• Deleuze

    DeleuzeDeleuze, anarque et géophilosophe

    Hommage à Gilles Deleuze

    [Ci-contre : Deleuze en 1991. Photo : Hélène Bamberger]

    Qui était Gilles Deleuze ? Un professeur, oui, mais un professeur à l'éloquence brillante, ses étudiants s'en rappellent aujourd'hui avec tristesse. Sa pensée, même dans ses passages qui restent les plus énigmatiques, n'est pas une pensée exempte de risques, de risques théoriques et politiques préoccupants, et ces risques sont les pires : son interprétation de Nietzsche — un penseur avec qui il entretenait un rapport quasi symbiotique — serait, dit-on, la plus proche de la lecture nazie et son idée que l'existence, philosophiquement parlant, vise plutôt à créer qu'à lire, aurait apporté un soutien théorique au mouvement de l'Autonomie. Telle est du moins l'interprétation de Gianni Vattimo. Foucault, lui, considérait Deleuze comme l'unique esprit philosophique de France. Reprenons notre question et donnons la réponse de Foucault : qui est Deleuze ? Le meilleur ! Pourtant, tant Deleuze que Foucault sont aujourd'hui jetés dans la même suspicion à cause de leur adhésion à "l'hypothèse de Nietzsche" : la guerre, le jeu des forces, sont les grilles d'intelligibilité de l'histoire.

    Ce "professeur", dont les cours sur Kant, Bergson et Spinoza savaient restituer, comme on l'a maintes fois noté, un haut degré d'évidence. Mais en même temps, Deleuze fut un théoricien isolé qui a créé une œuvre qui dépasse largement l'esprit universitaire. Il fut un critique destructeur, un joueur-philosophe, un anarque semblable en bien des points au Waldgänger  de Jünger, un polisson qui a sciemment embrouillé tous les jeux et tous les pouvoirs. Deleuze n'a jamais visé l'institutionalisation des concepts ou des règles méthodologiques, ni la réalisation d'un ordre nouveau. La maladie qui l'a frappé, qui fut si longue et l'a exténué, a accentué son côté idiosyncratique, cette "étrangéité à la philosophie universitaire".

    Le trait caractéristique de sa philosophie est justement cette liberté de se positionner en face de ce qui est à penser. Cette liberté est une liberté face aux liens de l'évidence préconçue, universaliste et universitaire, une liberté totale devant les règles nées dans la communauté des doctes : « Si nous émettons des idées incorrectes sur l'irrationalisme, au point qu'on croira que cette doctrine oppose à la raison quelque chose qui n'est pas de la pensée […] Dans l'irrationalisme il y a de la pensée qui doit se traiter comme rien d'autre que de la pensée ». Et cela a été dit dans la patrie de Descartes, dans la langue de Descartes, à titre d'antithèse ouverte au fond cartésien de la tradition philosophique française (en écrivant cela, je pense par ex. à Luc Ferry et à Alain Renaut qui, récemment, au nom d'un humanisme sartrien-cartésien rénové, ont émis des condamnations sans appel à l'encontre de Deleuze, de Foucault et de Derrida, c'est-à-dire justement à l'encontre de ces penseurs français qui ont considérablement contribué à approfondir la crise du projet humaniste moderne).

    Le problème philosophique fondamental, pour Deleuze, réside en fait en ceci : on ne peut pas penser si on ne se libère pas de ces liens conventionnels de la philosophie universitaire et cela nous ramène au problème même de la pensée qui est le problème du commencement : il n'y a ni initialité ni entreprise, en ce domaine, si on continue à se mouvoir, consciemment ou inconsciemment, sur les bases que Deleuze appelait les "présupposés subjectifs ou implicites". La raison elle-même est, pour Deleuze, une sorte de présupposé de forme subliminale du savoir moderne, mais cela n'a rien à voir avec la pensée en tant que telle.

    La question "que signifie penser ?", constitue le point de départ des réflexions deleuziennes. Il se demande alors si la pensée n'est pas constitutivement illégitime, et donc, constitutivement irrationnelle : il n'y a pas de philosophie sans commencement et il n'y a pas de commencement sans une critique préventive qui démolit cette image pré-philosophique — que depuis Descartes et ses successeurs on confond avec la raison — et qui constitue le présupposé implicite sur lequel la philosophie universitaire prend appui. La philosophie, dit Deleuze, n'est ni contemplation ni réflexion ni communication, mais bien plutôt, « l'activité qui crée des concepts ». Consubstantielle à la pratique deleuzienne de la philosophie, il y a l'idée d'une créativité constitutive de la pensée, d'une initialité et d'une expérimentalité constitutives de la pensée. Deleuze a dit, en clignant de l’œil, devant les polémiques suscitées par la réception de ses ouvrages : « Il n'existe aucun problème de difficulté ou de compréhension : les concepts sont consubstantiels [à la philosophie] comme les sons le sont à la chanson ou les couleurs et les images au film ou à l'émission de télévision ; les concepts sont des intensités qui peuvent bien ou mal se porter, qui peuvent passer ou ne pas passer ».

    philosopher : une activité énergétique, créatrice

    La philosophie, à condition qu'elle ne soit pas une répétition morte de formes institutionnalisées, est une activité énergétique qui entrouvre des noyaux de sens et qui, pour ce faire, doit se soustraire à l'action exercée par tous les présupposés. La pensée doit se maintenir, même en face de l'abîme d'indifférenciation, doit se laisser tenter par le silence, par la "forêt", par l'énorme réserve de "non-sens" que cette forêt représente, si elle veut réellement être une pensée. Car si l'indifférencié est impuissance de la pensée, c'est tout de même celle-ci qui appelle l'indifférencié hors de la léthargie animale, qui le force à être créatif, soit à créer de nouvelles règles pour vivre et pour penser, sans se laisser happer par cette fausse alternative : accepter purement et simplement la puissance de la technique ou fuir vers le simulacre d'une existence prétendue "naturelle". Éviter de sombrer dans ce faux dilemme, telle est la tâche du philosophe. Pour Deleuze, le problème qui permet de philosopher n'est pas le réel, qu'il conviendrait de décrire, mais justement l'exigence d'ouvrir des pistes à de nouvelles expériences pour la pensée, l'exigence de découper, sélectionner et différencier de nouveaux plans d'expérience sur fond d'indétermination.

    Deleuze s'est efforcé ainsi de soustraire la pensée occidentale à l'évolutionnisme et à l'universalisme historicistes, typiques de la modernité. Il a imprimé un pli "géo-philosophique" à la philosophie. La totalité des processus culturels, résultant de l'activité des sujets historiques, comme le voyaient Marx et Hegel, se présente chez Deleuze comme une multiplicité irréductible de formes de vie, de types de marginalités, une multiplicité de champs de force insérés dans des systèmes de fonctionnement, en fait cette totalité est comme un réseau, elle est un « plan d'immanence ». Selon Deleuze, nous pensons encore trop « en termes d'histoire, que cette histoire soit personnelle ou universelle. Tandis que les types de devenir font partie de la géographie, sont des orientations, des directions, des entrées et des sorties ». De la même manière, Deleuze conçoit l'activité philosophique non comme un développement organique, où ce qui importe, c'est de définir le sens des philosophies singulières en rapport avec le développement téléologique de la vérité, mais comme un système de relations entre éléments "syntagmatiques", lesquels doivent être pris pour eux-mêmes, recherchant les règles de bon voisinage entre leurs composantes et, éventuellement, les "ponts" qui les relient à d'autres éléments de la même espèce.

    « Le penser — écrit Deleuze — trouve sa réalisation plutôt dans le rapport entre le territoire et la Terre ». Si l'on prend l'exemple de la Grèce, nous avons affaire à marché international placé à la lisière de l'Orient, composé d'une multiplicité de sociétés distinctes, assez éloigné du centre des empires antiques de l'Orient pour en tirer avantage sans devoir en adopter le modèle. Face aux pressions exercées par le géant perse, qui, un moment, a failli les absorber, ces sociétés distinctes se sont unies au sein de ligues, ont constitué entre elles un réseau, ont fait démarrer ce mode particulier de penser qu'est la philosophie. Quand l'empire perse a voulu s'emparer du territoire de ces petits groupes locaux, ceux-ci se sont dégagés de leur hinterland et ont libéré leur propre "autochtonie" pour une aventure qui les poussera à porter leur territoire sur la mer, à expérimenter un mode associatif qui développera chez eux le goût des échanges d'opinions et des conversations.

    Quand l'empire tentera d'exporter son propre mode mental, fondé sur le ciel, qui fait du ciel sa propre terre, les póleis se manifesteront comme autant de milieux immanents, comme terre de la philosophie et territoire du philosophe. Avec Deleuze, la pensée de la différence se fait géophilosophie, mouvement continu qui part du territoire — la famille, la tribu, les types de propriété et d'associations de voisinage, mais aussi les formes de pouvoir et de domination — pour aller vers la Terre, c'est-à-dire au fond, ou, plus exactement, au "sans fond", à "l'indéterminé", à "l'animalité propre de la pensée", à la "génitalité de la pensée", pour revenir ensuite au territoire, c'est-à-dire aux ordonnancements et aux localisations de la convivialité humaine. Travail d'invention, de création et d'adaptation, la pensée se présente à Deleuze comme le destin auquel s'est conformé une fois pour toutes l'homo philosophicus, pris en son sens faustien.

    ► Marco Baldino, Nouvelles de Synergies Européennes n°24, 1996.

    (texte extrait de Tellus n°16, 1996)

     

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    DeleuzeNietzsche vu par Deleuze

    • Recension :  Nietzsche, Gilles Deleuze, con antologia di testi - introduzione di franco Rella e appendice di Georges Bataille, Bertani ed., Verona, 1978.

    Édité en Italie par Bertani en 1973, puis, dans une seconde édition, en 1978, le travail de Gilles Deleuze sur Nietzsche avait été publié pour la première fois en France en 1965. Il s’agit principalement d’une anthologie, précédée d’une introduction magistrale, où l’auteur propose une nouvelle fois ses interprétations de la pensée du philosophe allemand qu’il avait préalablement consignées dans son ouvrage de 1962, intitulé Nietzsche et la philosophie.

    Selon le rédacteur de l’introduction à cette édition italienne, Nietzsche marque de son sceau une étape de la crise la plus aiguë du rationalisme occidental, c’est-à-dire l’étape où la réalité “plane”, systémique, se transforme en un complexe de contradictions et de conflits. La philosophie a donc pour tâche non plus de soutenir l’ordre existant et de résoudre les contradictions qui y surgissent mais de refléter les contradictions elles-mêmes.

    La réalité n’est pas “une” ; il n’existe pas “une” vérité ; il existe en revanche un usage  politique de la “vérité”, ce qui nous amène à constater qu’il y de nombreuses vérités. Il est dès lors nécessaire de mobiliser nos attentions pour capter les fonctions politiques des vérités existantes, ce qui revient à détruire et les vérités et les certitudes.

    Comme Freud avait découvert la matrice sensuelle de tout agir humain (la libido) et comme Marx avait mis en lumière la matrice économique des vicissitudes historiques et politiques ainsi que des idées, Nietzsche, pour sa part, a découvert (ou contribué à faire découvrir) la matrice politique du problème de la vérité par le biais de son travail d’arrachage de tous ses masques que se donnent les vérités et les certitudes.

    Dans la perspective que nous suggère cette nouvelle introduction italienne au travail de Deleuze, nous pourrions utiliser le Nietzsche démystificateur de la “Vérité” pour remettre en question le “noyau métaphysique de Marx”, c’est-à-dire cette notion d’objectivité fondée sur un mode inconditionné et ingénu, typique des problématisations auxquelles Marx fit face pendant toute l’époque de l’idéalisme allemand (grosso modo entre les dernières années du XVIIIe siècle et les deux premières décennies du XIXe).

    Quant à l’essai d’introduction de Gilles Deleuze lui-même, il met en avant l’anti-métaphysique de Nietzsche ; par le truchement de positions où les valeurs sont décrétées supérieures à la Vie , la philosophie se pose comme juge de la Vie et ne tarde pas, alors, à s’opposer à elle. Une philosophie de cet acabit dérive de Socrate : “si l’on définit la métaphysique par la distinction entre deux mondes, en opposant l’essence à l’apparence, le vrai au faux, l’intelligible au sensible, alors, oui, on peut dire que Socrate a inventé la  métaphysique (…)”.

    Et c’est là que Deleuze affronte l’un des points nodaux les plus complexes dans les interprétations de la pensée de Nietzsche, celui que pose la notion de “volonté de puissance”. Selon Deleuze, cette “volonté de puissance” nietzschéenne ne doit pas se comprendre comme un brame véhément, réclamant pouvoir et domination. Il s’agit bien plutôt d’un principe qui compénètre tous nos jugements de valeur. Ce principe consiste à “créer” et à “donner”, non  à prendre, à confisquer. Si l’on considère, au contraire, que cette “volonté de puissance” est le “brame du dominateur”, alors l’on pense, implicitement, que la volonté “veut” la puissance. Au contraire, Nietzsche retient l’idée que la puissance est, à l’intérieur même de la volonté, l’origine même du vouloir. De ce fait, la “volonté de puissance” nait de la “plénitude”, de la “santé”. Dans une optique différente, elle peut en arriver à cette “volonté de puissance” dont parle le psychanalyste Alfred Adler, c’est-à-dire un besoin d’affirmation de soi qui, s’il est frustré, génère les névroses. On peut donc dire, avec Nietzsche et avec Deleuze, que la “volonté de puissance” est le désir compris non comme un besoin mais plutôt comme une “nécessité de créer”. La créativité, ainsi comprise, se distingue de la simple “réactivité”. La volonté de puissance comme “brame” réclamant le pouvoir est à l’origine des morales d’esclaves, du ressentiment de ceux qui sont malades contre ceux qui sont en bonne santé.

    Deleuze poursuit en présentant les quatre modes de la “transvaluation de toutes les valeurs”. Par dessus tout, Deleuze précise que, par le terme “transvaluation”, il entend un devenir actif des forces, le “triomphe de l’affirmation dans la volonté de puissance”, le “oui” à la Vie. C’est à ce moment-là que la pensée nietzschéenne s’attaque à tout ce qui jusqu’alors avait été retenu comme sacré (Dieu, la morale bourgeoise), en retenant ces choses décrétées sacrées comme autant de sacrilèges contre la Vie , de menaces de la réaction contre la créativité.

    Le premier mode de la “transvaluation” est le refus de la négation nihiliste du multiple au profit d’un “Un” fallacieux, que les philosophes nomment l’Être. Le multiple et le devenir sont affirmés, chez Nietzsche, non en tant qu’instances que l’on pourrait ramener à l’Un et à l’Être, mais en tant que tels et rien que tels. Le second mode de la “transvaluation” est l’affirmation de l’affirmation précédente du devenir, symboliquement représentée par le dieu affirmateur de la Vie (Dionysos) et par son épouse (Ariane). Le troisième mode, Deleuze l’appelle le “jeu de l’Éternel Retour”. Nietzsche entend l’Éternel Retour selon diverses acceptions : soit comme retour du même (“tout se répète”) et c’est là une certitude qui rend malade et faible ; soit comme l’Éternel Retour “sélectif”, notion pour laquelle ne revient que ce qui est affirmation de la Vie : “toute chose que je veux (…), je dois le vouloir de façon telle à en vouloir aussi l’Éternel Retour (…). Même une bassesse ou une paresse veulent leur éternel retour pour devenir autre chose qu’une paresse ou une bassesse : elles veulent devenir active et, de ce fait, potentialité d’affirmation”.  L’Éternel Retour est certes répétition mais répétition qui sélectionne.

    La transvaluation présente un quatrième et dernier aspect qui implique l’émergence du “surhomme” et le produit. Le “surhomme”, dans la terminologie nietzschéenne désigne exactement la concentration de tout ce qui peut être affirmé, la forme supérieure de ce qui est, le type qui représente l’Être sélectif, le produit et la subjectivité de cet être”.

    Les textes qu’a choisis Deleuze pour la partie anthologique de son travail sont répartis en sections : selon l’image du philosophe aux diverses périodes de sa vie et dans les différents horizons culturels qu’il a fréquentés ; une section est consacrée à la philosophie dionysiaque, d’autres à la volonté de puissance, au nihilisme et à la transvaluation, à l’Éternel Retour et à la folie.

    En appendice de cette éditions italienne, nous trouvons également le fameux essai de Georges Bataille, intitulé Nietzsche et les fascistes (repris en version italienne de la revue Il Verri, n°39-40, 1972). Les pages de Bataille fourmillent d’évocations à des fascistes falsificateurs, à des nazis malveillants et perfides ; il y pose la sœur de Nietzsche en une sorte de Judas Iscariote au féminin ; le cousin de Nietzsche, Richard Oehler, est associé à ces terribles figures dans une intrigue à mi-chemin entre le mélodrame et le roman gothique. Pour Bataille, ce qui est “mauvais”, c’est l’usage politique qu’ils ont fait de Nietzsche, que ce soit l’usage révolutionnaire ou l’usage réactionnaire. Pour démontrer sa thèse, Bataille passe en revue les textes du jeune Mussolini, d’Alfred Rosenberg, d’Alfred Bäumler, explore le petit univers du néo-paganisme allemand de manière assez honnête, et finit par conclure “que la pensée aporétique de Nietzsche ne se dirige pas vers des mesquineries contingentes à la merci d’une liberté ombrageuse”.

    Cette diabolisation de l’interprétation politique de Nietzsche nous laisse perplexe, pour le simple motif que Bataille, qu’il le veuille ou non, donne, lui aussi, une interprétation politique de Nietzsche : il voit en ce philosophe allemand le théoricien de la foi qui arrachera le destin de l’humanité à l’asservissement rationnel de la production et à l’asservissement irrationnel du passé ; c’est là, sans aucun doute, une interprétation politique. L’interprétation de Bataille est en plus liée aux contingences politiques, celles de la période nationale-socialiste, vu que les interprétations nationales-socialistes et celle de Bataille sont nées de la crise si complexe qu’a traversée l’esprit occidental. Alors, interprétation politique pour interprétation politique, il nous paraît opportun, ici, de citer ce qu’écrivait Adriano Romualdi en 1970 dans l’introduction à son anthologie de la pensée politique de Nietzsche : « Que serait Rousseau sans la Révolution française ? Ou Marx sans la révolution russe ? Il me paraît secondaire de se poser la  question de savoir si la Révolution française incarne le “vrai” Rousseau ou si la révolution russe incarne le “vrai” Marx. De la même manière, nous sommes contraints aujourd’hui de lire Nietzsche en tenant compte d’Hitler » (A. Romualdi, Nietzsche, Ed. Ar, Padova, 1970).

    Élevons le débat : tant l’interprétation de Deleuze (et son choix de textes) que l’essai de Bataille ne contribuent que bien peu à faire passer le philosophe allemand du “panthéon national-socialiste” au “panthéon démocratique”. De fait, il est impossible de nier l’existence, dans la pensée de Nietzsche, la présence de distinctions entre la “santé”  et la “maladie” (entre  l’actif et le réactif), distinctions qui constituent les bases d’une pensée qui, quoi qu’on puisse en dire, reste antidémocratique et hiérarchique. Il est clair aussi que l’on ne peut pas définir Nietzsche, de manière simpliste et simplificatrice, comme un “national-socialiste”, vu la forte composante démocratique et populaire du national-socialisme allemand. Si Nietzsche brocardait le pangermanisme et l’antisémitisme en les désignant comme des manifestations de l’esprit plébéien et démocratique, il aurait très probablement pris une posture analogue face au national-socialisme. Mais cette probabilité n’autorise personne à le faire passer avec armes et bagages sur la voie radieuse du socialisme.

    Ironie du sort, Deleuze confirme, dans son essai d’introduction, une intuition très présente dans un essai sur Nietzsche du philosophe national-socialiste Bäumler, intuition qui porte sur la centralité du concept de volonté de puissance dans la philosophie de Nietzsche. Si l’intention du travail de Deleuze a été indubitablement de “dénazifier” Nietzsche, de l’homologuer dans l’espace libéral-démocratique en réduisant sa pensée à un discours politique non hiérarchisant ou, du moins, anti-autoritaire et, partant, néo-démocratique, le résultat de ses efforts n’aboutit pas à faire passer cette intention de départ. Il suffit de lire le livre pour s’en convaincre.

    ► Francesco Ingravalle, Diorama Letterario n°17, février 1979. (tr. fr. : RS)

     

    Libéralisme

     

    Deux études allemandes sur Gilles Deleuze

    Gilles Deleuze et l’appel à la littérature

    La philosophe berlinoise Michaela Ott se penche sur l’intérêt de Deleuze pour la littérature. Deleuze voit en la littérature une expression inconsciente guidée par le désir, une expression plurielle, très souvent paradoxale. Désir, pluralité et parado­xes, dans leur irréductibilité, triomphent toujours des schémas répressifs, monomaniaques et aseptisés. Le recours à la littérature est indispensable au philosophe (Michaela Ott, Von Mimen zum Nomaden : Lektüren des Literarischen im Werk von Gilles Deleuze, ou öS 336, Passagen Verlag, Walfischgasse 15/14, A-1010 Wien; internet : http://www.t0.or.at/~passagen).

    Gilles Deleuze vu par Friedrich Balke

    Nous avons déjà eu l’occasion de nous référer aux travaux du philosophe Friedrich Balke, spécialiste de Carl Schmitt et de Gilles Deleuze (entre autres choses) (cf. Vouloir n°3/NS, NdSE n°27 et les traductions de ces textes dans Disenso à Buenos Aires et dans Tellus  en Lombardie). Balke offre dé­sor­mais une introduction à Deleuze. Évoquant la phrase de Foucault qui disait que le siècle prochain pourrait bien être deleuzien, Balke axe sa présentation du philosophe français aujourd’hui disparu sur l’ouverture de Deleuze à tous les faits humains : la littérature (comme le souligne Michaela Ott), les sous-cultures à l’œuvre en marge des grandes “pontifications” officielles, les nouveaux mouvements sociaux, etc. bref tout l’univers du non-philosohique, tous les phénomènes de l’extra-philosophique. C’est aussi ce que Balke nomme l’“inter­mé­dialité”. Deleuze a inventé les démarches qui permettent à la philosophie de sortir de sa tour d’ivoire sans renier sa fonction critique et sans oublier de forger des concepts, cette fois tou­jours provisoires, mouvants et plastiques (F. Balke, Gilles Deleuze, Campus, Heer­strasse 149, D-60.488 Frankfurt a. M.).

    ► Robert Steuckers, 1998.

     

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    ◘ Sur notre site, lire également : L'Europe entre déracinement et réhabilitation des lieux : de Schmitt à Deleuze


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