• Roma

    vestalesDe la religion des Romains

    ♦ Analyse : Renato dal Ponte, La religione dei romani : la religione e il sacro in Roma antica (La religion des Romains : La religion et le sacré dans la Rome ancienne), Rusconi, Milan, 1992, 304 p., 12 ill.

    Au cours de ces dernières années, on a assisté indubitablement à un intérêt accru pour le monde romain, grâce surtout à la nouvelle école archéologique italienne, qui a su « jeter les bases d'une confrontation entre les données de la tradition littéraire (reconsidérées systématiquement) et la situation topographique et archéologique, réexaminée pour obtenir des contextes chronologiquement et fonctionnellement homogènes » (F. Coarelli, Il Foro Romano, periodo arcaico, Rome, 1983, p. 9). Un effort analogue pour une coordination interdisciplinaire, peaufiné par la méthode traditionnelle, sollicité à plusieurs reprises par Julius Evola lui-même, imprègne le livre du Professeur Renato Del Ponte, paru il y a 6 ans chez Rusconi. Ce livre ranime l'intérêt parmi les spécialistes, les amateurs ou tout simplement parmi tous ceux qui ont le sentiment que leurs racines n'ont pas été définitivement coupées.

    Après le considérable succès obtenu par Dei e miti italici (Dieux et mythes italiques, 1985, réédité une première fois en 1986, remis à jour et amplifié en 1988), où l'auteur sondait les origines du monde religieux italique ; après la Relazione sull'altare della Vittoria di Simmaco (Essai sur l'autel de la Victoire de Symmaque, éd. Il Basilico, Gênes, 1986), où l'auteur se penchait sur une des périodes historiques les plus tourmentées et les plus riches en conséquences pour Rome, pour l'Italie et pour tout l'Occident, voici donc un livre qui nous parle de la “Ville des Dieux”. Il est rare de découvrir une œuvre qui, comme celle-ci, est capable d'affronter le monde religieux romain de façon très rigoureuse, aussi bien pour ce qui est de la recherche documentaire que sur le plan déductif, libérée d'une certaine mentalité académique qui, aujourd'hui, du moins en Italie, paraît vide, approximative et même grevée de “déjà-vu”.

    C'est un livre qui s'adresse à un public averti, pas tellement pour le style, toujours élégant et agréable, mais plutôt pour l'originalité de la thématique qui, comme l'auteur le suggère, implique un changement de mentalité, un « changement intérieur, une sensibilité spécifique pour pouvoir capter et comprendre les constantes du monde religieux romain ». Les sources classiques prédominent, car elles sont clairement incontestées, mais l'auteur consacre un espace important aux études les plus récentes, surtout dans le champ archéologique et philologique ; il les confronte toujours ad fontes, n'épargnant pas les critiques, les distinctions subtiles et les précisions, même face à des savant de la taille d'un Georges Dumézil, mais amicus Plato, sed magis amica veritas !

    Une intuition de Fustel de Coulanges

    ede67c10.jpgLe livre jouit d'une excellente présentation éditoriale (en jaquette, une photo inédite d'un des Dioscures de Pompei), garnie d'illustrations souvent très rares ; il contient 5 chapitres, 4 tables et 2 annexes (avec, par ex., les listes des Souverains Pontifes connus), en plus d'une bibliographie générale et de 5 index de recherche aussi minutieux que précieux. Une indispensable introduction (« Les Origines ») sur la préhistoire des populations latines de souche romaine et sur les printemps sacrés* (uer sacrum), bien retracés dans le tableau récapitulatif en tant que mises en scène ritualisées des anciennes migrations des peuples indo-européens qui, par la suite, s'installèrent en Italie.

    Cette réminiscence des “printemps sacrés” nous emmène à envisager l'éventualité d'un printemps sacré primordial, où une tribu est partie de la mythique “Alba” pour aller former les premières implantations dans les sites où, plus tard, naîtra Rome. Quant à la formation de l'Urbs, l'auteur, très opportunément, insiste sur l'acte juridique religieux (La ville qui surgit en un jour) ; cette option pour l'acte juridico-religieux constitue une polémique contre les tenants de l'école positiviste/évolutionniste, enfermés dans leur conservatisme obtus. Del Ponte se réfère ainsi partiellement aux heureuses intuitions d'un Fustel de Coulanges (1), qui sont confirmées par les toutes dernières découvertes archéologiques.

    Del Ponte fait allusion à la découverte, dans l'aire sud-occidentale du mont Palatin, pendant les fouilles dirigées par le Prof. Pensabene, du lieu exact où la Tradition situait la casa Romuli — la maison de Romulus — qui, à l'époque historique, avait la forme d'un petit sanctuaire (probablement un sacellum)  près duquel on a trouvé les traces (Cass. Dio XLVIII, 43, 4) d'un sacrifice consommé par les pontifes en l'année 716 de Rome (38 av. JC), à la veille de la restauration d'Auguste. Le fait que la résidence d'Auguste fut toute proche de ce lieu vénérable n'est pas un hasard. Naturellement aucune publicité tapageuse n'a accompagné la nouvelle de cette découverte extraordinaire qui, paradoxalement, a été signalée en avant-première par le New York Times. Plus tard seulement, et probablement de façon détournée, la presse nationale italienne a signalé l'événement sans tambours ni trompettes.

    Évidemment, pour certains, il est plus rassurant de réduire tout ce qui se réfère à Rome à un simple mythe, au point de refuser même la réalité des données archéologiques et de leur préférer la position arbitraire d'un Momigliano (2), qui semble vouloir faire de l'archéologie romaine “anti-fasciste” dont anti-romaine puisque le fascisme s'est réclamé de Rome. Pourtant Momigliano est un archéologue patenté, il ne peut bénéficier de circonstances atténuantes. Il va jusqu'à définir comme « tristement notoire » (sic) l'inscription de Tor Tignosa en hommage à Énée (cf. A. Momigliano, Essais d'histoire de la religion romaine, édit. Morcelliana, Brescia 1988, p. 173). Qu'y a-t-il de triste ou d'affligeant dans une trace archéologique antique, rendant hommage à Énée ?

    Une remarque au passage : alors que, dans le cas de Rome, nous possédons des certitudes substantielles quant à l'existance de son empire, même si elles sont parfois résolument ignorées par bon nombre de savants, dans le cas d'autres traditions — par ailleurs tout à fait respectables, comme celles qui directement ou indirectement proviennent de la Bible — on assiste à une démarche contraire : pensons seulement à l'Empire de David et de Salomon, pour lequel il n'existe que très peu de documents archéologiques, d'aucune nature que ce soit, et qu'aucun des quarante rois, depuis Saul jusqu'à Sédécias, n'a laissé la moindre trace tangible (voir à ce sujet l'excellente et très digne de foi — même pour le Vatican — Histoire et idéologie dans l'ancien Israël, de Giovanni Gabrini, éd. Paideia, Brescia, 1986).

    Lares et Penates

    lares510.gifLa connexion entre feu-ancêtres-Lares et le culte public et privé constitue la thématique très intéressante du deuxième chapitre de l'ouvrage de Del Ponte, où l'auteur nous démontre qu'il est un détective sage et attentif, capable de recueillir des finesses qui ne sont pas toujours perceptibles de premier abord. Lares et Penates, que l'on a confondu dans le passé sur le plan conceptuel, y compris chez des auteurs éminents trouvent, dans l'analyse détaillée de Del Ponte, une définition meilleure et plus exacte, tant du point de vue rituel que théologique. L'auteur repère dans les dieux Lares  « l'essence spirituelle du foyer domestique », correspondant à la « mémoire religieuse des ancêtres », ces derniers étant perçus aussi comme « l'influence spirituelle » des habitants antérieurs d'un lieu et, par conséquent, comme les « gardiens de la Terre des Pères » (pp. 62-63) ; dans les Penates, véritables divinités, il faut par contre reconnaître une nature essentiellement céleste  et propice à un groupe familial au cœur duquel on transmettait le culte de père en fils, tant et si bien qu'ils étaient considérés comme « les dieux vénérés par les pères ou les ancêtres ».

    Un autre chapitre extrêmement intéressant, qui nous aide à mieux comprendre la sensibilité religieuse des Romains et leur approche du domaine du surnaturel, est consacré aux indigitamenta :  il s'agit de listes consignées dans les livres pontificaux « contenant les noms des dieux et leurs explications ». Noms de dieux qui, comme l'observe à juste titre l'auteur, « se réfèrent aux grands moments, ou rites de passage (...),  indispensables à tout homme et à toute femme au cours de la vie et qui, justement à cause de leur complexité, nécessitent un instrument divin particulier. Ces moments de la vie sont : a) la naissance, avec les moments critiques qui la précèdent et qui la suivent ; b) la puberté, avec tout ce qui précède et qui suit ; c) le mariage ; d) la mort » (pp. 78-79).

    Cette “sacralisation de chaque manifestation de la vie” est aussi une source de vie pour l'État romain et il est donc assez significatif de noter que le livre explicite 2 idées-phare :

    • 1) la pax deorum (c'est-à-dire le rapport qui s'est créé avec les dieux au moment précis de la fondation de Rome, avec le pacte conclu par Romulus et pleinement approuvé par Numa Pompilius, pacte impliquant un équilibre subtil, condition indispensable à la réalisation de l'imperium sine fine promis par Jupiter à Énée et ses successeurs)
    • 2) l'identification des constantes dans les vicissitudes millénaires et sacrées de Rome.


    Ces deux idées-phare viennent inévitablement se fondre avec précision dans l'étude sur le Collège Pontifical, et en particulier sur la figure “antithétique” du Souverain Pontife.

    Le rôle de Vettius Agorius Praetextatus

    C'est vraiment très captivant de reparcourir l'histoire de ces prêtres qui voulaient, savamment et avec prévoyance, lire dans le futur en défendant et en gardant jalousement, depuis les temps immémoriaux de Numa à ceux extrêmes de Symmaque, les anciens rites, sans jamais les déformer et en adaptant, en l'occurrence, les nouveautés à travers l'intervention régulatrice du Collège des Quindecemvirs, afin qu'elles ne vinssent pas perturber la pax deorum, en portant atteinte à l'État. Elles représentent donc des fonctions vitales, développées par le Collège, mais qui dérivent très probablement, affirme justement Del Ponte, « des stratégies religieuses et politiques qui débouchèrent sur des transformations radicales de l'État romain au Ier siècle de la République » (pp. 153-154) ; des stratégies conçues et mises en pratique par des groupes de l'ancienne aristocratie qui furent, plus tard, constamment présents (aussi parmi les Augustes) au fil des siècles, tant et si bien que même quand le grand pontificat fut assumé par un homme nouveau, issu de la plèbe (T. Coruncanius), la très haute qualification de cette éminente figure sacerdotale ne fit pas défaut.

    agoriu10.gifDans ce sens, nous nous permettons d'articuler l'hypothèse suivante : l'intervention du pontife et quindecemvir Vettius Agorius Praetextatus (en fr. Prétextat) — qui eut un rôle de modérateur lors des événements tragiques qui déterminèrent l'élection du Pape Damase Ier — était dictée, outre les exigences d'ordre publique, par ses propres prérogatives, qui lui permettaient de réglementer un culte étranger (chrétien en l'occurrence) qui n'était plus considéré comme illicite. Très vraisemblablement, à cette époque (IVe-Ve s.) les bases furent jetées, qui acceptaient et organisaient, sous une autre forme, la survie de l'antiqua pietas. Aujourd'hui nous ne pouvons plus percevoir le mode d'expression de cette antiqua pietas. Les bases établies par Vettius Agorius Praetextatus remplissaient une fois de plus le devoir primordial, sacré et institutionnel, confié au pontificat par l'auctor Numa Pompilius, dès l'aurore de l'histoire de Rome.

    La fonte de la statue de la déesse Virtus, évoquée par Del Ponte dans la conclusion de son livre, nous conduit à une considération amère : Rome ne connaîtra plus ni courage ni honneurs ; seul un visionnaire pourrait imaginer l'existence, encore aujourd'hui parmi ses contemporains, de la semence de ces hommes antiques, pratiquant au quotidien ces anciennes coutumes qui firent la grandeur de Rome. Mais à l'approche du 1600ème anniversaire de la funeste bataille du fleuve Frigidus (près d'Aquilée), à l'extrémité du limes nord-oriental d'Italie, par laquelle se terminait l'histoire militaire de la Rome ancienne, et, où, pour la dernière fois, les images des dieux silencieux s'élevèrent sur le sommet des montagnes. Nous ne pouvons que retenir comme signe des temps,  le travail d'un homme d'aujourd'hui, qui écrit sur la vie de nos Pères, sur leurs Coutumes et sur leurs Dieux. Pères, Coutumes et Dieux qui furent les artisans de tant de puissance.

    ► Ivo Ramnes, Vouloir n°142/145, 1998. (texte issu d'Orion, tr. fr. : LD)

    ◘ Notes :

    (1) Fustel de Coulanges, Numa-Denis (Paris 1830, Massy, 1889) : historien français, professeur aux Universités de Strasbourg et de la Sorbonne. Il étudia les principes et les règles qui régissaient la société greco-romaine en les ramenant au culte originaire des ancêtres et du foyer familial. La ville ancienne (cf. La Cité antique, 1864) est une sorte d'association sacrée, ouverte exclusivement aux membres des familles patriciennes. Parmi les autres œuvres de Fustel de Coulanges, rappelons l'Histoire des anciennes institutions politiques de l'ancienne France, 1875-79, et les Leçons à l'impératrice sur les origines de la civilisation française, posthume, 1930. Outre leur valeur historique, ces travaux ont assure à Fustel de Coulanges une place dans l'histoire de la littérature pour la clarté et la puissance du style (ndt).

    (2) Momigliano, Arnaldo (Caraglio, Cuneo, 1908) : historien italien. Après avoir enseigné aux universités de Rome et Turin, il est, depuis 1951, titulaire de la chaire d'histoire ancienne à l'University College de Londres. Parmi ses plus importantes études citons : Philippe de Macédoine (1934), Le conflit entre paganisme et christianisme au IVe siècle (1933), Introduction bibliographique à l'histoire grecque jusqu'à Socrate, les essais publiés après 1955 sous le titre de Contributions à l'histoire des études classiques, et le volume Sagesse étrangère, 1975 (ndt).

    * note en sus sur le rituel du printemps sacré : «  Le uer sacrum ne nous apparaît guère que comme une légende que les peuples sabelliens aimaient retrouver aux origines de leurs migrations : institution complexe, qui combinait, deux éléments distincts, la consécration à Mars du croît des troupeaux, et l'expulsion des jeunes en quête d'une nouvelle patrie, parfois sous la conduite d'un animal. Une fois seulement, le mythe se présente à nous, à Rome, dans le plein jour de l'histoire, non sans se dégrader au contact du réel. C'était en 217, après Trasimène. Le dictateur Q. Fabius Maximus, sur la recommandation des décemvirs sacris faciundis, voua un “printemps sacré”, tout de suite soumis au contrôle des pontifes, qui s'attachèrent à en atténuer les conséquences, l'attribuèrent à Jupiter, en limitèrent la portée à 4 espèces animales, énumé­rèrent les clauses d'exception. Mais c'est seulement 22 ans après, en 195, qu'on s'avisa de la nécessité de l'exécuter, après le triomphe de M. Claudius Marcellus sur les Gaulois. Caton était consul, et l'on peut aisément imaginer dans quels sentiments ce paysan romain, père des agronomes, d'ailleurs partisan de la mise en pâture des terres labourées, envisagea les responsabilités qui lui incombaient. Le uer sacrum, cette année-là, ne fut pas rite factum. Le pontifex maximus, P. Licinius Crassus, décida de le recommencer en 194 : animé d'un tout autre esprit que Caton, ce grand seigneur, ami de Scipion, au reste passé maître en droit pontifical, précisa que le uer sacrum s'étendait des Calendes de Mars aux Calendes de Mai. La première date rappelle le rôle joué par Mars dans la tradition primitive ; la seconde ne peut s'expliquer que par le souci de réduire à 2 mois les effets pratiques du vœu. Il se trouve, d'autre part, qu'à cette époque le calendrier officiel était en avance de 3 à 4 mois sur le calendrier solaire, en sorte que le uer sacrum de Crassus – décembre et janvier –correspondait à la période do l'année où, selon les traités de zootechnie antiques et modernes, les naissances, dans des étables disciplinées, étaient les plus faibles. Illustration tirée des faits, et corroborée par les textes, de la manière dont la religion romaine croyait s'assurer la pax deorum, par une application littérale des contrats qu’elle passait avec ses dieux. » (M. Heurgon, Les printemps sacrés dans les religions italique et romaine, communication à la séance du 21 mai 1955, “Bulletin de la société Ernest Renan” in Revue de l'histoire des religions n°149-1, 1956). 


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    casque10.gif◘ Bibliographie :

    Si vous n'en lisez qu'un :

    • Scheid (J.), La Religion des Romains, A. Colin, coll. Cursus, 1998. (Stimulant et clair ; approche thématique)

    • Champeaux (J.), La Religion romaine, Livre de poche, 1998. (Plus scolaire ; approche chronologique)

    Pour approfondir :

    • Bayet (J.), La Religion romaine, Payot, 1956.

    • Dumézil (G.), La Religion romaine archaïque, Payot, 1966.

    • Le Glay (M.), La Religion romaine, A. Colin, coll. U, 1971.

    • Scheid (J.), Religion et piété à Rome, La Découverte / Albin Michel, 1985.

    • Turcan (R.), Rome et ses dieux, Hachette, coll. La vie quotidienne, 1998.

    • Duruy (V.), Histoire des Romains (éd. 1879-85)

    Articles :

    La vie religieuse à Rome jusqu'au début de l'empire (JR Jannot)

     

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    01_14710.jpg◘ DIEUX ET MYTHES ITALIQUES

    ♦ Analyse : Renato del Ponte, Dei e miti italici : Archetipi e forme della sacralità romano-italica, Edizioni Culturali Internazionali Genova/ECIG, Genova, 1985-86-88 (3 éd.), 250 p.

    L'objectif de Renato del Ponte est d'étudier les archétypes mythologiques de la plus ancienne Italie. Beaucoup d'aspects de la religiosité itali­que, ou de figures essentielles de la sacralité que l'on vivait dans les temps de la Rome ar­chaïque, sont demeurées présentes en filigra­ne pendant toute l'histoire de l'Urbs en dépit des phénomènes de décadence. Aujourd'hui encore ces archétypes sont susceptibles de re­venir à l'avant-plan, du moins sub specie inte­rioritatis.

    Renato del Ponte note que la religio­sité italique se passait de représentations per­sonnalisées des dieux et de statuaires : les dieux sont des forces nues, nunimeuses. L'axe de la religiosité pré-romaine et romaine est le rite, privé de tout bagage et référence mythiques, dans la mesure où le collège sacerdotal n'est pas tant le dépositaire de traditions mythiques ou dogmatiques que le fidèle conservateur de cultes et de rites très anciens. Le philologue i­talien Brelich a rappelé que les Romains, dans leurs cultes publics, n'évoquaient jamais de mythes mais agissaient rituellement, de ma­nière différenciée et variée, selon les circon­stances, les lieux et les temps, sur les instruc­tions des pontifices, avant d'inscrire leurs ge­stes cultuels dans le kalendarium.

    Del Ponte donne une place très importante dans son livre au dieu Janus, cui est potestas omnium initio­rum. L'importance de ce dieu dans les pre­miers temps de Rome est attesté par la place que lui donne le grand législateur Numa Pom­pilius : il institue le mois de janvier, premier mois de l'année pour souligner l'importance du dieu bi-frons dans tous les commencements. Janus est un dieu créateur (initiateur du mon­de) et père, à l'origine organique des choses, comme l'indique son autre nom, Cerus, où la racine indo-européenne *ker ("croître") [qui a donné céréale] que l'on retrouve aussi dans Cérès (déesse des moissons), indique l'idée d'une germination. Janus est un dieu père et ancien, mais nullement dépourvu de vitalité : il représente aussi la jeunesse éter­nelle, la revitalisation permanente (et cyclique) de toutes choses.

    Dans son chapitre sur Satur­ne, del Ponte rappelle que les plus anciennes hiérarchies sacerdotales de Rome conser­vaient jalousement le secret de Saturne, de son origine et du premier nom de Rome, que personne ne pouvait révéler sous peine de mort (car il aurait indiqué une origine sicule et non latine). Elles devaient également conser­ver les 7 talismans magiques de la Ville. Del Ponte retrouve également dans les festivités saturnales de la Rome antique les linéaments de la "religion hivernale", propre de la tradition "arctique" des ancêtres des peuples indo-euro­péens et signe emblématique de la "cyclicité" de la religiosité ancestrale. Del Ponte résume son enquête dans le monde des divinités : Sa­turne est une métaphore du Grand Illusionniste, du Grand Prestidigitateur, auteur du grand jeu des manifestations cycliques et régulateur de l'Ordre Universel, grâce aux mouvements de son bâton-sceptre.

    Dans son étude sur le culte de Mars, del Ponte rappelle que la légende é­voque un roi-augure [V]italus, dont le nom évo­que la "Vie", accompagné de jeunes guerriers adeptes de la théophanie taurine de Mars, les Itali, fraction peu connue de l'ethnie protolati­ne, dont le culte est celui du "printemps sacré". Del Ponte rappelle également le culte de Fau­nus, "seigneur des animaux", culte des chas­seurs primordiaux, comme Cernunnos. (BD)

     

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    Georges Dumézil et la religion romaine

    Dans l'impressionnante bibliographie de G. Dumézil se détache une œuvre qui comprend et situe les travaux et recherches que l'auteur a consacrés à l'héritage indo-européen des Romains. C'est La religion romaine archaïque, parue aux éd. Payot en 1966. Le texte qu'on va lire a été rédigé aprés la parution de la première édition française : il a été publié par la Revue des études anciennes (Vol. LXX, n° 1-2).

    Ce n'est pas un nouveau livre. C'est une somme que l'auteur a rédigée sous le titre La religion romaine archaïque, suivie d'un appendice sur la religion des Étrusques. G. Dumézil a voulu dresser un bilan général en coordonnant des travaux qui s'échelonnent sur une période de plus de 30 ans. Grâces lui soient rendues : pour la première fois, le lecteur dispose d'une interprétation de la religion romaine à la lumière du comparatisme indo-européen. Cette intention commande l'adoption du plan. Un ample préambule, qui porte modestement le titre de Remarques préliminaires, ouvre l'ouvrage et permet à l'auteur de définir sa ligne de conduite : à lui seul, il aurait pu, avec ses 145 pages, former un livre. Ensuite, la matière se distribue en 4 parties. La première partie introduit Les grands dieux de la triade archaïque. La seconde nous fait entrer dans l'histoire romaine — fin de la royauté et débuts de la République — en étudiant différents aspects de “théologie ancienne”, parmi lesquels la triade capitoline et le culte public de Vesta. La troisième est consacrée aux « extensions et mutations » de la religion romaine. La quatrième et dernière partie concerne les cérémonies et les personnels du culte officiel, sans parler d'un chapitre réservé aux cultes privés (nous laisserons la religion des Étrusques hors de notre propos). 

    Dirais-je tout de suite mon impression ? Ce n'est pas seulement la vaste connaissance des faits, la riche information bibliographique qui frappent le lecteur, mais surtout une manière supérieure de reprendre les problèmes, qui domine sans cesse l'érudition. Cette volonté permanente d'élucidation est teintée d'une parfaite sérénité qui préfère à la polémique agressive la simple constatation des déficiences : ainsi, l'auteur se borne à enregistrer, au passif de Kurt Latte et de Carl Koch, qu'ils n'ont même pas « daigné mentionner l'existence de la triade ombrienne Jupiter-Mars-Vofionus qui, à elle seule, interdit d'expliquer la triade romaine Jupiter-Mars-Quirinus par des raisons propres à Rome » (p. 10). 

    Grâce à ces Remarques, le lecteur pourra prendre une connaissance précise des positions essentielles de l'auteur. Tout d'abord, de sa méthode qui a permis au comparatisme de lever la lourde hypothèque qui semblait peser irrémédiablement sur la période archaïque de l'histoire romaine... depuis que Louis de Beaufort avait écrit, au XVIIIe siècle, sa fameuse Dissertation sur l'incertitude des cinq premiers siècles de Rome (1738). Par delà la vague hypercritique du XIXe siècle, qui était une des conséquences logiques de ce doute méthodique, l'auteur a ouvert une nouvelle voie, à la suite d'une enquête systématique qui a révélé des structures homologues dans les aires respectives du domaine indo-européen, par ex. les antithèses comparables “Romulus-Numa” à Rome et “Varuna-Mitra” en Inde védique, les conjonctions parallèles “Coclès-Scévola” (ou “le Cyclope et le Gaucher”) à Rome et “Odhinn, dieu borgne- Tyr, dieu manchot” dans la mythologie scandinave. Cette nouvelle voie consiste à prendre l'histoire de Rome au sérieux, au lieu de la considérer comme une fabrication douteuse provenant de l'officine d'annalistes fantaisistes. C'est, au vrai, une histoire stylisée qui présente, sur les bords du Tibre, sous forme historique une idéologie qui, ailleurs, est mythique. S'il existe un “héritage indo-européen” à Rome, il n'est plus possible de réduire le divin, aux origines de la cité de Romulus, à un monde larvaire de forces diffuses, duquel seraient issues, en vertu d'un processus évolutif, des divinités “numinales” qui auraient possédé un numen à l'instar du mana mélanésien. L'auteur ne s'est pas fait faute de pourfendre cette chimère par un examen précis de l'emploi du mot latin numen, qui montre que pendant toute la période républicaine le mot s'emploie avec le génitif de la divinité pour désigner la manifestation, la volonté de celle-ci (p. 43 sq) — comme il apparaît encore dans l'expression quo numine laeso de Virgile (Énéide, I, 8), déjà analysée par Th. Birt, qui ne peut signifier que « quelle décision manifestée par Junon ayant été violée » (ce n'est qu'à partir de l'empire que numen sert parfois d'équivalence à deus par suite d'une extension d'emploi). 

    La méthode dumézilienne invite donc le lecteur à se défier de tous les apriorismes modernes et à prêter attention aux structures archaïques qui ont pu, qui ont dû subsister, en raison du conservatisme de la religion. Dans cet esprit, l'auteur signale (p. 93 sq) la survivance caractéristique d'une vieille prescription augurale consistant à éviter le juges auspicium, au temps même de Cicéron. Ici, sa contribution personnelle a permis d'élucider le texte fragmentaire de la stèle du lapis niger, qu'il a eu l'heureuse idée de rapprocher d'un passage du De divinatione (II, 36) de Cicéron : la prescription, enjoignant de dételer les bêtes de joug, à proximité du vicus jugarius, avait pour but de protéger la mission des augures qui, venant de l'auguraculum du Capitole, allaient s'engager sur la sacra via — elle aurait été entravée par le juges auspicium, c'est-à-dire cum iunctum iumentum stercus fecit (Paulus-Festus, p. 92 L).

    La déesse Aurore et les “Matralia”

    Non moins impressionnantes sont les démonstrations relatives aux cultes archaïques dont les rites surprennent à l'époque historique, en raison de la « mythologie perdue ». L'auteur a choisi, parmi les déesses latines qu'il avait confrontées avec les mythes védiques, l'exemple de Mater Matuta (p. 63 sq). On sait que le 11 juin, fête des Matralia, les dames romaines procèdent à une liturgie particulière : 1) elles introduisent dans le temple de Mater Matuta exceptionnellement une esclave, quitte à la chasser ensuite à coups de verge ; 2) elles choyent dans leurs bras non pas leur propres enfants, mais les enfants de leurs sœurs. Ces gestes étranges, qui ne comportent aucune explication dans le seul contexte romain, s'éclairent en revanche par une confrontation avec la mythologie védique. Ici, la déesse Aurore, Usas, fait chaque matin ce que font, une fois l'an, aux Matralia, les femmes romaines : elle « refoule la ténèbre de la nuit » (qui est représentée par une esclave dans le monde romain) : une fois le monde libéré des ténèbres, l'Aurore apporte le Soleil, lequel est fils de sa sœur, la Nuit (c'est la version logique de l'Inde, que Rome a retenue de préférence à la variante qui fait parfois de l'Aurore et de la Nuit les 2 mères communes du Soleil). Tel est le schème, réduit à l'essentiel, d'une liturgie qui ne devient compréhensible que par le retour aux sources védiques : les exégètes, anciens et modernes, qui s'étaient efforcés d'expliquer ces rites en dehors de cette confrontation, n'avaient abouti qu’à… obscurcir l'identité de Mater Matuta, qui pourtant, par son étymologie, ne saurait être que la « divinité du point du jour ». Cette démonstration, qui restitue sa signification à la fête de l'Aurore, prend encore plus de relief, si on se rappelle que cette fête, fixée au 11 juin, est exactement symétrique de la fête du “Soleil ancêtre” du 11 décembre (cette symétrie a été signalée par Carl Koch). Mais G. Dumézil complète ce diptyque en restituant, au cours d'une démonstration aussi pertinente (p. 328 sq.), son office astral à Angerona, la déesse invoquée lors du raccourcissement des jours de décembre (dies angusti) : ainsi la fête de l'Aurore du 11 juin, proche du solstice d'été, équilibre la fête d'Angerona du 21 décembre, au solstice d'hiver.

    Groupement ternaire

    Par ces exemples caractéristiques, le lecteur prend conscience de la “dimension archaïque” de la religion romaine, qui ne s'éclaire que par la méthode comparatiste. Notons que cet exposé qui procède par l'étude de cultes marginaux ne correspond pas au cheminement personnel de l'auteur, qui avait débuté en 1941 par l'annonce de sa découverte centrale en publiant le premier volume de la série Jupiter-Mars-Quirinus. Mais le lecteur lui saura gré de cette tactique pédagogique : il est désormais mieux à même de comprendre l'importance de la triade archaïque des grands dieux de Rome. L'existence d'une triade Jupiter-Mars-Quirinus, antérieure à l'association capitoline Jupiter-Junon- Minerve, avait été signalée — l'auteur le rappelle (p. 147) — par Georg Wissowa. Mais l'originalité de G. Dumézil a consisté à exploiter cette observation en la situant dans le contexte romain et surtout en lui donnant sa pleine signification. Entreprise nécessaire, maintenant que le successeur de Wissowa, dans le Handbuch der Altertumswissenschaft, Kurt Latte a abandonné dans sa Römische Religionsgeschichte (1960), l'idée wissowienne de la triade (Dreiverein) au profit d'un groupement tardif et accidentel et de surcroît mal établi. Il convient donc de rappeler d'abord les données incontestables qui fondent l'existence de cette triade. Nous ne retiendrons de l'exposé que les faits essentiels. Le triple flamonium est par lui-même une référence en filigrane à la triade divine : ces 3 prêtres qui, dans la hiérarchie des préséances, viennent immédiatement après le rex (devenu, sous la République, Rex sacrorum ou Rex sacrificulus) sont, dans l'ordre, le flamen Dialis attaché à Jupiter, le flamen Martialis attaché à Mars, et le flamen Quirinalis, attaché au service de Quirinus. Il est remarquable que ces 3 flamines, une fois l'an, se rendent ensemble, en char découvert, à une chapelle de Fides, la Bonne Foi, qui est nécessaire aux rapports harmonieux entre les personnes, à tous les niveaux.

    Ce groupement ternaire des trois divinités, l'auteur le relève (p. 177 sq.) également dans les formes archaïques du culte. Ainsi la Regia, l'ancienne “maison du roi”, qui est devenue sous la République le siège du Pontifex Maximus, abrite trois types de culte : le premier concerne Jupiter (en dehors des cultes de Janus et de Junon honorés comme introducteurs de l'année et du mois) ; le second, Mars, dans le sacrarium Martis ; le troisième, dans un autre sacrarium, Ops Consiva, qui appartient au groupe des divinités représentées dans la liste canonique des flamines majeures par Quirinus.

    Une structure conceptuelle

    Le même groupement réunit — après Janus, le dieu introducteur, et avant les divinités particulières invoquées en raison des circonstances — Jupiter, Mars et Quirinus, dans l'antique carmen de la devotio (Tite-Live, VIII, 9, 6). Il inspire également la vieille théorie des dépouilles opimes, consignée par Festus (p. 204 L), qui prévoit que les prima spolia s'offrent à Jupiter, les secunda à Mars, les tertia à “Janus Quirinus” : le schème ternaire subsiste, quelle que soit l'interprétation qu'on adopte pour prima, secunda, tertia (en valeur de temps ? ou en valeur de dignité ? C'est cette dernière explication suggérée par K. Latte, que G. Dumézil reprend à son compte pour l'essentiel) et quelque inattendue que puisse paraître, à première vue, l'expression “Janus Quirinus” (j'ai essayé de l'éclairer dans mon article sur « Janus, dieu introducteur, dieu des commencements », in Mélanges d'archéologie et d'histoire de l'École française de Rome, 1960, p. 116 sq.). Il se retrouve enfin dans le triple patronage du collége des Saliens qui sont in tutela Iouis Marlis Quirini (Servius, Ae. VIII, 633).

    C'est à dessein que nous avons isolé ces données incontestables de la tradition romaine. Elles sont corroborées par le parallélisme remarquable fourni par la triade ombrienne qui associe, à Iguvium, 3 dieux Jou-, Mart-, Vofiono-, en leur accolant l'épithète commune Grabouio- (Vofiono- a été interprété par des linguistes comme l'équivalent étymologique de Quirinus : p. 155, n. 3). Cette liste n'est pourtant pas limitative : sur cette lancée, l'auteur a été conduit à retrouver d'autres exemples de l'articulation ternaire, par exemple (p. 249) dans les institutions cultuelles qui ont précédé en 296 la difficile victoire de Sentinum (295 av. JC).

    À quoi correspond cette tripartition qui ne tardera pas à être désarticulée par l'érosion historique, la triade capitoline remplaçant dès le VIe siècle la vieille triade indo-européenne ? Elle correspond à une structure conceptuelle que G. Dumézil a appelée l'« idéologie des trois fonctions » (p. 166) et qui se retrouve « avec des particularités propres à chacune des sociétés, aussi bien chez les Indiens et les Iraniens que chez les anciens Scandinaves, avec des altérations plus fortes chez les Celtes et aussi... malgré la précoce refonte des traditions, chez les Achéens, les Ioniens ». Reproduisons la présentation même de l'auteur (p. 166) :

    « Les principaux éléments et rouages du monde et de la société y sont répartis en trois domaines harmonieusement ajustés qui sont, en ordre décroissant de dignité : la souveraineté, avec ses aspects magique et juridique et une sorte d'expression maximale du sacré ; la force physique et la vaillance, dont la manifestation la plus voyante est la guerre victorieuse ; la fécondité et la prospérité, avec toutes sortes de conditions et de conséquences qui sont presque toujours minutieusement analysées et figurées par un grand nombre de divinités parentes, mais différentes, parmi lesquelles tantôt l'une tantôt l'autre résume l'ensemble dans des énumérations divines à valeur formulaire. Le groupement “Jupiter-Mars-Quirinus”, avec des nuances propres à Rome, répond aux listes-type qu'on observe en Scandinavie comme dans l'Inde védique et prévédique : Odhinn, Thorr, Freyr ; Mitra- Varuna, Indra, Nasatya ».

    Au cours de cet exposé d'ensemble, G. Dumézil s'est efforcé de répondre de façon exhaustive à toutes les critiques qui ont été adressées à son interprétation. Dans la suite, nous abordons délibérément la période proprement historique avec la triade capitoline. Cette enquête n'entend pas se priver des secours du comparatisme. Qu'il suffise de citer l'interprétation suggestive (p. 308 sq. et 552 sq.) qui rend compte de l'opposition qui existe entre l'emplacement rond du feu de Vesta — aedes Vestae — et les emplacements carrés et inaugurés liés aux feux d'offrandes — arae — placées devant les templa : ce contraste rappelle au savant comparatiste l'opposition qui existe dans l'Inde védique entre « l'emplacement rond du feu qui établit le sacrifiant sur la terre et l'emplacement carré du feu qui transmet aux dieux ses offrandes ». Cette similitude fondamentale prend tout son relief, si on considére que la zone pomériale de la cité forme « une immense aire sacrificielle et permanente, à l'intérieur de laquelle les templa s'articulent mystiquement de la même manière que les 2 grands feux du sacrifice védique sur la petite aire provisoire ».

    L'accessoire et l'essentiel

    Puis, au fil des siècles, l'auteur entreprend de prospecter les « extensions et mutations » de la religion romaine. On aurait pu craindre que le mascaret des courants de l'histoire rende la démarche plus incertaine, du moins plus embarrassée par les alluvions bibliographiques. Il n'en est rien. Avec une aisance souveraine, un souci rare de l'équité, G. Dumézil poursuit sa route, incorporant ici avec références explicites, rectifiant là avec renvois en note. Ainsi les dossiers encrassés apparaissent brusquement rajeunis, soit parce que la précision philologique a dissipé de faux problèmes (qu'on songe à la rectification magistrale du dossier de Carna, qui débute par le rappel du sens étymologique : Carna formée sur caro carnis, comme Flora sur flosfloris, p. 377), soit parce que l'analyse théologique a décelé la raison profonde de telle interdiction pontificale (par ex., quand M. Claudius Marcellus fit vœu de transformer le temple d'Honos en temple d'Honos et de Virtus, p. 388 sq.).

    Je sais que certains feignent de s'alarmer de cette brillance dans l'exposé pour refuser leur consentement, comme si la clarté de la démonstration pouvait avoir un éclat suspect. Peut-être l'auteur paye-t-il aussi le tribut de la méthode qui lui a fait exposer sa pensée selon les étapes de sa maturation, en le conduisant parfois à renier telle œuvre du passé (« mon vieux livre Flamen-Brahman, 1935... est périmé » : p. 554, n. 1). D'aucuns de se demander : vérité d'aujourd'hui, erreur de demain ? Ce serait confondre l'accessoire et l'essentiel : en réalité il s'agit le plus souvent de retouches qui décapent avec plus de rigueur les lignes maîtresses. La présentation définitive de Mars est, à cet égard, une manière de chef-d'œuvre : elle a visiblement gagné en vigueur, peut-être au contact de l'auditoire incisif de l'École Normale.

    “Religio” et dieux “indigetes”

    On conçoit en revanche que même le lecteur convaincu de la fécondité de la méthode hésite parfois devant telle application particulière : ainsi peut-il se demander si l'exégèse subtile du culmen inane fabae d'Ovide ne va pas trop généreusement à la rencontre du parallélisme indien (l'auteur, il est vrai, n'en suggère plus que la « possibilité », p. 376). Pour ma part, mes “résistances” n'engagent pas la méthode, peut-être reposent-elles sur des malentendus. Par ex., j'ai été surpris des déclarations de l'auteur sur la religio (« le mot... a d'abord désigné le scrupule », p. 54 ; « le latin n'a pas de mot pour désigner la religion », p. 139). Je suis porté à penser que le monde moderne n'a pas emprunté sans raison aux Latins le mot-clef de religio. L'hésitation des Anciens et des Modernes entre la dérivation à partir de relegere et la dérivation à partir de religare est révélatrice de l'extension sémantique du mot qui a, en réalité, cumulé les 2 registres, en se prêtant de surcroît à tout un jeu de nuances, grâce à l'emploi sélectif du singulier ou du pluriel (depuis le sens massif que lui donne Lucrèce dans son attaque contre la religioDe rerum natura I, 63 et 101 — jusqu'au sens ténu de « scrupule »).

    Je ne pense pas non plus qu'on puisse interpréter les di indigetes comme des « dieux subordonnés » (p. 105). Et, si les contemporains de Tite-Live comprenaient indigetes = indigenae, cette assimilation montre qu'en tout état de cause l'expression a dû s'opposer toujours aux di novensiles, comme les « dieux de la patrie » aux « dieux d'origine récente ». Je rapprocherais le mot du verbe indigitare (plutôt que des indigitamenta) pour lui donner le sens de « dieux qu'on invoque depuis toujours » — ce qui expliquerait le relief que lui donne Virgile dans le vers (G. I, 498) Di patrii indigetes et Romule Vestaque mater. Quant à l'ordre inverse divi Novensiles, dii Indigetes, du carmen transmis par Tite-Live (VIII, 9, 6), il n'a rien d'aberrant. Dans le passage cité par l'auteur (Ovide, Métamorphoses, XV, 861 sq.), la situation “troyenne” — il s'agit de l'immortalisation astrale de César — induit le poète non seulement à placer les di Aeneae comites (qui sont les Pénates troyens [rapportés par Énée de Troie]) avant les di indigetes, mais encore à citer successivement (dans l'ordre inverse de la triade antique) Quirinus (assimilé à Romulus : genitor Quirine Urbis), Mars (inuicti genitor Gradiue Quirini), et enfin (aprés une invocation à Vestaque Caesareos inter sacrata Penates, reprise subtile qui renvoie aux di Aeneae comites) Jupiter (Quique tenes altus Tarpeias Iuppiter arces).

    Je suis enfin loin d'être sûr que Diane avait dès l'origine « puissance sur la procréation et la naissance des enfants » (p. 397). Cette compétence appartenait de droit à Iuno Lucina et les Latins n'avaient pas l'habitude de mélanger les offices. J'ai essayé de montrer ailleurs (coll. Latomus, Vol. LXX, 1964, p. 662 sq.) que l'influence grecque, l'assimilation à Artémis Lochéia, explique cette interférence. Partant, pour respecter la définition de la déesse lucifera — Dianam autem et lunam eamden esse putant... Diana dicta, quia noctu quasi diem efficeret (Cicéron, N.D. II, 27, 69) —, je ne verrais pas dans le rite des ides d'août — les femmes portant des torches se rendent de Rome à Aricie, pour Triuiae lumina ferre deae (Properce) — une simple marque « de reconnaissance de services rendus » (p. 397), mais plutôt une mimique inspirée aux origines par une sorte de magie sympathique : ces porteuses de torches entendaient collaborer, une fois l'an, au jour le plus lumineux (ides) du mois d'août, au service astral de la déesse. G. Dumézil n'a-t-il pas utilisé une explication du même genre (p. 333) quand il a interprété le rite des Matralia par une « action sympathique » : « Les dames romaines aident l'Aurore à chasser les ténébres » ?

    Est-il besoin de répéter que ces remarques n'enlèvent rien au crédit que l'auteur se crée auprés du lecteur, dans la mesure même où il lui fournit les dossiers admirablement inventoriés qui lui laissent toute liberté d'appréciation ? Et combien d'aperçus suggestifs in transitu ! G. Dumézil a le don de proposer des confrontations éclairantes : ainsi, quand il oppose (p. 390 sq.) le culte aristocratique et archaïque de Fides, « qui ne suffisait plus », à l'institution en 367 de Concordia, « abstraction en partie équivalente », mais qui incarne « la volonté active d'entente et non plus le respect statique des accords ». Ailleurs, il indique les répercussions immenses de telle innovation religieuse. Ainsi, après l'introduction de Cybèle en 204 (p. 472) : « Quand le Proche-Orient fut ouvert aux armes romaines, certains firent même le vœu d'aller sacrifier à Pessimonte (Cicéron, Har. resp., 28 ; Val. Max. I, 1, 1), première et discrète manifestation de ce qui formera plus tard l'une des tentations et l'une des craintes de Rome : le retour aux sources, le transfert du centre de l'Empire, à “Troie” ou du moins en Orient, et, pour finir, Byzance, deuxième Rome ». Richesse de la matière, rigueur des analyses, ampleur des perspectives : faut-il en dire davantage pour signaler au lecteur la qualité exceptionnelle de cette somme ?

    ► Robert Schilling, Nouvelle École n°21/22, 1972.

    Ancien élève de l'École Normale supérieure et de l'École française de Rome, Robert Schilling (1913-2004) fut professeur de langue et de civilisation latines à l'Université de Strasbourg, directeur de l'institut de latin de Strasbourg et directeur d'études à l’École des Hautes Études (section Sciences religieuses, religions de Rome). Auteur de L'Alsace (Fernand-Nathan, 1948 & 1956), La religion romaine de Vénus, depuis les origines jusqu'au temps d'Auguste (E. de Boccard, 1954-55), The Roman Religion (in C.J. Bleeher & Geo Widengren, éd. Historia Religionum. Leiden-Brill, 1969. Vol. 1, pp. 442-94), il a également dirigé l'édition de Pervigilium Veneris, la veillée de Vénus (Belles-lettres, 1944 & 1960), de Printemps romains (La Colombe, 1945), des Actes du IIIe Congrès International pour le latin vivant, Strasbourg, 2-4 sept. 1963 (Aubanel, 1964), et des Hommages à Jean Bayet (en collab. avec Marcel Renard ; Latomus, éd. Bruxelles, 1964). Il collabore à la Revue des études anciennes, la Revue des études latines, la Revue de l'histoire des religions, Latomus, Gymnasium, Erasmus, Gnomon, etc.

     


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    Rome : mythe, histoire et héritage

    Voilà bientôt 40 ans que Georges Dumézil a entrepris d'étudier “comparativement” mais selon des principes nouveaux la religion romaine (1). Pendant toute cette période, il n'a cessé de perfectionner sa méthode, de la soumettre à l'épreuve des faits et d'élargir le champ de ses applications. Mais nul n'est prophète en son pays et, pis encore, la République des savants s'accommode mal des novateurs. D'où l'accueil incertain, voire hostile, réservé, en France comme à l'étranger, aux idées de l'auteur, et un procès d'intentions perdurable qui se nourrit d'une prévention et d'un apriorisme dont on regrette qu'ils aient droit de cité dans le monde de l'érudition.

    Pourtant, à supposer qu'il ignore les nombreux ouvrages ou articles qui les préparèrent, la série des bilans que G. Dumézil nous propose depuis 1966 permet au lecteur sans parti pris de juger en toute sérénité la méthode que l'auteur utilise et les résultats auxquels elle l'a conduit dans le domaine, déjà prospecté par des générations de chercheurs, de la plus ancienne histoire romaine. Plus qu'une analyse approfondie de ces derniers ouvrages, les lignes qui suivent contiennent l'esquisse d'une réflexion sur une synthèse qui, pour être encore en cours d'élaboration, n'en commande pas moins sous sa forme actuelle le respect.

    Une constatation s'impose à la lecture de La religion romaine archaïque qui représente la moisson de 30 ans de semailles. Des 4 parties dont le livre se compose, les 2 premières nous sont présentées à la lumière de l'éclairage indo-européen. Les 2 autres (Extensions et mutations ; Le culte) s'inscrivent dans une perspective plus classique. Quant à l'appendice consacré à la religion des Étrusques, écrit en réaction contre les excès de l'étruscomanie, il n'est pas exempt de formulations paradoxales. C'est ainsi que l'auteur ne s'y cache pas (p. 598, n. 1) de disputer à l'Étrurie le dieu Vertumnus, et ce non seulement contre les modernes, mais aussi, plus dangereusement, contre le témoignage catégorique de Varron qui reconnaissait en lui le deus Etruriae princeps.

    L'essentiel n'en est pas moins à chercher ailleurs, dans l'attachement de l'auteur à deux principes dont ses travaux successifs ont démontré le bien-fondé. En premier lieu, la religion romaine, dans ses manifestations les plus anciennes, obéit à une structure idéologique et théologique dont le comparatisme, sainement manié, apporte la preuve qu'il faut y voir un héritage indo-européen. D'où le refus de l'auteur de toute interprétation primitiviste de cette religion archaïque, et les coups sévères qu'il n'a cessé de porter aux théories défendues, de façon parfois puérile, par H.J. Rose et, plus intelligemment, par H. Wagenvoort. Primitivisme, “pré-déisme” et “dynamisme” ne sont que des constructions de l'esprit auxquelles G. Dumézil dénie toute valeur au terme d'une démonstration rigoureuse : les plus anciens Romains et, avant eux, leurs ancêtres indo-européens possédaient le concept de numen ou divinité personnelle.

    Une succession de  “théorèmes”

    Mais, à Rome, l'héritage indo-européen a subi en matière religieuse de profondes transformations : la mythologie s'y est perdue ou transformée en histoire. Il saute aux yeux que les deux aspects de cette mutation ne sont pas à mettre sur le même plan. Le premier, ou « dépouillement de toute mythologie » (RRA, p. 60), est maintenant bien connu depuis l'analyse illuminante que G. Dumézil a faite du rituel des Matralia (11 juin). Malgré diverses exégèses qui en avaient été proposées avant lui (voir, en dernier lieu, les élucubrations de H.J. Rose reprises par K. Latte), cette solennité restait mystérieuse. Il a suffi de la rapprocher de la mythologie de la déesse Aurore des Indiens védiques, Usas, pour que ce locus desperatus de la recherche reçoive une solution pleinement satisfaisante : « Les dames romaines font une fois l'an, aux Matralia, ce que chaque matin fait Usas » (Ibid., p. 64).

    Du passage de la mythologie à la pseudo-histoire, les exemples sont plus nombreux et mieux connus ; qu'il nous suffise de citer, parmi ceux qui, très tôt, retinrent l'attention de G. Dumézil, la trahison de Tarpeia, le combat des Horaces et des Curiaces, l'épisode d'Horatius Cocles et de Mucius Scaeuola et, plus généralement parlant, les 4 rois nationaux (par opposition aux rois d'origine étrusque) qui sont « des figures harmonieusement composées et rapprochées : aucune ne pouvait être économisée, aucune n'est le doublet d'une autre » (Tarpeia, p. 197). On ne saurait trouver meilleur commentaire de ce bref exposé que dans la succession de « théorèmes » énoncés par G. Dumézil dans La religion romaine archaïque :

    « Les Romains pensent historiquement alors que les Indiens pensent fabuleusement... Les Romains pensent nationalement et les Indiens cosmiquement… Les Romains pensent pratiquement et les Indiens philosophiquement... Les Romains pensent politiquement, les Indiens pensent moralement... Enfin les Romains pensent juridiquement, les Indiens pensent mystiquement » (pp. 123-24).

    Plus importants encore sont maintenant aux yeux de G. Dumézil les indices dont l'interprétation ingénieuse qu'il en fournit tend à prouver que l'héritage indo-européen, solidement installé dans la place, donna très tôt naissance à des créations portant le marque du génie romain et dont des débris se conservèrent à l'époque classique. Ici, le lecteur de G. Dumézil pensera tout naturellement à la survie, dans le domaine augural, d'antiques règles, connues encore des contemporains de Cicéron, mais dont l'inscription du Lapis Niger prouve qu'elles remontaient sans doute au temps des rois.

    L'interprétation proprement divinatoire que G. Dumézil a proposée, il y 20 ans, de ce texte a résisté à l'épreuve du temps et, pour l'avoir arbitrairement méconnue, un savant américain, R.E.A. Palmer (The King and the Comitium, 1969), est tombé récemment dans l'exégèse romanesque, pour ne pas dire abracadabrante. En d'autres termes, dès la fin des temps royaux et sans doute plus tôt encore, Rome s'est constitué son droit religieux, civil, international, par symbiose de l'héritage indo-européen avec les créations de son propre génie. De même que l'inscription du Lapis Niger se comprend en référence à une règle rituelle dont la singularité n'a d'égale que la précision, de même celle de Duenos, datable du début du Ve siècle, sinon de la fin du VIe, a trait à la paix du mariage et, en tant que telle, constitue le plus ancien document de droit romain que nous connaissions (2).

    Romulus et Énée

    Mais l'héritage indo-européen, si l'on prend cette expression à la lettre, c'est d'abord un noyau de croyances et de schèmes qui, à en croire G. Dumézil, connurent à Rome, sans doute dans le secret des collèges sacerdotaux, une longévité peu commune. À preuve, selon lui, le début de la première Élégie romaine de Properce (IV, I, 9-32), texte dont nul n'ignore la signification que G. Dumézil lui reconnaît depuis Jupiter Mars Quirinus I et qui constitue la pierre d'angle de sa théorie. L'interprétation qu'il n'a cessé d'en défendre depuis 30 ans est loin d'avoir fait l'unanimité. D'où le commentaire exhaustif qu'il a donné dans Mythe et Épopée I de ce passage litigieux ; d'où aussi son désir de formuler avec toute la précision souhaitable des décisions qu'il estime en droit d'en tirer.

    Cet effort de mise au point n'était pas inutile. En effet, après avoir cru naguère trouver dans ces vers la preuve que la société romaine primitive était effectivement divisée en classes fonctionnelles correspondant chacune à l'une des 3 tribus préserviennes, il avait à plusieurs reprises nuancé sa pensée sur ce point capital, sans que ces efforts en ce sens aient toujours retenu l'attention des spécialistes. C'est ainsi que Mythe et Épopée I, dans la mesure où son auteur rejette toute définition, tant ethnique que fonctionnelle, des tribus “romuléennes”, répond, selon nous, à une forte objection de A. Momigliano : Nothing is explained in Rome history if we believe that in a prehistoric past, Roman society was governed by a rigorous séparation of priests, warriors and producers. The fundamental fact of Roman society remains that warriors, producers and priests were not separate elements of the citizenship, though priesthoods tended to be monopolized by members of aristocracy (3).

     Quant à la seconde observation suggérée à ce même savant par le texte de Properce, Propertius clearly implies that Rome had warriors and peasants even before Titus Tatius and Lucumo joined to create the tripartite state (4), elle nous semble superficielle puisque, aux yeux de G. Dumézil, toute la tradition relative aux 4 premiers rois appartient à la pseudo-histoire. Concédons donc à celui-ci qu'on peut voir dans le début de cette élégie l'expression d'une volonté de Properce d'assigner une activité étroitement spécialisée à chacun des 3 groupes dont la réunion forma, au dire du poète, la cité des origines. Mais une certaine disproportion de l'ensemble a empêché et empêchera quand même beaucoup d'y voir l'arme absolue que G. Dumézil semble en attendre.

    Il est vrai que dans Mythe et Épopée II, Dumézil a ajouté au dossier déjà copieux qu'il avait soumis au jugement des latinistes une pièce supplémentaire, plus probante encore, à ses yeux, que les témoignages auxquels il avait naguère fait appel pour prouver que l'idéologie tripartie n'était pas tombée dans l'oubli aux environs de l'ère chrétienne. Il en retrouve en effet l'écho dans l'œuvre de Virgile, puisque c'est sur la deuxième moitié de L'Énéide ou, plus exactement, sur l'examen des « trois fata ouverts et convergents » (p. 341) de ses protagonistes, qu'il fonde son argumentation. Le parallélisme lui semble frappant entre les besoins de Romulus et des siens post urbem conditam et ceux d'Énée à son arrivée dans le Latium. De même, le rôle attribué à Latinus n'est pas sans évoquer celui de Titus Tatius et des Sabins. Enfin, certaines analogies peuvent conduire le lecteur à rapprocher les personnages de Tarchon et de Lucumon ainsi que leur mission.

    Survie prolongée du schéma

    Cette exégèse novatrice qui retiendra à coup sûr l'attention des spécialistes des études virgiliennes vaut plus encore, comme celle de la première Élégie romaine, par ses implications. L'une et l'autre posent en effet un problème de première importance, celui de la survie des schèmes trifonctionnels et de leur insertion dans l'histoire des origines. G. Dumézil tient pour acquis depuis 30 ans qu'en certains endroits de leur œuvre, Properce, Virgile et, à échelle plus réduite, Tite-Live, Denys d'Halicarnasse et d'autres, se sont faits les interprètes de cette structure idéologique.

    On aimerait savoir, selon nous, s'ils en devaient la connaissance à des traditions sauvées de l'oubli par les plus anciens annalistes ou si elle s'est directement imposée à eux. De ces deux possibilités, G. Dumézil nous semble enclin à retenir la seconde. Beaucoup rejettent ce point de vue, qui ne peuvent croire que cette idéologie ait été assez profondément enracinée à Rome pour trouver, parmi les contemporains d'Auguste, des interprètes aussi divers. Quant à la première, elle ne fait que déplacer dans le temps le problème qui nous occupe : reconnaissons pourtant qu'il n'est pas impossible que des traditions remontant à un lointain passé aient été sauvées de l'oubli par les membres des collèges sacerdotaux et, plus précisément, par les pontifes qui mirent à la disposition des premiers annalistes la matière que ceux-ci devaient utiliser.

    On peut en fait concéder à G. Dumézil que le problème des « moyens de survie prolongée du schème » (Mythe et Épopée I, p. 424) se pose ailleurs qu’à Rome, et qu'il serait dangereux de tirer argument de l'incapacité dans laquelle nous nous trouvons de lui apporter une solution pour condamner l'idée qu'il se fait moins des premiers siècles de Rome que du caractère tardif et artificiel de la vulgate qui nous en est parvenue. Mais, de notre point de vue, sa théorie appelle la prudence, sinon le scepticisme, pour diverses raisons que nous nous contenterons d'indiquer brièvement.

    G. Dumézil considère d'abord que l'histoire de la naissance et des débuts de Rome telle que Tite-Live et Denys d'Halicarnasse, en empruntant les grandes lignes aux annalistes, l'ont fixée à jamais, ne laisse aucune place au souvenir de faits authentiques dans le récit des 4 premiers règnes ; à en juger par Tarpeia (pp. 198-99), la caractérisation fonctionnelle s'est étendue à Tarquin l'Ancien et à Servius Tullius. En d'autres termes, ce que les textes nous apprennent des souverains d'origine étrusque ne mériterait pas grand crédit. La vulgate des origines, au sens large de ce mot, serait moins le résultat d'une falsification délibérée qu'une reconstruction signifiante à partir du cadre trifonctionnel.

    Si l'on s'en tient aux événements tels que nous en lisons le récit dans l'œuvre de Tite-Live ou de Denys d'Halicarnasse, une attitude aussi radicale n'est pas nécessairement condamnable. Mais elle est discutable pour qui admet que, sur les institutions, sur les problèmes politiques et sociaux, cette même tradition, mêlant le bon grain et l'ivraie, n'en contient pas moins un fond de vérité. Un pluridisciplinarisme bien compris, maintes fois appelé de ses vœux par G. Dumézil, et l'élargissement des perspectives de la recherche longtemps limitée aux faits spécifiquement romains prouvent que les problèmes que l'Urbs eut à affronter sous les rois étrusques s'inscrivent dans le cadre d'une communauté étrusco-italique, et que la tradition littéraire, si elle doit être critiquée, n'est pas à rejeter en bloc. Les plus anciens annalistes ont déformé les faits qu'ils relataient par ignorance plus que par mauvaise foi, mais, pour suspecte qu'en soit la valeur, le récit qu'ils nous en ont laissé n'est pas le produit d'une construction ex nihilo. À preuve la communication magistrale dans laquelle E. Gabba a pu avancer de bonnes raisons de croire que les premiers annalistes écrivirent l'histoire de la période royale à partir d'une documentation empruntée à des érudits ou à des chroniqueurs de langue grecque souvent plus ancienne qu'eux (5).

    La légende sabine

    D'autre part, G. Dumézil considère depuis 25 ans (Tarpeia, p. 181) que la vulgate relative à la fondation de l'Urbs et à ses rois s'est fixée ne varietur à la fin du IVe siècle et au début du IIIe. C'est ainsi que, dans Mythe et Épopée I (p. 301), il s'en tient toujours à l'idée que la réconciliation entre Romulus et Titus Tatius, et le synécisme qui s'ensuivit, sont « une projection dans le plus vieux passé de l'accord romano-sabin conclu... au début du IIIe siècle, c'est-à-dire au moment où la fabrication de l'histoire des origines arrivait à son terme ». Or, il faut bien reconnaître que de toutes les théories soutenues par G. Dumézil, celle-ci (même si T. Mommsen fut le premier à la formuler dans toute sa rigueur) ne laisse pas de soulever de graves problèmes.

    Il ne saurait être question de rouvrir ici le débat sur le rôle joué par les Sabins dans les débuts de Rome. Tout récemment, J. Poucet a passé au crible d'une sévère critique tous les témoignages littéraires qui font la part belle sur ce point, pour parvenir à cette conclusion que « la geste de Titus Tatius reflèterait, d'une manière anachronique et sur un plan légendaire, les contacts qui durent s'établir entre les Sabins de la Basse Sabine et les populations du Latium à l'époque des grandes invasions sabelliques… pendant la première moitié du Ve siècle. La légende sabine n'a pu cependant être définitivement constituée et insérée dans la geste romuléenne avant le début du IIIe siècle » (Recherches sur la légende sabine des origines de Rome, pp. 432-33). On ne saurait pour autant tenir pour acquis que ce livre, d'inspiration systématique, apporte une confirmation décisive aux idées défendues par G. Dumézil.

    En effet, même si les archéologues n'ont recueilli sur le Quirinal aucun signe indubitable d'une présence des Sabins à l'époque de la fondation de Rome, il n'en reste pas moins que « la toponymie et la religion prouvent que le Quirinal a eu très anciennement une physionomie très originale par où il s'oppose au Palatin » (Jacques Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, p. 91). D'où une sérieuse raison de douter que la vulgate relative à l'époque royale ait été construite à partir du schème trifonctionnel et, au même moment (début du IIIe s.), définitivement codifiée. Malgré les excès auxquels elle a conduit certains de ses adeptes au siècle dernier, la Quellenforschung [recherche des sources littéraires] garde le mérite d'avoir prouvé, si besoin en était, que des couches d'âge variable se laissent reconnaître dans la tradition telle qu'elle nous est parvenue sur les siècles obscurs de Rome.

    “Völkerwanderungen”

    Nous ne croyons donc pas que l'historiographie latine, dans la mesure, du moins, où elle traite du plus ancien passé de l'Urbs, soit à interpréter comme le produit d'une fabrication tardive dont les responsables se seraient bornés à mettre en œuvre le schème trifonctionnel. Malgré toutes les difficultés inhérentes à pareille attitude, un conservatisme de bon aloi nous semble en ce domaine la plus sûre méthode. Si nous sommes, par ex., très mal renseignés sur la composition et le rôle de l'assemblée des curies à l'époque royale, nous devons, dans l'état actuel de nos connaissances, admettre son existence, tout en retenant la possibilité qu'elle ait, dès cette période, subi des transformations dont les modalités restent mystérieuses.

    On souhaitera donc que G. Dumézil s'engage plus profondément dans la voie qu'il inaugura en étudiant les inscriptions du Lapis Niger et du vase de Duenos, qu'il élargisse le champ de ses investigations ultérieures en s'intéressant au premier chef à des problèmes (les réformes serviennes ou les origines de la lutte des ordres, suggestions qui n'ont rien de limitatif) auxquels leur implication dans l'ordre politique, mais aussi économique et social, confèrent une authenticité certaine, bien loin qu'il faille y voir le résultat de falsifications ou d'anachronismes dont la responsabilité incomberait à Fabius Pictor ou à tel ou tel de ses contemporains. Divers témoignages, certes fragmentaires et d'interprétation délicate, suggèrent en tout cas qu'ils ne se posèrent pas à la seule Rome et réhabilitent du même coup l'œuvre des annalistes.

    Enfin, si nul ne saurait discuter à G. Dumézil le mérite d'avoir mis en lumière la fortune durable que l'héritage indo-européen connut dans l'Urbs en matière religieuse, ses lecteurs ne peuvent pas ne pas s'interroger sur les modalités de son enracinement, et ce dès les temps préhistoriques, pour lesquels l'auteur ne se cache pas de croire à l'existence de Völkerwanderungen massives et renouvelées qui se déversèrent sur le sol de l'Italie. À supposer que la pénétration indo-européenne se soit faite à pareille échelle, ce serait pur miracle que les nouveaux arrivants aient su préserver, au hasard de leurs errances, l'unité originelle des croyances qui étaient les leurs et que, partant, l'héritage qu'ils laissèrent fût resté immuable dans l'indivision.

    D'autre part, quiconque réfléchit sur ce que nous croyons connaître de l'organisation politique et sociale de la plus ancienne Rome, sera tenté de faire la part belle aux concepts de croisement et d'agglutination de petits groupes d'immigrants que P. de Francisci, dans un livre qui fait date, a appliqués avec bonheur aux primordia civitatis. Il s'inspirait sur ce point d'idées émises quelques années plus tôt par M. Pallotino qui, au concept de dérivation (par rapport à un tronc commun) de groupes ethniques à jamais figés dans leurs caractéristiques, avait substitué celui de leur formation par cristallisations et agrégations multiples. En d'autres termes, l'héritage indo-européen est une donnée dont les travaux de G. Dumézil ont montré le poids certain dont il a pesé sur la religion romaine, mais dont la réalité dans les domaines politique, économique et social reste plus contestable. Si l'Urbs a reçu un héritage, elle est plus encore fille de ses œuvres dans la mesure où elle a su le faire fructifier. Notons en passant, d'ailleurs, que pareille conclusion ne contredit pas les idées récemment défendues par G. Dumézil, si l'on en juge par Idées romaines (p. 11).

    En un mot, une œuvre passionnante à laquelle on souhaite une confirmation éclatante dans le domaine proprement romain. Elle offre l'exemple d'une lutte incessante contre la routine ; aussi regrettera-t-on avec l'auteur que ses conclusions le plus sûrement établies en matière d'histoire religieuse soient souvent passées sous silence de façon scandaleuse (La religion romaine archaïque, p. 10). Mais aussi une pensée en perpétuelle évolution : à preuve, au fil des livres, des retractationes fréquemment négligées par le lecteur hâtif. Puisse donc G. Dumézil nous donner au plus vite les travaux que ses derniers ouvrages annoncent, et dont son « Histoire de l'histoire des origines romaines » (Mythe et Épopée I, p. 27) n'est certes pas le moins attendu.

    ► Jean-Claude Richard, Nouvelle École n°21/22, 1972.

    Jean-Claude Richard, ancien élève de l'École Normale supérieure, professeur agrégé des Lettres, est chargé de l'enseignement de la langue et de la littérature latines à l'Université de Nantes. Il s'est déjà signalé, notamment, par des travaux sur les funérailles des empereurs romains, et a rédigé, sous la direction de M. Jacques Heurgon (Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, 1969), une thèse sur : Les origines de la plèbe romaine, essai sur la formation du dualisme patricio-plébéien (École française de Rome, 1978).

    ◘ Notes :

    • (1) Cf. « Flamen-Brahman », et surtout « La préhistoire des Flamines majeurs », in Revue d'Histoire des religions, vol. CXVIII (1938).
    • (2) « La deuxième ligne de l'inscription de Duenos », in Hommage à M. Renard I (texte repris dans Idées romaines, pp. 9-25).
    • (3) « Rien n'est expliqué dans l'histoire de Rome si nous croyons que dans un passé préhistorique, une rigoureuse séparation des prêtres, des guerriers et des producteurs, gouvernait la société romaine. Le fait fondamental dans cette société reste que les guerriers, les producteurs et les prêtres ne constituaient pas des fractions séparées au sein de l'ensemble des citoyens, encore que les membres de l'aristocratie tendissent à monopoliser les fonctions sacerdotales » (« An Interim Report on the Origins of Rome », in Journal of Roman Sludies, vol. LIII, p. 114).
    • (4) « Properce laisse clairement entendre qu'avant même que Titus Tatius et Lucumon se fussent alliés pour créer l'État triparti, Rome possédait des guerriers et des paysans » (Ibid., p. 113).
    • (5) Cf. « Considerazioni sulla tradizione letteraria sulle origini della republica », in Entretiens de la fondation Hardt sur l'Antiquité classique, vol. XIII.

    ♦ Images

    • p. 92 :

    Dame romaine. Moulage au plâtre. Le 11 juin, les Romains célébraient les Matralia, fête de la déesse Mater Matuta. Cette fête était réservée aux dames romaines (bonae matres) [matrones patriciennes], mariées une seule fois (univirae). Au terme d'une étude minutieuse, Georges Dumézil a démontré que Mater Matuta n'est autre que l'Aurore, et que la fête annuelle des Matralia correspond à un rite quotidien pratiqué dans l'Inde védique. « La mythologie de l'Aurore a été héritée, dans les deux sociétés, de leur passé commun » (RRA).

     

    Hunke

     

    RomaLe rite ne se réduit pas à une simple réactualisation du mythe comme la tradition spiritualiste de la Grèce relayée par le christianisme tendrait à le faire penser. La ritualité ne se fonde pas dans tous les cas sur un mythe d'origine. Le geste n'est pas toujours subordonné au mot, ni la pratique à la croyance, ni l'extériorité à l'intériorité. Mario Perniola, en un texte très documenté d'histoire et de linguistique latine, montre de manière convaincante que la caerimonia n'est pas carimonia. Il faut éviter de penser la cérémonie comme formalisme ou pure extériorité : « extériorité et cérémonie, rite sans mythe et sans foi, ne se trouvent pas au terme du processus historique [mais] se trouvent à l'origine de la romanité »

    Le sociologue Claude Rivière remarque à propos de ce texte : « Comme des dieux nul ne sait rien que ce que les mythes leur attribuent, c'est-à-dire que le sacré n'a que le sens qu'on lui suppose à partir de son extériorité, leur véritable existence n'est pour nous que ce qui se manifeste dans l'objectivité de la caerimonia, dans la hiérophanie des liturgies. Les enseignes militaires des armées de César réunies en faisceau objectivent le serment d'alliance, et le symbole détient un pouvoir sacré. L'extériorité du rite correspond à l'extériorité du sacré, non pas actualisation d'un système mais existence objective d'une force immanente à l'histoire.

    Certes la référence étymologique n'efface en rien la conception chrétienne, mais au moins montre-t-elle qu'un sens peut être donné à l'extériorité du rite, que les rites et symboles ont le sens que leur attribuent les hommes, fabricants de mythes et d'idéologies, qu'il n'y a pas de précession nécessaire d'un signifié, mais une possibilité de création simultanée du signifié et du signifiant, que l'extériorité du répétitif dans la vie sociale, doublant l'intériorité d'un vécu, énonce en langage gestuel, postural ou verbal la même chose que le mythe comme récit à décrypter, ou que l'idéologie en termes abstraits » (Les liturgies politiques, Puf, 1988).

    [Ci-dessus : Equirria, cérémonie en l'honneur du dieu Mars où des chevaux étaient purifiés et sacralisés avant de partir en guerre]

     

    ***

    Le rite et le mythe

    Si le mythe a constitué l’un des plus importants paradigmes culturels de la civilisation moderne, il semblerait que le modèle de l’organisation de la culture dans la société post-moderne soit plutôt le rite : le récit mythique — avec son idéalisation, ses implications émotives, sa référence à une dimension archétypique de l’existence — fait place à la performance, à une action qui réunit en elle-même les caractères de l’exécution et de l’exhibition, qui est désenchantée et répétitive, technique et stratégique, qui présente donc des similitudes substantielles avec le rite.

    “Caerimonia” comme “carimonia”

    Or, tandis que la société post-moderne perçoit la différence entre monde mythique et monde rituel comme étant le conflit entre une conception dorée et passionnée de la vie et une conception froidement opérante et effective de l’action, l’anthropologie, la sociologie et la philosophie contemporaines ignorent le plus souvent cette opposition ; considérant le rite comme une simple actualisation du mythe, ces disciplines nient à la répétition rituelle toute signification et tout intérêt qui lui soient spécifiques. Dans cette méconnaissance de la spécificité de la ritualité, on retrouve à l’oeuvre le préjugé spiritualiste de la tradition hellénico-chrétienne : on est prêt à reconnaître à l’action un sens et une valeur, mais à l’unique condition qu’elle soit subordonnée à la parole et à la foi. Une action répétitive qui ne trouve pas son fondement et sa justification dans un récit généalogique et dans une croyance individuelle ou collective, religieuse ou sociale, n’est pas considérée (des néo-platoniciens à Diderot, de saint Augustin à Lévi-Strauss) comme un véritable rituel, mais comme une simple cérémonie, c’est-à-dire comme un comportement que l’on jugera systématiquement vide de sens, stéréotypé, inutile, idolâtre, pathologique, désespéré ; au mieux, il fera l’objet d’une appréciation esthétique. Pas plus que les autres sciences humaines, la psychanalyse n’a soustrait la cérémonie à cette condamnation millénaire : en la mettant en relation avec le comportement des sujets atteints de névroses obsessionnelles, elle a même renforcé ce jugement.

    Le véritable scandale de la pensée occidentale, ce n’est pas le mythe, c’est la cérémonie : en premier lieu, en effet, les concepts de muthos et de logos ne sont pas dans la culture grecque aussi opposés que le laisse supposer la formulation sophistico-platonicienne du problème, puisqu’ils sont parfois utilisés comme synonymes ; en second lieu, l’étude scientifique des mythes se développe aujourd’hui en même temps que le mythe de la science, si bien que mythe et science, pensée sauvage et pensée rationnelle, s’avèrent beaucoup plus proches que l’irrationalisme romantique ou le rationalisme positiviste ne veulent bien l’admettre ; enfin, même sur le plan socio-politique, la formation du consensus par le biais d’un appel aux convictions rationnelles des individus, apparaît dans la civilisation politique ouverte par le Siècle des Lumières et par la Révolution française, inséparable de la diffusion de mythes politiques de masse. Tous ces éléments nous incitent à considérer la prétendue pensée rationnelle comme étant davantage la continuation et le travestissement de la pensée mythique que son alternative radicale. Du reste, l’une et l’autre se fondent sur la subordination des gestes aux mots, des pratiques aux croyances, cette subordination étant elle-même fondée sur le primat de l’intériorité.

    Le déclin de la civilisation des XVIIIe et XIXe siècles, qui a été essentiellement mytho-logique, se manifeste dans le triomphe du spectacle et de l’apparence, dans l’exhibition obscène de tout ce qui était caché, voilé, secret, dans l’épanouissement de la simulation idéologique et culturelle qui, insensible aux contradictions et aux incompatibilités, rend interchangeables toutes les théories. Cependant, à considérer la société contemporaine comme une simple société du spectacle et de la simulation hyperréelle — et peu importe que ce soit de façon critique ou apologétique —, on ne voit pas l’ampleur et la profondeur du saut historique devant lequel nous nous trouvons ; en effet, ces caractères sont encore étroitement dépendants de la tradition spiritualiste occidentale, qui pense l’extériorité et la cérémonie comme formalisme, surface et sclérose, et qui ne voit en l’une et en l’autre qu’un manque de profondeur, de substance intérieure et de vie. Ainsi, on réduit la caerimonia à une carimonia (de careo, être privé de, sentir le manque de), suivant une étymologie erronée qui date de l’Antiquité, et qui faisait référence à l’offrande sacrificielle faite aux dieux par les hommes : en réalité, le manque que la métaphysique occidentale reproche à la cérémonie, ce manque concerne le mythe et la foi. Une offrande sacrificielle qui n’est pas motivée par une dévotion intime et spirituelle, et qui, en outre, est adressée à des divinités dont on ne sait rien, cela constitue une folie incompréhensible.

    La cérémonie des dieux

    Pourtant, cette folie constitue la base même de la religion et de la mentalité des anciens Romains. Le plus surprenant, c’est que dans la Rome antique, extériorité et cérémonie, rite sans mythe et sans foi, ne se trouvent pas au terme du processus historique, ne sont pas l’expression de la décadence et de l’essoufflement d’une religion qui aurait perdu tout rapport avec l’expérience vécue dont elle est née ; bien au contraire, ces caractéristiques se trouvent à l’origine de la romanité, elles constituent l’intuition centrale sur laquelle se fonde la conception romaine du divin, de l’humain et du temps.

    En partant de quelques textes d’écrivains de l’Antiquité, Karl-Heinz Roloff, l’auteur de l’étude la plus vaste et la plus exhaustive sur le mot et sur le concept latin de caerimonia (1), montre que parallèlement et antérieurement au sens d’action et de comportement rituels, le terme désigne l’être même du divin, l’objet de la religion, c’est-à-dire ce qu’on peut traduire très approximativement par le mot “Sacralité” (Heiligkeit). Que cérémonie veuille dire beaucoup plus que sainteté, cela paraît prouvé par un texte de Suétone, qui oppose la sanctitas des rois à la caerimonia des dieux, ce terme indiquant que le mode d’existence des dieux est infiniment supérieur à celui des souverains. Ce n’est donc pas à un manque que le mot fait référence, mais, bien au contraire, à la dimension ontologique du sacré ; cela explique que le terme ne soit utilisé dans cette acception qu’au singulier et que, plus tard, des grammairiens l’aient pris pour un nom pluriel. Quand Cicéron parle d’une caerimonia legationis, quand Tacite parle d’une caerimonia loci, ils pensent davantage à l’être de la chose elle-même qu’à l’attitude ou au sentiment humain envers celle-ci. Enfin, lorsque César raconte le complot ourdi contre lui par les Carnutes et par d’autres peuples de la Gaule (dans le De Bello Gallica, VII, 2), il nous dit qu’ils renoncèrent à échanger des otages, afin de ne pas dévoiler leur alliance, mais qu’ils demandèrent que toutes les enseignes militaires soient réunies en faisceau, et que tous fassent le serment de ne pas se séparer des autres lorsque la guerre aurait commencé : un tel acte est défini par César comme une gravissima caerimonia, car les enseignes ainsi réunies acquièrent un pouvoir sacro-saint, objectif, indépendant de la croyance des hommes, et qui remplace très efficacement l’échange d’otages.

    S’il convient donc de parler d’une cérémonialité de l’être, celle-ci ne peut être entendue au sens de festivité (Feierlichkeit), de cette contemplation joyeuse que Kerényi attribuait à la religion grecque (2), envisagée dans son rapport direct à la vision, à la manifestation, à la splendide apparition du phénomène. Dans le texte de César, on ne trouve aucune allusion à une manifestation du divin : toute l’attention des Carnutes est concentrée sur l’action qu’ils s’apprêtent à entreprendre et sur la nécessité de fonder cette action historique, pleine de. risques et d’inconnues, sur l’obéissance à la gravissima caerimonia des enseignes réunies en faisceau ; cette cérémonie n’est pas une fête organisée à l’occasion de l’alliance, elle est la garantie objective, extrêmement sérieuse et astreignante, de cette même alliance.

    La cérémonialité de l’être ne peut pas davantage être comprise comme spectacularité du divin. Les ludi scaenici sont étrangers à la religion romaine archaïque, à laquelle renvoie le mot utilisé par César (3). La caractéristique essentielle de la religion romaine, c’est l’extraordinaire imprécision de l’aspect des divinités, dont on ignore parfois jusqu’au sexe : les dieux romains sont si abstraits et désincarnés qu’ils se réduisent très souvent à un simple nom. Le Panthéon romain a été très justement comparé par Dumézil à un monde d’ombres presque immobiles, à une foule crépusculaire à l’intérieur de laquelle il est difficile de repérer un contour précis (4). Bien qu’il parle des Gaulois, il va de soi que César leur attribue en cette occasion une façon de penser typiquement romaine.

    Enfin, dans son acception la plus profonde, caerimonia deorum ne désigne ni le culte qui appartient aux dieux, ni le culte qui leur est dû, mais plutôt l’extériorité du mode d’existence du divin. Ici, la réflexion sur la religion romaine rencontre la théorie moderne du sacré conçu comme complètement autre, comme différence, comme refus radical de toute conception anthropomorphique du divin. Cette convergence d’une théorie du sacré qui plonge ses racines dans le monothéisme juif, et du paganisme romain (tenu par Hegel pour une des formes les plus blâmables de la superstition), une telle convergence ne laisse pas de surprendre. Pourtant, malgré la distance qui sépare Yahvé de la cérémonie romaine du divin, la convergence objective de l’iconoclastie hébraïque et de l’aniconisme de la religion romaine des origines (selon la tradition, celle-ci ne connut pas d’images sacrées pendant les premiers cent soixante-dix ans de son histoire), cette convergence nous laisse perplexe. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est de comprendre que l’extériorité de l’être est tout le contraire d’un mode d’existence purement spectaculaire.

    La cérémonie des hommes

    La signification subjective de la cérémonie (entendue comme opération et comportement rituels) est tout aussi importante que la signification objective attribuée aux “choses elles-mêmes”. Cette seconde acception du terme, qui est la plus répandue et la plus usuelle, est toutefois étroitement liée à la première : par exemple, dans la cérémonie racontée par César, il n’y aurait eu aucune sacralité objective si l’action de réunir toutes les enseignes militaires (action orientée vers un but bien précis) n’avait pas été accomplie. « À cet égard, l’action est elle-même sacralité : sans elle, il n’y aurait pas de sacré, mais d’autre part, le sacré ne tient qu’à l’assemblage des signa » (5).

    Ainsi, l’extériorité n’est pas seulement l’aspect fondamental de l’être divin, mais aussi — et au même titre — le caractère essentiel du rite religieux, lequel n’a nullement besoin de fonder sa validité sur une croyance, une foi, une expérience intérieure. Ici apparaît clairement la distance qui sépare la religion romaine et la théologie de la différence, d’origine judaïque ou chrétienne : dans la première, l’extériorité du rite correspond à l’extériorité du sacré ; dans la seconde, au contraire, l’intériorité du culte fait pendant à l’extériorité de Dieu (6). Cela ne signifie pas que la cérémonie romaine brise — comme dit Hegel — le cœur du monde, rompe l’individualité de tous les esprits, étouffe toute vitalité (7), c’est-à-dire qu’elle soit liée à une totale insensibilité émotionnelle et spirituelle. Dans la cérémonie romaine, le rapport entre extérieur et intérieur est inversé : ce n’est pas l’intériorité qui fonde et justifie le culte, comme dans le judaïsme et dans le christianisme, c’est la cérémonie — c’est-à-dire la répétition extrêmement précise et scrupuleuse d’actes rituels — qui ouvre la voie à un type de sensibilité non sentimentale, mais pas moins articulée et complexe pour autant. Dans le récit de César, la cérémonie fait naître chez les conjurés une solidarité plus sûre que celle qui eût été garantie par l’échange d’otages. Le caractère de cette solidarité n’est pas exclusivement religieux, il est également juridique et politique.

    On ne peut pleinement saisir la signification romaine du mot cérémonie si l’on fait abstraction de cette dimension juridico-politique ; cependant, celle-ci ne doit pas être entendue au sens de lex, c’est-à-dire d’acte volontairement contraignant, mais au sens de jus, c’est-à-dire de rite à caractère rigoureusement technique, de procédure dans laquelle le magistrat et les parties ont des rôles rigoureusement déterminés par la tradition. Cela signifie que le caractère obligatoire de la cérémonie ne dépendait pas de l’adhésion des participants à ses contenus, mais de la capacité des magistrats à rattacher le cas particulier à la forme générale et abstraite du rite.

    Le jus est précisément un ars, un ars qui in sola prudentium interpretatione consistit : si on garde à l’esprit que ars et ritus dérivent de la même racine ar- qui désigne l’ordre (8), la répétition cérémonielle s’impose comme un des points cardinaux de la pensée romaine.

    Le comportement cérémoniel se détermine donc par rapport à deux termes qui sont l’un et l’autre objectifs et extérieurs : la situation spécifique et la forme rituelle. La prudentia, c’est, précisément, la capacité de les harmoniser. D’un côté, l’obéissance à l’occasion, à la donnée particulière, à l’opportunité, ne se réduit pas à un pur opportunisme, car elle s’accomplit en référence à un cadre, à un schéma général hérité du passé ; de l’autre, l’obéissance à la tradition n’est pas pure sclérose, car elle vise à la solution d’un problème, d’un problème concret.

    Cette harmonie entre opportunité et forme constitue l’un des principaux thèmes de l’important ouvrage que Jhering, au siècle dernier, consacra à l’esprit du droit romain (9), qu’il définit comme étant « le système de l’égoïsme discipliné ». L’instinct pratique des Romains, observe Jehring, avait permis l’établissement de règles et d’institutions si élastiques qu’elles s’adaptaient toujours aux besoins du moment, bien qu’elles fussent scrupuleusement observées.

    Appliqué au monde romain, le concept d’extériorité ne veut pas dire, comme dans l’optique judéo-chrétienne, transcendance d’une loi qui s’impose inconditionnellement à l’intériorité humaine ; la cérémonie n’est pas l’exécution d’un devoir-être éternel et immuable, ni l’actualisation d’un mystère méta-historique : les termes sur lesquels elle se fonde sont tous objectifs, mais immanents à l’histoire. Chez les Romains, le sacré ne présente aucun caractère panthéiste ou mystique : il existe essentiellement, nous dit Roloff, dans le cas particulier, dans l’évènement particulier, ce qui est parfaitement conforme au caractère “casuistique” du mode de penser romain (10).

    Cérémonie du temps

    La cérémonie est aux antipodes du spectacle, de la mise en scène : elle apparaît comme étant la condition de toute production, de toute action, de toute histoire. C’est particulièrement évident dans la conception romaine du temps, qui diffère autant de l’éternel retour des sociétés primitives, avec son cycle de morts et de renaissances rituelles, que de l’histoire linéaire du judaïsme, avec son espérance messianique d’un rachat final. À Rome, la cérémonialité du temps, c’est le calendrier, une structure formelle de jours, de mois, de fêtes, qui revient toujours mais qui n’entrave pas l’activité historique des hommes ; bien au contraire, le calendrier fournit l’indispensable point de référence qui permet de situer chronologiquement toute action particulière.

    Le temps cyclique des sociétés primitives, qui n’attribue d’importance qu’à la réactualisation de l’archétype mythique originel, et le temps linéaire du judaïsme, qui considère les entreprises d’Israël comme étant celles de Dieu lui-même, sont tous deux, sous des aspects bien différents, des temps mythologiques, c’est-à-dire des temps dans lesquels il existe un lien indestructible entre la dimension chronologique et son contenu : c’est ce lien, précisément, qui fonde la sacralité de ces expériences du temps. Le calendrier romain, au contraire, fonde un temps démythifié, mais non pour autant désacralisé ou insignifiant : il fournit un cadre, une grille de référence, un tissu dont les éléments sont sacrés, mais il ne dit pas a priori ce que ces éléments doivent contenir, et il ne transforme pas a posteriori leur contenu en histoire sacrée. La structure cérémonielle du calendrier romain se pose comme condition d’histoire : elle commence par laisser indéterminé le caractère concret de l’événement ; puis, quand celui-ci s’est produit, elle n’annule pas sa spécificité en l’insérant dans un processus dont la signification ultime est la rédemption finale, mais elle se soucie de la conserver en en faisant un précédent.

    Selon une hypothèse suggestive, les douze mois de l’année doivent être mis en relation avec les douze boucliers réalisés par le forgeron Mamurius Veturius (le premier artisan qui soit mentionné dans l’histoire de Rome), pour le compte de Numa Pompilius. Qui plus est, Mamurius aurait été la représentation symbolique de l’année écoulée (11) ; en effet, le 14 ou le 15 mars (dans le calendrier romain, l’année se terminait à la fin du mois de février), les Romains accomplissaient un rituel connu sous le nom de Mamuralia : la foule portait en procession un homme couvert de peaux de bêtes, puis elle le frappait avec de longues baguettes blanches en l’appelant Mamurius. Ce rituel aurait également inspiré une expression populaire : suivant des sources grecques, lorsqu’on voulait faire allusion à quelqu’un qui avait reçu une bonne volée, on disait qu’il avait “joué les Mamurius” (tàn Mamourion paizein).

    La figure de Mamurius serait donc liée à la fois à l’abolition de l’année écoulée (à travers les Mamuralia) et à la fondation de l’année nouvelle (suivant le récit qui le représente comme forgeron au service de Numa). En arguant du lien existant dans l’histoire des religions entre les initiations et les forgerons, en rappelant que les Mamuralia précédaient immédiatement les Liberalia (ces fêtes du 17 mars où les jeunes Romains revêtaient la toge virile), une interprétation particulièrement ingénieuse voit dans le dossier fort complexe de Mamurius rien de moins que ce rite d’initiation à l’âge d’homme, typique des sociétés primitives, que l’on tenait jusqu’à aujourd’hui pour étranger à la religion romaine archaïque (12).

    Si l’on nous demande à quels contenus, à quels idéaux, à quels modèles de vie, Mamurius initiait, la réponse est simple : Mamurius initiait à la cérémonialité du temps, au calendrier, au rite démythifié. Cela signifie que dans le monde romain, la mort simulée n’est pas suivie d’une vraie renaissance, d’une vraie vie (comme dans les rites de passage des sociétés primitives), mais d’une vie artificielle, juridique, cérémonielle, rythmée par le calendrier, qui fait abstraction de tout prototype et de tout temps intérieur, qui est depuis toujours répétitive et extériorisée, et dans laquelle mort et renaissance rituelles coïncident (13).

    C’est maintenant qu’on peut comprendre, peut-être, le sens le plus profond du mot ludus, qui n’est pas seulement synonyme de rite, qui ne veut pas dire seulement simulation, qui n’est pas utilisé uniquement par rapport au jeu sexuel et à la séduction, mais qui signifie également école, apprentissage, instruction. Désormais, en effet, on n’a rien à enseigner, on n’a rien à apprendre, sinon les procédures, les cérémonies, les mouvements rotatoires à l’intérieur desquels l’occasion, la particularité la plus empirique, la situation la plus spécifique, doivent être “jouées”. Il est inutile de se dérober au “jeu de Mamurius” : l’essentiel est de vaincre en dépit des coups de bâton. L’enseignement du forgeron Mamurius apparaît donc opposé à celui des autres “maîtres du feu” de l’aire indo-européenne : pas le wut, la fureur religieuse, la colère qui terrorise les ennemis, mais, tout au contraire, le calme, l’indifférence, le mimétisme, en un mot : la cérémonie.

    ► Mario Perniola, Traverses n°21-22, 1981. [Traduit de l’italien par Thierry Séchan]

    Notes :

    1. K.-H. Roloff, « Caerimonia », in : Glotta, Zeitschrift für griechische und lateinische Sprache, Band XXXII, 1953, p. 101-138.
    2. C. Kerényi, La Religion antique, 1957.
    3. G. Piccaluga, Elementi spettacolari nei rituali festivi romani, Roma, 1965, p. 64.
    4. G. Dumézil, La Religion romaine archaïque, Paris, 1974, p. 50.
    5. K.-H. Roloff, op. cit., p. 111.
    6. À ce sujet, cf. les thèses d’Emmanuel Levinas, in : Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, 1961, en ce qui concerne le judaïsme. Pour le christianisme, cf. les considérations de R. Otto, in : Le Sacré, 1929.
    7. GWF Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, III.
    8. E. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1968, t. II.
    9. R. von Jehring, Geist des romischen Rechts auf den verschieden Stufen seiner Entwicklung, Leipzig, 1854-1865.
    10. K.-H. Roloff, op. cit., p. 121.
    11. J. Loicq, « Mamurius Veturius et l’ancienne représentation de l’année », in : Hommages à Jean Bayet, Paris, 1964, pp. 401- 425.
    12. A. Illuminati, « Mamurius Veterius », in : Studi e materiali di storia delle religioni, a. XXXII, 1961, pp. 41-80.
    13. M. Perniola, « Mort et naissance dans la pensée rituelle », in : Archivio di Filosofia, 1981.

    ♦ nota bene : dans un entretien postérieur à cet article, l'auteur précisait : « (...) j’ai orienté mes lectures vers l’étude de l’Empire romain, en particulier les techniques juridiques et administratives qui ont permis aux Romains de surmonter les guerres intestines. La notion-clé sur laquelle a porté mon attention a été celle de rituel sans mythe, qui est aux origines de la religion et de la jurisprudence romaine. L’issue de cet effort a été le volume Ritual Thinking. Sexuality, Death, World (2000). Mon travail a rencontré les tendances les plus récentes de l’anthropologie américaine, qui excluent l’existence des mythes fondateurs des rituels. Dans ce cas, le lien social est garanti uniquement par l’exécution d’une série de schèmes de comportement prédéterminés qui sont tout à fait indépendants de l’adhésion subjective à des croyances, doctrines, fois ou à l’émergence d’affects, d’émotions ou de sentiments. Cela se réalise à travers une épochè : cette expérience d’origine cynique-stoïque a ensuite été reprise par la phénoménologie de Husserl, qui en a fait la condition de toute connaissance rigoureuse. » (Rue Descartes n°4/2015).

     

    Hunke

     

    Aspects de la mort dans la romanité

    La compréhension du monde antique, chez nos contemporains et, surtout, chez les divers “spécialistes”, est entravée par la supposition que l'homme antique avait plus ou moins les mêmes problémes que l'homme moderne et en cherchait, comme nous, la solution sous forme de “théories”, de formules conceptuelles. Présupposé on ne peut plus erroné : la mentalité antique, dans ce qu'elle a de spécifique et de particulier, ne se laisse pas réduire à la rationalité ; elle eut d'autres formes de connaissance, auxquelles le symbole et le mythe, non le concept ou la “théorie”, servirent de moyens d'expression. Il faut ici rejeter un deuxième préjugé des interprètes modernes : le préjugé selon lequel le mythe ne serait qu'une expression différente, imaginative et primitive, des mêmes significations que celles que l'homme moderne exprime, lui, par des concepts. De nouveau, il s'agit de tout autre chose : la base du mythe fut essentiellement constituée par des états de conscience, elle se référait à des « expériences », non à des constructions logiques.

    Jeune scientifique italien d'origine hongroise, Angelo Brelich a eu le mérite de reconnaître ce point avec une clarté parfaite — un point on ne peut plus dérangeant pour la “compétence ignorante” des spécialistes — dans sa monographie sur les Aspects de la mort dans la Romanité (Aspetti della morte nella Romanità), publiée en italien par l'Institut d'Archéologie de l'Université de Budapest. Il est parvenu à des résultats très intéressants, qui valent la peine d'être signalés ici. Pour réussir à saisir ce qu'était précisément, au sujet du post-mortem, la vérité vécue dans la romanité impériale, Brelich ne s'appuie pas sur telle ou telle formulation des “philosophes” de l'époque, mais surtout sur les vastes matériaux des inscriptions tombales et du rituel funéraire romain : expression authentique et directe de la tradition vivante, de la “forme spirituelle” générale des anciens Romains, non faussée par des superstructures spéculatives. Grâce à une documentation sérieuse et à une exégèse intelligente, Brelich découvre une espèce de développement des anciennes vues romaines au sujet du post-mortem : des idées distinctes, qui s'ordonnent en série. Le point de départ est représenté par l'idée de la mort comme état particulier ; une forme d'existence incolore, éternelle, silencieuse, sombre, sans plaisir ni douleur : l'Hadès, le monde des Mânes. Il est important de souligner qu'on a ici quelque chose de différent tant de l'immortalité que de l'annihilation. Le Romain antique pensait à la mort comme à un “mode d'être” : le mort continue son existence, qui désormais n'est plus vie, mais état de mort.

    Mais c'est ici qu'apparaît un nouvel élément dans de nombreux témoignages tirés des inscriptions tombales. On constate une relation paradoxale entre les symboles de l'état de mort, en tant que vie réduite et éteinte, et ceux d'une espèce de vie déchaînée, plus ou moins associée aux forces élémentaires de la génération, de la croissance, de la fécondité cosmique et indomptable : symboles phalliques, symboles dionysiaques, symboles tellurico-démétriens. Comme si la vie se faisait débordante après la mort, acquérait plus d'intensité, devenait frénétique. On se rapproche ainsi d'une espèce d'“apothéose” — de déification — du mort.

    Comment cette vue s'accorde-t-elle avec la vue précédente ? Il semble qu'il s'agisse soit de deux aspects du même processus, soit d'une alternative, d'une possibilité de dédoublement offerte par le post-mortem. Individuation, forme, séparation : telles sont les caractéristiques de l'existence commune. La mort les annule : elle efface la forme, l'individuation, la limite, et cet aspect se reflète dans la conception “larvaire” de l'état de mort. Mais que reçoit l'homme en échange ? La vie. Une vie qui paraît supérieure, illimitée, d'une riche exubérance. « Ce qui s'exprime dans l'usage des symboles de vie et de fécondité sur les sépulcres — écrit Brelich — est ce qu'on trouve en surplus dans la vie amorphe et sans individualité par rapport à l'existence humaine ». Tel est le second aspect. Mais l'extase dionysiaque est aussi une façon de se débarrasser de l'individualité. L'homme dionysiaque antique désirait ardemment l'auto-destruction : un désir de mort qui était désir d'une vie pleine et totale. La voie qui mène à la mort était, pour lui, celle de l'intensification de la vie ; et c'est ici que réside le sens des “orgies sacrées” antiques : dans toutes les formes frénétiques d'une vie menée jusqu'à sa limite extrême, on concevait aussi une voie vers quelque chose de « plus que la vie », donc vers une immortalité effective, puisqu'on connaissait déjà dans ces formes une sorte de destruction active de l'individualité. Or, les festins funéraires présentaient, à l'origine, plus d'un trait commun avec les orgies dionysiaques.

    Toutefois, le fait que le dionysisme possédait un caractère initiatique — d'où il suivait qu'il ne pouvait considérer l'immortalisation que comme un privilège, et non comme une chose naturelle et “générale” — nous amène à penser que les vues romaines sur l'état de mort ne furent pas aussi simples, mais envisagèrent, au fond, la possibilité effective d'un double destin. Brelich lui-même finit par le reconnaître : « Il semble que l'homme antique se sentit suspendu entre deux possibilités : l'une consistant à tomber, dans la mort, parmi les larves, les ombres, les Mânes ; l'autre consistant à s'élever vers la totalité de la vie, laquelle, à son tour, nous lavons vu, est de nouveau état de mort (par rapport à la vie conditionnée). Celui qui veut échapper à la première voie se jette dans les possibilités d'intensification et d'élévation de la vie ».

    Du reste, des aperçus sur des états plus élevés et positifs émergent d'autres témoignages. Les termes de securitas et de quies, très fréquemment rapportés à l'état de mort, désignent l'aspect positif de la “non-existence” ; ce sont des attributs de l'immutabilité et de l'éternité. Mais ces attributs apparaissent aussi en tant que titres du César romain, considéré comme un être divin : securitas Augusti, quies Augusti. Selon la tradition romaine, la force divine incarnée dans le César, ne se libère cependant qu'au moment de la mort, et c'est alors seulement qu'elle le transforme complètement en un dieu : “l'apothéose” impériale, la déification du César supposait, à l'origine, sa mort, l'abandon de l'individualité, nécessaire au dévoilement de la forme supérieure au-delà de la personne. Les attributs précédemment mentionnés se rattachent à l'idée d'éternité : perpetua securitas, aeterna quies.

    Un certain nombre d'inscriptions tombales font également apparaître des idées analogues : le mort passe à une sphère divine, se transformant en un certain dieu, dont l'existence ou la “vie” humaine ressemble alors nécessairement à une sorte de manifestation réduite. C'est donc le processus de l'apothéose impériale qui se répète.

    Le résultat de toute cette enquête est intéressant. Le Romain antique aurait donc ignoré l'idéal d'une survie individuelle, d'une espèce de continuation du mode d'être humain et fini. Le Romain « plaça l'état de mort soit en dessous de la vie, soit au-dessus de la vie, mais ne l'a jamais identifié à elle ». Quelque chose se détruit, “l'homme” se détruit ; et sur ce point, même le petit peuple, dans la Rome antique, n'avait pas de doutes. Après quoi il y a la descente dans les formes éteintes d'une survie larvaire, ou bien l'élévation au mode d'être d'un dieu, qui a surmonté la crise de la destruction dionysiaque.

    Telle était la vision du post-mortem que Rome vécut en dehors de toute “théorie”, et jusque dans la période d'Auguste. Elle s'accorde parfaitement avec les conceptions propres aux cultures indo-européennes : Hadès et Olympe (Grèce), Pitri-yâna et Deva-yâna (Inde), Niflheim et Walhalla (peuples nordiques), etc., ne sont que des façons différentes d'exprimer la même vision, de nature manifestement aristocratique et héroïque. Seules les images confuses apparues en relation avec la désagrégation humaniste et plébéienne du monde traditionnel aryen menèrent à la foi en une immortalité généralisée, c'est-à-dire démocratisée, dans laquelle une survie personnelle est promise à chaque âme, tandis que les représentations antiques de l'outre-tombe — expressions symboliques pour une science des divers états de conscience — furent transformées en instruments moralistes, employés pour contenir l'animal humain, en l'effrayant ou en le flattant par l'idée des sanctions ou des récompenses ultraterrestres.

    ► Julius Evola, L'Âge d'Or n° 10, Pardès, 1990.

    (tr. fr. : Philippe Baillet, article extrait du recueil La tradizione di Roma, Éd. di Ar, Padoue, 1977)

     

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    RomaLa vision romaine du sacré

    Il y a cinq ans parut aux éditions Principato un livre de Vittorio Macchioro, intitulé Roma capta : Saggio intorno alla religione romana (1929) ; livre important, par le sérieux de la documentation, par sa limpidité cristalline, par son sens aigu de la tragédie subie par l’ancienne religion romaine. Faut-il le dire ? Ce livre — d’un italien — n’a même pas suscité de réaction. Une œuvre fondamentale, celle de Bachofen, Die Sage von Tanaquil (1870), a aussi, en son temps, comme eau sur roche lisse, et on peut en dire autant de l’ouvrage d’une élévation moindre, mais important lui aussi, de Piganiol : Essai sur les origines de Rome (1917). Que Macchioro, aussi bien Piganiol et Bachofen, ne soient pas des dilettantes mais des spécialistes comme les autres, n’a pas servi à grand-chose : la pensée académique n’entend pas être dérangée et possède des ornières bien faites pour “démythologiser” et massacrer l’ancienne religion des Romains.

    Disons tout de suite que nous nous écartons de nombreuses interprétations de Macchioro. Il manque à Macchioro — comme à la plupart de nos contemporains — ces points de référence transcendants d’ordre doctrinal qui, seuls, permettent de comprendre l’essence positive de ce qui peut se rapporter à un type pré-moderne et “supra-religieux” de spiritualité. Toutefois, il a su, comme bien peu d’autres, préparer une matière qui peut nous conduire — sous réserve d’une intégration adéquate — jusqu’au cœur de la vision primordiale du sacré propre aux Romains, c’est-à-dire à ce que le Romain connut essentiellement comme “religion” avant que des influences étrangères ne vinssent altérer ses traditions. En fonction du but que cet écrit, et ceux qui feront suite, se proposent, nous pouvons donc prendre comme base et point de départ les recherches de Macchioro, ainsi que pour la raison suivante : parce que le lecteur intéressé a donc un ouvrage italien clair et disponible partout auquel il pourra se reporter chaque fois qu’il voudra approfondir pour son compte ce que nous ne pouvons indiquer, ici, que dans ses signes les plus générales.

    Rien n’aide mieux à la compréhension que d’exposer à travers des oppositions. Que signifie aujourd’hui la “religion” au sens large ? Elle signifie croyance en un Dieu personnel, parfois solitaire dans les cieux, avec des attributs de créateur à partir du néant, parfois entouré d’êtres spirituels, anges ou saints, également personnifiés. Ces êtres, et Dieu lui-même, entretiennent avec les hommes des rapports essentiellement moraux : rapports d’amour, de providence, de grâce, ou bien de châtiment. Quant à l’homme, la foi est le pivot de sa vie religieuse. Tout de suite après la foi vient la crainte de Dieu, l’humilité, l’abandon aimant de la personnalité propre. Dans la mesure où l’homme est conçu comme un être irrémédiablement contaminé par le péché originel, d’autres éléments définissent la religiosité : le repentir et la croyance dans l’intervention objective, historique, d’une force rédemptrice absolument irréductible à celle de la “créature”, comme condition indispensable afin que l’homme puisse participer d’un salut quelconque.

    Tels sont les traits, schématisés à l’extrême, de ce que la civilisation occidentale conçoit comme religion. Et puisque la civilisation occidentale estime être non pas une civilisation, mais la civilisation par excellence, de même cette conception, qui correspond à cette civilisation, est généralement considérée non pas comme une religion, mais comme la religion par excellence, la “vraie” religion.

    Or, si nous nous reportons à la religion romaine, nous trouvons l’opposition la plus nette et la plus complète que l’on puisse imaginer par rapport à la conception du sacré mentionnée plus haut. Il s’agit de deux mondes, chacun étant fermé sur lui-même, et tels, donc, que le passage de l’un à l’autre ne peut survenir que par fracture, altération, substitution. Nous entendons nous référer, naturellement, à la religion primordiale des Romains, à cette religion traditionnelle, innée, enracinée dans les origines mêmes des fondateurs de la ville sacrée.

    Premier point. La personnification du divin, la conception du divin sous forme d’images est totalement absente de la religion romaine ancienne. Le Romain avait une aversion fondamentale pour le fait de penser et de représenter fantastiquement. D’où, dans le domaine profane, une des raisons du mépris dans lequel l’artiste était tenu par les Romains anciens, leur orgueil originel d’avoir en propre un tout autre idéal que celui de sculpter le marbre ou d’en tirer des images. D’où dans le domaine sacré, l’absence, dans la Rome des origines, d’une mythologie du type de celle qu’on appelle “grecque”, mais qu’il vaudrait mieux appeler de la décadence hellénique. Le Romain connaissait encore moins les Dieux comme des abstractions philosophiques, des concepts théologiques, des hypothèses spéculatives. La pensée, prise en ce sens, trouvait aussi peu de place que l’art dans la réalité romaine : elle fut une importation grecque équivalant — selon l’expression efficace de Mussolini — à une “importation microbienne”.

    Le Romain ne concevait pas le divin comme “pensée”, ni comme images mythologiques, ni comme des points d’appui personnifiés pour la “foi”. Le Romain concevait le divin comme action pure. Plus que celle du deus, chez le Romain était vive la sensation du numen : et le numen est la divinité qui n’est pas une personne, mais puissance, activité, force originelle capable de se manifester : c’est l’être dont l’action positive intéresse et non pas sa représentation par l’homme (le Romain antique avait tout au plus un objet symbolique pour représenter les numina : par ex. la lance, ou le feu, ou le bouclier, etc.). La position typique de la conception moderne de la religion, à savoir le dualisme, l’homme-créature face au Créateur ou au Sauveur, fait donc défaut. Servius nous met face au point central de la vision romaine du sacré quand il dit, dans son commentaire de l’Énéide (III, 456) que les anciens Romains, les majores, situaient toute la religion, non pas dans la foi, mais dans l’expérience : majores enim expugonando religionem, totum in experientia collocabunt. À quoi il suffit d’ajouter le témoignage de Lactance (Institutions divines, IV, 3), qui nous informe que la religion romaine n’a pas pour but de rechercher la “vérité”, mais seulement de connaître le rite : nec habet inquisitionem aliquam veritatis, sed tantummodo ritum colendi.

    Il s’agit maintenant de comprendre tout cela en profondeur. La prémisse est de caractère métaphysique. Un monde invisible existe, racine et cause du monde visible. Rien n’existe ici-bas — dans la nature comme dans l’histoire, dans la réalité extérieure comme dans le corps, dans les instincts, pensées et sentiments des hommes — qui n’ait pour contrepartie, à sa racine la plus profonde, un numen. Toute cause visible n’est que cause apparente, les fils ultimes de la trame renvoient à un au-delà, qui n’est pas imaginaire, mais concret, qui n’est pas situé par-delà les espaces célestes, mais qui se trouve dans ce monde même, et qui, comme tel, apparaîtrait à quiconque serait capable  d’une perception plus directe que celle des sens animaux.

    Admettre ou non cette prémisse est le point décisif pour toute considération des formes antiques de culte, de mythologie, de théologie. Celui qui ne l’admet pas s’en tire par cette explication, bonne à tout propos : divinisation superstitieuse des forces de la nature, conceptions imaginaires et populaires étalées sur la réalité matérielle encore inconnue comme “ce qui est vraiment”. Au contraire, celui qui l’admet est introduit dans un monde d’évidences nouvelles. La capacité — atrophiée chez la plupart des modernes, conservée par l’homme antique dans une mesure d’autant plus grande qu’on remonte plus loin dans le temps — de percevoir la contrepartie spirituelle, l’aspect numineux des phénomènes et des énergies (énergies au sens psychique) est la base de la compréhension des anciennes religions et, en premier lieu, de la religion romaine.

    Nous avons dit “percevoir”. Servius écrit : experientia. Dans cette perception, la “foi” — c’est évident — n’entre pas. Quand une expérience existe, il est naturel que l’on n’ait pas besoin de recourir à la faculté de croire. Il faut toutefois distinguer une perception directe et une perception indirecte. La perception indirecte est la perception au moyen d’un symbole, d’une image ou d’une personnification. Une personne qui dort ne saisit pas directement un stimulus physique tel qu’un bruit, par exemple : on dramatise le bruit dans une image onirique correspondante. Le même stimulus, s’il atteignait en même temps différents dormeurs, produirait autant d’images du même genre. Ces images ne sont pas arbitraires. Elles sont bien imaginaires, mais l’imagination a servi, ici, à traduire à sa façon quelque chose de réel, et la différence entre les diverses images du rêve n’est qu’apparente, une fois qu’on les a reconduites à leur cause objective. Il faut penser à la même chose, précisément, pour la dite “imagination mythologique” des Anciens. Elle n’est pas poésie, ni superstition, ni arbitraire. Elle correspond à une forme indirecte, par images, d’aperception de la réalité, non pas comme extériorité, mais, plus profondément, comme force, comme numen.

    Mais cette forme imaginative, mythologique, de perception suprasensible, on ne peut que la considérer inférieure par rapport à celle où l’expérience peut être directe, par rapport à la perception absolue, c’est-à-dire sans formes ou images : muette, essentielle. Nous avons alors une conception du sacré aussi bien antérieure que supérieure à la conception “mythologique”, et que. l’on retrouve effectivement dans les plus anciens cycles de civilisation : et telle est aussi la conception romaine. Ce qui semblerait donc aux uns infériorité, incapacité imaginative, abstractisme religieux, idolâtrie dépersonnalisée de sauvages, nomenclature vide d’intimité religieuse — voici donc que cela se révèle à nous comme un signe de supériorité et dans la lumière sans équivoque d’un réalisme transcendant et essentiel : cohérente contrepartie sacrale de ce réalisme, de ce mépris de l’inessentiel, du superflu, du sentimental qui fut toujours le mot d’ordre romain sur les plans éthique, politique et social. Dans le mépris romain pour les esthètes et les philosophes se cachait la conscience d’un ethos supérieur, cet intime style de vie directement possédé qui fit dire au premier ambassadeur de la Grèce très civilisée qu’il s’était retrouvé, dans le Sénat romain, non pas parmi une assemblée de barbares, ainsi qu’il le pensait, mais parmi un concile de rois — tout comme dans la pauvreté apparente du culte romain originel, avec ses formes sèches et nues, étrangères à tout mysticisme et à tout pathos, à tout oripeau imaginaire et esthétique, nous avons quelque chose de supérieur aux exubérantes créations mythologiques et théologiques de l’esprit dévot, quelque chose de mystérieux et de puissant, dont la grandeur est difficilement concevable pour nous.

    Tel est le premier point qu’il faut fixer et marquer au sujet de la vision romaine du sacré. Mais la nature, l’histoire, l’homme, les pensées, les actes et les destins humains, dénudés et perçus non pas sous la forme de Dieux personnels, bons ou mauvais, mais sous la forme de numina, c’est-à-dire de pouvoirs, représentent un monde à l’état libre, un monde sans “créateurs” ni “providence”, sans “rédempteurs” ni lois transcendantes. Quelle était l’attitude du Romain ancien, quelle était l’arme du Romain face à ce monde “numineux” directement perçu ?

    Nous arrivons au second point : au mystère du rite. Le réalisme transcendant du Romain avait une contrepartie dynamique : l’activisme transcendant. Et c’est ce que nous verrons dans notre prochain article.

    II — La conception romaine du “rite”

    Là où le divin n’est pas conçu comme une personne, mais comme une force, le culte ne peut être qu’action. La religion originelle des Romains ne fut pas une religion du sentiment ou de la spéculation, mais bien une religion d’action pure. À la conception du dieu comme numen correspondait la conception du culte comme rite.

    Rappelons-nous le monde tel qu’il est conçu par les sciences naturelles modernes. Il se compose d’énergies qui produisent des phénomènes déterminés selon des rapports nécessaires de cause et d’effet. Les opinions ou les sentiments n’ont aucune influence sur ce déterminisme. Personne n’adressera une prière au glacier afin que, bienveillant, il devienne eau, et personne ne pensera qu’un processus d’intoxication suivra tel cours plutôt que tel autre, ou que la foudre produira tel effet plutôt que tel autre selon les différentes opinions philosophiques ou selon les différentes données morales ou religieuses des individus particuliers. Face aux phénomènes naturels, l’homme n’a pas d’autre possibilité que celle d’intervenir lui-même comme cause objective, supra-sentimentale et supra-morale, de phénomènes. C’est ce qu’a fait l’homme moderne en créant la technique, c’est-à-dire des déterminismes qui interviennent efficacement dans la trame des forces de la nature et qui les dirigent selon la volonté humaine.

    Or, ce qu’est aujourd’hui la technique dans le monde de la matière, le rite l’était dans le monde de l’esprit, dans le monde du “sacré”, une fois qu’il fut conçu tel que le Romain, originellement, le conçut : impersonnellement, non pas comme “âme”, mais comme un ensemble articulé de forces objectives suprasensibles. Bien foin d’être formalisme creux, cérémonie aride et abstraite privée d’“intimité religieuse”, le rite valait, dans le cadre d’une humanité ancienne — dans le cycle de laquelle rentre le peuple romain — comme quelque chose d’infiniment supérieur à n’importe quelle “intimité religieuse” : il valait comme une arme objective, surnaturellement efficace, apte à agir sur le plan dont on pensait que dépendait invisiblement tout ce qui est réalité extérieure conditionnée : naturelle et historique, individuelle et collective.

    Le rite accompagnait d’ailleurs chaque aspect de la vie romaine. La plus ancienne forme de religion romaine se rattache aux indigitamenta. Indigitare signifie invoquer. Les indigitamenta étaient un traité où avaient été fixés les noms des différents Dieux et les occasions dans lesquelles ils pouvaient être invoqués efficacement, selon leur nature propre et les occasions où ils pouvaient intervenir. Ces noms étaient donc nomina agentis, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas une origine mythologique, mais pratique. Ils renfermaient aussi des relations mystérieuses, qui reprenaient l’antique conception selon laquelle le nom contient, dans une certaine mesure, la puissance, l’âme de la chose nommée ou évoquée. Caractéristique est la formule romaine qui accompagnait toujours le rite : « J’écoute ce que je suis en train de nommer ». Elle contient toute la conscience profonde de l’acte, sa responsabilité, la participation à son moment fatidique, qui sera commandement pour l’invisible.

    Non pas un système de prières ou de dogmes, donc, mais un système d’invocations. Ces invocations n’avaient pas de sens de dispositions d’une âme dévote tournée vers un Dieu personnel, mais celui de parties d’une action bien déterminée qui, en général, était le rite, et avec laquelle commençait et prenait fin le rapport du Romain avec le sacré. Le terme “religion”, avant tout, définissait donc pour le Romain un rapport d’action avec la divinité. La “religion” romaine « n’eut jamais un contenu théorique, éthique ou métaphysique, ne posséda jamais, et ne voulut pas posséder un ensemble de doctrines sur Dieu, le monde ou l’homme : elle s’épuisait dans le rite. Hors du rite il n’y avait pas de religion, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Accomplir exactement le rite veut dire être religieux. Celui qui fausse le rite sort des limites de la religion, quand bien même son intention se trouve être pleine et sincère, et tombe dans la superstition » (Macchioro).

    Par conséquent, dès les origines, le rite romain apparaît fixé avec un soin méticuleux. La formation du rite vrai, c’est-à-dire efficace, adéquat, déterminant, constitue le centre d’intérêt de la religion romaine. Ainsi se forme un jus sacrum, c’est-à-dire un " rite traditionnel fixe, qui coïncidait avec la religion et qui, en tant que lei, ne pouvait être changé en aucun détail sans que fût détruit le rapport avec le dieu, rapport compris dans l’exécution même du rite. La plus petite infraction au jus sacrum, même par inattention, créait un piaculum, avec pour conséquence le fait que toute la cérémonie devait être répétée. Si le coupable du piaculum avait commis l’erreur volontairement, alors son rapport avec la divinité était brisé pour toujours et il se retrouvait hors du jus sacrum, impius et sujet à la punition divine ; si le piaculum était involontaire, alors le rapport se rétablissait par un sacrifice expiatoire.

    Mais même au sujet de cette “punition divine” et de cette “expiation”, il faut s’entendre. Dans l’ancienne conception rituelle romaine, il n’est question ni de péché ni de repentir. Dans un laboratoire, on peut avoir faussé une expérience par inadvertance ou par imprudence. Il faut alors la répéter, si l’on ne veut pas avoir à subir les conséquences de l’erreur, qu’un détail minuscule peut suffire à provoquer. C’est exactement ce que l’on doit penser pour l’action rituelle également. Quand l’ancienne tradition romaine parle d’une personne “foudroyée”, pour avoir altéré le rite d’un sacrifice, on ne doit voir dans ce “châtiment divin” rien d’autre que l’effet fatal et impersonnel de forces évoquées et mal dirigées. Quant à l’expiation ou au sacrifice expiatoire, il n’a pas le sens d’un acte moral de contrition, mais celui, sommes-nous tenté de dire, d’une opération objective de désintoxication et de réintégration à l’égard de celui qui a inconsidérément ouvert la voie à des forces polarisées en un sens négatif, et propres à diminuer la faculté objective d’“invoquer” dans la personne du coupable.

    Dans le rite, dans la tradition du rite, inflexible et totalement déterminée, comme tradition d’action transcendante, se trouve centrée non seulement la vie romaine, mais aussi la grandeur romaine. Valère Maxime (1, 1, 8) rapporte que les Romains attribuaient leur fortune au caractère scrupuleux de leur rituel. Après la bataille de Trasymène, Fabius — selon Livius (XVII, 9) — dit aux soldats : « Votre faute est plus d’avoir négligé les sacrifices que d’avoir manqué de courage ou d’habileté ». Plutarque rapporte que, dans les moments terribles de la guerre des Gaules, les Romains « estimèrent de plus grande importance pour le salut de la ville que les consuls pratiquassent les choses divines, plutôt que de vaincre l’ennemi » (Vie de Marcellus, 4). Comme un dernier écho, Julien Empereur (Contre Héraclius le Cynique, 222c) n’hésite pas à dire qu’il ne saurait opposer à la connaissance rituelle des “Dieux” « même pas la domination de tous les pays barbares mis ensemble avec les pays romains ».

    Macchioro écrit : « Cet attachement héroïque au rite, cette foi aveugle dans l’action ne sont pas dénués de grandeur. Quelque chose de très grand se cache sous ce ritualisme pesant et sombre : la fidélité, la certitude que celui qui observe la tradition est dans le vrai ». Si l’on a compris ce que nous avons exposé jusqu’ici, chacun verra le caractère unilatéral de ce jugement. Au lieu d’un ritualisme “pesant et sombre”, c’est d’un ritualisme “limpide et fort” que l’on peut parler, là où dans le monde spirituel, qui sera obscurci ensuite par les nuages des sentimentalismes dévots et des mysticismes, régnait la même et claire loi d’action que celle qui existe dans le monde de la technique. On ne peut pas parler d’attachement héroïque, synonyme de fidélité traditionaliste aveugle, là où la tradition, comme jus sacrum, a la valeur d’un système objectif, impersonnel, basé sur des rapports expérimentaux : système en fonction duquel chercher du neuf ou du “personnel” avait aussi peu de sens qu’en aurait le fait d’en chercher dans les lois que l’on présuppose aujourd’hui pour produire une action quelconque dans le domaine de la matière et de l’énergie. Enfin, si l’on garde présent à l’esprit cette comparaison, de même qu’il est évident que la bonne intention ne suffit pas quand, par défaut de science et d’exactitude, on s’est trompé en mettant en marche un mécanisme —, de même il est évident que c’était, non pas le fait de “croire” mais l’accomplissement du rite qui était nécessaire, et que c’était l’exactitude dans le rite qui représentait pour le Romain le point fondamental. Tout ceci se tient dans une atmosphère de clarté. Mais s’opposent, de façon tenace, à la compréhension de cette clarté, l’esprit irréaliste des modernes, leur humanisme et leur psychologisme, leur superstition, qui font que la spiritualité n’est pas réalité, mais “intériorité”, “intention”, “foi”.

    Ceci amène à un deuxième aspect de l’antithèse déjà mentionnée dans notre article précédent, lorsque nous avons relevé l’absence, chez le Romain, de toute trace de dualisme religieux. La religion s’identifiant au rite nu et le sacerdote ou patricien sacral au seigneur du rite, on découvre au centre de la vision romaine du sacré l’idéal que nous avons déjà défini comme “virilité transcendante” et qui n’est rattaché par rien à tout ce qui est humilité, prière ou crainte de Dieu. Macchioro parle d’une conception complètement magique de la religion romaine : “magique, donc antireligieuse”. « L’action magique — dit-il justement - se distingue de l’action religieuse en ceci que celle-ci implore l’intervention divine, tandis que celle-là l’exige ; l’action magique oblige le dieu à servir la volonté humaine, et le dieu ne peut pas se soustraire à son pouvoir ». Ayant établi les “rites vrais”, le Romain pensait que lorsqu’ils avaient été exécutés parfaitement, le dieu pouvait aussi peu se soustraire au but proposé qu’une substance chimique à une transformation donnée, une fois que toutes les conditions nécessaires ont été réunies par l’opérateur. En ce sens, on peut dire, avec Macchioro, que la vision romaine du sacré est “magique” bien que les Romains condamnassent les mages et les sorciers et bien qu’ils eussent nourri, pour les haruspices étrusques, une méfiance mal dissimulée. Et l’on peut aussi reconnaître, avec le même auteur, une affinité formelle avec des attitudes propres aux populations dites sauvages. Mais ici aussi, il importe de bien se comprendre.

    Tout d’abord, si l’on parle de “magie” l’esprit ne doit être porté à rien de ce que l’on pense à ce sujet aujourd’hui — à cause de préjugés ou face à des falsifications ridicules —, et même pas au sens particulier de ce mot lorsqu’on le rapporte à une science expérimentale antique d’un type pas très élevé. La “magie” doit ici servir à désigner une attitude spirituelle qui, par rapport à l’attitude “religieuse” (au sens courant du terme), se trouve dans le même rapport que le masculin et le féminin, le “solaire” et le “lunaire”. “Mage” — selon l’heureuse expression de Keyserling — est celui qui n’a pas besoin de se prosterner et de prier : mage est celui qui est et qui peut.

    Quant aux affinités avec les “sauvages”, ceux-ci, traditionnellement, ne doivent pas du tout être considérés comme les “primitifs”, les stades préculturels et “infantiles” de l’humanité, mais comme des fragments ultimes et dégénérescents, en voie d’extinction définitive, de races et de civilisations très anciennes, dont on a perdu aujourd’hui jusqu’au nom. Et puisque, pour le Romain comme pour nous, ce qui se trouve aux origines ce n’est pas l’inférieur, mais le supérieur, le plus proche de la spiritualité absolue, le fait que certaines traditions ne survivent chez les sauvages que sous des formes matérialisées, bestiales et dégénérescentes ne doit pas nous empêcher de reconnaître le sens et la dignité qui leur sont propres, dès lors qu’on les a reportées aux origines. La “magie” des sauvages est même, dans une large mesure, le dernier écho déformé d’un cycle primordial de civilisation virile et solaire, faite de clarté et de force. de relations directes avec le divin et de gestes de puissance, et non pas de prières et de sentiments.

    Ce n’est donc pas dans des formes dégénérescentes, comme dans ces pauvres résidus, mais dans une forme encore lumineuse et consciente d’elle-même que la Rome antique incarna et continua cette spiritualité originelle, qui imprégna toute sa vie et soutint occultement sa grandeur, à travers, justement, le rite et la tradition du rite. Ce que furent les autres manifestations de la même attitude dans la Rome antique et comment, lentement, se produisirent ensuite l’altération et la syncope de cette virilité spirituelle romaine, c’est ce que nous verrons dans les prochains articles.

    III — La conception romaine du “post-mortem”

    Dans des écrits déjà parus sur cette page, nous avons dit quelle vision générale du sacré eut le Romain antique et comment il conçut le “rite” ; cela étant, nous voulons considérer maintenant de quelle façon le Romain affrontait le problème de la mort. Ici aussi, de nombreux matériaux et références ont été recueillis dans l’ouvrage de Macchioro, Roma capta, auquel il a été fait allusion : cependant, pour une compréhension véritable, nous devrons encore une fois nous appuyer sur cet enseignement que, d’une manière générale et universellement, nous appelons “traditionnel”.

    Un tel enseignement s’impose même à nous de façon particulière à l’égard de la conception romaine, de la mort et du post-mortem. Il n’est pas possible de comprendre vraiment ni le sens de cette conception, ni son intime raison d’être, liée à une. période historique déterminée, si on ne les rapporte pas à un tout, à un enseignement plus général, dont ils ne sont qu’une partie. Un autre point important, généralement négligé, c’est que dans ce domaine comme dans d’autres, la tradition romaine ne s’est définie qu’à travers une lutte entre des conceptions opposées et par la purification ultérieure de conceptions pré-romaines, rattachées à des types inférieurs de civilisation aborigènes.

    Pour en venir à notre problème, l’enseignement traditionnel général, auquel nous avons fait allusion, est que le destin de ceux qui meurent n’est pas égal pour tous, mais varie soit selon les individus, soit selon les différentes époques de l’humanité. L’âme du mort peut fouler la voie “solaire” ou bien la voie des “enfers”.

    Le long de la première voie elle devient immortelle, non pas dans le sens d’une continuation de ce qu’elle fut simplement dans la vie humaine, mais dans le sens d’une transfiguration en un demi-dieu ou “héros” participant de l’indestructibilité des olympiens. Le long de la seconde voie le mort comme individu, s’éteint. De lui ne reste qu’une “ombre” ou “larve”. Ses énergies vitales retournent à la substance impersonnelle de la race ou de la famille ; substance qui, seule, se perpétue et se maintient à travers les diverses incarnations caduques que sont les différents individus de cette lignée, quand ils ne se sont pas hissés au-delà de la simple vie par une action spirituelle. La conception des enfers comme lieu de peine et de tourments est tout à fait étrangère à la plus antique spiritualité de type indo-européen, et donc aussi à la spiritualité romaine. Il n’y a que l’alternative : être ou ne pas être après la mort. Et “être” signifie survivre non plus comme homme, mais comme numen. “Ne pas être” c’était comme la nuit et le sommeil. Selon la tradition, ces deux possibilités ne se sont pas toujours présentées d’une manière égale pour les différentes périodes de l’humanité. Aux origines, pendant ce qu’Hésiode appelle “l’Âge d’or”, la voie “solaire” aurait été infiniment plus accessible aux hommes que durant les derniers âges, durant “l’Âge de fer” le destin général de la plupart des morts (et, à ce sujet, il est très significatif que les Grecs aient eu, pour désigner les morts, une expression qui veut dire “les plus nombreux”) dans les derniers âges serait — selon l’enseignement d’Hésiode, qui trouve d’ailleurs une correspondance dans bien d’autres traditions — “l’extinction sans gloire dans l’Hadès”. À ce destin n’échapperait que la dite “génération des héros”.

    Sur cette base, on peut comprendre le sens tant de la conception originelle romaine du post-mortem que du développement de cette conception. L’idée démocratisée — c’est-à-dire étendue à tous — de l’immortalité de l’âme lui était tout à fait étrangère. Aux origines, il est probable que le problème du post-mortem comme problème métaphysique ne se posait même pas pour le romain. Virilement réaliste, étranger à tout abstractisme philosophique, fermé à toute évasion de l’espoir, de la crainte ou de la “croyance” le romain ne s’intéressait pas à cela. Cette humanité rude savait aussi regarder d’un œil clair et calme un néant éventuel sans être saisie de terreur. Elle n’avait pas besoin de visions spéciales de l’outre-tombe, attrayantes ou terrifiantes, pour donner à sa vie un sens et une norme rigide. Ainsi, la conception originelle du post-mortem à Rome fut surtout celle d’une nuit, d’un état sans joie ni peine : Nox est perpetua una dormienda [il nous faut dormir une seule et même nuit éternelle] dit Catulle ; ultra neque curae gaudi locum esse, telles sont les paroles attribuées à César lui-même. À cet égard, le succès de la philosophie épicurienne à Rome est plein de sens. Ce n’est pas tant du matérialisme que du réalisme. L’antique âme romaine réagissait contre le mysticisme et le mythologisme importés d’Asie et de l’Hellade décadente, elle se retrouvait dans une conception comme celle d’Épicure et de Lucrèce, dans laquelle l’explication selon des causes naturelles avait la valeur d’une arme pour détruire la terreur de la mort et de la peur des dieux, pour libérer la vie, en somme, et lui fournir calme et sécurité : tandis que demeurait l’idéal olympien des Dieux comme essences impassibles et détachées, dont il n’y a rien à espérer et rien à craindre, et qui ne peuvent valoir, pour le sage, que comme modèle et comme limite de perfection.

    Mais la question du post-mortem ne s’épuisait pas dans le problème métaphysique du destin de l’âme individuelle. Au contraire, l’enseignement antique apercevait dans l’homme un être beaucoup plus complexe que celui qui résulte du simple binôme âme-corps. Il affirmait que différentes forces existent dans l’être humain, essentiellement celles de la lignée et de la race, lesquelles entretiennent lois et relations spéciales tant avec les vivants qu’avec les morts. La partie du mort qui entretient un rapport essentiel avec ces forces est celle qui intéressait surtout le romain : par conséquent, non pas le mort en soi, mais bien le mort conçu comme une force qui subsiste, qui continue à figurer dans les couches profondes d’une lignée et dans le destin d’une famille, d’une gens ou d’une race vivante, et à agir positivement sur cette lignée. Et ici se présentent de nouveau les thèmes déjà indiqués comme caractéristiques de la conception générale romaine du sacré : au lieu de l’âme, un pouvoir ; au lieu de la dévotion et du sentiment, l’efficacité objective d’un rite. En effet, originellement le romain considéra dans le mort non pas un être personnel, mais une énergie impersonnelle à traiter comme toutes les autres énergies qu’il entrevoyait dans la trame des phénomènes sensibles. Les morts “n’aimaient pas” les hommes, et ceux-ci “n’aimaient" pas les morts — relève De Coulages. Il n’y avait pas de rapport de regret ou de pitié ou, du moins, celle-ci était chose tout à fait subordonnée et “privée” face au but essentiel, qui était de diriger les énergies libérées avec la mort, de sorte qu’elles fussent amenées à agir dans un sens de fortune, et non pas de malheur. En somme, il s’agissait plus ou moins d’un rapport technique.

    Si nous considérons maintenant le développement de la conception romaine, nous voyons que celle-ci, ainsi qu’on l’a signalé, se ressent de façon prépondérante, aux origines, de ce qui fut propre aux peuples italiques autochtones relevant d’une civilisation plus basse et non héroïque, chez lesquels l’horizon s’arrêtait essentiellement à la voie que nous avons appelée voie des enfers : les morts, en général, se confondent avec les énergies impersonnelles du sang et, à ce titre seulement et non pas comme des forces transfigurées et transfigurantes, ils continuent à être unis aux vivants. Tel est le sens de l’antique conception romaine des lares. Le lare est le genius generis, c’est-à-dire la force vitale qui engendre, conserve et développe une lignée donnée et, simultanément, c’est le réceptacle des énergies des morts, la substance dans laquelle les morts continuent à vivre et à être obscurément présents dans la famille. Dans sa forme originelle, le culte des lares n’est pas romain et n’a pas de caractère patricien. Son origine est sabine ou étrusco-sabine. Il aurait été introduit par Servius Tullius, c’est-à-dire par une roi d’extraction plébéienne. La légende qui fait des Lares les fils de “Mania la muette” ou d’Acca Laurentias, identique à Dea Dio, et qui leur donne comme région propre non pas les hauteurs des cieux ou un lieu symbolique de la terre, mais la zone inférieure, subterrestre (Festus : deorum inferorum, quos vocant Lares), cette légende nous reporte aux civilisation asiatico-méridionales de type naturaliste et matriarcal, ignorantes de l’idéal supérieur d’une virilité céleste. Une particularité du culte des lares est que les esclaves y prenaient une part prédominante ; c’était même le culte qui les avait parfois pour ministres.

    Mais celui qui considère le développement de la tradition romaine peut constater facilement une purification progressive de ce culte, au moyen de laquelle on passe de la conception du mort qui se dissout dans la force obscure et naturaliste des ancêtres à celle du mort comme “héros” comme ancêtre divin, créateur d’une hérédité surnaturelle que le rite familial renouvelle dans sa descendance. Varron déjà, assimilant les lares aux manes, les appelle “esprits divins” et “héros”. À partir de cette époque, l’assimilation aux héros du culte patricien grec devient toujours plus fréquente et ramène Rome, sous ce rapport également, au niveau des grandes traditions spirituelles de type indo-européen. Un Censorinus et un Plutarque nous parlent d’une dualité, d’un “génie” double, avec un aspect lumineux et un aspect obscur, jusqu’à ce que, dans des traditions trouvant leur débouché chez Plotin, le lare soit conçu comme l’âme de ceux qui se sont libérés au moment de la mort, devenant des esprits éternels. Alors que le lare était représenté, à l’origine, par le serpent, par l’animal ambigu de la terre humide, il prend ensuite des traits virils, il adopte la forme du pater familias en train de sacrifier au point de pouvoir être reporté à la signification “royale” déjà contenue dans le sens primordial du terme, lui-même : puisque lar équivaut au grec ànax, qui veut dire guide, chef ou prince.

    Le sens profond de cette transformation apparaîtra clairement à tous, par rapport à la logique en fonction de laquelle les éléments étrangers, qui peuvent avoir facilité cette transformation, reviennent au second plan. C’est une vision essentiellement aristocratique qui prend forme ici. Le destin de ceux qui ne seront qu’ombres de l’Hadès est surmonté. Le mort reste uni aux vivants, non pas comme la simple énergie de la race, comme la “vie” d’un sang donné, mais comme quelque chose de transfiguré, comme un principe lumineux qui a pour corps la flamme éternelle rituellement allumée au centre de la demeure patricienne, et qui n’est pas une abstraction ou un souvenir pieux, mais bien une force, une force qui agit dans un sens de salut, de “fortune”, et de grandeur quand la descendance, à travers le rite, sait la conserver, la préserver et l’alimenter, et quand elle reste fidèle à sa tradition. Cette conception atteint sa forme la plus élevée dans le culte impérial. La relation se fait immédiate, vivants et morts vont former une unité héroïque, l’humain et le surhumain, les origines et le présent s’unissent. Le prince apparaît comme la manifestation de la force de l’ancêtre divin lui-même et de tous les morts d’une race qui a trouvé en celle-ci une vie éternelle ; tout comme lui-même la trouve lorsque, sous la forme symbolique de “l’aigle”, son âme, libérée par les flammes du bûcher de tout résidu matériel, prend son vol vers le libre ciel.

    IV — Le culte romain de la terre et du sang

    En rapport avec les différents écrits parus sur cette page au sujet de l’antique vision romaine du sacré, nous voulons parler aujourd’hui du sens qu’avait chez les Romains, en relation avec la spiritualité propre aux civilisations indo-européennes en général, la religion du sang et de la terre.

    Le premier point à fixer, c’est que, traditionnellement, entre l’homme et sa terre, entre sang et terre et, enfin, entre culte et terre existaient des relations intimes, de caractère psychique et vivant, qui sont aujourd’hui entièrement perdues. On sait que pour l’homme antique en général, l’espace n’avait pas un caractère abstrait et impersonnel ; toute région, par-delà son individualité géographique, avait son individualité psychique, son “âme” et ceci non pas comme une allégorie ou un sentiment romantique, mais en relation avec des énergies invisibles déterminées — peut-être dirait-on aujourd’hui subconscientes —, bien réelles pourtant : énergies qui finissaient par faire partie de l’essence intime des êtres qui naissaient dans la zone correspondante. La représentation de ces énergies au moyen d’images symboliques prenait forme dans les “Dieux” des différents lieux.

    Cette conception générale se retrouve donc dans la Rome antique. Déjà par leur autel, dont le feu éternel représentait pour ainsi dire l’âme mystique et l’unité interne d’une famille, d’une gens ou d’une race donnée, entre les Dieux du culte patricien et le sol il y avait un rapport mystérieux et essentiel. Le donné immédiat (il faut remarquer que nous disons donné immédiat) pour le Homain ne fut pas le culte d’un Dieu de l’Univers, d’une entité abstraite commune à tous les hommes et à toutes les races, mais le culte concret de numina déterminés, qui étaient respectivement les numina d’autant de races et donc, aux origines, d’autant de terres, c’est-à-dire des domaines correspondant à chacune d’elles. D’où un pluralisme religieux (vulgairement, on utilise la formule vide et méprisante de “polythéisme païen”) et l’idée antique d’une enceinte sacrée et inviolable, heretum, au milieu de laquelle se trouvent l’autel et le feu mystique des différentes gens. La limite de l’heretum est fatidique, des divinités associées aux principaux dieux de la lumière et de l’ordre, comme Jupiter ou Zeus, la protègent. Et le caractère symbolique, interne, qui se cachait assurément dans cette idée romaine de la “limite”, devient manifeste dans le fait que quiconque abattait ou repoussait une des limites des divisions territoriales des Romains était considéré comme un être maudit, que n’importe qui pouvait même mettre à mort — et tout autant dans l’oracle annonçant que l’époque de la destruction des “limites” sera aussi le saeculum de la “fin du monde”, c’est-à-dire de l’écroulement d’un cycle donné de civilisation.

    Éclairons opportunément ces antiques traditions. Soulignons donc, en premier lieu, que sous le soi-disant polythéisme se cachait un idéal spirituel d’une incontestable valeur, un idéal organique. Sur un plan déterminé (n’oublions pas de relever cette réserve), le dieu doit être notre dieu, celui de notre terre et de notre sang. En d’autres termes, l’expérience du divin est articulée et différenciée. Les feux qui brillent au centre des différentes terres sont les vivants points de référence de la fides d’autant de noyaux patriciens bien différenciés, virilement recueillis, chacun autour de son “père” simultanément prêtre, chef et seigneur de justice de sa “gens” et de sa terre. Tel est le stade originel, que l’on rencontre dans la plus ancienne Rome, comme aussi dans d’autres civilisations ethniquement proche d’elle. Nous pourrions parler ici d’un féodalisme religieux.

    En second lieu, il faut déclarer falsificatrice ou, du moins, unilatérale, l’interprétation naturaliste de ces réalités, interprétation qui, malheureusement, est encore celle qui domine dans l’enseignement courant et qui détruit chez les jeunes toute possibilité de comprendre vraiment tant d’aspects de notre antique grandeur. Du fait que les Dieux romains étaient en relation avec la terre comme avec le sang, on en déduit qu’ils étaient de simples divinités “naturalistes”, c’est-à-dire des divinisations superstitieuses d’énergies naturelles. On ne pense même pas que le contraire pourrait être vrai, c’est-à-dire qu’il s’agirait, dans les cas les plus significatifs, non pas d’énergies de la nature divinisée, mais bien de forces divines qui divinisaient cette nature, laquelle n’a été conçue, de manière superstitieuse, comme une réalité en soi, base de tout le reste, que par les modernes. Une telle idée, d’ailleurs, devient évidente dès qu’on se rappelle que le droit de propriété, à l’égal de la tradition du sang, était à l’origine un privilège essentiellement aristocratique, patricien — mais que, selon l’idée antique, un caractère surnaturel, et non pas naturaliste, fut attribué à l’aristocrate, au patriciat. Patricienne était une lignée qui avait eu aux origines un “dieu” ou “héros”, c’est-à-dire, en dehors de tout symbole, un être entré en contact avec un monde supérieur et en mesure de transmettre à ses descendants une hérédité aussi bien mystique que biologique, une espèce de force d’en haut. Or, dans la plupart des cas, ces ancêtres divins étaient en rapport étroit avec les Dieux d’une terre et d’un sang, quand il ne s’agissait pas d’une identification pure et simple. Ces Dieux représentaient donc moins des forces naturalistes qu’une sorte de conquête spirituelle opérée sur ces forces. Sang et terre devenaient sacrés à travers la force sacrée de l’ancêtre, et par cet engagement mystique de la conserver et de l’alimenter qui, au fond, était le vrai sens du rite pour maintenir allumé, sans interruption, le feu propre à chaque gens.

    S’il fallait parler de naturalisme, au sens de contacts avec les forces obscures de la terre et de la vitalité désordonnée, ce serait le cas en dehors des cultes patriciens, en référence aux cultes collectivistes et mêlés de la plèbe, définie, selon Livius, par le fait de “ne pas pouvoir nommer un père”, au sens, naturellement, de ne pouvoir se vanter d’aucun “héros” aux origines, au sens, plutôt, d’avoir seulement une “mère” — la Terre-Mère, matrice panthéiste de toute vie indifférenciée et non transfigurée. Ne serait-ce qu’en passant, on ne peut pas ne pas relever que souvent la religion dite universaliste, dans sa supériorité présumée sur la terre, le sang et la tradition, n’a été qu’une incarnation plus ou moins sublimée de ces cultes collectivistes de type plébéien, rattachés à ses couches sociales qui, en réalité, n’avaient ni terre ni tradition : au point que le passage de l’ancien “polythéisme” aristocratique à cette religion indique bien plus une dissolution que ce progrès inconsidérément vanté par beaucoup.

    Mais à propos de ce dernier trait, il faut noter que la vision de la Rome antique, bien que s’appuyant sur le pluralisme religieux, ne s’épuisait pas en lui ; elle admettait un développement ultérieur, qui ne niait pas les différences, mais les hiérarchisait. En toute rigueur, ce pluralisme aurait dû empêcher, en effet, l’unité d’une cité ou d’un État. Mais voici que, déjà, dans le rite légendaire de la fondation de Rome, alors que les différents chefs déposèrent un peu de la terre de leurs terres — terra patrum — dans la tombe commune, nous avons l’idée d’un principe supérieur de solidarité et d’unité. Ce principe s’exprima justement dans des cultes correspondant à l’unité de l’État et constituant une couche supérieure, qui, avant les temps de la décadence, co-existait non seulement avec les divers cultes gentilices romains de la terre et du sang, mais aussi avec des cultes de races étrangères.

    Des traditions romaines très caractéristiques apparaissent ici. Derrière chaque action de conquête militaire, romaine se cachait une action de conquête pour ainsi dire mystique. C’était la ferme conviction des Romains qu’une race ou qu’une ville ennemie ne pouvait pas être vraiment dominée si l’on ne dominait pas les Dieux qui y correspondaient. D’où le rite dit de l’evocatio, destiné précisément à arracher les numina des ennemis à leur autonomie, à les assujettir à Rome. Et la capitulation de l’ennemi, la deditio, s’accompagnait de l’incorporation des territoires, mais aussi de l’incorporation des divinités de ces mêmes territoires dans l’unité plus élevée qui correspondait finalement à celle de l’imperium.

    D’où, justement, l’institution du panthéon. S’étant élevée à la dignité de dominatrice de peuples, Rome ignora aristocratiquement l’intolérance religieuse, Rome se garda de détruire et de niveler chacune des croyances des peuples soumis, tant qu’elles étaient vraies et normales, c’est-à-dire correspondant à leur terre, à leur sang et à leurs coutumes, et tant qu’elles n’avançaient pas des prétentions de privilège ou de prosélytisme. Rome accueillit donc, et respecta, dans son panthéon. les différents cultes nationaux, supposant cependant la reconnaissance d’une unité supérieure à chacun d’eux, qui correspondait à l’unité supra-nationale de l’imperium. L’expression symbolique de cette unité fut le culte de l’empereur, non pas en tant qu’homme, mais comme numen, et le culte, étroitement lié au précédent, de la victoria romana, c’est-à-dire de la personnification de la force fatidique qui éleva Rome au-dessus de tous les peuples.

    Telles sont les bases véritables, spirituelles, de l’universalité, que la Rome des Césars connut et dont restent débiteurs ceux qui, plus tard, purent parfois s’élever à une quelconque grandeur.

    ► Julius Evola, Diorama : 1934-35, Europa, 1974. [version pdf]

    Texte publié dans le page spéciale “Diorama Filosofico” du quotidien Il Regime Fascista, 1934. Traduit par Philippe Baillet, publié dans Totalité n°6 & 7, 1978-1979. Autre traduction par H.J. Maxwell in : Symboles et “mythes” de la Tradition occidentale, Archè, 1980. Traduction par le site Evola As He Is, 2006 Thompkins & Cariou : version anglaise / version française.

     


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