• Strasser

    otto-s10.jpgL'itinéraire d'Otto Strasser

    Un jeune universitaire français, Patrick Moreau, a fait paraître en Allemagne en 1985, une version abrégée de sa thèse de doctorat sur la “Communauté de combat national-socialiste révolutionnaire et le Front Noir” (cette thèse de 821 pages, soutenue en 1978 devant l'Université de Paris 1, n'est malheureusement pas diffusée en France). L'ouvrage de Moreau, très documenté et objectif, comporte une biographie (qui s'arrête en 1935) d'Otto Strasser, leader du nazisme de gauche dissident, une histoire du nazisme de gauche de 1925 à 1938 et une analyse des principaux thèmes constitutifs de l'idéologie “national-socialiste révolutionnaire”.

    Moreau dévoile l'existence d'un courant qui, se réclamant d'une authenticité national-socialiste, a résisté à la mainmise hitlérienne sur le parti nazi, résisté à l’État hitlérien et combattu vainement pour une Révolution socialiste allemande. L'histoire de ce courant s'identifie au destin de son principal animateur et idéologue : Otto Strasser.

    Antécédents familiaux

    Otto Strasser naît le 10 septembre 1897 dans une famille de fonctionnaires bavarois. Son frère Gregor (qui sera l'un des chefs du parti nazi et un concurrent sérieux d'Hitler) est son aîné de 5 ans. L'un et l'autre bénéficient de solides antécédents familiaux : leur père Peter, qui s'intéresse à l'économie politique et à l'histoire, publie sous le pseudonyme de Paul Weger, une brochure intitulée Das neue Wesen, dans laquelle il se prononce pour un socialisme chrétien et national. Selon Paul Strasser, frère de Gregor et d'Otto : « dans cette brochure se trouve déjà ébauché l'ensemble du programme culturel et politique de Gregor et d'Otto, à savoir un socialisme chrétien et national, qui y est désigné comme la solution aux contradictions et aux manques nés de la maladie libérale, capitaliste et internationale de notre temps » (cité, p. 12).

    Otto Strasser social-démocrate

    Lorsqu'éclate la Grande Guerre, Otto Strasser interrompt ses études de droit et d'économie pour s'engager, dès le 2 août 1914 (il est le plus jeune engagé volontaire de Bavière). Sa brillante conduite au Front lui vaudra d'être décoré de la Croix de Fer de première classe et d'être proposé pour l'Ordre Militaire de Max-Joseph. Avant sa démobilisation en avril/mai 1919, il participe, avec son frère Gregor, dans le Corps-Franc von Epp, à l'assaut contre la République soviétique de Bavière. Rendu à la vie civile, Otto reprend ses études à Berlin en 1919 et fonde l'Association universitaire des anciens combattants sociaux-démocrates. En 1920, à la tête de 3 « centuries prolétariennes », il résiste dans le quartier ouvrier berlinois de Steglitz au putsch Kapp (putsch d'extrême-droite). Il quitte peu après la SPD (parti social-démocrate) lorsque celle-ci refuse de respecter l'accord de Bielefeld conclu avec les ouvriers de la Ruhr (cet accord prévoyant la non-intervention de l'armée dans la Ruhr, la répression des éléments contre-révolutionnaires et l'éloignement de ceux-ci de l'appareil de l’État, ainsi que de la nationalisation des grandes entreprises). Otto Strasser s'éloigne donc de la SPD sur la gauche.

    Otto Strasser retourne en Bavière. Chez son frère Gregor, il rencontre Hitler et le général Ludendorff, mais refuse de se rallier au national-socialisme comme l'y invite son frère. Correspondant de la presse suisse et hollandaise, Otto “couvre”, le 12 octobre 1920, le Congrès de l'USPD (Parti social-démocrate indépendant) à Halle où il rencontre Zinoviev. Il écrit dans Das Gewissen, la revue des jeunes conservateurs Moeller van den Bruck et Heinrich von Gleichen, un long article sur sa rencontre avec Zinoviev. C'est ainsi qu'il fait la connaissance de Moeller van den Bruck qui le ralliera à ses idées.

    Otto Strasser rentre peu après au ministère de l'approvisionnement, avant de travailler, à partir du printemps 1923, dans un consortium d'alcools. Entre 1920 et 1925, il s'opère dans l'esprit de Strasser un lent mûrissement idéologique sur fond d'expériences personnelles (expérience du Front et de la guerre civile, rencontres avec Zinoviev et Moeller, expérience de la bureaucratie et du capitalisme privé) et d'influences idéologiques diverses.

    Otto Strasser National-Socialiste

    Après le putsch manqué de 1923, l'emprisonnement de Hitler et l'interdiction de la NSDAP qui l'ont suivi, Gregor Strasser s'est retrouvé en 1924 avec le général Ludendorff et le politicien völkisch von Graefe à la tête du parti nazi reconstitué. Aussitôt sorti de prison, Hitler réorganise la NSDAP (février 1925) et charge Gregor Strasser de la direction du Parti dans le Nord de l'Allemagne. Otto rejoint alors son frère qui l'a appelé auprès de lui. Otto sera l'idéologue, Gregor l'organisateur du nazisme nord-allemand.

    En 1925, une “Communauté de travail des districts nord- et ouest-allemands de la NSDAP” est fondée sous la direction de Gregor Strasser, ces districts manifestent ainsi leur volonté d'autonomie (et de démocratie interne) face à Munich. En outre, la NSDAP nord-allemande prend une orientation nettement gauchiste sous l'influence d'Otto Strasser et de Joseph Goebbels, qui exposent leurs idées dans un bimensuel destiné aux cadres du Parti, les National-sozialistische Briefe. Dès octobre 1925, Otto Strasser dote la NSDAP nord-allemande d'un programme radical.

    Hitler réagit en déclarant inaltérables les 25 points du programme nazi de 1920 et en concentrant tous les pouvoirs de décision dans le Parti entre ses mains. Il rallie Goebbels en 1926, circonvient Gregor Strasser en lui proposant le poste de chef de la propagande, puis de chef de l'organisation du Parti, exclut enfin un certain nombre de “gauchistes” (notamment les Gauleiters de Silésie, Poméranie et Saxe). Otto Strasser, isolé et en opposition totale avec la politique de plus en plus ouvertement conservatrice et pro-capitaliste de Hitler, se résoud finalement à quitter le Parti Nazi le 4 juillet 1930. Il fonde aussitôt la KGRNS (Communauté de combat national-socialiste révolutionnaire).

    Otto Strasser dissident

    Mais, peu après la scission strasserienne, 2 événements entraînent la marginalisation de la KGNRS : tout d'abord la publication de la « déclaration-programme pour la libération nationale et sociale du peuple allemand » adoptée par le Parti Communiste allemand. Ce programme exercera une attraction considérable sur les éléments nationalistes allemands anti-hitlériens et les détournera du Strasserisme (d'ailleurs dès l'automne 1930, une première crise “national-bolchévique” provoque le départ vers le Parti Communiste de 3 responsables de la KGRNS : Korn, Rehm et Lorf) ; ensuite, le succès électoral du Parti Nazi lors des élections législatives du 14 septembre 1930 qui convainc beaucoup de nationaux-socialistes du bien-fondé de la stratégie hitlerienne. La KGRNS est minée, en outre, par des dissensions internes qui opposent ses éléments les plus radicaux (nationaux-bolchéviques) à la direction, plus modérée (Otto Strasser, Herbert Blank et le Major Buchrucker).

    Otto Strasser essaie de sortir la KGRNS de son isolement en se rapprochant, en 1931, des SA du nord de l'Allemagne, qui, sous la direction de Walter Stennes, sont entrés en rébellion ouverte contre Hitler [1] (mais ce rapprochement, mené sous les auspices du capitaine Ehrhardt, dont les penchants réactionnaires sont connus, provoque le départ des nationaux-bolchéviques de la KGRNS). En octobre 1931, Otto Strasser fonde le Front Noir, destiné à regrouper autour de la KGNRS un certain nombre d'organisations proches d'elle, telles que le groupe paramilitaire Wehrwolf, les Camaraderies Oberland, les ex-S.A. de Stennes, une partie du Mouvement Paysan, le cercle constitué autour de la revue Die Tat, etc.

    En 1933, décimée par la répression hitlerienne, la KGRNS se replie en Autriche, puis, en 1934, en Tchécoslovaquie. En Allemagne, des groupes strasseriens clandestins subsisteront jusqu'en 1937, avant d'être démantelés et leurs membres emprisonnés ou déportés (l'un de ces anciens résistants, Karl-Ernst Naske, dirige aujourd'hui les Strasser-Archiv).

    L'idéologie strassérienne

    Les idées d'Otto Strasser transparaissent dans les programmes qu'il a élaborés, les articles, livres et brochures que ses amis et lui-même ont écrit. Parmi ces textes, les plus importants sont le programme de 1925 (résumé p. 23), destiné à compléter le programme de 1920 du Parti Nazi, la proclamation du 4 juillet 1930 (« Les socialistes quittent la NSDAP », p. 41/42 [lire plus bas]), les Quatorze thèses de la Révolution allemande, adoptées lors du premier Congrès de la KGRNS en octobre 1930 (pp. 240 à 242), le manifeste du Front Noir, adopté lors du deuxième Congrès de la KGRNS en octobre 1931 (pp. 250/251), et le livre Construction du Socialisme allemand, dont la première édition date de 1932.

    Une idéologie cohérente se dégage de ces textes, composée de 3 éléments étroitement imbriqués : le nationalisme, “l'idéalisme völkisch” et le “socialisme allemand”.

    * Le nationalisme : Otto Strasser propose la constitution d'un État (fédéral et démocratique) grand-allemand « de Memel à Strasbourg, d'Eupen à Vienne » et la libération de la Nation allemande du traité de Versailles et du plan Young. Il prône une guerre de libération contre l'Occident (« Nous saluons la Nouvelles Guerre », pp. 245/246), l'alliance avec l'Union soviétique et une solidarité internationale anti-impérialiste entre toutes les Nations opprimées. Otto Strasser s'en prend aussi avec vigueur aux Juifs, à la Franc-maçonnerie et à l'Ultramontanisme (cette dénonciation des “puissances internationales” semble s'inspirer des violents pamphlets du groupe Ludendorff). Mais les positions d'Otto Strasser vont évoluer. Lors de son exil en Tchécoslovaquie, 2 points nouveaux apparaissent : un certain philosémitisme (Otto Strasser propose que soit conféré au peuple juif un statut protecteur de minorité nationale en Europe et soutient le projet sioniste — P. Moreau pense que ce philosémitisme est purement tactique : Strasser cherche l'appui des puissantes organisations anti-nazies américaines) et un projet de fédération européenne qui permettrait d'éviter une nouvelle guerre (pp. 185/186). L'anti-occidentalisme et le pro-soviétisme de Strasser s'estompent.

    • Au matérialisme bourgeois et marxiste, Otto Strasser oppose un “idéalisme völkisch” à fondement religieux.
    • À la base de cet “idéalisme völkisch”, on trouve le Volk conçu comme un organisme d'origine divine possédant des caractéristiques de nature physique (raciale), spirituelle et mentale. La « Révolution allemande » doit, selon Otto Strasser, (re)créer les “formes” appropriées à la nature du peuple dans le domaine politique ou économique aussi bien que culturel. Ces formes seraient, dans le domaine économique, le fief (Erblehen) ; dans le domaine politique, l'auto-administration du peuple au moyen des Stände, c'est-à-dire des états — état ouvrier, état-paysan, etc. (ständische Selbstverwaltung) et, dans le domaine “culturel”, une religiosité allemande [2].
    • Principale expression de “l'idéalisme völkisch” : un « principe d'amour » au sein du Volk — chacun reconnaissant dans les autres ses propres caractéristiques raciales et culturelles (pp. 70 et 132) — qui doit marquer chaque acte de l'individu et de l’État. Cet idéalisme völkisch entraîne le rejet par Otto Strasser de l'idée de la lutte des classes au sein du Volk au profit d'une “révolution populaire” des ouvriers-paysans-classes moyennes (seule une toute petite minorité d'oppresseurs et d'exploiteurs seraient éliminés), la condamnation de l'affrontement politique entre Allemands : Otto Strasser propose un Front uni de la base des partis extrémistes et des syndicats contre leur hiérarchie et contre le système (pp. 69/70). Cet idéalisme völkisch sous-tend l'esprit du “socialisme allemand” prôné par Strasser et inspire le programme socialiste strasserien.

    Le programme socialiste strasserien comporte les points suivants : la nationalisation (partielle) de la terre et des moyens de production, la participation ouvrière, le Plan, l'autarcie et le monopole de l’État sur le commerce extérieur.

    Le “socialisme allemand” prétend s'opposer au libéralisme comme au marxisme. L'opinion d'Otto Strasser sur le marxisme est cependant nuancée :

    « Le marxisme n'avait pour Strasser aucun caractère “juif” spécifique comme chez Hitler, il n'était pas “l'invention du Juif Marx”, mais l'élaboration d'une méthode d'analyse des contradictions sociales et économiques de son époque (la période du capitalisme sauvage) mise au point par un philosophe doué. Strasser reconnaissait à la pensée marxiste aussi bien qu'à l'analyse de l'impérialisme par Lénine une vérité objective certaine. Il s'éloignait de la Weltanschauung marxiste au niveau de ses implications philosophiques et utopiques. Le marxisme était le produit de l'ère du libéralisme et témoignait dans sa méthode analytique et dans sa structure même d'une mentalité dont la tradition libérale remontait au contrat social de Rousseau.

    L'erreur de Marx et des marxistes-léninistes résidait, selon Strasser, en ce qu'ils croyaient pouvoir expliquer le développement historique au moyen des concepts de rapport de production et lutte de classes alors que ceux-ci n'apparaissaient valables que pour la période du capitalisme. La dictature du prolétariat, l'internationalisme prolétarien, le communisme utopique n'étaient plus conformes à une Allemagne dans laquelle un processus d'entière transformation des structures spirituelles, sociales et économiques était engagé, qui conduisait au remplacement du capitalisme par le socialisme, de la lutte des classes par la communauté du peuple et de l'internationalisme par le nationalisme.

    La théorie économique marxiste demeurait un instrument nécessaire à la compréhension de l'histoire. Le marxisme philosophique et le bolchévisme de parti périssaient en même temps qu'un libéralisme entré en agonie » (pp. 62/63).

    Le “socialisme allemand” rejette le modèle prolétarien aussi bien que le modèle bourgeois et propose de concilier la responsabilité, l'indépendance et la créativité personnelles avec le sentiment de l'appartenance communautaire dans une société de travailleurs de classes moyennes et, plus particulièrement, de paysans (p. 135).

    « Strasser, comme Jünger, rêva d'un nouveau “Travailleur”, mais d'un type particulier, le type “Paysan”, qu'il soit ouvrier paysan, intellectuel paysan, soldat paysan — autant de facettes d'un bouleversement social réalisé par la dislocation de la société industrielle, le démantèlement des usines, la réduction des populations urbaines et les transferts forcés de citoyens vers le travail régénérateur de la terre. Pour prendre des illustrations contemporaines de la volonté de rupture sociale de la tendance Strasser, certains aspects de son projet évoquent aujourd'hui la Révolution Culturelle chinoise ou l'action des Khmers Rouges au Cambodge » (cf. P. Moreau, « Socialisme national contre hitlerisme », in : La Revue d'Allemagne n°3/XVI, 1984, p. 493).

    Otto Strasser veut réorganiser la société allemande autour du type paysan. Pour ce faire, il préconise le partage des terres, la colonisation des régions agricoles de l'Est peu peuplées et la dispersion des grands complexes industriels en petites unités à travers tout le pays — ainsi naîtrait un type mixte ouvrier-paysan (cette dernière proposition évoque l'expérience des « hauts-fourneaux de poche » dans les communes populaires de la Chine communiste), p. 134 à 140. Patrick Moreau n'hésite pas à qualifier Otto Strasser de « conservateur agraire extrémiste » (article cité). Les conséquences de cette réorganisation de l'Allemagne (et de la socialisation de l'économie qui doit l'accompagner) seraient : une réduction considérable de la production des biens de consommation du fait de « l'adoption d'un mode de vie spartiate où la consommation est réduite à la satisfaction quasi autarcique, au plan local, des besoins primaires » (article cité) et « l'institution nationale, puis internationale, d'une sorte d'économie de troc » (Ibid.).

    Le “socialisme allemand” refuse enfin la bureaucratie et le capitalisme privé (Otto Strasser connaît les méfaits des 2 systèmes) et propose la nationalisation des moyens de production et de la terre qui seraient ensuite (re)distribués à des entrepreneurs sous la forme de fiefs. Cette solution conjuguerait, si l'on en croit Strasser, les avantages de la possession individuelle et de la propriété collective.

    ♦ Patrick Moreau, Nationalsozialismus von links : Die “Kampfgemeinschaft Revolutionärer Nationalsozialisten” und die “Schwarze Front” Otto Strassers 1930-1935, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1985, 268 p.

    ► Thierry Mudry, Orientations n°7, 1986.

    ♦ Notes :
    • 1 : Sur Walter Stennes : lire Als Hitler nach Canossa ging de Charles Drage (Berlin 1982)
    • 2 : Cf. « Weder Rom noch Moskau, sondern Deutschland, nichts als Deutschland », article d'O. Strasser dans Deutsche Revolution, 5 juillet 1931.

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    ♦ Œuvres en français :

    • Hitler et moi, Grasset, 1940
    • L'aigle prussien sur l'Allemagne, Montréal, 1941
    • Le Front Noir contre Hitler, co-écrit av. Victor Alexandrov, Marabout, 1968


    ♦ Études :

    • « “Socialisme” national contre hitlérisme : le cas Otto Strasser », P. Moreau, in : La révolution conservatrice dans l'Allemagne de Weimar (dir. L. Dupeux, Kimé, 1992), p. 377-389
    • Langages totalitaires, JP Faye, Hermann, 1972
    • Hitler et la dictature allemande, KD Bracher, 1969
    • Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l'expression “national-bolchevisme” en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), L. Dupeux, Paris-Lille, 1976
    • « Otto Strasser and National Socialism », Paul Gottfried, in : Modern Age n°2, Vol. 13, 1969, pp. 142-151

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    pièces-jointes

     

    Otto Strasser et le Front Noir

    « La discipline n'est qu'un instrument pour conduire une communauté dans une direction, pas pour l'éduquer dans une voie unique » (Otto Strasser)

    Né le 10 septembre 1897 au sein d'une famille bavaroise dont le père fonctionnaire professait des idées sociales-chrétiennes, Otto Strasser s'engagea comme volontaire dès août 1914. Il fut blessé à 2 reprises et il obtint le grade de lieutenant d'artillerie en 1917. Vers la fin du conflit, il fut proposé à l'ordre de Max Joseph, une fort rare distinction qui conférait la noblesse, mais l'armistice l'empêcha de la recevoir. Après la guerre, il entama des études en droit et en économie. Membre du parti social-démocrate, il dirigeait l'association étudiante qui regroupait les anciens combattants de gauche. Lors d'un congrès, il rencontra Zinoviev qui l'attira vers les thèses bolcheviques et le convainquit de la nécessité d'une alliance entre l'Allemagne et l'Union soviétique.

    Lorsqu'en avril 1920, Kapp et le général Lütwitz tentèrent un putsch, afin d'instaurer un gouvernement autoritaire et conservateur ; Otto Strasser prit la tête de quelques centuries rouges pour les combattre. Les ouvriers de la Ruhr déclenchèrent une grève générale et, faute de soutien populaire, le coup d’État échoua. Dans le but de rétablir le calme, le gouvernement passa un accord avec les grévistes socialistes, mais les communistes voulaient poursuivre la lutte. Non sans perfidie, les ministres sociaux-démocrates utilisèrent les corps francs qui avaient soutenu Kapp pour écraser la rébellion bolchevique ! Écœuré par un tel comportement, Otto démissionna du parti.

    Les débuts du NSDAP

    De son côté, son frère aîné Gregor s'était engagé au Deutsch Arbeit Partei, le futur NSDAP. Il avait profité de sa profession de pharmacien à Landshut qui faisait de lui un notable de province. Surtout, il avait transformé l'association d'anciens combattants qu'il présidait en section nationale-socialiste au printemps 1920, ce qui lui permit de devenir le premier gauleiter du parti. Il vouait déjà une profonde estime à Hitler qui n'était encore qu'un obscur politicien provincial. En octobre 1920, il invita Otto à un repas en compagnie du général Lüdendorff et de Hitler. Les 2 personnages éprouvèrent une immédiate et réciproque antipathie dont ils ne se départiront jamais.

    Pendant que Gregor se consacrait corps et âme à la politique, Otto poursuivit ses études. Il lut Spengler et se convertit aux thèses de Moeller van den Bruck. À la fin de son doctorat, il devint conseiller au Ministère de l'alimentation, puis cadre d'un Konzern. En 1923, sur les instances de son frère, il prit sa carte au NSDAP et il fournit des articles doctrinaux au Völkischer Beobachter, l'organe du parti, sous le pseudonyme d'Hulrich des Hutten. Gregor participa au putsch manqué de 1923, mais il échappa à la prison. L'année suivante, il emportait un siège de député.

    Durant son séjour en prison, Hitler laissa sciemment les factions nazies s'entredéchirer. À sa sortie, en décembre 1924, le parti était secoué par les querelles internes, les conflits idéologiques et les rivalités personnelles. Dès lors, Hitler pouvait se poser en sauveur et en arbitre des conflits. Par la suite, il usera souvent de cette technique pour asseoir son autorité, jouant des divisions qu'il entretenait au sein du mouvement. En attendant, Hitler ne contrôlait réellement que le Gau de Munich. Tirant les leçons de son échec, il avait décidé de transformer son parti putschiste en organisation de masse qui prendrait les rennes du pouvoir par la voie légale.

    Conquérir le nord

    Le NSDAP était surtout implanté en Bavière, il fallait partir à la conquête du reste de l'Allemagne. Gregor proposa à Hitler de se charger du nord du pays. Hitler, qui connaissait ses talents d'organisateur, lui confia cette tâche. Gregor disposait de plusieurs atouts. Député, il jouissait de l'immunité parlementaire et possédait une carte de libre circulation, alors qu'Hitler ne pouvait quitter la Bavière et était inéligible depuis sa condamnation. Gregor avait de l'éloquence et il pouvait compter sur les talents de journaliste de son frère. Otto démissionna de son emploi et il fonda les Kampf Verlag (Éditions Combat) avec son indemnité de licenciement. Toutefois, il n'occupa aucune fonction officielle, ce qui limita son influence aux cadres du nord de l'Allemagne.

    En quelques semaines, les frères Strasser implantèrent des structures en Prusse, Saxe, Hanovre et Rhénanie. Ils créèrent l'Arbeitgemeinschaft der nord- und westdeutschen Gauen der NSDAP (la communauté de travail des gaus nord et ouest allemand). Ils fondèrent aussi un journal, le Berliner Arbeiterzeitung et un périodique doctrinal, les Nazionalsozialistische Briefe. Parmi les cadres de la communauté, on trouvait Lutze, le futur chef de la SA et Josef Goebbels, le plus “national-bolchevique” de l'équipe. Les frères Strasser avaient remarqué les qualités de ce dernier, qui était alors l'attaché parlementaire d'un député nationaliste, et Gregor l'avait engagé comme secrétaire particulier.

    Dans le nord industrialisé de l'Allemagne, les socialistes et les communistes tenaient le terrain. Le programme sommaire en 25 points du NSDAP, rédigé en 1920, s'avérait insuffisant et inadapté pour convertir les classes moyennes et les ouvriers. Par conséquent, les 2 frères s'attelèrent à l'élaboration d'un nouveau programme à la fois anti-capitaliste et anti-marxiste. Mais les tentatives de définition du national-socialisme déplaisait à Hitler qui préférait, pour des raisons tactiques, ne pas divulguer sa pensée. Il ne désirait pas avoir de réel programme tant qu'il ne serait pas en mesure de l'imposer. Il aspirait au pouvoir et pour l'obtenir, il considérait qu'il suffisait de promettre la grandeur et la prospérité de l'Allemagne.

    Au Reichstag, Gregor déposa un projet de loi un projet de loi sur la limitation des taux d'intérêts et l'expropriation des holdings et des banques. Il proposa également que les députés nazis joignissent leurs voix à celles des socialistes et des communistes pour voter une loi sur la confiscation des biens des anciennes familles régnantes, mais Hitler désavoua son initiative, car il devait ménager ses financiers, comme l'industriel Thyssen.

    Les congrès de Hanovre et Bamberg

    En novembre 1925, les dirigeants de la communauté assemblés en congrès à Hanovre adoptèrent le programme des frères Strasser en remplacement des 25 points. Le programme de Hanovre prônait la nationalisation des grandes entreprises et des banques ainsi que la limitation de la propriété privée. L'Allemagne et l'URSS devaient s'allier dans une guerre de libération nationale contre les puissances impérialistes occidentales. La question de “l'expropriation des princes” revint également sur le tapis. Les débats furent houleux et les délégués de Hitler ne purent se faire entendre. Goebbels ou un gauleiter aurait même exigé l'exclusion du parti du « petit bourgeois Adolf Hitler » ! Dès lors, Gregor devenait le rival d'Hitler dont l'autorité au sein du NSDAP ne dépassait guère la Bavière.

    Hitler contre-attaqua en février 1926, il convoqua un congrès à Bamberg en semaine. Comme la plupart des délégués du nord travaillaient et n'avaient pas assez d'argent pour se payer le voyage, la tendance Strasser fut mise en minorité. De surcroît, Goebbels rallia le camp du futur chancelier. Hitler fit voter l'inaltérabilité des 25 points, ce qui mettait les frères Strasser en position de fractionnistes. Ensuite, Hitler proposa une conciliation à Gregor en lui offrant le poste de chef de l'organisation du parti afin de le neutraliser. Isolé, Gregor dut céder, néanmoins, il conservait son indépendance et restait un concurrent gênant. Il accepta le compromis par discipline de parti, mais aussi parce qu'il croyait que la dérive conservatrice et pro-capitaliste d'Hitler était due aux mauvaises influences de son entourage qu'il pensait pouvoir contrebalancer en restant au sein du NSDAP.

    Par conséquent, Otto Strasser était isolé avec quelques cadres sympathisants. En récompense, Hitler récompensa le ralliement de Goebbels en le nommant gauleiter de Berlin, afin qu'il concurrençât Otto Strasser dans la capitale. Dans son journal l'Angriff, Goebbels se livra à une surenchère socialiste pour réduire l'influence d'Otto Strasser dans les milieux ouvriers. De son côté, Hitler exclut les partisans de Strasser du NSDAP et les remplaça par des affidés les gauleiters favorables à l'aile gauche du parti. Le parti multiplia les tracasseries administratives et les SA vinrent troubler les meetings de Strasser.

    D'un point de vue électoral, Hitler voulait séduire la droite conservatrice et obtenir le soutien de la haute finance. À cet effet, il limita la phraséologie anticapitaliste et intensifia les campagnes anticommunistes et antisémites. Pour Otto Strasser, Hitler trahissait la révolution socialiste au profit de la réaction. Il était convaincu que le parti devait adopter une ligne résolument révolutionnaire pour recueillir l'adhésion des ouvriers déçus par un parti social-démocrate trop lié aux bourgeois et un parti communiste aux ordres de Moscou. Selon lui, la fondation du IIIe Reich passait par une révolution menée aux côtés des marxistes qu'il faudrait ensuite convaincre de l'inutilité de la lutte des classes et de l'internationalisme. Contre vents et marées, malgré les tentatives d'intimidation musclées, Otto Strasser continua de défendre ses positions révolutionnaires au travers de ses publications qui rencontraient un certain écho, surtout dans la SA.

    La rupture et la création de la NSKD

    En avril 1930, les syndicats ouvriers de Saxe décrétèrent une grève générale. Strasser mit ses journaux au service de la cause, en particulier le Sächsicher Beobachter. Le patronat s'en plaignit à Hitler qui adressa un ultimatum à Strasser. Le 21 mai, Hitler, de passage à Berlin, l'invita en son hôtel afin d'aplanir leurs différends. Il se fit tantôt cauteleux, tantôt menaçant. Hitler voulait que Strasser dissolve ses Éditions Combat qui concurrençaient sa propre presse, en échange il lui proposa des postes avantageux. Mais Strasser n'était ni peureux ni vénal, il ne céda rien. Le 3 juillet, il démissionnait du NSDAP et le 4, il publiait un compte-rendu de son entrevue avec le Führer sous le titre « Un portefeuille de ministre ou la révolution ». Il dénonça la dérive bourgeoise d'Hitler dans un article intitulé « Les socialistes quittent le NSDAP ». Dans ces articles retentissants, il dénonçait l'organisation du NSDAP qui était devenu un parti de caciques dont la ligne s'éloignait de plus en plus des 25 points “immortalisés” à Bamberg. Il traitait Hitler de traître à la révolution socialiste et il attaquait le Führerprinzip selon lequel chacun devait se soumettre à sa tactique opportuniste au détriment de l'idéologie. Opposé au bellicisme d'Hitler, il écrivit cette phrase qui ferait tomber de son sus un de nos antifascistes actuels : « Pour nous, le national-socialisme a toujours été un mouvement anti-impérialiste et dont l'esprit devait se borner à conserver et à assurer la vie et le développement de la nation allemande sans aucune tendance à dominer d'autres peuples et d'autres pays ». En guise de réponse, Hitler s'empressa d'exclure les derniers partisans d'Otto Strasser.

    De son côté, il fonda la Nazionalsocialistische Kampfgemeinschaft Deutschland (NSKD). Dès lors, il existait 2 partis nationaux-socialistes distincts. De nombreux transfuges du NSDAP dont plusieurs gauleiters rejoignirent les rangs de la NSKD. Autour de ce noyau, il tissa des liens avec d'autres groupes völkisch ou nationaux-bolcheviques tels que le Wehrwolf (loup-garou), le Jung deutsche Orden ou le Mouvement révolutionnaire des paysans. En outre, des intellectuels sympathisaient avec le mouvement au travers de groupes comme le Tatkreis (Cercle d'Action) qui éditait la revue Die Tat, très lue dans les milieux nationalistes et militaires. Le mouvement lança la revue Die deutsche Revolution qui tirait à 10.000 exemplaires. En décembre 1930, la NSKD comptait 5.000 adhérents, 6.000 au printemps suivant, ce qui était évidemment dérisoire en regard des 300.000 membres du NSDAP. Néanmoins, Otto Strasser caressait le projet de rassembler tous les opposants révolutionnaires à Hitler, les nationalistes comme les communistes.

    Le 25 août 1930, le parti communiste allemand (KPD) publiait sa Déclaration programme pour la libération nationale et sociale du peuple allemand. Le texte enthousiasma les cadres du NSKD qui avaient affirmé que seule la question de l'internationale les séparaient encore du KPD. Mais les dirigeants de la NSKD s'illusionnaient en croyant que les communistes abandonneraient une partie de leur dogme, il s'agissait avant tout d'une prise de position tactique visant ramener dans le droit chemin les ouvriers qui votaient pour le NSDAP.

    Dans un premier temps, les militants de la NSKD et du KPD collaborèrent sur le terrain et participèrent à leurs meetings réciproques, mais les 2 directions ne s'entendaient pas, d'autant qu'une partie de ses militants passaient au parti communiste. Bien involontairement, Otto Strasser avait créé une passerelle entre les nationaux-socialistes et les communistes, la NSKD attirait des militants nazis sur sa droite, mais elle perdait les siens sur sa gauche; elle fonctionnait comme une pompe aspirante-refoulante.

    Au printemps 1931, les SA de Berlin se révoltèrent contre le parti pour des raisons essentiellement alimentaires (leur traitement n'était plus versé, car le NSDAP avait de problèmes financiers). Sous la conduite de Stennes, ils occupèrent la résidence du gauleiter Goebbels qui se réfugia à Munich. Les SA s'emparèrent de l'imprimerie et publièrent l'Angriff pour leur compte. Afin de mater la fronde, Hitler recourut aux services de Röhm qui venait de rentrer de Bolivie. Avec l'aide des SA de Munich, des SS et de la police, il mata la rébellion. Du coup, plusieurs milliers de SA berlinois firent sécession et quelques centaines adhérèrent au NSKD. Le commandant Ehrhardt, un ancien chef de corps franc anti-hitlérien qui était un agent de la Reichwehr, joua l'entremetteur entre Stennes et Strasser, afin qu'ils unifiassent leurs forces au sein d'une structure commune. Malheureusement, des journaux nazis et communistes divulguèrent la nouvelle, soulignant qu'Ehrhardt avait versé de l'argent aux 2 hommes, ce qui entraîna une crise au NSKD. Pour Strasser, peu importait d'où venait l'argent, mais, dans l'affaire, il perdait son image de révolutionnaire ; puisqu'il avait composé avec le gouvernement, il ne paraissait plus assez radical aux yeux de certains militants. Nombre de membres quittèrent le mouvement durant l'été. En septembre Stennes lui-même claquait la porte. De toute manière, l'activiste Stennes et l'intellectuel Strasser ne pouvaient s'entendre. À l'automne, les troupes de Strasser étaient réduites à 2.000 hommes.

    Le Front noir

    Le 6 septembre 1931 paraissait le premier numéro de la revue Die schwarze Front qui donnera son nom au mouvement rénové. Lancée sans fond de caisse, elle rencontra un succès immédiat. Mais, vu la répression, les membres du Front noir se résolurent à entrer dans la clandestinité. Ses effectifs étant réduits, le Front noir se concevait comme une école de cadres et il agissait par la diffusion de ses publications et de ses tracts. Il possédait ses troupes d'assaut, les SA noirs qui chassèrent plusieurs fois les bruns des réunions à coup de pieds de table, malgré leur infériorité numérique. Les militants saluaient à la romaine au cri de “Heil Deutschland !”. L'insigne était composé d'une croix gammée ajourée d'un marteau et d'un glaive.

    En décembre 1932, von Scleicher devint chancelier. Il considérait qu'il était plus facile de s'entendre avec Gregor Strasser plutôt qu'avec l'imprévisible Hitler. Il lui proposa donc le poste de vice-chancelier et de Premier ministre de Prusse dans une coalition avec les nazis. Mais Gregor ne parvint pas à convaincre Hitler de participer au gouvernement, par conséquent il démissionna. Fatale erreur ! Car il laissait le champs libre au Führer qui mit main basse sur l'organisation du nord. Toutefois, le limogeage de Gregor apporta un regain de vigueur au Front noir qui recueillit 4.000 adhésions.

    Quelques semaines plus tard, Hitler prenait le pouvoir. Dès le 4 février le gouvernement nazi déclarait le Front noir illégal. Le 28, Otto Strasser quittait Berlin, échappant de peu à l'arrestation. Nombre de ses camarades moins chanceux ou moins délurés connurent la prison, la torture et la mort. Otto ne se séparait plus jamais de son revolver qui lui sauva la vie à plusieurs reprises. Il ordonna aux militants qui n'avaient pas été repérés de s'engager dans l'armée, la police, les SS ou les SA, afin de poursuivre le travail de sape idéologique. Le 30 juin 1934, Gregor Strasser était arrêté puis exécuté par la Gestapo.

    Otto entama un long et périlleux périple qui le mena à Vienne, puis à Prague d'où, pendant plusieurs années, il inonda le Reich de ses pamphlets ; puis il s'enfuit en France et enfin au Canada. Pendant et après la guerre, il rédigea plusieurs ouvrages, en partie autobiographiques, sur l'Allemagne. À son retour au pays, en 1955, il essaya vainement de lancer un parti, l'Union sociale allemande. Il décéda en 1974.

    * * *

    De 1919 à 1924, le NSDAP était un groupe révolutionnaire et putschiste. Avant le coup d’État manqué de 23, Hitler n'était pas encore le principal leader du NSDAP, il ne prit la tête du parti qu'après sa sortie de prison et la mise au pas, par étape, de l'aile gauche. Le NSDAP se métamorphosa en mouvement de masse et abandonna ses conceptions révolutionnaires et socialistes. En réalité, c'est une des formes du national-socialisme qui a remporté la victoire. Un IIIe Reich gouverné par la tendance Strasser aurait certainement présenté un aspect fort différent de celui dont nous avons connu l'avènement. En effet, Strasser prônait une politique étrangère pacifique et il ne voulait pas gouverner avec les Konzern.

    Pourtant, aujourd'hui, toute personne qui professe des sentiments nationalistes se voit traitée de “nazi”, comme si l'hitlérisme était la seule expression possible du nationalisme. L'idée implicite étant de faire croire que les idées identitaires mènent irrémédiablement à l'horreur. Depuis la chute du mur de Berlin, l'idéologie communiste subit le même sort, on déterre les morts pour l'accuser des pires maux. Quand fera-t-on le procès du libéralisme, ce système qui s'est bâti sur la souffrance, la misère et l'abaissement au rang d'animal de millions d'hommes au XIXe siècle ?

    Or, les luttes entre courants au sein du NSDAP et la scission de la NSKD montre que le national-socialisme n'était pas, loin s'en faut, un bloc monolithique intangible. Nos médias contemporains occultent également par simplisme l'existence de nombreux et variés groupes völkisch, nationaux-révolutionnaires et nationaux-bolcheviques. En outre, ils entretiennent une confusion entre le national-socialisme et l'hitlérisme. Soulignons au contraire que ces mouvements nationalistes moins connus furent parmi les premiers résistants à Hitler.

    À notre sens, le NSDAP mérite l'étiquette d'“extrême-droite” à partir du moment où il a renoncé à l'aspect révolutionnaire et anticapitaliste des 25 points. En revanche, les authentiques nationaux-socialistes comme Strasser ne peuvent entrer dans cette catégorie, ils sont des nationalistes de gauche, des révolutionnaires au même titre que les communistes ou les premiers socialistes.

    ► Frédéric Kisters, Devenir n°21, été 2002.

     

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    StrasserL'Idéologie de la NSKD et du Front noir

    « Nous prendrons à droite le nationalisme sans le capitalisme auquel il est en général lié et à gauche le socialisme sans l'internationalisme marxiste qui est un leurre (…) Le national-socialisme devra être surtout un socialisme. » (Otto Strasser)

    [Ci-contre : Otto Strasser à la tribune en 1930 pour annoncer son départ du NSDAP — “Les Socialistes quittent les NSDAP !” dira-t-il. Il suscitera l'enthousiasme de ses camarades et des hommes et des femmes qui jusque là hésitaient à rejoindre le Parti ayant trahi ses engagements selon eux]

    À l'origine, la NSKD ne possédait pas de programme officiel. Otto Strasser avait publié, de sa propre initiative, ses 14 thèses sur le révolution allemande en 1929. L'année suivante, un de ses adjoints, le commandant Buchrücker écrivait un article en 15 points intitulé Principe programmatique des nationaux-socialistes révolutionnaires : L'ordre nouveau. La NSKD adopta comme programme une synthèse de ces deux textes, lors de son congrès des 25 et 26 octobre 1930.

    Strasser et les siens faisait table rase de la république de Weimar. Le Reichstag serait remplacé par une chambre de six corporations (ouvriers, paysans, employés, fonctionnaires, industriels et profession libérales). Il considérait que le fédéralisme correspondait le mieux à l'esprit allemand. Dans son projet, les nouveaux cantons seraient administrés uniquement par des natifs du crû. Peu belliqueux, il hésitait entre l'instauration d'une petite armée professionnelle ou une milice de type suisse. En matière de politique étrangère, il souhaitait que les revendications territoriales fussent réglées par plébiscite. L'Allemagne n'augmenterait pas son espace vital par la guerre, mais bien par la colonisation et la mise en valeur des terres traditionnellement germaniques.

    Il affirmait que le nationalisme était un élément dissolvant de l'impérialisme des puissances occidentales. L'affaiblissement de la France et de l'Angleterre impliquait le soutien à toutes les luttes de libération nationale dans leurs colonies et l'éclatement des États nations au profit des régions. En précurseur, Strasser préconisait d'ailleurs la création d'une ligue internationale des peuples opprimés.

    L'Europe fédérale aurait été fondée sur les mêmes principes que l'Allemagne, elle aurait accepté la pluralité des mœurs et des coutumes en son sein. La suppression des barrières douanières et la pratique du libre échange économique et culturel aurait permis une autarcie à l'échelle européenne.

    25 points ou 14 thèses ?

    Otto Strasser reprochait à Hitler l'abandon du programme des 25 points, pourtant “immortalisés” au congrès de Bamberg, en 1926. Cependant, force est de constater que sur certains points son propre programme allait moins loin ou paraissait moins clair que les 25 points. Ainsi, dans sa thèse 9, Strasser écrit : « La révolution allemande proclame la propriété éminente de la Nation sur les fonds, le sol et les richesses du sous-sol dont les propriétaires ne sont que les feudataires de la Nation », alors que les 25 points exigeaient la nationalisation des entreprises appartenant à des trusts et la municipalisation des grands magasins. De même, la dixième thèse évoque « la participation de tous les producteurs allemands à la propriété, au gain, à la direction de l'économie nationale », tandis que le point 14 parlait plus clairement de « la participation aux bénéfices des entreprises ».

    Strasser ne contestait pas l'existence de la propriété individuelle, mais il voulait que tous les Allemands y accédassent. Il proposait un partage de la propriété et des bénéfices des entreprises selon une clé de répartition qui accordait 49% aux capitalistes, 41% à l’État et 10% au personnel. Quant aux décisions, elles auraient été prises à part égale par les trois acteurs économiques.

    Parallèlement, Strasser développait une conception agrarienne de la société qui n'est pas sans rappeler l'idéologie des Khmers rouges. Les besoins devaient être satisfaits autant que possible au niveau local. À terme, les banques disparaîtraient et les échanges seraient basés sur un système de troc. L’État détiendrait la propriété des terres qu'il affermerait par parcelles aux particuliers. Les grandes industries auraient été démantelées et remplacées par des petites et moyennes entreprises installées en dehors des grandes villes. Ainsi, le producteur et consommateur citadin retourneraient à la campagne où il (ré)apprendrait la frugalité et la vie en communauté

    Un nationalisme exempt de racisme

    Pour Strasser, la nation n'était pas fondée sur la race qui ne fournissait que sa matière première. Le peuple se constituait peu à peu par l'usage de la langue et la pratique de l'endogamie, il était formé par le vécu en commun, puis prenait conscience de sa singularité. Parvenue à ce stade, la nation allemande se reconnaissait des qualités spécifiques qu'elle déniait aux autres peuples. Par conséquent, il voulait interdire le mariage avec les étranger et… l'apprentissage des langues en dessous du niveau universitaire! Toutefois, la conception de Strasser excluait le racisme. À son son sens, il existait certes des différences entre les peuples, mais point de hiérarchie entre les races. Son nationalisme était un instrument de réorganisation de l'Europe et du monde sur des bases ethniques et linguistiques.

    En ce qui concernait les Juifs, il considérait qu'ils formaient bien un peuple à part entière, mais il fallait réduire leur influence sur l’État, l'économie et la culture. De 1932 à 1938, Strasser évolua vers un philosémitisme dicté par la raison. Adolf Hitler ayant brisé leur pouvoir, ils ne représentaient plus une menace. D'un point de vue éthique, il condamnait les actes de violence et les écrits racistes. Par ailleurs, il soutenait l'idée sioniste. Finalement, peu avant la guerre, il affirma même que les Juifs avaient gagné le droit de résider en Allemagne.

    Une vision cyclique et déterministe de l'histoire

    Influencé par Oswald Spengler, Strasser dénonçait la dictature des universaux, l'abstraction divinisée de la Raison et ses corollaires. Foncièrement vitaliste et organiciste, il la concevait comme une série de cycles, chaque civilisation naissait, croissait et mourait à l'instar des hommes. Sa vision cyclique de l'histoire induisait un profond déterminisme. Les sociétés connaissaient des époques dominées par l'individu et d'autres gouvernée par le collectif. La période qui allait de la Révolution française à la première Guerre mondiale avait vu le triomphe de l'individualisme, maintenant le balancier oscillait et nous revenions à une nouvelle ère communautaire. Aussi, les grands hommes n'étaient que des “aiguilleurs” ou des “éveilleurs” et les partis de masse (socialiste, communiste, national-socialiste) permettaient au peuple de recouvrer l'esprit völkisch occulté par 150 ans de rationalisme triomphant, mais ni les uns ni les autres ne pouvaient influer sur le cour inéluctable du destin. En ce sens, le NSKD était une école de cadres qui avaient compris le cours nouveau qu'empruntait l'histoire, leur mission consistait à conscientiser le peuple.

    Nous reconnaissons dans la pensée de Strasser les influences de la révolution conservatrice et du socialisme. Jean-Pierre Faye le classait parmi les nationaux-bolcheviques, tandis que Dupeux récusait cette thèse. En effet, ses idées recèlent à la fois des éléments novateurs et des archaïsmes. Son refus du modernisme et sa vision quasi féodale de la société lui valut d'ailleurs les critiques justifiées des nationaux-bolcheviques comme Niekisch, Lass ou Paetel qui se gaussaient bien de son “Allemagne sans WC”. Néanmoins, dans d'autres domaines, il faisait figure de précurseur, ainsi en appelant à la constitution d'une ligue des peuples opprimés contre l'impérialisme. Sa pensée était à l'image de son temps, une transition entre l'ancien monde détruit par la première guerre industrielle et le nouveau qui restait à construire.

    ► Frédéric Kisters, Devenir n°21, été 2002.

    ♦ Sources :

    • Karl Dietrich BRACHER, Hitler et la dictature allemande, Paris, 1995 (1ère éd. 1969)
    • Louis DUPEUX, Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l'expression “national-bolchevisme” en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Paris-Lille, 1976
    • Jean-Pierre FAYE, Langages totalitaires, Paris, 1972
    • Patrick MOREAU, “Socialisme” national contre hitlérisme : le cas Otto Strasser, dans La révolution conservatrice dans l'Allemagne de Weimar (dir. Louis DUPEUX, Paris, 1992, p. 377-389)
    • Otto STRASSER, Hitler et moi, Paris, 1940
    • Idem, L'aigle prussien sur l'Allemagne, New York / Montréal, 1941
    • Idem, History in my time, Londres, 1941
    • Idem, Mein Kampf, Frankfurt-am-Main, 1969
    • Otto Strasser et Victor ALEXANDROV, Le Front noir contre Hitler, 1968
    • On trouvera [lire plus bas] un compte-rendu de la dernière rencontre entre Otto Strasser et Hitler les 21 et 22 mai 1930 sur le site unite-radicale.com. Les 25 points sont disponibles sur plusieurs sites historiques.

     

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    Ambition et polémique : L’activité anti-hitlérienne d'Otto Strasser à Montréal et la Révolution conservatrice, 1941-1943

    strass10.jpgPositionner [sic] Otto Strasser (1) dans le spectre de la résistance antinazie n’est pas une mince tâche. Hôte inconfortable partout, il ne réussit jamais à s’allier ses compatriotes en exil, qu’ils fussent de gauche ou même de droite. Certes Strasser soutint une activité qui dénote un courage certain, mais qui, cependant, ne fut jamais motivée par des raisons d’ordre moral. L’ambiguïté de ses positions vis-à-vis du nazisme n’était certainement pas étrangère au malaise qu’il créait un peu partout, à plus forte raison encore chez ses compatriotes en exil. Au Canada, ces équivoques viendront s’ajouter au déroulement de la guerre et causeront sa déchéance, son chant du cygne. Sans appuis politiques importants, il dut se résigner à une activité de polémiste.

    La production historique portant sur l’exil d’Otto Strasser au Canada est marquée par la rareté à la fois quantitative et qualitative (2). Nous proposons donc d’analyser la pensée d’Otto Strasser en étudiant ses textes rédigés à Montréal. Leur analyse permettra de faire ressortir les thèmes et valeurs d’une pensée et d’une vision du monde sur lesquelles est fondé un programme politique qui ne mourra pas avec la défaite du nazisme, mais qui lui survivra, d’abord au sein du propre parti de Strasser (DSU – Deutsch-Soziale Union), puis en inspirant des partis d’extrême droite tels le NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands) et même le Front National en France [sic] à une certaine époque.

    1. Influences intellectuelles et action politique, 1919-1933

    Otto Strasser naquit à Windsheim en Bavière le 10 septembre 1897. Son père, fonctionnaire de justice de l’État bavarois, initia très tôt ses enfants à la politique par le biais de soirées consacrées à des discussions sur le sujet. Pour Peter Strasser, le socialisme chrétien et national s’imposait comme seule voie politique possible pour l’Allemagne du tournant du siècle (3).

    À 17 ans, Strasser s’engagea pour le front, dont l’expérience constitua sans doute l’une des pierres d’assises de sa carrière politique. La guerre en tant que telle et, plus précisément, le retour et le choc causés par l’ampleur de la défaite lui firent prendre conscience que son destin était manifestement lié à celui de l’Allemagne. A posteriori, il écrira : « la solution au futur de l’Allemagne devint ma tâche personnelle » (4). De même, il garda de la vie au front un sentiment et un esprit communautaires dont les traces sont visibles dans plusieurs de ses écrits polémiques et politiques (5). Quant à sa participation en 1919 à la répression de la révolution communiste à Munich au sein du corps franc du général Ritter von Epp, elle se pose comme l’origine de sa méfiance à l’égard du bolchevisme, de son nationalisme qualifié de « revanchard » par Patrick Moreau, ainsi que d’un certain antisémitisme (6).

    Alors que son frère Gregor se lança, dès la révolution communiste matée, dans la politique active, d’abord en mettant sur pied la division de Landshut de l’Association nationaliste des soldats7 puis en devenant membre du parti national-socialiste naissant, Otto Strasser retourna aux études qui avaient été interrompues par la guerre. Toujours attiré par le socialisme chrétien qui s’imposait alors comme catalyseur de sa pensée politique, il fonda, en tant que membre du SPD, l’Association universitaire des anciens combattants du SPD8, et se fit même élire au parlement estudiantin. Dans la même foulée, il organisa en 1920 3 centuries socialistes qui défendirent le quartier berlinois de Steglitz contre les putschistes de Kapp (9).

    Cependant, le sort réservé aux ouvriers de la Ruhr laissés aux mains des corps francs, et ce malgré les promesses qui leur avaient été faites par le gouvernement, écoeura Strasser à un point tel qu’il quitta le parti (10). Cet événement qui marquait sa rupture définitive avec la social-démocratie le désempara. De retour à Munich au début de l’automne 1920, il fit la rencontre de Ludendorff et de Hitler, pour lequel il entretint dès l’abord de l’antipathie. Évidemment, Strasser refusa alors d’adhérer au NSDAP (11). Parallèlement à la poursuite de ses études en économie (il remettra sa thèse en 1925), Strasser fréquenta, entre 1920 et 1925, les cercles de discussions révolutionnaires-conservateurs, où il put se familiariser avec les thèses des Jünger, Jung, Moeller van den Bruck et Spengler. Par ces fréquentations et l’étude des idées de Moeller van den Bruck et de Spengler, il trouva les jalons qui guideront sa carrière politique.

    L’échec du putsch de Munich en 1923 signait l’arrêt passager des activités du NSDAP. Hitler fut emprisonné et le parti interdit. Au sud de l’Allemagne, les membres se fondirent au sein des organisations paramilitaires racistes qui y étaient légion, tandis qu’au nord, on forma le Mouvement nationaliste grand-allemand pour la liberté (12). Cette refonte du NSDAP-nord pour obvier à son interdiction, permit à Gregor de débuter l’énorme travail d’organisation du parti pour le nord de l’Allemagne. Hitler en prison, Gregor avait donc les coudées franches et pouvait mettre en branle son plan de construction d’un noyau “socialiste” dans cette partie de l’Allemagne. C’est dans ce but, précisément, que Gregor invita Otto à mettre en valeur ses talents de théoricien, ce que ce dernier accepta d’emblée, puisqu’il trouvait dans ce projet l’expression de la synthèse des idées nationale et sociale (13). Avec les gauleiters et les cadres de cette partie de l’Allemagne (Goebbels, Schlange, Kaufmann, etc.), le groupe s’attacha à adapter le programme fondateur du NSDAP (les “vingt-cinq points”) de 1920 à la réalité socio-économique particulière du nord-ouest de l’Allemagne, industrialisé et gagné aux partis de gauche (14).

    Le projet de rénovation du parti se pose ainsi comme une première ébauche du programme politique strassérien. Fruit des travaux et réflexions de la Communauté de travail des gauleiters nord- et ouest-allemands du NSDAP (15), il proposait des améliorations et approfondissements aux points un peu confus ou dépassés du programme de 1920, sur les plans de la politique étrangère, de la politique intérieure et de l’organisation de l’État national-socialiste, de l’économie et de la politique culturelle (16). Par la suite, Les quatorze thèses de la Révolution allemande (1929), National-socialisme et État (1929), puis Construction du socialisme allemand (1932), amèneront à maturité ce programme politique ainsi que ses fondements idéologiques (17).

    2. L’exil

    L’antagonisme entre les “socialistes” et la centrale munichoise allait, entre 1925 et 1930, constamment grandir. La fin de non-recevoir opposée par Hitler au projet de rénovation rédigé par les gauleiters de l’Allemagne du nord, l’adhésion de Goebbels aux idées de Hitler, l’activité déployée par la machine munichoise à l’encontre des frères Strasser et de leur groupe, débouchèrent, le 4 juillet 1930, sur la scission de Strasser et des “socialistes” du parti (18). Cet événement força Strasser et son groupe à une certaine clandestinité, et ce même avant la prise du pouvoir nazie en janvier 1933. Cet exil intérieur se mua, bien sûr en 1933, en véritable exil, alors que Strasser dut se réfugier d’abord en Autriche et en Tchécoslovaquie, puis successivement en Suisse, en France et au Portugal. C’est de cette dernière étape, en septembre 1940, qu’il fut secouru par les services secrets britanniques ou, plus précisément, par le SOE (Special Operations Executive), agence responsable de la subversion, de la propagande et du support à la résistance (19).

    Lorsque Strasser arriva au Canada en avril 1941, la presse lui accorda un accueil plutôt favorable. Le caractère spectaculaire de son activité était attisé par le correspondant de guerre pour le Times de Londres, Douglas Reed, ainsi que par Strasser lui-même, qui ne manquait jamais une occasion de vanter son action, de souligner sa haine pour Hitler, et de rappeler qu’il possédait des informations prétendument secrètes au sujet des plans de guerre nazis. Son arrivée fut donc considérée comme celle d’un allié qui, fort de son réseau de résistance et de ses informations, aiderait les Britanniques à vaincre l’Allemagne nazie qui, à cette époque précise de la guerre, connaissait des succès militaires. En préambule de sa chronique bi-hebdomadaire dans les pages du quotidien montréalais The Gazette, on présentait Strasser comme :

    […] le fondateur et chef du Front Noir, le plus grand mouvement clandestin de résistance d’Allemagne. Sur la base de sa connaissance intime du parti nazi et de ses chefs, combinée avec le flot continu d’informations lui parvenant hebdomadairement d’Allemands de tout acabit, incluant des officiers de l’armée, des fonctionnaires d’État et des membres du parti nazi […] (20)

    Dans une critique du livre de Douglas Reed, Nemesis ? The Story of Otto Strasser and the Black Front, paru dans The Gazette du 4 octobre 1941, Donald C. MacDonald présentait Strasser de façon plutôt flatteuse, le dépeignant comme le « premier leader national-socialiste à s’être joint aux rangs de la résistance pour ensuite combattre sans relâche tant en Allemagne qu’à l’extérieur del’Allemagne » (21). Traitant d’un livre rédigé par Strasser, Germany Tomorrow, MacDonald ira même jusqu’à le conseiller « à tout étudiant sérieux intéressé à l’histoire présente » (22). Ce même journaliste n’hésitera pas, dans un article portant sur l’entrée des États-Unis dans la guerre, de faire de Strasser « l’anti-nazi numéro un » (23).

    Mais cette aura pâlira avec le temps : au fur et à mesure que les Alliés prendront l’initiative, les articles de Strasser perdront de leur importance et de leur pertinence, et les lecteurs cesseront de croire à ce type de ragots. L’isolement progressif de Strasser peut être ressenti dans son écriture : de plus en plus, ses propos sont invraisemblables, voyant dans les gestes de tout un chacun les signes de l’éclatement imminent du régime hitlérien. Sous les pressions des autorités britanniques, le gouvernement canadien dut consentir à museler Strasser, lui interdisant formellement toute activité publique. Strasser continua tout de même à publier et les autorités n’eurent d’autre choix que de le condamner en vertu des Lois pour la Défense du Canada. Strasser vécut chez un ami en Nouvelle-Écosse et ne put retourner en Allemagne qu’en 1955, où il créa un parti d’extrême droite, l’Union sociale allemande (DSU).

    3. La Révolution conservatrice à Montréal. Analyse thématique de l’activité de pamphlétaire d’Otto Strasser

    Nous entendons par Révolution conservatrice le mouvement d’intellectuels d’extrême droite, dont les thèses furent publicisées par des auteurs tels que Arthur Moeller van den Bruck, Oswald Spengler, Ernst Jünger, Edgar Jung, Wilhelm Stapel, ou encore Ernst Niekisch. La Révolution conservatrice entend détruire le “système” démocratique et vise à une modernisation du nationalisme allemand, qui intégrerait les effets de la modernisation, de la technique et de l’avènement des masses. Son côté conservateur s’exprime par la volonté d’un retour aux valeurs dites germaniques que sont le sang, le sol et la nation.

    L’expérience de la guerre et le choc de la défaite donnèrent l’impulsion positive au mouvement qui est en fin de compte une “dynamique conservatrice”, pour reprendre le terme de Louis Dupeux (24). L’“adhésion à l’Ouest” que constituent, selon ses tenants, la signature des traités de Versailles (1919) et de Locarno (1925), et l’entrée de l’Allemagne au sein de la SDN (1926), ralliera les activistes contre le “système” de Weimar et ce, bien avant les déboires économiques de 1929-1930. Les révolutionnaires-conservateurs partagent — et c’est là peut-être leur seul véritable point commun — une vision ou perception du monde (Weltbildung ou Weltanschauung) et de l’histoire commune, qui s’oppose essentiellement à l’héritage politique, économique, social et culturel légué par les Lumières et la Révolution française. À cela, ils opposent les “forces de la Vie”, la “toute puissance de l’Idée”, une communauté du peuple (Volksgemeinschaft) liée et hiérarchisée organiquement, gouvernée par un régime corporatiste, dont la valeur suprême est le service à la Nation, qui prend ici, sous la plume de nombreux auteurs de la mouvance, la forme d’un être vivant (25). Cette vision du monde est dénuée de toute rationalité, qui est évacuée au profit de l’expérience philosophique, instinctive et inconsciente de la vie (26).

    De la lecture des textes rédigés par Strasser durant son exil à Montréal, nous avons retenu 5 grands thèmes : le prussianisme, le nazisme hitlérien, l’entre-deux-guerres, la conduite de la guerre, puis l’Allemagne d’après-guerre et le programme strassérien.

    3.1. Le prussianisme

    Otto Strasser retrace dans le prussianisme l’origine à la fois du nazisme et du bolchevisme, de la même manière qu’il y retrouve les germes de la domination et de l’absolutisme (27). Selon lui, c’est imprégnés de cet esprit prussien que les généraux conduisirent l’Allemagne à la défaite de 1918. Il ajoute que ces derniers avaient une faim insatiable de territoires, « le globe terrestre devenait trop petit pour la fantaisie des politiciens de café qui se partageaient le monde » (28). C’est ce qui les empêcha de réaliser le désespoir de la situation et de demander la paix plus tôt, alors qu’il était encore temps.

    L’esprit prussien a insuflé au terme “nation” des velléités d’impérialisme et de domination, au lieu de retrouver dans cette idée “le sens de son unité”. L’ambition de la Prusse était de faire l’Allemagne à la manière des rois de France, ce qui est contraire au caractère allemand. La Prusse, mue par un esprit vindicatif et militariste, imposa sa puissance en rassemblant sous son joug des régions jusque-là indépendantes. Aux yeux de Strasser, cette folie centralisatrice prônée par la Prusse, l’industrie lourde et par Hitler était anti-allemande :

    La Prusse avait su faire sienne l’idée d’unité nationale pour conquérir peu à peu, au cours du XIXe siècle, tous les États allemands. C’était là une performance certes remarquable, mais correspondait-elle à la mission réelle des peuples allemands ?

    Cette mission est européenne comme le prouve l’histoire du Saint Empire. Elle est fédératrice et non pas nationaliste dans le sens impérialiste du mot (29).

    Cela rejoint le coeur du problème selon Strasser : la Prusse, de par son aristocratie terrienne, est fondamentalement anti-européenne. La bourgeoisie prussienne, adoratrice des junkers et des militaires, adhère aux mêmes valeurs et idées. Ainsi, par ce consensus qui lie ses élites, la Prusse a pu maintenir ensemble les États allemands de la même manière qu’elle assit sa domination sur l’Europe (30).

    La Prusse et ses piliers, l’aristocratie, l’armée et l’administration, n’ont cependant pas le courage de leurs convictions. Ils veulent assumer le pouvoir politique indirectement et ont donc besoin d’un masque, d’une façade. Sous la république de Weimar, ils utilisèrent Ebert et Hindenburg, et par la suite, ce fut le tour de Hitler. Strasser, dans un article, émet même la conjecture suivante : Göring serait le choix des généraux, ce qui expliquerait la prétendue “propagande” dirigée par la vieille garde prussienne, vantant les mérites du chef de la Luftwaffe (31).

    Il faut chercher l’origine des plans des généraux dans la constante rivalité, au sein du “système hitlérien”, opposant le parti à l’armée prussienne. Cette rivalité, selon Strasser, découle de visions diférentes et fondamentales, qui rendent l’éclatement imminent, sinon inévitable (32). Cet antagonisme se ressent de plus en plus, au fur et à mesure que l’armée s’enlise en Russie et que le redoutable hiver russe change les données stratégiques. L’armée (la “réaction” dans le jargon strassérien) s’accommode du parti tant qu’elle y trouve son profit. La victoire qui semble inatteignable et les pertes qui s’accumulent éloignent les généraux prussiens de leur objectif de domination prusso-germanique de l’Europe (33).

    Pour terminer l’année 1941, Strasser rédigea un article faisant état de la désertion des généraux prussiens sous le double choc de l’échec de la campagne de Russie et de l’entrée en guerre des États-Unis. Par un parallèle historique fort douteux, il nous dit que les généraux préparent la dictature prussienne en Allemagne, comme en 1918, lorsque l’échec de l’offensive du printemps fut consommé. Envisageant la défaite, les généraux concentrent tous leurs efforts au maintien et à la survie de leur groupe. Strasser avertit les lecteurs du danger que représente la vieille garde prussienne : en gardant son armée intacte, en imposant sa volonté politique sur l’Allemagne, elle cherchera à négocier une paix qui ne sera rien d’autre qu’une trève, pavant la voie à de futures actions belliqueuses (34).

    Strasser, dans son analyse du prussianisme, introduit l’élément de continuité, d’une évolution historique qui mène vers le nazisme. Pour ce Bavarois, c’est la survivance des structures socio-économiques traditionnelles prussiennes qui sont responsables. L’aristocratie, la bureaucratie, l’armée et le grand capital prussiens sont tous mis au banc des accusés, en tant que forces porteuses de cette évolution funeste, contraire au caractère allemand. Hitler, on le verra dans la prochaine section, est réduit à un rôle d’outil, de “façade” servant leurs intérêts.

    3.2. Le nazisme hitlérien

    La conception du “système hitlérien” de Strasser est étroitement liée au prussianisme, qui permit à Hitler et à ses acolytes de se hisser au pouvoir. D’entrée de jeu, notons la très nette distinction que fait Strasser entre le “national-socialisme” (nationaler Sozialismus ; Strasser dirait plutôt, “socialisme national” [35]) — idée violée par Hitler — et le “nazisme” — le mariage de Hitler, de l’industrie lourde et de l’armée prussienne. Le premier est d’origine tchèque (36), fut défendu en Allemagne par le groupe des frères Strasser au sein du NSDAP entre 1925 et 1930, et jouissait d’une supériorité intellectuelle. Le deuxième fut offert à Hitler comme un instrument mis au service de sa soif de pouvoir, lui octroyant de fait une nette supériorité matérielle (SA, SS, armes, moyens financiers) qui fut décisive dans la lutte opposant la “Révolution allemande” au “système hitlérien” (37).

    Pour Strasser, l’hitlérisme est d’abord et avant tout Hitler : dénué de tout sens moral, intoxiqué du pouvoir, « il était capable des pactes et des promesses les plus contradictoires et des tricheries de toutes sortes » (38). Lors d’une conférence donnée en français à Québec le 7 décembre 1941, Strasser s’exprimait ainsi : « Parce qu’il s’agit-là de l’essence même de la folie, de ne pas avoir d’autres limites que celle du territoire. S’il atteignait ces limites, il continuerait jusqu’aux limites de l’univers — dans une tentative de détrôner Dieu » (39). Cette soif de pouvoir eut raison de ses premiers collaborateurs : à l’origine, Hitler était l’homme de paille et l’instrument politique de 4 hommes, Ludendorff, von Epp, Röhm et von Kahr (40), qui ont tous été trahis au profit du grand capital prussien. La vieille politique de puissance prussienne, la démagogie moderne et l’absence de moralité chez la personne de Hitler se juxtaposent dans la logique strassérienne pour constituer le nazisme hitlérien. La politique traditionnelle de puissance prussienne a constitué une menace pour l’Allemagne et l’Europe depuis des décennies, mais elle « devint un véritable danger mondial à partir du moment où sa force destructrice fut élégamment vêtue de démagogie moderne — comme une idée qui libérerait les peuples » (41). Tout le mérite de Hitler réside dans le fait qu’il réussit à convaincre le peuple de la validité et de la légitimité du pouvoir prussien.

    Ernst Jünger et Oswald Spengler expliquent la logique du nazisme comme étant la création d’un État au sein duquel le peuple, bien nourri mais dépourvu de droits, travaille pour l’État, qui est représenté et dominé par la « classe des guerriers » (42). Pour Strasser, cette « classe des guerriers » est constituée de l’industrie lourde, de l’armée, de Hitler et de ses lieutenants, les seuls qui tirent des bénéfices de cette guerre.

    Mais Strasser n’a-t-il jamais ressenti quelque sympathie pour le mouvement national-socialiste ? Deux exemples portant sur le putsch de 1923, tirés de Flight from Terror, démontrent que oui :

    Les troupes se formèrent rapidement en colonne de quatre. Les bannières furent montées de façon arrogante. Les yeux brillaient de la promesse des émotions à venir. Le désir, la jeunesse et le courage étaient les armes les plus puissantes de cette petite armée. Même les spectateurs, alignés en bordure, se sentirent soulevés par ce tableau d’hommes qui osent (43).

    Plus tard, il avouera avoir été impressionné par ce spectacle, par cette irrésistible dynamique :

    Aussi étrange que cela puisse paraître, les effets du putsch de Munich sur mon esprit furent exactement le contraire de ce que l’on aurait pu s’attendre. Au lieu de m’aliéner entièrement le national-socialisme, ils m’ont rapproché du parti, encouragé toute sympathie que j’avais dans le passé (44).

    Cette dynamique, si invitante fût-elle aux yeux de Strasser, perdit rapidement de son attrait en se heurtant aux objectifs de Hitler. Ces objectifs atteints, il fallait trouver le moyen de maintenir le régime. La propagande constituait le premier élément. Dirigée par « l’homme le plus intelligent du système hitlérien », Goebbels, celle-ci viole consciemment les nobles sentiments humains à des fins mauvaises, elle utilise et travaille avec des mots modernes afin d’atteindre des buts réactionnaires : « ordre nouveau », « unification de l’Europe », « nécessité de l’expansion agricole ». Le règne de la terreur, avec comme chef de file Göring, constitue le deuxième élément de la stratégie qui vise à assurer la stabilité du régime (45).

    Au début de 1942, Hitler et le pouvoir nazi se préparent à une éventuelle guerre civile, écrit Strasser. Afin de mater le front intérieur où germent la révolution et l’agitation, Hitler dissout la SA et renforce la SS. Selon Strasser, la SA est redevenue un bastion de la “gauche” nationale-socialiste révolutionnaire, forçant ainsi Hitler à éparpiller ses chefs et ses troupes dans différentes unités de combat. De façon concomitante, Heinrich Himmler grossit les rangs de la SS de 500.000 nouveaux hommes, dont la moitié sera en opération dans le Reich même, et la dote de sa propre force de l’air (46). À n’en pas douter, par cet article, Strasser tente de démontrer que le contexte en Allemagne est propice à la propagande anti-hitlérienne, et qu’il existe toujours une majorité de “véritables” nationaux-socialistes de “gauche” au sein même du parti, prête à faire cause commune avec les démocraties pour renverser Hitler et son régime. Mais ces propos ne servent, en dernière analyse, qu’à justifier l’action de Strasser, irrémédiablement liée au maintien du programme de guerre politique du gouvernement britannique (propagande, guerre de partisans, révoltes, …). Strasser, tel un metteur en scène, crée de toute pièce un scénario qui favorise l’emploi de sa propagande.

    3.3. L’entre-deux-guerres

    Deux mots, selon Strasser, résument parfaitement la défaite allemande de 1918 : « trop tard ». L’armistice, la défaite déshonorante, la chute des Habsbourg et celle des Hohenzollern, tout est arrivé trop tard. La paix, dans un premier temps, aurait dû être offerte plus tôt aux puissances de l’Entente (47). Ce geste de bonne volonté aurait permis la conclusion d’une véritable paix et aurait évité cette « trève de vingt ans », imputable d’abord au fait que les Alliés, inspirés par le Versailles de 1871, n’aient cherché qu’à affaiblir l’Allemagne — affaiblir l’ennemi ne règle rien, car une paix conclue sur ces bases ne peut durer que le temps nécessaire au pays pour reprendre ses forces —, et ensuite, parce qu’on appliqua « la théorie de l’affaiblissement de l’Allemagne », un remède du XIXe siècle, à un mal du XXe siècle. Au lieu de parler de paix, de reconstruire l’Europe « depuis ses fondations pour créer l’équivalent de l’Europe du Moyen Âge », l’on dut se contenter d’une fiction, la Société des Nations, institution étrangère en raison de ses 2 grands protagonistes, les États-Unis (48) et l’Angleterre, 2 puissances extra-continentales (49).

    Né de la défaite, « le cirque de Weimar » était mû par une constitution copiée sur les textes français et américain. La Constitution de la république de Weimar ne créa pas un ordre nouveau mais permit plutôt, sous le masque de la démocratie parlementaire, aux forces traditionnelles de l’époque wilhelmienne d’exercer le pouvoir. La domination prussienne, dans ce contexte, ne s’éteignit pas, mais se perpétua plutôt en prenant des « masques » — Ebert, Hindenburg — et en concoctant une alliance avec le national-socialisme hitlérien. Hitler put donc profiter des piliers de la Prusse que sont l’industrie lourde, l’aristocratie terrienne, l’armée et la bureaucratie, pour atteindre son objectif de régner sur l’Allemagne (50).

    Ainsi, pour Strasser, il aurait mieux valu que l’Allemagne ne signe pas le traité de Versailles, ce véritable goulot d’étranglement. Certes, la totalité du territoire allemand aurait été occupée « pour un temps », mais en revanche, la situation aurait été claire. D’une part, l’Allemagne et l’Europe auraient pu repartir sur de nouvelles bases, puis l’extrême droite (!) aurait compris que la guerre était bel et bien terminée. Enfin, la France aurait pu apprécier plus justement sa victoire et constater sur place ce qu’elle pouvait demander ou non en réparations aux Allemands (51).

    3.4. La conduite de la guerre

    Entre le 30 juin 1934 (la nuit des longs couteaux) et le 1er septembre 1939, un effort gigantesque fut entrepris en Allemagne pour se préparer à la guerre. Le ministre de l’Économie, le Dr. Schacht, cacha les intensions belliqueuses de Hitler, ce qui attira la confiance des banquiers étrangers qui ont cru que les véritables motivations du Führer n’étaient que de s’attaquer aux problèmes franco-allemands et de préparer le retour de l’Allemagne dans le circuit économique mondial, alors qu’en fait, le Dr. Schacht s’efforçait plutôt de « renforcer la position impérialiste de l’économie allemande» (52). Cette politique ne profitait qu’aux grandes entreprises, les grandes gagnantes de la politique de réarmement qui, en retour, le rendaient bien au parti par de généreux versements dans ses coffres.

    Pour Strasser, la guerre, à n’en pas douter, débuta en 1938, avec une offensive de propagande visant à démoraliser et à diviser l’adversaire. Cette offensive psychologique, politique et économique déboucha avec succès sur les accords de Munich (53). Pourtant Strasser répétait à cor et à cri, à qui voulait l’entendre depuis 1936, qu’avec Hitler c’était la guerre ; puisqu’un tel régime ne peut survivre sans coups de théâtre, sans crise perpétuelle, sans ennemis. Il faut que le peuple soit mobilisé, qu’il n’ait pas le temps de réfléchir : lorsqu’on marche, on ne pense pas. En toute logique, la guerre devient alors inévitable (54).

    Dans la logique strassérienne, la guerre ne pouvait que révéler les profondes dissensions au sein du système hitlérien. Alors que les armées de Hitler enregistrent des succès, la défection de Rudolf Hess fournit à Strasser la première occasion de soulever l’imminent divorce armée / parti. Selon lui, Hess n’est ni plus ni moins que la première victime d’un plan dirigé par l’armée allemande afin de renverser le Führer. En effet, Hess, parce que totalement dévoué à sa personne, représente un danger pour les généraux. De plus, si l’éventuelle invasion de l’Angleterre devait se solder par un échec, les généraux blâmeraient Hitler et le déposeraient afin de négocier une paix séparée55. Dans un message retransmis sur les ondes de Radio-Canada le 15 mai 1941, Strasser soutient qu’un plan de putsch militaire avait été élaboré en avril 1941. Selon ses sources en Allemagne, le groupe des militaires prussiens avait perdu confiance en Hitler. Ils attendaient donc une défaite afin de mettre l’opinion publique de leur côté et de justifier leur action (56).

    L’invasion de la Russie et les victoires de l’armée allemande à l’automne 1941 firent déferler une vague de pessimisme chez les Alliés. Strasser pensait, en octobre 1941, soit avant que l’hiver russe ne vienne gâcher et compliquer les choses, que les victoires allemandes n’étaient en définitive que des victoires locales, que l’invasion de la Russie s’imposait en raison de l’échec de Hitler à l’Ouest, c’est-à-dire de son incapacité à mettre la Grande-Bretagne à genoux, dont l’invasion couronnée de succès constituait la condition sine qua non pour une victoire totale (57).

    À partir de ce moment précis, tout, dans l’esprit de Strasser, tend à s’écrouler dans le système hitlérien. Tout devient preuve de cet écroulement latent et inévitable. La nomination de Reinhard Heydrich à la tête du protectorat tchèque, marquant la soi-disant transition vers le stade final de l’ordre nouveau nazi en Europe, ne serait dans ce contexte que le résultat de la frustration de Hitler à ne pouvoir asseoir son hégémonie sur l’Europe (58). Ce « désespoir » plonge ses racines dans le bourbier russe qui provoque le désillusionnement des généraux et de la population en général. L’armée se bat tant qu’il y a de l’espoir : cet espoir meurt à petit feu en Russie. Le soldat ne voit dans l’avenir qu’une succession de batailles, sans jamais en voir la finalité : la guerre sans fin. Les généraux, nous dit encore Strasser, en sont tout à fait conscients (59).

    Le découragement pousse Hitler à mettre en scène l’unité de l’Axe. La signature du pacte anti-komintern à Berlin lui donne l’occasion de montrer une Europe unie dans une lutte commune contre le communisme. Cet exercice n’est évidemment qu’une façade pour Strasser, qui tient pour preuve l’intense activité de résistance dans ces pays. Hitler « singe » Napoléon (1803) qui avait lui aussi rassemblé ses alliés, espérant ainsi obtenir la paix avec l’Angleterre. La paix ne vint pas et, comme Hitler, Napoléon avait engagé ses armées dans une difficile guerre à l’Est (60).

    Évidemment, l’entrée en guerre des États-Unis suite à l’attaque japonaise sur Pearl Harbour, fournit l’occasion à Strasser de faire d’autres analogies historiques. Dans le cadre d’une entrevue accordée au quotidien The Gazette, il entrevoit la fin prochaine de la guerre. Les États-Unis déclarent la guerre à la troisième année du conflit (pour Strasser, on l’a vu, la guerre débuta en 1938) tout comme durant le premier conflit mondial, alors qu’ils n’intervinrent qu’en 1917. Les démocraties, poursuit Strasser, gagnent à tous les niveaux — militaire, économique et psychologique. Se souvenant de l’effet dévastateur de la déclaration de guerre américaine de 1917 : « ce fut un moment de dépression indescriptible, qui sera non seulement répété aujourd’hui, mais qui sera plus grand encore en raison de l’impasse sur le front russe » (61).

    Avec l’entrée du Japon, la guerre s’étend au théâtre asiatique. Selon Strasser, il n’est plus possible pour les Alliés de garder la même stratégie de guerre d’usure. Il faut en finir le plus rapidement et avec le moins de pertes possibles avec la guerre en Europe, pour s’attaquer ensuite au Japon. Il s’agit là de 2 guerres différentes de par leur nature. Si la guerre en Europe est idéologique et transcende ainsi les nations, les classes et même les familles, c’est l’avenir même de la civilisation occidentale, de la « race blanche » qui se joue en Asie, de là toute l’importance du front pacifique (62).

    3.5. L’Allemagne d’après-guerre et le programme strassérien

    Dans la préface de son livre L’Aigle prussien sur l’Allemagne, Strasser expose en quelques lignes sa conception de l’après-guerre :

    Je suis intimement convaincu que, sans une Allemagne satisfaite, ni l’Europe ni le Monde (sic) ne seront jamais satisfaits ; j’affirme donc que, sans l’annihilation complète du nazisme et du prussianisme, il ne pourra jamais exister une Allemagne pacifique et chrétienne (63).

    Si l’on en croit Strasser, il n’existe pour les Allemands que 2 options politiques. Ses pamphlets en font d’ailleurs souvent allusion :

    L’Allemagne n’[avait] le choix qu’entre 2 options desquelles dépendait son existence en tant que nation : l’une [consistait] en une réforme interne, ce qui [voulait] dire le socialisme ; l’autre [consistait] en une tentative d’exploitation du reste du monde, afin que peut-être les énormes richesses accumulées par les quelques individus qui dirigent l’Allemagne, débordent et atteignent le petit. Mais la domination et l’exploitation du monde ne sont atteignables que d’une façon et tout se résume par un choix : révolution interne ou Seconde Guerre mondiale (64).

    En définitive, 2 éléments se posent comme conditions sine qua non à une victoire ultime sur le nazisme : la défaite militaire de Hitler et de la Prusse et la victoire spirituelle sur le nazisme — le point le plus important. Celle-ci consiste, pour Strasser, en la destruction complète de l’esprit prussien afin d’éviter une résurgence de ses instincts impérialistes et belliqueux qui conduirait inévitablement à une autre guerre, qui pourrait bien prendre « les traits du marteau et de la faucille » (65).

    Sur le plan politique, cela signifie diviser la Prusse et garder l’Allemagne intacte; briser l’esprit prussien, détruire la Prusse jusque dans ses racines, c’est-à-dire détruire le « junkerisme », le militarisme et l’esprit de la soldatesque, ainsi que le “prusso-centrisme” qui caractérise l’histoire de l’Allemagne depuis 1871. Dans ce même article, il résume l’essentiel de son programme politique en 5 points :

    • 1) démocratie économique et coopération sociale ;
    • 2) autonomie gouvernementale et fédéralisme ;
    • 3) fédération de tous les États européens ;
    • 4) coopération avec toutes les démocraties du monde (ce que l’Allemagne ne serait évidemment pas) ;
    • 5) retour à Dieu (66).


    Lorsque Strasser parle de « démocratie économique » et de « coopération sociale », il veut vraiment dire une économie au service des intérêts de la communauté du peuple, dont les membres partagent la possession et la gestion. Le “retour à Dieu” signifie à la fois le retour aux valeurs chrétiennes et la chrétienté comme trait d’union de l’Allemagne fédérée et de l’Europe.

    Mais encore faut-il, avant de bâtir cette communauté, purger les horreurs du nazisme, punir les crimes commis, et Strasser a, à cet égard, son propre plan. Le manifeste du mouvement de l’Allemagne libre proclame : « Guerre au nazisme et punition à tous ceux qui sont coupables de ses horreurs » (67). La première opération serait de prendre bien soin de ne pas mettre tous les Allemands dans le même panier, ce qui équivaudrait à jouer le jeu de Hitler, qui tentait de faire de tous les Allemands ses complices. La distinction entre “bons” et “mauvais” Allemands se pose comme base à toute action judiciaire suivant la défaite du nazisme.

    Strasser, s’il prenait la tête d’un gouvernement allemand d’après-guerre, agirait selon ces principes de base : tous les criminels seraient jugés dans les pays où ont été commises leurs horreurs, tandis qu’en Allemagne même, les procès auraient lieu en 3 phases. En premier lieu, les têtes dirigeantes (environ 100 personnes) du parti, les leaders économiques et militaires, feraient face à la justice et seraient passibles de la peine de mort ; les chefs intermédiaires seraient ensuite jugés ; finalement, les millions de SS et les membres de la Gestapo seraient traduits en justice en bloc, parce que trop nombreux. Ceux-ci seraient enrôlés au sein de bataillons de travail et forcés de reconstruire ce qu’ils avaient eux-mêmes détruit dans les pays qui souffrirent de l’occupation allemande. Les membres du parti (environ 5 à 7 millions de personnes) verseraient l’équivalent de leur contribution dans la caisse du parti pendant une période de dix ans. Ces sommes constitueraient un fond d’aide à la reconstruction de l’Europe (68).

    Ce plan est fort peu sévère et manque de réflexion, sinon de recul. Aveuglé par la foi qu’il a envers le courage et le bon jugement de ses compatriotes, Strasser minimise l’ampleur de l’horreur de cette guerre. Il est vrai cependant que le sort des juifs d’Europe n’est pas encore connu du public et que les Alliés, au courant depuis 1942, ne réaliseront pleinement l’extrême monstruosité des crimes commis, qu’à la libération des camps (69).

    4. Les valeurs

    Les textes rédigés par Otto Strasser sont aussi le reflet de valeurs qui, pour l’essentiel, s’opposent à celles issues de la Révolution française. Le voile de retenue ne réussit pas complétement à dissimuler les tendances anti-libérales de Strasser. Cet ensemble de valeurs guident la vision du monde de Strasser et, par conséquent, ses idées politiques. Au faîte de son échelle de valeurs, se trouvent la foi en Dieu et dans les dogmes chrétiens (70). Cette valeur tient la place suprême dans sa vision du monde et a été héritée de son père, Peter, profondément religieux, qui plaçait alors celle-ci au premier plan de sa pensée politique. La foi chrétienne est l’élément clé : elle était le vecteur de l’unité européenne du Moyen Âge et le bris de cette unité confessionnelle provoqua la désunion de l’Europe au XVIe siècle. La Révolution française marquait le début d’un processus de laïcisation de l’Europe et Strasser compte bien faire de l’idée chrétienne la base de la reconstruction de l’Europe.

    L’amour de la patrie ne fait aucun doute chez Strasser. Héros de la Première Guerre mondiale, il combattit au sein des corps francs et défendit même le gouvernement républicain légitime contre les putschistes de Kapp. Le nationalisme, dans la pensée de Strasser, est intimement lié au christianisme. L’Allemagne strassérienne se pose comme le flambeau de l’Europe fédérée. Elle est également völkisch ; épurée de ses étrangers — les Juifs notamment, qu’il appelle souvent Palästiner (71) —, elle pourra enfin devenir une Volksgemeinschaft. Strasser reconnaît à son peuple une grande moralité, un sens aigu de la justice et c’est pourquoi il croit sincèrement qu’il se trouve en Allemagne une majorité d’opposants au régime hitlérien. Ce peuple, toutefois, n’est pas fait pour la démocratie. Il a besoin d’une forte direction, ce que le plan de Strasser saisit parfaitement, de l’avis du principal intéressé.

    Cette propension qu’il a de parler de l’Europe et de la coopération connaît ses limites ; si l’Allemagne “exportera” son système politique, elle vivra en vase clos. En 1931, Strasser avait écrit : « Ni Rome, ni Moscou, mais l’Allemagne, rien que l’Allemagne ! » (72). On sent ce nationalisme restrictif et résolument tourné vers lui-même dans sa volonté que soient réglés les problèmes allemands par des Allemands, notamment au niveau de la conduite de la guerre : que les Alliés se chargent de la guerre “externe”, les Allemands s’occuperont de la propagande et de l’organisation du soulèvement interne (73). Le même sentiment se dégage de la lecture des plans de Strasser pour punir les criminels de guerre (74).

    L’antilibéralisme de Strasser, malgré des efforts évidents pour le cacher, est apparent dans les articles qu’il rédige en exil. Ainsi, il prend ses distances lorsqu’il parle des “démocraties” comme d’un groupe distinct sans liens idéologiques et culturels avec l’Allemagne. Celles-ci sont après tout responsables de cette guerre, d’abord parce qu’elles n’ont cherché qu’à écraser l’Allemagne avec le diktat de Versailles et ensuite, parce qu’elles ont, par leur faiblesse, pavé la voie à Hitler. Cet esprit antidémocratique est doublé d’un fort ressentiment à l’égard du système économique capitaliste. S’il n’est pas aussi explicite que dans ses textes rédigés avant son arrivée à Montréal, Strasser dévoile ses penchants lorsqu’il relate comment Hitler s’allia le grand capital, ou lorsqu’il parle de “socialisme” (75).

    Strasser est un conservateur, peu porté sur la modernité, contrairement à d’autres révolutionnaires-conservateurs (76). En mettant de l’avant le retour à Dieu, l’idée de fief, il prône, à l’instar d’Edgar Jung, un retour ni plus ni moins au Moyen Âge, apogée de la solidarité européenne. Le présent n’a donc aucune importance pour lui : il se pose tout au plus comme un stade transitoire vers un futur porteur des vraies valeurs germaniques. Les constants retours dans l’histoire, à cette Europe du Moyen Âge dont l’unité fut brisée en 1530, s’imposent ici comme autant de preuves. Ce retour au conservatisme sera le symbole de l’union européenne qui aura retrouvé des valeurs comme la solidarité, la spiritualité, bref le “nous” comme élément central de la vision du monde.

    Des valeurs liées à la personnalité de Strasser interpellent également le lecteur attentif : le courage, le penchant pour l’action, cette volonté qu’ont certains individus à jouer un rôle actif, mais aussi l’honneur ou l’héroïsme; nous ne les avons pas traitées en profondeur parce qu’elles ont peu d’incidences directes sur ses idées politiques, bien qu’en revanche, elles jouent un rôle importantdans l’articulation de sa vision du monde. Ces valeurs sont généralement implicites, indirectement affirmées dans les écrits montréalais de Strasser. On les “sent” toutefois présentes entre les lignes, ou sous une fine couche de retenue, qui ne se manifeste que par l’emploi de certains termes ou par un certain bémol dans sa rhétorique.

    * * *

    Si nous dressions un bilan de l’activité d’Otto Strasser en sol montréalais, la continuité et une légère évolution de sa pensée, imputable à la guerre qui, forcément, changea quelque peu sa perspective, seraient les points saillants. Ses attaques contre l’esprit prussien et le prussianisme en général, son ouverture aux démocraties ne doivent pas atténuer notre appréciation de son activité de polémiste. En attaquant le prussianisme, c’est véritablement à l’encontre du grand capital et de la monarchie qu’il s’insurge. Son opposition au nazisme hitlérien est dans la note du mouvement révolutionaire-conservateur, puisqu’il fonde celle-ci sur des principes essentiellement idéologiques : la collusion avec l’industrie lourde et les élites prussiennes, “l’embourgeoisement” du parti, le primat de la volonté du Führer sur l’idée nationale-socialiste, la stratégie légaliste… Aussi, il a une réaction typiquement bourgeoise à l’égard des origines modestes de Hitler et de son rang dans l’armée. Ses articles portant sur l’entre-deux-guerres sont l’occasion d’attaquer le “système” démocratique de Weimar et ses faiblesses, sinon de rappeler son caractère étranger à la nature allemande. Il en est de même lorsqu’il met l’accent sur l’inéluctabilité de la révolte des Allemands contre le régime de Hitler : ainsi, il défend sa thèse de la “révolution latente”. Le programme qu’il défend au Canada est essentiellement le même qu’à l’époque de l’aile gauche du NSDAP ou du Front Noir. Son projet politique prône toujours, à mots feutrés, l’instauration d’une communauté du peuple (Volksgemeinschaft) allemande, la fédération des États allemands autonomes et, dans une certaine mesure, auto-gouvernés, la fédération européenne unie sur la base du christianisme et du nationalisme, retrouvés enfin après près de 400 années de désunion.

    La pensée politique d’Otto Strasser s’inscrit volontiers dans la foulée de la tradition antidémocratique allemande qui tire ses racines du romantisme et qui fut répandue au XIXe siècle par des auteurs tels que Julius Langbehn et Paul de Lagarde. Ces 2 critiques culturels élaborèrent des schémas de réflexion qui inspirèrent des hommes comme Oswald Spengler, Arthur Moeller van den Bruck, Edgar Jung, tous membres, pour la plupart, de cette “génération du Front” imbue des “idées de 1914” qui se sacrifia inutilement dans une guerre qui changea d’un coup les mentalités, marquant de façon très dure la difficile transition vers la modernité. Ce groupe d’hommes dont Otto Strasser faisait partie, fort de cette tradition antidémocratique, s’insurgea contre cette modernité (technique et culturelle) qui brisait toutes les valeurs dans lesquelles il avait été élevé, pour lesquelles il s’était battu et auxquelles il croyait par-dessus tout. En raison des valeurs qu’il défendait, de sa vision du monde, du programme politique qu’il élabora, Otto Strasser était un révolutionnaire-conservateur au même titre que Jung, Spengler, Moeller van den Bruck, et ce malgré son association avec le parti national-socialiste, qui fut motivée par son ambition politique démesurée et par une incompréhension des véritables desseins du mouvement nazi. Ses origines bourgeoises, son engagement dans la guerre et ses influences intellectuelles ne font que confirmer cette "appartenance" à ce mouvement d’intellectuels d’extrême droite.

    ► Joey Cloutier, Cahiers d'histoire n°19, 1999.

    ♦ Notes :

    1. Cet article n’aurait jamais vu le jour sans l’aide financière du GERSI (Groupe d’étude et de recherche sur la sécurité internationale) et du CCEAE (Centre canadien d’études allemandes et européennes), qui nous ont permis de nous rendre à Strasbourg afin d’y effectuer un court mais fructueux séjour de recherche. Au Centre d’Études germaniques de Strasbourg, Mme Christiane Falbisaner-Weeda nous a reçu avec un professionnalisme et une gentillesse qui ont grandement facilité nos efforts, ce pourquoi nous la remercions vivement. Cet article est en partie tiré de notre mémoire de maîtrise (M.A.) portant sur l’activité de propagandiste d’Otto Strasser en Amérique du Nord, intitulé : Un national-socialiste en exil à Montréal : Les activités anti-hitlériennes d’Otto Strasser et la Révolution conservatrice (1941-1943), Univ. de Montréal, 1998, 120 p. Nous remercions également notre directeur, le professeur Paul Létourneau, pour son support à la fois moral et intellectuel.
    2. Hormis pour les travaux des sympathisants de la tendance Strasser – Douglas Reed, Nemesis ? The Story of Otto Strasser and the Black Front (Boston, Houghton Miffin, 1940) et The Prisoner of Ottawa : Otto Strasser (Londres, Jonathan Cape, 1953) ; Karl O. Paetel, « Otto Strasser und die "Schwarze Front" des "wahren Nationalsozialismus" », Politische Studien, 8, 92 (Dezember 1957) – il n’existe pas d’études portant sur l’évolution de la pensée politique d’Otto Strasser durant son séjour au Canada. Notons cependant qu’un article fort intéressant est paru sur la présence de Strasser au Canada et sur le rôle des autorités britanniques et canadiennes : Robert Keyserlingk, « Political Warfare Illusions : Otto Strasser and the Britain’s World War Two Strategy of National Revolts Against Hitler », The Dalhousie Review n°61, 1 (1981), pp. 71-92.
    3. Patrick Moreau, La Communauté de combat nationale-socialiste révolutionnaire et le Front Noir - Actions et idéologie en Allemagne, Tchécoslovaquie et Autriche de 1930 à 1935, Thèse de doctorat de 3e cycle d’histoire, Université de Paris-I, Sorbonne, 1978, p. 2.
    4. Otto Strasser et Michael Stern, Flight from Terror (New York, Robert M. McBride et Co., 1943), p. 11. Sauf indication contraire, les traductions de l’allemand et de l’anglais sont de l’auteur de l’article.
    5. Not. « Vierzehn Thesen der deutschen Revolution », dans Richard Schapke, Die Schwarze Front : Von den Zielen und Aufgaben und vom Kampfe der Deutschen Revolution, (Leipzig, Wolfgang Richard Lindner Verlag, 1932), p. 98 : « Ainsi nous, les jeunes, sentons le pouls de la Révolution allemande et nous, soldats du front, voyons devant nous le visage du futur proche [...] ».
    6. Moreau, op. cit., p. 4. Sur l’antisémitisme d’Otto Strasser, on consultera : David Bankier, « Otto Strasser und die Judenfrage », Bulletin des Leo Baeck Instituts n°60 (1981), pp. 3-20.
    7. Verband nationalgesinnter Soldaten (VnS).
    8. Akademischer Kriegteilnehmerverband SPD.
    9. Moreau, op. cit., p. 5 ; Reed, The Prisoner of Ottawa..., op. cit., p. 58 et Otto Strasser, L’Aigle prussien sur l’Allemagne (Montréal, Bernard Valiquette, 1941), p. 104.
    10. Les mouvements de grève des ouvriers de la Ruhr, qui démontraient leur mécontentement à l’égard du traitement clément des fauteurs du putsch de Kapp, furent réprimés dans le sang par les corps francs. Le bilan est lourd : 3.000 morts. Alfred Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945 (Armand Colin, 1993), p. 27.
    11. Moreau, op. cit., pp. 6-7 et Strasser, Mein Kampf : Eine politische Autobiografie (München, Heinrich Heine Verlag, 1969), pp. 13 sq.
    12. Nationalistische Freiheitsbewegung Großdeutschland. Moreau, op. cit., pp. 13-14.
    13. Dans un récent ouvrage, Christoph H. Werth résume bien cette allégeance tout à la fois au nationalisme et au socialisme. Loin d’être un thème nouveau dans la pensée révolutionnaire-conservatrice, il fut toutefois développé de façon particulière par le cercle Strasser. Christoph H. Werth, Sozialismus und Nation : Die deutsche Ideologiediskussion zwischen 1918 und 1945 (Wiesbaden, Westdeutscher Verlag, 1996), pp. 243 et sq.
    14. Ibid., pp. 18-19, et Peter Stachura, Gregor Strasser and the Rise of Nazism (Londres, George Allen and Unwin, 1983), pp. 38-39.
    15. Arbeitsgemeinschaft der nord- und westdeutschen Gauleiter der NSDAP.
    16. Le manuscrit : Arbeitsgemeinschaft der nord- und westdeutschen Gauleiter der NSDAP, Der nationale Sozialismus : Dispositionsentwurf eines umfassenden Programms des nationalen Sozialismus, tiré de Reinhard Kühnl, « Zur Programmatik der nationalsozialistischen Linken : Das Strasser-Programm von 1925-26 », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte n°14 (1966), pp. 317-333.
    17. « Vierzehn Thesen der Deutschen Revolution », parurent originalement dans les Nationalsozialistische Briefe en 1929 ; la copie que nous possédons est tirée de Schapke, op. cit., pp. 98-101. « Nationalsozialismus und Staat », Grünen Hefte der NS Briefe n.1 : Der Nationalsozialismus - die Weltanschauung des 20. Jahrhunderts (Berlin, Kampfverlag, 1929). Otto Strasser, Aufbau des deutschen Sozialismus (Leipzig, W. R. Lindner Verlag, 1932), 101 p.
    18. Strasser, le major Buchrucker et Herbert Blank, « Die Sozialisten verlaßen die NSDAP. Aufruf der Strasser Gruppe anläßlich ihner Abspaltung der NSDAP », Der nationale Sozialist n°110 (4. Juli 1930), tiré de Strasser, L’Aigle prussien..., op. cit., pp. 211 sq. Pour ce qui concerne Gregor Strasser, il restera au sein du parti et deviendra, par sa qualité de Reichsorganisationsleiter, le numéro 2 du NSDAP et l’interlocuteur prévilégié avec les autres partis politiques. Le 8 décembre 1932, il remettra sa démission et sera abbattu lâchement dans sa cellule lors de la purge du 30 juin 1934. Sur Gregor, on consultera avec un vif intérêt : Peter Stachura, « Der Fall Strasser : Gregor Strasser, Hitler and National Socialism », in Peter Stachura (dir.), The Shaping of the Nazi State (Londres, Croom Helm, 1978), pp. 88-130. La lettre de démission en allemand se trouve aux pp. 113-115, suivie de sa traduction anglaise.
    19. Sur le Special Operations Executive, voir : Michael Balfour, Propaganda in War 1939-1945 : Organisations, Policies and Publics in Britain and Germany (Londres, Routledge and Kegan Paul, 1979) Richard Deacon, A History of the British Secret Services (New York, Taplinger Publishing & Co, 1969) ; Michael R. D. Foot, « Was the SOE Any Good ? », Journal of Contemporary History n°16 (1981), 167-181 ; David Stafford, Britain and European Resistance, 1940-1945. A Survey of the Special Operations Executive, with Documents (Univ. of Toronto Press, 1980).
    20. En plus de commenter à brûle-pourpoint différents événements majeurs dans le déroulement de la guerre, Strasser disposait d’une colonne régulière dans les pages du quotidien The Gazette. Cette collaboration s’échelonna entre le 22 août 1941 et le 20 juillet 1942.
    21. Chronique littéraire : « Books of the Day and their Authors », The Gazette, 4.10.1941, p. 10.
    22. Dans la même chronique. Otto Strasser, Germany Tomorrow (Londres, Jonathan Cape, 1940).
    23. MacDonald, « Nazis Know War Lost, as in 1917, Due to US Entry Says Strasser », The Gazette, 12.12.1941, p. 13.
    24. L. Dupeux, « "Kulturpessismismus", konservative Revolution und Modernität », in Manfred Mangl et Gérard Raulet (Hrsg.), Intellektuellendiskurse in der Weimarer Republik : Zur politischen Kultur einer Gemengelage (Frankfurt a. M., Campus-Verlag, 1994), p. 291.
    25. L. Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice : Essai sur les différents sens de l’expression "National Bolchevisme" en Allemagne sous la République de Weimar (1919-1933), Thèse de doctorat d’État, Univ. de Paris-I (H. Champion, 1976), p. 5 ; Stefan Breuer, Anatomie de la Révolution conservatrice (MSH, 1996), p. 228.
    26. Bernhard Jenschke, Zur Kritik der konservativ-revolutionären Ideologie in der Weimarer Republik. Weltanschauung und Politik bei Edgar Julius Jung (München, Verlag CH Beck, 1971), p. 30.
    27. Strasser, L’Aigle prussien..., op. cit., p. 8.
    28. Ibid., p. 16.
    29. Ibid., p. 54.
    30. Ibid., pp. 56-57, et MacDonald, « Strasser Pictures Post-War Germany », The Montreal Gazette, 22.08.1941, p. 13.
    31. « Strasser Sees Reichswehr Plot to Make Göring Germany’s Ruler », The Montreal Gazette, 10.09.1941, p. 14.
    32. Ibidem.
    33. « Nazi Party, Army Break Imminent ; Russian War Factor, Says Strasser », The Montreal Gazette, 19.11.1941, p. 7.
    34. « Strasser Says Prussian Generals Quitting Now as in August 1918 », The Montreal Gazette, 31.12.1941, p. 17.
    35. Cette précision sémantique avait été à l’origine de la première querelle entre Hitler et Strasser lors de leur première rencontre en 1920. Cf. not. Strasser, Mein Kampf..., op. cit., pp. 13 sq.
    36. Selon Strasser, le mouvement national-socialiste est né en Tchécoslovaquie en 1897, lorsque le leader travailliste d’origine autrichienne, Klofac, devint le président du parti national-socialiste tchécoslovaque. Il devait cependant quitter le parti parce qu’il répudiait le marxisme matérialiste et le leadership de Vienne, puis parce qu’il voulait promouvoir l’idée nationaliste. Plus tard, Masaryk et Bénès poursuivront cette tradition. « Nazism. Its Origin, Activity, and Doom », Dalhousie Review n°21, 2 (1941), p. 273.
    37. Ibid., pp. 273-274.
    38. Ibid., p. 277.
    39. « Strasser Stresses Peril of Nazi Win », The Montreal Gazette, 8.12.1941, p. 11.
    40. Strasser et Michael Stern, Flight..., op. cit., p. 81.
    41. Nazism. Its Origin..., loc. cit., p. 278.
    42. Ibid., p. 279.
    43. Strasser et Stern, Flight..., op. cit., p. 81.
    44. Ibid., p. 87.
    45. « Nazism. Its Origin... », loc. cit., p. 282.
    46. « Hitler Preparing for Civil War at Home Declares Otto Strasser », The Montreal Gazette 11.02.1942, p. 7. Ces arguments sont de la pure fabulation, puisque ces réaffectations étaient dues à 2 choses : l’effort de guerre plus important et l’application de la "solution finale".
    47. L’Aigle prussien..., op. cit., pp. 24-26.
    48. Bien que le Congrès s’opposât à ce que les États-Unis fassent partie de la SDN, il n’en demeure pas moins qu’ils jouèrent un rôle majeur dans sa création.
    49. Ibid., pp. 62-63.
    50. Ibid., pp. 98-99 et « Nazism. Its Origin... », loc. cit., p. 278.
    51. L’Aigle prussien..., op. cit., pp. 100-101.
    52. Ibid., pp. 315-316.
    53. Ibid., pp. 333-334.
    54. Sur cette question, l’analyse de Strasser est semblable à celle que feront les historiens de "l’école" totalitariste dans les années 1960, soit, entre autres, Hannah Arendt, Hans-Joachim Winkler, Walther Hofer et Carl Friedrich.
    55. « Strasser Sees Rift of Army and Party », The Montreal Gazette, 14.05.1941.
    56. « Strasser Alleges Nazi Revolt Plan », The Montreal Gazette, 16.05. 1941, p. 13.
    57. « Strasser Holds Russian Setbacks by no Means Defeat for British », The Montreal Gazette, 22.10.1941, p. 2. Jamais, dans son analyse de la politique étrangère nazie, Strasser ne souligne l’importance de l’opération en Russie. On doute fort qu’il n’ait pas compris qu’il s’agissait de l’objectif suprême de la politique étrangère du Troisième Reich. Puisque le programme du Front Noir soulignait lui aussi la nécessité d’acquérir des terres (sans toutefois préciser où), il est permis de penser qu’il élude tout simplement la question. Nous renvoyons le lecteur au document suivant : « Vierzehn Thesen der Deutschen Revolution », in R. Schapke, Die Schwarze Front..., op. cit., pp. 94-98 ; en anglais : Barbara M. Lane et Leila J. Rupp (Éd.), Nazi Ideology before 1933. A Documentation (Austin, Univ. of Texas Press, 1978), pp. 107-110
    58. « Strasser Says New Nazi Terrors Sign of Very Real Desperation », The Montreal Gazette, 8.10.1941, p. 7.
    59. « Nazi Party, Army Break Imminent ; Russian War Factor, Says Strasser », The Montreal Gazette, 19.11.1941, p. 7.
    60. « Hitler Once More Apes Napoleon in Assembling Puppets of Europe », The Montreal Gazette, 3.12.1941, p. 10.
    61. Donald C. MacDonald, « Nazis Know War Lost as in 1917, Due to US Entry Says Strasser» , The Montreal Gazette, 12.12.1941, pp. 13-14.
    62. « A New Strategy of War and Peace », Dalhousie Review n°22, 1 (1942), pp. 58-63.
    63. L’Aigle prussien..., op. cit., p. 11.
    64. Strasser et Michael Stern, Flight from Terror, op. cit., p. 239. Cet extrait provient d’un pamphlet rédigé par Strasser, probablement en 1938. Bien qu’il ne mentionne pas le titre, nous croyons qu’il puisse s’agir de : Innere Revolution oder Weltkrieg.
    65. « Nazism. Its Origin... », loc. cit., p. 285.
    66. Ibid., p. 286.
    67. « Strasser Says Guilty Nazi Heads Should Get Post-War Punishment », The Montreal Gazette, 5.11.1942, p. 2.
    68. Idem. et Strasser, « To Make Britain’s Victory Complete », loc. cit., pp. 154-165.
    69. Voir not. Dennis L. Bark et David R. Gress, Histoire de l’Allemagne depuis 1945 (Robert Laffont, 1992), pp. 3 sq. D’aucuns disent, peut-être avec raison, que le processus de dénazification ne fut pas lui non plus très sévère.
    70. Cette valeur est présente dans nombre de ses écrits et a une influence certaine sur ses idées politiques depuis son retour de la Première Guerre mondiale. Le manuscrit du congrès de Hanovre, les 2 textes polémiques de 1929, le manifeste du Front Noir, ses écrits en exil, portent tous la marque indélébile de cette valeur centrale dans la pensée de Strasser.
    71. Cf. section V. du programme de l’Arbeitsgemeinschaft : "Kulturpolitik", point numéro 1 sur la question juive. Kühnl, loc. cit. Il est intéressant de constater que Strasser resta fidèle à ses idées antisémites jusqu’à sa mort ; dans son autobiographie, à laquelle il ajoute quelques documents, il reproduit des extraits choisis du programme de 1925-26, en prenant bien soin d’y inclure sa solution au "problème juif" : Strasser, Mein Kampf..., op. cit., p. 215. (Publiée en 1969).
    72. Ulrich von Utten (Otto Strasser), « Rußland und wir », Die Schwarze Front, 1, 6 (8. Sept. 1931), tiré de L. Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice..., op. cit., p. 503.
    73. Not. dans : « Nazi Home Front... », loc. cit., pp. 13-14 ; « To Make Britain’s Victory Complete », loc. cit., p. 160; « Collapse of the Hitler System Predicted in Letter from Nazi », The Montreal Gazette, 1.03.1942, p. 10.
    74. « Strasser Says Nazi Heads Should Get Post-War Punishment», loc. cit., p. 2.
    75. Par ex. dans L’Aigle prussien sur l’Allemagne, op. cit., « Nazism. Its Origin... », loc. cit., ou encore Flight from Terror, op. cit.
    76. Not. Ernst Jünger.

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    Pour en finir avec le nazisme de “gauche” : importance historique et bilan historiographique

    otto_s10.jpgOn comprend aisément la confusion que peut provoquer le collage, côte à côte, des vocables “gauche” et “nazisme” (1). L’expression tire sa source du simple fait que les frères Strasser (Gregor et Otto) et les gauleiters et cadres de la NSDAP-Nord (2) se considéraient comme les chantres du socialisme allemand. Parce qu’ils mettaient l’accent sur les aspects sociaux du national-socialisme, on en vint à désigner ainsi leur version du nazisme, différent — par le public visé et par ses structures, mais non par ses objectifs fondamentaux — de celle soutenue par Hitler et ses lieutenants à Munich.

    Se demander qu’elle fut la place de l’aile “gauche” au sein du mouvement nazi, c’est d’abord et avant tout donner un bref aperçu de son développement à l’aune de la renaissance du parti en 1925 jusqu’à sa mort définitive en 1930, après que son dernier représentant, Otto Strasser, eût quitté la NSDAP. C’est également tenter de définir son véritable apport au sein du mouvement : à défaut d’être un mouvement dissident, eut-il un quelconque impact dans le développement du parti au nord de l’Allemagne ? Quelle fut son influence sur les plans organisationnel et idéologique ? Que devinrent ses chefs ? Après avoir répondu le mieux possible à cette série de questions, nous établirons un bilan historiographique du sujet, étape qui devrait nous permettre de “remettre les pendules à l’heure” quant aux rôles que tinrent les Strasser dans le mouvement, mais aussi de remettre en question la surabondante littérature laissée par Otto Strasser : celle-ci, en plus de dérouter nombre de chercheurs, faussa l’importance, les objectifs et les rôles des uns et des autres à l’intérieur du mouvement de “gauche” de la NSDAP.

    La “gauche” nazie

    Le putsch raté de Munich de 1923 signait l’arrêt passager des activités de la NSDAP. Hitler fut condamné à une peine d’emprisonnement et le parti fut interdit. Au sud de l’Allemagne et plus précisément en Bavière, les membres se fondirent au sein des nombreuses organisations paramilitaires racistes qui y étaient légion, tandis qu’au nord, le Nationalistische Freiheitsbewegung Großdeutschland (NSFBG — Mouvement nationaliste de la liberté de Grande-Allemagne) se constitua à partir d’éléments de la NSDAP et de la Deutsch - Völkische Freiheitspartei (DVFP — Parti völkisch [3] allemand de la liberté), pendant nord-allemand de la NSDAP4.

    À sa sortie de prison, Hitler donna à Gregor Strasser la tâche d’organiser la NSDAP dans le nord de l’Allemagne, tâche qu’il s’acquitta avec succès d’ailleurs (5). En s’assurant le concours de son frère Otto, mais également de certains collaborateurs qui bientôt deviendront des figures influentes au sein du parti, comme Joseph Goebbels, Ernst Schlange, Karl Kaufmann, Erich Koch, Hellmuth Elbrechter, Viktor Lutze, Robert Ley et Friedrich Hildebrandt, Gregor Strasser s’attacha au développement de la NSDAP-Nord en tant qu’entité politique relativement indépendante de la direction nationale. Le cercle des Strasser fut, dès 1925, à l’origine de nombreux travaux faisant de la NSDAP-Nord le véritable pôle idéologique du national-socialisme (6). Dans la mouvance de cette activité intellectuelle, Gregor convia, les 10 et 11 septembre, tous les gauleiters et cadres à un congrès (7) (à Hagen en Westphalie du Nord) dont le double objectif était d’ériger une structure organisationnelle propre au groupe nord-allemand qui puisse renforcer l’idée sociale, servir d’instrument de pouvoir contre l’entourage de Hitler, soit Streicher et Esser, et d’élaborer un discours plus représentatif des réalités socioéconomiques du nord de l’Allemagne, dont la population était peu encline à prêter oreille aux discours populistes et racistes provenant du sud (8). L’Arbeitsgemeinschaft der nord- und westdeutschen Gäue der NSDAP (9) naquit de cette réunion. Gregor Strasser, le chef, nommait lui-même les gauleiters et les chefs locaux de l’AG, qui comprenait les Gaue de la Rhénanie du Nord, de la Rhénanie du Sud, de la Westphalie, de Hanovre, de Hanovre-Sud, de Hesse-Nassau-Nord, de Lüneburg-Stade, du Schleswig-Holstein, du Grand-Berlin et de Poméranie10. Le poste d’éditeur de la revue de l’AG, Die nationalsozialistische Briefe (Les Lettres nationales-socialistes) était occupé par Gregor Strasser, tandis que Joseph Goebbels, aussi secrétaire de l’AG, en était le rédacteur en chef (11).

    Dès lors que les questions organisationnelles furent réglées, l’AG se lança dans un vaste projet de rénovation du programme fondateur de 1920 de la NSDAP (les fameux “vingt-cinq points”), qui jure avec les nouvelles réalités allemandes, en particulier celles du Nord-Ouest où l’on entend bien établir puis consolider des appuis à la fois chez les classes moyenne et ouvrière. Une rencontre préparatoire eut lieu le 22 novembre 1925 à Hanovre, puis un congrès se tint au même endroit, le 24 janvier 1926, chez Bernhard Rust. N’étaient présents que 24 hommes, dont les frères Strasser, Goebbels, Kaufmann, Rust, Kerrl, Hildebrandt, Robert Ley (hitlérien), et l’observateur délégué par Hitler, Gottfried Feder, dont la présence déclencha d’ailleurs un vif débat (12). Deux sujets étaient à l’ordre du jour : 1) la position à tenir au sujet du projet d’indemnisation des biens princiers ; 2) le projet de rénovation du programme de 1920.

    D’abord, bien que la question de l’indemnisation serve de prétexte, ou, à tout le moins, d’accélérateur des débats et discussions de l’AG, elle démontre qu’il existait, sur cette question du moins, une nette différence de vues. Pour des raisons tactiques, Hitler s’était prononcé pour que le gouvernement indemnise les familles princières. Celui-ci bénéficiait d’ores et déjà de l’aide financière du magnat Fritz Thyssen, qui avait déjà affiché son soutien à une telle politique. La population était contre pour la raison évidente que le gouvernement refusait, encore en 1925-26, de rembourser la masse de petits épargnants et rentiers qui avait été ruinée en achetant des bons d’épargne durant la guerre. Exhortés par les frères Strasser et par Goebbels — qui croyaient qu’il était immoral de restituer aux princes, responsables de la guerre et de ses conséquences, « leurs terres, leurs châteaux et une centaine de millions de marks-or » (13) — le congrès vota contre l’indemnisation, à l’exception de Ley et de Feder. La position prise par l’AG fut rapportée d’emblée à Hitler qui rejeta cette initiative “socialiste” qu’il qualifia même de « manœuvre juive » (14).

    Les cadres de l’AG se penchèrent, dans un deuxième temps, sur les modifications à apporter au programme fondateur de la NSDAP. Les modifications qu’ils votèrent se trouvent inscrites dans ce que l’on nomme le “Programme de Bamberg” ou, sous sa vraie appellation : Der nationale Sozialismus : Dispositionsentwurf eines umfassenden Programms des nationalen Sozialismus (15). Les aspects qui auraient pu constituer une hérésie dans l’orthodoxie nazie, comme l’idée d’une alliance tactique avec la Russie bolchevique (16), furent toutes battues en brèche, si bien que le manuscrit ressemble plutôt à une clarification et un approfondissement du programme de 1920, sur les plans des principes, de la politique étrangère, de la politique intérieure et de l’organisation structurelle de l’État national-socialiste, de l’économie, et de la culture. Loin d’être socialiste, le manuscrit est plutôt conservateur, lui qui revendique la formation d’un État autoritaire corporatiste d’ordres et de chambres représentant les divers corps professionnels. Cet État nationaliserait totalement le sol — « Grund und Boden sind Eigentum der Nation ! » (17) — et partiellement l’industrie — « industries vitales » : 51%, « industries non-vitales » : 49%18. En politique étrangère, il prônerait la réunion au Reich de l’Europe centrale germanophone (Allemagne dans ses frontières de 1914, l’Autriche, les Sudètes, le Tyrol du Sud), la rétrocession des colonies allemandes en plus d’une partie des empires coloniaux français et portugais en Afrique centrale, une Europe allemande fédérée dans laquelle les échanges s’effectueraient selon une monnaie unique. En outre, il ferait de l’Allemagne, une nation völkisch, épurée d’influences étrangères, à même de régler définitivement “le problème juif”, en partie par des expulsions (ceux qui s’établirent en Allemagne après le déclenchement de la Première Guerre mondiale), en partie par leur assujettissement à un droit pour étranger (19), bref par un dépouillement progressif de leurs droits fondamentaux.

    Ce manuscrit, bien qu’il ne constituait pas, de l’avis même des intéressés, une « fronde » (20), dérangeait Hitler qui y voyait une contestation de son pouvoir, mais également le danger de voir glisser la direction du parti de ses propres conceptions, aux lignes contraignantes d’un programme par trop précis. C’est pour cette raison que Hitler organisa pour le 14 février un congrès national à Bamberg, dans le nord de la Bavière. Otto Strasser soutient que ce congrès fut organisé dans le but explicite d’isoler l’AG au sein du parti. Il appuie ses affirmations sur un tissu de mensonges : selon lui, Hitler aurait délibérément opté pour une ville du sud et pour un jour de semaine (21), éléments qui contrecarraient sérieusement les chances des cadres de l’AG d’y participer, eux qui, non rémunérés par le parti, occupaient des emplois en dehors de la politique. Ainsi, toujours selon Otto Strasser, seuls Gregor Strasser et Joseph Goebbels purent s’y rendre. Or, le 14 février 1926 était un… dimanche et non pas un jour de semaine (22). De plus, l’isolement de l’AG y était on ne peut plus relatif, puisqu’au moins onze gauleiters et cadres firent le voyage, dont Ernst Schlange, Walter Ernst, Friedrich Hildebrandt, Bernhardt Rust, Glans, Lohse, Vahlen, Klant, le Dr. Ziegler, ainsi que Gregor Strasser et Joseph Goebbels (23).

    Les résultats de ce congrès témoignent en effet d’une victoire de la tendance hitlérienne sur l’aile “gauche”. La résolution désavouant l’indemnisation des princes fut rejetée, de même que le manuscrit qui fut remis à Hitler. L’AG cessa d’exister concrètement. De 1926 à 1930, l’activité intellectuelle de la tendance de “gauche” s’exprima au sein des revues du groupe de presse Kampfverlag. Plus tard en 1926, Goebbels adhéra aux conceptions de Hitler, ce qui devait constituer un dur coup pour la tendance “socialiste”. Après l’acceptation en 1928 par Gregor Strasser du poste de Reichsorganisationsleiter (chef de l’organisation du Reich), l’aile “gauche” se réduisait au noyau gravitant autour d’Otto Strasser, dont la position au sein du parti n’avait de cesse de s’amoindrir. Le 4 avril 1930, Otto Strasser quitta le parti, afin de former la Kampfgemeinschaft revolutionärer nationalen Sozialisten (24), qui devint ensuite le Front Noir, timide organisation de résistance qui sera contraint à l’exil lors de l’arrivée au pouvoir des nazis (25).

    Importance historique de la “gauche” dans le mouvement national-socialiste

    L’importance de la dite “gauche” est toute relative et dépend en fin de compte de la perspective adoptée, de la question posée et de la façon d’aborder le problème. Existait-il une aile gauche au sein du mouvement nazi ? Les travaux de Noakes, Stachura et Schildt (26), ainsi que le travail accompli durant nos recherches à la maîtrise nous forcent à conclure qu’il n’existait pas en effet de groupe idéologiquement uni autour d’une conception socialiste du nazisme. Tout au plus, certains cadres du Nord-Ouest et de la région de la Ruhr mettaient-ils l’accent sur les aspects sociaux du national-socialisme : Goebbels, à ses débuts, flirtait avec le national-bolchevisme (27) (anti-capitalisme extrême, nationalisation des entreprises, abolition des trusts, alliance avec les communistes, alliance avec la Russie bolchevique dans l’éventualité d’une guerre contre l’Occident, etc.). Gregor Strasser, le chef du groupe, et son frère Otto considéraient favorablement la tendance “gauchisante” pour des raisons plus tactiques qu’idéologiques, tout comme les Karl Kaufmann et Robert Ley, pour n’en nommer que quelques-uns.

    L’AG fit preuve d’un remarquable manque d’unité. Le projet de rénovation du programme de la NSDAP ne recueillit même pas la majorité : les uns le trouvèrent par trop socialistes, les autres, pas assez völkisch ou raciste. Loin d’être socialiste, le manuscrit visait simplement à rénover et à approfondir le programme original de la NSDAP dans le but explicite d’implanter puis de consolider le parti dans une région urbanisée et industrialisée, où les partis de gauche (SPD et KPD [28]) recueillaient de forts appuis chez la classe ouvrière. À la première et seule intervention de Hitler, soit à Bamberg en février 1926, le groupe se dissolvait et les exemplaires du manuscrit lui furent remis. Entre 1926 et 1930, la survie du Kampfverlag ne réussit pas à palier à cette perte subite d’influence : tout au plus, les maintes revues de ce groupe de presse se firent-ils l’écho de la très grande hétérogénéité du mouvement nazi, avec peut-être le mérite de constituer une sorte de pôle intellectuel, qui tranchait nettement avec les ragots antisémites de Streicher (futur éditeur de la revue SS Der Stürmer) et de la vision univoque en politique étrangère de Rosenberg, publiés dans le Völkischer Beobachter, l’organe officiel du parti à Munich.

    Le fait que le groupe du Nord-Ouest constituât un pôle intellectuel, n’est cependant pas dénué de toute importance. Barbara Miller Lane souligne d’ailleurs, dans son article portant sur l’idéologie nazie, l’importance, sur les plans idéologique et théorique, de Gregor Strasser, le plus prolifique des auteurs nazis après Rosenberg (29). Strasser fut également un influent idéologue agraire (bien avant Walter Darré, qui est presque inactif avant 1930), de même que le père du concept de la “seconde révolution”, celle qui visait à la destruction totale de l’ordre de Weimar, la révolution de l’esprit et de l’âme, condition sine qua non à la mise en place de l’ethos Arbeit und Brot (travail et pain), de l’honneur et du mérite (30). Pour ce qui concerne les autres gauleiters et cadres du groupe, un rapide survol des revues et publications des Kampfverlag suffit à nous convaincre de la fertilité de la plume des Otto Strasser, Karl Kaufmann, du jeune Joseph Goebbels, Viktor Lutze, Bernhard Rust et Robert Ley. Ce dernier, ingénieur chimiste chez I.G. Farben, était fortement influencé par les nouvelles techniques de gestion du personnel, desquelles il tirait une large part de ses idées quant à l’organisation de la société (31).

    Qui plus est, Gregor Strasser et Pfeffer von Salomon servirent très tôt auprès de Hitler à Munich. Gregor Strasser fut le chef de la propagande de 1926-1928, puis chef de l’organisation du Reich à partir de janvier 1928, poste qui en fit le deuxième homme en importance dans la NSDAP, après Hitler. En qualité de Reichsorganisationsleiter, Strasser fut grandement responsable de l’accession de la NSDAP au statut de parti majeur en Allemagne, elle qui, jusqu’en 1930, est tout à fait marginale (32). Par ses talents d’organisateur, ses contacts et le respect qu’il recueillait partout dans le spectre politique de Weimar, Strasser transforma le mouvement en parti de masse dont les structures étaient prêtes, à l’aune de la crise économique qui frappa durement l’Allemagne à partir de 1930, à tabler sur le “désordre social” imputé à la démocratie de Weimar, mais aussi à recevoir et à consolider les appuis de la droite tant extrême que celle dite “nationale” (33). Pour sa part, Pfeffer von Salomon transforma la SA en outil de désordre public et politique efficace et organisé.

    Quant au “socialisme” dont se réclame le groupe formé autour de Gregor Strasser, il n’est ni plus ni moins qu’un produit du service au front (34). Un extrait de Kampf um Deutschland (Combat pour l’Allemagne) de Gregor Strasser illustre bien ce propos : « Nous, les jeunes Allemands de la Grande Guerre, n’avons rien à faire du monde décadent du vieux système et n’avons ressenti aucune compassion pour l’effondrement de ses conventions — au mieux, sommes-nous étonnés par la lâcheté qui accompagne la chute de ce monde “bourgeois” » (35). Ce socialisme est profondément influencé par Oswald Spengler, Moeller van den Bruck et est une variante du deutschen Sozialismus (36), vidé du marxisme et qui tient pour objectif suprême la constitution d’une Volksgemeinschaft (communauté nationale), organique et hiérarchisée (37). Dans les faits, si l’on exclut tout le mysticisme de la pensée nationale-socialiste et révolutionnaire-conservatrice, c’est l’érection d’un État corporatiste d’ordres, un État autoritaire, qui, loin de désirer la libération d’une classe sociale ou l’amélioration de ses conditions de vie et de travail, projette le nivellement, la destruction par le haut de toutes les classes sociales. Les nationalisations voulues dans le manuscrit-programme de 1925-1926 parlent d’elles-mêmes : on y propose de nationaliser les industries vitales à 51%, puis les industries non-vitales à 49%. Demi-mesures, elles ne reflètent pas une volonté de justice et de participation à la propriété par les citoyens, mais bien plutôt le maintien partiel de la propriété privée et un certain contrôle de l’État (30%) dans les entreprises (38).

    Nous avons vu que le groupe du Nord-Ouest n’était ni socialiste ni une aile ou une faction au sens strict du terme. Quelles furent donc les motifs qui poussèrent les gauleiters de cette partie de l’Allemagne à s’unir dans l’AG ? En tout premier lieu, Hitler avait donné le mandat explicite à Gregor Strasser de réorganiser la NSDAP au nord de l’Allemagne (suite à l’interdiction de la NSDAP après le putsch). Fort de ce mandat, Gregor Strasser avait les coudées franches et pouvait ainsi y modeler l’organisation selon les besoins. Le contexte socioéconomique différent de la région demandait, en revanche, que l’on mette l’accent sur les points sociaux de programme, ce qui exigeait, en plus d’un certain travail de réflexion, son réaménagement, afin d’attirer à la fois la classe ouvrière et les classes moyennes. C’est là une des raisons qui fut à l’origine de la fondation, en septembre 1925, de l’AG et de la création de la revue des NS-Briefe. Se doter d’un outil efficace visant à protéger le programme du parti des agissements d’Esser et de Streicher, en le rendant le plus précis et sans équivoque possible, constitue une deuxième raison : il importait de le rendre si précis et élaboré afin qu’il n’y subsiste aucune place à l’interprétation. Le mouvement n’était donc pas dirigé contre Hitler, mais contre la “clique” de Munich, qui exerçait une mauvaise influence sur Hitler. Le leadership de Hitler ne fut jamais remis en question, puisque les membres de l’AG visait à le gagner à leur point de vue (39).

    Ceci ne signifie cependant pas que Hitler ne craignait pas les initiatives du groupe : toute discussion quant au contenu du programme était néfaste à la fois pour le pouvoir du Führer et pour le mouvement ; le programme ne représentait en définitive qu’un outil qui devait s’imposer, inchangé, inaltéré et stable, comme le lien entre la conception du monde nationale-socialiste — incarnée de plus en plus par le personne du Führer — et les masses. Le programme devait servir à créer des croyants fanatiques autour du symbole qu’il représentait. Pour cela, il fallait un document qui ne change pas, qui puisse s’imposer comme un dogme. De plus, un programme par trop précis détournerait, en quelque sorte, l’attention des membres de la personne de Hitler vers les idées et les débats, de sorte que les adhérents joindraient le parti pour le programme et ses idées. Au contraire, Hitler, en chef charismatique, attirait des adhérents dans la mesure où il parvenait à incorporer les idées utopiques qu’il professait à sa propre personne. En d’autres mots, il devint le prophète, le sauveur de l’Allemagne, celui qui fut choisi afin de mener à bien cette mission historique de sauver l’Allemagne (40).

    Dans cette optique, la conférence tenue à Bamberg en février 1926 est hautement significative. Elle constitue la touche finale au processus de fusion de “l'idée” et du “chef” : ceux-ci devenaient inséparables. Bamberg représente également la première étape sur le chemin de la transformation d’une volonté fanatique en une force de masse organisée. Ainsi émergeait un nouveau type d’organisation, assujetti à la seule volonté du Führer, qui se tenait au-dessus du parti et qui incarnait l’idée même du national-socialisme.

    Le parti nazi était toujours beaucoup plus petit qu’il était à l’époque du putsch. Dans le contexte général de la politique nationaliste, il était tout à fait insignifiant. Pour les observateurs étrangers, ses perspectives semblaient bien sombres. Mais à l’intérieur, la crise était terminée. Bien que petit, le parti était à la fois mieux organisé et plus étendu géographiquement qu’à l’ère qui précéda le putsch (41).

    L’importance de la “gauche” peut se résumer par 4 grands points :

    • 1) quoiqu’on puisse dire des succès de la “gauche”, le travail qu’elle accomplit au Nord-Ouest porta ses fruits et l’objectif premier de l’entreprise, soit d’y implanter et consolider le parti, fut largement atteint, non pas auprès de la classe ouvrière, mais par le ralliement des classes moyennes ;
    • 2) l’activité intellectuelle intense fit du Nord-Ouest un véritable pôle intellectuel du nazisme. Les gauleiters, cadres et publicistes mirent de l’avant, dans les pages des nombreuses revues du Kampfverlag, moult idées qui auront leur impact dans les politiques futures du parti et qui attirèrent l’adhésion, sinon la sympathie, de nombreux intellectuels de droite pour le mouvement ;
    • 3) des chefs ressortirent de ses rangs : on pense à Pfeffer von Salomon qui organisa la SA, à Gregor Strasser qui détient une large responsabilité dans la transformation du parti en un mouvement de masse organisé, à Viktor Lutze, à Karl Kaufmann ou à Robert Ley qui serviront le régime et qui occuperont de hautes fonctions, puis à Joseph Goebbels, évidemment, qui devint un pilier de l’État nazi ;
    • 4) les guerres de polémiques et de pouvoirs eurent pour effet d’accroître le prestige personnel de Hitler qui, fidèle à ses habitudes, laissa les différentes factions en découdre, ou joua à la limite le rôle d’arbitre.

    Bilan historiographique

    Très tôt, à partir de la fin des années 30, Richard Schapke, Karl Paetel et Otto Strasser publièrent des ouvrages apologétiques dans lesquels le nazisme de “gauche” était peint sous les traits d’un mouvement indépendant, anti-hitlérien, socialiste, qui représentait une “juste” alternative au régime hitlérien, puisque, selon eux, le national-socialisme de “gauche” épousait parfaitement l’esprit et le caractère allemands (42). Journaliste au Times de Londres, biographe et ami d’Otto Strasser, Douglas Reed (43), qui partageait son antisémitisme et son dédain de la démocratie, a pour sa part participé à la création d’un mythe l’entourant, mythe en grande partie responsable de la crédibilité dont jouirent les publications de Strasser durant et après la guerre. La surabondante production littéraire laissée par Otto Strasser, avec ses falsifications, l’importance nettement exagérée de la tendance de “gauche” et surtout de sa propre place au sein de celle-ci, et son récit post-facto des événements servant des ambitions politiques démesurées, ont trompé de nombreux chercheurs qui ont utilisé ses ouvrages : le livre de Reinhard Kühnl, paru en 1966, et de la thèse de Patrick Moreau, soutenue en 1978, constituent 2 exemples (44). Kühnl fait de l’AG et du groupe gravitant autour des Kampfverlag, un groupe uni et indépendant, et de la nomination de Gregor Strasser au poste de chef de l’organisation du Reich, une ultime tentative visant à ramener Hitler à des conceptions socialistes, thèse que soutient également Moreau (45). Malgré un corpus documentaire impressionnant, Moreau et Kühnl, par une considération trop grande des témoignages laissés par Otto Strasser, se fourvoient dans leur analyse de l’importance de la “gauche”, qu’ils surestiment. Leur étude de la pensée et du programme de la NSDAP-Nord est toutefois saisissante.

    La thèse de Kühnl a depuis été réfutée d’abord par Gerhard Schildt, qui se penche d’entrée de jeu sur les problèmes liés à la “sur-utilisation” (Überschätzung) des publications d’Otto Strasser, qui embellit la réalité dans ses mémoires (46). Pour Schildt, l’AG joua un rôle crucial dans l’implantation de la NSDAP dans le nord-ouest de l’Allemagne. À la même époque, Jeremy Noakes publiait un article sur les conflits et le développement du parti nazi, dans lequel il mettait l’accent sur l’importance des situations conflictuelles dans le développement de la NSDAP au “temps du combat” (Kampfzeit), et démontre que cette dynamique conflictuelle faisait parti de la nature même du mouvement, en ce sens qu’elle participa à la formation du culte du Führer. Ces groupes d’opposition (aussi la révolte de la SA) furent minoritaires et les protagonistes comprirent rapidement que le détenteur du pouvoir au sein du mouvement, Hitler, était le seul qui pouvait mener le mouvement à la tête de l’Allemagne (47). Joseph Nyomarkay, par l’utilisation du concept d’autorité charismatique, empruntée à la sociologie de Weber, arrive aux mêmes résultats, mais renchérit en affirmant que Hitler, la source charismatique du pouvoir, constituait la seule source de cohésion, le vecteur de la loyauté, la personnalisation de l’idéal utopique au sein d’un mouvement hétérogène (48). Son charisme lui permit de s’élever au-dessus des conflits entre factions et lui donna également la liberté de jouer le rôle à la fois de juge et d’arbitre. Les “factionnalistes” justifièrent leur existence en se réclamant de Hitler et en tentant de gagner son support contre les groupes rivaux (49). Ian Kershaw utilise le concept de charisme en politique avec lui aussi des conclusions similaires, notamment dans son essai paru en 1996, Hitler : Essai sur le charisme en politique et dans sa monumentale biographie de Hitler, dont le premier tome est paru en novembre 1998 (50).

    Peter D. Stachura réhabilite Gregor Strasser, victime de la surabondante production littéraire de son frère Otto. On constate alors l’importance exagérée de la “gauche” au sein du mouvement nazi, mais surtout celle d’Otto Strasser dans l’AG, qui est ramenée à de plus modestes proportions, soit à celles de polémiste et publiciste prolifique. De façon concomitante, il note la faible considération portée à l’égard de l’homme qui fut le plus puissant du mouvement après Hitler. Homme tout en contrastes, imposant physiquement, plein d’humour, capable d’une grande sensibilité, mais aussi d’une grande brutalité, Gregor Strasser s’imposa comme organisateur et idéologue, et doit porter ainsi une grande responsabilité des succès de la NSDAP au tournant des années 1930 (51).

    L’article de David Bankier, « Otto Strasser und die Judenfrage » (Otto Strasser et la question juive), paru en 1981, tente de mesurer l’antisémitisme de Strasser à travers les programmes et écrits dont il est auteur ou collaborateur (52). La question peut sembler quelque peu innocente, mais elle ne l’est pas puisque, dans les années 1930, le Front Noir, mouvement de résistance dirigé par Strasser, recevait des fonds d’organismes juifs. Bankier constate que l’antisémitisme d’Otto Strasser est plus nuancé et limité que celui qui est dépeint dans le programme de 1920. Cet antisémitisme s’inscrit dans la tradition antisémite popularisée dans les années 1880, et qui prône la formation d’un État germanique, épuré de l’influence corrosive du judaïsme (53). Sa sympathie pour le mouvement sioniste tenait simplement du fait que le “retour en Palestine” constituait une solution au “problème” juif. Il n’est pas exclu que Strasser usât de la terminologie extrême raciste et antisémite afin de rallier les membres les plus antisémites du parti. D’ailleurs, dans Aufbau des deutschen Sozialismus (construction du socialisme allemand) (54), rédigé en 1932, soit après qu’il eût quitté le parti, il se rit des théories raciales biologiques nazies, alors qu’il met l’accent sur les différences culturelles insurmontables, qui rendent selon lui l’assimilation des Juifs au peuple allemand pratiquement impossible.

    * * *

    L’AG doit son existence et une certaine notoriété à 3 facteurs principaux. Dans un premier temps, il faut noter l’urgent besoin d’implanter la NSDAP dans les régions de la Ruhr et du Nord-Ouest. L’habilité, le talent d’organisateur et les qualités de politicien de Gregor Strasser ont, dans un deuxième temps, joué un rôle prépondérant dans le succès de l’entreprise. Enfin, le regroupement d’un certain nombre d’intellectuels, originaires de milieux urbains de surcroît, en a fait un pôle idéologique majeur au sein du mouvement national-socialiste, dont fait foi le nombre important de publications issu de l’AG.

    Force est de constater que les divergences de vues étaient plus superficielles que fondamentales : l’objectif suprême était d’implanter le nazisme dans une région au tissu urbain, d’y consolider suffisamment les appuis afin d’aider le parti à éventuellement prendre le pouvoir, puis de fonder une communauté nationale (Volksgemeinschaft) épurée d’influences étrangères. La force motrice de l’AG résidait dans sa volonté d’améliorer et d’approfondir le programme original du parti, de sorte qu’il ne constitue plus un jouet entre les mains de la direction munichoise, soit principalement Esser et Streicher, qui, selon eux, exerçaient une mauvaise influence sur la personne de Hitler. Si leurs motivations purent, de prime abord, sembler idéologiques, ils eurent tôt fait d’aligner leurs vues sur celles de Hitler. Le manuscrit qu’ils rédigèrent, loin d’être socialiste, était conservateur et ciblait bien plus les classes moyennes que les masses ouvrières, quoi qu’en dise Otto Strasser. C’est d’ailleurs auprès des classes moyennes que l’AG eut le plus de succès.

    Si nous nous fions aux nombreux récits d’Otto Strasser, l’AG formait un groupe indépendant, uni idéologiquement autour d’une conception socialiste du nazisme, voire même un instrument de résistance contre l’hitlérisme. Plus personne désormais ne se laisse piéger dans une telle interprétation, qui ne servit, en dernière analyse, que l’ambition politique démesurée de Strasser. Loin de constituer un groupe de résistance, l’AG (et même les groupes subséquents de Strasser : la KGRNS et le Front Noir), porte plutôt une grande responsabilité dans la montée du nazisme dans les régions où elle était présente, mais également dans l’ensemble du Reich. Partout, sur les plans des idées, du programme, de l’organisation et surtout dans sa participation dans l’entreprise de destruction de la démocratie, elle joua un rôle clef dans la gestation du monstre, qui assassina des millions d’êtres humains dont le seul tort fut d’être différents.

    ► Joey Cloutier, 1999.

    ♦ Notes :

    • 1- Cet article est une version augmentée et refondue de notre examen oral de synthèse de doctorat, tenu à l’Université de Montréal en septembre 1999, sous la direction du professeur Paul Létourneau. Nous remercions Martin Larose pour ses commentaires et suggestions apportés sur la première mouture de cet article.
    • 2- En allemand, le mot parti est du genre féminin : die Partei.
    • 3- Völkisch : raciste-populiste. Exacerbation parfois agressive des traits, de la culture et de l’histoire allemande, contenue dans une conception du monde souvent irrationnelle.
    • 4- Patrick Moreau, La Communauté nationale-socialiste révolutionnaire et le Front Noir – Actions et idéologie en Allemagne,Tchécoslovaquie et Autriche de 1930 à 1935, Thèse de doctorat, Université de Paris-I (Panthéon-Sorbonne), 1978., p. 13-14 ; Gerhard Schildt, Die Arbeitsgemeinschaft Nord-West. Untersuchungen zur Geschichte der NSDAP 1925/26, Thèse de doctorat, Université Albert-Ludwig, Fribourg, 1964, p. 27 et ss.
    • 5- Schildt, Die Arbeitsgemeinschaft…, p. 28-29.
    • 6- Consulter également à ce sujet : Barbara Miller Lane, « Nazi Ideology : Some Unfinished Business », Central European History n°7, 1 (1974), p. 3-30.
    • 7- Gregor Strasser, selon Goebbels, n’y était pas parce que sa mère était malade : « Strasser nicht da. Mutter schwer krank ». Elke Fröhlich (Éd.), Die Tagebücher von Joseph Goebbels : Sämtliche Fragmente, I : Aufzeichnungen 1924-1941, 1, 27.6.1924 - 31.12.1930, (Munich, K. G. Saur, 1987), p. 126, entrée du 11 sept. 1925. Voir aussi : Wolfgang Horn, Führerideologie und Parteiorganisation in der NSDAP (1919-1933), Düsseldorf, Droste Verlag, 1972, p. 232 et Ian Kershaw, Hitler, 1889-1936 : Hubris, Londres, Penguin Books, 1998, p. 273.
    • 8- Peter Stachura, Gregor Strasser and the Rise of Nazism, Londres, George Allen & Unwin, 1983, pp. 44-45 ; P. Moreau, La Communauté..., op. cit., p. 19 ; et Schildt, Die Arbeitsgemeinschaft…, p. 193.
    • 9- La Communauté de travail des Gaue nord et ouest-allemands de la NSDAP. Ci-après AG.
    • 10- Wolfgang Horn, Führerideologie…, p. 232 ; Gregor Strasser et Joseph Goebbels, « Statuten der Arbeitsgemeinschaft der nord- und westdeutschen Gaue der NSDAP », 9.10.1925 ; Gregor Strasser, « Geleitwort », NS-Briefe n°1. Brief (1.10.1925). Les 2 derniers documents sont tirés de Werner Jochmann (éd.), Nationalsozialismus und Revolution : Ursprung und Geschichte der NSDAP in Hamburg 1922-1933. Dokumente, Francfort, Europäische Verlagsanstalt, 1963, p. 212-213 et 218-219.
    • 11- Horn, Führerideologie…, p. 234 ; Fröhlich, Das Tagebuch…, p. 126, entrée du 11 sept. 1925.
    • 12- Cf. le récit d’Otto Strasser : Mein Kampf : Eine politische Autobiografie, Munich, Heinrich Heine Verlag, 1969, p. 25 et ss. Bien que les récits auto-apologétiques rédigés par Strasser ne constituent aucunement une source fiable, la tension suscitée par la présence de Feder est corroborée par moults auteurs, notamment par Moreau, La Communauté…, p. 24-25 et par Karl Dietrich Bracher, Hitler et la dictature allemande : Naissance, structure et conséquences du national-socialisme, Complexe, 1995, p. 191.
    • 13- Moreau, La Communauté…, p. 24-25.
    • 14- Bracher, Hitler et la dictature allemande…, p. 191.
    • 15- Le socialisme national : Projet de disposition d’un programme général du socialisme national. La version intégrale du manuscrit est parue dans : Reinhard Kühnl, « Zur Programmatik der nationalsozialistischen Linke. Das Strasser-Programm von 1925-1926 », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte n°14 (1966), p. 317-333. Ci-après : Dispositionsentwurf.
    • 16- Soutenue surtout par Goebbels, cette proposition est largement surestimée chez nombre d’auteurs, d’abord parce qu’elle ne recueillera pas le support nécessaire pour paraître dans le manuscrit présenté à Hitler, enfin parce qu’elle sera reléguée aux oubliettes par les frères Strasser, qui deviendront vite des anti-bolcheviques convaincus : O. Strasser, « Der Interventionskrieg gegen Rußland und das deutsche Interesse », NS-Briefe, 15.4.1929 ; O. Strasser, « Der Marxismus muß sterben — auf daß der Sozialismus lebe ! », Der Nationale Sozialist, 1.5.1930.
    • 17- Dispositionsentwurf…, section IV politique économique, point A : politique agraire.
    • 18- Ibid., section IV, point B : politique industrielle, 2., a et b.
    • 19- Ibid., section V, politique culturelle, 1., la question juive, points a, b et c. Voir également : David Bankier, « Otto Strasser und die Judenfrage », Bulletin des Leo Baeck Instituts, 60 (1981), p. 6-7.
    • 20- La thèse de la « fronde » n’a été soutenue que par Otto Strasser et ses partisans. Cf. : Karl O. Paetel, « Otto Strasser und die "Schwarze Front" des "wahren Nationalsozialismus" », Politische Studien n°8, 92 (décembre 1957), surtout p. 270-272 : « Die linke Fronde in der NSDAP ».
    • 21- O. Strasser, Flight from Terror, New York, Robert M. McBride, 1943, p. 121 : « Very carefully he [Hitler] selected a day in the middle of the week when it would be impossible for most of the workers to leave their jobs ». Strasser est très subtil : lorsqu’il écrit que le congrès se tint un jour de semaine, il "omet" d’indiquer la date et lorsqu’au contraire il écrit qu’il se tint le 14 février, il ne mentionne pas la journée. Cf. O. Strasser, L’Aigle prussien sur l’Allemagne, Montréal, Bernard Valiquette, 1941, p. 191.
    • 22- Voir notre mémoire : Un national-socialiste en exil à Montréal : Les activités anti-hitlériennes d’Otto Strasser et la Révolution conservatrice (1941-1943), Mémoire de maîtrise (M.A.), Université de Montréal, 1998, p. 21-22 ; Ulrich Wörtz, Programmatik und Führerprinzip : Das Strasser-Kreises in der NSDAP. Eine historisch-politische Studie zum Verhältnis von sachlichem Programm und persönlicher Führung in einer totalitärer Bewegung, Thèse, Erlangen-Nuremberg, 1966, p. 99, en arrive aussi à la même conclusion.
    • 23- Rapport de police sur le congrès : Hoover Institute, Hoover Microfilm Collection, bob. 33 A, filière 1788, tiré de Joseph Nyomarkay, « Factionalism in the NSDAP, 1925-1926 : The Myth and Reality of the "Northern Faction" », Political Science Quarterly n°80, 1 (mars 1965), p. 37 ; Fröhlich, Die Tagebücher von Joseph Goebbels…, entrée du 15 février 1926.
    • 24- La Communauté de combat des socialistes nationaux révolutionnaires.
    • 25- L’exil montréalais d’Otto Strasser a été étudiée, surtout sur le plan des idées, dans notre mémoire de maîtrise (M.A.) : Un national-socialiste en exil…, chapitres III, IV et V.
    • 26- Jeremy Noakes, « Conflict and Development in the NSDAP 1924-1927 », Journal of Contemporary History n°1, 4 (oct. 1966), p. 3-36 ; Peter Stachura : Gregor Strasser…, 178 p. ; « Der Fall Strasser : Gregor Strasser, Hitler and National Socialism 1930-32 », in Idem. (dir.), The Shaping of the Nazi State, New York, Barnes and Noble, 1978, p. 88-130 ; « The Nazis, The Bourgeoisie and the Workers during the Kampfzeit », in Idem. (dir.), The Nazi Machtergreifung, Londres, George Allen & Unwin, 1983, p. 15-32 ; Gerhard Schildt, Die Arbeitsgemeinschaft Nord-West…, 194 p.
    • 27- Voir la thèse de Louis Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l’expression "National-Bolchevisme" en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Thèse de doctorat d’État, Paris, Honoré Champion, 1976, 627 p.
    • 28- SPD : Sozialdemokratische Partei Deutschland (Parti social-démocrate d’Allemagne) ; KPD : Kommunistische Partei Deutschland (Parti communiste d’Allemagne).
    • 29- Lane, « Nazi Ideology… », p. 7, 18-19.
    • 30- Sur le concept de « seconde révolution » : G. Strasser, « Lüge der Demokratie », Der nationale Sozialist für Sachsen, 23.5.1926 ; « Es lebe die Revolution ! », Die nationale Sozialist für Sachsen, 7.11.1926 ; « Von der Revolt zur Revolution ! », Berliner Arbeiter-Zeitung, 6.11.1926 ; « Nationalsozialismus und Geschichte », NS Jahrbuch 1928 ; « Macht Platz Ihr Alte ! », Berliner Arbeiter-Zeitung, 13.07.1930. Ibid., p. 23.
    • 31- Noakes, « Conflict and Development… », p. 26.
    • 32- Stachura, « Der Fall Strasser… », p. 88 ; Stachura, Gregor Strasser…, p. 116.
    • 33- Stachura, « Der Fall Strasser… », p. 88 et ss.
    • 34- Stachura, Gregor Strasser…, p. 10 ; Noakes, « Conflict and Development… », p. 19-20 ; Schildt, Die Arbeitsgemeinschaft… ; Kershaw, Hitler. 1889-1936 : Hubris…, p. 270.
    • 35- G. Strasser, Kampf um Deutschland, Munich, 1932, p. 189, tiré de Noakes, « Conflict and Development… », p. 19. La traduction de l’allemand est de Noakes, celle de l’anglais est la nôtre.
    • 36- À ne pas confondre surtout avec le "socialisme allemand", tel que dépeint par Marx dans Le manifeste du parti communiste. Notre version : Paris, Alfred Costes, 1934 (coll. : "Œuvres complètes de Karl Marx"), p. 103 et ss.
    • 37- Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes (Le déclin de l’Occident), 1918 ; Arthur Moeller van den Bruck, Das dritte Reich (Le troisième Reich), 1919.
    • 38- Dispositionsentwurf…, section IV politique économique, point B : politique industrielle, 2, a et b.
    • 39- Schildt, Die Arbeitsgemeinschaft…, p. 193 ; Kershaw, Hitler…, p. 271. Joseph Nyomarkay, Charisma and Factionalism in the Nazi Party, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1967, p. 32-33 ; Nyomarkay, « Factionalism in The NSDAP… », p. 41-42.
    • 40- Nyomarkay, « Factionalism… », p. 21-22.
    • 41- Kershaw, Hitler…, p. 279. La traduction est la nôtre.
    • 42- Karl O. Paetel : « Reformierte Nationalsozialismus ? », Das Tagebuch, 13, 41 (8 octobre 1932), p. 1580-1587 ; « Otto Strasser und die Schwarze Front… », loc. cit. ; Richard Schapke, Die Schwarze Front : Von den Zielen und Aufgaben und von Kampfe des deutschen Revolution, Leipzig, W. Richard Lindner Verlag, 1932 ; Otto Strasser, entre autres : Die deutsche Bartholomäusnacht, Zürich, Reso Verlag, 1935 ; Europa von Morgen : Das Ziel Mazaryks, Zürich, Weltwoche-Verlag, 1939 ; Hitler and I, Boston, Houghton Miffin, 1940 (aussi en allemand et en français, sous le titre traduit mot pour mot) ; Germany Tomorrow, Londres, Jonathan Cape, 1940 ; L’Aigle prussien sur l’Allemagne…, op. cit. ; Flight from Terror…, op. cit. ; Mein Kampf…, op. cit. ; avec Victor Alexandrov (qui croit les dires de Strasser), Le Front Noir contre Hitler, Paris, Culture, Arts, Loisirs, 1968 ; ainsi qu’une bonne centaine d’articles et pamphlets, publiés tant en Europe qu’en Amérique. Pour en consulter la liste, on se référera à la bibliographie de notre mémoire de M.A. : Joey Cloutier, Un national-socialiste en exil…, op. cit.
    • 43- Douglas Reed : Nemesis ? The Story of Otto Strasser and the Black Front, Boston, Houghton Miffin Company, 1940 ; The Prisoner of Ottawa : Otto Strasser, Londres, Jonathan Cape, 1953.
    • 44- Reinhard Kühnl, Die nationalsozialistische Linke 1925-1930, Meisenhaim am Glan, Verlag Anton Hain, 1966, 378 p. ; Patrick Moreau, La Communauté…, op. cit.
    • 45 - Kühnl, Die nationalsozialistische Linke…, p. 1, 51-52. Kühnl voit même dans le mouvement, une « révolte ouverte contre la direction du parti » (eine offene Revolte gegen die Parteiführung), p. 18 ; Moreau, La Communauté…, p. 19 et ss.
    • 46 - Schildt, Die Arbeitsgemeinschaft…, p. 12.
    • 47 - Noakes, « Conflict and Development… », p. 34-36.
    • 48 - Nyomarkay, Charisma and Factionalism…, p.21.
    • 49 - Ibid., p. 30 et ss.
    • 50 - Hitler : Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 1996, 242 p. Hitler…, op. cit.
    • 51- Stachura, Gregor Strasser…, 1-3, 10, 116 ; « Der Fall Strasser… », p. 88-130.
    • 52 - Bankier, « Otto Strasser und die Judenfrage », loc. cit., p. 3-4.
    • 53 - Ibid., p. 7.
    • 54 - Otto Strasser, Aufbau des deutschen Sozialismus, Leipzig, Wolfgang Richard Lindner Verlag, 1932.

     

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    Documents :

     


    Lors du congrès national du NSDAP de 1926, Gregor et Otto Strasser présentèrent un programme — alternatif à celui d'Adolf Hitler — qui insistait sur la nationalisation des moyens de production, sur une réduction de la propriété privée et sur une alliance avec l'URSS. La crise économique de 1929 radicalisa les positions. Hitler donna comme axes stratégiques au NSDAP le respect de la légalité institutionnelle et du principe électif, la fin de la propagande anticapitaliste, un rapprochement avec les conservateurs et l'Église catholique et une intensification de la lutte anti-marxiste et antisémite. Otto Strasser, lui, affirmait que la fondation d'un IIIe Reich passait nécessairement par une révolution nationale faite au côté des communistes. La rupture était inévitable, et le 4 juillet 1930, Strasser quitta le NSDAP pour fonder la Communauté nationale-socialiste révolutionnaire et l'hebdomadaire Die Deutsche Revolution. Il fut suivi par six mille membres du Parti — dont les Gauleiter de Brandebourg et de Dantzig —, de la SA et de la Hitler Jugend.

    En mars 1931, une crise grave toucha la SA du Nord de l'Allemagne et dix mille de ses membres, suivant Stennes, leur chef régional, rompirent avec le NSDAP. En mai, ils fusionnèrent avec les partisans de Strasser pour donner naissance à la Communauté de combat nationale-socialiste d'Allemagne. Mais celle-ci se disloqua dès l'automne et connut une importante hémorragie de membres qui rejoignirent directement le Parti communiste allemand ! Strasser reconstitua alors la Communauté nationale-socialiste révolutionnaire et lança en parallèle un front : le Front noir. Celui-ci regroupait hors les strasseriens, des membres du Mouvement paysan, le corps franc Les Loups Garous, la Ligue Oberland et les cercles de lecteurs de la revue Die Tat.

    Pour mieux comprendre l'histoire de ces "nazis de gauche", il est préalable d'accéder aux textes qui sont la base de leur idéologie.

     

    TEXTES FONDATEURS DU FRONT NOIR


     

    HITLER-STRASSER L'entretien historique des 21 et 22 mai 1930

    Le 21 mai

    Mercredi 21 mai, vers 12h15, M. Hess, secrétaire personnel d'Adolf Hitler, m'appela pour arranger une entrevue avec M. Hitler à 1h à l'Hôtel Sanssouci. Je m'apprêtais alors à partir à Oranienburg pour réorganiser notre hebdomadaire, j'acceptais néanmoins l'invitation, qui pouvait permettre le règlement de différents politiques déjà anciens. L'entrevue entre M. Adolf Hitler et moi-même eut lieu à 1h, sans témoins, dans sa chambre privée de l'hôtel Sanssouci. M. Hitler m'accueillit par un flot de reproches sur l'attitude de la presse des Éditions Combat ; plusieurs articles parus en avril notamment allaient pour lui à l'encontre du programme du NSDAP et des règles de discipline les plus élémentaires, et nécessitaient son intervention contre les Éditions Combat et les opinions qui s'y exprimaient.

    M. Hitler m'indiqua que ces attaques, préjudiciables au parti, n'avaient que trop duré. Sa patience était à bout, et il réclamait qu'après mes refus répétés, j'accepte enfin la dissolution des Éditions Combat, sans quoi il serait contraint de prendre toutes les mesures nécessaires. Devant cette menace, je me levai et lui dis que j'avais attendu de cette entrevue qu'elle contribue à éclaircir nos différents, mais que je ne pouvais accepter d'ultimatum. M. Hitler m'accorda qu'il souhaitait cette explication. Il attachait le plus grand prix à mon travail, il reconnaissait tout à fait ma valeur et souhaitait me conserver pour le parti. C'était la raison de son invitation. J'étais jeune, ancien soldat au front et national-socialiste de vieille date, je pouvais donc être convaincu. À l'inverse, une conversation avec le comte Reventlow eût été superflue, car cette caricature de journaliste était incorrigible il ressassait depuis des décennies les mêmes théories. Je répliquais que ses reproches étaient d'ordre trop général pour que je puisse leur répondre concrètement. S'agissant des articles de ces dernières semaines, il fallait remarquer deux choses.

    Tout d'abord sur la forme : si l'on excepte deux articles, « Un nouveau Biedermeier » de Wendland dans Les Lettres-NS et « Infidélité et infidélité » de Herbert Blank dans NS du 22 avril, tous les textes avaient été repris du très officiel bureau de presse du NSDAP. En cela, le NS n'avait fait que suivre l'exemple de bien d'autres journaux du parti. Ensuite sur le fond : je partageais entièrement les opinions défendues dans ces différents articles et souhaitais qu'elles soient au centre de notre entretien. Sur le premier point, Hitler m'accorda que formellement, j'avais raison, et que ces messieurs du NSPK seraient mis devant leurs responsabilités ; en particulier Stöhr serait démis de ses fonctions de directeur de la rédaction. Il s'éleva avec d'autant plus de force contre les deux articles au sujet desquels il exprima l'opinion suivante :

    « L'article dans Les Lettres-NS est une attaque infâme contre M. Frick, le premier ministre national-socialiste. La nomination de Schulze-Naumburg est d'une haute portée culturelle, car Schulze-Naumburg est un artiste de tout premier plan. Il suffit de quelques notions artistiques pour s'apercevoir que Schulze-Naumburg saura mieux que quiconque enseigner l'art allemand. Et ne voilà-t-il pas que vous vous joignez à la presse juive pour nous enfoncer le poignard dans le dos par vos attaques contre la nomination d'un ministre national-socialiste ! ».

    Je répliquais que dans une revue de débats telle que se définissent Les Lettres NS, il était de mon devoir de laisser s'exprimer de jeunes artistes nationaux socialistes groupés autour de Wendlaud, lui-même un artiste en exercice. Et ce d'autant plus que l'article, tout en reconnaissant pleinement les mérites de Schulze-Naumburg, exprimait une crainte que je partage. Au plan de la culture, le national-socialisme ne doit pas rejeter les courants de l'art moderne qui cherchent à se faire jour. Il ne doit pas repousser ses précieuses et jeunes forces en se raccrochant à des modèles périmés.

    Là-dessus Hitler :

    « Tout ce que vous dîtes montre seulement que vous n'avez aucune idée de l'art. Il n'y a pas en art d'anciens et de modernes, pas plus qu'il n'y a de révolution en art. Il n'y a qu'un art, éternel, l'art grec, l'art nordique, et toute autre appellation : art hollandais, art italien, art allemand, est illusoire. De même, l'art gothique n'existe pas isolément, il répond aux canons anciens. Tout ce qui se réclame de l'art prend nécessairement sa source en Grèce ».

    Je répondis qu'en effet, je n'étais pas compétent pour émettre des opinions définitives en matière d'art, mais que spontanément, je voyais dans l'art l'expression de l'âme d'un peuple. Je ne connaissais d'art qu'enraciné. Art qui pouvait au demeurant perdre ce caractère par décadence, au travers de phases mortifères. Spontanément, et non pas en vertu d'une théorie de la connaissance, je pensais que cette expression populaire de l'art suivait les mutations des idées dominantes, et donc en un sens la mode du temps. Je renvoyais alors brièvement à l'art chinois, égyptiens, etc. autant d'expressions de ces différents peuples. Hitler sur ce point :

    « Vous tenez des propos de libéral, il n'y a pas d'art chinois ou égyptien. Je vous l'ai dit déjà, il n'y a d'art que grec et nordique. Vous devriez savoir que les Chinois pas plus que les Égyptiens ne sont des peuples homogènes. Dominant ces populations composites et inférieures, il y eut toujours une élite nordique qui créa ces chefs-d’œuvre que nous admirons aujourd'hui sous le nom d'art chinois ou égyptien. Et chaque fois que disparut cette minorité nordique ténue, les Mandchous par exemple, l'art périclita ».

    M. Hitler s'étendit longuement sur le sujet de l'art, les différents styles, etc. Je ne pus que répéter que l'importance de cette question méritait assurément une discussion dont l'article incriminé était une introduction. La critique d'Hitler fut tout aussi véhémente, s'agissant du second article, « Infidélité et infidélité » de Herbert Blank. Selon lui, l'article incitait les membres du parti à la rébellion. En effet, il dissociait sciemment l'idée du Führer et privilégiait la fidélité à l'idée à la fidélité due au Führer. Je me défendis tout d'abord de vouloir abaisser sa personne, telle n'était pas l'intention de l'article. Et j'ajoutais :

    « C'est pourtant un trait du protestant allemand qu'il tient l'idée pour la plus haute valeur. Tous ses actes sont guidés par sa conscience. Sur un plan pratique, le Führer peut tomber malade, il peut mourir ou s'éloigner de l'idée. La conscience doit donc s'appuyer sur l'idée, dont les dirigeants du parti, à quelque niveau que ce soit, ne sont que les exécutants. Tel est à mon sens la pierre angulaire du protestantisme allemand. Les idées sont d'essence divine, elles sont éternelles. Les hommes en revanche ne sont que le corps dans lequel le Verbe s'est fait chair ».

    Hitler :

    « Vous cachez vos inepties sous un pieux discours. En réalité, vous prétendez donner à chaque membre du parti le droit de décider de l'idée, et même de décider si le Führer est fidèle ou non à l'idée. Or la démocratie n'a pas de place dans nos rangs. Chez nous le Führer et l'idée sont un, et chaque membre du parti est tenu de faire ce que commande le Führer qui incarne l'idée et seul connaît le but ultime ».

    Moi :

    « M. Hitler, votre propos dénote une vision romaine du monde de la Rome papiste comme de la Rome fasciste, et je ne peux y répondre que par le mot de Luther : Hier stehe ich, ich kann nicht anders ! Je dois réaffirmer que à mes yeux, l'idée est essentielle, ici l'idée nationale socialiste, et que ma conscience est amenée à faire un choix lorsqu'apparaît ou se prolonge une fracture entre l'idée et le Führer. »

    Lui :

    « Oui, nous divergeons ici considérablement. Vous nous ramenez à la démocratie, et la démocratie est dissolvante. Notre organisation est fondée sur la discipline, et je ne la laisserai pas démembrer par une poignée d'écrivassiers. Vous avez vous-même connu l'armée. Regardez votre frère, pour qui j'ai beaucoup d'estime : bien qu'il ne soit pas toujours d'accord avec moi, il se plie à cette discipline. Et je vous demande si oui ou non vous acceptez pour vous-même cette discipline ».

    Moi :

    « La discipline n'est qu'un instrument pour conduire une communauté dans une direction, pas pour l'éduquer dans une voie unique. La guerre mondiale l'a suffisamment montré. Dans les derniers mois du conflit, ce n'est pas la discipline qui nous a porté à accepter les plus dures épreuves pour l'âme et pour le cœur, c'était un impératif de notre conscience, le sentiment du devoir. Ne vous laissez pas abuser par les approbations faciles des créatures qui vous entourent… »

    Lui :

    « Je ne saurais tolérer pareilles calomnies à l'encontre de mes collaborateurs ! ».

    Moi :

    « Monsieur Hitler, ne nous berçons pas d'illusions ! Il en est peu qui aient les capacités intellectuelles de se forger leur propre opinion, et moins encore qui aient suffisamment de caractère pour l'exprimer lorsqu'elle diffère de la vôtre. Et pensez-vous réellement que mon frère se plierait à cette discipline s'il n'était pas financièrement dépendant de son mandat ? ».

    Hitler jura que s'il me tendait la main aujourd'hui, c'était en souvenir précisément de mon frère qui souffrait beaucoup de notre différent et pour lui.

    Lui :

    « Une fois encore, je vous offre un poste de chef de la presse nationale. Vous viendrez avec moi à Munich, où vous serez directement sous mon autorité. Vous pourrez mettre toute votre force de travail et votre intelligence, que j'estime, au service du mouvement ».

    Je répondis que je ne pouvais accepter cette offre que si nous étions d'accord fondamentalement sur une volonté politique. J'ajoutai textuellement :

    « S'il s'avère ensuite que nos vues diffèrent, vous aurez l'impression que je vous ai trompé, et j'aurai moi-même le sentiment d'avoir été trahi. Le plus important me semblerait être que nous ayons une discussion de fond sur les objectifs politiques. Je serais prêt à me rendre à Munich pour quatre semaines et à aborder avec vous-même et éventuellement avec Rosenberg, dont je connais l'hostilité à mon égard, toutes les questions, et principalement les questions de politique étrangère et de socialisme car à mon sens, Rosenberg est plus éloigné que tout autre de mes conceptions ».

    Là-dessus, M. Hitler me dit que cette proposition venait trop tard, que je devais me décider maintenant, faute de quoi il devrait prendre dès lundi les mesures qui s'imposaient. C'est à dire qu'il serait déclaré que les Éditions Combat portent atteinte aux intérêts du parti, qu'il interdirait à tous les membres du parti la diffusion et la propagation des journaux des Éditions Combat, qu'il m'exclurait du parti, moi et les personnes qui m'entourent. Je répondis que Monsieur Hitler avait effectivement la possibilité de prendre ces mesures, mais qu'il prouvait ainsi ce que je n'avais jamais jusqu'alors cru possible : son désaccord total avec notre volonté socialiste révolutionnaire, telle qu'elle s'exprima pendant cinq ans dans les Éditions Combat, qui en fut l'objet et la caractéristique essentielle.

    Je dis à peu près ceci :

    « Monsieur Hitler, j'ai l'impression que vous omettez de dire les vraies raisons qui vous poussent à anéantir les Éditions Combat ; l'enjeu véritable est ce socialisme révolutionnaire que nous prônons, vous souhaiteriez le sacrifier pour asseoir la légalité au parti et pouvoir coopérer avec les droites bourgeoises (Hugenberg, Stahlhelm, etc.) ».

    Monsieur Hitler a très vivement rejeté cette opinion :

    « À l'inverse de gens tels que le riche comte Reventlow, je suis socialiste. J'ai commencé comme simple ouvrier, et aujourd'hui encore, je n'admets pas que mon chauffeur reçoive une autre nourriture que moi. Mais votre socialisme est du marxisme pur et simple. Voyez-vous, la grande masse des ouvriers réclame seulement du pain et des jeux. Elle n'est pas accessible aux idéaux et nous ne pouvons espérer la gagner. Nous nous attachons à cette frange qui est de la race des seigneurs, qui n'est pas mûre par une doctrine misérabiliste et sait qu'en vertu de son caractère propre, elle est appelée à régner, et à régner sans faiblesse sur la masse des êtres ».

    Moi :

    « Monsieur Hitler, cette opinion m'accable. Je tiens pour erronée une vision fondée sur la race. À mon sens, la race est seulement la matière première initiale. Le peuple allemand par exemple s'est constitué à partir de quatre ou cinq races différentes. À cela sont venus s'ajouter des influences géopolitiques, climatiques, d'autres encore, la pression extérieure, la fusion intérieure à partir de laquelle s'est forgé ce que nous appelons un peuple. L'étape suivante est née d'un vécu commun et de la prise de conscience de ce vécu : cette forme supérieure qu'est la nation, née pour nous en août 1914. La vision raciale de Rosenberg que vous avez faite vôtre nie la grande tâche du national-socialisme, la constitution du peuple allemand en nation et conduit même à la dissolution de ce peuple. Elle nie donc ce qui est à mes yeux l'objectif et le sens de la révolution allemande à venir ».

    Lui :

    « Vous êtes un libéral. Toute révolution est fondamentalement raciale. Il n'y a pas de révolution économique, politique ou sociale. Le combat oppose toujours une sous-couche racialement inférieure à une race supérieure régnante. Lorsque la race supérieure a oublié cette loi, elle perd la lutte. Toutes les révolutions de l'histoire mondiale, et je les ai étudiées avec beaucoup de soin, ne sont rien d'autre que des combats raciaux. Lisez donc le nouveau livre de Rosenberg [Le Mythe du XXe siècle, NDT]. Vous avez là toutes les réponses. Le livre à une dimension considérable, supérieure même aux Fondements du XIXe siècle de Chamberlain. Vos erreurs dans le domaine de la politique extérieure s'expliquent par votre méconnaissance des facteurs raciaux. Vous vous êtes par exemple enthousiasmé pour le mouvement indépendantiste hindou… Sachez que les Anglo-saxons ont mission de gouverner les peuples qui leurs sont soumis, au nom précisément de leur supériorité. La race nordique est appelée à dominer le monde, et ce droit doit guider notre politique extérieure. C'est pourquoi nous ne pouvons envisager aucun rapprochement avec la Russie, qui est un corps slaves-tartare surmonté d'une tête juive. J'ai connu les slaves dans mon pays de naissance. À l'époque où sur ce corps slave régnait une tête germanique, l'entente était possible, Bismarck d'ailleurs esquissa ce rapprochement. Mais aujourd’hui, ce serait un crime ».

    Je rétorquais que la politique étrangère ne me paraissait pas pouvoir être dictée par semblables considérations :

    « Il m'importe seulement de savoir si en matière de politique extérieure une population donnée sert l'Allemagne ou lui nuit. Dans le premier cas, je la tiens pour favorable, quand bien même j'aurais la plus vive antipathie pour ce peuple, dans le deuxième cas, je la tiens pour mauvaise, quelque soit ma sympathie personnelle pour le peuple en question. En la matière, je suis d'avis que le premier devoir de l'Allemagne au regard de l'étranger est l'abrogation du traité de Versailles. Si je passe en revue les puissances qui — pour des motifs purement égoïste, il s'entend — partagent cette même aspiration, je ne vois que l'Italie et la Russie. C'est pourquoi je suis favorable au rapprochement avec l'Italie, bien que les Italiens me soient antipathique, et, de même, une entente avec la Russie me paraît possible, au moins théoriquement. Le bolchévisme m'enthousiasme aussi peu que le fascisme, et la personnalité de Staline m'indiffère autant que celle de Mussolini, de Mac Donald ou de Poincaré. Je n'ai en vue que l'intérêt de l'Allemagne ».

    M. Hitler s'accorda avec moi sur la primauté de l'intérêt de l'Allemagne en matière de politique étrangère. À ses yeux, une entente avec l'Angleterre répond à cet impératif, le but est la domination nordique germanique sur l'Europe, et à travers l'Amérique nordique-germanique sur le monde.

    Comme il se faisait tard — il était près de 4 heures —, je demandai de poursuivre notre conversation le lendemain, sur le terrai spécifique du socialisme.

    « Car, déclarai-je, la question de politique extérieure est pour l'heure purement théorique. Ni vous, ni moi, n'avons à prendre de décisions et je pourrais me satisfaire de cette formulation, que la politique étrangère n'obéit qu'à un objectif unique : le bien de l'Allemagne. La politique culturelle n'est pas très importante à mes yeux, elle me paraît en tous cas tout à fait secondaire au stade actuel. La question centrale et décisive à mes yeux est l'organisation économique et le socialisme, car c'est en cette matière que j'ai les plus grands doutes sur la politique du parti ».

    Nous convînmes de reprendre notre conversation le lendemain matin, le jeudi 22 mai à 10h.

    Nous soussignés déclarons que ce compte-rendu est fidèle au récit que M. Le Dr Strasser nous a fait de son entretien pendant plusieurs heures, le soir du 21 mai. Richard Shapke Herbert Blank Günther Kübler Paul Brinkman Berlin, le 2 juin 1930.

    Le 22 mai

    Jeudi 22 mai, à 10h du matin, après un bref entretien avec mon frère Grégor, je me rendis à l'hôtel Sanssouci, ainsi que nous en avions convenu la veille avec M. Hitler. Comme nous avions esquissé la veille le plan de la conversation de ce jour, j'avais réfléchi à cinq points fondamentaux que j'avais transcrits, car je tenais à en faire le centre de notre entretien. Ces cinq points dont j'avais donné communication à mon frère au cours de notre brève rencontre étaient les suivants :

    • 1. Nous voulons une révolution allemande qui aborde au fond tous les domaines et s'octroie tous les moyens.
    • 2. Il découle de ce qui précède que nous nous opposons également au capitalisme bourgeois et au marxisme internationaliste.
    • 3. À mes yeux, la propriété n'est pas inaliénable, nous voulons un socialisme allemand, et donc une participation de tous à la propriété, à la direction et aux gains de l'économie nationale.
    • 4. Cette position révolutionnaire nous fait interdiction de participer à un gouvernement de coalition.
    • 5. Cette attitude anticapitaliste et anti-impérialiste implique que nous n'envisagions pas de guerre d'intervention contre la Russie.

    Je rencontrai M. Hitler au petit-déjeuner. À cette occasion, nous discutâmes seulement de questions générales, l'annonce de la dissolution du parlement saxon et les perspectives de l'élection prochaine. Après quoi nous nous rendîmes dans un salon de l'hôtel où je me trouvai en nombreuse compagnie. M. Adolf Hitler, son secrétaire personnel, M. Rudolf Hess, M. Amann, directeur du Völkischer Beobachter, mon frère Grégor Strasser, M. Hans Hinkel, associé de la Société d'Edition Combat et moi-même. Si je demandai à M. Hitler que notre conversation se poursuive entre quatre yeux, c'est que je voulais connaître la véritable pensée d'Hitler, sans qu'il y ait d'autres personnes à prendre en considération. Proposition rejetée par M. Hitler, pour qui les présents étaient directement intéressés au débat. D'un autre côté, il ne m'était pas indifférent de débattre des questions fondamentales du socialisme devant un auditoire élargie, c'est pourquoi j'acceptai, tout en sachant que mes interlocuteurs étaient ,de toute façon, acquis à M. Hitler.

    À la demande d'Hitler, je commençai à peu près en ces termes :

    « La discussion d'hier a montré que des points importants devaient être éclaircis. Il s'agit de savoir si comme moi vous êtes d'avis que la révolution à laquelle nous aspirons doit s'effectuer aux plan politique, économique et spirituel. Auquel cas elle implique que nous nous montrions inflexible et que nous combattions avec une ardeur égale la bourgeoisie capitaliste et le marxisme internationaliste, ce qui nous amène au point central de cet entretien. Notre propagande ne doit pas s'attacher à la seule lutte anti-marxiste, elle doit s'attaquer également au capitalisme et fonder un socialisme allemand. Ce qui nécessite qu'on éclaire le concept de propriété. Je considère que le respect religieux de la propriété privée exclut toute possibilité d'un socialisme allemand. Nous savons naturellement que toute culture repose sur la propriété, mais une fois reconnue l'importance extraordinaire de cette constatation, à savoir que seule une assise matérielle permet à l'être humain de s'épanouir et d'avoir un comportement droit et fier, il en résulte la nécessité de donner aux 80% d'Allemands non propriétaires la possibilité d'acquérir une forme de propriété.

    Cette possibilité, le système capitaliste actuel ne la leur donne pas. La situation est comparable à celle qui prévalait au temps des guerres de libération [contre Napoléon, NDT]. À l'époque, le Baron Von Stein prononça ces paroles dont nous devrions nous inspirer : “Pour apporter à la nation liberté et honneur, il faut permettre à ceux qui en son sein sont opprimés d'accéder à la propriété et de participer au destin commun”. Les opprimés étaient alors les serfs qui cultivaient la terre sans disposer d'aucun bien, pas même de leur corps. Il fallait libérer la paysannerie. Aujourd'hui, il faut libérer la masse ouvrière. À l'époque, on autorisa les paysans désormais affranchis à acquérir des terres et à participer au destin commun. Aujourd'hui la masse ouvrière doit accéder à la propriété et être associées aux décisions.

    La propriété individuelle se conçoit pour l'agriculture, car le sol est divisible en petites parcelles. En matière industrielle, les choses se présentent différemment, il faut donc opter pour la propriété collective de l'entreprise, et ce à un double titre : d'une part l'ouvrier participe aux destinées de la nation et à son économie, d'autre part il est membre de la collectivité de l'entreprise dans laquelle il travaille. Pour pouvoir distribuer des terres aux paysans, Stein dut en confisquer aux grands propriétaires, car il ne se trouvait pas de terres sans maîtres. Nous devons faire de même aujourd'hui : les entrepreneurs détiennent le monopole de la propriété industrielle, il faut donc saisir une part de cette propriété pour la donner aux ouvriers, et dans un sens plus large, au peuple dans son ensemble. Ces propos nous font traiter de bolchéviques, mais les grands propriétaires traitèrent de même de Jacobin le Baron Von Stein. Pourtant : la libération de la Prusse eut été impensable sans la libération de sa paysannerie. De même, la libération de l'Allemagne passe par la libération des ouvriers allemands ».

    Hitler :

    « La comparaison n'a pas de sens. Vous ne pouvez mettre sur le même plan la libération de la paysannerie et les exigences d'une société industrielle complexe. Bien entendu, on peut démembrer des terres et les redistribuer, mais justement, non ne peut faire de même avec une usine ».

    J'interrompis M. Hitler pour confirmer qu'il existe une réelle différence sur la forme, et que par cette comparaison, j'entendais souligner qu'à l'époque, la libération des paysans, coïncidant avec l'amorce d'une administration propre pour chacun des états, avait seule permis cet élan gigantesque qui déclencha les guerres de libération. Rien ne se serait passé, si on en était resté au principe d'inviolabilité de la sacro-sainte propriété. J'avais moi-même souligné la diversité des formes et le caractère double de la propriété collective. La collectivité a part à la propriété et aux décisions, à des degrés divers. Il faut ici distinguer l'individu perçu en tant que citoyen et en tant que membre de l'entreprise. Le premier a accès à la propriété plus qu'aux décision, le second prend les décisions plus qu'il n'a pas de part à la propriété. Sur une demande de M. Hitler, je déclarai qu'à mon sens, 49% de la propriété et des bénéfices devaient rester aux mains de leurs détenteurs actuels, 41% devait revenir à l’État qui représente la nation, et 10% au personnel de l'entreprise. Les décisions quant à elles devaient être prises à part égale entre l'entrepreneur, l’État et le personnel, de façon à réduire l'influence de l’État et à accroître celle des ouvriers.

    Hitler :

    « Vous faîtes là du marxisme, du bolchévisme pur et simple. Cette démocratie, qui politiquement nous a menés à la Russie, vous prétendez l'étendre à l'économie, et ruiner du même coup la nation entière. Par là même, vous évacuez tous les progrès de l'humanité, lesquels furent toujours le fait d'un individu, d'un grand inventeur ».

    Je répliquais en rejetant cette notion de progrès. Pour moi, l'invention des WC n'est pas un acte culturel.

    Hitler :

    « Vous ne voulez tout de même pas nier l'évolution de l'humanité depuis l'âge de pierre jusqu'aux formidables inventions de la technique moderne, l'effacer d'un trait de plume au nom du système que vous avez imaginé ».

    Je lui opposai que je ne crois pas au progrès de l'humanité. Bien plus, je pense que l'homme est resté inchangé depuis des millénaires, même s'il modifie son apparence. M. Hitler croyait-il Goethe dépassé parce qu'il n'a pas roulé en automobile ou Napoléon parce qu'il n'avait pas la radio ? Je ne vois dans ce prétendu progrès que des stades d'altération. L'homme de 20 ans rêve d'avoir 30 ans et voit là un progrès. Le quadragénaire sera plus circonspect à la perspective de ses 50 ans, et le sexagénaire ne se regardera guère comme un progrès les dix années à venir. En effet, contrairement à ce que prétendent les libéraux, l'organisme ne se développe pas de façon linéaire, mais en vertu de cycles biologiques de la vie à la mort. M. Hitler répondit que mes propos étaient purement théoriques. La vie pratique attestait jour après jour des progrès techniques de l'humanité, progrès qui trouvaient toujours leur impulsion dans un petit nombre. J'objectais que les grands noms de l'histoire n'avaient pas eu à mon sens le rôle qu'on leur prêtait. L'homme n'est pas créateur d'histoire, il est l'instrument du destin. M. Hitler me demanda alors brutalement si j'entendais aussi nier qu'il avait fondé le national-socialisme. Je le niais en effet, car je voyais dans le national-socialisme le fruit de la destinée, une idée implantée dans le cœur de centaines de milliers d'hommes, plus ou moins profondément, et avec des conséquences plus ou moins appuyés. Elle avait trouvé une expression particulièrement forte chez lui. Hitler, mais la simultanéité de l'apparition du national socialisme et l'identité de contenu prouvaient qu'il recouvre un processus historique nécessaire plus qu'il n'est l'affaire d'un homme ou d'une organisation. Cette observation vaut au demeurant pour l'établissement du capitalisme, par delà les notions de bien et de mal. Aujourd'hui, ce système capitaliste est sur son déclin, il est moribond et doit céder la place au socialisme, qui façonnera l'image des 150 prochaines années.

    Hitler :

    « Vous nommez socialisme une vision purement marxiste. Le système que vous avez bâti est un travail d'école, il ne correspond pas à la réalité de la vie. Au sens où vous l'entendez, il n'y a pas de système capitaliste. Le chef d'entreprise est dépendant de sa force de travail, de la disposition de ses ouvriers à participer à l'effort commun. S'il font grève, sa propriété est sans valeur. D'autre part : de quel droit se prévaudraient-ils pour réclamer une part de cette propriété, voire même pour participer aux décisions ? M. Amann, accepteriez-vous que vos sténos se prennent tout à coup à discuter vos décisions ? L'entrepreneur est responsable de la production, et assure aux ouvriers leur subsistance. Nos grands chefs d'entreprise n'ont pas tant en vue l'accumulation des richesses et le bien être que la responsabilité et la puissance. Ils ont acquis ce droit par une sélection naturelle : ils sont de bonne race. Or vous voudriez les flanquer d'un conseil d'incompétents, qui n'ont aucune notion de rien. Cela aucun dirigeant économique ne peut l'accepter ».

    Je répliquais qu'un simple regard porté sur les tenants du système capitaliste démontrait tout le contraire d'une sélection raciale dans notre sens. Et cela est bien naturel, quand la sélection se fait par l'argent. L'acquisition de richesses est le pire des critères pour un homme aspirant à l'héroïsme. À l'inverse, le système socialiste favorisant la responsabilité, le service rendu à la communauté et le respect des concitoyens, créerait une toute autre sélection raciale. Mais lorsque M. Hitler défendit l'idée que l'économie devait obéir à des critères de rentabilité, je m'insurgeais :

    « À cet égard, le national-socialisme défend un position exactement inverse ! À mes yeux, l'économie n'a d'autre sens et d'autre devoir que d'assurer à la nation la nourriture, l'habillement et le logement, et de prévoir en outre quelques réserves pour des temps de guerre et de pénurie. Or si l'on considère que l'économie doit couvrir les besoins, il est indifférent que les coûts de production soient plus élevés en Allemagne que dans d'autres pays. Dans une Allemagne nationale-socialiste, il importe peu que les fermiers états-uniens produisent un maïs deux fois moins cher, puisque le marché mondial ne nous intéresse pas. Naturellement, cela implique l'autarcie économique, et pour la conduire, un monopole des échanges internationaux mais elle seule permet une politique avantageuse pour la nation ».

    Hitler :

    « Votre théorie est funeste et mène au dilettantisme. Pensez-vous donc que nous puissions jamais nous abstraire du commerce mondial ? Nous devons importer l'essentiel de nos matières premières et écouler nos propres produits manufacturés. Il y a quelques mois, j'ai reçu d'Asie orientale un rapport sur la compétition économique mondiale (Hitler fait allusion ici à une lettre du lieutenant Kriebel, qui résidait alors en Chine, NDT). Nous ne pouvons ni ne voulons freiner cette évolution. Tout au contraire, la race blanche, nordique, a pour mission d'organiser le monde de telle sorte que chaque pays produise ce pourquoi il a des compétences particulières. Il nous incombe à nous de réaliser ce projet grandiose. Croyez-moi, le national-socialisme serait d'une bien pauvre nature s'il se bornait à l'Allemagne et ne scellait pas la domination du monde par la race blanche pour les 1000 ou 2000 années à venir. Cela ne signifie pas l'exploitation des autres races. Simplement, les races inférieures sont appelées à des réalisations autres que les races supérieures. Nous devons assurer la domination du monde de concert avec les Anglo-Saxons ».

    Je répliquais que j'étais effrayé par la définition d'un tel objectif qui rejoint l'idéal de la haute finance, laquelle voit dans le monde un vaste champ d'échanges destructeur des économies nationales et de toutes les différences entre les peuples. Pour moi, le national-socialisme restreint ses objectifs à l'autarcie dans une nation dont la croissance et la force vitale sont les conditions uniques d'une amélioration des bases d'alimentation en l'absence de tout objectif de nature impérialiste ou capitaliste. Mon frère intervint ici dans le débat pour dire à M. Hitler qu'à ses yeux également, nous devions viser l'autarcie économique et réduire notre implication dans l'économie mondiale au minimum nécessaire pour l'approvisionnement en matières premières. M. Hitler répondit que l'autarcie pouvait être visée à long terme, mais que avant 100 ans, nous ne serions pas en mesure de subsister en l'absence d'échanges de biens avec l'extérieur. Une longue discussion économique s'en suivit sur ce point précis, que je ramenais brutalement sur le champ du socialisme par une question concrète à M. Hitler :

    « Si vous preniez le pouvoir demain en Allemagne que feriez-vous immédiatement de la firme Krupp ? Au regard des actionnaires, des ouvriers, de la propriété, des bénéfices et de la direction, maintiendrez-vous les choses en l'état ? ».

    Hitler :

    « Mais naturellement. Me croyez-vous assez stupide pour détruire l'économie ? L’État n'interviendrait que si les personnes n'agissaient pas dans l'intérêt de la nation. Il n'est pas besoin de dépossession ni de participation de tous aux décisions. L’État fort interviendra quand il le faudra, poussé par des motifs supérieurs, sans égard pour les intérêt particuliers ».

    Moi :

    « Mais M. Hitler, si vous entendez préserver le système capitaliste, vous n'avez pas le droit de parler de socialisme ! Car les militants sont en premier lieu des socialistes, ils se réfèrent au programme du parti, qui prévoit expressément la socialisation des entreprises d'intérêt national ».

    Lui :

    « L'expression de socialisme est mauvaise en soi, et surtout : elle n'implique pas que les entreprises doivent être étatisées, mais seulement qu'elles peuvent l'être, dans l'hypothèse où elles œuvreraient contre les intérêt de la nation. Aussi longtemps que ce n'est pas le cas, il serait criminel de détruire l'économie ».

    Moi :

    « Je n'ai jamais vu un capitaliste qui ne déclare qu'il agit pour le bien de la nation. Comment le constater de l'extérieur ? Comment pensez-vous ancrer le droit d'intervention de l’État, sans créer un corps de fonctionnaires aux pouvoirs arbitraires et illimités surplombant l'économie, et beaucoup plus inquiétant pour elle qui le socialisme ? »

    Lui :

    « Le fascisme nous offre un modèle que nous pourrions absolument reprendre ! Comme c'est le cas dans le fascisme les entrepreneurs et les ouvriers de notre État national-socialiste siégeront côte à côte, égaux en droit, l’État fort interviendra en cas de conflit pour imposer sa décision et faire en sorte que les luttes économiques ne mettent pas en danger la vie de la nation ».

    Moi :

    « Le fascisme n'a pas trouvé sa vie entre capital et travail . Il ne l'a même pas cherché, il s'est borné à contenir les luttes sociales en maintenant la toute-puissance du capital sur le travail. Le fascisme n'est en rien un dépassement du capitalisme. Au contraire, jusqu'à maintenant en tous cas, il a maintenu le système capitaliste dans ses pouvoirs, comme vous voulez le faire vous-même ».

    Lui :

    « Tout cela n'est que théories. En réalité, il n'y a en économie qu'un seul système : la responsabilité vers le haut et l'autorité vers le bas. J'attends de M. Amann qu'il ait de l'autorité sur ses subordonnés et réponde de ses actes devant moi M. Amann attend de son chef de département qu'il agisse en être responsable vis à vis de lui et se fasse obéir de ses sténos, lesquelles sont à leur tour responsables devant le chef de département et exercent leur autorité dans leur secteur. Il en est ainsi depuis des millénaires, et il ne peut en être autrement ».

    Moi :

    « Ou est alors la différence avec le directeur d'entreprise responsable devant son conseil d'administration (il doit réaliser un maximum de dividendes) mais maître en sa demeure face à ses employés et ses ouvriers, avec le chef d'atelier qui répond de son équipe devant le directeur d'usine (il veille à ce que tout le monde travaille dur) et a autorité sur ses ouvriers ? ».

    Lui :

    « Ce système est juste, et il ne peut y en avoir d'autre. Il manque seulement au système actuel la responsabilité devant la nation, Un système qui reposerait sur autre chose que l'autorité vers le bas et la responsabilité vers le haut ne pourrait prendre valablement de décisions, il engendrerait l'anarchie et le bolchevisme. Cela tient à la nature même du processus de production, qui ne connaît pas cette distinction d'école entre capitalisme et socialisme ».

    Moi :

    « M. Hitler, c'est vrai, le processus de production reste le même. L'assemblage d'une voiture est peu différent dans le système socialiste et dans le système capitaliste. En revanche, la politique de production, les objectifs économiques sont du ressort du système. Quand il y a quelques années, le système a donné à deux ou trois douzaines d'hommes ni meilleurs, ni pires que d'autres, les moyens juridiques, moraux et économiques de jeter sur le pavé 250.000 ouvriers de la Ruhr, un million d'Allemands en comptant leur famille, parce qu'un titre de propriété leur conférait un pouvoir de décision illimité, je dis que c'est le système qui est criminel et qu'il faut changer, et non pas les hommes. La réalité du capitalisme est ici clairement visible, et la nécessité de l'instauration du socialisme ».

    Lui :

    « Mais pour changer cette situation, il n'est pas besoin que les ouvriers soient copropriétaires de l'entreprise ou participèrent à ses décisions. C'est le rôle d'un État fort de s'assurer que la production serve les intérêts de la nation. S'il y a manquement dans certains cas, l’État saura prendre des mesures énergiques, déposséder l'entreprise en défaut et prendre en mains ses destinées ».

    Moi :

    « Mais d'une part cela ne changerait rien à la destinée des ouvriers, objets de l'économie, au lieu d'en être les sujets. Par ailleurs, je constate que vous êtes disposé à rompre avec le principe sacro-saint de l'inviolabilité de la propriété privé. Puisque vous franchissez le pas, pourquoi une intervention arbitraire au cas par cas par des fonctionnaires insuffisamment informés par les instances locales et à la merci de dénonciations personnelles, pourquoi ne pas ancrer directement, organiquement, ce droit d'intervention dans l'économie ? ».

    Lui :

    « Des différences fondamentales nous opposent ici, car la propriété et la décision collectives s'apparentent au marxisme. Or, pour ma part, je réserve le droit d'intervention à une élite au sein de l’État ».

    Le débat se trouva alors interrompu par l'arrivé de MM. Stohr et Buch que M. Hitler accompagna dans sa chambre privée, rejoint par M. Hess. Il était environ une heure et demie. Je demeurai pendant un moment avec les personnes restant, sans qu'il se dit rien de décisif. M. Hitler ne m'informa du résultat de ces deux longs entretiens ni oralement, ni par écrit.

     

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    Les socialistes quittent le NSDAP

    Manifeste de fondation du Front Noir

    À l'issue de l'entretien, relaté ci-dessus, entre Adolf Hitler et Otto Strasser, le Cercle des Éditions Combat se prépara à quitter le parti d'Hitler. Otto Strasser rédigea le manifeste qui devait être rendu public dès l'annonce de la séparation, aidé par le comte Reventlow, le capitaine Buchrucker, Herbert Blank, Eugen Mossakowsky et nombre de dirigeants du parti en Allemagne du Nord (parmi lesquels le Dr Von Leers, aujourd'hui un inconditionnel d'Hitler). La séparation intervint le 4 juillet 1930, après que le Dr Goebbels, à la demande d'Hitler, eut prononcé l'exclusion de bon nombre de militants berlinois “suspects”. Au dernier moment, plusieurs “conspirateurs” (parmi lesquels le comte Reventlow et le Dr Von Leers !) rentrèrent dans le rang, pendant que le gros des militants, sous la direction de Strasser, Buchrucker et Blank, fondaient la Communauté de Combat des Nationaux Socialistes Révolutionnaires, qui par fusion avec le cercle Action, avec des membres de la Jeunesse bündish et des opposants au sein de la SA (putsch de Stennes) devint le Front Noir. Nous pensons qu'il était instructif pour l'histoire du parti d'Hitler et du Front Noir, mais également pour comprendre le système hitlérien aujourd'hui de reproduire ici les points essentiels de ce document du groupe d'opposition (publié dans le Nationaler Sozialist n° 110 du 4 juillet 1930).

    LES SOCIALISTES QUITTENT LE NSDAP

    Nous constatons avec tristesse depuis plusieurs mois l'évolution du NSDAP et voyons avec une crainte accrue que le parti s'éloigne de plus en plus souvent, et en des points de plus en plus cruciaux, de l'idée nationale socialiste. Sur bon nombre de questions de politique étrangère, intérieure et surtout économique, le parti a pris des positions de moins en moins compatibles avec les 25 points du programme qui est seul légitime à nos yeux. Plus lourd de conséquences encore, le sentiment d'un embourgeoisement croissant du parti, l'accent mis sur des questions tactiques, au détriment des principes, et l'observation angoissante que le parti a développé en son sein un appareil qui confond les intérêts du mouvement avec ses intérêts propres, et fait peu de cas des exigences de l'idée. Nous concevions et concevons le national socialisme comme un mouvement expressément anti-impérialiste.

    Son nationalisme se borne a préserver et assurer la vie et la croissance de la nation allemande sans aucune volonté de domination d'autres peuples et d'autres pays. Pour nous, le refus d'une guerre d'intervention contre la Russie prônée par le capitalisme international est naturel. Il nous est imposé par l'idée et par les exigences découlant d'une politique étrangère allemande. C'est pourquoi les fréquentes prises de position du parti en faveur de cette guerre d'intervention nous paraissent contraires à l'idée et aux exigences de la politique extérieure allemande. La lutte du peuple hindou pour sa liberté contre l'oppression anglaise et l'exploitation capitaliste s'impose, en premier lieu parce que tout affaiblissement d'une puissance signataire du traité de Versailles sert les intérêts d'une politique de libération allemande.

    En second lieu, nous approuvons la lutte des peuples opprimés contre les usurpateurs et les exploiteurs, car notre idée du nationalisme implique que le droit à l'épanouissement de l'identité des peuples que nous réclamons pour nous-mêmes s'applique également aux autres peuples et aux autres nations. Nous ignorons en effet la notion libérales des “bienfaits de la civilisation”. C'est pourquoi nous avons estimé contraire aux intérêts réels de l'Allemagne et aux principes fondamentaux du national socialisme le soutien du parti à l'impérialisme britannique contre le mouvement de libération hindou. La nature du national socialisme est à nos yeux d'être un mouvement grand allemand dont l'objectif pour l’État est la création d'une grande Allemagne du peuple allemand par le refus des États nés de considérations dynastiques, religieuses ou arbitraires (l'intervention de Napoléon) qui interdisent toute union des forces nationales indispensable pour libérer l'Allemagne et affirmer son assise. C'est pourquoi les fréquentes prises de position du parti en faveur du système des États séparés, dont la conservation et la montée en puissance sont assimilés à un devoir du national socialisme, nous paraissent contraires aux intérêt de l’État et à l'idée d'une Union Grande-Allemande.

    À nos yeux, le national-socialisme fut et demeure un mouvement républicain où la monarchie héréditaire n'a pas de place, non plus que les privilèges qui reposent sur autre chose que le mérite envers la nation. Le national-socialisme est révolutionnaire, il doit en finir avec le principe d'une souveraineté illégitime et avec une démocratie purement formelle pour instaurer une démocratie organique de type germanique et corporative. L'obscurité sciemment entretenue par le parti sur le choix entre république et monarchie nous gène tout autant que les éloges excessifs que les organes officiels multiplient à l'égard du principe de souveraineté fasciste, car nous y voyons une menace pour le mouvement et un péché contre l'idée. Le national-socialisme est surtout à nos yeux l'antithèse du capitalisme international. Il entend instaurer le socialisme dont l'idée fut trahi par le marxisme, édifier une économie de type collectif gérée par la nation au profit de la nation, briser la domination de l'argent sur le travail, qui empêche l'épanouissement de l'âme d'un peuple et la constitution d'une véritable communauté populaire. Pour nous, le socialisme appelle une économie fondée sur les besoins nationaux impliquant l'accession de tous les travailleurs à la propriété, aux décisions et aux profits de la nation. Il implique de briser le monopole de la propriété capitaliste et surtout le monopole de décision qui profite actuellement au seul détenteur du titre de propriété.

    Nous estimons contraire à l'esprit et au programme du national socialisme, dont nous avons soutenu avec force les exigences sociales, l'étiolement progressif de la volonté sociale du mouvement (par exemple sur le point 17) à travers des formulations vagues qui contrastent avec le programme en 25 points du parti. Nous estimons que le national socialisme s'oppose par son essence même tout autant à la bourgeoisie capitaliste qu'au marxisme international, et qu'il a pour tâche de les combattre l'une et l'autre : le marxisme en tant qu'il associe à une idée du socialisme juste en soi le libéralisme d'un matérialisme et d'un internationalisme erronés, la bourgeoisie en tant qu'elle associe à un sens tout aussi juste du nationalisme un rationalisme et un capitalisme libéraux également faux. Les forces positives qui se dégagent de ces deux combinaisons funestes sont vouées à la stérilité pour la nation et l'histoire : c'est pourquoi il n'y a pas à notre sens de différence fondamentale dans notre double opposition au marxisme et à la bourgeoisie.

    Le libéralisme à l'oeuvre dans les deux cas en fait nos ennemis. Nous ressentons les slogans purement antimarxistes affichés ces derniers temps par les dirigeants de parti comme une demi-vérité, laquelle laisse soupçonner une sympathie pour une bourgeoisie qui utilise ces mêmes slogans pour dépendre ses intérêts capitalistes. Or jamais nous n'eûmes rien de commun avec ces intérêts. Ces appréhensions fondamentales se trouvèrent confirmées, renforcées, éclairées par des craintes nées des choix tactiques opérés par le NSDAP. Nous avons toujours constaté avec une certaine gêne et quelque dépit qu'Adolf Hitler s'exprimait fréquemment aux côtés de personnalités du monde de l'entreprise et du capitalisme sur les buts et les voies du national-socialisme, mais s'interdisait de rencontrer les leaders ouvriers et paysans. Voulait-on par là faire croire que le national socialisme était plus proche des premiers que des seconds ? Cette impression était d'autant plus funeste que nous en étions sûrs, la sincérité de notre volonté socialiste excluait toute entente avec les patrons, lesquels privilégieraient toujours leurs intérêts capitalistes sur la réalisation d'objectifs nationaux, pour peu que ceux-ci impliquent le passage au socialisme. Pour ce même motif, nous nous inquiétâmes des liens tissés par la direction du parti avec Hugenberg, le Parti Populaire National Allemand, parfois avec les “Casques d'acier” et les “Patriotes”. Peut-être s'expliquaient ils dans certains cas, lors de consultations populaires, mais ils donnaient une mauvaise image de notre mouvement.

    À nos yeux, le national-socialisme, de part son caractère révolutionnaire se doit fondamentalement de refuser toute politique de compromis et de coalition, car les coalitions aident au maintien du système en place, un système d'asservissement national et d'exploitation capitaliste. La nature même du national-socialisme et son objectif, la révolution allemande, nous interdisent à nos yeux de vouloir entrer dans cet État que nous avons combattu avec toute la force de notre volonté révolutionnaire. La décision de la direction du parti de participer à un gouvernement de coalition en Thuringe en s'appuyant sur les partis bourgeois nous a fortement ébranlée. Nous nous sommes demandés si notre conception de la nature et de l'objectif du national-socialisme, tels qu'il s'expriment clairement dans le programme et les actions passées du parti pouvaient encore être préservés. Les réserves que nous émises restèrent sans réponse de la direction du parti.

    Le NSDAP était ainsi dans la situation du SPD après 1919, lorsque ce parti décida de s'unir aux ennemis de ses conceptions économiques et trahit ce faisant ses objectifs politiques. Cette même logique implacable conduisait le NSDAP à trahir ses principes et à accepter en Thuringe un nouvel impôt, l'augmentation des loyers, etc. Les persécutions de l’État ne justifient aucunement le renoncement aux convictions, comme le prouvent les interdictions en Bavière et en Prusse. Surtout, il provoque le découragement et fait perdre au mouvement son caractère, car cet argument de la lâcheté peut justifier n'importe quelle trahison. Pour nous, la tactique trouve sa finalité dans les principes. À l'inverse, la direction du parti s'est progressivement éloignée de son programme et de points de plus en plus fondamentaux, sous couvert de considérations tactiques. Le mouvement s'est embourgeoisé, il est aussi devenu un parti de bonzes.

    Les dirigeants de la SA et une proportion grandissante des cadres du mouvement ont adopté une attitude et des modes de vie contraires aux impératifs d'un mouvement révolutionnaire et à la dignité. La dépendance matérielle directe ou indirecte de la quasi totalité des cadres du parti et de son Führer a créé cette atmosphère byzantine qui interdit toute expression d'une opinion indépendante et entraîne cette corruption politique et économique à laquelle les simples militants furent sensibles sans qu'il puissent s'y opposer du fait de la structure même du parti. Elle explique aussi tous les faux pas nés de conflits de personnes au sein du mouvement Préoccupés par cette évolution aux plans des principes, de la tactique et de l'organisation, nous avons multiplié les mises en garde et les avertissement. En témoignent les cinq années d'existence de notre journal, Les Lettres Nationales-Socialiste, comme aussi nos discours et nos entretiens personnels, qui défiaient les pressions subies de la part de la hiérarchie.

    À aucun moment nous n'avons envisagé, par opportunisme politique, de modifier notre comportement, et bien souvent, voyant la gravité des entorses à l'esprit du national-socialisme, de la part de la direction du parti, nous nous sommes demandés s'il ne convenait pas de prendre position publiquement. Si nous ne l'avons pas fait jusqu'à maintenant, c'est que bien souvent, la direction du parti ne reniait pas ouvertement les 25 points et parce que nous espérions que l'esprit révolutionnaire qui vit parmi la masse des SA et surtout de sa jeunesse triompherait de l'embourgeoisement des bonzes du parti.

     

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