• Balkans2000 ans d’histoire balkanique

    ♦ Recension : Balkan-Chronik  : 2000 Jahre zwischen Orient und Okzident, Michael W. Weithmann, Verlag F. Pustet/Styria, Regensburg/Graz, 1995, 542 p.

    [Ci-contre : soldats du sud-est européen, XVe s.]

    Depuis les événements en ex-Yougoslavie, l’intérêt des historiens européens s’est réveillé et les thèses, ouvrages, reportages, etc. sur la péninsule balkanique se succèdent à un rythme inhabituel. Parmi ceux-ci, la fresque historique, couvrant deux millénaires, de l’historien, balkanologue, byzantinologue et politologue Michael W. Weithmann, attaché à l’Université de Passau. Ce gros livre fait suite à deux autres ouvrages d’intérêt général de l’auteur sur les Balkans et à une étude sur l’histoire de la Grèce, du haut Moyen-Âge à l’époque actuelle. Balkan Chronik : 2000 Jahre zwischen Orient und Okzident met d’abord l’accent sur les confins inter-ethniques et surtout sur leurs origines.

    En se penchant sur les constantes géographiques et culturelles des Balkans, Weithmann constate que :

    « dans ce réseau de paysages contrastés, jamais jusqu’ici aucun empire de bonne taille ni aucune construction étatique n’ont pu se former ou se maintenir pendant un temps assez long, et jamais un peuple seul n’a pu en devenir la force déterminante. Car la puissance politique, elle aussi, a dû se fractionner et rester éclatée, tout comme le paysage. Les chaînes de montagnes qui traversent le pays de long en large n’ont pas que des effets sur l’espace, ne sont pas que des barrières spatiales, mais aussi des barrières culturelles, elles empêchent la pensée des hommes d’acquérir une perspective synoptique, de concevoir les problèmes communs, ce qui aurait pourtant été bien nécessaire et le serait encore. Les liaisons terrestres y demeurent pénibles et, aujourd’hui encore, un hiver rude bloque les voies de communication dans les Balkans. Les peuples qui y habitent, à cause d’une nature ingrate, ont été contraints de s’ancrer à demeure sur l’espace restreint de leur habitat. Leur environnement géographique interdit d’unifier plusieurs zones de sédentarisation optimale et donc d’organiser des territoires politiques supra-régionaux » (pp. 13-14).

    La disparité géographique, poursuit Weithmann, la nature montagneuse de l’Europe du Sud-Est, la disparité des climats, des flores, des cultures et des types d’économie conduit à des particularismes exacerbés, à des isolements, à des revendications de souveraineté sans nuances, à une mentalité “cantonale”, qu’on retrouve parfois en Suisse.

    Autre précision : Weitmann, en toute bonne logique mitteleuropäisch, n’inclut pas la Slovénie et la Croatie (mis à part le Sud de la Dalmatie) dans sa définition des Balkans. La Bosnie en fait partie, y compris quand elle est incluse dans l’État oustachiste d’Ante Pavelic. La Slovénie est alpine, tandis que la Slavonie croate n’est pas montagneuse, donc non balkanique, “Balkan” signifiant “montagne” en langue turque.

    Tradition, communauté, patriarcat

    Les Balkans, signale Weithmann. sont également caractérisés par une forme traditionnelle et communautaire de la société.

    « Il s’agit de “sociétés fermées”, que l’on rencontre chez bon nombre de peuples indo-européens. avant qu’ils n’accèdent à un ordre de type étatique. Les liens du sang, la grande famille, le clan, la tribu sont les éléments déterminants de la société. L’individu y est ancré et attaché dans des ordres hiérarchisés solides et stricts, depuis sa naissance… Mais seule la parenté patrilinéaire compte ! Car, dans les Balkans, nous avons affaire à des sociétés masculines, patriarcales. Dans la communauté domaniale, chez les Anciens, seuls les hommes comptent, la mère en est exclue, elle reste soumise à sa propre famille. En accord avec les “directoires” claniques. les phratries déterminent le destin de la tribu. Pour se défendre contre des ennemis communs ou pour se lancer dans des campagnes militaires ou des razzias, les clans peuvent s’unir dans des structures grandes-tribales, mais celles-ci se dissolvent immédiatement après la fin de l’entreprise » (pp. 37-38).

    La position de la femme dans les Balkans est difficilement compréhensible pour l’Occidental moderne et citadin. « L’homme ne peut s’abaisser à travailler, car il est un héros ou un héros potentiel », disent les Monténégrins.

    « Les femmes sont acquises par des transactions matrimoniales, selon un schéma purement exogame, la femme devant toujours appartenir à un autre clan. Plus tard, quand plusieurs religions concurrentes ont régné dans les Balkans, les différences religieuses n’ont jamais constitué d’obstacle aux mariages exogames. Les formes sociales archaïques se sont toujours avérées plus puissantes que les divergences de religion. On se procurait des femmes pour le travail domestique et agricole, on les raflait en guise de trophée, on les épousait pour montrer sa richesse et pour engendrer des descendants masculins capables de devenir des guerriers. Dans le foyer, la femme ne devenait importante que si elle donnait le jour à des fils. Sinon, elle pouvait être répudiée ou remplacée par des concubines. Quand l’époux mourrait prématurément, ce qui arrivait souvent à cause des nombreuses querelles, les femmes étaient condamnées au veuvage jusqu’à leur mort, et elles portaient des vêtements noirs. Ce n’est donc pas l’Islam qui a confiné les femmes au foyer dans les Balkans, les a obligées à porter le voile et leur a imposé un statut mineur. Tout cela est de mille ans plus ancien, c’est un héritage de la société gentilice patriarcale. Mais ni l’Islam ni l’orthodoxie n’ont entrepris de sérieux efforts pour modifier cette situation » (p. 38).

    Weithmann constate que cette forme pure de patriarcalité a perduré depuis la plus haute antiquité, depuis les Thraces et les Illyriens, en dépit des grandes structures politiques romaines, byzantines ou ottomanes. C’est dans cette permanence de la forme gentilice d’organisation sociale qu’il faut rechercher la diversité balkanique, car « un gouvernement, un ordre étatique, qui ne tiendrait pas compte des liens du sang, qui interdirait aux hommes de porter les armes et s’arrogerait le pouvoir d’être le seul autorisé à dire le droit, surtout le droit pénal, rencontrerait l’incompréhension des membres du clan et susciterait leur hostilité. Pour l’homme clanique, l’État est toujours l’ennemi, qu’il soit étranger ou autochtone, dictature ou démocratie » (p. 40). Cet état de choses est encore parfaitement perceptible en Albanie, en Macédoine, au Monténégro et dans le Kosovo. Les peuples balkaniques qui ont une tradition étatique et nationale plus solide, comme les Roumains, les Serbes, les Grecs et les Bulgares, le doivent à la durée de leur union ethnocentrée contre les Turcs ou contre leurs voisins. Ces guerres de longue durée ont effacé petit à petit les particularismes.

    BalkansUn byzantinisme face à l’Occident

    [Ci-contre : à partir de 395, l’Empire romain se partage en deux : celui d’Occident et celui d’Orient, renommé “byzantin” au XVIe s. pour spécifier son caractère gréco-oriental, qui aura pour capitale Constantinople, fondée par Constantin comme nouvelle Rome sur le site de la cité de Byzance]

    En constatant la très ancienne opposition entre l’Orient (orthodoxe) et l’Occident (catholique), Weithmann constate qu’elle ne cessera pas de sitôt et que ce clivage-là, du moins, marquera encore l’Europe dans l’avenir.

    « Malgré leurs différences quantitatives sur le plan de la puissance politique, les nations orthodoxes, héritières de Byzance, disparue des Balkans — les Grecs, les Bulgares, les Roumains et les Serbes —, développeront une conscience commune “byzantine” face à l’Ouest ; cette conscience sera marquée par la conviction d’être dans l’orthodoxie, d’une part, par la crainte d’être entraîné dans la rigueur désenchantée et dans la froideur calculante de l’Occident, d’autre part » (p. 47).

    « Le concept central de la pensée occidentale est l’individualité, la dignité et les droits de la personne individuelle et autonome (…). Malgré l’héritage antique, cette idée est étrangère à Byzance. Dans l’orthodoxie, l’individu reste plongé dans l’ordre communautaire. La personnalité se sublime dans le collectif. La communauté a priorité absolue par rapport à l’individu. On comprendra dès lors pourquoi le concept de liberté individuelle est très difficilement conceptualisable à l’Est » (p. 49).

    Après l’effondrement des empires serbe et bulgare des Xe et XIe siècles, les Balkans sont morcelés et le resteront jusqu’à l’arrivée des Ottomans [au XIVe s.]. Byzance ne contrôle plus que les côtes égéennes au départ de Thessalonique. La Grèce est partagée entre deux despotats concurrents. Les Balkans intérieurs sont encore davantage divisés : la Bulgarie est scindée en trois petits royaumes, la Macédoine et la Serbie sont une mosaïque de petites principautés hostiles les unes aux autres. L’Albanie et le Monténégro n’ont pas d’autres organisations que les clans. La Bosnie est un royaume dominé par la religiosité bogomile. Dans l’espace danubien, dominé par la dynastie hongroise, la Croatie et la Transylvanie se détournent du Sud-Est européen, pour lorgner vers l’Europe centrale, la Bohème et la Pologne. La Dalmatie est sous la coupe de la République de Venise, qui tente de soustraire ce littoral aux convoitises hongroises (et plus tard, turques).

    [Ci-dessous : Mircea Ier de Valachie]

    Mircea-cel-batranC’est dans ce vide politique que s’engouffrera la puissance ottomane. Les Serbes sont battus au “Champ des Merles” (Plaine du Kosovo) en 1389. Les Bulgares subissent un sort tout aussi terrible : leur capitale Tirnovo (Veliko Tarnovo), foyer lumineux de culture orthodoxe, est rasée à titre de représailles (1393). Seul le Prince de Valachie, Mircea le Vieux (Veteranus) [1355-1418], résiste victorieusement mais essuie une défaite politique : le Sultan installe sur le trône d’Argeş Vlad Ier l’Usurpateur [de fin 1394 à début 1396], entérinant le premier traité de vassalité de la Valachie envers la Sublime Porte. Face à cette présence ottomane sur ses frontières immédiates, la Hongrie est obligée de tourner son regard vers les Balkans. En 1396, le roi Sigismond de Luxembourg [1368-1437] réunit ses troupes hongroises, renforcées par des chevaliers allemands et français, afin de constituer « une forêt de lances capables de retenir le ciel s’il venait à tomber ». Mais l’armée européenne est battue à Nicopolis (1396) par le Sultan Bayezid Ier (Bajazet) [1360-1403]. Les Bulgares, qui n’avaient pas vu l’entrée des “Latins” dans leur pays d’un très bon œil, paient la note : leurs monastères sont incendiés par les Turcs, leurs églises sont transformées en mosquées. L’élite intellectuelle se réfugie en Russie. Les boyards démissionnent ou se convertissent à l’Islam. L’aventure ottomane peut commencer dans les Balkans. La défaite de Sigismond scelle le sort de la péninsule, sept ans après la défaite serbe du “Champ des Merles”. En 1417, Mircea l’Ancien, faute d'alliés sûrs, est contraint de verser un tribut annuel au Sultan Mehmed Ier.

    Janos Hunyadi et le Grand-Vizir Sokolli

    En 1456, le Sultan Mehmed II marche sur Belgrade. Contre lui, le royal héros hongrois Jean Hunyadi (János Hunyadi) lève, à l’âge de 70 ans, une armée de paysans, encadrée par des franciscains, dont le prédicateur Jean de Capistran. Sans l’aide des chevaliers et des nobles, les paysans magyars écrasent les Ottomans et libèrent Belgrade. Le Sultan est blessé dans le mêlée. Toutes les cloches d’Europe sonnent à la volée pendant plusieurs jours d’affilée. Mais Hunyadi meurt. Les derniers princes serbes indépendants du Moyen-Âge, Lazar et Stefan III Branković, se soumettent au Sultan en 1458. Ce qui reste de l’État médiéval serbe est définitivement incorporé à l’Empire ottoman après la chute de Smederevo, en 1459.

    En Bosnie, c’est la confusion. Le roi Étienne Thomaš (Stefan Tomašević) appelle le Pape à l’aide, mais les Bogomils, hostiles à Rome, font, eux, appel au Sultan. Le roi bosniaque est décapité par les Turcs en 1463. La Bosnie devient une riche province de l’empire ottoman, qui fournit aux sultans d’Istanbul des vizirs, des généraux, des architectes et des artistes. L’empire ottoman devient un empire à deux vitesses : d’une part, les dhimmi, non-musulmans soumis aux musulmans, mais qui peuvent se convertir et appartenir ainsi automatiquement au peuple porteur de l’État, garder leurs armes et grimper l’échelle sociale pour accéder aux plus hautes fonctions de l’empire. Mais les conversions seront rares, sauf en Bosnie. En Bulgarie, les Slaves convertis sont appelés les Pomaks ; ils sont encore environ un million aujourd’hui, à côté de Turcs venus d’Anatolie (9,6% de la population bulgare). Comme les Juifs ou les Musulmans d’Espagne, certains Chrétiens des Balkans se convertissent en surface et conservent “cryptiquement” leur culte et leurs rites. En Albanie, un curieux syncrétisme christiano-islamique émerge, dont la fameuse secte des Bektachis, qui jouera plus tard un rôle capital dans l’éclosion de l’identité albanaise. Parmi les jeunes garçons recrutés de force pour le sérail du Sultan (10% de la population masculine), convertis et éduqués dans toutes les matières ou engagés dans le corps des Janissaires, certains connaîtront une carrière brillante, ainsi le Serbe Sokolović, devenu Troisième Vizir en 1555 [puis Grand-Vizir en 1565] sous le nom de Sokollu Mehmed Pacha, converti évidemment à l’Islam, rétablit le Patriarcat orthodoxe de Serbie en 1557 !

    Au XVIIe siècle, les Turcs d’Anatolie renoncent progressivement à ce recrutement de garçons balkaniques, qui les empêche, eux, d’accéder aux plus hautes fonctions de l’empire. Le Corps des Janissaires dégénère complètement, jusqu’à son élimination en 1826. Weithmann, au regard de cette évolution, constate qu’il n’y a pas tellement eu turcisation des Balkans, mais plutôt balkanisation de la partie anatolienne de l’empire ottoman.

    Balkans-1459Ottomans et Grecs

    [Ci-contre : Frontières en 1450. En rouge vif : possessions de la République de Venise ; en jaune : possessions de la République de Gênes ; en orange : Royaume de Smyrne ; en bleu marine : Ordre des Hospitaliers ; en rose : Duché de Naxos ; en violet : empire byzantin ; en rose saumon : Royaume de Chypre ; en rouge bordeaux : Ligue albanaise ; en bleu opale : Despotat de Serbie ; en marron : Valachie-Bulgarie ; en vert : Ottomans]

    En 1454, un an après la chute de Constantinople, le Sultan Mehmed II le Conquérant accepte l’élection du nouveau Patriarche œcuménique orthodoxe Gennade II Scholarios, qui garantira pour l’avenir la loyauté des orthodoxes-grecs à l’égard du Sultan. Mais les Slaves orthodoxes et leurs églises nationales n’entrent pas en ligne de compte, car elles sont autocéphales. L’Église grecque, qui avait mal accepté cette autocéphalie des Slaves bulgares et serbes, obtiendra souvent leur dissolution du pouvoir ottoman ! Les Grecs tenteront de contrôler ces églises, en nommant des prêtres grecs. L’hellénisation des élites slaves menace de faire déchoir les langues serbe et bulgare au rang de patois paysans. Plus tard, le nationalisme serbe se référera à ce fond paysan, inébranlable, intact face aux tentatives de turcisation ou d’hellénisation. En 1557, quand Sokollu Mehmed Pacha (alias Sokolović) rétablit le Patriarchat serbe à Peć, il lui permet d’étendre sa juridiction à la Bosnie et à la Macédoine : l’idée grande-serbe venait de naître, par la grâce d’un Serbe devenu musulman et Grand-Vizir !

    [Ci-dessous : Balkans en 1500. Les 3 principautés de Valachie, Moldavie, Transylvanie doivent, pour sauvegarder leur autonomie, prêter allégeance à l’empire ottoman]

    BalkansWeithmann conclut : « la culture impériale islamique dominante est la culture des Musulmans, la culture orthodoxe traditionnelle est celle des Grecs et des Hellénisés. Ces deux formes de culture dominante n’affectent pas les peuples des Balkans. Voilà pourquoi, chez les Slaves, les Albanais et les Roumains, éclot une riche culture populaire. Dans beaucoup de contrées albanaises, serbes et bulgares, les anciens modes de vie archaïques et immémoriaux reviennent à la surface ». Weithmann le déplore : ce terreau d’un “ethno-nationalisme tribal” conduira aux excès des guerres balkaniques du XIXe et du XXe siècles, dont les derniers événements de Yougoslavie sont la suite.

    Hongrois et Autrichiens attenteront dès lors les Turcs et les Hellénisés, ils seront les alliés des Slaves balkaniques, orthodoxes ou catholiques, et des Roumains. Derrière les Austro-Hongrois, une autre puissance se profile, la Russie, surtout à partir de Pierre le Grand, qui entend battre les Ottomans, les chasser de la rive septentrionale de la Mer Noire, protéger les peuples frères des Balkans, éviter que ceux-ci ne tombent sous la coupe des “latins”, donc des Autrichiens et des Hongrois. Russes et Austro-Hongrois pratiquent la stratégie habituelle des puissances continentales : protéger le centre de leur empire en conquérant des glacis. Les Balkans, constate Weithmann, deviennent une pomme de discorde entre trois puissances continentales : Vienne, Moscou et Istanbul. D’abord, on songe à se tailler des zones d’influence, puis à se partager les dépouilles de l’empire ottoman, mais l’Angleterre veille, elle veut un “équilibre des puissances” en Europe, afin qu’aucune puissance continentale ne puisse absolument dominer les autres. Dans les Balkans, c’est une politique difficile à mener : raison pour laquelle Londres plaide pour le maintien de l’empire ottoman. C’est là, à notre sens, qu’il faut voir l’origine de l’indéfectible alliance entre la Turquie et les puissances maritimes anglo-saxonnes : hier Londres, aujourd’hui Washington.

    Du “Volksgeist” de Herder à l’ethno-nationalisme

    Cette option anglaise n’empêche pourtant pas Austro-Hongrois et Russes de grignoter graduellement le territoire ottoman, de constituer une formidable “frontière militaire” de l’Adriatique aux Carpathes transylvaniennes. La Révolution française accorde un répit aux Ottomans qui n’ont plus, face à eux, le gros des forces autrichiennes et russes. Pour répondre à l’universalisme niveleur des Lumières révolutionnaires françaises, les Allemands opèrent, via une interprétation restrictive de la philosophie de Herder, un retour à leur intériorité, à leur histoire nationale, à l’essence de leur germanité, développent en quelque sorte une “autocéphalie allemande”, historique et culturelle, cette fois, et non pas religieuse. D’une part, l’idée allemande du Volk autonome — et pur seulement dans la plénitude de son autonomie — et, d’autre part, l’autocéphalie slave-orthodoxe, vont fusionner dans les Balkans. Weithmann :

    « Beaucoup d’érudits serbes, croates ou roumains, actifs au titre d’“éveilleurs de peuple” au sens où l’entendait Herder, ont été formés à Vienne ou à Leipzig et ont correspondu avec des homologues allemands ou avec des universités allemandes (…). [Et cela] dans un espace, où beaucoup de Volksgeister — tels que Herder les concevait — se juxtaposent, se compénètrent, se chevauchent et ne forment jamais de tissus unis, comme se l’était imaginé le philosophe humaniste [Herder], mais au contraire un espace fractionné depuis des siècles par des frontières mentales, religieuses et politiques (…). Comment expliquer l’attraction qu’a exercée le sentimental romantisme du Volk chez les Allemands en Europe du Sud-Est ? Cette forme de nationalisme de culture fascinait les peuples balkaniques, animés par leurs mythes héroïques hérités de leur Moyen-Âge lumineux et par leur histoire essentiellement interprétée dans un sens religieux » (pp. 208-209).

    En Allemagne, l’idéologie nationale dérivée de Herder, explique Weithmann, a eu des effets unificateurs, surtout dans sa volonté de dépasser le clivage catholiques/protestants. Dans l’espace fractionné et divisé des Balkans, cette idéologie nationale n’unit pas mais fractionne encore davantage, créant des entités inviables du point de vue stratégique. Tout territoire idéal imaginé par cette “autochtonologie” serait évidemment homogène, mais l’homogénéité ethno-culturelle, là-bas, n’est possible que dans des territoires démembrés, sans frontières défendables, bourrés d’enclaves, fragilisés par des “exclaves” toujours encerclées ; or toute entité politique viable doit avoir des frontières défendables, au tracé net, en neutralisant tous les tremplins stratégiques qui pourraient être utilisés par un adversaire. D’où, à terme, on a vu éclore une logique terrible, dans les Balkans, visant l’expulsion de l’“Autre” hors des zones stratégiquement importantes que l’on cherchera forcément à annexer et à homogénéiser démographiquement. Cette logique est revenue au grand galop entre 1990 et 1996 en ex-Yougoslavie.

    Coup décisif porté à l’empire ottoman : l’avancée des Russes, flanqués d’une armée roumaine enthousiaste et de volontaires serbes et macédoniens, en direction d’Istanbul. En 1878, Russes, Roumains et Bulgares percent à Chipka et marchent sur Constantinople. Mais Paris et Londres se rappellent leurs vieilles alliances avec l’empire ottoman contre le reste de l’Europe, et surtout contre le Saint-Empire : le Tsar Alexandre II doit faire reculer ses troupes victorieuses. Mais cet affront génère l’anti-occidentalisme russe et attise l’idéologie panslaviste. L’Occident, prétendent les Russes depuis cette humiliation, leur a tiré dans le dos ! Les Russes n’entrent pas à Constantinople mais dictent aux Turcs vaincus le Traité de San Stefano, reconstituant l’ancien empire bulgare du Tsar Siméon. Un rêve. Qui ne durera que quatre semaines. Turcs et Serbes s’allieront pour briser cette nouvelle entité politique qui chassait les Turcs des Balkans et barrait la route de l’Égée aux Serbes. C’est le début de la “poudrière balkanique”. Et l’origine des guerres balkaniques de 1912-1913. Du point de vue russe, pan-orthodoxe ou panslaviste, l’idéal aurait été une alliance serbe-bulgare, mais comment concilier l’idée d’une Grande-Bulgarie (celle de San Stefano) et l’idée d’une Grande-Serbie ? En partageant les tâches : aux Bulgares, la côte égéenne ; aux Serbes, la Bosnie, désormais protectorat autrichien. En obéissant à la logique de ce partage, les Serbes s’opposent à leurs anciens protecteurs autrichiens et hongrois, qui leur en tiendront rancune. Nous avons là l’origine de l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914 et donc de la Première Guerre mondiale.

    La première Yougoslavie, l’État oustachiste et le pouvoir communiste

    Dans les Balkans, l’armistice de novembre 1918 n’a nullement signifié la fin des inimitiés, la création de la Yougoslavie a été la création d’un État fragile où les fédéralistes s’opposaient aux centralistes, les Serbes aux Croates, etc. L’armée allemande y mettra fin très rapidement, par une campagne éclair au printemps 1941. La Croatie devient indépendante, le nouveau pouvoir de Zagreb s’aligne sur l’Allemagne et l’Italie, mais sans adopter une idéologie fasciste. Weithmann décrit (p. 411) le régime oustachiste comme non-fasciste car, dit-il, il ne recèle aucune composante sociale-révolutionnaire et se pose au contraire comme un mysticisme religieux, très prisé à l’époque dans les cercles catholiques radicaux. La Croatie oustachiste devient ainsi l’avant-poste du catholicisme face à l’asiatisme balkanique, le glacis “marianique” face aux Orthodoxes. Franciscains et jésuites soutiennent cette mystique, souvent par un engagement personnel. Ce pouvoir mystique prend fin en 1945.

    Weithmann constate, après avoir analysé la guerre des Partisans de 41-45, puis le fonctionnement de la nouvelle Yougoslavie fédérative-communiste, et enfin les événements récents à partir de 1991, que les questions nationales ne sont nullement réglées : ni en Transylvanie ni en Bessarabie ni au Kosovo ni en Macédoine ni en Voïvodine ni en Bulgarie (avec les Turcs et les Pomaks). Les Balkans restent une poudrière. Le vieux casse-tête de la diplomatie européenne est revenu à l’avant-scène.

    Quelle critique pourrait-on formuler à l’encontre de cette somme qui nous brosse clairement toute l’histoire balkanique, qui est un instrument didactique indispensable ? La seule critique que nous pourrions émettre concernerait ce refus assez net de toute organisation gentilice de la société, dans le sens où elle serait à l’origine des dérapages et des excès de l’“ethno-nationalisme”. On connaissait déjà le discours de Bernard-Henri Lévy et d’Alain Finkielkraut sur les “méchantes tribus” et sur l’“autochtonologie” et l’autocéphalisme des Serbes. Weithmann semble s’aligner sur la logique moralisante de ce discours, sans toutefois tomber dans les singeries médiatiques commises par les deux tristes intellectuels parisiens au plus fort du conflit bosniaque.

    Un affect contre la société gentilice

    Weithmann constate toutefois que ces structures gentilices résistent à tous les pouvoirs, fussent-ils les plus prestigieux. Cette capacité de résistance est-elle un phénomène anthropologique incontournable ? Est-elle susceptible d’être ravivée partout en Europe ? Intéressantes en tout cas sont ses brèves remarques sur l’hostilité à la forme “État”, au sens occidental et jacobin du terme, qui s’exprime aujourd’hui par le nationalisme corse, la révolte fiscale lombarde incarnée par la Lega Nord, le nationalisme flamand qui cultive une haine aussi tenace que justifiée à l’endroit des institutions belges calquées sur les institutions révolutionnaires françaises et qui viennent de prouver au monde entier leur caractère intrinsèquement criminel et pervers, les troubles qui secouent l’Algérie, dont la logique sociale est clanique, anti-étatique et endogame (l’endogamie étant le signe d’une communauté plus forte et plus fermée), etc. Par ailleurs, les structures familiales ont été étudiées par Emmanuel Todd, notamment dans L’invention de l’Europe, qui explique la persistance de structures non individualistes dans l’Europe germanique, dans l’Europe méridionale et en Finlande. Elles aussi rejettent implicitement mais tacitement les notions jacobines et modernes d’égalité et de liberté (individuelle), et prouvent, par le bon fonctionnement général de leurs sociétés qu’elles sont un modèle nettement supérieur sur le plan de l’harmonie psychologique et de l’efficacité sociale, plus démocratique en tout cas que le modèle français. Todd admet implicitement cette supériorité mais refuse de l’avouer et parie curieusement pour le modèle jacobin, qu’il baptise seul “démocratique” en dépit de sa nature clairement coercitive et autoritaire.

    Les “marches blanches” belges sont la preuve que ces populations flamandes, wallonnes ou allemandes, de même que les communautés marocaines, arabes ou berbères, dans les grandes villes comme Bruxelles ou Anvers, contestent inconsciemment la logique de la justice moderne-jacobine où l’individu souverain et autonome (comme Marc Dutroux) est considéré comme la fin suprême du droit, quelles qu’aient été les entorses à la convivialité que cet individu ait pu perpétrer. L’importance d’associations comme la “Ligue des Familles” en Belgique montre qu’un droit familial serait au fond préféré à un droit individualiste et que les crimes contre la famille devraient aux yeux de la population être sanctionnés avec une sévérité extrême. Cette primauté tacite de la famille sur l’individu dans le mental de la population explique pourquoi la révolte contre la magistrature s’est déclenchée au moment où les parents n’ont pas pu intervenir dans le cours de la justice, ne fût-ce que pour consulter les dossiers : comme dans les Balkans et selon la vieille logique clanique indo-européenne ou berbère, l’État abstrait n’a pas à se substituer aux pères concrets quand le sang a coulé, ni surtout à les considérer comme des acteurs de seconde zone dans la tragédie qui les frappe. Madame Eliane Liekendael devrait relire les auteurs classiques du droit et de la sociologie non individualistes, par exemple, Gurvitch (cf. infra), Bouvier (cf. infra), quelques ouvrages d’anthropologie ou les sources du droit romain ou du droit franc (la vendetta, la notion de wergeld, explicitées notamment chez Augustin Thierry) : si elle l’avait fait, si elle avait interprété les règles dans le sens de telles sources, il y aurait eu moins de désordre dans la rue. Elle n’aurait même pas eu besoin de faire preuve d’“imagination”. Préjugé jacobin, quand tu nous tiens…

    Priorité du clan sur l’individu

    Une lecture de Todd aurait également été bénéfique à Weithmann, de même qu’un ouvrage de politologie, à nos yeux fondamental, celui de Michel Bouvier, L’État sans politique (LDGJ, 1986), où l’auteur montre que le droit ne s’organise pas seulement autour du mythe de l’individu libre et autonome, détaché de tous liens sociaux, mais que notre civilisation recèle des linéaments de droit non individualistes, où la personne en tant qu’actrice dans le drame social, n’est pensable qu’imbriquée de multiples leçons et à niveaux divers dans le tissu communautaire. La transpersonnalité du droit doit être réaffirmée par le rétablissement d’un “droit social” qui ne sépare pas la communauté de ses membres ni l’État de la société civile. Cette transpersonnalité et cette socialité du droit ne sont possibles que grâce au ciment d’un “idéal moral et juridique”, comme l’a affirmé Gurvitch (Sociologie juridique), auquel se réfère Bouvier. Dans les Balkans, cet idéal moral et juridique est inséparable de la représentation historico-mythologique que donne le peuple (ethnique) de lui-même. En Europe occidentale, l’absence de représentation historico-mythologique interdit tout dépassement du droit individualiste par un droit transpersonnaliste, pluriel et social, où la famille et non l’individu est l’unité de base. Un État qui met l’individu à l’avant-plan risque d’être battu en brèche par une anarchie de communautés en révolte. Un État qui mettrait la famille voire le clan au centre de ses préoccupations éviterait la dissolution et l’anomie sociales. Contrairement à ce que pourrait faire penser les remarque de Weithmann sur l’anti-étatisme implicite des balkaniques ou le titre de l’ouvrage de Bouvier, on peut bel et bien penser et imaginer un État dont l’idéologie ne serait pas individualiste et dont la pratique ne viserait pas à ruiner les corps intermédiaires et les ressorts des communautés.

    Enfin, Weithmann corrobore, en termes scientifiques, les propos enthousiastes de l’idéaliste russe Alexandre Douguine, consignés dans son rapport sur la guerre en Yougoslavie (cf. Vouloir n° 97/100, 1993). Pour Douguine, chacun des protagonistes de cette lutte balkanique, les Croates catholiques, les Serbes orthodoxes et les Bosniaques musulmans, sont les exposants de valeurs collectives impassables mais refoulées pendant un laps de temps assez court, celui du yougoslavisme communiste : elles viennent de faire ré-irruption dans le monde réel, preuve s’il en est qu’il est impossible de les éradiquer définitivement… Pierre-André Taguieff a d’ailleurs souligné l’importance de ce texte de Douguine dans son ouvrage Sur la nouvelle droite (Descartes & Cie, 1994). Inutile de déplorer dès lors une violence qui est quasiment consubstantielle à l’homme même si on préfère ses pulsions plus pacifiques. Ensuite, la lecture de Claudio Risé (cf. NdSE n°24) nous a appris que le retour de cette violence contre les États désacralisés est une constante de notre époque, et pas seulement en ex-Yougoslavie… Si les regrets de Weithmann nous apparaissent superflus ou théoriquement insuffisants, sa conclusion est en revanche très réaliste : les conflits balkaniques ne sont pas prêts d’être résolus.

    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°26, 1997.

     

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    Balkans et ex-Yougoslavie : Bibliographie

    Balkans• Recension : Peter Scholl-Latour, Im Fadenkreuz der Mächte : Gespenster am Balkan, Bertelsmann, München, 1994, 384 p.

    Journaliste et historien, ancien animateur de la chaîne de radio allemande ARD, Peter Scholl-Latour explore les zones chaudes du monde (Indochine, Iran, Asie centrale, Algérie, Afrique subtropicale) ou un pays voisin de l’Allemagne mais qui étonne toujours les Allemands (la France). Sa méthode ? Interroger l’homme sur place (simple citoyen, ambassadeur ou officier de l’ONU), constater des faits de monde inamovible en dépit des ingénieries socio-juridiques, des vœux pieux des philosophes. En 1994, il a résumé ses impressions de plusieurs voyages balkaniques. Sur la Bosnie, il écrit :

    « Ce soir-là dans le Pera-Palace d’Istanbul, alors que j’étudiais, fasciné, la carte de 1870, je remarquai la permanence, l’invariabilité de la frontière septentrionale de la Bosnie. À la fin du XVIIe siècle, les janissaires du Padishah avaient terminé leur course en avant, ils s’étaient enlisés, après avoir échoué dans leur tentative de s’emparer de Vienne - la “pomme d’or” comme on l’appelle à Istanbul. À partir de ce moment-là la pointe avancée de Bihac pénétrait profondément dans l’espace central austro-hongrois, tout comme aujourd’hui elle condamne à l’inviabilité la construction géopolitique grande-serbe qu’est la “République de la Krejina”. Ce n’est pas étonnant dès lors que l’enclave de Bihac ait vu se dérouler une suite incessante de combats entre Serbes et Musulmans ».

    Sur la Krajina : « Le terme “krajina” est apparenté au mot slave-oriental “Ukraine”, qui signifie “frontière” ou “région fortifiée” et c’est effectivement à titre de frontière militaire avancée du Reich des Habsbourgs qu’a fonctionné le territoire de l’actuelle “République Serbe de la Krejina”, après que les Osmans aient été progressivement refoulés. Ce sont les armées impériales qui lui ont donnée son nom. La forme bizarre de ce territoire — une demi-lune — s’étendant vers le Nord et vers l’Est en fait un territoire apparemment artificiel mais pourtant il épouse avec précision les contours de cette zone de barrage stratégique jadis administrée par les Autrichiens et qui servait à protéger les territoires centraux des Habsbourgs : il traversait la péninsule balkanique depuis l’Adriatique jusqu’au Carpathes. Il était comme une tranchée hérissée de fortins. C’était un “limes” peu sûr, exposé aux raids des janissaires, des sipahi et des autres bandes d’irréguliers au service du Croissant ottoman. À partir de 1535, les Halbsbourgs lui confèrent un statut administratif spécial. Ce sont surtout des réfugiés serbes venus du Kossovo sous la houlette de leur clergé orthodoxe qui s’y sont installés, pour échapper au joug des Ottomans. Ils tournaient ainsi le dos à l’Islam et émigraient pour se placer sous la protection du Saint-Empire. Ils se sont installés dans la Krejina dans des villages défensifs, où ils étaient paysans libres. Sous l’autorité de leur patriarche ou de leur métropolite, ils jouissaient dans cette mince bande territoriale d’une large autonomie politique et surtout confessionnelle. (…) Au XVIIe et au début du XVIIIe, “sa Majesté Apostolique” de Vienne avait explicitement renoncé à toute tentative de conversion de ces Orthodoxes à la foi catholique et romaine. Face à leurs sujets orthodoxes, les monarques autrichiens pratiquaient une “indifférence dogmatique”, qui ressemblait à plus d’un titre au système turc des “millets”. (…) C’est à juste titre que les Serbes de la Krejina revendiquent d’être les descendants des paysans-soldats de la “frontière militaire” autrichienne. (…) Les tensions entre catholiques et orthodoxes, le long de cette “frontière militaire” ne sont apparus que lorsque la Maison des Habsbourgs sous Marie-Thérèse et surtout Joseph II se sont mis à pratiquer les principes de la monarchie absolue, selon l’esprit du temps. À partir de ce moment-là, tout dans les territoires soumis à la couronne devait être mis au même diapason, au détriment des privilèges et des droits spéciaux accordés à certaines catégories de la population auparavant, notamment ceux dont jouissaient les Serbes orthodoxes, indépendants et autocéphales. Avec les Lumières joséphiennes s’impose graduellement un nivellement administratif et confessionnel ».

    Parallèle étonnant entre ces paysans-soldats serbes et nos propres paysans brabançons et flamands, révoltés contre l’insipide politique des Lumières ! Un morceau d’histoire commune aux Pays-Bas et à la Krajina ! En conclusion : un livre qui fourmille de détails précis sur une histoire que nous connaissons très mal, surtout nos diplomates démocrates-chrétiens, socialo-démagos, libéraux-illuministes ou aristocrates dégénérés qui s’en vont donner de solennelles leçons aux peuples de cette région aux mentalités intactes et non lixiviées pas les plus sottes philosophades que l’histoire ait jamais connues. Scholl-Latour, soit dit en passant, ne ménage pas ses sarcasmes à l’adresse de B.H. Lévy, traité de “bel esprit” salonnard parisien cherchant à réaliser à Sarajevo son fade idéal d’une “société multi-culturelle”.

    ***

    Balkans• Recension : Cornelia Domaschke & Birgit Schliewenz, Spaltet der Balkan Europa ?, Aufbau Taschenbuch Verlag, Berlin, 1994, 217 p.

    Après avoir brossé une analyse méticuleuse des événements récents dans l’ex-Yougoslavie et, par extension, à d’autres pays des Balkans, nos deux auteurs concluent en dressant le bilan des politiques balkaniques des grandes puissances européennes : en 1878, l’Autriche était hostile à la Grande-Bulgarie créée par les Russes, tandis que Bismarck cherchait à éviter tout affrontement austro-russe dans la région et à maintenir “l’alliance des trois empereurs”. Quand, en octobre 1944, Churchill et Staline s’entendent pour partager leurs zones d’influence respectives dans les Balkans (50%-50% en Yougoslavie), ni l’un ni l’autre ne souhaitent voir se constituer une confédération balkanique sous le signe d’un socialisme non soviétique et quelque peu “fédératif” : toutes les purges sanglantes dans les Balkans d’après 1945 ont visé à conserver l’alignement sur Moscou et à éviter toute organisation autonome du “cordon sanitaire”, y compris en Tchécoslovaquie et en Hongrie. Sous prétexte qu’il obéissait aux hypothétiques injonctions d’un certain Noel Field, le PC hongrois est décapité (affaire Rajk). Le Bulgare Dimitroff, vieux lutteur de l’Internationale communiste, disparaît après avoir exposé un plan de confédération balkanique. À Prague, Slansky est éliminé pour “complot américano-titiste”. En Roumanie, 300 anciens combattants des Brigades internationales sont inquiétés. Gheorghiu-Dej fait déporter les minorités croates et serbes à l’intérieur de son pays, sous prétexte qu’elles pourraient servir de points d’appui aux menées “titistes”. Quant à Tito, il fait interner 12.000 “kominformistes” sur l’île inhabitée de Goli Otok en Adriatique. Contrairement à ce que l’on entend dire aujourd’hui, le communisme n’a nullement effacé les conflits inter-ethniques : il les a bétonnés en empêchant toute confédération et les a gelés. Par ailleurs, aucun des deux blocs ne pouvaient se permettre de voir s’instituer dans cet espace hautement stratégique une zone soustraite à leur influence et capable d’offrir un modèle cohérent, notamment aux états du tiers-monde. Pour nos deux auteurs, les clivages balkaniques sont des clivages forts car ils sollicitent des faits de civilisation planétaires (islam, catholicisme, orthodoxie) et amorcent les conflits inter-civilisationnels annoncés par Huntington. C. Domaschke et B. Schliewenz s’inquiètent de la nouvelle stratégie turque dans les Balkans (soutenue par Washington) et rappelle que la solution réside dans un système de coopération entre pays riverains de la Mer Noire. Enfin, dans leur conclusion, elles nous démontrent que le modèle rationaliste ouest-européen ne peut convenir aux Balkans. Les effervescences tragiques actuelles annoncent, pour toute l’Europe, l’avènement d’une autre forme de processus d’étatisation, basé sur les faits ethniques. D’où le scandale dans les salons occidentaux.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°137/141, 1997.

     

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    Vers une islamisation et une mainmise turque sur les Balkans ?

    Que se passe-t-il actuellement dans les Balkans ? Une islamisation rampante sans qu’il n’y ait une véritable immigration. Il existe bel et bien une volonté politique d’installer un noyau dur islamisé dans les Balkans : c’est ce que nous apprennent les récentes révélations de documents secrets américains et de dépêches d’ambassades ; on y trouve bon nombre de notes sur les dirigeants turcs actuels, dont les ambitions ne sont guère modestes et qui visent clairement à avancer les pions de la Turquie non seulement en direction de l’Union Européenne mais aussi et surtout en direction des Balkans. Lorsque le ministre turc des Affaires étrangères déclare son opinion et dit urbi et orbi qu’une nouvelle domination ottomane dans les Balkans profiterait à la région et que, simultanément, les minorités musulmanes balkaniques croissent en nombre, on peut dire, sans risque d’exagérer, que l’islam, sous la houlette turque, est en train de gagner du terrain dans les Balkans. D’où, il nous paraît légitime de poser la question : quelles sont les raisons qui font que ce soient justement les Balkans qui posent un problème récurrent en Europe et pour l’Europe ? Les problèmes n’ont pas seulement émergé après la Seconde Guerre mondiale car les turbulences ethniques et politiques agitaient depuis longtemps déjà la région, qui accumulait les difficultés. Les racines de la situation actuelle, pour laquelle il n’y a pratiquement aucune solution en vue sur la scène politique internationale, datent d’il y a quelques décennies. Il faut en chercher les prémisses dans les événements qui ont immédiatement suivi la fin de la dernière guerre mondiale : les pays des Balkans ont été « libérés » de manière atypique ; ils n’ont pas été libérés par les armées de l’un des grands vainqueurs mais se sont en quelque sorte « auto-libérés », par l’intermédiaire des mouvements de partisans de Josip Broz, dit « Tito », en Yougoslavie, et d’Enver Hoxha, en Albanie. Tito, qui avait du génie politique, qui était un stratège rusé, a réussit à consolider son pouvoir dans les Balkans en maintenant un certain équilibre ethno-religieux et en imposant un socialisme paternaliste, tout en se proclamant l’adepte d’une solidarité internationale avec les pays non alignés.

    La Yougoslavie s’est effondrée après la fin du titisme et beaucoup de sang a coulé, alors que le reste de l’Europe centrale et orientale se transformait pacifiquement dans les années 90 du XXe siècle, tandis que la question allemande trouvait sa solution dans une réunification pacifique.

    Il y avait donc, après le communisme, une diversité religieuse et ethnique dans les Balkans, ce qui invitait les nations occidentales, elles-mêmes fort diversifiées dans leurs composantes, à se choisir des partenaires dans le processus d’intégration à l’UE et aux autres instances européennes. Les affinités électives, nées de l’histoire, entre peuples d’Europe centrale et peuples d’Europe orientale, avaient aussi des connotations religieuses : l’Allemagne et l’Autriche se sentaient plus proches de la Croatie ; la France et la Grande-Bretagne semblaient privilégier la Serbie. Les Bosniaques musulmans ont pu et peuvent toujours compter sur le soutien de la Turquie et des pays arabes, même si l’Autriche jouit en Bosnie d’un capital historique positif.

    La crise balkanique, qui s’éternise, a montré que l’Europe eurocratique est incapable de faire la paix dans son environnement immédiat, ce qui a pour corollaire gênant de démontrer que les États-Unis sont « irremplaçables ».

    Le Traité de paix de Dayton est considéré comme une sorte d’armistice ethno-religieux orchestré par les États-Unis, qui, à l’époque, s’étaient enthousiasmés pour le livre de Samuel Huntington, The Clash of Civilizations (Le choc des civilisations). Ce traité donne, d’une part, l’impression illusoire d’être systématique, d’avoir bétonné la séparation entre les ennemis irréductibles de la région, et, d’autre part, d’avoir voulu maintenir l’islam local sous contrôle. Ainsi, on a cru que la Fédération croato-musulmane en Bosnie-Herzégovine était une structure bien conçue et inévitable, où les musulmans allaient être placés sous le contrôle de catholiques croates intransigeants.

    L’avenir n’a pas été aussi simple : la diplomatie internationale a commis bon nombre de bourdes depuis 2001. Ainsi, les Croates de Bosnie ont été considérablement affaiblis, au point de ne plus représenter ce qu’ils représentaient auparavant ; ensuite, la création de nouveaux États, comme le Monténégro et le Kosovo, qui sont tous deux des États à majorité musulmane réelle ou potentielle, constitue un nouvel élément contribuant à l’affaiblissement général des entités politiques non musulmanes de la région. La situation dans les Balkans n’a pas trouvé de solution et c’est là une invitation aux Turcs à restaurer les structures de feu l’Empire ottoman, puisque l’UE n’a ni stratégie ni projet pour la région et ses membres agissent de manière désordonnée et contradictoire. D’où il ne reste que deux facteurs d’ordre possibles dans les Balkans : d’une part, un islam promu par la Turquie et, d’autre part, une orthodoxie slave en phase de réorganisation. Reste à savoir si ces deux facteurs en lice se heurteront ou trouveront entre eux des intérêts convergents.

    Force est de constater que seules des structures de domination très expérimentées, comme le furent celles des Ottomans ou des Habsbourg d’Autriche, ont pu gérer le paysage politique très fragmenté de l’Europe du Sud-Est. Tito a réussi, lui aussi, parce son idéologie communiste avait des allures impériales et que sa façon de procéder avait quelque chose de monarchique. L’UE, malgré tous ses efforts, pourra-t-elle obtenir des résultats ? Rien n’est moins sûr.

    On peut observer très nettement une forte croissance de la population dans les régions traditionnellement habitées par des Musulmans, ce qui fait qu’aujourd’hui la Bosnie-Herzégovine, pour la première fois depuis plusieurs siècles d’histoire, possède désormais une majorité absolue musulmane. On n’en est pas encore vraiment conscient car le dernier recensement complet date de 1991. Que les Musulmans soient majoritaires maintenant ne fait toutefois aucun doute, vu les données crédibles qui sont avancées pour étayer ce fait. Le Monténégro est un autre État sur le point de devenir majoritairement musulman. Au Kosovo, ce sont les clivages religieux qui ont entrainé la guerre interethnique et c’est l’islam qui en est sorti vainqueur sans aucun doute possible. La Macédoine, elle aussi, a une population musulmane qui fait le tiers du total démographique du pays. Autre indicateur qu’il convient de remarquer : ce n’est pas qu’en Albanie que l’on rêve d’une Grande Albanie, mais aussi au Kosovo, où, pour atténuer l’effet négatif que pourrait avoir tout discours grand-albanais sur les Européens eurocratisés, on parle souvent d’« Albanie naturelle ». Or tout État grand-albanais serait à domination musulmane et s’insèrerait parfaitement dans les plans d’hégémonie turque, de facture néo-ottomane.

    ► Friedrich-Wilhelm Moewe, zur Zeit n°49/2010.

     

    Balkans

     

    Quand les Bulgares campaient devant Constantinople...

    Lors de la Première Guerre Balkanique, la capitale ottomane a failli tomber

    Le 14 mars 1896, le Prince bulgare Ferdinand visite la capitale de l’Empire ottoman, à l’invitation du Sultan Abdul Hamid. Le souverain turc met le palais impérial à la disposition de son hôte. Ce bâtiment magnifique, avec ses élégantes et fines colonnades blanches, se trouve au beau milieu d’un parc à la végétation luxuriante. Le soir de la première journée, l’hôte d’État est debout au sommet des escaliers et jette un regard pensif sur les quais de la ville, où se dressent de somptueux palais, sur le Bosphore et sur la Mer de Marmara et sur les Iles du Prince qui se profilent à l’horizon. C’est sans nul doute à ce moment-là que le prince a rêvé pour la première fois d’un empire bulgare, dont la capitale serait Byzance…

    Il songe au premier empire des Bulgares, centré sur le cours inférieur du Danube. Les Bulgares s’étaient fixés là après que les Khazars les aient chassés du bassin de la Volga. En l’an 705, les Bulgares surgissent à l’improviste et campent devant les tours de Constantinople. Justinien II, l’Empereur aux abois, octroie le titre de Basileus au Khan des Bulgares, hissant du même coup le chef de ce peuple de fiers cavaliers au même rang que lui-même et les assiégeants lèvent le camp.

    En dépit de la christianisation des Bulgares, l’Empire Romain d’Orient se vengera quelques siècles plus tard. L’Empereur Basile II bat la horde des Bulgares en 1014 au pied de la montagne Belasica. Il fait crever les yeux à quatorze mille prisonniers ; il épargne un seul œil à un homme sur cent, pour que les borgnes puissent les reconduire au pays. L’empereur vainqueur reçoit le surnom, l’“epitheton”, de “Bulgaroctonos”, le “tueur de Bulgares”.

    Neuf cents ans plus tard, de nombreux conflits ensanglanteront les Balkans : en effet, en 1912, éclate la Première Guerre Balkanique. Une alliance balkanique voit le jour avec la bénédiction de la Russie. L’amorce de cette alliance est le traité du 13 mars 1912, signé entre la Serbie et la Bulgarie. Quelques mois plus tard, la Grèce et le Monténégro y adhèrent. À la fin de l’été, la situation est tendue au maximum. La Turquie décrète la mobilisation générale le 29 septembre et le Sultan masse ses troupes le long de la frontière bulgare. Suite à ce déploiement des armées ottomanes, l’Alliance balkanique déclare la guerre à la Sublime Porte, le 17 octobre. C’est la Bulgarie qui fournira le plus d’efforts dans cette guerre, surtout sur le théâtre thrace. Sofia est de fait le partenaire de l’alliance qui dispose des troupes les plus nombreuses et les plus qualifiées.

    Les alliés balkaniques ont la tâche facile face aux unités turcques coupées de leur hinterland en Macédoine. Les Serbes et les Monténégrins conquièrent la Sandjak de Novi Pazar. Salonique capitule le 8 novembre devant les Grecs. Malgré que les Grecs aient reçu officiellement la capitulation, les Bulgares forcent le passage et entrent, eux aussi, dans la ville portuaire du nord de l’Égée. Ce coup de force provoque les premières lézardes dans l’Alliance balkanique.

    La situation est différente en Thrace. Le Sultan fait avancer des troupes toujours plus nombreuses vers le front. Mais c’est sans effet. Les troupes du Roi Ferdinand, commandées par le Général Savov, infligent plusieurs défaites aux Turcs et, en quelques heures, Constantinople est menacée par les soldats du “Tsar de Sofia”. Les troupes démoralisées du Sultan ne peuvent faire face et vaincre la machine militaire bulgare, organisée par ceux que l’on appelait alors les “Prussiens des Balkans”.

    Les péripéties de la campagne militaire font que Ferdinand, qui a fait accrocher au mur de sa chambre un tableau représentant Sainte Sophie, pense que son rêve va très bientôt se réaliser. Le monde entier applaudit avec enthousiasme aux victoires des Bulgares. À la mi-novembre, les armées bulgares atteignent la “Ligne Tchadaldja”, à une journée de marche de Constantinople. Les défenseurs de la capitale ottomane se barricadent. Les officiers ottomans haranguent leurs soldats et leur expliquent l’enjeu du combat : rien moins que l’héritage de la famille d’Osman. En mobilisant leurs forces dans un suprême effort, les Turcs se cabrent. Le front se stabilise après une bataille sanglante, qui a lieu les 17 et 18 novembre. Les assaillants acceptent alors une proposition d’armistice, suggérée par les Turcs les 13 novembre. Le 3 décembre 1912, les représentants de l’Alliance balkanique (à l’exception des Grecs) et ceux du Sultan signent un accord d’armistice.

    Ferdinand accepte car un ennemi inattendu vient de surgir et menace tous les protagonistes du conflit : le choléra. Ferdinand renonce alors à son vœu très cher : faire dire une messe dans Sainte Sophie car on lui avait prédit un jour qu’il mourrait de cette terrible maladie. Cette sombre prophétie ne s’est pas réalisée. Bien au contraire : Ferdinand survivra à ses deux fils et mourra de vieillesse, âgé de près de 90 ans, dans le château de Cobourg, le 10 septembre 1948.

    Lors des négociations de paix en décembre et janvier 1912/1913, on s’est rapidement aperçu que toutes les puissances impliquées, à l’exception de l’Autriche-Hongrie, jalousaient le succès des Bulgares. Le Roi de Grèce est aigri, suite à l’affaire de Salonique et, de surcroît, il aurait ben voulu entrer lui-même dans Constantinople. En plus, le prince héritier Constantin a épousé une sœur de Guillaume II, Empereur d’Allemagne ; celui-ci déteste Ferdinand. De manière totalement inattendue, la Roumanie entre en scène. Elle s’était tenue à l’écart de la guerre mais le Hohenzollern, qui occupe le trône à Bucarest, réclame une compensation pour sa neutralité, qui a permis de couvrir les arrières des Bulgares : il veut le Sud de la Dobroudja, même si cette région n’est pas peuplée de Roumains. La Russie, à son tour, qui est pourtant l’ancienne puissance protectrice de la Bulgarie, se montre jalouse du petit peuple frère slave. En tant que “Troisième Rome”, elle estime être la seule puissance en droit de reconquérir Constantinople, devenue capitale ottomane, pour la gloire de la chrétienté.

    Les négociations n’aboutissent à rien. Un coup d’État éclate à Constantinople. Les Bulgares, les Serbes et les Grecs reprennent alors les armes et, le 3 février 1913, la guerre reprend. Au cours de cette deuxième phase du conflit balkanique, les Ottomans chercheront à reprendre l’initiative, mais leur tentative de débarquer au nord des Dardanelles échoue. Les armées serbes et bulgares prennent la forteresse d’Andrinople (Edirne) à la fin du mois de mars. Les Grecs, pour leur part, occupent Yanina.

    Une guerre de position s’installe en vue de Constantinople. Les Bulgares sont une nouvelle fois minés par une épidémie de choléra et ne peuvent plus lancer d’offensive. Un nouvel armistice est signé : c’est le prélude à la Paix de Londres de mai 1913. Les Bulgares ont certes agrandi leur territoire, mais Constantinople, but de Ferdinand, demeure turque, très loin de ses frontières.

    ► Erich Körner-Lakatos, zur Zeit n°13 / 2006. (tr. fr. : RS)

     

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    Balkans

     

    La balkanisation du Système — Ernst Jünger et la fin des temps

    La locution “fin des temps” n'est pas sans rappeler les prédictions bibliques d'un cours du temps linéaire qui devrait conduire à la fin du monde. Cette idée semble être typique chez les gens dont la pensée est alimentée par le mental monothéiste et sémitique, comme l’annonce la Révélation présentée à la fin de l’Apocalypse (XXI, 1-2). Et j’ai vu un nouveau ciel et une nouvelle terre ; car l’ancien ciel et l’ancienne terre avaient disparu, et la mer n’est plus. J’ai vu aussi la ville sainte, la Nouvelle Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, et préparée comme une épouse parée pour son mari.

    Aujourd'hui, on observe cet esprit monothéiste dans la croyance au progrès économique, avec ses retombées idéologiques : le multiculturalisme et le libéralisme apatride. Mais on rencontre également dans l’héritage européen la notion de fin des temps, bien que ces temps aient une nature cyclique. Dans ses ouvrages, Ernst Jünger décrit les temps du destin par rapport aux temps technocratiques, linéaires et mesurables du Système. Est-ce que la situation en Europe d’aujourd’hui peut être encore pire que ce qu’elle est déjà ? « Le destin peut être deviné, senti, et craint, mais il ne peut jamais être connu. Si cela devait changer, l’homme mènerait la vie d'un prisonnier qui connaît l'heure de son exécution » (1). Par conséquent, afin de mettre en place un avenir prévisible, le Système doit exiger de ses citoyens de se comporter comme des détenus dociles dans le couloir de la mort.

    Pour beaucoup d’Européens — et surtout pour les anciens critiques du Système communiste —, le communisme fut le symbole de la fin des temps qui devait fatalement exclure tous les temps ultérieurs. Le cours du temps dans le communisme semblait être bloqué pour toujours. Après le désastre de 1945, de nombreux Européens avaient commencé à croire non seulement à la fin d'un monde mais à la fin du monde tout court. Pour les Européens de la postmodernité, la même question se pose : vit-on les temps finaux européens, ou est-on témoin de la fin des temps mondiaux ? Il se peut que les temps européens soient bien révolus depuis longtemps et il se peut que tous les Européens vivent depuis des décennies dans un profond déclin racial. Peut-être sont-ils arrivés à la fin d’une époque qui n’a pas encore reçu son nom ? Le problème réside dans le fait que les temps du Système actuel, quoique d’une brièveté certaine dans le cadre de la grande histoire, possèdent une durée pénible pour un rebelle. Comment doit-on évaluer ces temps-là ?

    La notion du cours du temps, surtout en cas d'urgence, est très bien ressentie dans les Balkans, une partie de l'Europe qui est constamment sous influences tectoniques majeures. La balkanisation ne signifie pas seulement la dislocation géopolitique ; elle renvoie également à une forme de la dégénérescence d’identité, où se mélangent et se confondent diverses identités politiques, religieuses et raciales qui sont constamment remplacées par de nouvelles identités venues d’ailleurs. Toutefois, compte tenu des catastrophes qui s’approchent à grands pas de l’Europe, toute balkanisation peut servir de leçon pour aiguiser le talent de survie. Ce talent exige de pratiquer la vie en solitaire, et d’être complètement détaché de tous les liens politiques avec le monde d'aujourd'hui. En cas de nécessité, on devrait, comme ce fut habituel chez les chouans vendéens pendant la Révolution française, ou chez les guérilléros espagnols pendant l’occupation napoléonienne, ou bien encore chez les haïdouks balkaniques pendant l’occupation turque du XVIe au XIXe siècle, vivre comme des paysans mais, en cas d'urgence, être prêt à rapidement prendre les armes.

    Aujourd'hui, cependant, il y a deux formes opposées de la balkanisation. D'un côté, l’Europe orientale continue toujours d’être en proie à la haine interethnique entre ses peuples. D'un autre côté, on observe en Europe occidentale une guerre larvée avec les non-Européens. Or à la lumière des vagues d’immigration en provenance du Tiers-Monde, tous les Européens sont censés devenir de bons Balkaniques : pas forcément dans le sens négatif, mais dans un sens positif qui sous-entend l’esprit de la déterritorialisation locale, et qui est seulement possible dans une Europe d’Empire. Celui qui vit au milieu d'animaux sauvages devrait devenir un animal, et peu importe qu’il habite Paris, Washington ou Francfort. Comme le sociologue italien Vilfredo Pareto a justement prophétisé il y a cent ans : « Celui qui devient l'agneau va se trouver bientôt un loup qui le mangera » (2). Or le talent de vie dans la fin des temps exigera donc des loups européens d’apprendre à revêtir les habits de brebis.

    On devrait se rappeler la figure de l’Anarque d’Ernst Jünger dans son roman Eumeswil. Le protagoniste, Martin Venator, vit sa double vie dans une société postmoderne et multiculturelle à coté de la casbah d’Eumeswil. Or l’Anarque n'est ni rebelle, ni dissident, ni anarchiste quoiqu’au moment donné, il puisse revêtir toutes ces 3 figures à la fois. D’ailleurs, l’Anarque semble s’être très bien inséré dans le système de la pensée unique et de l’autocensure du Système. Il attend patiemment son moment ; il va frapper seulement quand le moment sera mûr. Ce roman de Jünger peut être considéré comme le Bildungsroman [roman d’apprentissage] pour la génération actuelle de jeunes Européens dont le rôle didactique peut leur faciliter le choix de la figure du rebelle.

    L’arrivée en masse d’immigrés d’une culture et d’une race étrangère à l'Europe exige de tous les Européens de bien réfléchir à quelle figure de comportement choisir, c’est à dire à quelle nouvelle identité jouer. Historiquement, les figures du rebelle nationaliste en Europe centrale et orientale n'ont jamais eu d’effet convergent sur les peuples européens. Elles ont été nuisibles et doivent donc être rejetées. Toutes les formes et figures de la rébellion — que ce soit l’appartenance à sa tribu ou à son État aux dépens de son voisin blanc, comme en témoignent les guerres entre la Pologne et l'Allemagne, entre les Serbes et les Croates, entre les Irlandais et les Anglais — semblent devenues dérisoires aujourd’hui. L’Europe balkanisée, avec ses figures rebelles des nationalismes exclusifs, ne fait que donner davantage de légitimité au projet multiracial du Système. Toute figure de dissident au Système, comme fut autrefois la figure de l’anarchiste ou du partisan est désormais vouée à l’échec dans un Système possédant des moyens de surveillance totale. Ce qui reste maintenant aux nouveaux rebelles, c’est le devoir de se définir comme héritiers européens, nonobstant le pays où ils vivent, que ce soit en Australie, en Croatie, au Chili, ou en Bavière.

    Compte tenu de l'afflux massif d’immigrés non-européens, les Européens ne peuvent plus s’offrir le luxe de l’esprit de clocher. Le danger imminent de leur mort peut les aider à se débarrasser de leur particularisme territorial. En effet, qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui être Allemand, Français, Américain, vu le fait que plus de 10% d’Allemands et de Français et plus de 30% des Américains sont d'origine non-blanche ?

    Le génocide communiste ou le multiculturalisme génocidaire

    Afin de s’appréhender soi-même et de se projeter par-dessus Le Mur du Temps, on devrait faire un parallèle entre l’ancienne terreur communiste et la mort lente actuelle, causée par la dilution du fonds génétique des Européens. Dans ce contexte, les tueries gigantesques menées par les communistes en Europe orientale contre leurs ennemis suite à la fin de la Deuxième Guerre mondiale peuvent servir d’avertissement afin de mieux comprendre la situation actuelle menant à la mort de l’Europe. Dans le sillage de la terreur déclenchée par les communistes après la Seconde Guerre mondiale, les raisons idéologiques, telle que la “lutte des classes”, jouaient un rôle mineur. Dans la psychologie des communistes, beaucoup plus important fut leur ressentiment pathologique vis-à-vis de leurs adversaires anticommunistes et nationalistes qui étaient plus intelligents et avaient davantage d’intégrité morale. Un semblable ressentiment est typique des immigrés non-européens. Bien entendu, ils ne sont pas encore en mesure de convertir leur haine contre les Européens blancs en conflit militaire mais leur nombre croissant peut facilement changer la donne.

    Suite à la Seconde Guerre mondiale, les génocides communistes ont eu une influence catastrophique sur l'évolution culturelle et génétique de toute l’Europe orientale. La classe moyenne ainsi qu’un grand nombre de gens intelligents furent simplement supprimés, ne pouvant transmette leur patrimoine génétique, leur intelligence et leur créativité à leur progéniture. Alors, où sont donc les parallèles avec le monde multiracial d’aujourd’hui en Europe ? Force est de constater que tout ce que les communistes ne pouvaient pas parachever par la terreur en Europe orientale est en train de se faire maintenant d’une manière soft par l'actuelle "super classe" libérale et cela par le truchement de son idéologie de rechange, le “multiculturalisme”. L'afflux constant de non-Européens est en train d’affaiblir le fonds génétique des Européens, menant à leur mort douce où les lignes entre l’ami et l’ennemi s’effacent complètement. On s’aperçoit clairement de l'impact brutal de l'idéologie de l'égalitarisme et de sa nouvelle retombée dans le Système, qui enseigne, aujourd’hui comme autrefois, que tous les hommes doivent être égaux et par conséquent interchangeables à volonté.

    Le multiculturalisme est la nouvelle forme du balkanisme, à savoir une idéologie servant aujourd’hui d’ersatz au communisme discrédité. En effet, le multiculturalisme utilise des moyens plus subtils que le communisme quoique leurs effets soient identiques. L’esprit communiste et l’esprit multiculturel sont très populaires auprès des gens du Tiers-Monde, mais également auprès des intellectuels de gauche du Système, toujours à l'affût d’un nouveau romantisme politique. Le communisme a disparu en Europe orientale parce qu'en pratique, il a su beaucoup mieux réaliser ses principes égalitaires en Europe occidentale quoique sous un autre signifiant et sous un autre vocable. Le Système, soit sous son vocable communiste, soit sous son vocable multiculturel, croit que toutes les nations européennes sont remplaçables au sein du Système supra-étatique et supra-européen.

    Les nouvelles figures du rebelle

    Les responsables de la balkanisation de l'Europe et de l'Amérique sont les capitalistes. Il est dans leur intérêt d'obtenir une armée de travailleurs de réserve en provenance du Tiers-Monde. Ils savent pertinemment que les travailleurs non-européens importés en Europe n'appartiennent pas forcément à l'élite intellectuelle de leurs pays d'origine, que leur conscience sociale n'est souvent qu'embryonnaire et qu'ils n'ont généralement aucun sens du destin européen. C'est pourquoi ils sont plus aisément manipulables. Leur marchand n'a pas d'identité, non plus. Un banquier allemand ou un ex-communiste croate devenu spéculateur dans l’immobilier ne se soucie guère de sa résidence ni de la leur — tant qu'il gagne de l'argent. Même le père fondateur du capitalisme, l’infâme Adam Smith a écrit : « Le marchand n'est pas forcément citoyen d’aucun pays » (3). Par conséquent, le nouvel Anarque, à savoir le nouveau rebelle, ne doit pas être choqué par la nouvelle sainte alliance entre le Commissaire et le Commerçant, entre les grandes entreprises et la Gauche caviar. La Gauche est en faveur de l'immigration de masse parce que la figure de l’immigré tient lieu aujourd'hui du prolétaire d’antan. Les capitalistes d’une part, et les “antifas”, les pédérastes, les militants des droits de l’homme et les militants chrétiens de l'autre, sont désormais devenus les porte-parole de l'abolition des frontières et les haut-parleurs d’une Europe multiraciale et sans racines. Le capitaliste vise à réduire l'État-providence, car chaque État lui coûte cher. Un antifa veut abolir l'État, parce que tout État, lui rappelle la “bête immonde du fascisme”.

    L'opinion s’est largement répandue que l'islam est l’ennemi principal de l’Europe car cette religion est prétendument violente et dangereuse. Soit. Mais on doit distinguer entre la religion et l'origine raciale. En outre, il est à souligner que ni l'Ancien Testament ni l’Évangile ne sont une prose paisible. La critique de la religion n'est donc pas appropriée quand on fustige l'immigration de masse. En l’occurrence, la plupart des 30 millions d'immigrés illégaux en Amérique sont de pieux catholiques venus d'Amérique latine, mais ils ne sont pas de souche européenne ! Ils appartiennent à une autre race et à une autre culture.

    Comment façonner un nouveau type de rebelle blanc ? Le nouvel Anarque doit chercher dans sa culture et sa race ses points de départ. La notion et la réalité de la race ne peuvent être niées, même si le terme de race est aujourd’hui criminalisé à outrance par les médias. L’hérédité est considérée par les scribes académiques du Système avec horreur et dégoût, bien qu’ils sachent tous, surtout lorsque l'état d'urgence sera proclamé, qu’ils vont aller se réfugier du côté de leur propre tribu et de leur propre race. Force est de constater qu’on peut changer sa religion, ses habitudes, ses opinions politiques, son terroir, sa nationalité, voire même son passeport, mais on ne peut jamais échapper à son hérédité. La récente guerre dans les Balkans nous a montré de façon limpide que lors de l’instauration de l’état d’urgence, les anciens apatrides croates et pro-yougoslaves n’avaient pas hésité à devenir des ultras Croates — par défaut. Gare à celui qui oublie ses racines. C’est l’Autre qui va vite les lui rappeler (4).

    Toutefois, la conscience raciale dans la fin de nos temps ne peut être considérée comme un outil complet par le nouveau rebelle. La race, comme Julius Evola ou Ludwig Clauss nous l’enseignent, n'est pas seulement une donnée biologique — la race est aussi la responsabilité spirituelle. Il y a beaucoup, beaucoup de Blancs en Europe et en Amérique dont l’esprit est complètement corrompu — malgré une bonne mine “nordique”. Déjà Clauss a écrit : « Examiner une race signifie d’abord de s’apercevoir du sens de sa figure corporelle. Mais ce sens ne peut être compris que du point de vue de la figure de l’âme » (5).

    Pour restaurer son identité dans les temps d’urgence qui adviennent, l’Anarque doit examiner la doctrine de l'égalitarisme issue du christianisme. Les immigrés non-européens savent fort bien que l’Europe est très imprégnée d’un christianisme qui se reflète aujourd’hui dans les sentiments de culpabilité de l’homme blanc et dans le prêchi-prêcha séculièr sur la religion des droits de l’homme. En revanche, le sentiment de haine de soi n’existe guère chez les immigrés et pas plus au sein de la classe politique de leurs pays d'origine. Les Européens qui ont vécu dans les pays du Tiers-Monde savent fort bien ce que veut dire la discrimination raciale contre sa propre population. Un métis du Mexique habitant au sud de Los Angeles ou un Turc aux traits mongoloïdes habitant à Berlin Kreuzberg savent exactement quel groupe racial et culturel ils peuvent fréquenter. Le second, par ex., n'a rien à chercher auprès des “Turcs” européens de la classe supérieure qui n’ont aucun scrupule à arborer en permanence leurs origines albanaises ou bosniaques, et qui aiment bien s’en vanter en public. Un hidalgo mexicain servant comme haut-diplomate à Madrid déteste un Cholo habitant le barrio de Los Angeles. En revanche, l'Allemagne, l'Amérique, l’Espagne, la France accordent à ces peuplades du Tiers-Monde des moyens de s’épanouir dont ils ne peuvent que rêver dans leurs pays d’origine.

    Même s'il semble impossible de parler d’expulsion massive ou de transfert des populations, c’est une idée qu’on ne doit jamais exclure. Plus de 12 millions d'Allemands furent expulsés de leurs foyers en Europe orientale à la fin de l'automne 1944 et au début de 1945 — dans une période de quelques mois seulement (6). Demain, le même scenario peut encore avoir lieu, suivi par de nouveaux génocides et par la migration massive de millions de personnes en Europe. Pour le rebelle européen reste à savoir qui sera l’architecte de ce nouveau “nettoyage ethnique” et qui en sera la victime.

    Dans l’optique optimiste, même un aveugle peut s’apercevoir que le Système est mort. L’expérience avec ses dogmes abstraits de multiculturalisme et de progrès économique a échoué. Tant en Europe qu’aux États-Unis, on voit chaque jour que l'expérience libérale a touché à sa fin il y bien longtemps. Il y a suffisamment de preuves empiriques pour nous démontrer ce fait. On n’a qu’à choisir le plus visible et le plus audible. Il est caractéristique de la classe politique moribonde de vanter la “perfectibilité”, “l’éternité”, et la “véracité” de son Système — précisément au moment où son Système est en train de s'écrouler. Ces vœux pieux et d’auto-satisfaction, on a pu les observer tant et tant de fois dans l'histoire. Même les notions de la classe dirigeante actuelle portant sur la fin des temps et la “fin de l'Histoire” nous rappellent la mentalité de la classe politique des anciens pays communistes, en l’occurrence la Yougoslavie peu avant son effondrement. En 1990, il y avait encore de grands défilés pro-yougoslaves et procommunistes en Yougoslavie où les politiciens locaux se vantaient de l'indestructibilité du Système yougoslave. Quelques mois plus tard, la guerre commença — et le Système mourut.

    Dans l’Union européenne, la classe dirigeante d'aujourd'hui ne sait plus où elle va et ce qu'elle veut faire avec elle-même. Elle est beaucoup plus faible qu'elle ne veut le laisser voir à ses citoyens. Le nouvel Anarque vit de nouveau dans un vide historique et il dépend de sa seule volonté de remplir ce vide avec le contenu de son choix. La charrue peut facilement se muer en épée.

    ► Tomislav Sunic, 2012.

    ◊ Tomislav Sunic (www.tomsunic.com) est écrivain, ancien diplomate croate et ancien professeur américain en science politique. Il est actuellement conseiller culturel de l’American Third Position Party. Ses derniers livres publiés sont : La Croatie ; un pays par défaut ? (Avatar, 2010) et Postmortem Report : Cultural Examinations from Postmodernity (Wermod et Wermod, 2010), avec une préface de Kevin MacDonald.

    ◊ Notes :

    • 1. Ernst Jünger, An der Zeitmauer (Cotta- Klett Verlag, 1959), p. 25.
    • 2. Vilfredo Pareto, "Dangers of Socialism", The Other Pareto (St. Martin's, 1980), p. 125.
    • 3. Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 2 Vol. (Edinburgh, Printed, at the Univ. Press, for T. Nelson, 1827) p. 172.
    • 4. Tomislav Sunic, La Croatie, un pays par défaut ? (Avatar, 2010).
    • 5. Ludwig Clauß, Rasse und Charakter (Verlag Moritz Diesterweg, Frankfurt a. M. 1942), p. 43.
    • 6. Tomislav Sunic, « In Fluß der verlorenen Zeiten ; Das Schicksaal des Deutschtum im Donauraum », in : Kein Dogma, Kein Verbot, Kein Tabu ! ( Hrsg. Alfred Schickel. Festschrift für Prof. F.W. Seidler, Pour le Mérite, 2008), p. 213-219.


     


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