• GimbutasLes peuples baltes

    ♦ Analyse : Die Balten : Geschichte eines Volkes im Ostseeraum, Marija Gimbutas, Herbig, Munich, l983, 272 p.

    [Ci-contre : Marija Gimbutas (1921-1994), archéologue et anthropologue américaine d’origine lituanienne, devenue professeur à l’université de Californie en 1965, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages. Partie de l’archéologie matérielle, elle a progressivement orienté ses travaux vers une “archéomythologie” (procédé interdisciplinaire qui relie l’archéologie, la mythologie comparée et le folklore), appliquée aux cultures “pré-patriarcales” (néolithiques) de l’Europe et, plus particulièrement, du domaine égéen et balkanique]

    L’intérêt pour la préhistoire des pays baltes a commencé aux XVIIe et XVIIIe siècles, à l’âge du romantisme et du nationalisme montants. La prospection des passés nationaux avait le vent en poupe dans toute l’Europe. Dans les Pays Baltes, c’est en 1834 et en 1838 que les premières associations voient le jour : la Société d’Histoire et d’Études Antiques (Riga) et la Société des Savants Estoniens (Tartu / Dorpat). L’archéologue le plus notoire de cette époque fut le professeur lithuanien Eustachy Tyszkiewicz. En Prusse Orientale, le “Prussia Museum” organisera fouilles et expositions jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Avec la rupture qu’engendra la révolution bolchévique, les antiques terres baltes que sont la Biélorussie et la partie extrême-occidentale de la Grande Russie ont été complètement négligées. Après la Seconde Guerre mondiale, les recherches archéologiques ont enfin repris. Malheureusement, en Prusse Orientale lei partagée aujourd’hui entre la Pologne et l’URSS, une involution dramatique est survenue : la guerre a détruit le “Prussia Museum”. Seules les archives ont pu être mises à l’abri à Göttingen. Aujourd’hui, archéologues soviétiques et polonais ont repris. les travaux. Parmi eux, le professeur Jerzy Antoniewicz [1909-1970], des musées archéologiques de Bialysok et Varsovie, a été le principal initiateur. C’est dans cette lignée des archéologues baltes du XIXe siècle, allemands, soviétiques et polonais que se situe Marija Gimbutas.

    Cette archéologue, née à Vilnius en Lithuanie, est devenue professeur à Los Angeles, en Californie, et directrice de la revue The Journal of Indo-European Studies publiée à Washington. Son ouvrage intitulé en édition allemande Die Balten : Geschichte eines Volkes im Ostseeraum constitue une tentative de synthèse de tous les travaux concernant la préhistoire des peuples baltes. L’aire géographique qu’il scrute s’étend de la Poméranie à l’Ouest à la Russie Centrale à l’Est. La période qu’elle aborde s’étend, elle, du IIe millénaire avant notre ère jusqu’au XIIIe siècle où deux événements historiques scellent le destin des Baltes : 1) la victoire définitive de l’Ordre Teutonique, fer de lance de la christianisation sur les tribus vieilles-prussiennes ; 2) la naissance du grand État lithuanien qui dominera longtemps l’Est européen mais en perdant sa spécificité païenne.

    Une zone-carrefour de l’histoire millénaire de l’Europe

    Marija Gimbutas nous démontre que les cultures baltes ne constituent nullement des phénomènes marginaux et isolés dans la préhistoire et l’histoire antique et médiévale de notre continent européen. On ne peut aucunement séparer leur évolution de celle des autres groupes indo-européens. Le commerce de l’ambre a lié, dès l’Âge du Bronze, les Baltes aux cultures du Centre et du Sud de l’Europe. La branche occidentale de cet ensemble balte était entrée en contact étroit avec la culture dite “unetice”, avec celles dites des “tombes tumulus” et des “champs d’urnes” et les zones pré-germaniques et scandinaves. Plus tard, la culture dite de “Hallstatt” exerça également son influence sur la zone balte et réciproquement.

    La poussée scythe vers l’Ouest, aux VIe et Ve siècles avant notre ère, l’expansion des Celtes au IIIe siècle, la pénétration des Goths au IIe siècle av. notre ère en Poméranie, dans la vallée de la Vistule jusqu’en Ukraine n’ont pas laissé le monde balte indifférent. À l’Âge du Bronze et aux débuts de l’Âge du Fer, la branche orientale de ce monde balte entre en contact avec les peuplades finno-ougriennes habitant les parties orientale et septentrionale de l’actuelle Russie, avec les Cimmériens, et les Scythes occupant l’Ukraine au nord de la Mer Noire et, bien sûr, avec les Slaves, voisins méridionaux des Baltes. Grâce au trafic accru de l’ambre avec diverses provinces de l’Empire Romain, le niveau de vie matériel des Baltes va augmenter entre le IIe et le Ve siècle de notre ère. La région est-baltique devient le foyer d’une culture florissante rayonnant à travers toute l’Europe du Nord-Est.

    C’est ce que Marija Gimbutas appelle l’Âge d’Or de la Culture Baltique. Cet Âge d’Or trouvera sa fin dans le double combat qu’auront à mener les ethnies baltes : contre la pénétration slave au sud et contre les Vikings au nord. Au début du Moyen Âge, les Baltes connaîtront un second Âge d’Or ; ils formeront la plaque tournante entre l’Europe occidentale, la Scandinavie, la Russie de Kiev et Byzance.

    L’ignorance généralisée à l’encontre de tout ce qui concerne la préhistoire des Baltes nous fait croire que cette région d’Europe a été soit slave soit germanique. L’archéologie et la linguistique nous dévoilent tout autre chose. Pour les recherches indo-européennes, la zone baltique constitue une véritable mine d’or. Les linguistes analysent surtout les noms des fleuves et des rivières portant des noms dérivés des parlers baltes les plus anciens. Entre Berlin et Moscou, en effet, cette vaste zone a été peuplée de Baltes depuis environ 2500 avant notre ère.

    GimbutasSémantique diversifiée du terme “Balte”

    La dénomination “Balte” signifie, au départ, deux choses différentes selon qu’on lui accorde une acception géographique / politique ou une acception linguistique / ethnologique. La première des ces acceptions désigne les États Baltes (Estonie, Lithuanie et Lettonie). Entre 1918 et 1940, ces États étaient indépendants. Peuplés d’environ six millions d’habitants, ils furent englobés dans l’URSS en 1940. Marija Gimbutas n’aborde pas ces événements de l’histoire récente. Elle évoque un peuple qui appartient, sur le plan linguistique, à la grande famille indo-européenne. Elle évoque donc les Lithuaniens, les Lettons et les Vieux-Prussiens (Pruszen) et toutes les ethnies qui leur sont apparentées. Elle ne traite pas des Estoniens qui appartiennent à la famille finno-ougrienne.

    Le nom “Balte” proprement dit est récent (1845) ; il dérive de celui de “Mer Baltique”. Il désigne un ensemble de peuples et de tribus (Stämme) : Prussiens (Pruszen), Lithuaniens, Lettes, Coures (Kuren, d’où “Courlande”), Zemgalliens (Semgallen) et Zéles (Selen). Aujourd’hui, il ne subsiste que deux langues baltes : le Lithuanien et le Letton. La langue prussienne, elle, a disparu vers 1700 pour être supplantée par l’Allemand apporté dans la région par l’Ordre Teutonique. Les autres idiomes ont disparu entre 1400 et 1600 pour se fondre, en fait, dans les deux langues subsistantes qui leur étaient très proches.

    Les sources antiques

    Les sources antiques nous livrent toute une série de noms de peuples supposés vivre dans la région baltique. Chez Tacite, dans Germania, un texte datant de l’an 98, on trouve le nom de peuple “Aestii” ou “gentes Aestiorum” pour désigner les populations de la côte orientale de la Baltique. Jordanes (VIe siècle), historien byzantin d’ascendance wisigothique, reprend également le terme “Aestii”. Il sera suivi en cela par Eginhard, auteur vers 830/840 de la Vita Karoli Magni. Les sources grecques sont plus précises. Elles mentionnent d’autres noms : Neuri et Boudini chez Hérodote ; Soudinoi et Galindai chez Ptolémée (100-178). Ces noms désignent vraisemblablement des ethnies prussiennes. En 1326, Dusburg, chroniqueur de l’Ordre Teutonique, signale l’existence de dix tribus prussiennes, dont celles signalées déjà par Ptolémée. Les Prussiens sont en fait les Baltes occidentaux. Dès le IXe siècle, les chroniqueurs les mentionnent. En 845, un auteur bavarois anonyme parle des “Bruzi”. En 965, le chroniqueur et voyageur arabe d’Espagne Ibrahim ibn Yaqub signale les “Brûs” ou “Burûs”.

    Les premiers missionnaires chrétiens qui s’aventurèrent dans le pays des “Bruzi” les désignaient comme des “païens têtus”. L’archevêque Adam de Brême, pourtant, les considère comme des “homines humanissimi” parce qu’ils aident tous ceux qui sont en détresse en mer et secourent les naufragés. Les “Bruzi” méprisent les métaux précieux et, ajoute Adam de Brême, “on pourrait glorifier encore davantage les vertus de ces peuples , si seulement ils acceptaient la foi en Jésus-Christ”. Or les “Bruzi” ne voulaient ni de l’or ni de l’argent ni des évangiles. Au contraire, ils persécutaient les missionnaires et firent de l’évêque Adalbert de Prague un martyr. Les bosquets et les sources sacrées de ces peuples n’étaient pas accessibles aux Chrétiens qui, prétendaient les “Bruzi”, les auraient désacralisés par leur seule présence. Sur le plan de l’organisation politique, ces tribus baltes ne tolèrent aucune forme, aussi minime soit-elle, d’autocratisme. C’est d’ailleurs à la suite d’une querelle avec les guerriers “Bruzi”, membres de l’Assemblée populaire, qu’Adalbert de Prague sera décapité en 997.

    Au Moyen Âge : la Grande Lithuanie

    Mais, inexorablement, l’histoire réduira comme une peau de chagrin l’immense zone balte de l’Antiquité, coincée entre Slaves et Germains. Les Baltes seront progressivement réduits à n’occuper que les territoires exigus de la Lithuanie et de la Lettonie, englobées dans l’Empire des Tsars au XIXe, indépendantes de 1918 à 1940, soviétisées et russifiées depuis lors.

    Pourtant, au XIVe siècle, la Lithuanie connaîtra une fulgurante renaissance. L’Ordre Teutonique, qui apporte le catholicisme romain dans une région demeurée largement païenne, force les Baltes à se donner, pour la première fois dans leur histoire plurimillénaire, une structure étatique. En 1316 et 1341, leur chef lithuanien Gedymin bâtit des forteresses et des villes et entame une expansion vers le Sud-Est contre les Slaves. Il englobe une importante partie de leur territoire, tout en leur laissant leurs structures politiques originelles. Son successeur Olgerd vainc les Tatars en 1362 et résiste victorieusement aux assauts des Polonais qui lui contestent la suprématie sur la Galicie et la Podolie. Mais dans ce vaste empire, les orthodoxes slaves sont plus nombreux que les Lithuaniens païens. De 1392 à 1430, le roi Witold étend la domination lithuanienne de la Baltique à la Mer Noire, vieux rêve géopolitique de plus d’un souverain. Dès 1386, pourtant, grâce au mariage du roi Jagellon de Lithuanie avec Hedwige de Pologne, les deux entités fusionnent. De cette fusion naissent forcément des antagonismes, non encore totalement aplanis en ce XXe siècle :

    • Jagellon, devenu roi de la Pologne catholique, veut catholiciser les Lithuaniens qui récriminent.
    • Orthodoxes russes et ukrainiens haïssent les Polonais catholiques.
    • Jagellon doit unir Païens, Polonais et Orthodoxes contre un ennemi commun : l’Ordre Teutonique. Celui-ci est battu en 1410 à Tannenberg ; puis une nouvelle fois en 1422 au Lac Melno. Le problème de Dantzig, étincelle qui déclencha la Seconde Guerre mondiale, naît à cette époque puisque Jagellon récupère précisément le “corridor”, jusqu’alors teutonique et peuplé d’Allemands et de Kachoubes, coupant ainsi la future Prusse Orientale, toujours sous la juridiction de l’Ordre, du reste du Reich.


    GimbutasLes raisons d’étudier le monde balte

    [Ci-contre : couverture de l'édition allemande. Une première version avait été rédigée en anglais : The Balts, Thames and Hudson, 1963]

    Plusieurs raisons doivent nous pousser à étudier le monde balte. Ces raisons sont d’abord d’ordre linguistique. Les langues baltes ont gardé plus d’une caractéristique de la langue indo-européenne primitive. Beaucoup de linguistes considèrent que le lithuanien est la langue la plus proche de cet indo-européen primitif, matrice préhistorique de toutes les langues indo-européennes actuelles.

    Ensuite, l’organisation sociale et politique des Baltes est restée indo-européenne et païenne jusqu’à une époque historique récente alors que le reste du continent avait succombé au mirage chrétien et au type d’organisation carolingien. Une étude méticuleuse de ce type d’organisation politique nous permet de déduire les principes de base de cette organisation politique primordiale qui sous-tend toutes les nostalgies : assemblées libres du peuple, paysannat non soumis au joug du féodalisme, organisation strictement autochtone refusant de répondre aux injonctions de pseudo-centres spirituels (Rome, Jérusalem, etc.). Ces nostalgies sont à la base de tous les désordres sociaux. L’Ordre Teutonique est ainsi perçu dans le Baltikum comme une superstructure qui aliène une population habituée à régler elle-même ses problèmes internes. Le recours au mythe indo-européen constitue donc la base de toute volonté de restaurer un ordre social symbiotique, une communauté (Gemeinschaft) comme l’entendait le Frison Ferdinand Tönnies, indépendant de toutes les superstructures idéologiques coupées de la population, s’il est toutefois entendu que l’on perçoit celle-ci comme une communauté de destin historique.

    Aujourd’hui, les super-structures sont les partis, dont chacun est ferme aux membres du peuple qui n’en partagent pas les affirmations gratuites, affirmations qui servent à élaborer un discours justifiant la praxis autoritaire d’un groupe sur l’ensemble du peuple. Tel est l’arrière-plan du mythe de l’élection d’un groupe au sein d’une population donnée. L’idée de “groupe élu”, de groupe détenteur de la “vérité”, sert à asseoir une autorité qui ne peut être qu’illégitime. Nous sommes ici en droit de conclure que tout groupe se référant à un corpus idéologique est par nature même en dehors de toute légitimité puisqu’il vise à défendre ses intérêts et les intérêts de ses adeptes avant ceux de l’ensemble de la population. Cette situation tragique, dans laquelle végètent la plupart des Européens d’aujourd’hui, les peuples Baltes païens du Haut Moyen Âge l’avaient instinctivement refusée. Une telle clairvoyance mérite respect et attention.

    Marija Gimbutas nous analyse la dispersion à travers tout l’Est européen (surtout la Biélorussie et la Russie occidentale située à l’Ouest de Moscou) des noms de lieux et de cours d’eau d’origine baltique. En procédant de la sorte, elle parvient à déterminer l’habitat premier des Baltes. Cette méthode archéologique peut être appliquée à n’importe quel groupe ethnique. Franz Petri [1903-1993] l’avait fait pour déterminer l’ampleur du peuplement franc en Gaule et Théophile Perrenot [1859-1941] pour les Burgondes.

    Marija Gimbutas n’oublie pas, dans son étude, de consacrer un chapitre entier aux dieux des Baltes. Enfin, étudier l’histoire et la préhistoire des peuples baltes, nous permet de comprendre les interactions complexes du monde est-européen. Une histoire s’étendant sur autant de siècles, voire de millénaires, ne peut avoir laissé que des traces profondes. Dans la dynamique qui agite cette région, les luttes du passé, opposant les visions du monde païenne, catholique et orthodoxe, n’ont pas cessé de hanter les souvenirs. Parmi les Russes et les Polonais, combien y a-t-il de Baltes slavisés, devenus orthodoxes ou catholiques ? Dans la mythologie nationale polonaise, quel rôle jouent les souvenirs du grand État polono-lithuanien joignant la Baltique à la Mer Noire? La Russie ne se sent-elle pas aussi l’héritière partielle de cet État ? Les Ukrainiens ne se sentent-ils pas, même devenus soviétiques, partie détachée de cet ancien ensemble ?

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°19/20, 1985.

     

    Gimbutas

    Les régions d’Europe occupées par les Baltes entre 100 et 500 de notre ère. Au nord, les Finno-ougriens ; au centre, les Baltes ; au Sud, la zone gothique-slave, où cohabitaient les Slaves et les Goths descendus de Scandinavie en suivant le cours des fleuves (Vistule, Dniestr) et en traversant les marais du Pripet. Les sites gothiques sont marqués d’une croix (+). Les pointillés (…) signalent les routes suivies par le trafic de l’ambre. L’invasion hunnique (flèches noires) mettra fin à la civilisation slavo-gothique d’Ukraine à partir de 375. L’Ostrogothique sera parlé en Crimée jusqu’au XVIe siècle.

     

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    GimbutasAu commencement était la déesse

    Plus de dix ans après sa mort, le lecteur français peut enfin découvrir l'opus majeur d'une archéologue d'exception

    • Recension : Le langage de la déesse (The Language of the Goddess), Marija Gimbutas, Des femmes, 2006, 420 p. Traduit de l'anglais par Camille Chaplain et Valérie Morlot-Duhoux. Préface de Jean Guilaine.

    Plus de dix ans après sa mort, le lecteur français peut enfin découvrir l'opus majeur d'une archéologue d'exception. Lituanienne exilée aux États-Unis où elle professa l'archéologie européenne à l'université de Californie, Marija Gimbutas (1921-1994) eut deux vies. Scientifique attachée à l'étude de sites néolithiques, elle semblait vouée à l’analyse de la culture matérielle — elle a signé en 1956 une somme sur Les Cultures de l'âge du bronze en Europe orientale — quand elle s'essaya au début des années 1970 à une démarche plus spéculative qui bouleversa la perception des panthéons primitifs. De Dieux et déesses de la vieille Europe (1974) au Langage de la déesse (1989), elle imposa la vision d'un monde divin dominé par les figures féminines, déités vénérées dans le premier monde agraire, finalement peut-être confondues en une entité unique, cette Grande Déesse, figure cosmogonique créatrice du monde.

    “Archéo-mythologie”

    Croisant les outils de l'archéologie, de la mythologie comparée et de l'ethnographie, Marija Gimbutas imposait là une "archéomythologie" dont nombre de savants éprouvèrent aussitôt la pertinence. Quêtant hors de l'écriture les indices des mentalités paléolithiques, entre le VIIe et le IVe millénaire, elle élabora patiemment une sorte de glossaire des motifs picturaux d'une époque bien peu documentée pour offrir, par sa classification et une interprétation descriptive, l'intelligence d'une religion centrée sur le cycle de la vie et dont la Grande Déesse porte les figures successives, animalisée, serpent ou oiseau, caverne chtonienne, dame de la mort aussi entourée d'animaux psychopompes… Image(s) de la Nature, elle serait la garantie d'une harmonie et d’une prospérité brutalement ruinées sous les coups de boutoir d'envahisseurs incultes. Pour le lecteur pressé, c'en est fait dès lors de cet “âge d'or” vite assimilé à un matriarcat originel, tandis qu'avec ces pasteurs nomades, guerriers indo-européens adeptes d'une organisation pyramidale de la société, s'impose un monde de violence et de compétition dont on connaît la fortune…

    On comprend le succès que la thèse remporta aussitôt dans les rangs des théoricien(ne)s du féminisme, même si l'archéologue ne soutient pas la fable d'un matriarcat primitif, mais plaide pour une structure “gylanique” où les deux sexes se répartissent sans net déséquilibre le pouvoir. On imagine les critiques qui épinglèrent en réponse tous ceux que dérangeait l'hypothèse d'une déesse-mère dont la domination est aussi longue (25.000 ans !) qu’étendue (toute l’Europe). Avec le recul, on mesure en tout cas l'importance de l’œuvre, sa puissance suggestive et la force de son message : célébrer un monde de paix et d'harmonie à reconquérir.

    ► Philippe-Jean Catinchi, Le Monde des livres, 2 mars 2006.

    [autre recension] [Entretien avec M. Gimbutas]

    • nota bene : dans un récent ouvrage, le préfacier Jean Guilaine, archéologue spécialiste de la protohistoire, invite à une reconsidération nuancée : Femmes d’hier : Images, mythes et réalités du féminin néolithique (Odile Jacob, 2022), cf. entretien à Ouest-France.

     

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    GimbutasLe Langage de la déesse

    [Ci-contre : Dame de Brassempouy, figurine en ivoire sculptée il y a 25 000 ans environ, au Paléolithique supérieur. Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye]

    Les “Vénus” de la préhistoire, les figures féminines peintes sur les céramiques, les signes abstraits gravés sur des vases, tous ces vestiges représentaient, selon Marija Gimbutas, une grande déesse — symbole de la vie — dont le culte fut constant au cours de la préhistoire et du néolithique européens. Une “déesse” hantait l’esprit des chasseurs de la préhistoire. Une déesse à la féminité marquée et dont la silhouette ou les traits caractéristiques — seins, fesses, pubis, grands yeux — se retrouvent partout en Europe, peints ou gravés sur les parois des cavernes, sculptés sur la pierre, l’os ou le bois. Des milliers d’années plus tard, elle subjuguait encore les paysans du néolithique. Partout en Europe, on la découvre peinte sur des céramiques ou gravée sur les objets quotidiens. Pendant près de 25.000 ans, les premiers Européens auraient ainsi voué un culte à cette déesse, symbole de nature et source de vie, qui fait naître les enfants et pousser les plantes. Puis, vers le Ve millénaire av. JC, des peuples indo-européens, farouches guerriers, éleveurs de chevaux, auraient pris le pouvoir sur les sociétés agraires et imposé leur langue, leur pouvoir, leurs mythes : des dieux masculins, autoritaires et violents, auraient alors refoulé dans un lointain passé les charmantes déesses préhistoriques. Voilà, à grands traits, l’histoire ancienne de l’Europe, telle que l’a reconstruite Marija Gimbutas à partir de ses nombreuses recherches archéologiques.

    Une Lituanienne à Harvard

    Née en 1921, M. Gimbutas a quitté son pays natal pour se réfugier, pendant la guerre, en Autriche, où elle débuta ses études d’archéologie et de linguistique, poursuivies en Allemagne où elle obtint son doctorat en 1946. Après la guerre, on la retrouve aux États-Unis, à l’université de Harvard, où elle est recrutée comme chercheuse, spécialiste de l’archéologie d’Europe de l’Est, domaine alors largement méconnu. C’est dans les années 1960 qu’elle se fait connaître pour sa fameuse théorie de la “culture des kourganes” qui va susciter un premier grand débat dans la communauté scientifique. Kourgane est le nom turc pour désigner les tumulus, ces sépultures monumentales collectives, apparues dans la région de la Volga, entre mer Noire et mer Caspienne, qui se sont répandues ensuite dans toute l’Europe. Les kourganes seraient, selon M. Gimbutas, les symboles les plus marquants du premier peuple indo-européen : un peuple d’éleveurs et de guerriers qui aurait envahi l’Europe et l’Inde du Nord. Par vagues successives, il aurait imposé partout sa langue et ses mythes. Avec cette théorie des kourganes, M. Gimbutas a donné une consistance archéologique à ce mythique peuple indo-européen qui, selon linguistes et mythologues, aurait constitué la souche culturelle commune de l’Europe et de l’Inde du Nord.

    En 1963, M. Gimbutas entre à l’UCLA. Dans les années suivantes débute une campagne de fouilles en Europe du Sud-Est (Yougoslavie, Grèce, Italie), fouilles qui vont se prolonger une quinzaine d’années et l’orienter vers une nouvelle direction de recherche. Parmi les vestiges sortis de terre, M. Gimbutas remarque que de nombreuses poteries ont des formes féminines. Certaines arborent des signes géométriques — formes en V, en M, zigzags. On retrouve d’ailleurs ces signes sur des céramiques en forme d’oiseau. Plus elle fouille, plus s’accumulent des traces, des traces trop fréquentes pour être négligées, ce que font pourtant la plupart de ses collègues : « L’ensemble des matériaux disponibles pour l’étude des symboles de la vieille Europe est aussi vaste que la négligence dont cette étude a fait l’objet ». Une nouvelle hypothèse émerge. Et si les figures féminines étaient des déesses ? Et les signes et figures géométriques qui les accompagnent des représentations symboliques de ces déesses (comme la croix remplace Jésus dans la symbolique chrétienne) ? Dans cette hypothèse, l’abondance des vestiges attesterait bien de la présence d’une forte présence féminine aux côtés des dieux masculins.

    En 1974, M. Gimbutas publie un premier livre titré Déesses et dieux de la vieille Europe. Dans ce premier livre, elle soutient qu’un culte de trois déesses féminines était présent dans le Sud-Est de l’Europe. Par la suite, elle étendra son hypothèse à toute l’Europe et fusionnera les figures féminines en une seule et même déesse. Dans les années qui suivent, et jusqu’à sa mort en 1994, M. Gimbutas ne cessera de poursuivre cette piste. Le Langage de la déesse est en quelque sorte l’aboutissement et la synthèse de ses recherches sur la déesse de la préhistoire.

    Pour une archéomythologie

    Comment décrypter la mythologie d’une société sans écriture dont les vestiges se résument à des céramiques, des outils, des objets gravés de motifs géométriques ? En règle générale, les archéologues se gardent bien de se lancer dans des interprétations symboliques, leur tâche principale se bornant à dater et à classer les matériaux retrouvés pour reconstituer des emprunts, tracer les aires culturelles et leurs contacts possibles. M. Gimbutas, elle, a osé transgresser cet interdit. Elle s’est attachée à reconstituer l’univers mental des sociétés de la préhistoire grâce à une démarche nouvelle : “l’archéomythologie”.

    Voilà comment elle procède. Dans nombre de sociétés sans écriture, les artistes représentent les femmes non seulement par une silhouette féminine, mais parfois par une simple partie du corps : seins, fesses, yeux… Le triangle pubien est aussi souvent présent. La façon la plus simple, la plus géométrique et la plus universelle de le représenter consiste à tracer un V. Si le V est donc le symbole de la femme, M. Gimbutas pense que les nombreux motifs en chevron (deux V superposés) désignent aussi le sexe féminin. De même, comme on retrouve souvent associés la figure du V et des chevrons gravés sur des céramiques en forme d’oiseau, M. Gimbutas en déduit que la figure de l’oiseau est également un symbole féminin. En admettant cette convention (V, chevrons simples, doubles ou triples, figures d’oiseaux, seins…), il est alors apparu que le signe de la femme est omniprésent dans toute l’Europe du Sud-Est. Par glissements progressifs et juxtapositions de motifs, M. Gimbutas pense alors repérer toute une gamme de figures censées représenter la déesse. Elle peut apparaître sous la forme d’une déesse-oiseau et, par extension, d’un bec d’oiseau ou d’un œuf. L’eau est également associée à la divinité féminine. Elle peut être désignée par un filet qui coule (quelques traits verticaux) ou un M représentant l’onde. Par extension, tous les motifs en M sont supposés représenter l’eau, donc la déesse.

    Toute la symbolique de la déesse serait en lien avec le cycle de la vie, « le mystère de la naissance et de la mort, celui aussi du renouveau de la vie — pas seulement de la vie humaine, mais de toute forme de vie sur la Terre comme dans l’ensemble du cosmos ».

    La déesse est d’abord “celle qui donne la vie”

    La déesse est donc présente dans les rituels de naissance et de fertilité. Voilà pourquoi elle est associée à l’eau, source de toute vie, et par extension à l’oiseau d’eau, mais aussi à la grenouille et au poisson. La déesse est également liée au renouvellement des saisons et donc à la terre nourricière, à la mort et à la régénération. Au fond, toute la symbolique de la déesse renvoie aux « croyances de peuples agricoles concernant la stérilité et la fertilité. La fragilité de la vie, la menace constante de la destruction ainsi que le renouvellement périodique des processus générateurs de la nature sont parmi les plus tenaces ».

    Si la démarche archéomythologique prônée par M. Gimbutas est pertinente, l’avancée scientifique est de taille. Elle donne les clés pour interpréter des signes, gravures, motifs abstraits présents dans toute la préhistoire, qui étaient jusque-là traités comme de purs motifs décoratifs ou d’énigmatiques signes que l’on s’interdisait de décrypter. Du coup, les céramiques ornées dévoilent une histoire cachée, et tous ces signes qu’on avait pris pour de simples fioritures se révèlent être un riche langage symbolique associé au culte de la déesse. Évidemment cette entreprise de décryptage comporte bien des risques. Le premier est celui de la “surinterprétation” des signes. Mais comme le note justement Jean Guilaine en préface, « on portera au crédit de Marija Gimbutas d’avoir ouvert la voie à une archéologie symbolique. (…) Mais justement orienter une discipline foncièrement attachée à l’étude de données matérielles vers le champ de l’imaginaire impliquait déjà un certain courage intellectuel et une forme aiguë de non-conformisme ».

    ► Entrée Marija Gimbutas, in : La Bibliothèque idéale des sciences humaines, Éd. Sciences humaines, 2009.

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    Gimbutas• Dans un exposé-hommage à l’Institut oriental de Chicago le 8 novembre 2017, “Marija Rediviva DNA and Indo-European origins” (La redéfinition de l’ADN et l’origine des Indo-européens), Colin Renfrew, archéologue spécialiste du Néolithique européen, partisan de l’hypothèse anatolienne, dépassant leurs controverses, a concédé la plus grande pertinence des hypothèses de M. Gimbutas sur l’origine kourgane comme foyer de diffusion des langues indo-européennes. N'en reste pas moins la réserve prudente, formulée par Bernard Sergent dans une note critique de 1982 :

    Depuis une trentaine d'années, Marija Gimbutas défend la thèse séduisante selon laquelle les porteurs des langues indo-européennes seraient issus d'un vaste ensemble culturel néolithique de la Russie du Sud, appelé “culture des Kourganes” (tumuli) dont on observe les poussées vers l’ouest et vers l’est au Ve, IVe, IIIe millénaires. L’idée a pour elle la cohérence géographique et chronologique, la réelle apparence de filiation entre les rituels funéraires de ladite culture et ceux de nombreux peuples indo-européens anciens, et l’adéquation aux suggestions linguistiques : Émile Benveniste, entre autres, avait précisément déduit de certaines données que la Russie du Sud était le meilleur candidat pour le centre de dispersion des Indo-Européens. Cela dit, il est évidemment impossible d'affirmer, ni que les gens de la culture des Kourganes étaient tous indo-européens, ni, inversement, qu’ils étaient — même au Ve millénaire — tous les Indo-Européens. En fait, la cohésion de la langue indo-européenne est telle qu’il faut bien penser que la communauté qui l’а parlée était d'une dimension restreinte. Dès la première expansion, la dialectalisation commence, et si, comme il est probable, cette expansion ne s’est pas faite seulement par scissiparité des clans originaux, mais aussi par imposition de la langue à des peuples voisins — il est clair que tous les Indo-Européens historiques sont en réalité des “indo-européanisés” — alors, les “premiers” Indo-Européens nous sont à jamais inconnaissables. À l’assertion, d'esprit très positiviste, de JP Démoule, selon laquelle c'est sur le terrain archéologique que se réglera le problème de l’historicité des Indo-Européens originels, il faut répondre, avec Henri Poincaré : « L'expérience dit non, ou elle dit peut-être… ».

     

    Gimbutas

    Les trois premières vagues d'expansion de la civilisation Kourgane : 4300-4200 / 3400-3200 / 3000-2800

     

     

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