. Gérard nous conte le destin de Maugis, et le fil d'Ariane tissé dans les plus vieilles mythologies du monde qui lui permettra de se sauver du labyrinthe de sentiments, d'erreurs, de complications, d'échecs, de doutes, de dangers, où il risque plus encore que la vie de perdre son âme?

    Que de rebondissements dans ce roman! On y voit Maugis découvrir l'amour, à Oxford, dans les bras de l'aristocratique Doria ; fréquenter le célèbre salon des « Bernier », avenue de l'Hippodrome ; tomber sous l'Occupation dans les rets de la troublante Machenka, une chanteuse de cabaret russe que manipule un officier porteur de « runes d'argent » ; retrouver son professeur de l'ULB qui cache dans sa cave, rue de la Concorde, trois mille bouteilles, une bibliothèque de dix mille volumes et un vieux juif kabbaliste ; garder, à la demande d'un réseau de résistance, un compromettant contact avec 2 membres de la Phratrie dévoyés par les douteux éclats de la swastika ; consulter, au large de l'Irlande, l'Oracle d'Aran, une prophétesse celtique qui le fera descendre en lui-même dans une page inoubliable qui rappelle la descente d'Énée aux enfers à la recherche de son père parmi les ombres.

    Au sortir de la guerre, des Rouges le recherchent, mais il réussira à gagner Bénarès. Nous n'en dirons pas plus sauf que Maugis terminera (provisoirement ?) sa quête spirituelle dans une lamaserie du Tibet, à l'entrée de laquelle l'accueille cette profession de foi : « Lha GHye Lo » (« Les Dieux triomphent »).

    Si le lecteur devait renâcler devant ce qui pourrait lui paraître des extravagances, qu'il se souvienne du beau vers d'Hölderlin dont l'auteur fait son miel : « L'homme qui songe est un dieu, celui qui pense un mendiant ».
     

    • De la littérature bien ordonnée (A. Bordes, Le Journal de la Culture n°17, nov.-déc. 2005)


    Maugis peut se donner comme un roman d’espionnage, dont il multipliera les exercices de dissimulation tant au niveau des thèmes : caches, secrets, agents doubles, luttes entre factions rivales ; qu’au niveau formel : construction qui joue sur la chronologie et sur les ellipses, lesquelles creusent de nombreux silences du récit, qui sont et font autant de mystères qui attiseront la curiosité du lecteur. Ajoutons que tout cela se passe sur fond de guerre. Ce qui ne laisse pas de rappeler les romans de John Buchan dont, en sus, on retrouve l’espèce d’aristocratisme.

    Cependant, qui parle d’espionnage et de mystère, parlera d’enquête, voire même, et surtout, de quête. Quête qui est au fondement de Maugis qui, lors, se donnera comme un œuvre initiatique d’où, semble-t-il, ne seront pas absentes règles et esthétiques classiques qui peu à peu se feront jour. Classicisme qui d’abord est tel qu’on l’entend communément, c'est-à-dire qu’il se rapporte à une certaine qualité de clarté, et où tout, dans le style de C. Gérard, concourt à la netteté de la phrase qui, sans être simple, évite la complexité et trop de sinuosités, et privilégie l’analyse et la raison (mais certes pas, pour autant, le raisonnable) plutôt que le flou des sensations.

    Ensuite, un tel classicisme sera rhétorique et préparera et recoupera les voies de l’initiation. Pour ce faire, l’auteur utilise principalement 2 arguments. L’argument de la mémoire, soit par la citation d’auteurs antiques, Virgile, Homère…, et par la reprise de quelques-unes de leurs fameuses tournures, telles l’épithète de nature : « le poète au cœur pur, Maugis au beau front, la Vierge aux fines chevilles… », ou cette variante de la métonymie qui désigne plus l’ascendance que la fonction : « le Teutonique, l’Hindou, le Dalmate… » ; soit en évoquant les souvenirs immémoriaux s’il en est, qui traversent l’âme des protagonistes : « Au-delà de toute mémoire, un chant inarticulé lui monta aux lèvres, venu du fond des steppes, issu des chasseurs de rennes qu’il inspira jadis. » Enfin, l’argument de la déduction, qui implique de dépasser le particulier, les circonstances, pour atteindre au général, au modèle.

    Ainsi argumentée, l’histoire de Maugis tendra à prendre une valeur moins anecdotique et romanesque qu’exemplaire : chaque lieu, chaque direction, chaque élément (eau/sous l’eau, terre/sous terre…) revêt une connotation symbolique, et chaque événement prend valeur d’épreuve. De même, ainsi qualifiés, les personnages seront appréhendés moins dans leur originalité que dans leur origine, moins dans l’apparence, souvent instable que dans l’essence, toujours stable, et deviendront moins des types que des archétypes. Or, il s’agit bien de cela qui, dans une démarche initiatique, et pour résumer, assure le passage du phénoménal à l’être, qui permet à l’impétrant (à l’initiant) de rompre avec sa subjectivité pour recouvrer son objectivité, son ordre premier et son principe, lesquels se confondront au Principe majuscule et à l’ordre du monde.

    Notons également, et c’est évident dans toutes les œuvres de C. Gérard, que ces données sont au service d’un paganisme altier, qui ni esthétique ni posture intellectuelle, mais croyance réelle : en cet ordre du monde, en les forces vives de la nature. C’est la vieille religion à laquelle l’auteur se voue, disertement et d’une manière quasi militante, et dont il nous enseigne quelques-uns des arcanes. Maugis ravira les amateurs de littérature bien ordonnée, un rien sévère, les lecteurs d’intrigues policières comme les chercheurs en ésotérisme. 

    • Maugis, le roman du merveilleux (PL Moudenc, Rivarol, 6 janvier 2006)

     Ce que l’on pourrait appeler « roman initiatique » est, en quelque sorte, le roman d’apprentissage ou de formation, le Bildungsroman prisé par les Allemands et dont l’archétype demeure, plus d’un siècle avant Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Gœthe, Les Aventures de Simplicius Simplicissimus, chef-d’œuvre de Grimmelhausen. S’y ajoute toutefois une dimension quasi eschatologique. L’expérience sensible s’y double d’une quête intérieure. Le jeune héros s’y voit, au terme de son initiation, confier un rôle qui le situe au-dessus, ou tout au moins en-dehors, de la condition humaine ordinaire. Sinon un messie, un intermédiaire entre 2 mondes. Une manière de passeur.

     Avec un premier roman, Le Songe d’Empédocle (2003), C. Gérard s’est engagé dans cette voie escarpée. Ainsi nous donne-t-il aujourd’hui un autre roman, Maugis, qui se situe dans le droit fil du Songe d’Empédocle. Il en reprend quasiment le thème et en prolonge les échos. Car son héros éponyme, ô combien saisissant si l’on en juge par l’illustration de couverture extraite d’un tableau de M. Eemans, Le Pèlerin de l’Absolu, son Maugis, donc, est chargé d’une mission comparable à celle dont était investi Oribase dans l’ouvrage précédent. Il appartient du reste à la même société initiatique que celui-ci, la Phratrie des Hellènes, fondée selon la légende par le sage d’Agrigente, revivifiée par l’empereur Julien, et dont la mission est de perpétuer à travers les siècles l’enseignement et le culte du panthéon païen.

     Avant qu’il ne devînt Maugis l’Égaré, puis l’Enchanteur, du nom du magicien dépositaire, à en croire la tradition ardennaise, des savoirs et des pouvoirs de l’ancienne religion, tout prédestinait François d’Aygremont à ce rôle de passeur. Un père qu’il n’a jamais connu, mort en héros durant la Grande Guerre, une enfance peuplée de mythes celtes, hellènes et germains que lui conte sa mère, la très savante Oriande. Un cœur pur, un esprit subtil et brillant, et « le don de plaire, uniquement à ceux qui lui convenaient ». Une éducation parfaite à Oxford, lieu magique où se côtoient la connaissance et la beauté, Apollon et Dionysos. Enfin, pour lui révéler le culte d’Aphrodite, Doria la saxonne, la belle aristocrate aussi instruite qu’avisée, consciente de l’abîme où va sombrer la vieille Europe et qui lui prône la révolte « contre ce monde de boutiquiers ».

     Le récit débute au cours du second conflit mondial. Le lieutenant François d’Aygremont défend avec héroïsme, dans sa tranchée, face à la Meuse, dans ce qui fut jadis le territoire de la déesse Arduinna, les XVII Provinces menacées par les Teutons. Vain combat. Blessé, fait prisonnier, évadé, il apprend de la voix prophétique d’un merle le destin qui lui est échu : « Il viendra sur la terre noire un fils sans père. Altier son front, perçant son regard. Les morts lui parleront. Il verra les destins et mènera les forces à sa guise. Il trouvera son chemin ». Sans doute pourrait-on voir quelque paradoxe dans le fait que ce païen convaincu participe à la croisade contre les forces du Reich, alors même qu’elles sont censées défendre des valeurs identiques aux siennes et vouloir restaurer en Europe les anciens cultes.

     Mais la simple observation montre qu’il ne s’agit que d’un faux-semblant. Pas question de pactiser avec la barbarie, la direction collégiale de la Phratrie des Hellènes est formelle sur ce point. On ne sera donc pas surpris de retrouver Maugis, après la défaite de son pays, dans la clandestinité, au sein d’un réseau de renseignement chargé de l’aide aux Hébreux persécutés. Encore n’est-ce là que le début d’une épopée qui va le conduire, égarement des plus dangereux, à reprendre contact avec des frères exclus de la Phratrie, compromission qui va faire de lui un proscrit contraint de fuir à travers l’Europe en ruines, jusqu’à Bénarès. Entre-temps il aura connu des amours tumultueuses, accepté une mission secrète en Irlande où, nouvel Énée, il descendra aux Enfers, découvert enfin, révélation inouïe, le mystère de sa naissance et sa véritable nature.

     Ce qui importe, dans ce roman résumé ici à grands traits, ce qui en fait l’intérêt et le charme — en l’occurrence, s’impose évidemment le sens fort du latin carmen ! , c’est qu’il développe des harmoniques transcendant le temps et l’espace. L’errance se confond avec le voyage intérieur, l’apprentissage du monde est aussi apprentissage de soi, appréhension de sa vraie personnalité. Mille références se télescopent : une évasion en automitrailleuse en compagnie de quatre soldats ardennais, et voici les 4 fils Aymon et Bayard, leur cheval-fée. Des combats sanglants, un siège désespéré, c’est la fière cité d’Ilion tenant tête aux Achéens. Une fracture et apparaît aussitôt le roi Amfortas et sa blessure. Nerval aussi bien qu’Hölderlin apportent leur caution à un itinéraire temporel et spirituel qu’alimente tout un réseau de correspondances et de mythes empruntés à toutes les traditions. Rencontres des plus fructueuses. À travers les errements et la réappropriation de soi vécus par Maugis, c’est une voie royale (ou impériale) qui est ici suggérée. Une manière de conquête individuelle, de victoire sur « un inconscient gangrené par l’utopie collectiviste ».

    On ne jaugera pas ce roman, second volet d’une œuvre ambitieuse que l’on devine seulement en gestation, à l’aune du réalisme. Ni même de la vraisemblance. On le prendra pour ce qu’il est, une réhabilitation du merveilleux. Une tentative, à travers la fiction, de réenchantement du monde. Assez originale pour justifier que l’on y prête attention.

    • Maugis, un roman “historial” (LO d’Algange, Incitatus, 18 janv. 2006)

     Le roman historique, le « roman en costume » disait Dominique de Roux, est en vogue. Bien plus rare, au point de paraître n’être qu’une pure hypothèse, le roman que l’on pourrait qualifier d’historial, en empruntant le terme, et son acception, à Heidegger. À la différence de l’historicité, l’historialité induit et inclut les mythes, les légendes, les dieux, et, pour ainsi dire le halo des événements, ce vibrato sacré, cette efflorescence dans l’imagination humaine dont Baudelaire savait qu’elle donne un « sens moral » aux couleurs, aux parfums et aux sons non moins qu’aux circonstances heureuses ou néfastes de nos destinées.

     L’historial est ce qui, de l’Histoire, en tant qu’enquête menée par les historiens, échappe aux évaluations profanes, ce qui demeure quand tout semble être dit par la morale des vainqueurs ou la rancœur des vaincus. L’historialité est à la fois individuelle et collective. Elle réconcilie ce qui semblait devoir être irrémédiablement frappé par le discord. Elle relève tout autant du « récit secret » que de la grande vague patrimoniale qui nous porte, depuis Homère, à réinventer sans cesse l’origine et le retour, l’accalmie méditative et l’orage sur la mer violette, le grand silence de l’attente herméneutique, de la « chasse subtile », et ce moment au vif de l’instant, où le sens advient et concentre en lui la totalité de la mémoire. L’historial est l’héraldique du temps, son armorial de songes précis.

    L’historialité ne saurait être dite subjective quand bien même elle donne à l’individu le pouvoir de récapituler à lui seul toute la lignée spirituelle dont il provient. Cet approfondissement du temps antérieur envers et contre toutes les outrecuidances novatrice, est le sujet du roman de C. Gérard dont le héros, François d’Aygremont, Maugis de son nom d’initié, est mandaté par la Phratrie des Hellènes pour transmettre la mémoire des dieux antérieurs.

     Ce roman “païen”, toutefois, n’est pas un roman “anti-chrétien” comme on le pourrait croire. C. Gérard œuvre dans un tout autre registre que, par ex., Michel Onfray dont la détestation de ce qu’il nomme le “monothéisme” semble n’être que l’expression secondaire d’une détestation plus profonde encore de la philosophie grecque. L’athéologie d’Onfray semble être bien davantage une théologie renversée qu’une fidélité à ce qui la précède. En effet, ni Aristote, ni Platon, coupables de préfigurer Saint-Thomas ou Saint-Augustin, ni les stoïciens, qu’il juge trop proches des morales monastiques, ni Parménide, qui médite sur l’Un, ni les Orphiques, ni les pythagoriciens, ces mystiques, ne peuvent trouver grâce à ses yeux bornés par une vision historiciste, linéaire, où l’antérieur n’est jamais que la préfiguration de l’ultérieur, où le “nouveau” peut s’adorner de tous les génies antérieurs comme de “précurseurs”.

    La vision historiale telle qu’elle s’illustre dans le roman de C. Gérard, se refuse à trier ; elle vole au-dessus et retrouve son bien dans sa vigueur première que les mésinterprétations ultérieures n’atteignent pas, et qui demeure ainsi dans sa vérité intemporelle, comme si elle venait d’être formulée à l’instant. L’œuvre rendue “hors d’atteinte” par le changement des circonstances historiques et sociales, est un mythe progressiste, ou, plus exactement un vœu pieux. Le progressiste voudrait bien que nous ne puissions plus rien comprendre d’Empédocle, d’Homère ou de Platon ; il lui plairait infiniment que la matérialité du temps nous fût un obstacle infranchissable. Hélas pour lui, et par bonheur pour nous, il n’en est rien. Les dieux, pour n’avoir plus, dans nos cités, de temples peuplés de fleurs et de flammes adoratrices, n’en persistent pas moins à murmurer à nos oreilles, et les raisonnements d’Aristote ou de Platon, pour difficiles qu’ils soient à suivre dans notre ère de « zapping », n’en sont pas moins offerts à quiconque s’efforce de raisonner. Ce ne sont point les dieux et les sapiences anciennes qui se sont éloignés, c’est nous qui nous terrons dans l’ignorance et dans l’aveuglement.

     Maugis, dans son voyage initiatique qui le conduit d’Oxford à Bénarès, en passant par l’Irlande, choisit l’éloge contre le ressentiment, l’historial contre l’historique, en écoutant ce qui n’a jamais cessé de parler. Les dieux sont la voix de la nature, mais cette nature contient en elle le feu tournant de la surnature qui l’engendre. Les Symboles sont des actions. L’Idée platonicienne, contrairement à ce que s’en représentent les trop scolaires “renverseurs du platonisme” est tournoyante et « bouillonnante » (j’emprunte ici le mot à Plotin dont la lecture de Platon vaut bien celle de Michel Onfray) ; elle n’est pas cette représentation délimitée, abstraite, mais cette puissance génésique qui s’accroît de nos propres expériences et se métamorphose des saisons qu’elle traverse.

     Historial, le roman de C. Gérard l’est par son attention à cette modalité de l’être, à cette immobile mobilité, à ce paradoxe si l’on veut : la gnosis, pour Platon étant toujours paradoxale, c’est-à-dire en marge de la doxa, de la croyance commune. C’est bien cette “coïncidence des contraires” qui nous fait aimer le monde tout autant par nos sens que par notre esprit. Apollon, Lug, Dionysos, Shiva s’offrent alors à nous comme ces réalités à la fois intérieures et extérieures qui sont le propre du roman que nous invitons à lire, sans en divulguer davantage, sinon par la devise des alchimistes : « Visita Interiora Terra Rectificando Invenies Occultum Lapidem » [Visites l'intérieur de la Terre et en te rectifiant tu trouveras la pierre cachée].

    • Ils réenchantent le monde (L. Schang)

    Non, Empédocle d’Agrigente, le poète philosophe de l’Un et du Multiple, ne s’est pas jeté du sommet de l’Etna au fond de son cratère ardent, 5 siècles avant la naissance du Galiléen. La sandale a menti. Le Grec, auteur des Purifications, a fui le monde antique pour retourner aux origines de la sagesse, à Bénarès où, selon le rite, ses cendres furent répandues dans le Gange sacré des Indiens. D’aucuns affirment « de source sûre » qu’une mystérieuse Phratrie des Hellènes, attachée au culte des anciens dieux, en perpétuait encore le souvenir avant guerre. Quant à Hitler, on sait maintenant que sa victoire aux élections de 1933 répondait à un plan secret de l’Ordre noir des SS, visant à mettre la capacité industrielle de l’Allemagne au service du Manuscrit Voynich. Inconnu du Führer lui-même, le complot prévoyait l’enlèvement de l’actrice américaine Louise Brooks, censée détenir dans sa chair le code génétique indispensable au décryptage dudit manuscrit. Seul un commando demeuré obscur, les Chevaliers du Saint-Sépulcre, déjoua la machination à la dernière minute.

     Qui a prétendu que le roman d’aventure avait épuisé tous les sujets ? Adolescents, Christopher Gérard et Matthieu Baumier ont lu Le Matin des Magiciens en collection de poche, celui avec la photo de l’île de Pâques orange, et il en est resté quelque chose. Pas étonnant dès lors que leurs histoires de conspiration mondiale, guérilla souterraine d’initiés sur fond de lutte entre le Bien (l’alliance de Jérusalem et d’Athènes) et le Mal (le nazisme, parangon du matérialisme moderne), semblent tirées d’un chapitre oublié de la bible des occultistes, avant Dan Brown. Et si, derrière la froide litanie des événements chronologiques — la période qui court de 1937 à 1946 —, s’était dissimulée une guerre de dimension cosmique entre sociétés secrètes ennemies, une guerre pour l’achèvement d’un cycle, qui aurait conduit à l’éradication de l’un, et à la mise en sommeil de l’autre ? Maugis, de C. Gérard, des deux l’aîné, fait suite à un précédent roman, Le Songe d’Empédocle, premier volet d’une tétralogie “païenne” déjà saluée par son compatriote Pol Vandromme, que n’aurait pas désavoué un Raymond Abellio, par ex. Les vicissitudes au XXe siècle d’un ordre idéal d’élus, gardien de vertus immémoriales, la Phratrie des Hellènes, dont le destin tourmenté se confond avec celui du continent européen. On le voit, l’uchronie — « reconstruction historique d’événements fictifs, d’après un point de départ historique et un ensemble de lois » nous dit le Dictionnaire de la Langue Française — est un genre littéraire riche d’avenir.

    Lorsqu’en mai 1940, les divisions à la tête de mort, nouveaux Doriens pour une Europe nouvelle, déferlent sur les XVII provinces, l’officier François d’Aygremont, fils d’Oriane et du chevalier d’Aygremont, dit Maugis, est du dernier carré des résistants ardennais. Maugis, comme dans la chanson de geste, le Phratriarque. De victoire en victoire, la roue solaire étend son empire mais dans l’ombre, le combat continue. Démobilisé, François/Maugis est missionné à Paris par ses frères, où il retrouve le poète Genséric, son initiateur, acquis à la Collaboration entre-temps. Après tout, les adorateurs d’Arès descendent bien des compagnons de Charlemagne, eux aussi. Là, au milieu des femmes faciles, des vapeurs d’alcool, il va connaître la tentation nihiliste de trahir pour épouser la cause de l’Âge Sombre, avant d’échapper à ses démons et de refaire le chemin d’Alexandre de l’Hellespont à la Bactriane, vers le Toit du Monde, le mythique Tibet. En attendant de rebâtir Delphes, qui sait ? En Irlande peut-être.

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    armes-bruxellesSignalons enfin son dernier récit, Aux Armes de Bruxelles, qui retrace le portrait contrasté d'une ville trop méconnue, y compris par ses propres habitants. À la suite du héros de cette quête amoureuse, lancé à la recherche de la mystérieuse Louise, le lecteur flâne au fil des saisons dans les rues et les parcs de Bruxelles. Il se recueille dans les églises et rêve dans les musées, pousse la porte de boutiques puis s'attable dans des restaurants et des salons de thé avant de rencontrer des antiquaires et des libraires hors du commun. Au cours de cette pérégrination où se mêlent le passé et le présent, il croise Baudelaire et Charles Quint, Ghelderode et Horta, Bruegel et Tintin. Il part à la découverte de lieux singuliers — et de bonnes adresses — sur les traces d'artistes célèbres, dans l'atmosphère typique d'une certaine Belgique, charnelle et magique. Ouvrage unique en son genre, Aux Armes de Bruxelles est à la fois un guide littéraire et un récit gourmand : un livre de savoir et de plaisir. Cette promenade amoureuse et littéraire dans la capitale des Ducs de Bourgogne. Le livre a été saluée par la critique.

    Un Sésame pour Bruxelles (J. De Decker, Le Soir, 27/02/2009)

    Maurice Béjart, qui adorait Bruxelles, disait d’elle qu’elle était « maritime sans mer et liquide sans fleuve, et belle sans beauté ». C. Gérard nous en fait souvenir en exergue d’un livre délicieux, dont on peut dire qu’il est un des plus fervents que la ville ait inspirés. Aux armes de Bruxelles paraît dans la collection « La petite Belgique » que Jean-Baptiste Baronian dirige à L’Âge d’homme. Le livre n’emprunte pas par hasard son titre à un restaurant célèbre, il regorge lui-même de saveurs.

    L’auteur se promène dans Bruxelles comme autour de sa chambre. Il entame d’ailleurs son périple en quittant le refuge d’où il peut contempler le parc Tenbosch. Et puis, par cercles concentriques mais qui seraient ceux d’un paradis urbain, il pérégrine parmi ses lieux d’élection, librairies, jardins publics, musées, maisons de thé et autre étapes hospitalières d’une capitale dont il nous confirme qu’elle est imprégnée d’un art de vivre sans équivalent.

    Auteur de 2 romans érudits et raffinés (Le Songe d’Empédocle et Maugis), il nous donne là un ouvrage qui deviendra un talisman que se recommanderont les Bruxellois de souche et de cœur, et un sésame indispensable à ceux qui se sentent la vocation de les rejoindre. Il faut avoir son couvert mis à ces Armes de Bruxelles.

    Le piéton de Bruxelles (J. Franck, La Libre Belgique, 2009)

    Comme rentré des hautes quêtes de la Source pérenne qui le conduisirent des druides celtiques aux temples de Rome et jusqu’aux rives du Gange, C. Gérard entraîne cette fois son lecteur dans les rues de Bruxelles. Tout aux long de déambulations souvent érudites, on le découvre assoiffé de bourgogne et de gueuze, expert en frites, friand des patisseries de Fabrice Collignon, chaussée de Waterloo, regaillardi par un faisan à la brabançonne du restaurant de la rue des Bouchers auquel il a emprunté le titre de son livre.

     S’étant épris d’une Louise dansante dans la brume aurorale d’un solstice de juin, le narrateur s’est mis en tête de lui raconter un Bruxelles qu’il n’a cessé d’arpenter depuis ses années scolaires à l’athénée Robert Catteau. S’il ne cesse de brocarder cette capitale "de bric et de broc", il se souvient aussi de Verlaine disant qu’il ne connaissait pas de ville "plus bonhommement rigoleuse" et De Ghelderode qui lui apprit à ne pas cesser de rêver.

     De la brasserie Belle Époque “Cirio”, à la Bourse, au cimetière du Dieweg, de la librairie Candide à “La Mort subite”, du musée Wiertz aux Marolles, il évoque les peintres qu’il aime, le bouquinistes qu’il fréquente, les lieux qu’il chérit, les comtes d’Egmont et de Hornes qu’il vénère, des écrivains comme Baronian, Guy Vaes ou Jacqueline Harpman, un poète comme Odilon-Jean Périer qu’il appelle “notre Rilke” et dont il cite le beau vers "Ma ville et mon amie ont les mêmes yeux gris". Christopher Gérard, infatigable piéton de Bruxelles, infatigable lecteur, infatigable fouineur, excentrique rêveur.

     « Un quadrillage alerte, considérablement plus précis et peuplé de fantômes que les guides habituels » (C. Devarrieux, Libération, 18/06/2009).

    Promenade dans une capitale d’Empire (D. Cologne).

    ◘ Signalons aussi sorti en mars 2010 le roman Porte Louise évoquant au passage les mutations de cette ville.

     

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    Nelly's - la danseuse hongroise Nikolska au Parthénon, 1929 © Musée Bénaki

     

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