• Indo-EuropéensL’origine des Indo-Européens

    Les travaux de l’Anglais Colin Renfrew ont apporté une vision nouvelle, proprement révolutionnaire, des sociétés protohistoriques d’Europe, ruinant les mirages de l’ex Oriente Lux. Lothar Kilian se limite au fait indo-européen. Son ouvrage permet de délimiter la patrie originelle du peuple indo-européen primitif. Ce territoire s’étendait, selon toute vraisemblance, de la Frise à la Volga. Au Nord, vivaient les peuples de langues finno-ougriennes ; au Sud, les Méditerranéens. En Afrique du Nord, les peuples hamito-sémitiques.

    ♦ Recension : Lothar Kilian, Zum Ursprung der Indogermanen : Forschungen aus Linguistik, Prähistorie und Anthropologie, Dr. Rudolf Habelt GmbH, Bonn, 1983, 178 p., 66 ill. Traduction française par Felicitas Schuler : De l’origine des Indo-Européens, Labyrinthe, 2001, préf. J. Haudry [consultable ici] [commandable ici]. Présentation éditeur : L'origine paléolithique de l'ethnie indo-européenne, attestée par l'existence, entre - 40 000 et - 15 000, en Europe et dans les régions périphériques du sud, d'une grande unité linguistique — l'européen primitif (Ureuropäisch) — est la thèse que développe cet ouvrage devenu un classique des études indo-européennes.

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    C’est depuis les travaux du linguiste allemand Franz Bopp, en 1816, que l’on a découvert la parenté entre les diverses langues indo-européennes. Au XIXe siècle, une importante quantité de savants, de préhistoriens, d’anthropologues se sont penchés sur la question. Ils cherchaient à savoir s’il avait existé un peuple-locuteur d’une langue-matrice originelle, ancêtre de toutes les langues indo-européennes actuelles. Au départ, la tendance générale était d’affirmer l’existence effective d’un peuple indo-européen. Ensuite, est venu un scepticisme hypercritique. Aujourd’hui, les thèses qui réfutaient l’existence d’une langue commune et, partant, d’un peuple originel, ont été infirmées par les progrès de la recherche. Des congrès universitaires mondiaux, tel celui de Dubrovnik en 1979, rassemblant des savants du monde occidental et du monde soviétique, les travaux d’Émile Benveniste et de Georges Dumézil en France, ceux de Marija Gimbutas, d’Edgar Polomé, de Roger Pearson (co-éditeurs de la revue américaine The Journal of Indo-European Studies) et de beaucoup d’autres aux États-Unis, de Giacomo Devoto en Italie et, enfin, les manuels précis, didactiques et remarquablement synthétiques de Jean Haudry, parus dans la célèbre collection Que sais-je ? des PUF, ont puissamment contribué à démontrer l’existence effective d’un peuple indo-européen originel, d’où sont issus tous les autres.

    KilianLe dernier ouvrage en date sur cette question, complète de cartes qui résument de manière saisissante toute la problématique, nous est dû à la plume de l’historien-archéologue allemand Lothar Kilian [1911-2000]. Celui-ci, dans Zum Ursprung der Indogermanen, nous rappelle l’essentiel des études indo-européennes, à savoir la classification des langues en divers groupes : germanique, italique, celtique, iranique, slave, balte, etc. ; ainsi que les caractéristiques grammaticales et syntaxiques de ces langues. Bien établie, la science linguistique n’est guère contestée dans ses fondements aujourd’hui. Ce qui, en revanche, suscite des polémiques sont 1) la localisation de la patrie originelle des Indo-Européens ; 2) la carte d’identité anthropologique des locuteurs du parler indo-européen originel.

    Pour ce qui concerne la localisation de la patrie originelle, Lothar Kilian énonce dix thèses, déduites de recherches multi-directionnelles, englobant la climatologie, l’archéologie préhistorique, la toponymie, etc.

    ◊ 1) La patrie originelle se situe dans une zone au climat tempéré et frais.

    ◊ 2) Cette patrie comprenait à la fois des zones forestières baignées de cours d’eau et des zones aux forêts clairsemées et presque sans fleuves.

    L’histoire européenne est l’histoire de l’expansion de ces peuples indo-européens qui ont marqué notre continent et sa périphérie à des degrés divers. Slaves, Baltes et Germains constituent, plus ou moins, des peuples indo-européens à part entière. Les autres sont des mélanges d’Indo-Européens avec des Méditerranéens, des Finno-Ougriens ou des Hamito-Sémites. Kilian analyse le processus de formation ethnique des premiers Européens. Son livre est une synthèse brillante de tous les travaux entrepris depuis 1816 sur la question.

    ◊ 3) Les Indo-Européens ont dû se former, en tant que peuple, dès le Néolithique (peut-être même avant) et ont constitué une culture essentiellement paysanne d’agriculteurs et d’éleveurs.

    ◊ 4) Au Néolithique, l’Europe était divisée en diverses zones linguistiques. Au Nord (Scandinavie et Russie septentrionales), la zone des parlers finno-ougriens ; sur la rive nord de la Mer Méditerranée, la zone des langues méditerranéennes ; en Afrique du Nord et en Asie Mineure, la zone hamito-sémitique ; l’Europe occidentale, proche du littoral atlantique, présente, elle aussi, une toponymie non-indo-européenne. Dans le reste du territoire européen, de la Mer du Nord à la Vistule, dans les Alpes, les Balkans et en Ukraine, toute la toponymie est d’origine indo-européenne. Les racines étrangères y sont quasi inexistantes.

    ◊ 5) Cette toponymie strictement indo-européenne amène Kilian à la déduction que les cultures néolithiques centre-européennes étaient déjà indo-européennes.

    ◊ 6) Les parentés lointaines observables entre les parlers finno-ougriens, hamito-sémitiques et méditerranéens supposent l’existence, au Paléolithique, d’une langue européenne unique.

    ◊ 7) Les débuts de l’Indo-Européen doivent se situer vers 10.000 avant notre ère.

    ◊ 8) Le processus de dispersion et de fragmentation de la langue et du peuple indo-européen des origines doit avoir commencé entre 4000 et 5000 avant notre ère.

    ◊ 9) Vers -2000, il existait déjà plusieurs langues indo-européennes distinctes.

    ◊ 10) Tous ces faits linguistiques tentent à prouver la localisation au centre et à l’Est de l’Europe de la patrie originelle des peuples indo-européens. Ils excluent toute hypothèse exclusivement asiatique.

    Kilian, ensuite, nous promène dans le monde complexe des hypothèses en préhistoire et détermine quelles sont les cultures préhistoriques d’Europe qui peuvent être considérées comme indo-européennes. À la suite des chapitres consacrés à l’anthropologie des locuteurs, Kilian propose également dix thèses :

    ◊ 1) Les Indo-Européens étaient très vraisemblablement de type nordique.

    ◊ 2) Il existe plusieurs définitions anthropologiques de la “race nordique”. Kilian se réfère à celle de l’anthropologue allemand Egon von Eickstedt.

    ◊ 3) Il convient de bien distinguer, parmi les ethnies à cheveux et à yeux clairs, les “nordides” et les “dalides”, issus de deux populations paléolithiques distinctes. Les populations hybrides doivent attirer toute l’attention des chercheurs.

    ◊ 4) Kilian ne pose pas l’équation “race nordique = peuple indo-européen originel”, comme cela fut courant qn Allemagne il y a quelques décennies. Les “frontières” raciales n’ont jamais été nettes : on trouve des “Nordides” parmi les peuples voisins des Indo-Européens.

    ◊ 5) Le peuple indo-européen des origines devait être un mélange de “Nordides” et de “Dalides”, avec prédominance des premiers. D’autres composantes, notamment méditerranéenne, ne sont pas à exclure.

    ◊ 6) Les porteurs de la “civilisation de la poterie à bandeaux” (Schnurkeramikkultur / foyer : Autriche, Bohème) sont à prédominance nordiques, sans l’être totalement. Ils ne se distinguent pas essentiellement des porteurs de la civilisation des tragt-baeger (= vases en entonnoir / Trichterbecherkuitur / foyer : plaine du nord de l’Europe, Danemark) et de celle des poteries à impressions de cordes (Bandkeramikkultur / foyer : Ukraine).

    ◊ 7) Rien ne prouve l’origine ouest-sibérienne ou asiatique de la “race nordique”.

    ◊ 8) Cette “race nordique” proviendrait des hommes de Brünn et de Combe-Capelle, émigrés en Europe Centrale au cours de la dernière glaciation.

    ◊ 9) La “race dalide” dériverait, elle, d’un type d’homme de Cro-Magnon du Nord de l’Europe.

    ◊ 10) Pour la patrie originelle, l’hypothèse la plus vraisemblable demeure celle qui la situe dans la partie septentrionale de l’Europe Centrale.

    En conclusion, Kilian présume que la patrie originelle d’Europe Centrale est très probable, mais nullement sûre. Seule une étude intensive des âges paléolithique et mésolithique déterminera avec exactitude si la thèse centre-européenne est définitive ou non. Il faudra par exemple vérifier la toponymie de la région baignée par le cours inférieur de la Volga. Si cette région révèle une toponymie indo-européenne plus ancienne, il faudra réviser la thèse centre-européenne. Toutefois, la masse des documents archéologiques atteste davantage cette dernière thèse.

    Kilian nous convie à l’écoute d’une formidable saga, vieille d’au moins 12.000 ans.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°6, 1984.

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    • pour prolonger : « Indo-Européens : à la recherche du foyer d'origine » (A. de Benoist, Nouvelle École n°49, 1997).

     

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    Le Who's who de la mythologie indo-européenne

     

    « Tous les peuples qui n'ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid » (Patrice de la Tour du Pin)

    Indo-EuropéensL'Europe contemporaine a une dette immense à l'égard de la mythologie païenne, à commencer par son nom. Aimée de Zeus, la belle et blanche Europe, fille d'Agénor, roi de Phénicie, donna son nom à notre continent après avoir fait 3 fils au roi des dieux : Minos, Rhadamante et Sarpédon. Le moindre de nos fleuves, la moindre de nos montagnes portent généralement le nom d'une divinité archaïque. Comme en Europe, toutes les renaissances sont toujours des recours au vieux fonds pré-chrétien (la Renaissance italienne, le Romantisme allemand, etc), on voit que la connaissance de cet héritage ancestral s'impose à quiconque entend construire quelque chose de durable.

    Le mérite principal du beau Dictionnaire des mythologies indo-européennes que les éditions “Faits et Documents” viennent de publier est justement d'offrir au lecteur non spécialiste, à l'homme cultivé d'aujourd'hui, un outil de travail permettant de “surfer” à travers les mythologies, de l'lnde à la Baltique, de l'Écosse à la Mer Noire. C'est la première fois que cet exercice hautement excitant pour l'esprit est possible. Grâce à Jean Vertemont, indianiste et informaticien, collaborateur de la Revue d'Études Polythéistes Antaïos, nous pouvons déambuler au milieu des mythes, des dieux et des héros de nos origines. La structure intelligente de son superbe livre permet, grâce aux renvois systématiques, de faire le lien avec les diverses correspondances. Prenons un exemple : Odhinn, Père de tous, Ase aux corbeaux, renvoie à Varuna, ce que savent les lecteurs de Dumézil, mais pas nécessairement les non spécialistes, les curieux. À lire le Dictionnaire de Vertemont, on se prend vite au jeu fascinant des liens et des correspondances et, surtout, l'unité fondamentale de la Weltanschauung indo-européenne apparaît de façon lumineuse. Le lecteur attentif ressentira rapidement une curiosité, une réelle solidarité pour les mythologies balte, scythe ou irlandaise généralement moins connues.

    Ce dictionnaire est le premier du genre, d'où quelques menues imperfections (coquilles, imprécisions mineures), mais on n'oubliera pas que l'auteur a fait tout le travail en solitaire et qu'il a travaillé près de trente ans à cet ouvrage de référence, déjà incontournable. Dans une préface subtile, Jean Vertemont montre parfaitement l'importance du socle païen dans l'imaginaire européen. Son retour aux sources est une saine réaction contre toutes les monstrueuses idéologies de la table rase, qui sont à la base de tous les totalitarismes, dont l'utopie communiste, sans aucun doute le mythe le plus sanglant du XXe siècle avec ses cent millions de morts. Il est vrai que le libéralisme ploutocratique pratique lui aussi la table rase : en nous faisant oublier nos racines, grâce aux techniques de brouillage mental propres à la modernité (concerts de rock, vidéos irréelles, culte de la consommation et de la performance imbéciles, désinformation systématique, etc), il nous prive de tout avenir. L'abrutissement télévisuel, la censure des médias, la crétinisation de masse via les “loisirs”, tout cela concourt à noyer les identités dans un nouveau chaos, que l'apologie du métissage vient évidemment couronner : c'est la grande partouze planétaire annoncée par Guillaume Faye. Or, la souveraineté authentique, celle que nos ennemis tentent d'annihiler, a pour préalable obligé une claire conscience de son héritage : la Chine, le Japon, l'lnde en sont de bons exemples. Point de longue durée sans mémoire! Qu'attend l'Europe pour reconstituer son axe et pour affirmer sa volonté ? La connaissance approfondie des structures des mythologies indo-européennes n'est donc pas un exercice gratuit réservé à quelques poètes ou à des rêveurs sans prise sur le réel.

    Vertemont montre bien que les mythes archaïques nous enseignent l'essentiel, nous ouvrent des portes sur des domaines inconnus ou refoulés. Par ex., au principe d'exclusion (un mot à la mode !) typique des religions monothéistes et dualistes, les paganismes indo-européens préfèrent le principe d'inclusion, nettement plus riche et harmonieux. Or, la multiplication des maladies dégénératives est clairement liée à une grave rupture avec les rythmes cosmiques, que la modernité, dans son désir fanatique de tout nier, de tout “démystifier”, a ignorés. Vertemont exprime bien une vérité très profonde, à savoir que le paganisme est bien plus qu'un stade primitif de notre conscience, mais bien le stade premier… et qui n'a rien de primaire. Écoutons-le un instant :

    « Le Dieu unique, régnant sur le monde comme un banquier sur ses débiteurs, est devenu le moteur d'une pandémonie égalitaire de l'échange et de l'interchangeabilité, processus qui n'a pas encore atteint son terme. Que le résultat soit un totalitarisme dur ou un totalitarisme mou, il s'agit immanquablement d'une conséquence de la normalisation monothéiste, et de ses corrélats : l'expulsion de l'âme par le désenchantement du monde, l'universalisation par la raison, l'ethnocentrisme, l'homogénéisation par la domestication des âmes, des esprits, et bientôt des corps ».

    Ce somptueux dictionnaire n'est donc pas un livre de plus à ranger religieusement dans sa bibliothèque sans l'avoir réellement lu : il s'agit d'un instrument de travail, non pas un simple travail d'érudition, tout compte fait secondaire, mais bien d'un travail sur soi. Un travail, souvent douloureux, de redécouverte d'une identité première, antérieure à la coupure judéo-chrétienne (l'an “zéro” dont nous fêterons bientôt les 2 millénaires : 2.000 ans d'imposture et de malentendu). Telle est la quête païenne : être païen aujourd'hui ne consiste pas à arborer de volumineux marteaux de Thor ! Mais bien à rentrer en soi, à se reconstruire, étape préalable à toute action sur le monde. Dans un entretien très dense accordé à la revue païenne Antaios (n°12, solstice d'hiver 1997), Jean Vertemont nous propose sa définition des dieux du paganisme moderne : « Les Dieux sont des agencements de symboles qui acquièrent de ce fait la qualité de condensateurs de forces ou d'énergies primordiales. Ces forces sont opératives si l'on dispose des formes correctes pour les appréhender et les mettre en action ». Son beau livre est fondamental pour la renaissance d'un courant païen qui ne se satisfait pas de pitreries ou d'idéologie : Vertemont convie les esprits libres à se retrouver et à créer.

    ◊ Jean Vertemont, Dictionnaire des mythologies indo-européennes, 1997, 224p. (3.600 entrées, cartes et tables), Faits et Documents, BP 254-09, F-75424 Paris cedex 09. « Entretien avec J. Vertemont (Les Dieux des Indo-Européens) », cf. Antaios n°12.

    ► Patrick Canavan, Vouloir n°142/145, 1998.

    • disponible à la librairie parisienne Facta ou en format ebook.

     

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    Pièces-jointes :

     

    Les travaux de Tilak et Horken : sur les origines des peuples indo-européens

    Il arrive parfois que deux chercheurs, chacun pour soi, se rapprochent de la solution recherchée, si bien que chacun d’entre eux aurait abouti dans sa démarche plus rapidement s’il avait eu connaissance des résultats de son homologue. Je vais étudier la démarche de deux chercheurs, qui ne se connaissaient pas l’un l’autre, appartenaient à des générations différentes et n’ont donc jamais eu l’occasion de se rencontrer ni, a fortiori, de compléter leurs recherches en s’inspirant l’un de l’autre. Je vais essayer de rattraper le temps perdu, tout en sachant que le résultat de mon travail contiendra forcément un dose de spéculation, comme c’est généralement le cas dans tous travaux d’archéologie et d’anthropologie. Je ne pourrai pas travailler l’ensemble prolixe des connaissances glanées par mes deux chercheurs et je me focaliserai pour l’essentiel sur un aspect de leur œuvre : celle qui étudie le cadre temporel où se situent les premières manifestations protohistoriques des peuples indo-européens.  Je procéderai à une comparaison entre les résultats obtenus par les deux chercheurs.

    J’aborderai trois de leurs livres qui, tous, s’occupent des premiers balbutiements de la protohistoire des peuples indo-européens. Nos deux auteurs n’étaient ni anthropologues ni archéologues et ignoraient leurs recherches respectives. Ils ont ensuite abordé leur sujet au départ de prémisses très différentes. Voici ces livres :

    • Bal Gangadhar Tilak, The Orion or Researches into the Antiquity of the Vedas, Bombay, 1893.

    • Bal Gangadhar Tilak, The Arctic Home in the Vedas, Poona, 1900.

    • H. K. Horken, Ex Nocte Lux, Tübingen, 1973. Seconde édition revue et corrigée, Tübingen, 1996.

    (…) Dans ces ouvrages, nous trouvons trois assertions de base :

    Chez Tilak : le Rig-Veda, d’après ce qu’il contient, daterait d’environ 6000 ans ; il n’aurait été retranscrit que bien plus tard (« Orion », pp. 206 et ss.).

    Les auteurs initiaux du Rig-Veda, c’est-à-dire les hommes qui furent à l’origine du texte ou d’une bonne partie de celui-ci, vivaient sur le littoral de l’Océan Glacial Arctique. Ils avaient développé là-bas une culture et une économie comparativement élevées par rapport au reste de l’humanité (« Orion », pp. 16 et ss. ; « Arctic Home », p. 276).

    Pour Horken, les périodes glaciaires se sont manifestées à la suite des phénomènes liés à la séparation progressive du continent eurasien et du continent américain, d’une part, et à la  suite de l’émergence du Gulf Stream, d’autre part. Elles ont eu pour résultats de fixer de grandes quantités d’eau sous forme de glace et donc de faire descendre le niveau de la mer. De cette façon, les zones maritimes, normalement inondées, qui présentent des hauts fonds plats, ont été mises à sec, zones auxquelles appartient également le plateau continental de la zone polaire eurasienne. Sur le plan climatique, le Gulf Stream apporta une source de chaleur et les zones évacuées par la mer furent recouvertes de végétation, face à la côte française actuelle et tout autour des Iles Britanniques, en direction du Nord-Est. Après la végétation vint la faune et ses chasseurs, les premiers hommes d’Europe. Ainsi, l’espace occupé aujourd’hui par la Mer du Nord a été peuplé.

    Nous avons donc affaire ici à une population qui a suivi cette voie migratoire, au départ, probablement, des confins occidentaux du continent européen ; cette population, profitant d’un climat clément dans la zone aujourd’hui redevenue plateau continental, a fini par atteindre la Mer de Barents, avant qu’au sud de celle-ci, d’énormes masses de glace accumulées sur le sol de l’actuelle Scandinavie, ne leur barrent la route d’un éventuel retour.

    La durée de leur migration et de leur séjour dans les régions polaires arctiques a été déterminée par les vicissitudes de la période glaciaire, de même que le temps qu’ils ont mis à s’adapter à leurs nouvelles conditions de vie. Quand le Gulf Stream a commencé à ne plus atteindre les régions constituant leur nouvelle patrie, cette population a vu revenir les conditions préglaciaires, avec, pour conséquence, que la vie y devint de plus en plus difficile et, finalement, impossible. Cette population a été contrainte d’émigrer vers l’Europe centrale et le bassin méditerranéen ou, autre branche, vers l’espace indien, au-delà des massifs montagneux de Sibérie (« Ex nocte lux »).

    Tilak, lui, avance des arguments plus fiables : il étudie les descriptions dans le Rig-Veda qui ne sont compréhensibles que si l’on part du principe que les auteurs initiaux ont vécu, au moment où émerge le Rig-Veda, sur le littoral de l’Océan Glacial Arctique. Ce n’est qu’en posant cette hypothèse que les textes, considérés auparavant comme inexplicables, deviennent parfaitement compréhensibles. Tilak ne pose cependant pas la question de savoir comment cette population est arrivée dans cette région.

    Horken, lui, nous offre une thèse éclairante, en se basant sur les phénomènes prouvés de l’histoire géologique de la Terre ; selon cette thèse, les événements qui se sont déroulés à l’époque glaciaire, plus spécifiquement à l’époque glaciaire de Würm, expliquent comment, par la force des choses, les premiers Européens sont arrivés sur le littoral de l’Océan Glacial Arctique. La géologie lui fournit de quoi étayer sa thèse sur la chronologie de cette migration.

    On peut évidemment supposer que nos deux auteurs ont écrit sur la même population. Pour prouver que cela est exact, il faut d’abord démontrer comment les choses se sont passées sur le plan géologique en s’aidant de toutes les connaissances scientifiques disponibles et en les présentant de la manière la plus précise qui soit. Toutes les données que je vais aligner ici relèvent d’évaluations qui devront, si besoin s’en faut, être remplacées par des données plus précises. Mais pour donner un synopsis de ce déroulement, cette restriction, que je viens d’avancer, n’a guère d’importance.

    La dérive des continents a fait en sorte que le Gulf Stream, après avoir passé le long du littoral occidental de l’Europe, a atteint les glaces de l’Océan Glacial Arctique et les a fait fondre dans la zone de contact. D’énormes masses d’eau se sont alors évaporées et, par l’effet des forces Coriolis (*) se sont retrouvées au-dessus des massifs montagneux de Scandinavie ; en montant, elles se sont refroidies et sont retombées sous forme de neige (Horken). Ce processus, d’après les évaluations actuelles, aurait commencé il y a 32.000 ans. Plus tard, les masses d’eau se sont figées en glace et ont entrainé la descente du niveau de la mer, non pas seulement le long des côtes, comme on peut encore les voir ou les deviner, mais sur l’ensemble du plateau continental; par la suite, la flore et la faune ont pu s’installer dans cette nouvelle région abandonnée par les flots. On peut donc admettre que l’homme, qui migre en suivant les troupeaux ou selon les espèces végétales qui le nourrissent, ait atteint les régions polaires avant que le point culminant de la glaciation ait produit ses effets. Au départ, la population arrivée là-bas n’a dû se contenter que d’un petit morceau habitable du plateau continental.

    Pour pouvoir préciser quand cette phase a été atteinte, la géologie doit nous aider à éclairer ou corroborer les données suivantes, relatives à la région polaire du continent eurasiatique : fournir une chronologie capable de nous dire avec plus de précision quand le niveau de la mer est descendu, quand la glaciation est survenue et sur quelle extension géographique.  La paléobotanique pourrait aider à compléter cette chronologie en nous renseignant sur la flore présente et sur la température moyenne annuelle qu’implique la présence de cette flore.

    D’après une carte topographique du plateau continental en face des côtes de l’Océan Glacial Arctique, on devrait pouvoir reconnaître quelles ont été les régions de terres nouvelles disponibles pour une population migrante, qui, de surcroît, a sans doute été la première population humaine dans la région. Il faut toutefois tenir compte d’un facteur : le niveau de la mer a baissé partout dans le monde mais seulement selon un axe Ouest-Est, à commencer par la région du Golfe de Biscaye (Horken, p. 120) puis le long de toute la côte française actuelle, ensuite tout autour des Iles Britanniques ; le Gulf Stream a donc réchauffé toute cette immense région, jusqu’au littoral arctique de la Scandinavie, qu’il a ainsi rendu apte à la colonisation humaine, en modifiant le climat progressivement, jusqu’à épuisement de l’énergie thermique qu’il véhicule. Les flots qu’il pousse vers le Nord se refroidissent ensuite s’écoulent et retournent vers l’Atlantique, en faisant le chemin inverse mais sous les masses d’eau plus chaudes. Plus à l’est, les zones du plateau continental ont été également libérées des flots mais n’ont pas bénéficié indéfiniment des avantages offerts par le Gulf Stream et sont sans nul doute devenues tout aussi inhospitalières qu’aujourd’hui, vu la proximité des glaces du sud de la banquise.

    Toutes les régions situées sur le littoral de l’Océan Glacial Arctique, qui font l’objet de notre investigation, se trouvent sur le plateau continental et dès lors ont été recouvertes par les flots lors de la fonte des glaces et de la montée du niveau de la mer. Il faudrait l’explorer davantage. En règle générale, le socle continental accuse une pente légère en direction du pôle, si bien que toute descente du niveau de l’océan correspond à un accroissement équivalent de terres nouvelles, également en direction du pôle. À hauteur de la Mer de Barents, par ex., cela correspondrait, dans le cas extrême, à un recul de l’océan d’environ 500 km. Mais on peut estimer qu’une telle surface n’a pas été abandonnée par les flots : c’est ici que les géologues doivent nous apporter des précisions. Pendant la période d’occupation de ce territoire aujourd’hui retourné aux flots marins, tous les fleuves et rivières ont dû se jeter dans l’océan beaucoup plus au nord qu’aujourd’hui et il doit être parfaitement possible de repérer l’ancien lit de ces cours d’eau sur le plateau continental, comme nous pouvons d’ailleurs le faire pour l’Elbe dans la Mer du Nord. Ces fleuves et leurs affluents ont dû fournir de l’eau douce indispensable à la faune dans son ensemble et aux hommes.  On peut dès lors en déduire que des sites d’installation ont existé sur les rives de ces cours d’eau. Les limites respectives du permafrost sur le continent (ou sur ce qui était le continent) ont certainement eu une influence sur la progression des migrants vers le Nord, progression que l’on pourrait suivre d’après les traces laissées. La valeur que revêt la découverte d’os dans cette région est importante : elle nous donnerait de bons indices, dès qu’on en découvrirait.

    Horken nous a élaboré un modèle géophysique convainquant  pour nous expliquer l’émergence et la fin de la période glaciaire de Würm. Si, à titre d’essai, nous posons cette théorie comme un fait, nous devons tout naturellement constater qu’à l’époque glaciaire, le long du littoral polaire du continent eurasiatique,  des hommes ont vécu, qui devaient au préalable avoir résidé à l’Ouest de l’Europe centrale. Ils sont arrivés sur ce littoral polaire et, pendant longtemps, sans doute pendant quelques millénaires, ont dû y vivre sous un climat non hostile à la vie.

    Tilak constate, en se basant sur le texte du Rig-Veda, que celui-ci a dû, pour sa matière primordiale, se dérouler dans une zone littorale polaire de l’Eurasie.

    Pour ce qui concerne la durée temporelle de ce séjour, qui a vu l’émergence de la matière propre du Rig-Veda, nos deux auteurs avancent les faits suivants :

    Tilak s’est préoccupé de l’âge des Vedas dans sa première publication (« Orion », op. cit.). Dans un grand nombre d’hymnes du Rig-Veda, Tilak a repéré des données astronomiques particulières et les a vérifiées sur base de la pertinence de ce que nous dit le texte de ces hymnes, d’une part, et sur les déductions étymologiques des descriptions que l’on y trouve, d’autre part. Comme l’objet de ses recherches n’était pas, de prime abord, le dit des hymnes védiques mais l’âge du Rig-Veda, il a pris en considération les phénomènes astronomiques décrits et ce, toujours en tenant compte de l’effet modifiant de la précession astronomique. Pour rappel : par le fait de la précession, le moment du printemps se déplace chaque année sur l’écliptique de 50,26 secondes, dans le sens ouest-est, ce qui nous donne un circuit entier au bout de 25.780 années. Tilak a ensuite étudié les interprétations d’autres chercheurs et explique pourquoi il ne partage pas leur avis. À l’époque où le Rig-Veda aurait émergé et où ses hymnes auraient commencé à jeter les bases de tous les sacrifices sacrés de la tradition indo-aryenne, le moment principal du cycle annuel était le moment précis où commençait le printemps, où le soleil revenait, c’est-à-dire, plus exactement, le moment même du lever du soleil quand les nuits et les jours sont strictement égaux. Il faut aussi que ce soit un moment du cycle annuel qui soit mesurable à l’aide de méthodes simples.

    Tilak connaissait forcément le nom des figures zodiacales sur l’écliptique, telles que les astronomes védiques les nommaient. Contrairement à la pratique actuelle, les hommes distinguaient à l’époque vingt-sept signes du zodiaque. Tilak a fait l’importante découverte que le Rig-Veda a émergé sous la constellation d’Orion, car, il est dit que le moment du début du printemps, à l’ère d’émergence des chants védiques primordiaux, se trouvait dans la constellation d’Orion. En tenant compte de la précession astronomique, Tilak a daté les faits astronomiques relatifs au moment du début du printemps, que l’on trouve dans les hymnes védiques, et, ainsi, a pu établir que ceux-ci ont dû apparaître vers 5000 avant l’ère chrétienne. Cette évaluation de l’âge du Rig-Veda chez Tilak, du moins dans la plus ancienne de ses publications (« Orion », op. cit.), doit être fausse. Pourquoi ?

    Ce que décrit Horken, en replaçant les faits dans le cadre de la dernière glaciation, celle de Würm, se voit confirmer par Tilak, et de façon définitive. Même quand il découvre que les événements décrits dans les hymnes du Rig-Veda se sont déroulés au départ dans une zone circumpolaire, Tilak n’a aucune idée cohérente quant à leur époque. Horken, lui, nous livre des données plus précises à ce propos, quasi irréfutables.

    Nous apprenons de Tilak quel était le degré de développement atteint par les Aryas du temps du Rig-Veda ; déjà, dans son ouvrage intitulé « Orion », il rejette le doute émis par d’autres chercheurs quant aux connaissances astronomiques des Aryas des temps védiques : « je ne crois pas, écrit-il, qu’une population qui connaissait le métal et en avait fait des outils de travail, qui fabriquait des habits de laine, construisait des embarcations, des maisons et des chariots, et possédait déjà quelques connaissances en matière d’agriculture, aurait été incapable de distinguer la différence entre année solaire et année lunaire » (« Orion », pp. 16 et ss.).

    Dans son second ouvrage, « The Arctic Home », Tilak avait décrit les gestes sacrés des prêtres, dont la tâche principale, semble-t-il, était de décrire les événements cosmiques et météorologiques, surtout pendant la nuit arctique. C’est ainsi que nous entendons évoquer, au fil des hymnes, des phénomènes et des choses qui nous permettent d’énoncer des conclusions d’ordre culturel. Dans un tel contexte, nous pouvons peut-être faire référence à un fait bien particulier : rien que nommer une chose ou un phénomène implique que cette chose ou ce phénomène étaient connus. Nous apprenons, surtout quand nous lisons les événements tournant autour de figures divines, que, par exemple, la première population védique utilisait l’âne comme bête de somme (p. 299), que les fortifications de Vritra étaient de pierre et de fer (p. 248), que Vishnou possédait des destriers de combat (p. 282), qu’on fait allusion à des embarcations de cent rames, bien étanches, à la domestication de moutons et au fer (p. 302, versets 8 et ss., 27 et 32), que cette population connaissait les bovins domestiques et avait des rudiments d’élevage et de fabrication de produits dérivés du lait (p. 303) ; un étable pour vache est même citée (p. 328) ; on trouve aussi un indice, par le biais d’un nom propre, que cette population travaillait l’or (p. 311), que Titra possède une flèche à pointe de fer (p. 335) et qu’un cheval, dédié à une cérémonie sacrificielle, est dompté par Titra et monté par Indra (p. 338 et ss.). Finalement, on apprend aussi l’existence de « destriers de combat de couleur brune » (p. 341).

    Ce sont là tous des éléments que nous rapporte le Rig-Veda, dont l’émergence se situe quasi avec certitude dans une région correspondant au littoral polaire arctique. Cependant, cette émergence ne peut avoir eu lieu 5000 ans avant l’ère chrétienne car, à cette époque-là, la fonte des masses de glace de l’ère de Würm relevait déjà du passé ; sur le littoral polaire arctique régnait déjà depuis longtemps un climat semblable à celui que nous connaissons aujourd’hui ; le plateau continental était revenu à l’océan ; il est dès lors impossible qu’une existence, telle que décrite dans les hymnes védiques primordiaux, ait été possible sur ce littoral.

    Il n’y a qu’une explication possible : Tilak, dans ses calculs, a dû oublier une période entière de précession. Cette impression nous est transmises uniquement par sa publication la plus ancienne, « Orion », où Tilak critique les affirmations de nombreux chercheurs : « La distance actuelle entre le krittikas et le solstice d’été s’élève à plus de 30°, et lorsque ce krittikas correspondait au solstice d’été, alors il devait remonter à beaucoup plus de temps par rapport au cours actuel de la précession de l’équinoxe. Nous ne pouvons donc pas interpréter le passage en question de la manière suivante : si nous plaçons le solstice d’été dans le krittikas, alors nous devons attribuer une datation plus ancienne au poème de Taittiriya Sanhitâ, correspondant à quelque 22.000 ans avant l’ère chrétienne ». On n’apprend pas, en lisant Tilak dans « Arctic Home », s’il déduit de ses constats et conclusions la possibilité ou l’impossibilité de cette datation. Sans doute a-t-il deviné qu’il risquait de faire sensation, et surtout de ne pas être cru et pris au sérieux.

    En partant du principe que tant Tilak (à condition que nous tenions compte de la correction de ses calculs, correction que nous venons d’évoquer) que Horken sont dans le juste, suite à leur investigations et déductions, alors nous pouvons émettre l’hypothèse suivante quant au déroulement des faits :

    Le Gulf Stream provoque une ère glaciaire. Dès que des masses glaciaires se sont accumulées en quantités suffisantes et que le niveau de la mer a baissé, de nouvelles terres sèches émergent sur l’ensemble du plateau continental. Aux endroits atteints par le réchauffement dû au Gulf Stream, ces nouvelles terres deviennent des espaces habitables, en croissance permanente au fur et à mesure que le niveau de l’océan baisse encore et que la végétation s’en empare ; elles s’offrent donc à la pénétration humaine. Les populations, habitant à cette époque dans l’Ouest de l’Europe, sans vraiment le remarquer car le processus dure sans doute des siècles, migrent vers les zones de chasse les plus avantageuses, en direction de l’est où elles rencontrent d’autres populations ;  ces populations sont avantagées par rapport à d’autres car elles absorbent une nourriture plus riche en protéines, issue de la mer et disponible tant en été qu’en hiver (Horken).

    Il me paraît intéressant de poser la question quant à savoir à quel type humain cette population appartenait ; vu la lenteur et la durée du phénomène migratoire qu’elle a représenté, cette population ne s’est sans doute jamais perçue comme un « groupe appelé à incarner un avenir particulier » et n’a jamais été véritablement consciente de la progression de sa migration sur l’espace terrestre. S’est-elle distinguée des autres populations demeurées dans le foyer originel ? Et, si oui, dans quelle mesure ? Appartenait-elle au groupe des Aurignaciens ? Ou à celui des Cro-Magnons ? Etait-elle apparentée à cette autre population qui, plus tard, lorsqu’elle vivait déjà dans son isolat arctique (Horken), créa les images rupestres des cavernes situées aujourd’hui en France méridionale et atteste dès lors d’un besoin, typiquement humain, de création artistique ? Les populations migrantes étaient-elles, elles aussi, animées par un tel besoin d’art ?

    Dans le cadre de l’Institut anthropologique de l’Université Johannes Gutenberg à Mayence, on procède actuellement à des recherches dont les résultats permettront de formuler des hypothèses plausibles ou même d’affirmer des thèses sur la parenté génétique entre les différents groupes humains. L’axe essentiel de ces recherches repose sur la tolérance ou l’intolérance à l’endroit du lait de vache (la persistance de la lactose), tolérance ou intolérance qui sont déterminées génétiquement, comme le confirment les connaissances désormais acquises par les anthropologues. Pour vérifier, il suffit de prélever un échantillon sur un os. Les connaissances, que l’on acquerra bientôt, permettront de découvrir plus d’un indice sur l’origine et le séjour de cette population le long du littoral arctique. Comme nous l’avons déjà dit, ces populations connaissaient déjà les « vaches » et le « lait » et, vraisemblablement, l’élevage du bétail.

    Les conditions de vie dominantes dans cette région dépourvue de montagnes impliquent un maintien général du corps qui est droit, afin de pouvoir voir aussi loin que possible dans la plaine. Le manque de lumière solaire a limité la constitution de pigments de la peau, d’où l’on peut émettre l’hypothèse de l’émergence d’un type humain de haute taille et de pigmentation claire (Horken). Lors de la migration toujours plus au nord, ces populations s’adaptèrent aux modifications des saisons et, dès qu’elles atteignirent la zone littorale de l’Arctique, leur mode de vie dut complètement changer. La nuit polaire est longue et la journée est courte : sur ce laps de temps finalement fort bref, il faut avoir semé et récolté, si l’on veut éviter la famine l’hiver suivant. Tous les efforts, y compris ceux qui revêtent un caractère sacré, ont surtout un but unique : savoir avec précision quel sera le cours prochain des saisons et savoir quand l’homme doit effectuer tel ou tel travail (Tilak). Dans le Rig-Veda, on apprend que pour chaque nuit de l’hiver polaire, nuit qui dure vingt-quatre heures, on avait à effectuer un acte sacré et qu’en tout une centaine de tels actes sacrés était possible. Il n’y en avait pas plus d’une centaine (Tilak, « Arctic Home… », pp. 215 et ss.) et peut-être ne les pratiquait-on pas toujours.

    De ce que nous révèle ici le Rig-Véda, nous pouvons déduire à quelle latitude ces populations ont vécu, en progressant vers le nord. De même, nous pouvons admettre que ces populations ont vécu le long des fleuves et aussi sur le littoral, parce que fleuves et côtes offrent une source de nourriture abondante. D’après le texte védique, on peut émettre l’hypothèse que ces populations présentent une persistance de lactose. Vu l’absence de parenté entre le bovin primitif et le bovin domestique européen, il serait extrêmement intéressant de savoir de quel type de « vache » il s’agit dans le Rig-Véda, où ces animaux sont maintes fois cités.

    Sur le plateau continental de la Mer de Barents, on devrait pouvoir trouver des ossements de bovidés, afin de pouvoir élucider cet aspect de nos recherches. La faune locale, quoi qu’il en soit, a dû correspondre à celle d’un climat plus chaud. À la même époque, les populations probablement apparentées et demeurées en Europe occidentale dans les cavernes de France et d’Espagne, représentaient en dessins des bovidés primitifs, des bisons, des rennes, des chevaux sauvages et des ours, et surtout, plus de soixante-dix fois, des mammouths. Les « hommes du nord », eux, selon Horken, représentaient la constellation d’Orion par la tête d’une antilope (Tilak, « Orion »).

    Le fait que le Rig-Véda évoque, chez les populations vivant sur les côtes de l’Océan Glacial Arctique, la  présence de certains animaux domestiques est d’une grande importance pour notre propos, puisque leur domestication a été datée, jusqu’ici, comme bien plus tardive. Pour ces animaux, il s’agit surtout de la vache (du moins d’une espèce de bovidé qu’il s’agit encore de déterminer), du cheval et du chien. Le Rig-Véda évoque deux chiens, que Yama va chercher, pour « garder le chemin » qui contrôle l’entrée et la sortie du Ciel (Tilak, « Orion », p. 110) ; dans le dixième mandala du Rig-Véda, on apprend qu’un chien est lâché sur Vrishâkapi. On peut imaginer que ces faits se soient réellement déroulés lorsqu’une existence quasi normale était encore possible le long du littoral arctique.

    La glaciation de Würm a connu quelques petites variations climatiques, pendant lesquelles une partie de la couche de glace a fondu, ce qui a provoqué une légère montée du niveau de la mer. Pour les populations concernées, ces variations se sont étalées sur plusieurs générations ; néanmoins, le retour de la mer sur des terrains peu élevés ou marqués de déclivités a conduit rapidement à des inondations de terres arables, ce qui a marqué les souvenirs des hommes. De même, les phénomènes contraires : l’accroissement des masses de glace et la descente du niveau de la mer, soit le recul des eaux. Dans le Rig-Véda, un hymne rapporte qu’Indra a tué le démon de l’eau par de la glace (Tilak, « Arctic Home », p. 279). Sans doute peut-on y voir un rapport…

    Quand la glaciation de Würm a pris fin graduellement et réellement, elle a eu pour effet sur les populations concernées que les étés sont devenus plus frais et bien moins rentables et que, pendant les nuits polaires devenues fort froides, la nourriture engrangée n’a plus été suffisante, entrainant des disettes. Dans le Rig-Véda, on trouve quelques indices sur la détérioration du climat (Tilak, « Arctic Home… », p. 203). Le contenu des textes védiques, qui contient des informations très importantes, a sans nul doute été complété, poursuivi et « actualisé ».

    Les raz-de-marée, provoqués par des tempêtes, ont inondé de plus en plus souvent les terres basses, notamment celles qui étaient exploitées sur le plan agricole : la mer revenait et les populations devaient se retirer. À un moment ou à un autre, les plus audacieux ont envisagé la possibilité d’une nouvelle migration. On ne connaît pas le moment où elle fut décidée, ni les voies qu’elle a empruntées ni les moyens mis en œuvre. Quoi qu’il en soit, le Rig-Véda nous rapporte que le pays des bienheureux peut être atteint à l’aide du « vaisseau céleste dirigé par un bon timonier » (Tilak, « Orion », pp. 110 et ss.). Les voies migratoires et l’équipement des migrants ont pu changer au cours de leurs pérégrinations, car ce mouvement de retour, de plus en plus fréquent sans doute, a pu durer pendant plusieurs millénaires. Procédons par comparaison : l’ensemble de l’histoire de l’humanité compte, jusqu’à présent, 5000 ans ! Cependant, on peut déjà deviner qu’avant cela les populations s’étaient mises en branle, principalement en direction de l’Ouest, probablement à l’aide d’embarcations (Horken), pour déboucher en fin de compte dans le bassin méditerranéen, tandis qu’un autre groupe de population migrait du littoral arctique en direction du sud, en remontant le cours des fleuves et en traversant les barrières montagneuses de Sibérie, voire de l’Himalaya, en direction de l’espace indien. Horken, pour sa part, a publié une carte en y indiquant les endroits où, aujourd’hui, on parle des langues indo-européennes ; dans la zone littorale arctique, on les trouve surtout le long des fleuves, plus denses vers l’embouchure qu’en amont (p. 238).

    Les migrants ont partout trouvé d’autres populations ; on peut admettre qu’ils se sont mêlés à elles, partout où ils ont demeuré longtemps ou pour toujours. De ces mélanges entre le « groupe du nord », au départ homogène, et les autres groupes humains, différents les uns des autres, ont émergé des tribus qui, plus tard, ont donné les divers peuples de souche indo-européenne (Horken). Elles ont un point commun : elles proviendraient toutes d’un foyer originel situé à l’ouest de l’Europe centrale, et, après migrations successives, auraient débouché dans l’espace arctique où elles seraient demeurées pendant plusieurs millénaires, tout en étant soumises à rude école. On peut aussi émettre l’hypothèse que des adaptations physiologiques aux rythmes saisonniers arctiques ont eu lieu. Un médecin américain a rédigé un rapport d’enquête après avoir observé pendant plusieurs années consécutives le pouls de ses patients, pour arriver au résultat suivant : les patients de race africaine présentaient les mêmes pulsations cardiaques tout au long de l’année, tandis que les Blancs europoïdes présentaient un rythme de pulsation plus lent en hiver qu’en été (Horken).

    Les Indiens védiques ont la même origine géographique et génétique que les Blancs europoïdes et ce sont eux qui ont rapporté jusqu’à nos jours le message de ce très lointain passé qui nous est commun, sous la forme des chants védiques, surtout le Rig-Véda qui a été transmis par voie orale, de génération en génération, depuis des millénaires, sans jamais avoir subi d’altérations majeures ou divergentes. Cette transmission s’est effectuée en respectant une remarquable fidélité au texte que de nombreux passages de la première version écrite (vers 1800 avant l’ère chrétienne) correspond mot pour mot aux versions plus récentes, du point de vue du contenu et non de celui de la formulation lexicale (laquelle n’est plus compréhensible telle quelle par les locuteurs actuels des langues post-sanskrites). Le principal point commun est la langue, certes, mais il y en a d’autres. La Weltanschauung des Indiens et des Perses présente des grandes similitudes avec celle des Européens et plus d’une divinité des chants védiques a son correspondant dans le panthéon grec, par exemple, possédant jusqu’au même nom ! Il faudrait encore pouvoir expliquer comment les Grecs ont trouvé le chemin vers les terres qu’ils ont occupées aux temps historiques : en empruntant partiellement une voie migratoire que les Indiens ont également empruntée (c’est l’hypothèse que pose Tilak dans « Orion ») ou en passant par l’espace de l’Europe septentrionale ?

    Un trait commun aux Indiens et aux Germains se retrouve dans le culte de la swastika, qui a dû revêtir la même signification dans les deux populations. Dans son livre intitulé « Vom Hakenkreuz » et paru en 1922, Jörg Lechler estime pouvoir dater la swastika de 5000 ans, en se basant sur des signes rupestres. Mais cette datation pourrait bien devenir caduque. Si les hypothèses avancées par Tilak et Horken s’avèrent pertinentes, des fouilles sur le plateau continental arctique devraient mettre à jour des représentations de la swastika.

    On ne peut toutefois partir de l’hypothèse que ces « hommes du nord » ont occupé les parties du littoral plus à l’est, régions que le Gulf Stream ne fournit plus en énergie calorifique, ce qui ne permettait pas la diffusion de la végétation. Pourtant, des populations ont sûrement habité dans cette partie plus orientale du plateau continental, selon un mode de vie que nous rencontrons encore aujourd’hui chez les ressortissants de peuples et de tribus plus simples, se contentant de l’élevage du renne, de la chasse aux fourrures et de la pêche, et qui sont partiellement nomades comme les Tchouktches. Ces peuples étaient probablement habitués à un climat aussi rude que celui qui règne là-bas actuellement, ce qui implique que, pour eux, il n’y a jamais eu détérioration fondamentale du climat et qu’une émigration générale hors de cette région n’avait aucune signification. Certains chercheurs, dont M. de Saporta, pensent que certains peuples non indo-européens ont également leur foyer originel sur le littoral de l’Arctique (Tilak, « Arctic Home », p. 409).

    Horken termine son ouvrage en émettant les réflexions suivantes : sur base des mêmes fondements géophysiques, qui ont fait émerger la période de glaciation de Würm, une nouvelle période glaciaire pourrait ou devrait survenir. Horken repère des transformations d’ordre météorologique dans la zone polaire qui abondent dans son sens, notamment, il constate qu’un port dans les Iles Spitzbergen peut désormais être fréquenté plus longtemps pendant la saison chaude qu’auparavant. Cet indice, il l’a repéré il y a plus de dix ans. Entretemps, nous avons d’autres géologues qui ont exprimé la conviction que nous allons au devant d’une nouvelle période glaciaire.

    ► Walther BURGWEDEL, Deutschland in Geschichte und Gegenwart n°4/1999.

    (traduction  et adaptation française : Robert Steuckers)

    Notes :

    (*) Le phénomène que l’on appelle les « forces Coriolis » s’inscrit dans la constitution mouvante de l’atmosphère terrestre : celle-ci est en effet toujours en mouvement parce que l’air chaud des tropiques se meut en direction des pôles, tandis que l’air froid des pôles se meut en direction de l’Equateur. Ce schéma circulatoire est influencé par un autre mouvement, impulsé par la rotation de la Terre autour de son propre axe. Cette rotation fait en sorte que les courants nord-sud s’infléchissent vers l’est ou l’ouest ; c’est précisément cet infléchissement que l’on appelle la « force Coriolis » ; celle-ci s’avère la plus forte au voisinage des pôles. Elle a été étudiée et définie par le physicien et mathématicien français Gustave-Gaspard de Coriolis (1792-1843), attaché à l’École Polytechnique de Paris.

     

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    Le mythe cosmogonique indo-européen : Reconstruction et actualité

    À M. Georges Dumézil

    Ich sagte dir, ich muss hier warten, bis sie mich rufen (Oreste dans Elektra, de Hugo von Hofmannstahl)

    Indo-Européens[Ci-contre : Yggdrasil, bois gravé de Clare Leighton, in : The American-Scandinavian Review, vol. 43/4, 1955]

    Le Rig-Veda vieil-indien (1) et l’Edda germanique (2) présentent deux grands mythes cosmogoniques (c’est-à-dire relatifs à la formation du monde), qui concordent entre eux à tel point qu’on peut y voir, à juste titre, une double dérivation d’un mythe indo-européen commun. De ce mythe des origines, il est peut-être possible de retrouver quelques échos chez les Grecs. Rome, nous le verrons, n’a jamais perdu le souvenir du “protagoniste” de ce drame sacré qu’était, pour nos ancêtres indo-européens, le commencement du monde. Mais le drame lui-même ne nous est parvenu, dans son intégralité, que par l’intermédiaire des Germains et des Indo-Aryens, dont nous découvrons ainsi qu’ils eurent, au moins lorsqu’ils entrèrent dans “l’histoire écrite”, et plus que tout autre peuple européen, la “mémoire la plus longue”.

    Grâce à ses admirables travaux sur l’idéologie trifonctionnelle, M. Georges Dumézil a depuis longtemps mis en lumière un aspect fondamental, absolument original, de la Weltanschauung et de la religion des Indo-Européens. Non moins essentielle, non moins originale nous apparaît la croyance instinctive en la primauté de l’homme (et de l’humain), dont témoigne le mythe cosmogonique indo-européen “conservé” par le Rig-Veda et l’Edda. Pour l’lndo-Européen, en effet, l’homme est à l’origine de l’univers. C’est de lui que procèdent toutes les choses, les dieux, la nature, les vivants, lui-même enfin, en tant qu’être historique. Toutefois, comme le remarque Mme Anne-Marie Esnoul, « ce commencement n’est qu’un commencement relatif : il existe un principe éternel qui crée le monde, mais, après une période donnée, le résorbe » (La naissance du monde, Seuil, 1959). L’homme, chez les Indo-Européens, n’est pas seulement à l’origine de l’univers : il est l’origine de cet univers, au sein duquel l’humanité vit et devient. Car au début, dit le mythe, était l’Homme cosmique : Purusha dans le Rig-Veda, Ymir dans l’Edda, Mannus, cité par Tacite, chez les Germains du continent (Manus, en tant qu’ancêtre des hommes, étant également connu chez les Indiens).

    L’Homme cosmique : Ymir, Purusha

    Au dixième livre du Rig-Veda (traduction de M. Louis Renous), le récit du commencement du monde s’ouvre ainsi :

    « L’homme (Purusha) a mille têtes ;
    Il a mille yeux, mille pieds.
    Couvrant la terre de part en part,
    Il la dépasse encore de dix doigts.

    « Purusha n’est autre chose que cet univers,
    Ce qui est passé, ce qui est à venir.
    Il est le maître du domaine immortel,
    Parce qu’il croît au-delà de la nourriture.

    Tous les êtres sont un quartier de lui ;
    L’Immortel au ciel, les trois autres parts ».

    Purusha est donc bien l’Un, celui par qui l’Univers commence. Il s’est formé, il a surgi des « eaux chaotiques », de « l’eau insondablement profonde », de « l’onde indistincte » : vraisemblablement tout ce qui reste de l’univers précédent.

    Dans l’Edda, la Völuspa nous dit également :

    « Une fois fut le temps où Ymir vivait :
    Il n’y avait ni sable, ni mer,
    Ni ondes salées, ni en-haut le ciel,
    Ni en-bas la terre : seulement
    Abîme béant sans fond, mais herbe en nul lieu ».

    C’est de Ymir, Un indivis lui aussi, que procède la première organisation du monde. Le Grímnismál précise :

    « De la chair de Ymir fut faite la terre,
    La mer de sa sueur, de ses os les montagnes,
    Les arbres furent de ses cheveux
    Et les cieux, de son crâne ».

    Les choses se passent de la même manière dans le Rig-Veda :

    « La lune était née de la conscience de Purusha,
    De son regard est né le soleil,
    De sa bouche Indra et Agni,
    De son souffle est né le vent.
    Le domaine aérien est sorti de son nombril,
    De sa tête le soleil évolua,
    De ses pieds la Terre, de son oreille les orients ;
    Ainsi furent réglés les mondes ».

    Purusha est ainsi Prâjapâti, le « père de toutes les créatures ». Car les dieux eux-mêmes ne constituent qu’un « quartier » de l’Homme cosmique. Et c’est de lui seul qu’en dernier ressort, relève l’humanité. On lit dans le Rig-Veda :

    « Avec trois quartier l’Homme (Purusha) s’est élevé là-haut,
    Le quatrième a repris naissance ici-bas ».

    Étant Un indivis, l’Homme cosmique est un Zwitter, un Zwitterwesen, un être asexué ou, plus exactement, potentiellement androgyne. Il réunit en lui les deux sexes, de manière encore confuse. La théologie indienne précise d’ailleurs que le “mâle” et la “femelle” sont issus du « partage de Purusha », ainsi que tous les autres “opposés complémentaires”. Ymir, quant à lui, dormait dans la glace de l’abîme béant (Ginnungagap) séparant le sud et le nord, lorsque deux géants, l’un mâle, l’autre femelle, se sont formés comme des excroissances sous ses aisselles. C’est également de lui, ou de la glace fécondée par lui, qu’est né le premier couple humain, Bur et Bestla, géniteurs des premiers Ases (ou dieux souverains), Wodan (Odhinn), Wili et We.

    Dans l’interprétation de ces grands mythes cosmogoniques, il ne faut jamais oublier que, pour la mentalité indo-européenne, la génération réciproque est un processus absolument normal : les “opposés logiques” sont toujours complémentaires et parfaitement équivalents ; ils se posent mutuellement. C’est ainsi que l’homme enfante les dieux (ou les tire de soi), les dieux, à leur tour, enfantant les hommes (ou leur insufflant l’esprit et la vie). Selon le récit de l’Edda (Völuspa) :

    « Trois Ases, forts et généreux,
    Arrivèrent sur la plage :
    Ils trouvèrent Ask et Embla,
    (Qui étaient encore) privés de force.
    Sans destinée, ils n’avaient pas de sens,
    Ni âme, ni chaleur-de-vie, ni claire couleur.
    Odhinn donna le sens, Hoenir l’âme,
    Lodur donna la vie et la fraîche couleur ».

    De façon évidente, dans ce récit, les trois Ases jouent le rôle des premiers “héros civilisateurs”. Ask (c’est-à-dire Frêne) et Embla (c’est-à-dire Orme) représentent une humanité encore « plongée dans la nature », entièrement soumise à l’espèce, témoin d’une ère révolue, celle de Bur. Si l’on se place au moment de la société indo-européenne caractérisé par l’organisation trifonctionnelle, on s’aperçoit d’ailleurs que les classes assumant respectivement les trois fonctions, apparaissent comme les descendantes du dieu Heimdall et de trois femmes humaines. Le Rígsmál raconte comment Heimdall, ayant pris les apparences de Rigr, engendra Thrael, ancêtre des esclaves, avec Ahne (“ancêtre”), Kerl, ancêtre des paysans, avec Emma (“nourricière”), et Jarl, ancêtre des nobles, avec “Mère”. Dans le Rig-Veda, par contre, les ancêtres des classes social es surgissent directement de l’Homme cosmique primordial :

    « La bouche (de Purusha) devient le Brahmane,
    Le Guerrier fut le produit de ses bras,
    Ses cuisses furent l’Artisan,
    De ses pieds naquit le Serviteur ».

    Janus, dieu ambigu

    Ainsi que la distribution des classes suffit à le démontrer, la “version” du Rig-Veda est probablement la plus fidèle au récit originel indo-européen. Il n’est cependant pas exclu que la “version” germanique se rattache, elle aussi, à une source très ancienne. Heimdall, en effet, est une figure des plus mystérieuses. M. Dumézil a bien mis en évidence la particularité essentielle de ce dieu, correspondant germanique du Janus romain et du Vaju indien. Chronologiquement, Heimdall est le premier des Ases, le plus âgé des dieux. C’est aussi un dieu qui voit tout : « il entend l’herbe pousser sur les prés, la laine monter de la peau des brebis, rien n’échappe à son regard aigu », et c’est la raison pour laquelle il occupe le rôle de gardien d’Asgard, la “demeure des Ases”. De lui a procédé le commencement, de lui procédera aussi la fin, le Ragnarök (ou “crépuscule des dieux”), qu‘il annoncera lui-même en sonnant du cor. Heimdall réunit donc en lui tous les caractères de “l’Être suprême”, objet d’une plus ancienne croyance que Raffaele Pestalozzi attribuait à l’humanité primitive (c’est-à-dire aux humains de la fin du mésolithique), mais correspond aussi au “dieu oublié” dont parle Mircea Eliade, obscure réminiscence au sein des religions “évoluées” d’une précédente conception de la divinité. Ce qui laisse supposer que Heimdall n’est qu’une projection de “l’Être suprême” des ancêtres des Indo-Européens au sein de la société des “nouveaux dieux”, de la même façon qu’Ymir le continue, en tant que “principe universel”, au niveau de la cosmogonie (3). Une telle interprétation est susceptible de jeter une lumière nouvelle sur le “problème de Janus”, autre divinité mystérieuse, dont nous avons dit qu’elle correspondait à Rome au Heimdall germanique. D’innombrables discussions ont eu lieu, sur l’étymologie du nom de “Janus”. Depuis quelque temps, l’accord semble se faire pour le rattacher à la racine indo-européenne *ya-, qui a trait à l’idée de “passer”, d’“aller”. Mais cette explication n’est pas très convaincante, et l’on peut se demander s’il ne vaut pas mieux mettre “Janus” en rapport avec les racines *yeu(m) ou *yeu(n) (d’où le latin jungo, jungere ; puis les mots français joug, joindre, conjoint, conjugal, etc.), qui expriment l’idée d’“unir”, d’“accoupler ce qui est séparé”, donc de “jumeler les contraires” (les “opposés logiques”). Cela expliquerait bien le caractère ambigu de ce deus bifrons (4), qui est, comme Ymir, un Zwitter.

    L’ancêtre des vieux Latins

    On sait, du reste, qu’un très ancien appellatif de Janus ; dont le Romain de l’époque d’Auguste ne comprenait plus exactement la signification, est Cerus Manus, qu’on traduit par “bon créateur” (de *ker-, “faire croître”, et d’un hypothétique *man, “bon”). Nous pensons plutôt que Manus n’est qu’un “fossile” vieil-indo-européen conservé dans le vieux-latin, qu’il renvoie bel et bien à “Mannus” et signifie “homme”, comme en germanique et en vieil-indien. Le latin immanis ne signifie d’ailleurs pas “mauvais”, “méchant”, mais bien “prodigieux”, “démesuré” (inhumain : hors de la mesure humaine). On comprend alors pourquoi Janus, qui est (comme Heimdall) le dieu des prima (des “choses chronologiquement les premières”), est tenu, en tant que Cerus Manus, pour l’ancêtre des peuplades du Latium, de même que Mannus est l’ancêtre des peuplades germaniques.

    Le “démembrement” du dieu

    Le rituel védique, essentiellement axé sur la notion de sacrifice, fait précisément du démembrement, du “partage” de l’Homme cosmique (Purusha), le prototype même du sacrifice. Or, dans les textes “spéculatifs”, ce sacrifice de Purusha nous est présenté sous deux aspects : d’une part, Purusha se sacrifie lui-même, inventant ainsi le “sacrifice impérissable” ; d’autre part, ce sont les dieux qui sacrifient Purusha et le “démembrent”. La question se pose donc de savoir si les Indiens ont “interprété” ou, au contraire, s’ils ont conservé la tradition indo-européenne dans toute sa pureté. Cette dernière éventualité nous semble la plus vraisemblable, ne serait-ce que parce qu’à l’origine, tout mythe est à la fois histoire du rite et projection de celui-ci. D’autre part, la même double image se retrouve dans l’Edda. Au “démembrement” de Purusha répond, sous une forme désacralisée, mais toujours présente, le “démembrement” de Ymir par les Ases, fils de Bur. Quant à l’autre aspect du sacrifice de l’Homme cosmique, celui de l’auto-sacrifice, il suffit de se reporter à la Chanson des runes (Runatals-thattr) pour en trouver une forme transposée, lorsque Wodan déclare :

    « Je sais : pendant neuf nuits,
    Je restai pendu à l’arbre secoué par les vents (*)
    Blessé par la lance, sacrifié à Wodan,
    Moi-même à moi-même sacrifié,
    Pendu au rameau de l’arbre, dont on ne peut
    Voir de quelle racine il croît… »

    (*) Cet arbre est Yggdrasill, l’arbre du monde.

    Odhinn-Wodan, dieu souverain, n’est certes pas l’Homme cosmique, et n’en joue pas non plus le rôle au sein de la société des dieux (5). Cependant, même s’il n’est pas à l’origine de l’univers, Wodan est à l’origine d’un nouvel ordre de l’univers. Il lui revient donc d’inaugurer par son propre sacrifice la “seconde époque” de l’homme (l’époque proprement historique). Odhinn-Wodan se sacrifie, non plus, comme Purusha, pour se “partager” et “libérer” ainsi les contraires grâce auxquels l’univers doit acquérir son profil, mais bien pour acquérir ce savoir (le “secret des runes”), qui va lui permettre d’organiser ou, plus exactement, de ré-organiser l’univers. À vrai dire, ce “remaniement” du mythe originel ne surprend pas : la Weltanschauung germanique a toujours souligné et amplifié l’imagination historique des Indo-Européens, en mettant l’accent sur un devenir où soit le passé, soit l’avenir, sont contenus dans le présent, tout en étant transfigurés.

    Les sous-entendus du mythe

    Durant des siècles, le mythe cosmogonique indo-européen n’a pas cessé d’inspirer et de nourrir l’imagination et la spéculation des Vieux-Indiens. Peut-être ses richesses n’apparaissent-elles nulle part, dans toute leur splendeur, mieux que dans le magnifique poème de Kâlidâsa, le Kumarasambhava, où Purusha est Brahma, divine personnification du sacrifice :

    « Que Tu sois vénéré, ô Dieu aux trois formes (*),
    Toi qui étais encore unité absolue, avant que la création ne soit achevée,
    Toi qui Te partageas entre les trois gunas, desquelles Tu reçois Tes surnoms (**).
    Ô jamais né, Ta semence ne fut pas stérile lorsqu’elle fut éjectée dans l’onde acqueuse !
    Par Toi l’Univers surgit, qui s’agite et qui est sans vie, et dont Tu es fêté dans le chant comme l’origine.
    Tu as déployé ta puissance sous trois formes.
    Tu es seul le principe de création de ce monde, et aussi la cause de ce qu’il existe encore et finalement s’écroulera.
    De Toi, qui a partagé Ton propre corps pour pouvoir engendrer, découlent l’homme et la femme en tant que partie de Toi-même.
    On les appelle les Parents de la création, qui va en se multipliant.
    Si, Toi qui a séparé le jour et la nuit selon la mesure de Ton propre temps, si Tu dors, alors tous les êtres meurent, mais si Tu vis, alors ils surgissent.

    Avec ton propre Toi-même, Tu connais Ton propre être.
    Tu Te crées Toi-même, mais aussi Tu Te perds, avec Ton Toi-même connaissant, dans Ton propre Toi-même.
    Tu es le Liquide, Tu es ce qui est Solide, Tu es le Grand et le Petit, le Léger et le Pesant, le Manifeste et l’Occulte (…).
    On T’appelle Prakriti (***), mais on Te connaît aussi comme Purusha, qui en vérité voit Prakriti, mais ne dépend point d’elle.
    Tu es le père des pères, le dieu des dieux. Tu es au-dessus du plus-haut.

    Tu es l’offrande du sacrifice, et aussi le seigneur du sacrifice. Tu es le sacrifié, mais aussi le sacrificateur.
    Tu es ce qu’on doit savoir, le sage, le penseur, mais aussi la chose la plus haute qu’il soit possible de penser ».

    ( *) La Trimurti : Brahma, Vichnou et Siva.
    (**) L’Être absolument bon, la Passion qui obscurcit l’esprit, l’Ignorance.
    (***) Prakriti correspond, en quelque sorte, à la natura naturans.

    Cet hymne de Kâlidâsa est l’un des sommets de la “réflexion poétique” indienne sur la tradition des Védas. Il explicite à merveille tous les sous-entendus du mythe cosmogonique indo-européen, en même temps qu’il reconduit à unité les variations (successives ou non) du thème d’origine. L’opposition de Purusha et de Prakriti, par exemple, est extrêmement révélatrice, surtout si on la met en parallèle avec celles de Purusha et de “l’onde indistincte”, de Ymir et de “l’abîme béant”. C’est parce qu’« il voit Prakriti sans en dépendre » que l’Homme cosmique est à l’origine de l’univers. Car l’univers n’est qu’un chaos indistinct, dépourvu de sens et de signification, duquel seuls le regard et la parole de l’homme font surgir la multitude des êtres et des choses, y compris l’homme lui-même, enfin réalisé. Le sacrifice de Purusha, si l’on préfère, est le moment apollinien par lequel se trouve affirmé le principium individuationis, « cause de ce qui existe et de tout ce qui encore existera », jusqu’au moment où ce monde « s’écroulera », c’est-à-dire jusqu’au moment dionysiaque d’une fin qui est aussi la condition d’un nouveau commencement.

    Dans une telle Weltanschauung, les dieux sont eux-mêmes un “quartier” de l’Homme cosmique. “Hommes supérieurs” au sens nietzschéen du terme, ils perpétuent en quelque sorte le souvenir transfigurant des premiers “héros civilisateurs”, de ceux qui tirèrent l’humanité de son état “précédent” (celui d’Ask et d’Embla), et fondèrent véritablement, en l’ordonnant au moyen des trois fonctions, la société humaine, la société des hommes indo-européens. Ces dieux ne représentent pas le Bien. Ils ne représentent pas non plus le Mal. Ils sont à la fois le Bien et le Mal. Chacun d’eux, de ce fait, présente un aspect ambigu (un aspect humain), ce qui explique pourquoi, au fur et à mesure que l’imagination mythique en développera la représentation, leur personnalité tendra à se dédoubler : Mitra-Varuna, Jupiter-Dius Fidius, Odhinn-Ullr (Wodan-Tiwaz), etc. Par rapport à l’humanité présente, qu’ils ont instituée comme telle, ces dieux correspondent effectivement aux ancêtres. Législateurs, inventeurs de la tradition sociale et, comme tels, toujours présents, toujours agissants, ils n’en restent pas moins assujettis en dernier ressort au fatum, voués très humainement à une “fin”.

    Il s’agit, dira-t-on pour conclure, de dieux non pas créateurs, mais créatures ; de dieux humains, et pourtant ordonnateurs du monde et de la société des humains ; de dieux ancestraux pour l’“actuelle” humanité ; de dieux, enfin, « grands dans le bien comme dans le mal », et se situant eux-mêmes par-delà ces notions.

    Une direction diamétralement opposée

    Ce que nous appelons le peuple indo-européen est en fait une société remontant au début du néolithique, dont le mythe s’est précisément construit à partir de cette nouvelle perspective inaugurée par la “révolution néolithique”, au moyen d’une réflexion sur la croyance de la période antérieure, ladite réflexion aboutissant finalement à une formulation révolutionnaire des thèmes de l’ancienne Weltanschauung.

    Si, comme le pense Raffaele Pestalozzi, auteur de L’omniscience de Dieu, la croyance en un Être suprême (à ne pas confondre avec le dieu unique des monothéistes !) était le propre de “l’humanité primitive”, c’est-à-dire des groupes humains de la fin du mésolithique, alors le mythe cosmogonique indo-européen peut être effectivement considéré comme une formulation révolutionnaire par rapport à cette croyance (ou, si l’on préfère, comme un discours faisant éclater, parce qu’il les dépasse, la langue et la “raison” de la période antérieure). Ce point étant acquis, nous sommes en droit de penser que, pour les ancêtres “mésolithiques” des Indo-Européens, l’Être suprême n’était peut-être que l’homme lui-même, ou, plus exactement, la “projection cosmique” de l’homme en tant que détenteur du pouvoir magique. Nous constatons également, du même coup, que cette idée d’un Être suprême, propre aux Indo-Européens, n’est pas commune à tous les groupes humains issus du mésolithique, ou, du moins, qu’elle n’apparaît plus telle à d’autres groupes humains, conduits, par la révolution néolithique, à “réfléchir” également sur les croyances anciennes.

    L’Orient classique, par exemple, a “réfléchi”, imaginé et ré-interprété les croyances “mésolithiques” dans une direction diamétralement opposée à celle prise par les Indo-Européens. La Bible judaïque, summa synthétisant les Weltanschauungen religieuses de l’Orient, se situe, en effet, aux antipodes de la “vision” indo-européenne. On y retrouve pourtant, comme ancien thème offert à la “réflexion”, l’idée d’un Être suprême confronté, au commencement du monde, à « une terre déserte et vide, (aux) ténèbres planant sur l’abîme » (Gen. I, 1). Cet “abîme béant”, il est vrai, est aussitôt présenté comme résultant d’une première création d’Elohim-Iahvé. Or, Iahvé n’a pas tiré l’univers du partage et du “démembrement” de soi-même. Il l’a créé ex nihilo, à partir du néant. Il n’est point la coincidentia oppositorum, l’Un indivis, il n’est pas l’Être et le Non-être à la fois. Il est I’Être : « Je suis celui qui est ». Par suite, et comme l’univers créé ne saurait être égal au dieu créant, le monde n’a pas d’essence, mais seulement une existence ou, plus exactement, une sorte de “moindre-être” et d’imperfection. Tandis que le polythéisme des Indo-­Européens est le “revers” complémentaire de ce que l’on pourrait appeler leur mono-humanisme (équivalant, d’ailleurs, à un pan-humanisme), le monothéisme judaïque apparaît comme la conclusion d’un processus de résorption, comme la réduction à l’unicité d’Elohim-Iahvé d’une multiplicité de dieux non-humains, personnifiant des forces naturelles (6), bref, comme l’aboutissement d’une spéculation ayant, elle aussi, ramené l’apparente pluralité des choses à un principe unique, lequel n’est pas l’homme, mais la matière et l’énergie (la “nature”).

    Le refus

    Du fait qu’il est dieu unique, non ambigu, qu’il n’est nullement le lieu où se résolvent et coïncident les “opposés logiques”, Iahvé représente évidemment le Bien absolu. Il est donc tout à fait normal qu’il se montre souvent cruel, implacable ou jaloux : le Bien absolu ne peut pas ne pas être intransigeant vis-à-vis du Mal. Ce qui est beaucoup moins logique, par contre, c’est la conception biblique du Mal. Ne pouvant découler du Bien absolu, le Mal, en effet, ne devrait pas exister dans un monde créé, à partir du néant, par un dieu d’une “bonté infinie”. Or, il existe ; ce qui pose un problème très sérieux. La Bible essaie de résoudre ce problème en faisant du Mal la conséquence accidentelle de la révolte de certaines créatures, dont en premier lieu Lucifer, contre l’autorité de Iahvé. Le Mal apparaît ainsi comme le refus manifesté par une créature de jouer le rôle que Iahvé lui a assigné. La puissance de ce Mal est considérable (puisqu’il découle de la rébellion d’une créature angélique, donc privilégiée), mais, comparée à la puissance du Bien, c’est-à-dire de Iahvé, elle est pratiquement égale à néant. L’issue finale de la lutte entre le Bien et le Mal ne fait donc aucun doute. Tous les problèmes, tous les conflits sont résolus par avance. L’histoire est pure déchéance, effet de l’aveuglement de créatures impuissantes.

    Ainsi, dès son commencement, l’histoire se trouve privée de sens. Le premier homme (la première humanité) a commis la faute de céder à une suggestion de Satan. Il a, de ce fait, récusé le rôle que Iahvé lui avait assigné. Il a voulu tâter de la pomme défendue et entrer dans l’histoire.

    Créateur de l’univers, Elohim-Iahvé joue également, par rapport à la société humaine “actuelle”, un rôle parfaitement antithétique de celui des dieux souverains indo-européens. Il est, non le “héros civilisateur”, qui invente une tradition sociale, mais la toute-puissance qui s’oppose à la “faute” d’Adam, c’est-à-dire à la vie humaine dont celui-ci a voulu goûter, à cette civilisation urbaine, issue de la révolution néolithique, à laquelle renvoie implicitement le récit de la Genèse. Comme le souligne Paul Chalus (L’homme et la religion), Iahvé n’a que haine pour les “cuiseurs de briques”. Lorsqu’il les voit construire Babel et la célèbre tour, il s’écrie : « S’ils commencent à faire cela, rien ne les empêchera désormais d’exécuter toutes leurs entreprises. Allons, descendons pour mettre la confusion dans leur langage, en sorte qu’ils ne se comprennent plus l’un l’autre » (Gen. XI, 6-7). Iahvé, ajoute Paul Chalus, « les dispersa de là sur toute la surface de la Terre, et ils cessèrent de bâtir les villes ». Déjà, bien avant cet évènement, Iahvé avait refusé les prémices que lui offrait l’agriculteur Caïn, et n’avait regardé que la pieuse offrande d’Abel. C’est qu’Abel n’était pas un éleveur, mais tout simplement un nomade ayant délaissé la chasse pour la razzia ; qu’il prolongeait la tradition “mésolithique” au sein de la civilisation nouvelle, issue de la révolution néolithique, et qu’il en récusait le monde de vie. Ultérieurement, la mission d’Abraham, le nomade ayant abandonné la ville (Ur), et celle de sa descendance, sera de nier et de récuser du dedans toute forme de civilisation “post-néolithique”, dont l’existence même perpétue le souvenir d’une “révolte” contre Iahvé.

    L’homme, par rapport au dieu de la Bible, n’est pas un “fils”. Il n’est qu’une créature. Iahvé l’a fabriqué, de même que tous les autres êtres vivants, ainsi qu’un potier façonne un vase. Il l’a fait « à son image et ressemblance », pour en faire son intendant sur Terre, le gardien du Paradis. Adam, séduit par le démon, a récusé ce rôle que le Seigneur voulait lui faire jouer. Mais l’homme restera toujours le serf de Dieu. « La supériorité de l’homme sur la bête est nulle, remarque Paul Chalus, car tout est vanité » : « Tout va vers un lieu identique ; tout vient de la poussière, et tout retourne à la poussière » (Ecclésiaste).

    L’homme, selon l’enseignement de la Bible, n’a donc qu’à se remémorer perpétuellement qu’il est poussière, que tout Job mérite la destinée que lui réserve le caprice de Iahvé, et que l’existence historique n’a pas de sens, si ce n’est celui qu’on lui donne implicitement en refusant activement de lui en reconnaître un. De leur terrible voix, les prophètes d’Israël rappelleront toujours aux élus de Iahvé la nécessité impérieuse de ce refus, de même que les élus reconnaîtront toujours, dans leurs propres malheurs, la conséquence et la juste sanction d’une transgression (ou d’un simple oubli) du suprême commandement de Iahvé.

    Le “oui” créateur et le “non”

    Le christianisme “romain”, né de “l’arrangement constantinien”, a, dès le début, correspondu à la tentative d’établir, au sein du monde “antique” transformé par Rome en orbis politica, un compromis entre les Weltanschauungen indo-européennes et une religion judaïque, que Jésus s’était efforcé d’adapter à la civilisation impériale romaine (7). Le dieu unique est devenu, par le jeu d’un mystère dogmatique, un dieu “en trois personnes”. Il a “intégré” la vieille notion de Trimurti, de “Trinité”, et ses “personnes” ont assumé les trois fonctions des sociétés indo-européennes, sous une forme d’ailleurs “renversée” et spiritualisée. Tout en étant créateur et souverain, Iahvé continue cependant à récuser le double aspect : le Mal reste du seul ressort de Satan. Au vieux nom que lui donne la Bible s’est substitué le nouveau nom du deus pater, du “père éternel et divin” révéré par les Indo-Européens. Mais Iahvé n’est père que de sa seconde personne, de ce fils qu’il a envoyé sur Terre pour y remplir un rôle opposé à celui du “héros civilisateur” ; de ce fils qui s’est aliéné à ce monde pour mieux renvoyer à l’outre-monde, et qui, s’il rend à César ce qui appartient à César, ne le fait que parce qu’à ses yeux, ce qui appartient à César ne revêt nulle valeur ; de ce fils enfin, dont la fonction n’est plus de “faire la guerre”, mais de prêcher une paix jalouse, dont seuls pourront bénéficier les hommes “de bonne volonté”, les adversaires de ce monde, ceux à qui est réservée la seule nourriture d’éternité qui soit, la grâce administrée par la troisième “personne”, l’Esprit saint.

    L’homme, créature et produit fabriqué, est le serf des serfs de Dieu, “excrément” (stercus), comme le dira si bien Augustin. Pourtant, dans le même temps, il est aussi le frère du fils incarné de Iahvé, ce qui fait de lui un “presque fils” de Dieu, à la condition qu’il sache le vouloir et le mériter, toutes choses dépendant de la grâce qu’administre le créateur selon des critères insondables. Un jour viendra donc où l’humanité se partagera définitivement (pour l’éternité) entre saints et damnés. Car il y a bien un Valhalla biblique, le Paradis, mais il est désormais réservé aux anti-héros. L’Enfer, lui, revient aux autres.

    Ce compromis a façonné pendant des siècles l’histoire de ce que l’on appelle la “civilisation occidentale”. Pendant des siècles, selon leurs affinités profondes, l’homme “païen” et l’homme “oriental” ont chacun pu continuer à voir dans le dieu unus et trinus leur propre divinité. Cela explique bien des confusions, bien des idées : à commencer par l’assimilation de Jésus, Siegfried et Barberousse, opérée dans l’imagination d’un Wagner, ou le « dieu blanc des cathédrales gothiques » cher à Drieu la Rochelle, et, d’autre part, le Jésus d’Ignace de Loyola, le dieu du prêtre-ouvrier et le Jésus Superstar.

    Nous constatons aujourd’hui, et d’une manière certaine, que “l’arrangement” catholico-constantinien n’en était finalement pas un, et que la journée de l’ln hoc signa vinces fut une journée de dupes, dont les conséquences s’exercèrent aux dépens du monde gréco-romano-germanique. Jusqu’à une date relativement récente, l’Église de Rome et les églises chrétiennes sont restées, en tant que puissances séculaires organisées, attachées à toutes les apparences du vieux compromis. Mais voici qu’elles ont entrepris de reconnaître l’authentique essence du christianisme. Voici que l’irreprésentable Iahvé, débarrassé du masque du Dieu-Père lumineux et céleste, est retrouvé et proclamé. Bien avant que les églises n’en viennent là, cependant, le “christianisme profane” (démythisé et désacralisé), c’est-à-dire l’égalitarisme sous toutes ses formes, avait à sa façon retrouvé la vérité selon la Bible. Le “refus de l’histoire”, la volonté proclamée de “sortir de l’histoire” (d’en revenir à la nature), la tendance réductionniste visant à “résorber l’humain dans le physico-chimique”, tous les matérialismes déterministes, la condamnation marcusienne d’un art qui trahirait la “vérité” en intégrant l’homme à la société, l’idéologie égalitaire enfin, qui entend réduire l’humanité au modèle de l’anti-héros, au modèle de l’élu hostile à toute civilisation, parce qu’il ne veut y voir que malheur, misère, exploitation (Marx), répression (Freud) ou pollution : tout cela n’a cessé de restituer à nos yeux, et continue à restituer encore (au moment même où une nouvelle révolution technique invite à dépasser les “formes” qu’avait imposées la révolution précédente) l’immuable vision iahvique, vision “éternelle” s’il en fut, puisqu’elle se borne à une négation sans cesse répétée de tout présent chargé d’avenir.

    Le oui, lui, n’est pas, ne peut pas être “éternel”. Étant oui au devenir, lui-même il devient. Dans l’histoire qu’il ne cesse de re-proposer, au moyen de nouvelles fondations, ce oui se doit toujours d’assumer une forme et un contenu également nouveaux. Le oui est création, œuvre d’art. Le non n’existe qu’en déniant une valeur à cette œuvre. Dans un monde où la clameur de voix devenues innombrables tend à nous persuader du contraire, le mythe cosmogonique indo-européen nous rappelle que le oui reste toujours possible ; qu’un nouveau Purusha-Ymir-Janus peut encore se réveiller dans “l’onde indistincte” où il s’est endormi ; qu’hier, peut-être, il s’est déjà réveillé, qu’il s’est peut-être déjà sacrifié à lui-même, qu’il a peut-être déjà donné le jour à Bur et à Bestla, et que, bientôt, de nouveaux Ases, dieux lumineux, viendront à leur tour à la vie et entreprendront alors, dans un monde différent, surgi des ruines chaotiques de l’ancien, leur éternelle mission de “héros civilisateurs”, assumant ainsi, sereinement, la splendide et tragique destinée de l’homme qui se crée soi-même, et qui, s’étant lui-même donné naissance, accepte aussi, dans l’idée de sa propre fin, la condition de toute aventure historique, de toute vie.

    ► Giorgio Locchi, Nouvelle École n°19, 1972. [version pdf]

    Notes :

    • 1 Le Rig-Veda (veda : “savoir”) est le premier des quatre livres sacrés des Vieux-Indiens (ou Indo-Aryens). C’est un énorme recueil de poésies (samhitâ), divisé en dix livres ou cycles de chants, qui comprend quelque mille vingt-huit poèmes. Il renferme l’essentiel de la mythologie, de la cosmogonie et de la philosophie des premiers “héros civilisateurs” du sous-continent indien. Intégralement transmis durant des siècles par voie orale, le Rig-Veda fut transcrit postérieurement en vieux-sanscrit (que certains auteurs appellent “sanscrit védique”). « C’est le monument littéraire le plus ancien rédigé dans une langue indo-européenne, et dans la mesure où nous pouvons croire que la parenté linguistique signifie plus qu’un simple fait grammatical et lexicographique, cette ancienneté devrait déjà nous le rendre vénérable » (Hermann Lommel, Les anciens Aryens, Gallimard, 1943, p. 41) (note N. E.).

    • 2. Découverte à Skalholt (Islande) en 1643, l’Edda est un recueil de légendes historiques, de textes populaires et de poèmes mythologiques appartenant aux Germains de Scandinavie. On l’attribue communément à l’un des plus grands écrivains nordiques du début du XIIIe siècle, Snorri Sturluson (1178-1241), et plus rarement (pour quelques passages) à celui dont il fut le disciple, Saemund le Sage (1056-1113). Bien qu’il soit évidemment impossible de fixer avec précision la date à laquelle furent composés les textes recueillis par Snorri, il ne fait aucun doute qu’ils remontent à la plus haute antiquité. En revanche, le nom même de l’ouvrage demeure mystérieux. Le Rigsmâl donne au terme Edda le sens de “bisaïeule”. « Mais, comme Saemund et Snorri ont vécu dans une ferme appelée Oddi, on a pensé qu’Edda signifierait simplement le “livre d’Oddi”. Enfin, il est possible que le terme soit un dérivé d’Od, en vieux nordique Odr, “poésie”… » (Gonzague de Reynold, Le monde barbare : Les Germains, Plon, 1953, pp. 310-11). Henry Adams Bellows, traducteur de l’Edda en anglais (American­-Scandinavian Foundation, New-York, 1923 & 1957), se range à l’hypothèse “Oddi” (note N. E.).

    • 3. De Purusha, correspondant indo-aryen de Ymir, le Rig-Véda dit expressément qu’il a « mille têtes et mille yeux », ce qui montre bien qu’à l’origine, l’Homme cosmique était doué d’omnivoyance. Selon Pestalozzi, l’omnivoyance était précisément l’un des attributs de l’Être suprême primitif.

    • 4. Janus est l’une des divinités les plus anciennes et les plus importantes de Rome. Il possède même une certaine prééminence sur Jupiter. Les Anciens le représentaient généralement avec deux visages regardant en sens opposé (vers le début et la fin, la gauche et la droite, la paix et la guerre, l’amont et l’aval, etc.). Selon la légende, Saturne (Kronos, c’est-à-dire le temps) lui aurait donné la “double science” du passé et du futur. Il est la divinité gardienne des portiques (Janus bifrons), lesquels “regardent” en effet de deux côtés (cf. le mythe de l’Éternel Retour chez Nietzsche : « Vois ce portique ! Il a deux visages. Le nom du portique se trouve inscrit à un fronton, il s’appelle instant », Zarathoustra). D’une façon plus générale, il est le dieu de toutes les choses qui viennent les premières (prima), qui sont un commencement en même temps qu’une fin. C’est pourquoi il a donné son nom au mois de “janvier” (Januarius), lequel “regarde” l’année qui s’achève et l’année qui re-vient. Le Romains, qui l’invoquaient d’ailleurs au début de chaque jour et au début de chaque mois (plus spécialement aux calendes de janvier), ouvraient les portes de son sanctuaire en temps de guerre, et les refermaient en temps de paix. Certains textes le présentent même explicitement comme Janus pater, « semeur de toutes choses », père de tous les hommes, de tous les dieux et de l’univers (cf. Aulu-Gelle. 5, 12, 5) (note N. E.).

    • 5. Ce rôle, nous l’avons vu, se retrouve partiellement projeté dans le personnage de Heimdall.

    • 6. Iahvé confesse d’ailleurs qu’il est jaloux des “autres dieux”. Le terme même d’Elohim n’est-il pas un pluriel (pluriel historique, et non de majesté) ? À ce sujet, voir Nouvelle École n°18, mai-juin 1972 (Itinéraire, note n° 3, pp. 7-8).

    • 7. Il n’est évidemment pas question d’entrer ici dans le détail du sujet. On ne s’en tiendra donc qu’aux grandes lignes.

     


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