• Miglio

    MiglioAu-delà de l’État, au-delà des partis :

    La théorie politique de Gianfranco Miglio

    Pour notre bonheur et pour le sien, Gianfranco Miglio ne passera pas à la postérité seulement parce qu’il aura été “l’idéologue de la Lega Nord”. Sa contribution au rayonnement culturel de l’Italie est bien différente : presque cinquante années de recherches scientifiques, en solitaire et à contre-courant, avec comme objet d’étude la politique et le désir de la comprendre scientifiquement. Il est probable que l’engouement militant de Miglio dans les rangs de la Lega Lombarda, dont on a tant parlé, sera un jour comparé à l’adhésion tardive de Pareto au fascisme mussolinien, qu’il percevait comme la confirmation empirique de ses prévisions sur le déclin des élites bourgeoises et libérales. De même, il est probable que Miglio a vu dans la Lega la traduction, pourtant faussée, de ses idées en matières politiques, ou comme la courroie de transmission potentielle de ses stratégies de réforme constitutionnelle. Enfin, on peut dire que son engagement politique direct n’a pas grand’chose à voir avec la valeur intrinsèque et les résultats de ses études et répond plutôt à des raisons plus prosaïques. D’un côté, par exemple, on peut évoquer son “lombardisme” proverbial, son credo Blut und Boden, à connotations impériales-autrichiennes hostiles au Risorgimento. En effet, fédéraliste et anti-unitaire, Miglio l’a toujours été, depuis le temps du “Cisalpin”. Avec les années, il est devenu anti-romain et calviniste. Au vu de ces prémisses, son mariage avec la Lega — mouvement où les dimensions ethniques-identitaires dominent tout (avec ses corollaires : les protestations anti-fiscale et anti-partitocratique) — était quasi inévitable.

    Le Syndrome du Prince

    MiglioD’autre part, on peut tout de même évoquer cet authentique “syndrome du Prince” qui, tôt ou tard, frappe tous les savants qui se penchent sur la politique. Vivre la politique seulement au travers des livres, élaborer et démonter des châteaux théoriques s’avère à la longue frustrant pour celui qui étudie à fond les rouages des choses politiques. Tous, tôt ou tard, subissent la tentation du saut dans la politique active, d’enfiler le costume du conseiller occulte, illusoirement ésotérique. Tous n’ont évidemment pas sous la main un Président du Conseil, un chef d’État ou un leader de parti. Tout cela dépend évidemment des capacités du candidat conseiller, mais aussi et surtout du nombre limité des postes de pouvoir authentique. Au besoin, le candidat-conseiller pourra s’occuper d’un jeune assesseur communal ou d’un conseiller régional brillant : s’ils sont bien dirigés, il ne faut pas exclure d’office qu’ils deviendront, avec le temps, d’authentiques leaders. On peut donc penser que Miglio, à son tour, a voulu jouer sa carte. D’abord, cela n’a pas marché avec Craxi et le PSI du temps de la “grande réforme”. Aujourd’hui, cela semble mieux marcher avec Bossi et la Lega. Les exemples que nous lègue l’histoire sont pourtant patents : le saut de la théorie à la pratique se termine souvent par un désastre. La trajectoire est presque toujours la même : de la frustration à la désillusion.

    Cinquante ans d’enseignement

    Quoi qu’il en soit, Miglio nous a habitué à ses provocations, toujours variées, et bien différentes de son activité actuelle de parlementaire et de chef politique. Dans deux volumes d’écrits sélectionnés, parus en 1988, à l’initiative de quelques-uns de ses élèves (1), il nous avait donné la mesure, finalement exacte, de son travail théorique, de l’ampleur et de la variété de ses intérêts, de l’originalité de sa méthode d’investigation. En même temps, ses élèves ont réclamé une mise en perspective critique de ses nombreuses contributions à la politologie italienne. Après avoir été actif pendant près de cinquante ans sur la scène culturelle italienne, Miglio n’a pourtant jamais fait l’objet d’études critiques approfondies. C’est un phénomène bien curieux, quand on sait le respect universitaire qui a toujours entouré ses activités théoriques et malgré le fait qu’il a toujours eu autour de lui un vaste groupe d’élèves et d’admirateurs connus et bien insérés dans les structures universitaires. Savant d’une rare érudition et d’une compétence incontestable, Miglio est considéré comme l’un des esprits les plus brillants de notre après-guerre, comme un innovateur et un précurseur en bien des domaines, des sciences administratives à la politologie pure, de l’histoire des doctrines politiques à la théorie des institutions. Tous lui reconnaissent également de grandes qualités d’organisateur dans le domaine de la culture. Amis et adversaires le considèrent comme le dernier exposant en date, et probablement le plus représentatif actuellement, de la tradition “réaliste” dans l’analyse de la politique, comme l’héritier et le continuateur de Mosca, de Pareto et de Michels. En somme, Miglio était l’objet de tant d’estime qu’il a fallu attendre — c’est paradoxal mais c’est vrai — son septantième anniversaire (il est né à Côme le 11 janvier 1918) pour que l’on dédie à ses activités universitaires un premier ouvrage critique de grande ampleur, auquel ont participé presque tous ses élèves (Pierangelo Schiera, Lorenzo Ornaghi, Giuliana Nobili) et tous les chercheurs de diverses disciplines qui ont puisé dans son œuvre ou ont opéré avec elle une sorte de “fertilisation croisée” (cross-fertilization) : de Nicola Matteucci à Carlo Galli, de Cinzio Violante à Angelo Panebianco et Mario Tronti.

    Les actes de ce colloque — qui s’est déroulé à Milan en octobre 1988 — sont parus sous forme de livre, avec pour titre Multiformità ed unità della politica, et sous la double direction de Lorenzo Ornaghi et d’Alessandro Vitale. Ce travail a confirmé et renforcé les jugements que l’on avait eu l’habitude de poser sur l’œuvre de Miglio (2). Mais ses auteurs ajoutaient cette fois des annotations critiques intéressantes, confortées par des schèmes interprétatifs des plus utiles. En fin de compte, il est désormais possible de tirer le bilan de l’œuvre de Miglio !

    Une œuvre en trois phases

    L’analyse historique et théorique des travaux de Miglio s’est déployée en trois phases. La première est caractérisée par une recherche essentiellement axée sur les doctrines politiques. Après avoir terminé un premier cycle d’études de droit international, Miglio a focalisé son attention sur Marcille de Padoue, un “positiviste ante litteram” (3), adversaire de l’universalisme chrétien médiéval et théoricien du particularisme étatique ; ensuite, Miglio s’intéresse aux développements du pouvoir monocratique dans les systèmes politiques grecs et hellénistiques (dans une perspective fortement influencée par Max Weber). Mais cette première phase trouve une conclusion symbolique dans la célèbre leçon inaugurale de décembre 1964, à l’occasion de l’ouverture de l’année académique de l’Université Catholique de Milan : Les transformations du régime politique actuel ; ce discours est une tentative radicale d’opérer une synthèse de toutes les mutations qui ont affecté le système politique italien pendant les vingt premières années du nouveau régime constitutionnel. Le diagnostic de cet essai, objet d’âpres controverses à l’époque de sa publication, se penche surtout sur les phases de démobilisation qui ont marqué le régime représentatif et, plus généralement, “l’État de droit”. Après tant d’années, Miglio s’en souvient : « J’ai concentré toute mon attention sur la dérive progressive que l’on pouvait observer dans le fonctionnement réel des institutions par rapport au modèle de “l’État de droit”, représentatif et électif, auquel ce fonctionnement aurait du correspondre ; et j’ai décrit les violations, les omissions, les collusions, en somme, tous les comportements illégaux qui s’étalaient aux yeux de tous. […] Et dans ma conclusion, j’ai avancé l’hypothèse que le système s’était mué, à cause de toutes ces transformations, en un régime différent et, sur un mode nettement plus provocateur, j’ai exposé la théorie d’une alternative “nécessaire” qui se situerait entre les régimes parlementaires “purs” (comme le nôtre) et les dictatures charismatiques contemporaines » (4).

    Étudier les mécanismes de l’administration

    La seconde phase correspond, grosso modo, aux années 1960-1970, quand Miglio s’est penché sur les problèmes d’histoire administrative. Sollicité par le centenaire de la fondation de l’État national italien et par les débats relatifs aux aspects juridiques, économiques et sociaux de l’unification administrative de notre pays, Miglio entame une série de recherches qui le porteront, en 1961, à fonder à Milan, la Fondazione italiana per la storia amministrativa (FISA). Le choix de la méthode qui est à la base de cette phase dans ses recherches, s’appuie sur la nécessité de décrire le système des pouvoirs par le bas, de partir des échelons les plus bas d’un système politique, ce qui revient à dire, de l’administration.

    Enfin, la troisième phase, qui est la plus proprement politologique, est aussi celle où Miglio a explicité plus précisément les bases théoriques et méthodologique de son travail, par exemple à travers le projet collectif de recherches qui s’est en quelque sorte extériorisé dans la collection “Arcana Imperii”, les “arcanes de l’Empire (ou du “Pouvoir”)”, une prestigieuse série de livres sur les doctrines politiques les plus impérissables de l’histoire des idées. Pour Miglio, qui se consacre désormais à l’étude des “régularités” caractérisant l’action politique, le défi que les régimes politiques modernes et les “transformations” qui les caractérisent, ont posé à la science politique, est radical. À son avis, il est temps de revoir les concepts, les catégories analytiques, les “figures” institutionnelles, qui ont caractérisé pendant des siècles l’histoire politique de l’Occident et la tradition européenne d’analyse scientifique du phénomène politique.

    Il est clair qu’un programme de travail aussi audacieux ne se résume pas facilement. D’autant plus que, comme le dit Miglio lui-même, tout ce qu’il a écrit et publié jusqu’à ce jour doit être considéré comme un simple prologue à ses Leçons de politique pure, dans lesquelles il tracera finalement les grandes lignes, de manière aussi complète qu’organique, de sa “théorie générale de la politique” ; jusqu’ici le politologue lombard ne nous en avait livré que de simples gloses et des anticipations.

    Pour donner une idée du défi politologique que nous lance Miglio, limitons-nous à évoquer quelques thèmes-clefs, ceux qui caractérisent le plus finement ses recherches et sa méthodologie de recherche. Nous nous concentrerons, dans l’ordre : 1) sur le problème de l’État ; 2) sur le paradoxe qui préside à la notion de représentation politique ; 3) sur les “contradictions” du système “parlementaire intégral” ; 4) sur le thème du parti et sur l’analyse du phénomène partitocratique.

    ♦ 1. L’État

    Sur le thème de l’État, Miglio se réclame, plus ou moins explicitement, des idées philosophiques d’hommes comme Max Weber, Carl Schmitt, Julien Freund. Max Weber a été le premier à reconnaître le caractère historiquement déterminé et culturellement limité à l’Europe de la forme politique que représente l’État. Carl Schmitt, de son côté, a fait de l’État une des formes possibles d’expression du politique et l’expression le plus élevée du rationalisme européen. Julien Freund, enfin, a porté cette définition relativiste des formes politiques à son degré maximal, en dissociant de plus en plus l’État de la réalité de la politique. En effet, Freund a écrit :

    « Par “État”, nous entendons […] le type d’unité politique que se sont donné la majeure partie des pays indépendants, l’un après l’autre, à partir du XVIe siècle. En conséquence, il s’agit de l’unité politique moderne, différente des unités politiques antérieures, comme les empires orientaux, les cités grecques ou les royaumes féodaux du moyen-âge, […] l’État est une création historique, dont l’origine remonte à l’aube de la Renaissance. Comme toutes les autres créations historiques, il peut disparaître. L’État n’est pas éternel : une autre forme d’unité politique peut le remplacer, comme lui-même s’est substitué au féodalisme » (5).

    Miglio — qui a consacré un essai important à l’évolution historique du terme et du concept “d’État” — partage la même grille de lecture. “L’État”, entendu comme forme spécifiquement “moderne” d’organisation du pouvoir, émerge dans le but de “neutraliser” et d’annuler les dissensus civils liés aux querelles religieuses du XVIe siècle. Au début, l’État tendait à se poser comme une sphère “neutre” et “impartiale”, “tendanciellement” non politique, capable de réguler la lutte politique et de donner à tous “la sécurité, l’évidence, la compréhension et la paix” (Schmitt). Mais l’État a également prétendu, dès son émergence, au monopole de la politique, c’est-à-dire de la souveraineté et du pouvoir de décision qui en est le corollaire. Miglio rappelle implicitement l’image nietzschéenne de l’État comme “monstre bifrons”. D’un côté, Miglio rappelle l’ambition de l’État à se poser comme vérité supérieure et neutre ; ce qui revient à se poser comme “ordre juridique”, comme la sphère technique d’une administration impartiale des activités civiles ; en somme, nous voyons poindre là la tendance à la dépolitisation. De l’autre, Miglio rappelle que l’État présente également une logique polémique, agrégative et conflictuelle du phénomène politique. Cette logique mine l’unité qu’est cette synthèse étatique, favorisant du même coup la recomposition de terrains de lutte toujours nouveaux et la réactivation de toutes sortes d’affrontements idéologiques et politiques, non assimilables à la logique interne suggérée par le courant normatif et juridique. Miglio écrit :

    Normalité ou exception ?

    « L’État moderne en tant qu’État de droit est une construction qui repose entièrement sur le contrat et qui, dès lors, se situe dans l’aire non politique du “privé”. Dans son essence et dans ses diverses figures historiques, l’État est un ensemble de services, de prestations, un gigantesque complexe de rapports contractuels […]. L’État moderne est synonyme de “normalité” : toute son organisation s’agence dans une zone extérieure par rapport au pacte politique et ses pouvoirs sont des pouvoirs réglementaire et réguliers, soit des pouvoirs “ordinaires” » (7).

    Cette citation nous montre l’antinomie que Miglio met en exergue, la considérant comme constitutive de la synthèse qu’est l’État : c’est l’antinomie qui oppose la logique du pacte politique à la logique du contrat-échange ; qui oppose l’obligation politique (fondée sur le lien de fidélité grégaire et sur le rapport de protection) à l’obligation juridique (basée sur la rencontre entre libres volontés individuelles) (8). La politique, écrit Miglio, ne se résout jamais entièrement dans le droit. La perte par l’État du monopole de la “politicité”, l’extension des terrains de conflit, l’accroissement en intensité des affrontements armés à l’intérieur de l’État (extrémisme politique et phénomène du terrorisme) sont autant de signes qui nous portent à penser que l’État a failli dans son objectif principal, qui a été le suivant : conformément aux critères du rationalisme européen, réussir une fois pour toutes à dompter la politique et à résoudre tout conflit potentiel dans le jeu calme de la confrontation dialectique. Il va de soi que, pour Miglio, le déclin de cette “utopie” va de paire avec le déclin des idéologies (essentiellement celui du libéralisme) et des institutions (essentiellement celui du parlementarisme), qui en ont été la couverture intellectuelle et l’expression institutionnelle.

    ♦ 2. La représentation politique

    Les interférences des structures “privées” dans le système public, ainsi que l’accroissement en intensité du contraste entre “politique” (décision) et “droit” (privatisme, subjectivisme, intérêts partisans), sont, d’après les thèses de Miglio, les éléments qui permettent de mesurer et d’analyser le mécanisme actuel de la représentation politique. Dans ce cas aussi, nous retrouvons un élément d’antinomie, qui apparaît du reste bien clairement et depuis toujours aux yeux des théoriciens de la politique : la représentation ne doit pas seulement concerner la sphère des intérêts subjectifs, et ne peut donc pas assumer que la seule vêture juridique du mandat. Pour le démontrer, nous dit Miglio, il faut expliciter les développements historiques du système représentatif et ceux de la crise actuelle de la représentation politique sur base de partis et de parlements.

    À ce propos, Miglio écrit : « Le mandat de représentation du peuple est une fiction : tandis que le rapport était authentique et correct dans la représentation par “états”, laquelle se traduisait notoirement par un mandat impératif […], la véritable “représentation” demeurait vivante dans la sphère de ce que nous appelons les intérêts des factions et, en particulier, là où un contrôle strict du caractère de “l’impérativité” est possible » (9).

    Historiquement, la représentation s’exprime dans une longue série de figures privées, ayant pour but d’offrir à l’absent lors d’un contrat ou d’une prestation, la possibilité d’exprimer en toute égalité sa volonté, de manifester et de défendre ses intérêts propres. Cela va des multiples figures du “délégué” à celle, plus classique, du “procureur”. Le problème politique lié à la représentation ne concerne pourtant pas la représentation d’un absent vague et général, mais celle d’une multitude, d’une collectivité. On pourrait parfaitement imaginer, nous dit Miglio, un acte de délégation, réalisé par le peuple lui-même en faveur d’un parlement, qui acquiert de la sorte le pouvoir législatif. Afin que le peuple se comporte réellement comme un organe délégant, il est nécessaire qu’il se constitue prioritairement comme tel, surtout si l’on considère comme vrai que « la délégation est l’acte d’un organe qui transmet sa compétence propre, en totalité ou en partie, à un autre sujet » (10). Mais le peuple qui s’organise politiquement ne peut pas trouver son fondement propre dans le simple fait de la délégation. Une “totalité” (le peuple) ne peut pas se constituer comme organe délégant vis-à-vis d’une autre “totalité” — dans notre cas, le Parlement — qui serait censée exprimer les intérêts en présence. La délégation est admissible seulement comme somme de délégations individuelles, ou plutôt de délégations partielles ou de délégations de “groupes”. Dès lors, logiquement, « les modèles juridico-privés […] ne sont pas applicables dans le domaine du politique, quoique celui-ci se fasse quotidiennement » (11).

    Cette interférence continue s’est aggravée avec le développement et l’affirmation de l’institution parlementaire. Né pour s’opposer au pouvoir du monarque et pour donner voix aux “états”, le parlement est devenu, une fois la monarchie éliminée, un lieu de compensation, où se concentraient les intérêts des parties, canalisés à travers l’instrument qu’est devenu le parti ; mais le parlement est surtout devenu l’organe exprimant de fait la souveraineté (bien qu’il n’en soit pas nominalement le titulaire). C’est justement avec l’avènement du régime électif / représentatif, c’est-à-dire le régime parlementaire, qu’ont émergées les antinomies de la représentation, dans le sens où le simple rapport de “substitution”, qui se trouve à la base de la représentation privée, « ne se montre pas adéquat pour pouvoir déployer la nature de la représentation politique ; le parlement fait donc montre d’une capacité d’appréciation faisant abstraction des volontés particulières exprimées par les sujets représentés » (12).

    Une fiction ?

    On doit donc en déduire, à la lumière du fonctionnement concret des parlements, que du système de représentation, on ne peut pas logiquement déduire un quelconque pouvoir de souveraineté, ni faire descendre la légitimité de ce pouvoir souverain. La représentation politique, déployée dans l’intérêt de tous, n’est rien d’autre qu’une habile fiction, comme l’avait judicieusement remarqué Burke. Une “fiction” qui n’est plus en mesure de résister aujourd’hui aux soubresauts des mille corporatismes, aux pressions des groupes et des factions, aux coteries. Si la politique est “projet”, consiste à différer dans le temps la distribution des dividendes provenant du “profit personnel”, si elle est identification collective, décision prise dans l’intérêt de la communauté, l’action représentative est au contraire la satisfaction immédiate des revendications, relève du localisme, du maquignonnage entre les groupes sociaux, de la distribution de rentes politiques et de bénéfices économiques, œuvre que doivent accomplir les représentants pour satisfaire leurs propres représentés (leur clientèle).

    Miglio conclut : il faut faire la distinction — et pas seulement au niveau théorique — entre l’État et le souverain, entre la représentation des intérêts et le pouvoir souverain de décision. C’est un problème que Miglio a synthétisé dans son œuvre, en le définissant comme celui de la “double légitimation”, ou de la légitimation sans représentation (politique).

    ♦ 3. Critique du “parlementarisme intégral”

    La critique de Miglio à l’encontre du “parlementarisme intégral” se déploie comme une habile démolition (du point de vue technique) de la théorie classique de Kelsen, qui identifiait notoirement “démocratie” et “parlement”. Le système “parlementaire intégral”, nous explique Miglio, produit nécessairement de l’ingouvernabilité ; « et cela pour des raisons exactement identiques à celles qu’évoque Kelsen pour défendre l’institution parlementaire. Il est vrai, en effet, que le parlement se base structurellement sur le “compromis”, mais, dans l’œuvre de Miglio, contrairement aux thèses de Kelsen, de ce compromis ne découlent pas harmonie, responsabilité, consensus, “escamotage de ce qui divise en faveur de ce qui unit” (11), mais exactement le contraire. Comme l’écrit Miglio :

    « Si le compromis sert à mettre en évidence “ce qui unit”, il serait parfaitement inutile : parce que sur “ce qui unit”, il y a déjà unanimité. Tenter un “compromis” (une médiation) veut dire chercher à voir si la majorité, en réduisant ses prétentions (légitimes) peut convaincre la minorité à s’incliner sans combattre : mais la majorité (la partie qui est soi-disant la plus forte) n’accède à l’idée de compromis que si elle n’est pas très sûre de sa cohésion et de ses raisons (c’est-à-dire quand elle ne se sent pas “la plus forte”), c’est-à-dire quand elle n’est plus vraiment “majorité”. Normalement, “escamoter ce qui divise” signifie escamoter toute forme de choix et toute forme d’action : c’est l’unanimité qui se fait sur la décision de ne rien faire : parce que toute décision favorise les uns et défavorise les autres. En politique, les actes qui plaisent à tout le monde […] n’existent pas » (13).

    Des rationalités différentes

    Le “compromis”, en somme, n’est pas la racine (logique et institutionnelle) de tout acte de gouvernement ; de ce fait, la médiation, de même que l’unanimité, ne constituent pas l’objectif ultime de l’action parlementaire. Plusieurs corollaires découlent de ces prémisses. Pour Miglio, les deux plus importants sont les suivants :

    • Un parlement qui s’appuie (nominalement) sur le consensus de tous (en réalité sur l’hégémonie d’une faction majoritaire), n’est pas l’expression politique de la volonté “souveraine” du peuple. Il en est donc le reflet socio-économique : mais la politique est unité, accord sur les fins ultimes, et non conflit entre intérêts partiaux.

    • Le parlement ne peut pas en même temps représenter le peuple et “produire” directement un gouvernement politique. Les deux actes — représenter et gouverner — répondent à des rationalités différentes. Dans le premier cas, celui de la représentation, on peut admettre, écrit Miglio, qu’« un choix est d’autant meilleur qu’il concorde avec un maximum d’intérêts » (14) ; on peut admettre, dès lors, que le “compromis parlementaire” est une variante institutionnelle de “l’acte juridique”, ou une transposition du contrat-échange, dans laquelle « les représentants de deux ou de plusieurs “intérêts” organisés (si ces derniers n’étaient pas “organisés” au minimum, ils n’auraient pas de “représentants”) s’échangent des prestations réciproques : les uns acceptent de soutenir (de voter pour) les projets des autres en échange d’un geste analogue et réciproque, forgeant par ce jeu les majorités nécessaires pour faire “passer” l’une et l’autre requête » (15).

    Dans le second cas, au contraire, celui de la fonction de gouvernement, la “rationalité” qu’il faut prendre en considération est celle qui préside au processus de formation de la “décision” politique. Celle-ci se caractérise, en premier lieu, par la présence implicite d’une téléologie : la décision vise une fin, vise à atteindre une situation actuellement non existante. « La “rationalité” d’une “norme-décision”, écrit Miglio, consiste en première instance en une fonctionnalité des mesures prises à l’avance pour arriver à la fin (déclarée ou implicite) » (16). Cette fonctionnalité, dans le cas de la décision politique, ne découle pas de la rencontre entre les divers “partis”, mais du degré de congruence et d’homogénéité que la décision a pu revêtir, dans le sens de la fin qu’elle s’est choisie. Cette “cohérence” est maximale quand une seule personne prend la décision, fixe l’objectif et détermine les moyens d’y parvenir. Ou quand nous avons affaire à un groupe restreint de personnes.

    Facultativité du contrat, nécessité de la décision

    Mais la différence entre les deux “rationalités” — deux rationalités qui nous rappellent inévitablement un écart à la fois fonctionnel et institutionnel, qui n’est rien d’autre qu’une configuration différente de l’opposition que nous avons déjà évoquée : celle entre “contrat-échange” et “pacte politique” — s’exprime dans une autre divergence : tandis que le “contrat-échange” est facultatif, l’acte politique (la décision souveraine) est un acte nécessaire. À ce propos, Miglio a écrit :

    « ”Décider”, en politique, n’est pas un comportement que l’on prend arbitrairement en option ; en effet, celui qui a obtenu le pouvoir ne peut plus s’exempter de “gouverner”, et, qui plus est, son “action” revêt, par l’obligation de jouer le jeu du politique, un rôle dominant car elle rend la politique véritablement autonome par rapport à toute justification qui viendrait éventuellement en retard. Le “privé” peut renoncer à trancher (et à contracter) parce qu’un tel comportement n’implique que ses intérêts particuliers ; en revanche, celui qui détient un pouvoir légitime doit trancher, parce que s’il renonce, le cas échéant, à “décider” (par inertie ou par acquiescement), cela se traduira par un préjudice pour des tiers et par la perte de sa propre légitimité » (17).

    Ce texte met bien en exergue la contradiction qui préside au fonctionnement du système parlementaire intégral. Miglio revient sur cette contradiction en ces termes :

    « […] elle est claire la différence qui passe entre les structures logiques qui président, respectivement, au “compromis” et à la “décision” : c’est seulement dans de rares cas que la “rationalité” du compromis peut coïncider avec la “pertinence par rapport à la fin (choisie)” qui caractérise la décision. Si un parlement est vraiment “représentatif”, s’il est formé de personnes qui “portent” en toute cohérence les divers intérêts des factions présentes dans le pays, le fait d’attendre que sorte une “décision” du “compromis” entre tous ces partis, et seulement d’une négociation de ce type, qu’il en sorte un “acte de gouvernement” rationnel, signifie supposer qu’il adviendra un événement qui, en toute logique, ne peut être déduit de telles prémisses, ce qui est hautement improbable » (18).

    ♦ 4. Nature du parti

    Quel est, se demande Miglio dans son essai de 1967, la “vraie nature” du parti politique moderne ?

    « Le parti politique […] est, sans aucun doute, une institution typique de la phase ultime de développement de ce type d’ordre que nous sommes habitués à appeler l’”État moderne”, et donc l’État “représentatif/électif”. Le parti politique apparaît essentiellement comme un instrument d’organisation de la clientèle politique à des fins de lutte pour le pouvoir entre les diverses fractions de la classe politique » (19).

    L’approche de Miglio est de type historique et conceptuel ; il interroge directement les essences, les logiques ultimes du comportement politique et les rythmes des grandes “transformations” institutionnelles. Cela explique la rudesse apparente de ses passages qui font appel à la logique. En réalité, sa méthode de recherche présente un avantage indubitable : il réussit ainsi à mettre en évidence la racine ultime de certaines formes institutionnelles, de certaines “formules politiques”. Il applique effectivement cette méthode dans son analyse du parti. Ce n’est pas pour rien que Miglio insiste sur sa spécificité “moderne”, sur l’existence de son “invariance institutionnelle” (structurelle), sur le lien direct qui l’unit au système “électif-représentatif”. Cette approche permet, contrairement à d’autres, comme les approches historiques/juridiques et sociologiques / “fonctionnalistes”, de situer logiquement le parti dans le cadre de ces ensembles de pouvoirs et d’institutions qui caractérisent les systèmes politiques “modernes”.

    Miglio soutient que :

    1) le parti se trouve (logiquement) dans une situation d’“antithèse irréductible” face à l’État ;

    2) le parti est historiquement parlant le “destructeur” et l’héritier de “l’État moderne” (20).

    Ces deux points de vue sont connexes ; rappelons-nous à ce propos combien sont inextricablement mélangés, d’une part, le mécanisme de l’obligation de jouer le jeu du politique — dont les caractères constitutifs sont l’unicité et l’exclusivité, toutes deux incarnées dans la forme “État” — et, d’autre part, le mécanisme d’agrégation corporative/professionnelle. Si, au départ, on faisait clairement la distinction entre ces deux “fonctions”, on est passé progressivement à un mélange complexe entre elles. À ce niveau, nous explique Miglio, les grands bouleversements induits par la révolution industrielle ont été déterminants. À l’époque de Burke, il était encore possible qu’une minorité d’aristocrates et de notables se réservât le contrôle du parlement et, en conséquence, permît ainsi une représentation “virtuelle” de la société civile, encore faiblement organisée. Avec le développement des nouveaux rapports associatifs, nés dans le sillage de la révolution industrielle, le cadre politique classique subit une mutation rapide : les partis font leur entrée dans les parlements et se posent en porte-paroles de leurs clientèles, du groupe de ceux qui s’identifient à eux et y voient aussi un instrument qui assure à terme leur promotion sociale et accroît leurs richesses personnelles. L’adhésion à un parti et à son programme implique l’éclosion de toute une série de relations et de liens qui ne concernent pas exclusivement l’aire des intérêts économiques, mais aussi une idéologie, un programme de lutte, une action militante sans oublier que ce réseau de relations conduit automatiquement à l’idée (même si ce n’est qu’implicitement) que ce lien obligatoire entraîne ipso facto l’octroi de prébendes et d’avantages matériels. Loyauté et fidélité ne vont plus à l’État mais au parti. Ce qui provoque une dynamique historique, encore en acte aujourd’hui, où l’agrégation partisane est de plus en plus favorisée, où le particularisme politique règne en maître, de même que la relation de type grégaire qui unit le chef et sa clientèle.

    Subversion partitocratique de l’administration publique

    D’après Miglio, l’effet le plus grave de cette dérive du lien d’“obligation politique” — qui passe ainsi de l’autorité souveraine au groupe organisé — c’est le bouleversement qu’il provoque dans la logique d’action de l’administration publique : car c’est dans ce bouleversement que s’enracine fonctionnellement le phénomène de la partitocratie. On pense tout de suite à l’émergence des “coteries administratives”. Miglio écrit :

    « La victoire d’un parti politique déterminé […] est immédiatement suivie du placement à des postes de décision de personnes appartenant au même parti ou qui y sont liées […], opération qui a lieu à la fois, d’une part, pour récompenser les fidèles par des avantages sociaux et un dividende politique (c’est-à-dire octroyés pour réaliser la fin naturelle de l’obligation politique) et, d’autre part, pour garantir l’action de gouvernement qui s’ensuivra et qui sera portée par ce même parti vainqueur » (21).

    En fait, le parti vainqueur, surtout à cause de l’instabilité naturelle des régimes démocratiques/électifs (à chaque consultation il y a le risque potentiel de perdre tous les bénéfices et sa part de pouvoir), ne peut se contenter de l’appui de “serviteurs professionnels de l’administration publique”, car ces “serviteurs” sont liés à l’État par un serment de fidélité ; c’est la raison pour laquelle les partis estiment qu’il faut un “relais” dans le personnel administratif, un relais qui soit choisi parmi ceux qui sont liés au parti. L’occupation de toute la sphère vitale est consécutive à cette prolifération des groupes sociaux, à ce polycentrisme dominant, à cet amoindrissement de la fonction souveraine. L’État, aujourd’hui, nous explique Miglio, est réduit à une pure fonction d’arbitre. Il est désormais à peine plus qu’une autorité nominale : « dépourvue de tout pouvoir co-actif autonome et de toute initiative de gouvernement, [cette autorité nominale] sert salutairement d’intermédiaire dans les conflits qui opposent les puissantes corporations particulières » (22).

    Il nous reste à nous demander, sur base de ce raisonnement, si le particularisme politique, dont les partis, d’après Miglio, sont l’expression, ne finiront pas par détruire les partis eux-mêmes, comme semblent nous l’indiquer les analyses récentes des phénomènes “courantistes” (ligues, initiatives de citoyens, etc.). Pour répondre à ce risque éventuel qu’encourt la partitocratie, Miglio pense, comme l’attestent certains de ses récents essais, qu’il y aura un retour aux modèles politiques plébiscitaires, aux techniques conciliaires et “directoriales” de gouvernement, à des formes de recrutement des dirigeants politiques fondées sur la “cooptation” ; sans négliger les effets que l’électronique pourrait avoir sur les procédures électorales et les pratiques de légitimation démocratique de l’autorité souveraine.

    ► Alessandro Campi, Vouloir n°109-113, 1993.

    Directeur de “Futuro Presente” (Pérouse) de 1993 à 1997, Alessandro Campi a publié une anthologie des écrits politico-juridiques de Carl Schmitt. Il collabore à diverses revues de philosophie politique en Europe.

    ***

    ♦ Pour prolonger : « Après l’État-nation » (2001)

     

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    L’État moderne est dépassé !

    Entretien avec le Prof. Gianfranco Miglio

    “Le pouvoir politique s'est concentré au détriment du décentrement initial”

    Parler de la Déclaration d'Indépendance américaine, de la pensée de Thomas Jefferson et de l'évolution historique des États-Unis revient, inévitablement, à parler de fédéralisme. Mais pour évoquer correctement ces thématiques, il convient de se rappeler de certains faits : dans le débat constitutionnel américain, c'est, en substance, le mouvement “fédéraliste” d'Alexandre Hamilton qui a triomphé (mais ce mouvement réclame, en réalité, une centralisation des pouvoirs). Les “anti-fédéralistes” américains (farouches défenseurs des droits des États) ont réussi à obtenir, quelques années après, la promulgation d'une “Charte des Droits” : un document très important, mais insuffisant pour contrebalancer les tendances vers la centralisation (fédérale !), qui, désormais, ont commencé à faire sentir leur propre force. Nous avons parlé de tout cela avec Gianfranco Miglio, l'un des exposants majeurs actuels de l'école néo-fédéraliste. Avec sa voix forte et bien modulée, avec sa lucidité de toujours, Miglio m'a fait forte impression, surtout parce qu'il veut communiquer sans freins tout ce qu'il sait, tout le patrimoine de ses idées, toutes ses convictions. J'espère avoir été à la hauteur… 

    ***

    • Professeur Miglio, que représente concrètement la Déclaration d'Indépendance américaine ?

    Il s’agit surtout d’une Déclaration d’Indépendance face à la monarchie anglaise. Les colonies américaines s'affranchissent du dominium de la Couronne. Il faut souligner que cette indépendance se réfère aux États pris singulièrement, non à leur ensemble. L'origine de l'indépendance est donc fédérale : chaque colonie avait son propre statut, qui précédait l’avènement de la Fédération. Par la suite, la Fédération a pratiquement détruit les États singuliers. J’aime rappeler le statut de la Pennsylvanie. 80% de la population en Pennsylvanie étaient d'origine allemande. On parlait l'allemand et on s’habillait à la mode allemande du XVIIIe siècle. Les structures politiques pennsylvaniennes plongeaient leurs racines dans la culture allemande. La majeure partie de ces États était essentiellement de tradition européenne, une tradition qui remontait aux XVIe et XVIIe siècles européens.  

    • Dans le passé vous avez défendu l'idée que le fédéralisme américain était un “faux fédéralisme”. Défendez-vous toujours ce point de vue ?

    Le fédéralisme américain s'est imposé sur la destruction des États singuliers qui, dans un premier temps, s'étaient mis d'accord pour adopter des structures fédérales. Aujourd'hui, cependant, les soi-disant “fédéralistes” aux États-Unis sont considérés comme les fossoyeurs des autonomies. Certains fédéralistes, comme Madison, visaient directement la création d'un État national. 

    • Quelles sont les caractéristiques du vrai fédéralisme alors ?

    Des institutions authentiquement fédérales doivent naître au départ de l'indépendance réciproques des communautés politiques qui participent à la structure fédérale. De telles entités doivent avoir leurs propres structures et leurs propres statuts, indépendamment des institutions fédérales.

    • Est-il possible d'identifier dans l'histoire américaine un moment où le fédéralisme des origines a été corrompu et s'est transformé en un processus de centralisation ?

    Toute l'histoire des États-Unis est l’histoire d’une centralisation. Le pouvoir politique s'y est concentré petit à petit et les pouvoirs détenus au départ par les États de la fédération se sont réduits.

    • Nous, Européens de l'an 2000, pouvons-nous encore tirer quelque enseignement de la Déclaration d'Indépendance des États-Unis ?

    Certainement. Nous devons retourner à la grande tradition juridique inaugurée jadis par Althusius et les juristes des XVIe et XVIIe siècles, qui ont construit des modèles pour assurer la permanence des souverainetés particulières. Je crois que le poids du “droit public européen”, qui a créé l’État moderne, est encore (trop) considérable dans l'histoire quotidienne de l'Europe d'aujourd'hui. Le problème actuel est de mettre ce droit de côté, de le remplacer par des structures fédérales. L’État moderne est entré en déclin pour devenir un État parlementaire. Il nous faut retourner aux traditions fédérales des XVIe et XVIIe siècles, que l'on a oubliées, et que l’État moderne a oblitérées, pour se poser comme l'unique pouvoir souverain et inégalable.  

    • Si j'ai bien compris, Professeur, l’État moderne est non seulement insuffisant, mais aussi immoral…

    Je dirais même plus : il est dépassé. L’État moderne est en plein déclin. Notre tâche est de raviver la tradition authentique de l'Europe des cités, de l’Europe de l’ère hanséatique où les cités indépendantes ne faisaient appel au Saint-Empire romain que pour arbitrer les conflits entre elles. L’Europe de l'avenir n'est pas une Europe des États modernes, car cette Europe-là a déclenché les épouvantables guerres de notre siècle. Il nous faut donc oublier cette Europe négative.

    ► Propos recueillis par Carlo Stagnaro, Au fil de l’épée, 2000.

    (entretien paru dans La Padania, 4 juillet 2000)

     

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    Pour une Europe Impériale et fédéraliste, appuyée sur ses peuples

    Entretien avec le Prof. Gianfranco Miglio

    Fédéralisme« L'Europe future renouera avec la formidable structure que fut le Saint Empire Romain de la Nation Germanique ; elle ne sera pas une Europe des États-nations comme le voulait De Gaulle ni une Europe d’États centralisés, comme actuellement. Les Américains s'en sont aperçus comme le prouve le récent discours de Clinton à Aix-la-Chapelle ». Gianfranco Miglio n'est pas l'homme à se laisser aller à des vaticinations ou, pire, à des prophéties dictées par les passions et l'enthousiasme. Ses mots sur les mutations en cours dans les structures territoriales et politiques d'Europe revêtent dès lors une grande importance, car ils viennent d'un savant érudit qui, pendant des décennies, a perfectionné et développé des modèles constitutionnels et politiques qui ont été pris en considération en Italie du Nord mais aussi dans toute l'Europe.

    Après un isolement studieux de quelques mois, le Professeur Miglio nous revient aujourd'hui tout ragaillardi et sa verve batailleuse anime chacun de ses paroles. Les temps changent, nous dit-il, et la vieille Europe semble se réveiller après les sombres décennies de la Guerre Froide, où l'équilibre (balance of power) se faisait entre les deux super-puissances qui, à Yalta, avaient hérité des destinées du monde.

    Aujourd'hui, seuls les États-Unis demeurent en piste et c'est de là-bas que nous viennent des messages sans équivoque qui en disent long sur les idées et les préoccupations du gouvernement américain en ce qui concerne notre continent. « L'idée est neuve et ancienne tout à la fois et elle se répand dans les secteurs les plus influents de la diplomatie européenne : cette idée, c'est celle du Saint Empire Romain de la Nation Germanique, explique Miglio, une idée impériale européenne qui ne doit effrayer personne. Car elle est prête à ouvrir un chapitre nouveau et très intéressant dans l'histoire millénaire de notre continent ».

    ***

    • Professeur Miglio, le Président américain Bill Clinton vient de prendre acte de l'importance de la dévolution en Europe et des identités des vieilles nations européennes, qui ont été englobées au cours de l'histoire dans les États nationaux issus des idées du XVIIIe siècle : la Lombardie, le Piémont, la Vénétie, la Catalogne, la Silésie, etc. Vous attendiez-vous à cela ?

    À mon avis, Clinton et ses hommes ont une vision de l'Europe qui est également dépassée, parce les déclarations du Président américain ne m'enthousiasment nullement. Quoi qu'il en soit, c'est un fait avéré maintenant, que les hommes politiques américains se rendent compte que l'Europe est à la veille d'un changement profond et que les institutions parlementaires qui ont fait l'efficacité de l'UE sont inexorablement sur le déclin. Dès lors, la possibilité est ouverte désormais de mener une opération de type fédéral, actualisable par une refonte géopolitique générale interne. Les grandes régions, celles que l'on appelle les macro-régions d'Europe, pourront, dans ce processus, se repositionner en dehors des États nationaux décadents et dépassés, qui les avaient avalées jadis.

    • Pour ce qui concerne plus spécifiquement notre aire géographique, nous pourrons assister à la renaissance de la Mitteleuropa ?

    L'idée de Mitteleuropa est d'une brûlante actualité. Mais cette fois Berlin ne la conteste pas. Au contraire ! La capitale allemande est devenue le nouveau laboratoire politique du continent, où se construit une nouvelle civilisation. Dans la culture allemande, une idée nouvelle est en train de germer. Prenons par exemple le Ministre des Affaires étrangères d'Allemagne, Joschka Fischer. C'est un ancien militant écologiste qui s'est converti à la Realpolitik, en abandonnant la démagogie de son ancien parti. Fischer a du génie, à mon avis, et il oppose désormais sa vision de l'Europe à celle des Français.

    • Mais qu'en pensent les Français ?

    Ils s'accrochent encore et toujours aux conceptions de De Gaulle, c'est-à-dire à une vision de l'Europe formée d’États nationaux, de patries (ndt : au sens petit-nationalitaire du terme). Ce sont là des conceptions entièrement obsolètes, inadaptés à la tâche qui nous attend. Les États nationaux actuels sont désormais en déliquescence à tous les niveaux. Pour parler comme Nietzsche, accélérons sa disparition ! Fischer et les Allemands, au contraire, proposent une nouvelle mouture du Saint Empire Romain de la Nation Germanique. Pendant toute ma vie, j'ai étudié en long et en large le fonctionnement de cette structure continentale pondéreuse, au Moyen Âge comme aux temps modernes.

    • Fonctionnait-elle mieux que les structures actuelles ?

    Certainement mieux que l'Europe actuelle. L'Empire était une structure multinationale qui servait aux Reichsstädten, aux Cités de l'Empire, à régler les conflits qui surgissent aux niveaux locaux. Mais pour le reste les communautés urbaines ou locales avaient la liberté de s'auto-gouverner, à promulguer leurs propres lois. L'autorité impériale les laissait en paix, au contraire de ce que fait Bruxelles aujourd'hui.

    • De ce fait, vous avez un jugement favorable sur ce que vient de dire Umberto Bossi à propos du Saint Empire ?

    Oui. Mais Bossi devrait se montrer plus calme quand il parle de l'Allemagne. Le “Quatrième Reich”, qu'il semble craindre, ne pourra pas exister dans une Europe conçue sur le mode impérial. Les Allemands ne veulent pas tout germaniser. Ils semblent menaçants dans la mesure où ils utilisent ouvertement les bases de leur grande tradition culturelle européenne, mais Bossi est trop intelligent pour ne pas comprendre que le symbole du Saint Empire servira à relancer une fédération de peuples européens libres et souverains.

    • Dans la structure impériale européenne, basée sur les cultures et sur les identités des peuples, les populations du Mezzogiorno italien ont-elles leur place ? Comme l'a écrit le philologue vénétien Gualtiero Ciola, nous, Padaniens, sommes les héritiers des Celtes et des Lombards, peuples présents dans toute l'Europe continentale. Qu'en est-il alors des peuples de l'espace méditerranéen ?

    Votre observation est juste. La partie de l'Europe qui est baignée par la Méditerranée a des traditions et des cultures différentes de celles qui animent le continent et dont fait partie la Padanie. La Padanie est une terre de la Mitteleuropa et devra nécessairement tourner ses regards vers les peuples de cette Mitteleuropa. Mais sans oublier les liens commerciaux et les liens de bons voisinage avec les Européens de la Méditerranée. Du reste, nous ne devons pas oublier que la Première Guerre mondiale a éclaté quand le Kaiser allemand Guillaume II a manifesté son intention de construire une grande voie de chemin de fer à travers tout notre continent pour arriver à Bagdad. Il y a eu toujours des échanges intenses entre la Mitteleuropa et les Balkans, comme il faudra maintenir, dès aujourd'hui, des rapports profonds entre l'Europe continentale et l'Europe méditerranéenne.

    • Quels seront alors nos rapports avec l'Est, avec la Russie qui subit un ressac important ?

    Je pense que les futurs rapports entre l'Europe et la Russie seront profitables aux deux parties. Surtout pour contrebalancer l'hyper-puissance américaine.

    • Suivez-vous toujours les initiatives politiques de la Lega Nord ?

    Je les suis avec le plus extrême intérêt. Pour moi, les idées “liguistes” sont centrales aujourd'hui. L'idée d'une Europe des régions et des peuples peut recevoir un appui fondamental par une action politique au sein du Carroccio, partant du niveau régional. Bossi doit continuer à brandir bien haut la bannière de la dévolution et de la “question septentrionale”. Je crois que, finalement, le processus de la fédéralisation s'est mis en marche et la Padanie, dans ce jeu, jouera sa part. Elle sera actrice et protagoniste dans ce prochain grand changement.

    ► propos recueillis par Gianluca Savoini, Nouvelles de Synergies Européennes n°48, 2000.

    (entretien paru dans La Padania, le 15 juin 2000)

     

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