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    GnoseGnose et politique chez Jacob Taubes

    Gnose et politique. Apparemment deux domaines sans rapports aucuns l’un avec l’autre. La Gnose, c'est la théologie, la religion de la fuite hors des vanités de ce bas monde. La Gnose, c'est le refus de l'histoire, donc l’exact opposé du politique qui, lui, est immersion totale dans l'immanence de la Cité, dans le grouillement des passions et des intérêts.

    Pour Jacob Taubes, pourtant, il est possible d'interpréter historiquement le déploiement des idéaux gnostiques, de repérer les traces que le mental gnostique a laissé, par le truchement du christianisme, dans les idéologies politiques. Ce travail de recherche, il l'a entrepris lors d'un colloque de la Werner-Reimers-Stiftung, tenu à Bad Homburg en septembre 1982. Les actes de ce colloque sont désormais disponibles sous forme de livre (références infra).

    Le thème central, celui de la Gnose comme phénomène religieux, a déjà été abondamment exploré. Mais uniquement en tant que phénomène religieux de la fin de l'antiquité. Lors du colloque de Bad Homburg, la plupart des participants ont d'ailleurs abordé la Gnose sous l'angle strictement théologique, relatant ses avatars antiques. La Gnose n'est pourtant pas morte ; elle s'est infiltrée dans le discours politique moderne.

    Odo Marquard définit la Gnose comme suit : « La Gnose est la positivisation de la Weltfremdheit (le fait d'être étranger au monde) et la négativisation du monde ». Selon Marquard, la Gnose génère une conception eschatologique de l'histoire qui juge mauvais le monde tel qu'il est et valorise du même coup toute marginalité affichée par rapport à lui. Le Moyen Âge jugule les débordements de l'eschatologisme, en posant un Dieu “bon”, créateur d'un monde globalement positif. Ce monde, produit d'un créateur bon, ne peut en conséquence qu'être bon, conforme à sa bonté infinie. Le Moyen Âge met donc un terme à la Weltfremdheit de la Gnose et revalorise la création. L'Augustinisme part du principe que cette “bonne création”, ce “bon monde” a été perverti(e) par l'homme qui a abusé de sa liberté et s'est servi des richesses de cette création pour satisfaire des appétits de puissance. Le “bon monde”, comme le “Bon Dieu”, sont victimes de la “malifacture” de l'homme. Pour Marquard comme pour le théologien et philosophe Hans Blumenberg, le nominalisme constitue un retour de la Gnose en restituant au “Bon Dieu” une totale liberté d'action et donc une irresponsabilité vis-à-vis de ses créations qui, automatiquement, ne sont plus globalement considérées comme positives.

    Cette “maléfaction” du monde provoque l'âge des révolutions populaires, des contestations sociales, des guerres de religions, parce que les hommes veulent abattre le monde tel qu'il est pour le remplacer par un monde idéal. À la suite de ces querelles, de ces guerres civiles permanentes, l'Europe connaîtra un deuxième dépassement du mental gnostique grâce à la “neutralisation” (Carl Schmitt en parlera abondamment, dans le sillage de ses études sur Hobbes). L’État hobbesien neutralise ainsi les querelles religieuses ; il valorise le monde régi par le Prince. Un siècle plus tard, Leibniz parlera du meilleur Dieu, créateur du meilleur des mondes possibles. Dans cette optique, l'immanence acquiert à nouveau une valeur positive. La réalité de l'existence est acceptée telle quelle par les Lumières anglo-saxonnes. Le monde est acceptée mais, simultanément, dépourvu de tout caractère sensationnel.

    À cette disparition du merveilleux et de l'enthousiasme eschatologique, succédera inévitablement la récidive gnostique, avec le pessimisme de Rousseau et le concept marxiste d'aliénation. Pour Marquard, cette récidive gnostique recèle un danger très sérieux : celui de ne plus tenir compte des réalités complexes du monde immanent (jugées reflets du mal en soi) et d'engendrer une praxis du politique reposant sur le tout-ou-rien.

    L'objet du colloque de Bad Homburg était d'accepter cette interprétation de l'histoire des idées politiques en Europe ou de la réfuter. Pour le professeur berlinois Richard Faber, pourfendeur génial de la notion d'Occident (cf. Orientations n°5), le cheminement de Marquard est typiquement libéral, rattachable aux Lumières anglo-saxonnes, qui biffent des esprits les enthousiasmes et les fureurs révolutionnaires. Le Dieu “bon” des Lumières anglo-saxonnes, mais aussi de Leibniz, est, pour Marquard, mort sous les coups de la récidive gnostique et du romantisme comme le signale un autre participant au colloque, Ioan P. Culianu. Pour Faber, les thèses de Marquard expriment ipso facto un néo-conservatisme rigide, à mettre en parallèle avec la renaissance des thèses néo-libérales anti-révolutionnaires de Hayek et de von Mises. L'alibi de Marquard, affirme Faber, est son “polythéisme”, en tant qu'acceptation des diversités du monde. Mais ce polythéisme, ajoute encore Faber, minimise la fonction politique, qui est par définition transformatrice et quasi-prophétique. Les dieux du polythéisme marquardien sont “la science, la technique et l'économie” qui engendreront la neutralisation dont notre époque, héritière directe des gnoses romantique et marxiste, aurait rudement besoin.

    Dans une seconde contribution au colloque de Bad Homburg, Faber s'attaque au théologien et philosophe germano-américain Éric Voegelin. Si Marquard et Blumenberg valorisaient essentiellement l'anti-gnosticisme des Lumières anglo-saxonnes, Voegelin valorise, lui, la neutralisation médiévale de l'eschatologisme gnostique. Il y voit le véritable génie de l'Occident car, dans le libéralisme philosophique du XVIIIe siècle et dans le positivisme comtien, se cache l'idée d'une révolution permanente, d'une incomplétude du monde qui se “guérit” par de petites interventions chirurgicales. Le monde n'est pas accepté, dans ces philosophies sociales et politiques, comme globalement “bon”. Dans les débats politiques, cela engendre une praxis marquée d'indécision voire un chaos non violent. Pour Faber, pourtant, Voegelin, Blumenberg et Marquard doivent être renvoyés dos à dos comme produits “occidentaux” qui refusent de percevoir le monde comme tissu conflictuel incontournable.

    On le constate : le débat est sans fin, il interpelle toute l'histoire spirituelle et intellectuelle de l'Europe. Le politique véhicule nécessairement la gnose et nier les éléments gnostiques correspond à une négation partielle du politique.

    Autre trésor que nous avons découvert dans les actes de cet époustouflant colloque, qui nous ouvre de vastes horizons : un essai d’Ekkehard Hieronimus sur le dualisme et la Gnose dans le mouvement völkisch allemand et plus précisément dans les cénacles qui ont adhéré au national-socialisme. Nous y reviendrons dans une prochaine contribution…

    ♦ Jacob Taubes, Gnosis und Politik (Religionstheorie und Politische Theologie, Band II), Wilhelm Fink Verlag / Verlag Ferdinand Schöningh, München / Paderborn, 1984, 306 p.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°27, 1986.

    (article publié sous le titre « Gnose et Politique – ou le retour discret de la théologie »)

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    ♦ Sur Jacob Taubes (1923-1987) :

    • « L'apocalypse selon Taubes », Éric Aeschimann (Libération, 30 déc. 2009).

    • « “Vivre dans le délai” : J. Taubes et les racines apocalyptiques de l'Occident », Michaël Fœssel, Esprit n°367, 2010.

    • « L’apocalyptique, entre théologie politique et gouvernementalité », Elettra Stimilli, RHR n°1/2016.

    ♦ Pour prolonger :

    • « Thomas Münzer, Jacob Taubes et le sourd grondement d'une inéluctable catastrophe » (J. Asensio, 2014)

    • « La nouvelle gigantomachie, 1 : chiliasmos et katechon, la polarité fondamentale » (B. Rappin, 2018)

    Marx-Heidegger : les philosophies gnostiques de l'histoire, Heinz D. Kittsteiner, Cerf, 2007 : Exploration des traits gnostiques de la philosophie de Marx et Heidegger. Ces deux philosophes partent du constat d'une histoire qui, au lieu d'être l’accomplissement de l'homme n'est que la manigance d'un acteur foncièrement étranger. Le sauveur de Marx est le prolétariat, celui de Heidegger, le dernier Dieu.

    • Gnose et millénarisme : deux concepts pour le XXe siècle (suivi de Modernité et sécularisation), Marc Angenot, Discours social, volume XXIX, 2008.

    • Le Culte du nouveau : La gnose dans la modernité, Marc Lebiez, Kimé, 2017 [recension] : Une réflexion sur le concept de modernité dont le sens n'a cessé d'évoluer depuis l'Antiquité. Au côté des dictatures dans les années 1930, théorisée comme une résurgence gnostique après la Seconde Guerre mondiale par Éric Vosgelin, elle est aussi assimilée aux innovations techniques, aux inquiétudes écologistes ou à la religion au XXIe siècle. 

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    GnosePour Taubes, la religion née du terreau biblique et assortie d'une espérance apocalyptique était dotée d'une potentialité révolutionnaire capable de faire exploser la tranquille sécurité des univers les plus solides, qu'ils fussent romains ou "chrétien bourgeois". D'où sa préférence obstinée et en partie anachronique pour le "culte" opposé à une "culture" figée par définition ; d'où aussi son goût pour un Jésus rapproché des zélotes juifs révoltés contre Rome ou pour l'apôtre Paul, un "pharisien" dont l'antinomisme (rejet de la Loi) prolongerait selon lui une tendance interne au judaïsme. Avec la religion, pense Taubes, l'homme se débarrasse non seulement des Césars de tous acabits, mais surtout du fardeau de sa finitude. Voilà pourquoi elle est, à ses yeux, liberté.

    L'origine de cette révolte contre un ici-bas dont Dieu est absent se trouve ici rapportée à une civilisation araméenne et moyen-orientale au sein de laquelle les Apocalypses (y compris celui de Jean) ont éclos comme genre littéraire. La spécificité du judaïsme, et surtout de ses prophètes, consiste à avoir étendu ces visions de fin du monde à l'histoire universelle. C'est à l'époque des Macchabées et de la révolte contre la Grèce que se cristallise, pour Taubes, l'idée d'un Dieu étranger au monde, à l’œuvre dans le livre de Daniel. Taubes sait également intégrer les bouleversements scientifiques à sa reconstitution. Avant Copernic, Dieu a un lieu assigné dans des cieux surplombant une terre immobile. Mais, quand le ciel se vide de sens, Dieu s'installe au-delà du temps.

    Sulfureux, Taubes l'aura été par son soutien au mouvement étudiant de 1968. L'une des philosophes actuelles les plus "contestataires", l'Américaine Avital Ronell, se réclame d'ailleurs de son enseignement. Ce qui l'inquiétait était de voir, dans la société occidentale industrialisée, l'intelligentsia cesser peu à peu d'être "un groupe de critique de l'idéologie pour devenir une couche technico-organisatrice" (Le Temps presse).

    Mais l'essentiel de ses réflexions tournent autour de la question du mal radical, dans un monde moderne qui s'est constitué en se coupant de la religion tout en continuant à en dépendre. En ce sens, on pourrait également soutenir que cet esprit aussi original qu'inclassable n'a jamais cessé de parler de la Shoah, fût-ce indirectement. Jacob Taubes est taraudé par la question de la déchirure entre Dieu et le monde. Cette déchirure, il la définit, à la suite de deux de ses plus grands inspirateurs, Hans Jonas et Karl Löwith, comme "la Gnose". Une conception dont les limites s'étendent bien au-delà de la réalité historique des hérésies chrétiennes propres aux premiers siècles de notre ère. Dans des pages saisissantes d'Eschatologie, en s'appuyant sur une connaissance solide de la littérature spécialisée, il montre la parenté profonde et étrange entre la dialectique hégélienne et la gnose.

    Depuis Eschatologie occidentale [Éclat, 2009] jusqu'à l'un de ses derniers textes des années 1980, consacré au Léviathan de Hobbes, le parcours de Taubes se confondra avec cet exercice souvent déconcertant de "théologie politique". Il s'agit de montrer, à la suite de Carl Schmitt, que les grandes notions de la foi continuent d'informer notre présent - la politique n'étant considérée que comme une théologie sécularisée. Taubes s'emploie à reconstituer la généalogie d'une espérance révolutionnaire portée au cours des siècles par les "fanatiques de l'Apocalypse". Le christianisme primitif et les gnostiques, Joachim de Flore, qui fit renaître, en plein Moyen Age, la croyance en l'avènement terrestre du royaume de Dieu, ou Thomas Münzer, le rebelle de la "guerre des paysans" et rival de Luther : tous relèvent d'une tendance, née de la Bible, au refus du monde. C'est ainsi que le fil rouge de la gnose révolutionnaire conduit jusqu'à Kierkegaard et Marx et aux révolutions modernes. Tous ces thèmes ont hanté l'existence intellectuelle de Jacob Taubes. Qu'un tel mode de questionnement du réel soit redécouvert, à l'heure où l'idée de révolution se cherche une légitimité et où l'islam radical paraît une force d'ébranlement globalisée, voilà qui n'est pas forcément fortuit.

    ► Nicolas Weill, extrait d'une recension (Le Monde, 03 déc. 2009).

     


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