• Dumézil

    In memoriam Georges Dumézil

    Fils du général Jean Anatole Dumézil, Georges Dumézil, qui vient de nous quitter le 11 octobre 1986, était né à Paris, le 4 mars 1898. Après de brillantes études classiques et deux années  passées sous l’uniforme d’officier d’artillerie au milieu des déchaînements de la « deuxième fonction» qui ravageaient alors l’Europe, il entre à l’École Normale d’où il sort avec une agrégation  de Lettres. Consacrée à une étude comparative des mythologies, sa thèse de doctorat est la conséquence du choc reçu, en 1912, à la lecture du Dictionnaire étymologique latin de Marcel Bréal, où  il découvrit que le latin et le grec n’étaient en fait qu’un « fragment d’un ensemble beaucoup plus vaste ».

    Successivement, Georges Dumézil occupa plusieurs postes universitaires à l’étranger (Varsovie, Istanbul où il resta six ans et Upsala, où il se lia d’amitié avec Stig Wikander, auteur d’un  maître-ouvrage consacré aux « sociétés d’hommes », Der Arische Männerbund, et à qui Dumézil devait dédier son fameux Heur et malheur du guerrier), puis il enseigna, à partir de 1935, à l’École  Pratique des Hautes Études. De 1949 à 1968, il occupe la chaire de civilisation indo-européenne, créée exprès pour lui, au Collège de France, avant de devenir membre de l’Institut et d’entrer à  l’Académie Française, en 1978, où il fut reçu par Claude Lévi-Strauss.

    Cette prestigieuse carrière fut jalonnée d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart (il en consacra en effet quelques-uns à la pure littérature) axés sur une lecture comparée de l’histoire  des civilisations et de l’idéologie des Indo-européens, parmi lesquels il faut notamment citer La religion romaine archaïque (1966), Mythe et épopée (trois tomes échelonnés de 1968 à 1973), Heur et malheur du guerrier (1969), Les Dieux souverains des Indo­-européens (1977), Mariages indo-européens et Quinze questions romaines (1979).

    Au risque de refroidir les enthousiasmes hâtifs, il est indispensable de préciser qu’il s’agit d’ouvrages difficiles, avec appareils de notes et citations dans le texte original propres à des  travaux de haut niveau, et qui exigent une familiarité avec, par exemple, le panthéon scandinave ou des textes tels que le Mahabharata, dont bien peu de lecteurs, il faut le reconnaître,  disposent. Dans sa manie de toujours vouloir “vulgariser”, la “grande” presse a totalement laissé de côté cette difficulté d’accès de l’œuvre dumézilienne.

    Si de nombreux chercheurs avaient mis en évidence la parenté linguistique qui faisait de peuples aussi éloignés géographique­ment que les Latins, les Indiens, les Celtes, les Arméniens,  les Iraniens ou les Slaves un ensemble homogène, il revient à Dumézil d’avoir fait la démonstration que ces peuples apparemment disparates avaient d’autres liens que ceux des mots. L’analyse  des mythes fondateurs de ces différentes sociétés — à l’issue de longues années de recherches, de piétinements et d’errements que Dumézil reconnut avec une modestie qui l’honore — a établi  l’existence d’une même vision du monde s’exprimant notamment au travers de l’image idéale de l’ordre social· léguée par ce qu’il faut bien appeler la civilisation indo-européenne.

    Dumézil a ainsi mis en évidence, par exemple, le parallélisme entre la guerre qui oppose, chez les Germains, les Vanes et les Ases et celle de la lutte à mort du monde romain archaïque contre  les Sabins ; ou encore la présence d’un même modèle dans la lutte que soutient Indra contre le monstre Tricéphale et puis celle des Horace et des Curiace. La mythologie comparée va ainsi conduire  Dumézil de l’Inde à la Scandinavie, de l’Iran à l’Italie, sans négliger les Celtes et les Ossètes (ultimes descendants des Scythes) et lui permettre de formuler cette fameuse structure tri­partite qu’il a ainsi résumée : « La première fonction a un aspect religieux et un aspect politique. Cela peut se ramener à quelque chose de plus général : l’aspect intellectuel, qui  permet de diriger, de gouverner, de savoir. La deuxième fonction, c’est la forme physique: la guerre, mais aussi le champion, le grand chasseur ou Hercule. La troisième, c’est la fécondité qui  permet la durée d’une société (génération des hommes, des animaux et des plantes) et les conditions de cette durée : la paix, l’amour, la beauté, la volupté », Bien qu’elle imprègne les récits  et les mythes des peuples indo-européens, — on en trouve trace dans l’Enéide et dans La République de Platon, dans les ballades populaires slaves et dans les légendes germaniques —, cette  tripartition ne fonde pas nécessairement l’ordre social, comme en témoignent Rome et l’Iran.

    Par ailleurs, elle n’est pas une grille s’appliquant indifféremment avec les mêmes valences d’une société à l’autre. Dans un entretien accordé à La Nouvelle Revue de Paris (n° 1, mars 1985),  Dumézil rappelait la nécessité de se défier de toute description abstraite, a priori : « Dans la première (fonction), le rapport roi/prêtre n’est pas le même dans les sociétés où il existe un  corps sacerdotal développé et unitaire, et dans celles qui n’ont que des techniciens inorganisés du sacré, — et, dans le premier cas même, le rapport du roi et de la classe des druides, celui  du roi et de la classe des brahmanes, celui du roi et des flamines majeurs sont différents, et certainement ont varié selon les temps ». Dans le débat sur la place hiérarchique de l’action et de  la contemplation dans les sociétés traditionnelles, où Julius Evola reprochait non sans raison à René Guénon d’opérer une « schématisation abusive », cette observation de Dumézil est un élément  digne de considération. En un tel domaine, une approche nuancée est d’autant plus indispensable que, par ailleurs, les liens unissant les sociétés «indo-européennes» sont parfois extrêmement ténus : « C’est parfois la réflexion que les Indiens ont faite sur un rituel — notait Dumézil dans l’entretien cité plus haut — qui donne la clef d’un rituel romain fossile, inexpliqué ».

    Aux généralisations hâtives, aux systèmes et aux philosophies, cet infatigable chercheur a opposé sa vie durant la rigueur intellectuelle, la modestie et l’indépendance d’esprit. Franc-tireur  au sein du maquis des sciences humaines, il fut simultanément archéologue, linguiste, historien et ethnologue, et beaucoup de “spécialistes” ne lui ont jamais pardonné ses incursions dans  ce qu’ils considéraient comme leurs chasses gardées, Si sa reconnaissance officielle fut tardive, Dumézil n’en bénéficia pas moins de l’aide attentive d’hommes comme le linguiste Émile  Benveniste ou le sinologue Marcel Granet, et parmi ceux qui subirent son influence, on peut citer des historiens de l’envergure d’un Georges Duby ou d’un Jacques Le Goff.

    Fils d’un officier d’active, Dumézil passa son enfance au gré des villes de garnison, de Bourges à Neufchâteau et de Vincen­nes à Tarbes sans oublier Troyes, Briançon et Toulouse, et il  demeura un grand voyageur. Comme le confiait récemment à Libération Georges Charachidze — lequel entrepris avec Dumézil le sauvetage d’une langue caucasienne, l’oubykh, née il y a plusieurs  millénaires sur les bords de la Mer Noire et devenue une sorte de “fossile vivant” —, Dumézil « n’avait de cesse d’aller sur le terrain, d’aller voir, de vérifier: sa pensée était une pensée  en action ». Et il n’avait rien du professeur Tournesol : sa simplicité se doublait d’un robuste esprit pratique. C’est ainsi que Charachidze rappelle les mots par lesquels Dumézil l’accueillit  lors de leur premier voyage en Turquie : « Montrez-moi vos chaussures ! ».

    Historien des religions, Dumézil ne cachait pas qu’il était agnostique : si certains y ont vu la garantie d’une approche scientifique “sans préjugés”, il n’est pas interdit non plus d’y voir  une limite – en précisant toutefois que dans le vocabulaire dumézilien, un terme comme “idéologie” englobe le sens à la fois de “théologie” et de “mythologie”. D’aucuns seront peut-être  surpris du regard sans complaisance qu’il jetait sur le monde à l’étude duquel il avait consacré son existence: « Tout ce que je peux vous dire — avouait-il récemment au Nouvel Observateur —  c’est que ce que j’entrevois du monde indo-européen m’aurait fait horreur (…) Vivre dans un système trifonctionnel me donnerait l’impression d’une prison. J’étudie donc les trois  fonctions, j’explore cette prison, mais je n’aurais pas voulu y vivre». Mais peut-être est-ce ce détachement, cette distance vis-à-vis des Indo-européens, qui étaient avant tout pour lui une « nécessité logique », qui donnent à ses « explorations » comme il les appelait, leur prix inestimable.

    On pourrait, ajouter que dans son refus non seulement d’adhé­rer à aucune chapelle et à aucune école — trop souvent plus friandes de “philosophie” que de recherche pure — mais encore de tout  prosélytisme ; dans son aversion déclarée pour les reconstructions artificieuses et les décryptages militants ; dans sa froide objectivité et son effacement en tant qu’individu, il y avait  indéniablement chez Dumézil beaucoup de points communs avec la démarche “traditionnelle”.

    Faut-il s’en étonner de la part d’un homme qui confiait à la Nouvelle Revue de Paris : « Dans des vies comme les nôtres, la poursuite, l’approche de la vérité produit une  éthique qui finit par colorer tout le reste, même le privé » ?

    ► Gérard Boulanger, Totalité n°26, 1996.

     

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