• Aurore

    Le culte de l'aurore chez les Indo-Européens

     

    Aurore

    Éos, déesse de l'aurore, par Arno Breker, 1941 [photo : Charlotte Rohrbach]. Un hommage à cette divinité indo-européenne en plein XXe siècle. D'après Richard Stoneman (Greek Mythology : An Encyclopedia of Myth and Legend, Harper-Collins, 1991), Éos est sœur du Soleil et de la Lune. Parmi ses enfants, on dénombre plusieurs vents et l'étoile du Matin. Parmi ses amants, on dénombre Cephalus et Orion. Mais l'amour le plus tenace, le plus long, fut celui qu'elle éprouva pour Tithonus, un prince de la famille royale de Troie. Elle obtint même de Zeus qu'il accorde l'immortalité à Tithonus, mais elle oublia de demander d'accorder aussi à son favori l'éternelle jeunesse. Au bout d'un millénaire, Tithonus se rabougrit à l'extrême et devint une lamentable épave, sans plus aucune vigueur physique, ne cessantplus de pousser cris et gémissements. Eos l'éloigna pour ne plus entendre sa voix et, à la fin, le transforma en cigale. De Tithonus elle eut deux enfants, Memmon et Emathion.

     

    ♦ À côté du dieu du soleil, les Indo-Européens avaient une déesse de l'aurore. Les attributs de l'un et de l'autre s’échangeaient assez facilement, mais, malgré cela, l'aurore avait son caractère propre.

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    AuroreElle s'appelle Ushas dans le Rig-Veda et les hymnes les plus poétiques de ce recueil lui sont dédiés. Cela est d'autant plus naturel que le chantre qui offrait son sacrifice de grand matin voyait se dérouler devant lui toutes les splendeurs de la divinité qu'il célébrait dans ses vers. Ushas est jeune, belle et bonne, elle charme toute la nature de son réveil. Comme le soleil, elle apparaît sur un char brillant aux cavales blanches. Elle est plus essentiellement femme que le soleil. Elle sourit à l'homme et lui présente son sein brillant. Aussi les poètes védiques la comparent-ils à une femme légère, à une aventurière. Cela était d'autant plus naturel qu'elle était une bayadère, une danseuse. Ce dernier trait est fort ancien. Les Slaves et les Lithuaniens aimaient à parler de la danse du soleil levant : « Le soleil qui danse sur les monts d'argent a aux pieds des souliers d'argent », chante-t-on chez les Lettons (1). Aussi dansait-on un peu partout le jour de la fête du printemps, du « nouveau soleil », par ex. chez les Germains à la fête d'Austrô, «le levant, l'est». Cette particularité, qui a intrigué beaucoup les mythologues, semble assez naturelle à quiconque a observé un lever de soleil dans un ciel clair. Pendant un instant, le disque rouge, avant de se détacher de la ligne de l'horizon, paraît osciller et se balancer.

    À l’Ushas indienne, à l’Austrô teutonique correspond l’Auszra des Lettons. Chez les Lithuaniens, le soleil levant est un dieu mâle dont le nom Uhsing est apparenté aux précédents. Il est célèbre comme Ushas par ses chevaux qui dansent comme la déesse Aurore. Uhsing, du reste, danse aussi lui-même dans les couplets lithuaniens : «Uhsing dansa, Uhsing sauta derrière mon étable à chevaux. Saute, Uhsing, aussi haut que tu le peux, danse dans le jardin des petits chevaux » (2).

    Eôs (c'est-à-dire : Ausôs) chez les Grecs est, au contraire, féminine et, conformément aux tendances de ce peuple, est nettement anthropomorphisée. Elle ouvre le ciel le matin avec ses « doigts de rose ». Elle tient à la main une cruche d'où elle répand la rosée. Elle étale la lumière de ses bras ou de ses ailes rubicondes. Elle traverse le ciel sur un char. Elle séduit le beau Tithônos (= cigale). Les Romains, au lieu de vénérer Aurora, s'adressaient à la Mater Matuta dont le rôle était d'étaler la lumière du jour.

    L'usage de saluer le soleil à son arrivée et spécialement au printemps se retrouve encore chez beaucoup de peuples d'Europe. On monte sur une cime et l'on salue l'aurore de cris aigus et de claquements de main souvent accompagnés de danses. Naturellement, ces usages se sont en bien des cas compliqués de superstitions tendant à favoriser la végétation, dans lesquelles de grands feux, des lustrations, des guirlandes jouaient un rôle prédominant. L'arbre de mai était un complément non moins nécessaire et non moins fréquent de cette fête du printemps où dans des bals populaires on célébrait la bienfaisante influence du soleil sur la végétation et sur toute fécondité. Un des plus anciens usages paraît avoir été celui de joncher le sol d'arbres, de branches, de fleurs. Cela portait bonheur et constituait un élément important des cérémonies et des sacrifices. C'est notamment le harkis des Indiens et le baresman des Iraniens (dont la nature changea plus tard). Beaucoup de ces coutumes ont naturellement survécu dans nos réjouissances populaires modernes et dans les usages entourant nos fêtes religieuses, si différentes qu'en puisse être l'inspiration. Beaucoup de folkloristes et d'ethnographes ont étudié ces restes du passé et particulièrement Mannhardt dans son livre : Wald- und FeldkîiUe (2® éd. Berlin, 1904).

    ◘ Notes :

    • 1. V. Schröder, Arische Religion, II, pp. 71, 199.
    • 2. V. Schröder, ibidem, II, p. 54.

     

    Le Mariage sacré

    La Fille du ciel et les Fils du ciel dans les mythologies indo-européennes

     

    Souvent, dans ces fêtes, on célèbre un mariage simulé, des fiançailles de circonstance. Ces jeux remontent à des rites où l'on rappelait le mariage sacré ou divin. Il s'agissait d'un mythe remontant à l'époque indo-européenne et qui revêtait plusieurs aspects. C'est généralement l'union au printemps du dieu du ciel (ou parfois du soleil) avec une déesse incarnant le pouvoir de génération, de production. La forme la plus répandue c'est celle qui fait recouvrir la Terre Mère par le Ciel Père. On la trouve chez les Germains, les Scythes, les Grecs (union d'Ouranos, « le ciel », avec Gaïa, « la terre »). Ces derniers célébraient toutefois au printemps le hieros gamos, « mariage saint », de Zeus et Hêra. Hêra était la protectrice des femmes, la mère d'Eileithyia qui présidait aux accouchements. Chez les Romains, Junon (« la jeune »), avait sa fête au printemps. Son surnom de Lucetia paraît indiquer qu'elle fut un jour une déesse lumineuse. Sous le nom de Lucina, « la brillante », elle remplit le rôle d'Eileithyia. Elle protège aussi la sainteté du mariage.

    Pour les Germains la « fiancée du ciel » c'est Sôl, « soleil ». Il en est de même en Lithuanie où Saules meita, la déesse soleil, est appelée «fille de Dieu» (dewô duktele). Ces gens ainsi que les Hindous parlaient aussi d'une union entre le soleil et la lune. Les Slaves du sud chantent encore souvent dans leur poésie populaire les noces du soleil avec la lune ou avec l'aurore.

    Dans le mythe lithuanien, à côté de la « fille de Dieu » (ou du ciel), il y a deux « fils du ciel », qui lui servent de garçons d'honneur ou parfois de prétendants. D'autres chants montrent qu'il s'agit ici de l'étoile du matin et de celle du soir. On appelle ces dieux les « chevaux » ou les « cavaliers ». Ils chevauchent, en effet, à travers le ciel comme le soleil. Cette déification de l'étoile du matin et de celle du soir, dont la douce apparition était considérée comme de bonne augure, a donné naissance dès l'époque indo-européenne à un couple de divinités secourables dont les traits sont bien conservés chez les divers peuples.

    Dans l'Inde on les nomme les «cavaliers» (Açvin). Ils parcourent tous les jours le ciel avec leur char, suivant le soleil. Ils ont assisté au mariage céleste de Sûryâ, « la déesse soleil », avec Soma (dieu de l'ambroisie et de la lune). Ils sont les garçons d'honneur de la déesse solaire à moins qu'on ne les représente comme ses deux amants ou comme ses deux maris. On raconte qu'ils emmènent la déesse sur leur char. Les Açvins sont aussi appelés divo napâtâ, « fils du ciel » (dei nepotes) . On les invoque à l'aurore et au couchant, plus spécialement avant le lever du soleil. Ils sont « brillants », « merveilleux » et « rouges ». Ils suivent Ushas, « l'aurore ». Une de leurs plus vieilles épithètes est nâsatya, nom sous lequel ils sont mentionnés dans l'inscription cunéiforme de Boghaz Keoï en compagnie des grands dieux Varuna, Mitra et Indra (voir p. 167). Le sens de cet adjectif est discuté. Il se rattache à une racine qui veut dire «revenir» en grec, « se réunir, s'associer » en sanscrit, « sauver » en gotique. Ces trois sens de « ceux qui reviennent (matin et soir) », de « compagnons » ou de « sauveurs » conviennent, en fait, aux Açvins. Leur rôle bienfaisant est célébré de toute part dans le Veda. Ils guérissent les maladies, viennent au secours en cas de danger, surtout dans les combats, assurent la fécondité de l'épouse (les jumeaux sont parfois considérés comme dus à leur intervention). Ils sont particulièrement précieux sur l'Océan où ils préservent les vaisseaux au milieu de la tempête. Les Hindous ont de nombreux récits dans lesquels on voit les Açvins intervenir miraculeusement pour assurer un dénouement heureux.

    En Grèce, on trouve comme équivalent presque parfait des Açvins, les deux Dioscures (Dios kouroï, « fils du ciel » ou «fils de Zeus »). Leurs noms : Polydeukes, « très brillants », et Kastor, « éclatant », font allusion à leur luminosité. On les représente comme deux jeunes cavaliers sur des chevaux blancs. Parfois, on leur place une étoile sur le front (1). Ils sont sôtêres, « sauveurs », et comme dans l'Inde se présentent au moment du danger, spécialement dans la mêlée du combat ou sur la mer. En pleine tempête, ils apparaissent sur les sommets des mâts sous la forme du  feu de Saint-Elme que l'on appelait aussi « étoile des Dioscures ». Cette manifestation est toujours un présage de salut. De même que les Açvins sont associés avec Ushas, « l'Aurore », ou avec la déesse soleil, les Dioscures sont les frères d'Hélène, « lumière » (2), héroïne divine dont les amours irrégulières rappellent les aventures de l'Aurore dans d'autres mythologies.

    Le culte des Dioscures fut transporté à Rome. Il est probable toutefois que les Italiotes avaient conservé sous d'autres formes des restes de la croyance aux jumeaux bienfaisants, sœurs de l'Aurore. Il semble, par ex., que Matuta, « l'Aurore », ait été dans certains cas associée avec Romulus et Remus.

    Chez les Germains, au témoignage de Tacite, on vénérait dans les bois sacrés de Naharval les deux frères Alkis (3). Le mythe des Dioscures, sous des formes altérées, paraît, en outre, avoir subsisté chez eux dans divers contes comme celui où l'on raconte que Freya, une déesse lumineuse, est courtisée par deux nains qui obtiennent ses faveurs en forgeant pour elle un collier d'or (une des images désignant le soleil) (4).

    ► Albert Carnoy, Combat païen n°27, 1992.

    (extrait de : Les Indo-Européens : Préhistoire des langues, des mœurs et des croyances de l'Europe, 1921)

    ◘ Notes :

    • 1. Est-ce seulement parce qu'ils furent placés dans le ciel comme une constellation ?
    • 2. Le grec helanê, helenê signifie « torche, lampe ».
    • 3. Tacite, Germania, XLIII, 15.
    • 4. Hermann, Nordische Mythologie (Leipzig, 1903), p. 229.

     

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    Sur la fête de l’Aurore

    Il est probable qu'une troisième classe de divinités s’insérait initialement entre celle du ciel diurne et celle du ciel nocturne : les divinités du ciel rouge, auroral et crépusculaire, en particulier les Aurores (1). L'intention d'une fête de l'Aurore a donc une certaine ambiguïté : soit elle vise à encourager l'Aurore contre l'offensive imminente du temps nocturne ; soit à renforcer l'Aurore contre sa propre lassitude.

    Dans la religion cosmique, l'Aurore est l'intermédiaire obligé entre tous les dieux. Aussi, tantôt elle est une actrice énergique qu'il est très difficile de se concilier, surtout lorsque les rencontres qu'elle agence ont un caractère militaire, tantôt elle est l'objet de sévères disputes entre les deux forces qui la convoitent. En fait, l'Aurore est à la fois une déesse fille, mère et épouse des dieux, notamment ceux du ciel diurne.

    Hiérogamie

    Homère, dans le chant 14 de l'Iliade, narre l'union de Zeus et d'Héra sur le sommet du Gargaros. Schéma mythique : la scène se passe au printemps. Le retour du printemps est symbolisé par l'union amoureuse des deux divinités. Le lieu, la montagne, est essentiel. Il existe par exemple une " montagne de l'année ", le Lycabette dont le nom s'explique par le souvenir d'une liaison entre l'année et la montagne. La « montagne » de l’année est celle où se manifeste le retour du soleil : celle dont sortent les « Aurores de l’année ».

    Le mythe de Vala

    Selon le Veda, un être mythique, Vala, retient prisonnier dans une caverne les éléments de la création. Vala prospère grâce à cette rétention. Il faut qu'il soit assiégé par un Dieu armé de la parole et accompagné d'un chœur (le récit affirme qu'ils sont sept) pour que, fracturé par la parole, il relâche les biens de la création (2).

    La caverne de Vala apparaît comme un enclos qui abrite les forces vitales entre deux cycles. Un tel lieu pourrait être connu par les mythologies de plusieurs peuples indo-européens. En Europe du Nord, les éléments qui permettront une vie nouvelle après la destruction du monde, lors du Ragnarök, sont sauvegardés dans le Gimlé. Puisque Vala symbolise l'hibernation de la Création accompagnée de l'affaiblissement de la nature, Vala fracturé c'est l'assurance du retour de la vie, du printemps. Ce retour est représenté par la délivrance des Aurores, les vaches d'abondance.

    L'Aurore crée une filière

    Selon les linguistes, il devait exister une formule indo-européenne : " Fendre la montagne par la formule pour faire luire la lumière cachée ". À partir de cette formulation, un réseau d'homologies est établi entre : lumière ; éveil ; vitesse vigueur et courage ; victoire. Parallèlement il existe une homologie entre chanter et luire.

    L'Aurore, captive de la nuit silencieuse, est accompagnée de bruissements de la nature lorsqu'elle parait. D'où l'association entre l'apparition de la lumière et le bruissement, la rumeur matinale. Par inversion de l'effet et de la cause, le chant (ou bruissement) a délivré l’Aurore des ténèbres.

    Selon les hymnes védiques à USAS l'Aurore, celle-ci préside au retour de la lumière solaire. En tant que bonne déesse, l'Aurore prodigue elle même ses dons, tout ce qui permet de subsister et d'être heureux. L'Aurore introduit la lumière en tant qu'éclairante, opposée à l'obscurité. Elle ouvre la succession des rites : elle met en rapport les dieux et leurs fidèles. Mais, simultanément, elle ouvre une longue saison avec un contenu incertain, imprévisible. En éclairant, elle éveille les acteurs de la comédie humaine et elle leur propose leur action. Elle ramène à la vue et à la mémoire les fins et les moyens de l'action de chacun, en sorte qu'elle entretient un rapport avec la déesse romaine Fortuna.

    Rome et Mater Matuta (3)

    Le jour romain commence à minuit et l'année débute après le solstice d'hiver car il existe une "bonne" obscurité, grosse du soleil, transmettant à l'Aurore l'enfant lumineux en train de naître. L'Aurore est considérée comme la mère adoptive du Soleil : elle le recueille. Ici, nuit et aurore ont en commun une œuvre maternelle. Ces “sœurs” sont des mères collaborantes. Soit elles sont les deux mères d'un même enfant, le Soleil (ou le Feu céleste) ; soit l'Aurore prend livraison du fils de la nuit et le soigne à son tour (le Soleil étant remplacé, en Inde, par le Feu des offrandes).

    Le service de la déesse se décompose en deux temps :

    • Aux matralia (11 juin), deux actions sont effectuées : Négative, chasser l'obscurité ; positive, recevoir le jeune soleil. Mater Matuta est la protectrice du plus brillant des nouveaux-nés, donc protectrice d'une catégorie de jeunes enfants.
    • Deux jours après, les Aurores récalcitrantes ( rôle tenu par des travestis), sont ramenées malgré elles et par ruse, à leur devoir.


    Ovide signale que le jour des Matralia, les mères offrent des gâteaux en forme de roue, cuits dans un moule, et de couleur jaune. Cela se réfère à la naissance du soleil.

    Conclusion

    L'Aurore est à la fois : la compagne des guerriers (éveil, courage) ; celle des poètes (fendre la montagne par la formule); la porteuse de dons (bienfaits de la lumière opposée aux ténèbres) ; la garante du bon ordre du monde (une fois le souverain nocturne évincé, le jeune Dieu solaire peut naître). Ces multiples aspects sont à intégrer dans la fête de l'Aurore qui demande aussi que l'on choisisse entre la "montagne de l'aurore", ou la "fracture de la caverne" comme rite inaugural.

    ► Frédéric Valentin.

    1. Jean Haudry : La religion cosmique des Indo-Européens, Arché, Les Belles Lettres, 1987.

    2. Patrick Moisson : Les dieux magiciens dans le Rig-Veda, Archè-Edidit. 1993, p.36 et suivantes.

    3. Georges Dumézil : Mythe et Épopée, III, 2°partie : la saison de l'Aurore. Gallimard, 1990.

     

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    AuroreDe la déesse de l’aurore 

    [ci-contre : Eos, Evelyn De Morgan, 1895]

    En ce 15 août, il me paraissait intéressant de consacrer un article à une déesse fondamentale au sein des mythologies indo-européennes, déité vierge uniquement lorsqu’elle adopte une dimension guerrière, à l’instar de Pallas Athênê en Grèce.

    À l’origine, les divinités indo-européennes patronnent les éléments de la nature, et en particulier le ciel, la terre et les astres, mais aussi les phénomènes atmosphériques. Jean Haudry a notamment démontré que le système trifonctionnel indo-européen était appliqué aux cieux, ceux-ci se partageant entre le ciel de nuit, correspondant aux forces telluriques et infernales, le ciel de jour, correspondant à la lumière des divinités souveraines, et enfin le ciel intermédiaire, le *regwos (ou « érèbe »), ciel auroral et crépusculaire, lié à la couleur rouge, mais aussi ciel d’orage. Les trois couleurs sont donc le blanc de la souveraineté, le rouge de la guerre et le noir de la fonction de production. Dans ce schéma, le ciel nocturne, domaine du dieu *Werunos (« le vaste »), qui donnera Ouranos en grec et Varuna en sanskrit, peut être remplacé par la terre, domaine de la déesse *Dhghom (« Dêmêter »), épouse du dieu céleste *Dyeus (« Zeus ») et en ce sens surnommée *Diwona (« celle de Dyeus »), qu’on retrouve dans le nom de la divinité romaine Dea Dia, probablement aussi dans celui de Diane, et dans la grecque Dionè, mère d’Aphrodite, respectant ainsi ce code de couleurs.

    Le ciel intermédiaire est patronné par deux divinités fondamentales des panthéons indo-européens, à savoir le dieu de l’orage, *Maworts (génitif *Mawrtos), et la déesse de l’aurore *Ausōs (génitif *Ausosos), l’un et l’autre formant réunis probablement à l’origine un couple divin, couple qui sous la forme de Mars et de Venus inspirera les artistes depuis Homère. *Ausōs portait plusieurs épiclèses importantes, *bherghenti (« celle qui est élevée ») et *Diwos *dhughater (« fille de Zeus »), mais était également liée à la racine *men-, relative à tout ce qui relève de l’intelligence.

    La triple aurore grecque

    Le déesse grecque de l’aurore est Eôs, une déesse mineure du panthéon hellénique, qu’Homère qualifie d’ « aux doigts de rose », et pour laquelle peu de mythes sont associés, à savoir celui des amours d’Arès et d’Eôs d’une part et celui de Tithon d’autre part, amant troyen dont elle avait demandé à Zeus de lui accorder l’immortalité, mais en oubliant de lui faire accorder également la jeunesse éternelle, ce qui en fit de fait le premier zombie de la mythologie.

    Si Eôs, déesse pourtant fondamentale des panthéons indo-européens, est si mineure, c’est en fait parce que son rôle a été repris par deux nouvelles divinités, qui étaient probablement à l’origine de simples épiclèses de l’Aurore, à savoir Athéna et Aphrodite. Même si leur étymologie est obscure, on peut émettre quelques hypothèses sérieuses. Athéna est formée de la racine *-nos/a qui désigne une divinité (exemple : Neptu-nus à Rome, Ðiro-na chez les Celtes) et de la base athê[- qui pourrait être liée à l’idée de hauteur. Athéna serait ainsi la déesse protectrice des citadelles, comme l’acropole d’Athènes. Elle incarne l’Aurore guerrière, casquée et armée. Quant à Aphrodite, son nom a été rapproché de celui de la déesse ouest-sémitique Ashtoreth (« Astarté »), déesse tout comme elle honorée à Chypre. S’il est probable que les deux déesses ont été associées dans l’esprit des chypriotes grecs, cela ne signifie pas pour autant qu’Aphrodite serait d’origine sémitique. En fait, son étymologie classique de « née de l’écume des mers » pourrait bien être la bonne, car on peut la comparer avec le nom de petites divinités féminines indiennes, les Apsaras, nymphes érotiques peuplant le Svarga (« paradis indien ») du dieu Indra dans la tradition védique, et elles aussi nées sorties des eaux. Elle incarne l’Aurore amoureuse, symbolisée par la rose.

    Enfin, Athéna est la fille de la déesse de la sagesse, Mêtis (p.i.e *Men-tis) dont le nom rappelle très précisément celui de la déesse Minerve, son équivalente latine.

    Cela nous amène à constater l’existence de trois déesses de l’aurore, celle du phénomène atmosphérique (Eôs), celle de la guerre défensive (Athêna) et celle du désir amoureux (Aphrodite), déesses par ailleurs toutes liées au dieu de la guerre Arês. Eôs et Aphrodite ont en effet été l’une et l’autre la maîtresse du dieu, alors qu’Athéna est présentée comme sa rivale sur les champs de bataille par Homère mais était souvent honorée aux côtés du dieu, comme dans le temple d’Arès à Athènes. En outre, même s’il existe par ailleurs un Zeus Areios, une version guerrière du dieu suprême, parmi toutes les déesses, seules Athéna et Aphrodite sont qualifiées d’Areia. Arês joue ici son rôle originel, celui de dieu de l’orage et de la guerre, même si, sous l’influence crétoise, les Grecs ont préféré conférer désormais à Zeus cette fonction de dieu foudroyant, qu’en revanche son homologue germano-scandinave Thor conservera.

    Déesse de l’amour et de la guerre

    *Ausōs est donc une déesse plutôt complexe, liant deux aspects qui peuvent paraître contradictoires. Ce n’est d’ailleurs pas un phénomène propre aux divinités indo-européennes, puisque la déesse proto-sémitique *Ațtartu associait ces deux rôles, tout comme la déesse sumérienne Inanna, même si en revanche elle n’était pas aurorale. Par ailleurs, comme dans le cas grec, la déesse de l’aurore sous son nom propre a bien souvent perdu de sa superbe au profit de divinités nouvelles. Ce n’est toutefois pas le cas partout.

    Dans le monde indo-iranien, la déesse Ushas (sanskrit) ou Ushah (vieux-perse) a conservé ses traits originels, même si elle partage désormais son rôle de déesse de l’amour avec la Venus indienne, la déesse Rati, « le Désir », mère du dieu de l’amour Kama comme Aphrodite est celle d’Erôs. Chez les Lituaniens, la déesse lituanienne Aushrinè reste au premier plan, alors que chez les Lettons, pour une raison inexpliquée, elle a changé de sexe et est devenu le dieu Auseklis et personnifie par ailleurs la planète Venus.

    En revanche, chez les Romains, même si Aurora a conservé des éléments de culte plus solides, elle connaîtra une évolution parallèle à celle qu’elle a connue chez les Grecs. Si Aurora est Mater Matuta, « la déesse des matins », attestant de son rôle atmosphérique, elle n’est plus une déesse guerrière, son rôle étant repris par Minerve, et plus non plus déesse de l’amour, car Venus a pris le relais.

    Dans le rôle de déesse aurorale guerrière, on trouve les Zoryas slaves (au nombre de trois), les Valkyries germano-scandinaves, toutes casquées et armées comme Athéna. Dans le rôle de déesse aurorale de l’amour, c’est en revanche Lada chez les Slaves et Freya chez les Germano-scandinaves. Cela explique pourquoi une partie des guerriers morts ne va pas au Valhalla pour rejoindre Odin mais au paradis de la déesse Freya, illustrant à l’état de vestige un rôle guerrier plus ancien. Freya, dont le nom signifie sans doute « chérie » (p.i.e *priya), est la Venus scandinave, alors qu’Ostara, déesse de l’aurore fêtée au moment de la Pâques germanique, est restreinte aux questions de fécondité de la nature.

    La déesse albanaise Premtë, épouse du dieu de l’orage Perëndi, remplace Agim, « l’aurore », de même que la celte Epona, « celle du cheval », car une des représentations les plus anciennes est celle d’une Aurore cavalière. La Brighid celte, déesse vierge comme Athéna, et qui était appelée Brigantia par les Gaulois, patronnait les affaires guerrières, et apparaissait sous son aspect le plus cruel sous les traits de Morrigain.

    Déesse de la planète Venus

    Indo-européens et Sémites ont, pour une raison mystérieuse, sans doute liée à la couleur de l’astre, associé l’Aurore et la planète Venus. En revanche, les Sumériens avaient lié la planète Venus à la déesse Inanna, aucune déesse spécifique de l’aurore n’apparaissant dans leur mythologie. Si les Akkadiens ont simplement remplacé Inanna par leur Ishtar, les peuples ouest-sémitiques ont en revanche associé l’astre à leur propre dieu de l’aurore, Shahar.

    Une des particularités du dieu Shahar c’est d’avoir engendré deux frères jumeaux, qui sont Helel, dieu de l’étoile du matin, et Shalem, dieu de l’étoile du soir. On retrouve un phénomène comparable chez Aphrodite, Venus et le dieu letton Auseklis. Il est difficile de savoir si c’est un emprunt des Indo-Européens aux Sémites, ou bien des Sémites aux Indo-Européens, et à quelle époque. Chez les Arabes païens également, deux dieux jumeaux patronnent le matin et le soir, à savoir Aziz et Ruda.

    Aphrodite est la mère de Phosphoros, également appelé Eosphoros, « porteur d’aurore », ce qui est significatif, et de son frère Hesperos. De la même façon, probablement par imitation de la déesse grecque, Venus est la mère de Lucifer et de Vesper, l’un et l’autre pouvant s’expliquer par le proto-indo-européen (*leuks-bher, « porteur de lumière » et *wesperos, « soir »). Enfin, les jumeaux divins de la mythologie lettone, fils du dieu du ciel Dievs, à savoir Usins (« Aurore ») et Martins (« Mars ») sont également associés au matin et au soir.

    Si la planète Venus semble associée dès l’époque proto-indo-européenne à la déesse *Ausōs, l’introduction de deux fils patronnant le matin et le soir, un dieu du matin et un dieu du soir, semblent résulter d’une influence extérieure, sumérienne ou sémitique. Ainsi, chez les Celtes, les Germains, les Slaves par exemple, mais aussi en Inde et en Lituanie, on ne retrouve pas de « fils de l’aurore » patronnant le matin et le soir. Ce n’est le cas concrètement qu’en Grèce et à Rome, cette dernière ayant été en outre considérablement influencée par son aînée en Méditerranée. En outre, les jumeaux divins ne sont pas non plus « fils de l’Aurore », mais fils du dieu du ciel (Zeus en Grèce, Dievas en Lituanie, Dyaus en Inde), rôle repris à Rome par le dieu de la guerre (Romulus et Rémus sont fils de Mars et non de Jupiter).

    Le mythe de la déesse-vierge guerrière

    On a pu constater que lorsqu’une déesse a remplacé l’Aurore dans son rôle guerrier, elle y a pris les traits d’une déesse virginale. C’est notamment le cas d’Athéna et de Minerve, comme si une sexualité accomplie était incompatible avec ce rôle plutôt masculin. Et c’est en raison d’une histoire d’amour que la valkyrie Brynhildr, amoureuse de Siegfried, connaîtra bien des tourments. Cette virginité est aussi l’apanage d’Artémis, déesse de la chasse et de la nature sauvage inviolée.

    La déesse-vierge a été remplacée dans la mythologie européenne par la Vierge Marie, privée pourtant de tout rôle militaire. L’ « amazone » est devenue une sorcière, promise à la mort, et d’ailleurs Diane est considérée au moyen-âge comme la déesse par excellence du sabbat. La femme européenne pouvait apparaître comme une guerrière, ou en tout cas avait un rôle pour galvaniser les guerriers, même si elle ne participait pas directement au combat. Ce mythe se retrouve pleinement dans celui de Jeanne d’Arc, mais aussi dans les différentes incarnations patriotiques de la nation. Britannia est totalement calquée sur la Minerve romaine, et Germania ressemble à une valkyrie. La république française, incapable de rompre totalement avec le christianisme, a préféré une déesse-mère, Marianne, « petite Marie ». Elle a aussi choisi toutefois de se représenter en Cérès, déesse du blé, la fameuse semeuse, et non en divinité guerrière. On notera enfin que les Sans Culottes, et notamment Hébert, préféraient la déesse Raison, qui n’était autre que Minerve elle-même.

    Venus sans Mars, Mars sans Venus

    De l’Athêna Potnia mycénienne à la déesse Raison, on retrouve une filiation que le christianisme même n’a pas réussi à rompre. Et face au puritanisme, la déesse Aphrodite a vaincu elle aussi. C’est dire si la déesse de l’aurore, en tant qu’Athéna comme en tant qu’Aphrodite, a joué et joue un rôle fondamental dans la psyché européenne. C’est elle qui raisonne Mars lorsqu’il est courroucé et l’occupe aux jeux de l’amour, délaissant alors le champ de bataille. Si Rome connut douze siècles de puissance, c’est parce qu’elle était la cité de Mars et de Venus, l’un et l’autre s’équilibrant, comme le souligna le poète Rutilius Namatianus. Et lorsque le politologue américain Robert Kagan définit l’Europe comme le continent de Venus, il nous rappelle que la puissance résulte de l’union des deux divinités, mais le dieu Mars est mal vu depuis un peu plus d’un demi-siècle en Europe. Lorsque Mars triompha, Venus était encore prisonnière des geôles vaticanes. Lorsque Venus triomphe, aujourd’hui, c’est Mars qui est sous les chaînes. Le déchaîner sauvera l’Europe. Car il n’y a pas de paix sans conflit (Venus sans Mars), et pas de science sans puissance (Minerve sans Mars).

    ► Thomas Ferrier, 2012. [source]

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