• Totalitarisme

    TotalitarismeLe problème du totalitarisme chez Domenico Fisichella 

    On a beaucoup parlé du totalitarisme, on a beaucoup écrit à son sujet depuis une quarantaine d'années, et pas souvent à bon escient. La résonance “sinistre” de ce vocable a servi à canaliser le jugement de l'opinion publique contre l'option dangereuse qu'il représentait, à susciter d'incessantes polémiques journalistiques et à soulever des vagues d'indignations et d'émotions chez les intellectuels. Après les péripéties de la Guerre froide, pendant laquelle le terme fut brandi comme une épithète infamante dans la lutte qui opposait l'Occident à l'URSS de Staline, l'alliée répudié des USA, que l'on comparait allègrement à l'Allemagne hitlérienne, l'ennemie sans cesse exécrée, l'expression “totalitarisme” est ressortie de temps à autre pour désigner le danger que représentent les régimes éloignés de l'idéologie et de la praxis libérales. D'aucuns, comme le célèbre économiste Friedrich von Hayek, l'ont utilisée pour disqualifier en bloc toute forme d'expérience socialiste. 

    Né des passions politiques — les premiers à l'utiliser furent Amendola et Basso pour fustiger le régime de Mussolini qui, aussitôt, s'en est emparé à son profit, pour en inverser la charge négative — le mot est rapidement entré dans le vocabulaire de la politologie, non sans réserves et précautions. D'une part, l'adjectif “totalitaire” a servi pour identifier et désigner des formes de gouvernement que l'on ne pouvait pas faire entrer dans les catégories classiques d'analyse, forgées par Aristote. D'autre part, on ne pouvait pas ne pas relever le fait que ce terme synthétique permettait de mettre en lumière des affinités évidentes entre des régimes inspirés d'idéologies opposées, tout en occultant simultanément les différences substantielles qui pouvaient exister entre ces régimes. 

    Le “totalitarisme” : deux générations de politologues se chamaillent à son propos 

    Deux générations de sociologues, de politologues et de philosophes de la politique se sont chamaillés à propos de ce terme tabou, sans parvenir à trouver un accord. Les principaux de ces théoriciens ont repéré qu'au XIXe siècle ont émergé divers systèmes pourvus simultanément : 1) des caractéristiques typiques des autocraties et des dictatures (une aversion à l'égard du pluralisme politique et de tout contrôle du pouvoir souverain venu “du bas”, hypertrophie des prérogatives du Chef, …) et 2) de caractéristiques issues des modèles démocratiques (légitimation populaire, degré élevé de participation des citoyens à la vie publique). Pour ces théoriciens, il est impossible de comprendre et d'étudier la nouveauté et l'originalité de telles expériences sans créer un critère de classification adéquat, une dénomination ad hoc. La réplique de leurs adversaires, c'est de dire qu'il y a soit une ambigüité structurelle au sein même de la notion soit que l'application de cette même notion entraîne des distorsions dues à son instrumentalisation. Sartori, Barber, Spiro sont des auteurs qui se sont prononcés dans le sens de ce soupçon. La palme du refus revient indubitablement à Georges Mosse, devenu célèbre pour ses études sur le national-socialisme. Son jugement, il l'a exprimé dans Intervista sul nazismo (Entrevue sur le nazisme), accordée à Michael Ledeen (1) ; ce jugement est sans appel : le totalitarisme « est un slogan typique de la Guerre froide. Il surgit dans les années où il s'avère nécessaire de stigmatiser d'un seul coup tous les adversaires des démocraties parlementaires. C'est de ce fait une généralisation fausse; ou, pour dire mieux, c'est, de façon typique, une généralisation qui découle d'un point de vue libéral […]. Entre Lénine, Staline et Hitler, les différences sont grandes et, de plus, les différences entre fascisme et bolchévisme sont énormes. Le concept de totalitarisme voile ces différences, parce qu'en l'utilisant, on en arrive à regarder le monde exclusivement du point de vue du libéral ». 

    Le concept “totalitarisme” n'est pas infécond 

    En entendant ce réquisitoire, on serait tenté de croire que le terme “totalitarisme” est scientifiquement infécond. Domenico Fisichella, professeur ordinaire de sciences politiques à l'Université de Rome, ne le pense pas. Depuis dix ans, il s'applique à soustraire le mot “totalitarisme” à l'hégémonie de la sous-culture journalistique, avec pour but de le restituer à la science. Il a commencé à le faire dans une série d'essais publiés dans Intervento et Diritto e società, puis dans un livre devenu célèbre, Analisi del totalitarismo, qui a rapidement connu 2 éditions chez l'éditeur D'Anna (en 1976 et en 1978). Aujourd'hui paraît une version mise à jour, remaniée et étoffée, Totalitarismo : Un regime del nostro tempo, livre rigoureux dans la méthode et remarquable quant à son épaisseur théorique. C'est une étude vivante et documentée, qui, de ce fait, se prête tant à une introduction exhaustive à l'argumentation qu'à une amorce de discussion. 

    Le pivot central de l'analyse de Fisichella, c'est la conviction de l'utilité de la notion de “totalitarisme”. Celle-ci peut, d'une part, être définie de manière cohérente, afin d'éviter des tiraillements d'ordre instrumental ou des usages hors de propos, et, d'autre part, être appliquée à toute une série de cas concrets. Ainsi, le concept peut être conservé car il possède une « capacité prédictive » : si l'on est en mesure d'en reconnaître la nouveauté, cette nouveauté qui « obéit au conditionnement d'une société technologiquement avancée », on pourra finalement lancer l'hypothèse que « tous les totalitarismes qui se sont succédé jusque aujourd'hui constituent à peine les premières épreuves, les premiers essais, d'un spectacle qui connaîtra des suites de grande ampleur et de grande fréquence ». 

    Le totalitarisme : une réponse à la fragmentation de nos sociétés industrielles avancées 

    Première donnée factuelle que nous pouvons retirer de la recherche de Fisichella : le totalitarisme appartient de plein titre à notre époque. C'est une réponse à la fragmentation culturelle et sociale qui est typique des sociétés industrielles urbaines. C'est une formule qui se destine à éviter la multiplication des conflits locaux et à imposer une sorte de mystique collective aux effets mobilisateurs. C'est une expérience qui n'entre pas forcément en contradiction avec la démocratie mais s'enchevêtre dans le réseau même de celle-ci, comme l'avait déjà bien deviné Jacob Talmon qui, dans Les origines de la démocratie totalitaire (2), analysait les applications qu'avaient déduites les Jacobins de la pensée de Rousseau. 

    Pour comprendre le sens de ce concept, il faut donc l'immerger dans son temps propre, le délimiter temporellement, comme c'est la règle dans toutes les sciences sociales, et il faut éviter les transpositions hasardeuses, telles celles qu'ont essayés des auteurs comme Barrington Moore (3) qui émettait l'hypothèse que des totalitarismes avaient déjà existé dans la Chine antique, dans le Japon féodal ou dans la Rome de Caton. Dès que cette immersion a été opérée, la “nouveauté” totalitaire émerge clairement : les formes politiques qui l'incarnent ont toutes comme prémisses l'aliénation et l'homologation des citoyens, ce qui est typique pour les pays où l'accélération du développement technologique a fracassé les modes de vie basés sur les groupes primaires (la famille, la communauté villageoise). Le caractère démocratique du totalitarisme repose en fait sur la légitimation de la part des masses ; jouissant d'une telle légitimation, le totalitarisme exprime dès lors un consensus basé sur le grand nombre, sur les agrégats générés par l'urbanisation et le déracinement. 

    Domenico Fisichella, un disciple de Hannah Arendt  

    À partir d'une telle prémisse — c'est-à-dire l'identification de la “société de masse” à un lieu où les totalitarismes connaissent une incubation — s'articule toute la construction théorique de l'essai de Fisichella : c'est en elle que nous pouvons découvrir l'élément du livre le plus stimulant, le plus producteur de discussions fructueuses. La source principale d'inspiration du politologue romain, c'est Hannah Arendt, ce qu'elle a dit du totalitarisme et ses observations critiques consignées dans Les origines du totalitarisme. Bien sûr, dans son introduction et dans le corps de son texte, Fisichella corrige ou atténue quelques-uns des aspects les plus tranchés de l'ouvrage-clef de la politologue et philosophe germano-américaine. Le raisonnement de Fisichella, sur ces points, se fait complexe ; et pour pouvoir accéder au moins aux traits les plus saillants de ce raisonnement, il me paraît opportun de donner un ordre analytique à la matière, avant de signaler les caractéristiques du totalitarisme selon Fisichella et, enfin, de lui adresser quelques objections. 

    Le totalitarisme a connu le succès, écrit Fisichella, dans les pays où il s'est imposé (les 2 cas qui guident la démonstration de Fisichella sont l'Allemagne nationale-socialiste et la Russie soviétique), parce qu'il a proposé une réponse à la crise de l'État, tant de l'État démocratique parlementaire que de l'État encore lié à la formule autocratique. Cette crise, amorcée par la multiplication des acteurs politiques et sociaux de masse, déséquilibre en conséquence les systèmes de représentation, et ne peut être perçue comme un résultat du totalitarisme mais comme une donnée continue. À la perte des capacités identificatrices des institutions étatiques, Lénine et Hitler ne répondent pas, en fait, par une action coercitive restauratrice — comme dans la tradition des golpe autoritaires — mais par la consécration d'un nouveau sujet, le parti, qui monopolise le pouvoir. Le mouvement de crise se projette du coup au-delà de l'État et le parti reproduit celui-ci, opère une duplication, et en amplifie les fonctions, créant simultanément une situation inédite, dans laquelle les compétences et les attributions d'autorité sont réparties selon des normes non écrites et variables, selon les convenances du moment. 

    Le totalitarisme : un régime de révolution permanente 

    Le totalitarisme est de ce fait, d'après Fisichella, le régime des révolutions permanentes, du nihilisme au pouvoir, de l'incertitude et du mouvement. Dans le totalitarisme, on ne parvient jamais trop à savoir où se situe le véritable centre de la légitimité ou de l'autorité : chez le Chef ? Au parti ? Au gouvernement ? Dans la bureaucratie ? À l'armée ? La réponse varie selon les époques et aussi selon la position de l'observateur. 

    Parce qu'il naît en réponse à un processus de massification — c'est-à-dire de « dissolution des libres associations et des groupes naturels, d’aplatissement des pyramides sociales, de liquéfaction des différences individuelles et des innombrables agrégations de la communauté vivante en une masse grise » — le totalitarisme émerge seulement de « situations de catastrophe, ou précipite celles-ci » ; il révèle « comme symptôme initial de la “réaction de désastre”, un “désorientement total” ». Dans un tel désarroi généralisé, face au « caractère plastique et dépourvu de forme de la personnalité des masses », face à “l'homme-masse” qui est « semblable à un récipient, toujours prêt à être rempli », le pouvoir totalitaire, qui considère que la révolution est un “office constant”, met en acte un projet original de construction de l'homme nouveau, destructeur du vieil ordre démocratico-libéral et fondateur d'une ère nouvelle. 

    Le totalitarisme : expression politique du “mouvement” du monde 

    Les intuitions de Hannah Arendt sur le caractère de “mouvement” que détiennent toutes les expériences totalitaires, Fisichella les développe et les remodèle systématiquement. Le cadre qui ressort de ce travail de remodelage permet de définir le totalitarisme comme un régime politique situé au-delà de la loi, qui est dans la perpétuelle impossibilité de se stabiliser, qui, pour éviter toute mise en sourdine, laisse toujours planer une certaine incertitude quant à ses mouvements prochains et qui demeure imprévisible quant à ses choix stratégico-politiques et aux sanctions qu'il serait amener à prendre. 

    Si l'on garde à l'esprit qu'au fond de toute solution totalitaire, il y a une espérance de type millénariste, un espoir de voir surgir définitivement un “ordre nouveau” qui ferait table rase de la mentalité bourgeoise et de tout ce que celle-ci a produit antérieurement, on comprend pourquoi les régimes soviétique et nazi ont tenu à maintenir un haut degré de mobilisation populaire, afin d'étouffer le domaine du “privé”, par le biais d'une expansion paroxystique de la vie et des devoirs publics. Tel est le premier stratagème destiné à bloquer la formation de cette multiplicité de goûts, de styles, d'aspirations et de tendances qui agissent en substrat dans les sociétés pluralistes. Et parce que cette mobilisation “sans participation” (car, dans le langage de l'auteur, elle est “hétérodirecte”, stimulée d'en haut) est constante, le régime impose une guerre civile institutionnalisée, qui désigne toujours de nouveaux ennemis contre lesquels il s'agit de lutter, et installe “l'univers concentrationnaire” et la terreur en guise de structures politiques afin de détacher les individus hostiles du tissu social. 

    Le totalitarisme a besoin d'ennemis 

    La propagande et la mobilisation nationales-socialistes et bolchéviques, souligne Fisichella, sont de type “guerrières et révolutionnaires” et insistent forcément sur les embûches que dressent sournoisement “l'ennemi”. Le totalitarisme a donc nécessairement besoin d'une pluralité d'ennemis pour faire miroiter aux masses qu'il reste un objectif à atteindre. L'invention technique du totalitarisme, son coup de génie stratégique, c'est d'indiquer un ennemi objectif qui est tel par configuration métaphysique (c'est le juif ou le “contre-révolutionnaire” potentiel) et, étant de nature métaphysique, il est inépuisable. Avec un éventail de stéréotypes martelé dans les crânes à qui mieux-mieux, doublé d'une théorie conspirative de l'histoire, rendue élémentaire et suggestive, Lénine et Hitler — mais aussi leurs émules, fidèles, collaborateurs et successeurs — finiront en effet par convaincre les masses que la révolution et l'ordre nouveau sont constamment menacés et que dès lors, il n'est pas licite de “baisser la garde”. 

    Schématiquement, on peut dire que Fisichella met bien en évidence l'essence authentique du totalitarisme en signalant sa vocation anti-pluraliste et massifiante et en décrit toutes les conséquences pratiques ultérieures (subordination radicale de l'économie à la politique, fin de l'homo œconomicus, a-classisme, prédisposition des masses au sacrifice par défaut d'un cadre stable et reconnaissable d'intérêts, etc.). Fisichella en arrive ensuite à sa conclusion provocatrice et, partant, intéressante ; il dit qu'étant radicalement révolutionnaires, tous les phénomènes totalitaires sont de gauche (le national-socialisme compris, dont le caractère anti-bourgeois est répété et attesté). Le livre de Fisichella affronte, chapitre après chapitre, les nœuds principaux de cette question, dont le problème de la “nouveauté” du totalitarisme, le système de terreur, la révolution permanente, la transformation de la société, le consensus. De plus, ce livre passe en revue deux autres régimes que l'on pourrait encore qualifier de “totalitaires” et introduire dans la catégorie des totalitarismes : 1) le fascisme italien que Fisichella, documents à l'appui, exclut du domaine totalitaire, le considérant au contraire comme un exemple d'“État total” ou “totaliste” et 2) la Chine maoïste qu'il inclut dans sa catégorie du totalitarisme. 

    Une nouvelle typologie qui distingue “totalitarisme” et “autoritarisme” 

    Dès que l'on referme cet ouvrage, les stimuli de réflexion et de discussion apparaissent trop nombreux, trop importants, pour pouvoir être tous consignés dans une simple recension. Certes, plusieurs affirmations de fond posées par Fisichella ne peuvent qu'être retenues et, tout d'abord, la rigoureuse distinction qu'il opère entre les régimes totalitaires et les régimes autoritaires. Cette distinction permet d'affirmer l'utilité du concept de “totalitarisme” (ce que nous avions déjà exprimé dans notre livre Partito unico e dinamica autoritaria (4), qui aborde le problème de la place structurelle et fonctionnelle du parti dans les systèmes non compétitifs). 

    Il reste à voir a) si cette typologie n'a pas besoin de spécifications ultérieures ; b) quand et à quelle réalité elle peut s'appliquer ; c) si sont fondés les arguments des théoriciens de la “société de masse”, sur laquelle repose la lecture du totalitarisme comme régime de mobilisation permanente. 

    Sur le premier point, il me semble que sont pertinentes les observations de Juan Linz dans son essai si souvent cité : Totalitarian and Authoritarian Regimes. La catégorie linzienne du « régime autoritaire de mobilisation » permet en effet de mieux rendre compte des analogies indéniables, d'ordre idéologique et pratique, que néglige la dichotomie habituelle entre autoritarisme et totalitarisme. Dans cette perspective, la lecture que donne Linz des fascismes (national-socialisme inclus) s'avère particulièrement efficace : l'identification des sous-types au sein du genus commun autoritaire permet une modulation plus efficiente, finalement, du spectre des différentiations. 

    Y a-t-il encore du “totalitarisme” dans le monde ? 

    Un autre problème sérieux, mais ultérieur, est celui qui peut être réduit à 2 questions : quels sont les régimes qui peuvent se dire “totalitaires” ? Et s'ils ne le sont pas entièrement, à quel moment le sont-ils ? Dans les pages du livre de Fisichella, émergent quelques doutes : l'auteur se dit sceptique quant à la possibilité de considérer comme achevée la transition du totalitarisme à l'autoritarisme dans les régimes communistes d'Europe de l'Est. Comment est-il possible de repérer les caractères centraux de la définition fisichellienne du totalitarisme dans des pays comme la Pologne actuelle, la Hongrie ou la RDA ? Et “l'univers concentrationnaire” est-il bel et bien existant en Tchécoslovaquie ou en URSS ? Et la tendance dominante de ces systèmes, tend-elle vers la massification, vers l'anti-pluralisme, vers le contrôle rigide du secteur public sur l'économie ? Il nous semble que l'on ne puisse pas du tout l'affirmer péremptoirement. Et c'est là précisément que surgit le problème que suscite toute lecture arendtienne du totalitarisme : si on l'adopte de façon a-critique, et si l'on partage avec Fisichella l'idée d'une actualité persistante du modèle totalitaire, on finira par ne plus réussir à trouver une réalité qui l'incarne. Certes, il y a l'Albanie. Ou la Roumanie. Sans doute l'Iran (mais que dire du rôle du parti ?). Et que penser de Cuba, ou du Vietnam ? Et ensuite ? 

    Corriger le jugement de Hannah Arendt et de ses disciples sur le nazisme 

    Le punctum dolens de ce discours, en général, c'est le problème de la “société de masse” et de ses conséquences. La thèse des Arendt, Kornhauser, Sigmund Neumann, Lederer, etc. a connu pendant quelques décennies une vaste popularité et a contribué a forger le concept de totalitarisme tel que l'ont accepté les sciences sociales. Aujourd'hui, ce concept vacille sous les coups de la critique empirique qui en dévoile le substrat philosophique et les préjugés de valeur. Bernt Hagtvet a très bien démontré, dans son brillant essai intitulé The Theory of Mass Society and the Collapse of the Weimar Republic : A Re-Examination (5), que la société de Weimar, dont est issu le national-socialisme, était tout autre chose qu'un agrégat social informel et atomisé, dépourvu de toute agrégation d'intérêts reconnaissables et légitimés : cette République de Weimar était au contraire un réseau dense de réalités associatives des genres les plus divers, réseau que la NSDAP a pu conquérir de l'intérieur dans la plupart des cas, grâce à une capacité d'identification multiforme et élastique. Richard Hamilton (in : Who voted for Hitler ?)  et Thomas Childers (in : The Nazi Voter)  ont pu démontrer, dans leurs études remarquables quant aux élections, que le degré maximal de consensus en faveur du nazisme en marche ne provenait pas des périphéries des métropoles, habitées par des déracinés, mais des petits centres agricoles et commerciaux. D'autre part, il est vrai que les strates sociales à l'identité la plus solide, comme les catholiques et les ouvriers socialistes, sont celles qui résistèrent le mieux à l'avance hitlérienne. Il n'empêche que ce qui a attiré les individus les moins imbriqués, les moins dotés d'identité sociale, ce fut la promesse de « démobiliser de manière coercitive les conflits », promesse qu'incarnaient les nationaux-socialistes, et non le projet de “révolution permanente”.

    TotalitarismeL'effet de “rassurance” 

    [Ci-contre : The New Crowd #59, Misha Gordin ©, 2002]

    Fisichella a néanmoins raison quand il affirme que le totalitarisme « inclut dans son utopie, en tant que dépassement des frustrations et des insécurités dérivées d'un état historique dense de tensions, la fin radicale et définitive du conflit, lequel est dissous finalement dans la “communauté du peuple” et dans la société sans classes ». Mais Fisichella nous convainc moins quand il ajoute que, par un contraste paradoxal, le totalitarisme « s'auto-attribue (et se destine à) une vocation radicale et permanente au conflit et à la guerre ». Il nous apparaît toutefois que le citoyen qui obéit à un gouvernement totalitaire n'obéit pas à une angoisse d'insécurité (chose qui est réservée au dissident, à l'opposant) mais à un effet de “rassurance”, qui non seulement demeure mais se renforce au cours du passage du mouvement totalitaire à la “pillarisation” du régime. De nombreux historiens l'ont démontré : le citoyen de l'Allemagne nazie ou de la Russie stalinienne a largement ignoré les erreurs et les horreurs : les déportations, les purges, les camps d'extermination. Ce citoyen s'est rassuré sans cesse, s'est senti apaisé en constatant la disparition des conflits sociaux que les régimes pré-totalitaires n'avaient su ni prévenir ni endiguer. 

    Adepte du totalitarisme est donc celui qui ne supporte pas le fardeau que constitue la complexité des sociétés modernes, celui qui esquive les conflits tumultueux qui accompagnent la fragmentation sociale, celui qui spécule sur les bénéfices qu'il espère tirer d'un horizon nouveau de pacification mais imposé de force. En ce sens, la leçon des totalitarismes est toujours d'actualité et la menace persiste d'un écroulement des situations actuelles où règne un pluralisme querelleur et désagrégateur. Les politologues et les opérateurs de la politique en prendront-ils conscience rapidement et arracheront-ils le totalitarisme à ses formes trop idéalisées pour le restituer à son authentique banalité, la banalité des solutions qui demeurent toujours à portée de main, la banalité des raccourcis accidentés qu'empruntent ceux qui ne peuvent supporter l'excès d'inquiétude auquel notre temps semble les avoir condamnés. 

    ♦ Domenico Fisichella, Totalitarismo : Un regime del nostro tempo, La Nuova Italia Scientifica, Roma, 1987, p. 195 p. 

    ► Marco Tarchi, Vouloir n°47, 1988.

    (recension tirée de Diorama Letterario n°110, déc. 1987 ; tr. fr. : R. Steuckers)

    [nota bene : sur l'auteur, voir l'entrée Nuova Destra]

    • notes :

    • 1) Georges L. Mosse, Intervista sul nazismo, Laterza, Bari, 1977. Tr. de : Nazism : a historical and comparative analysis of national socialism, Transaction Publishers, 1978. Du même auteur en français, voir not. : De la Grande Guerre au totalitarisme : La brutalisation des sociétés européennes, Hachette littératures, 1999 ; cf. recension & discussion.
    • 2) JL Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, 1966.
    • 3) Barrington Moore Jr., Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, La Découverte / Maspero, 1983. Le livre cherche à dégager les conditions historiques qui ont permis aux divers groupes sociaux de faire éclore des démocraties parlementaires de type occidental, ou des dictatures de droite et de gauche. Il est souvent cité comme modèle d'analyse comparative par recherche de variations.
    • 4) Marco Tarchi, Partito unico e dinamica autoritaria, Akropolis, Napoli, 1981.
    • 5) Bernt Hagtvet, « The Theory of Mass Society and the Collapse of the Weimar Republic : A Re-Examination », in : Stein Ugelvik Larsen, B. Hagtvet & Jan Petter Myklebust (ed.), Who were the Fascists : Social Roots of European Fascism, Universitetsforlaget, Bergen - Oslo - Tromsø, 1980. Cf. recension dans Vouloir n°27, p. 15.

    Totalitarisme

    ♦ Prolongements :

     

    Totalitarisme

     

    Entrevue avec Domenico Fisichella sur la notion de totalitarisme 

    C'est un savant qui jouit d'un prestige international et ses travaux sont publiés à Oxford, à l'Université de Californie, à la Sorbonne, au Centre d'Études constitutionnelles de Madrid. Son nom : Domenico Fisichella [né en 1935]. Lors de cet entretien, il était professeur ordinaire de Science de la Politique auprès de la Faculté des Sciences Politiques de l'Université “La Sapienza” à Rome. Il enseignait aussi à l'Université Libre Internationale des Études Sociales (LUISS). Pour le grand public italien, il était alors aussi connu comme éditorialiste du quotidien La Nazione de Florence, auquel il avait collaboré d'avril 1971 à mars 1977, et comme chroniqueur à Il Tempo de Rome. Venait alors de sortir son livre, Totalitarismo : Un regime del nostro tempo (La Nuova Italia Scientifica, Rome, 1987), constituant une vaste recherche, toute empreinte de lucidité. Dans cette analyse théorique, enrichie d'une énorme érudition historique, l'auteur y réussit un tour de force : préciser avec minutie un concept central pour la compréhension de l'un des phénomènes politiques protestataires des plus inquiétants qu'ait jamais connu l'histoire. C'est de cet ouvrage fondamental que traitera cet entretien avec D. Fisichella dans le bureau de sa belle maison de Parioli. 

    Ma première question concerne directement la localisation historique du phénomène totalitaire. Pourquoi celui-ci s'inscrit-il dans notre temps ? Qu'est-ce qui le distingue des autres formes autocratiques que l'humanité a connues jusqu'ici ? 

    Ma réponse renvoie aux caractères propres du XXe siècle. Nous avons une société massifiée, marquée par la disparition des distinctions de classe traditionnelles, nous constatons l'émergence de niveaux significatifs dans le développement technologique, nous observons des crises de légitimité dans de nombreux pays ainsi que des soubresauts dus à la transformation radicale soit des processus politiques soit des processus socio-économiques ou socio-culturels : sur un tel terrain peut s'alimenter le grand et terrible projet des mouvements totalitaires, qui est de créer l'homme nouveau et l'ordre nouveau. Ces facteurs, combinés les uns aux autres, ne se sont jamais rencontrés conjointement dans aucune réalité antérieure. Le totalitarisme est donc bien fils de notre temps parce qu'il exprime, dans ses formes et dans son contenu, lesquels sont dramatiquement exaspérés, distordus, désordonnés et dépourvus de toute espèce de discrimination, l'anxiété des hommes face à l'innovation et à la transformation du monde dans lequel nous vivons. 

    Placé sous cet angle, quelle est la différence entre un régime totalitaire et un régime autoritaire ? 

    Les différences sont multiples. Je me limiterai à en signaler deux. Pour commencer, tous les régimes totalitaires sont à parti unique, tandis que nous connaissons des régimes autoritaires sans partis, à un seul parti ou à plusieurs partis (dans ce dernier cas, toutefois, dans un contexte non compétitif). Ceci dit, tandis que dans les régimes autoritaires monopartites, l'État demeure ou tend à demeurer dans une position supérieure et primordiale par rapport au parti, comme dans le cas de l'Espagne franquiste voire dans celui de l'Italie fasciste ; dans les régimes totalitaires, au contraire, le parti prévaut par rapport à l'État et évide ce dernier de sa signification générale pour s'en approprier au nom de l'idée que représente le parti et celui-ci devient ainsi le noyau où germe la société nouvelle : ce processus vaut pour les cas du bolchévisme soviétique, du communisme chinois, du national-socialisme allemand. Et nous pouvons passer à la seconde différence. C'est, en gros, celle du rapport entre régime et société, entre régime et culture. L'autoritarisme montre une compatibilité avec les divers niveaux significatifs du pluralisme social (dans la double dimension économique et culturelle) et les respecte en règle générale. Mais il nie le pluralisme politique. Le totalitarisme, en revanche, est intimement anti-pluraliste à tous les niveaux et se doit, en conséquence, de détruire toutes les articulations et toutes les autonomies de la vieille société afin de bâtir l'ordre nouveau. 

    Quand on prend acte de ce schéma, quelle plausibilité acquiert la thèse qui décrit le national-socialisme comme un mouvement et un système de pouvoir bourgeois, comme le produit et la “longue main” des intérêts du capitalisme et de ses exigences en matières de marché et d'hégémonie civile ? 

    À mon avis, de telles interprétations sont désormais amplement réfutées, vu que nous connaissons l'issue tragique du nazisme. Le parti nazi, loin d'être une projection de la bourgeoisie, de ses valeurs et de ses intérêts, en est profondément éloigné. Tout comme sont très distinctes l'orientation globale du conservatisme et l'orientation globale du national-socialisme. Sans aucun doute, dans la phase d'érosion de la République de Weimar, quand les nazis partirent à la conquête du pouvoir, il y a eu de nombreuses collusions entre les milieux conservateurs et les milieux nazis, toutes dues, il faut le dire, à une mécompréhension de la nature véritable du mouvement hitlérien. Toutefois, tandis que la polémique conservatrice dirigée contre la République de Weimar et son système démocratique tendait plutôt à instaurer un régime autoritaire “qualitatif”, l'action des nationaux-socialistes s'efforçait de construire un régime totalitaire “quantitatif”, basé sur les masses. Il est vrai que parfois le capitalisme bourgeois peut, pour assurer la sauvegarde de ses intérêts économiques, recourir à un instrument politique de type autoritaire, mais penser que ce capitalisme puisse aspirer à un régime totalitaire est une contradiction dans les termes, surtout parce que le totalitarisme, précisément, vise à établir une économie non économique, c'est-à-dire une économie totalement subordonnée à la politique, alors que le bourgeoisisme se montre jaloux de préserver sa conquête : l'autonomie de la dimension économique. 

    Le thème central des 200 solides pages de Totalitarismo : Un regime del nostro tempo met en exergue un trait distinctif du type politique totalitaire : la révolution permanente. Le totalitarisme est, en deux mots, un régime de révolution, d'une révolution qui ne s'arrête pas. Comment alors ce régime de révolution est-il compatible, lui qui postule une fracture dans le flux de l'histoire, avec l'idée de permanence, qui sous-tend toujours, de quelque mode que ce soit, le principe de continuité ? 

    Votre observation est subtile. L'apparente contradiction s'estompe si nous parvenons à percevoir la révolution comme un processus et l'histoire comme une succession de déstabilisations induites, et ce, dans une optique de mouvement, de lutte continue. L'idée de “lutte continue”, en fait, est proprement totalitaire. Dès que le pouvoir est conquis, le mouvement poursuit la révolution, en l'appliquant cette fois du haut et en déstabilisant la société par une succession d'“ondes” subversives. Cela peut paraître paradoxal, mais le désordre est le trait le plus spécifique du totalitarisme, qui “attend” l'avènement d'un ordre nouveau qui n'arrive jamais. 

    ► Propos recueillis par Giovanni Semplice, Vouloir n°47, 1988.

    (Interview extrait de la revue Intervento n°82-83, 1987 ; tr. fr. : R. Steuckers)


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