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    VOULOIR n° 06

    Mai 1984

    [version pdf]

     

    ◘ SOMMAIRE :

    • Éditorial : L’Europe… Pour quoi faire ? (G. de Villenfagne de Sorinnes)
    • Vocabulaire : Éthologie / Évolution / Fonction / Géopolitique (R. Steuckers)


    LECTURES

    • Éléments n°50 : L’argent (RS)
    • Aufbruch n°1 [dir. A. Krebs] (J. Kaerelmans)
    • L’origine des Indo-Européens par L. Kilian (RS)
    • Penser la Défense par X. Sallentin (A. Sampieru)
    • La Troisième Voie [XXVIIe colloque du GRECE] (RS)
    • Bismarck par L. Gall (A. Sampieru et M. Froissard)
    • La Nouvelle Société de consommation par G. Faye (RS)
    • La Nouvelle Asie par F. Joyaux et P. Wajsman (P. Jeubert)
    • Éléments n°48/49 : Tiers-Mondisme et cause des peuples (RS)

     

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    Friedenbewegung◘ Éditorial : L’Europe… Pour quoi faire ?

    [Ci-contre : Pour le mouvement ouest-allemand de la paix ou pour les élections européennes, le citoyen est désorienté. Le nouveau langage sociologique dira : “Il n’y a plus de transparence”. Effectivement, l’opacité règne, sauf si l’on prend la peine de procéder à une généalogie des valeurs. C’est notre objectif premier]

    Un peuple qui oublie sa culture perd son identité et sa mémoire. À quelles sources puisera-t-il encore la puissance et la souveraineté qui garantissent sa liberté ? Au seuil d’un nouveau millénaire, l’Europe n’a pas su dépasser les nationalismes du XIXe siècle. Elle s’est livrée aux pires des guerres fratricides. Avec le recul du temps et sans renier ni ternir la mémoire de tous ceux qui ont payés de leur sang leurs engagements dans ces périodes troubles de l’histoire, nous ne ferons pas chorus avec certains qui proclament encore que 1945 fut la victoire des démocraties.

    Belle victoire, si on en juge par l’état dans lequel ces démocraties nous livrent l’Europe quarante ans plus tard ! Déchirée par Yalta, l’Europe, centre géopolitique du monde, présente une bien triste figure. À l’Est, des pays livrés à des bureaucraties étatiques et qui portent ironiquement le nom de “démocraties populaires”. À l’Ouest, des nations qui souffrent toutes ou presque d’un mal qu’on pourrait qualifier de “social-étatisme”. La principale préoccupation des hommes qui président à leurs destinées consiste à tenter de renflouer des caisses toujours plus vides parce qu’alimentant des appareils toujours plus lourds, plus inefficaces et prébendiers. Cette Europe qui tente de faire son unité par l’économie et n’y parvient guère, est en fait profondément divisée dans sa volonté par les deux grandes idéologies que distillent les véritables vainqueurs de 1945 et auxquelles trop d’Européens souscrivent aveuglément.

    Sous peine de connaître la servitude, l’Europe doit trouver sa propre voie. Nous optons résolument pour celle d’un monde multipolaire qui permettrait aux peuples d’Europe de retrouver leur identité et d’entraîner d’autres peuples à se dégager de cette bipartition croissante du monde. Cette voie serait aussi celle de l’affirmation des droits des peuples et des cultures qui leur sont propres. Elle s’opposerait du même coup à ce mondialisme massificateur et égalitaire qui, marxiste ou libéral, cache un impérialisme sans vergogne que, pour la plupart, nous avons identifié du côté russe mais bien moins souvent du côté américain. Ces derniers ne sont-ils pas parvenus, par le biais d’un système économique multinational, à mettre près de la moitié des jeunes qui peuplent le monde en uniforme de cow-boy, à leur faire boire de Stockholm à Cape Town [Le Cap] et de Lisbonne à Melbourne l’universel Coca-Cola, et bien pire à polluer leur esprit par des feuilletons télévisés, type “Dallas”, qui diffusent, traduits dans toutes les langues, une vision de la réussite humaine totalement réduite à la réussite économique ? Si nous insistons moins sur l’impérialisme russe, c’est qu’il apparaît à la conscience de beaucoup d’Européens qui réagissent et s’y opposent, même parmi ceux qui se disent, sinon marxistes, proches du marxisme.

    Il n’en va pas de même de la menace culturelle américaine dont la plupart des gens ne prennent pas conscience. Par la vision de l’homme réduite à l’économie, à la consommation, au confort qu’elle diffuse, elle accrédite l’idée d’un marché mondial qui, par ses seules caractéristiques de “marché libre” permettrait, sur l’ensemble de la Terre, l’avènement d’une sorte de paradis terrestre transformant le monde en un “Super-Monoprix-Mondial”, nouveau temple de la consommation où officieraient quelques grand-prêtres du dieu-marchand dont la triste religion aurait enfin conquis la planète entière. Pour Karl Marx aussi l’humanité était appelée à se réconcilier dans un bien-être perpétuel. Or cette vision est un leurre, le libéralisme américain comme le communisme dans sa version soviétique ne sont que les armes privilégiées des puissants. Les Américains ne sont libéraux qu’à l’extérieur de chez eux. Ils protègent leur marché intérieur de façon très efficace. Les Russes ne sont égalitaires que hors de chez eux. À l’intérieur de leurs frontières, c’est le règne du parti, des fonctionnaires et de la Nomenklatura.

    Il faut souligner que le discours que nous venons de tenir à l’égard de la menace américaine et russe ne relève ni d’un anti-américanisme primaire, ni d’un philo-soviétisme romantique mais de la constatation que les deux grandes puissances semblent avoir compris, bien mieux que nous, leur propre situation géopolitique dans le monde. Elles concrétisent cette conscience par une diplomatie logique à leur point de vue, apte à soutenir leurs intérêts et répandre leur vision du monde. Prendre parti pour l’une ou pour l’autre, c’est soutenir du même coup les idéologies qui nous asservissent et nous divisent, c’est choisir des intérêts qui ne sont pas les nôtres. Nous constatons en même temps que ces “États-désunis d’Europe” abandonnent l’un après l’autre leur véritable rôle, ne se préoccupent plus que de problèmes socio-économiques et se transforment dès lors en commissions d’assistance publique et en gestionnaires économiques d’un espace qui ne leur appartient plus puisqu’il est déjà multinational. Nous voilà au cœur du double problème des États européens. Leur désunion ne leur permet plus d’exercer la souveraineté qu’exige la poursuite du bien commun des peuples qu’ils représentent et concrétisent, justification première de leur existence.

    Leno-Rivarol[Ci-contre : dessin de Léno (Rivarol, 13/19-XI-1953). Il ironisait sur les discussions infructueuses en vue de créer une armée européenne. La légende width="250"disait : “L’armée européenne ?... y a beau temps qu’on l’a réalisée, nous...”]

    Au seuil du XXIe siècle, on ne peut plus penser la souveraineté en termes de nationalisme belge, français, allemand ou italien mais bien en termes de continent. Aucune nation d’ailleurs ne pourra plus conserver un rôle historique dans le futur sans compter au moins 200 millions d’habitants. Les Chinois sont presque un milliard, les Soviétiques quelque 260 millions, les Américains 230 millions. En face de ces empires, l’Europe unie compterait près de 500 millions d’hommes qui pourraient reconquérir la gloire et la grandeur perdue de sa civilisation. Dès lors comment pourrait-on restaurer la notion d’État à une autre échelle que celle de l’Europe ? Voilà le grand problème auquel se heurte la pensée politique, car l’Europe n’est malheureusement pas prête à réaliser cette union politique qui permettrait à un État européen d’exercer ce dont nous avons le plus besoin pour vivre et survivre : une souveraineté européenne se traduisant par une politique extérieure commune propre à servir le destin commun de notre continent, à préserver son existence physique, politique et économique.

    Nous constatons malheureusement que la construction de l’Europe telle qu’elle tente de s’ébaucher à Bruxelles et à Strasbourg n’est que trop souvent l’addition des lacunes et des défauts de chacun, qu’on y exporte la bureaucratie, le jacobinisme, les intérêts de parti et la vision purement économique du monde qui ont détruit et continuent de détruire l’État véritable et sa souveraineté dans chacune de ces nations, sans pour autant les rétablir au niveau de l’Europe. Parallèlement, le citoyen s’est transformé en consommateur, le patriote en apatride, le militaire en fonctionnaire, le fonctionnaire en profiteur, l’homme d’État en politicien myope et enfin l’État lui-même en bourse de commerce où s’échangent et se disputent tous les égoïsmes, tous les intérêts marchands, tous les particularismes involutifs et les sous-nationalismes régressifs. Toute cette boue, toute cette décadence se trouvent justifiées dans le discours de ceux qui en sont responsables par une verbeuse mystique démocratique égalitaire ou sociale, substitut laïcise de la pire théocratie.

    Devant cette situation, la critique n’est qu’une phase négative dont le seul mérite est de prendre conscience de la disparition de l’État véritablement organique, présage de la disparition des peuples qu’il concrétise, au profit d’une technostructure, d’un système qui ne gouverne plus un peuple d’hommes libres et responsables mais gère un agrégat d’individus égoïstes et indifférents les uns aux autres. 1789 a gravé aux frontons “Liberté, Égalité, Fraternité”, nouvelle trinité dont le thème central dévore ses deux frères. Comment pourrait-il en être autrement dans un monde dominé par l’idée que tous les hommes se valent ? Principe réducteur s’il en est, le mythe égalitaire a produit une vision de l’homme réduite à son plus petit commun dénominateur : l’individu et la matérialité. Nous nous trouvons, comme nous l’avons toujours dit et répété, devant un problème culturel puisqu’il relève de la vision que nous nous faisons de nous-mêmes et de notre destin. C’est à ce niveau que se trouvent les solutions. Les actions n’auront de valeur que si elles se répercutent à ce même niveau. En d’autres termes, le pouvoir culturel précède toujours le pouvoir politique.

    Évitons aussi de tomber dans certains pièges tendus par les idéologies dominantes. Ainsi la disparition de l’État véritablement organique et son remplacement par un système techno-structurel et économiste provoque chez bien des libéraux un raisonnement stupide qui, constatant que l’État ne fonctionne plus, consiste à en proclamer l’inutilité. Certes, il faut nous débarrasser du cancer “social-étatique”, mais la disparition de l’État essentiellement politique n’en sera pas moins lourde de conséquences comme l’ablation d’un organe vital met en péril la totalité d’un corps vivant. À moins que nous ne soyons partisans de cette société-masse-égalitaire dominée par une technostructure que nous dénoncions plus haut, la restauration de la notion de peuple en tant que communauté d’hommes libres et responsables. Un peuple, en effet, n’est pas une simple somme d’individus ni un agrégat hasardeux. « C’est la réunion des héritiers d’une fraction spécifique de l’histoire humaine, qui sur base d’un sentiment d’appartenance commune développent la volonté de poursuivre cette histoire et de se donner un destin en commun » (Alain de Benoist, La cause des peuples, Le Labyrinthe, Paris, 1982, p. 56).

    Le peuple apparaît donc comme un système organique supérieur à la somme des individus qui le composent et qui, afin de continuer d’exister, doit se doter d’un organe qui incarne et concrétise sa volonté de vivre et d’assurer sa pérennité dans l’histoire. Tel serait l’État organique véritable qui, pour assurer son indispensable rôle de stratège, ne peut être que maigre et fort. Tout le contraire de ce que nous connaissons à l’heure actuelle avec un État gras, omniprésent, interventionniste mais faible et incapable. À l’instar de la pensée de Konrad Lorenz sur le devenir organique et le “progrès”, admirablement exprimée dans son livre L’envers du miroir : Une histoire naturelle de la connaissance (Flammarion, 1975, p.48), notre conception sa base autant sur le respect des différences propres aux individus qui composent un peuple et des différences entre les peuples que sur la claire perception de ce qui les unissent à savoir la communauté d’appartenance et de destin passée, présente et à venir, c’est-à-dire dans l’histoire. Elle intègre et dépasse l’opposition de l’individualisme et du collectivisme dont les deux grandes idéologies dominantes ne cessent de se servir pour maintenir leur règne dualiste sur le monde.

    En Europe occidentale, cette conception rencontre malheureusement un terrible obstacle en l’inversion de sens que connaissent nos démocraties. En effet, la majorité des systèmes démocratiques se basent sur la seule représentation parlementaire. Ils sont donc indirects et permettent à ceux qui sont censés exercer cette représentation, de servir par leur pouvoir législatif et leur main-mise sur l’appareil d’État toutes espèces d’intérêts étrangers au bien commun de ceux qu’ils représentent. Nous accusons donc formellement la grande majorité de nos élus de détournement frauduleux de volonté populaire au profit d’un système dont ils se nourrissent. Tel semble le sort réservé à la plupart des démocraties parlementaires que d’inverser la démocratie, d’en subvertir le sens et de produire son contraire à savoir la mise au pouvoir des intérêts les plus particuliers.

    Seule une démocratie directe, censurant un gouvernement décisionnaire peut éviter ce cancer de la partitocratie et de sa collusion avec les syndicats et les groupes de pression. La Suisse, dans une certaine mesure, nous en donne l’exemple. Fédération de peuples parlant quatre langues, démocratie directe de citoyens-soldats-en-armes (chaque Suisse détient chez lui son fusil d’assaut), elle recourt au référendum tant gouvernemental que d’initiative populaire, elle réduit et censure par le même fait le rôle représentatif des parlementaires et le poids de l’État. Ceci lui permet de se doter d’un gouvernement maigre et décisionnaire. Sa neutralité est le gage d’une politique extérieure indépendante et de sa volonté d’exister en tant que telle. Le résultat est probant : peu d’État mais il décide, peu de chômage, peu d’inflation, peu d’immigrés, peu de problèmes linguistiques, peu d’impôts et une remarquable unité dans le respect de la diversité. Un exemple dont il faut comprendre l’esprit. La démocratie ne semble donc possible qu’à travers une citoyenneté consciente, libre et responsable. Elle nécessité l’équilibre dynamique entre la claire conscience de la communauté de destin et le respect des différences. Elle ne pourra s’exercer qu’au sein des peuples véritables et non d’une masse invertébrée d’individus réduits et égalisés. Elle aura besoin de toutes les élites disponibles et disposées à se donner plutôt que de prendre, à gouverner plutôt que de dominer, à servir plutôt que de se servir. Voilà les hommes dont nous avons besoin.

    Tout ce que nous avons dit plus haut, nous le répétons, porte à dénoncer la trahison et l’incivisme d’une grande part de nos représentations parlementaires à l’égard des peuples dont elles sollicitent le suffrage, à vouloir autant que possible en réduire le rôle puisque nous constatons que partout où cette représentation est seule souveraine, elle n’hésite pas à détourner ses pouvoirs au profit d’un système qu’elle engendre et dont elle vit, comme un financier véreux détourne le bien d’autrui. Ces idées ne sont que celles d’hommes profondément inquiets de l’avenir du monde qu’ils livrent à leurs enfants. Ces hommes croient à l’histoire, pérennité de l’homme dans sa lignée, son peuple et sa culture. Ils souhaitent que surgissent les hommes d’action, les hommes d’État qui, nouveaux aristocrates puisés au grand réservoir des peuples, entreprennent de défendre nos cultures et nos peuples européens et leur assurent un avenir, un retour dans l’histoire.

    Puisse l’Europe ne pas succomber aux avatars des crises de sa civilisation, entraîner à sa suite d’autres peuples à résister aux menaces de l’universalisme et restaurer ce monde multipolaire où la diversité des cultures assurerait la richesse et la multiplicité des réponses qu’il faut opposer aux défis du troisième millénaire.

    ► Guibert de Villenfagne de Sorinnes, 1984.

     

    Tim-express

    “Il est plus facile d’aller sur la Lune que de faire l’Europe” (Jean Monnet). Ce dessin de Tim, paru dans L’Express le 28 juillet 1969, peu après les premiers pas de l’homme sur la Lune. Y a-t-il toutefois lieu de faire montre d’amertume ? L’Europe ne se fera jamais par l’économie ou par l’agriculture, mais en prenant claire conscience de son destin géopolitique. Cette prise de conscience exige aussi une révision totale de notre manière de concevoir et d’appréhender la politique. Cela postule un abandon de tous les schémas idéologiques auxquels nous sommes dangereusement accoutumés. Un travail qui n’est pas immédiatement politicien mais culturel et métapolitique.

     

     


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