• Alexandre Marc

    Alexandre MarcAdieu à Alexandre Marc, prophète du fédéralisme global

    ◊ Hommage à Alexandre Marc (1994-2000), penseur du fédéralisme européen

    Alexandre Marc vient de disparaître à l’âge de 96 ans. Il était le philosophe du fédéralisme, idée qu’il concevait comme une vaste vision organique de la société et non pas simplement comme une idéologie politique à manier dans l’arène politicienne. Cette vision pose la personne et non l’État au centre des valeurs et de la finalité que doivent véhiculer les instances publiques.

    Les racines du “fédéralisme intégral”, rebaptisé récemment “fédéralisme global”, nous les trouvons chez Alexandr Markovitch Lipiansky, né à Odessa le 19 juin 1904, émigré à Paris avec sa famille au début de l’année 1919. Devenu Alexandre Marc en France, il explore en profondeur, et dans tous les rouages de leurs systèmes et arcanes, les courants philosophiques français des années 30. Il voit dans le “personnalisme” une réponse possible et cohérente aux totalitarismes de gauche ou de droite. Le catholique Emmanuel Mounier est passé à l’histoire comme le père du personnalisme inspiré par la métaphysique chrétienne et comme le fondateur de la revue Esprit en 1932. Sa démarche a toutefois été précédée par celle d’Alexandre Marc, jeune philosophe juif de Russie, converti au catholicisme. Marc avait déjà commencé à travailler intellectuellement dans cette direction dans le cadre du Club du Moulin à Vent à Montparnasse, puis dans celui du mouvement Ordre Nouveau (qui n’a rien à voir avec l’Ordre Nouveau proposé par l’Axe pendant la Seconde Guerre mondiale, ni avec les mouvements français et italiens des années 60-70). L’Ordre Nouveau d’Alexandre Marc est né en 1931 et, nous dit l’historien français du fédéralisme Bernard Voyenne, n’était « qu’un modeste cercle d’études, d’abord religieuses, puis philosophiques et sociales ». Les protagonistes d’Ordre Nouveau, parmi lesquels Arnaud Dandieu et Robert Aron, les deux auteurs de La révolution nécessaire, se définissaient comme « un groupe de spiritualistes non conformistes et révolutionnaires ». Mais il s’agissait d’une révolution morale visant à re-stabiliser des hiérarchies de valeurs fondées sur le primat de la personne humaine “créatrice”, contre l’individualisme abstrait des libéraux et contre l’étatisme des conceptions totalisantes, résultats du jacobinisme de la révolution française.

    Alexandre Marc“Ordre nouveau” contre l’État-nation

    [Ci-contre : A. Marc entre Denis de Rougemont et Karl Barth en 1934]

    En relisant les écrits du groupe Ordre Nouveau, nous ne sommes pas loin de “l’humanisme intégral” de Jacques Maritain, qui se développera toutefois dans sa propre direction et ne s’ancrera jamais dans une vision fédéraliste de la société, même s’il ne rejettera pas celle-ci. Marc participe également à la fondation d’Esprit, avant que ne paraisse en mai 1933 la revue Ordre Nouveau et que ne se consomme la rupture avec Emmanuel Mounier, après la publication d'une Lettre à Hitler, juste après l’accession au pouvoir du chancelier allemand. Le manifeste d’Ordre Nouveau, publié au début de l’année 1931, est essentiellement l’œuvre de Marc. Parmi les intellectuels qui ont alimenté le filon personnaliste et son prolongement naturel, le filon fédéraliste, figure le Suisse Denis de Rougemont, protestant et disciple de Karl Barth, qui poursuivra le combat avec Marc après 1945. Dans le groupe Ordre Nouveau, les historiens redécouvrent aujourd'hui une agressivité verbale qui nous permet de compter ses adeptes parmi les “non-conformistes des années 30”, une génération de jeunes gens qui, en France comme en Allemagne, se déclaraient “ni de gauche ni de droite” et tentaient de se soustraire aux camisoles de force idéologiques, aux illusions des messianismes absolutistes. Pour Marc, qui suivait des cours de philosophie dans des universités allemandes et mettaient ses amis en garde contre le “péril nazi” en plein développement, la conception chrétienne de l’homme dans la communauté constituait une barrière solide contre les prétentions du “national-étatisme” de facture fasciste ou bolchevique.

    Le personnalisme d’Ordre Nouveau, malgré les aspérités de son langage qui avaient choqué Mounier, et malgré quelques emprunts au nietzschéisme, n’a jamais capitulé devant l’individualisme. Le fédéralisme, ultérieurement, est devenu la Somme de toute la pensée personnaliste et du socialisme libertaire et auto-gestionnaire. Charles Péguy et Proudhon en sont les références essentielles, les phares intellectuels du “fédéralisme intégral”. Marc avait étudié Proudhon en profondeur, mais dans les années 40 seulement. La critique radicale de l’État-nation induit bien vite le groupe à s’ouvrir au thème de la “Fédération Continentale”, face à la crise européenne qui ne cesse de faire des ravages. La revue européenne Ordre Nouveau cesse de paraître en septembre 1938, à cause de difficultés financières. Marc s’engage dans l’armée et, après la défaite française de juin 1940, participe à la résistance. Dans le cadre de la résistance, divers groupes de fédéralistes européens se rencontrent.

    “Civilisation en sursis”

    En 1946, après le carnage, Marc devient le premier secrétaire général de la nouvelle Union Européenne des Fédéralistes, qui tient son congrès à Montreux. Marc, dans ce cadre, poursuit ses intenses activités d’écrivain, et publie des ouvrages de grande pertinence, de véritables manuels d’éducation civique fédéraliste. Dans le livre Civilisation en sursis, il critique l’européisme officiel et, demeurant cohérent avec son passé d’avant-guerre, il voit dans la Fédération, qu'il appelle de ses vœux, non seulement une structure institutionnelle mais aussi, et surtout, un modèle de société capable de s’articuler organiquement à tous les niveaux du social et de l’humain. C’est dans cette volonté de créer une Fédération Continentale solidement articulée que réside la différence majeure entre Marc et un autre fédéraliste européen, l’Italien Altiero Spinelli, de formation marxiste et admirateur du fédéralisme institutionnel britannique proposé par la Federal Union. Malgré ses divergences doctrinales et méthodologiques, Marc et Spinelli participent tous deux à la fondation du Congrès du Peuple Européen qui lance, par le biais d’élections “primaires” dans divers pays européens, une campagne de mobilisation pour l’unité continentale et pour former une “Constituante européenne”. Quand cette expérience prend fin, Marc est parmi les promoteurs de la Charte Fédéraliste lors du second congrès de Montreux en 1964. Y ont notamment participé : Robert Aron, André Philip, Guy Héraud, Raymond Rifflet et Michel Mouskhély.

    Écoles françaises et italienne

    La branche italienne de cet aréopage fédéraliste européen est entrée en dissidence, si bien que la dimension personnaliste de ce fédéralisme est tombée dans l’oubli en Italie. Le silence n’a été rompu qu’occasionnellement par quelques rares esprits libres qui refusaient de s’aligner sur la dissidence. Avec deux instruments, la revue L’Europe en formation et le CIFE (Centre International de Formation Européenne), basé à Nice, le mouvement fédéraliste-personnaliste de Marc organise des cours et des séminaires dans toute l’Europe. L’ancien émigré russe insiste sur les dimensions culturelle et politique. Le fédéraliste anglais John Pinder distingue d’ailleurs dans le fédéralisme européen deux écoles :

    • l’école italienne qui s’inspire d’Alexander Hamilton, l’un des pères de la Constitution américaine,
    • l’école française, influencée par Marc, qui se définit comme proudhonienne.

    Pinder souligne à juste titre que cette école française a davantage pris en considération « l’aspect infra-rationnel du fédéralisme » et, effectivement, l’urgence d’une telle prise en considération est aujourd'hui une exigence politique fondamentale, y compris en Italie. Certes, les étiquettes de “hamiltoniens strictement institutionnalistes” (qui utilisent partiellement le matérialisme historique comme méthode, ce qui de nos jours est, faut-il le dire, un peu anachronique), d’une part, et de “romantiques proudhoniens” sont largement approximatives et arbitraires. Néanmoins, il est hors de doute que l’école de Marc est plus attentive et mieux préparée à affronter les évolutions (ou les involutions) internes aux États-nations. Voilà pourquoi le fédéralisme “global” est en réalité complémentaire voire primordial par rapport au fédéralisme hamiltonien, voilà pourquoi il conserve toujours aujourd'hui une puissance sur les plans idéal et politique.

    ► Achille Lega, Nouvelles de Synergies Européennes n°45, 2000.

    (article tiré de La Padania, 11 avril 2000)

     

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