• Günter Maschke : ex-gauchiste, schmittien, pessimiste et amoureux de la vie

    MaschkeÀ l'âge de six ans, Günter Maschke, natif d'Erfurt en Thuringe, s'installe dans la ville épiscopale de Trêves, en Rhénanie-Palatinat. En 1960, il adhère à la Deutsche Friedensunion (l'Union allemande pour la paix) et, plus tard, à la KPD communiste illégale. Deux tentatives pour échapper à l'étroitesse d'esprit de cette ville provinciale. Après des études secondaires et un diplôme de courtier d'assurances, il décide de devenir écrivain. Dans le cercle qui se réunissait autour de Max Bense et de Ludwig Harig, il fait la connaissance de Gudrun Ensslin (future figure de proue de la Bande à Baader) à la Technische Hochschule de Stuttgart. Accompagné de la sœur de Gudrun, Johanna, il va s'installer à Tübingen pour y prendre en charge la rédaction du journal étudiant Notizen, de concert avec le futur terroriste Jörg Lang.

    En 1964, Maschke met sur pied un “Groupe d'Action Subversive” à Tübingen, une organisation légendaire qui a préfiguré la fameuse SDS gauchiste, à laquelle ont appartenu Rudi Dutschke (*) et Bernd Rabehl. Un an plus tard, Maschke reçoit son ordre de rejoindre la Bundeswehr : il refuse tant le service armé que le service civil. Il prend la fuite et commence un exil qui l'amènera d'abord à Paris puis à Zurich et finalement à Vienne, où il est collaborateur occasionnel de Volksstimme (d'obédience communiste) et du Wiener Tagebuch. Après une manifestation énergique contre la guerre du Vietnam dans la capitale autrichienne, Maschke est arrêté par la police. Il est déclaré “étranger indésirable” et il risque d'être refoulé en Allemagne où l'attend un mandat d'arrêt pour désertion. Après trois semaines de prison, l'ambassade de Cuba lui propose l'asile politique.

    Il restera à Cuba du début de 1968 à la fin de 1969. Dans le pays de Castro, Maschke est devenu national-révolutionnaire. Les raisons de cette conversion sont sans doute multiples : les conditions déplorables dans lesquelles végétaient ses amis ou les formes spéciales du “stalinisme tropical”… Ami du poète Padilla, un adversaire du régime cubain, il est impliqué dans cette affaire, arrêté par la police de Castro et renvoyé en Allemagne. Il y passera d'abord treize mois dans les prisons de Munich et de Landsberg.

    C'est là qu'il passera définitivement à “droite”. Mais le camp de la droite a hérité là d'un allié très critique, trop critique aux yeux de bon nombre de conservateurs bon teint. Ses premières avances sont brusquement repoussées. Beaucoup de droitiers et de conservateurs rejettent aveuglément les idées de gauche, un aveuglement que Maschke n'a jamais compris. Avec la gauche radicale, il s'est révolté contre l'américanisme, contre le parlementarisme et a milité en faveur d'une réforme du droit de la propriété. Mais, par ailleurs, il a toujours plaidé, contre une gauche qui ne cesse plus de s'éloigner du marxisme, pour un État fort, modérément autoritaire.

    Dans sa vie privée aujourd'hui, Maschke traduit et édite les textes de l'Espagnol Juan Donoso Cortés et de Carl Schmitt. Sur le plan scientifique, il travaille dur, il est exigeant et méticuleux, mais quand il reçoit ses amis, il est un hôte jovial et généreux, qui aime les bons plats et les bons vins, qui dissimule son pessimisme notoire derrière des blagues hautes en couleurs, derrière un charme exquis, avec une souveraineté bien consciente d'elle-même.

    ► Werner Olles, Nouvelles de Synergies Européennes n°xx, 1997. (article paru dans Junge Freiheit n°26/97)

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    Dutschke* Rudi Dutschke : Activiste de l’“Opposition Extra-Parlementaire” ouest-allemande dans les années 1965-69. Né à Schönefeld (près de Berlin) le 7 mars 1940 dans le foyer d’un fonctionnaire de la poste al­lemande, nationaliste et volontaire de guerre en dépit de ses 39 ans, Rudi Dutschke va d’abord développer une vision protestataire et luthérienne de la société, qui le conduira à rejeter le “socialisme réellement existant” de la RDA, pays où il est né. Il se réfugie à Berlin-Ouest, juste avant la construction du Mur de la honte. Il fon­de avec ses camarades le SDS (Ligue des Étudiants Socialistes allemands), puis, à l’avènement d’une “grande coalition” gouvernementale, unissant sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens, il crée cette fameuse “Op­po­sition extra-parlementaire” (APO), jugeant qu’une coalition aussi vaste ne permet pas l’expression d’une con­tes­tation parlementaire normale. Cette initiative le place sous les feux de la rampe et à la tête de la con­tes­ta­tion étudiante, au cours de laquelle il s’intéresse aux mouvements révolutionnaires latino-américains (sous l’in­fluen­ce de son ami chilien Gaston Salvatore), au Printemps de Prague, à la notion de “socialisme à visage hu­main”, à la notion d’“homme unidimensionnel” de Marcuse et au révolutionnarisme religieux d’Ernst Bloch (a­vec il entretiendra une longue correspondance). En avril 1968, juste avant les événements du Quartier Latin à Pa­ris, un individu, visiblement manipulé, lui tire une balle dans la tête. Dutschke survit, achève des études de phi­losophie à Berlin et termine sa carrière avec une chaire à l’Université d’Arhus au Danemark. Aujourd’hui, les com­pagnons de Dutschke ont rejoint en gros le camp national en Allemagne, dont Bernd Rabehl, Günter Masch­ke et surtout son avocat, Horst Mahler. Le frère de Dutschke a donné récemment un entretien à l’hebdo­ma­daire national-conservateur berlinois, Junge Freiheit. Ce glissement indique que la “gauche institutionnalisée” n’inspire plus les esprits rebelles. On doit au politologue suisse Ulrich Chaussy, une excellente biographie rai­sonnée de Dutschke, intitulée Die drei Leben des Rudi Dutschke, Pendo, Zurich, 1999.

    ***

    Quand les soixante-huitards passent à l’autre bord…

    Ils couraient au pas de charge dans les rues de Berlin, de Paris et même de Vienne en scandant des slogans d’extrême gauche, prenaient d’assaut les auditoires des universités, se battaient sauvagement contre la police dans les rues. Et de fait, en l’année 1968, le monde semblait sorti de ses gonds. Et pas seulement parce que des étudiantes, en signe de protestation, exhibaient leurs seins nus au visage de professeurs médusés et désarçonnés — heureusement que ces féministes étaient encore jeunes à l’époque ! Mais surtout parce que la classe politique dominante, dans la portion d’Europe qui n’était pas sous la férule communiste soviétique, a sérieusement redouté que les peuples n’accepteraient plus, à terme, la coopération militaire avec les États-Unis, grande puissance protectrice à l’époque de la guerre froide. Les rapports sur la manière dont les troupes américaines menaient leur guerre en Indochine ex-française, et sur les crimes qu’elles y commettaient, servaient de prétexte à toute une jeunesse pour se réclamer non seulement de l’anticapitalisme, mais aussi de l’antiaméricanisme et de l’anti-impérialisme. En République Fédérale allemande, tout un éventail d’organisations, situées idéologiquement à la gauche de la gauche, émergeaient dans le paysage politique, en marge de l’établissement. Parmi elles, le SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund), qui, sous son autre appellation d’“Opposition extra-parlementaire” (Ausserparlamentarische Opposition ou APO), entendait, sur le long terme, renverser l’établissement politique, bouleverser les certitudes et conventions de la société. Dans un premier temps, cette jeunesse s’était dressée contre « tout le moisi (Muff) de mille ans d’âge accumulé sous les robes (des professeurs d’université) ». Elle avait pris pour armes intellectuelles les livres de la “théorie critique” de l’École de Francfort. Aujourd’hui, ces révolutionnaires de la fin des années 60 sont sur le point de prendre leur retraite. L’APO annonçait une “longue marche” à travers les institutions et ses porte paroles de l’époque imaginaient que cette pérégrination combattante prendrait plus de temps : rapidement, les trublions ont réussi à occuper les postes qu’ils briguaient. Dans tous les domaines clefs des sociétés ouest-européennes, soit dans l’éducation, l’art, la culture, les médias, on les a accueillis avec bienveillance ; ce fut pour eux le succès assuré et ils ont donné le ton. Tous ceux qui n’ont pas franchi la limite fatale en s’engageant dans la clandestinité armée, le terrorisme de la Rote Armee Faktion de Baader, ont réussi en politique dans le cadre du parti des “Verts”, ont reçu des titres de docteur et de docteur honoris causa, sont devenus ministres ou conseillers, avec, à la clé, des honoraires plantureux.

    Quelques figures de proue de la révolte étudiante, comme Klaus Rainer Röhl, l’ex-mari de la terroriste ouest-allemande Ulrike Meinhof, à l’époque éditeur de l’organe central du mouvement extra-parlementaire, la revue konkret, posent aujourd’hui un jugement très négatif sur le mouvement de 68. Leurs jugements sont en effet fort sévères et partiellement, dois-je dire, moi, qui n’ai pas un passé de gauche, injustifiés dans leur dureté. Certes, il est de bon ton de dire que, dans l’histoire allemande, il n’y a eu qu’une et une seule phase, où tout fut carrément mauvais et même atroce ; il n’en demeure pas moins que l’après-guerre avait généré une atmosphère terriblement viciée (Mief), où la société était satisfaite d’elle-même, où l’hypocrisie petite-bourgeoise étouffait tous les élans et où dominait une sous-culture sans relief faite de loisirs à deux sous et de variétés d’une épouvantable platitude ; tout cela a contribué à donner à la jeune génération un sentiment général d’asphyxie. Nous étions évidemment dans l’après-guerre, après 1945 qui avait sonné le glas de l’idéal national-socialiste de la “Communauté populaire” (Volksgemeinschaft) et il n’aurait pas été opportun de quitter, tant sur le plan politique que sur le plan social, le droit chemin du juste milieu, de la moyenne, de la médiocrité (ndt : le pionnier belge du socialisme, Edmond Picard, aurait dit du “middelmatisme”, vocable qu’il forgea pour désigner la médiocrité belge, et qui traduit bien la notion allemande de Mittelmass). Pour bien comprendre ce que je veux dire ici, rappelons-nous ce qu’a dit Günter Grass l’an passé, lui qui fut pendant plusieurs décennies le thuriféraire de la SPD, sur son engagement dans la Waffen SS qu’il avait auparavant si soigneusement occulté ; c’était, a-t-il déclaré, l’esprit “anti-bourgeois” de cette milice du parti national-socialiste qui l’avait fasciné. Après le miracle économique de la RFA, il n’y avait plus de place dans la nouvelle société allemande pour une armée “anti-bourgeoise”, quelle qu’en ait été l’idéologie. Certes, quand on voulait se détourner des choses purement matérielles, on avait le loisir de lire les existentialistes français, et c’était à peu près tout. Ces existentialistes, regroupés autour de Sartre, niaient la religion et développaient une anthropologie particulière, où l’homme n’était plus qu’un être isolé dans un monde insaisissable et dépourvu de sens. Des livres comme L’homme révolté ou Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus étaient les références cardinales de cette époque, pour tous ceux qui pensaient échapper à la culture superficielle des années 50 et 60. La plupart des faiseurs d’opinion actuels, qui tiennent à s’inscrire dans la tradition de 68, affirment, sans sourciller, que l’intelligence est à gauche, et à gauche uniquement, ce que prennent pour argent comptant tous les benêts qui n’ont jamais eu l’occasion de connaître des figures comme Martin Heidegger, Ernst Jünger, Helmut Schelsky, Carl Schmitt ou Arnold Gehlen, dont les idées ne sont certainement pas classables à gauche.

    Il est un dicton courant qui nous dit : celui qui, à 20 ans, n’est pas à gauche, n’a point de cœur, et celui qui l’est toujours à 40 ans n’a pas de cervelle. Parmi les anciens dirigeants du mouvement extra-parlementaire de 68, nombreuses sont toutefois les personnalités qui se sont éloignées de l’extrémisme de gauche. Je viens de citer Klaus Rainer Röhl, l’ancien époux d’Ulrike Meinhof. Il fait bien évidemment partie de cette brochette d’esprits libres qui ont tourné le dos à leurs anciens engouements, parce qu’ils sont restés fidèles à l’idéal même de critique, un idéal qui ne peut tolérer les ritournelles, les figements. Röhl fait partie désormais de la petite phalange d’intellectuels qui critiquent avec acribie les mutations sociales de masse, que les idées de 68 ont impulsées. Bernd Rabehl, figure de proue du SDS étudiant, ainsi que de l’APO, en appelle, sans jamais ménager ses efforts, à l’esprit critique pour que l’on brise bientôt tous les liens par lesquels l’héritage intellectuel de 68 nous paralyse. Günter Maschke, jadis animateur pétulant de la Subversive Aktion, est devenu, au fil du temps, journaliste en vue du principal quotidien allemand, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, avant d’abandonner cette position et de s’adonner pleinement à l’exégèse de l’œuvre immortelle de Carl Schmitt. Cette liste de dissidents de la dissidence, devenue établissement, est bien sûr plus longue. Nous ne donnons ici que quelques exemples. Dépasser le marxisme, dont la logique est si fascinante, est un dur labeur intellectuel. Seuls les esprits vraiment forts peuvent avouer, aujourd’hui, qu’ils se sont trompés ou mépris dans leurs meilleures années, à l’époque de cette haute voltige intellectuelle dans nos universités. La question se pose aujourd’hui : y a-t-il des passerelles voire des points de réelle convergence entre les idées du mouvement de 68 et le conservatisme (révolutionnaire ou non) ? La critique de la culture de masse abrutissante qui nous vient principalement des États-Unis, la critique de la folie consumériste et de la saturation qu’elle provoque, mais aussi la volonté de préserver l’environnement naturel de l’homme, sa Heimat, sa patrie charnelle, sont autant de thématiques, d’idées et d’idéaux que l’on retrouve, sous d’autres appellations ou formules, dans l’héritage intellectuel du conservatisme ou des droites. Ni Maschke ni Rabehl ni Röhl ni les autres ni a fortiori un Horst Mahler ne sont devenus des intellectuels “bourgeois” aujourd’hui. Loin s’en faut ! Mais, si l’on réfléchit bien, au temps de leur jeunesse, un Ernst Jünger ou un Carl Schmitt seraient-ils allés siroter un p’tit kawa avec une Angela Merkel… ?

    ► Dimitrij Grieb, zur Zeit n°47/2007. (tr. fr. : Robert Steuckers) 

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    ◘ Textes de GM disponibles sur notre site :


    ◘ Sur l'auteur :

    « Günther Maschke » (A. de Benoist, 2007)

     

    intertitre

    ♦ ENTRETIENS ♦

     

     

    Le mensonge de la guerre permanente pour la paix perpétuelle [2005]

    • SB : Monsieur Maschke,vous venez de publier récemment un vaste recueil d’écrits de Carl Schmitt sur le droit des gens, sous un titre apparemment paradoxal : Frieden oder Pazifismus ? (La paix ou le pacifisme ?). Les pacifistes seraient-ils des acteurs politiques qui ne veulent pas la paix ?

    Aucune des variantes du pacifisme n’aspire à la paix en tant que non recours à la guerre, aucune d’entre elles n’aspire à une paix qui serait conclue après une guerre menée contre un ennemi que l’on reconnaîtra comme tel ; les pacifistes dans toutes leurs variantes veulent abolir la guerre, dans la mesure où ils nient son droit à exister. Ils considèrent que la guerre est un crime et entendent l’interdire par le droit ; le pacifisme armé, qui détermine le droit des gens depuis le Diktat de Versailles de 1919, rend possibles les sanctions, les mesures de maintien de la paix,  les occupations pacifiques, les mandats solidement étayés, les interventions humanitaires, ce qui équivaut, quels que soient les concepts camouflants utilisés, à des actions militaires contre tous ceux qui “brisent la paix”, contre les “agresseurs”. Par conséquent, tous les acteurs de l’échiquier doivent veiller à ne pas passer pour “agresseurs”. L’agresseur apparent doit pouvoir être montré comme tel, être littéralement construit de toutes pièces, ce qui signifie qu’il faudra provoquer l’ennemi pour qu’il commette des actes d’agression. De ce fait, le véritable agresseur est celui qui, en vertu de sa force et de sa position géographique, est en mesure de provoquer l’acte d’agression. “L’agresseur est celui qui force son adversaire à recourir aux armes”, disait déjà Frédéric le Grand. Celui qui se laisse provoquer se laissera passer un corde autour du cou, une corde qui n’est pas seulement d’ordre juridique, car il devra inévitablement songer aux conséquences de sa défaite éventuelle (c’est-à-dire celle qu’il devra accepter après une “capitulation sans condition”) et, subséquemment, luttera jusqu’à ce qu’il sera saigné à blanc. Ensuite, comme autre conséquence de ce pacifisme, nous repérons la tendance à éliminer toutes les règles du droit de la guerre ; contre celui qui a eu recours à la guerre, tout sera dès lors permis. Quant aux autres, les crimes qu’ils auront commis n’entreront pas en ligne de compte. Le chemin qui mène du pacifisme, en tant que négation du droit à faire la guerre, à la guerre “totale” et “juste” est très court : “perpetual war for perpetual peace” (“guerre permanente pour la paix perpétuelle”). Or les notions de guerre et de paix sont en corrélation ; le concept de paix présuppose toujours qu’il y a eu des hostilités préalables. Mais ceux qui pensent que ces hostilités sont par définition d’ordre criminel et que tout ennemi est, par voie de conséquence, un criminel, ne peuvent jamais faire de paix véritable. Car, justement, opérer une telle discrimination à l’encontre de la guerre et de l’ennemi, revient à ôter l’un des deux piliers qui soutiennent le droit des gens, en l’occurrence le pilier de la guerre, pour ne laisser que le pilier de la paix, ce qui ne permet évidemment aucune stabilité, donc aucune paix véritable. On ne peut faire la paix qu’avec un ennemi que l’on reconnaît(ra). La paix est un “état de droit”, une “situation de droit” et, en tant que telle, ne peut être obtenue que si la guerre, à son tour, possède un statut juridique. Le pacifisme s’avère ainsi un obstacle à la paix, tandis qu’un monde sans guerre ne serait pas pour autant un monde de paix, mais aurait besoin de s’auto-décrire à l’aide de tout nouveaux concepts.

    • Affirmeriez-vous que Carl Schmitt est un théoricien mobilisable aujourd’hui pour expliciter le droit des gens actuellement en vigueur ainsi que la situation internationale ?

    Le droit des gens moderne ferait bien mieux de se préoccuper de savoir s’il doit ou non se mettre à la remorque de Carl Schmitt et non le contraire, chercher à mettre Carl Schmitt à la remorque du monde actuel. Ce droit des gens n’est pas innocent dans tous les désastres qui se sont succédé depuis 1919. Après chaque catastrophe, les doctrinaires du droit des gens moderne ont accentué encore plus la discrimination qui frappe la guerre et octroyé à la politique de puissance en vigueur — et toujours en place — la possibilité de déployer des manœuvres de diversion et des “voilements”, des occultations, de plus en plus subtils ; il suffit de songer aux innombrables possibilités qui existent d’interpréter le Pacte Kellogg de 1928 et la Doctrine Stimson de 1932. La belligérance proprement dite est dès lors devenue de plus en plus brutale, surtout parce qu’une défaite finale s’avèrerait encore plus terrible qu’auparavant. Entre 1919 et 1939, on a cherché à pallier l’interdiction de faire la guerre car on craignait les sanctions ; on a dès lors procédé à des “occupations pacifiques”, à des “représailles”, etc. Typique de cette façon de procéder : le conflit sino-japonais. L’abolition du concept de “guerre” et son remplacement par celui de “conflit armé”, suivi de l’interdiction générale de tout recours à la violence, n’ont rien amélioré ; on a simplement utilisé à profusion et à satiété le concept d’“auto-défense”. Les États-Unis prétendent “se défendre” en Irak, laquelle petite puissance les aurait menacé de manière décisive. L’impuissance possible du droit des gens face à certaines réalités est une chose ; accorder à ces réalités l’apparence du droit ou célébrer des massacres par le truchement de la haute technologie comme des “mesures préventives” ou comme des “préludes” à l’avènement d’un droit civil universel (comme le veut le grand prêtre de l’humanisme actuel, Jürgen Habermas) en est une autre.

    • Dans quelle mesure est-ce réaliste de parler d’un rapport direct entre espace (Raum) et droit (Recht), comme le fait Carl Schmitt,  de façon à ce que la guerre et la paix soient des réalités qui visent la réalisation d’un “ordre naturel” ? À notre époque de flux migratoires et de flux de marchandises, où la population est devenue “multiculturelle”, on ne peut pas faire grand chose sur base de ce rapport espace/droit, pour régler la coexistence entre de telles “populations”, du moins si cette coexistence est encore organisée par un État ?

    Les flux migratoires et les flux de marchandises se portent vers des espaces précis, organisés politiquement ; ils ne s’écoulent pas au petit bonheur la chance sur une Terre qui ne serait pas subdivisée en entités étatiques. Dans certains cas jugés urgents, on va même jusqu’à construire des barrières, que ce soit sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique ou sur celle qui sépare les zones de peuplement juif des zones administrées par l’autorité palestinienne. C’est justement à cause de ces flux que le contrôle politique et militaire d’espaces s’avère aujourd’hui plus important qu’hier. D’autres facteurs le prouvent également : la lutte de plus en plus âpre pour l’accès aux matières premières, la militarisation de l’espace circumterrestre, les tentatives d’encercler la Russie ou de fractionner certains États en en détachant des composantes par le truchement de l’idéologie des droits de l’homme. Il y a déjà longtemps que l’on parle du “retour de l’espace” et les jours de la géographie politique et de la géopolitique ne sont pas encore comptés, loin de là ! Même si les cercles les plus conventionnels et les plus conformistes de l’université allemande le souhaiteraient !

    • Le modèle d’ordre, que préconise Schmitt dans sa vision du droit des gens, avec sa fixation sur la notion de sol et sur l’idéal d’un peuple homogène, qui s’est approprié ce sol et l’a rentabilisé, n’est-il pas désormais archaïque parce que “folciste” (völkisch), comme on l’a souvent reproché à Schmitt ; “folciste” et donc aujourd’hui obsolète ?

    Le droit des gens selon Schmitt a essuyé pas mal de critiques sous le national-socialisme, justement parce qu’il présentait, disaient ses adversaires partisans du régime, un déficit de “folcicité”. Par ailleurs, l’idée de “folcicité” ne me paraît pas obsolète aujourd’hui, vu l’agressivité de la globalisation : elle devient au contraire de plus en plus importante. J’en veux pour preuve la tendance actuelle à constituer de plus en plus souvent des États nouveaux et petits, n’englobant, si possible, qu’une seule ethnie. On évite bien entendu d’utiliser les termes “folciste” ou “ethnique”, voire “racial”, parce qu’ils sont chargés de connotations historiques, mais cela n’empêche pas que l’on lutte plus âprement aujourd’hui qu’hier pour faire triompher l’idéal “folciste”. Schmitt, lui, ne se préoccupait pas de la question “folciste” mais visait la constitution de “grands espaces” (Grossräume) contre la notion de “One World”, qui est issue de l’idéalisme désincarné et ne cherche pas à faire advenir un monde où les sujets du droit des gens seraient mis sur pied d’égalité mais, au contraire, seraient tous soumis à une et une seule superpuissance impérialiste. Le droit des gens de Carl Schmitt, que l’on accuse à tort d’être un “étatiste”, se place résolument au-delà de tout étatisme et repose surtout sur l’observation attentive d’un fait bien patent, que Washington veut ignorer : que le monde sera toujours plus grand que les États-Unis et ne pourra pas sempiternellement être taillé à la mesure des idées et des conceptions bizarres qui sont nées dans des cerveaux américains.

    • L’idéal schmittien du droit des gens semble avoir été plus ou moins réalisé dans le petit univers des États européens entre la Paix de Westphalie et la Première Guerre mondiale, avec des États souverains, délimités chacun par des frontières, se livrant quelques fois des “guerres de forme”, sorte de duels guerriers qui se terminaient par des traités de paix aux effets finalement restreints. N’a-t-on pas affaire, ici, à un mythe personnel cultivé par Schmitt, avec lequel il est parti en guerre contre la guerre totale qui sévissait au XXe siècle ? En partant du principe que les guerres-duels ont réellement existé, Schmitt n’a tout de même pas imaginé sérieusement qu’on pouvait y retourner ? Et vous-même, y voyez-vous davantage qu’une réminiscence historique, une simple alternative à la tentative de fonder une paix sur les valeurs de l’universalisme de la “révolution mondiale démocratique”, à laquelle appelait George W. Bush en novembre 2003 ?

    La guerre limitée, ou “guerre des formes”, a bel et bien existé : elle repose sur la distinction claire entre guerre et paix, entre intérieur et extérieur, entre combattant et non combattant, etc. Même si l’on ne peut plus revenir à de telles distinctions, peut-on pour autant soutenir la notion de “guerre totale” ou l’état de “perpetual war for perpetual peace”, en propageant le mensonge d’une “paix indivisible” et en affirmant tout de go que toute guerre particulière concerne le monde tout entier, c’est-à-dire cette “communauté des peuples” (Völkergemeinschaft), qui existe soi disant réellement mais qui est, dans les faits, une “société d’États” (Staatengesellschaft) ? En raisonnant de la sorte, peut-on contribuer à préparer pour l’avenir une sorte de “soft law” pour faciliter et légitimer l’interventionnisme impérialiste ? Quand un sot prononce une phrase stupide, dans le genre “la liberté allemande (sur l’essence ou sur la réalité présente de laquelle, je refuse de m’exprimer ici pour demeurer poli) se défend aussi dans l’Hindou Kouch”, ou quand un autre handicapé de la dure-mère nous déclare que les États-Unis seraient davantage “sécurisés”, si l’Irak était sauvé tout en étant détruit, je constate que de telles assertions sont possibles uniquement parce que l’on croit aux principes du droit des gens tel qu’il s’applique depuis 1919. Et pire : même ceux qui critiquent les deux types d’assertion que je viens d’énoncer, pour m’en moquer, croient à ces principes de 1919 ! Ces gens peuvent, par ex., critiquer le Traité de Versailles, mettre en doute la validité du Tribunal de Nuremberg, condamner les motivations qui ont conduit à la guerre du Vietnam, tout en célébrant l’avènement des droits de l’homme ou la défense préventive des “valeurs occidentales” ou toute autre sublime philosophade de cet acabit ! Beaucoup de ceux qui s’insurgent contre les entorses faites au droit des gens par le gouvernement des États-Unis, oublient simultanément que ces entorses ne sont que la conséquence logique de l’évolution même de la pensée juridique aux États-Unis, une évolution qui a commencé plus ou moins vers 1880 et qui a donné pour résultat, in fine, le droit des gens de 1919. Mais cela donnerait quoi, cette “démocratie mondiale” ou ce qui en tient lieu ? Une “démocratie” est par définition le “kratos”, le pouvoir, détenu par un “demos”, par un peuple particulier, et ne peut donc pas s’étendre au “monde” ou à l’humanité. Ensuite, la démocratie n’est qu’une méthode pour produire le droit et, en tant que méthode, ne présuppose aucun contenu ; tout contenu éventuel, qui viendrait l’étoffer, s’ajouterait ultérieurement. L’Occident parle sans cesse de “démocratie”, mais ôte à cette même “démocratie” toute valeur quand les résultats d’une consultation démocratique lui déplaisent ; dans cette optique, songeons simplement à la victoire électorale du “Front Islamique du Salut” en Algérie en décembre 1991 ; l’Occident a constaté, avec une joie à peine dissimulée, qu’un putsch a mis un terme à l’ascension du FIS. Songeons aussi aux élections iraniennes de 2005. La “révolution démocratique mondiale” est-elle une révolution fabriquée et imposée de force par les dirigeants des lobbies pétroliers qui lisent Leo Strauss pendant leurs temps de loisir ? Mais qui agissent selon la devise de Schumpeter : “La démocratie, c’est le pouvoir par le mensonge” ?

    • Vu les efforts que déploie la dernière superpuissance en piste, les États-Unis, pour faire advenir le “One World”, ne peut-on pas dire que le “nomos de la Terre”, espéré par Carl Schmitt, avec son pluriversum de “grands espaces” (Grossräume), est à reléguer au département des antiquités ?

    Les États-Unis peuvent briguer l’avènement d’un “One World” mais, à l’évidence, on sait depuis longtemps qu’ils ne réussiront pas l’opération. Les tentatives de construire réellement de “grands espaces” sont patentes aujourd’hui, notamment en Amérique latine. Les pertes enregistrées par les États-Unis dans les secteurs de la production et de la finance sont incontestables. À cela s’ajoute, l’endettement pharamineux (et absurde) des États-Unis vis-à-vis de l’étranger et les risques que comporte cet endettement. Sur le plan militaire, les États-Unis se heurtent rapidement à leurs limites : ils ne disposent pas de troupes étrangères en suffisance, qui, elles, seraient prêtes à mourir pour une cause. On pourrait approcher l’idéal d’une paix mondiale, si les États-Unis devenaient à leur tour l’objet d’un “containment”, d’un endiguement, et si la volonté unie de tous les autres mettait un terme à leurs tentatives de contrôler l’espace arabe (et, par là même, une bonne part des sources d’approvisionnement de l’Europe), de pénétrer la “Terre du Milieu” ou l’espace centre-asiatique et d’encercler la Russie. Cet endiguement des États-Unis et l’union des volontés alternatives n’est pas un projet sans perspective…

    • La tentative d’empêcher par tous les moyens l’avènement de cet “État mondial” n’est-elle pas un combat à la Don Quichotte, contre des moulins à vent, vu la dynamique à l’œuvre aujourd’hui et que l’on appelle la “globalisation”, laquelle procède par la constitution de plus en plus dense de réseaux économiques et communicationnels ? Et cette lutte inutile à la Don Quichotte n’était-elle pas déjà obsolète du temps de Carl Schmitt lui-même ?

    Un “État mondial” ? Cela ne peut aboutir. Tout au plus arrivera-t-on à une “Fédération mondiale” fonctionnant selon le principe de subsidiarité, mais c’est assez utopique. Si l’on aboutit un jour à une “unité du monde”, sous quelle que forme que ce soit, alors nous aurions sûrement un résultat d’ores et déjà prévisible : les guerres, ou les “conflits armés”, continueront à exister mais sous la forme de guerres civiles. On peut déjà clairement entrevoir ce que cela signifie, en observant les simulations actuelle d’une “unité mondiale”, où les États-Unis jouent un rôle qu’on ne leur a pas demandé de tenir: celui de “policier global”. L’augmentation ininterrompue de la mise en réseau de l’économie ne constitue pas une garantie de paix ; souvenons-nous que l’intégration économique de l’Europe était bien plus avancée en 1914 qu’aujourd’hui ! L’intégration croissante de l’économie et du droit ne génère pas d’ordre politique. Si l’État perd de la légitimité, alors, simultanément, l’intégration économique et l’interdépendance croissante ont des effets déstabilisants voire bellogènes. On peut affirmer que le droit international actuel est l’enfant morbide d’une alliance fatidique : celle qui unit les idéaux de la révolution française aux conceptions anglaises du droit maritime. Et qui donne les maux suivants : impérialisme des droits de l’homme et rééducation d’une part, pan-interventionnisme couplé aux propagandes haineuses, étranglement de l’économie de l’adversaire et estompement de la distinction entre guerre et paix, d’autre part. On croit donc aujourd’hui, sur la planète entière, que par l’application des principes de la révolution française et de ceux du thalassocratisme anglais, qui ont pourtant eu pour résultat de déstabiliser le monde, on finira par faire éclore la stabilité de demain. Vous allez me dire que je simplifie à outrance ! Et vos questions alors, ne procèdent-elles pas de simplifications pires encore ?

    • Joschka Fischer, qui exerce encore actuellement les fonctions de ministre des affaires étrangères en Allemagne, a récemment osé un pronostic sur le développement du nouvel ordre mondial : ou bien les États-Unis réussissent, dans le cadre de l’ONU, à créer une “république mondiale” dominée par eux-mêmes et par l’UE, leur partenaire ; ou bien, ils entreront dans une concurrence accrue avec la Chine, ce qui n’exclut pas, à terme, une confrontation sino-américaine future pour l’hégémonie globale. Pour éviter cela, l’avènement d’un “One World” sous domination américaine n’est-il pas la voie vers un avenir de paix ?

    Les États-Unis n’entendent pas agir dans le cadre de l’ONU, comme on le sait. Quant à l’Europe qu’ils contrôlent et qui est divisée, ce n’est pas pour eux un partenaire mais un idiot utile. La concurrence avec la Chine sera de plus en plus aigüe, c’est inévitable. Une “république mondiale” par la grâce des États-Unis ? Que cela signifierait-il ? Poursuivre des actions criminelles comme l’agression américaine contre l’Irak et les soutenir ? Participer à des guerres de prédation, pardon, à des guerres privatisées ? Soutenir des États si proches des “valeurs occidentales” comme l’Égypte, le Pakistan ou l’Arabie Saoudite, voire la Colombie, ou aller y jouer un rôle médiateur pour faire croire urbi et orbi qu’on y respecte les droits de l’homme ? Rendre plausible le projet de premières frappes nucléaires “préventives” ?

    • Mais l’esprit du temps, le “Zeitgeist”, n’est-il pas un allié puissant de tous les projets qui promettent une “paix mondiale”, esprit du temps que l’on retrouve in nuce dans les esquisses d’un “État mondial” proposées par David Held ou Otfried Höffe ? Toute critique basée sur Carl Schmitt ne s’avère-t-elle pas impuissante, si elle se borne à dénoncer de telles promesses de paix comme de simples travestissements juridiques, humanitaires et idéologiques d’un interventionnisme  impérialiste ?

    Kierkegaard aimait à dire : “Celui qui épouse le Zeitgeist deviendra vite veuf”. La “paix mondiale”, l’“État mondial”, la “Fédération mondiale” (avec subsidiarité), ou quelle que soit la dénomination dont peuvent se parer ces rêves, qui ne sont pas si beaux (laissons de côté ici les distinguos), ne sont que des impossibilités, qui, de plus, sont incongrus sur le plan éthique. “Le futur, c’est le massacre”, et le massacre n’est pas anobli parce qu’il est “high tech” ou perpétré au nom de la “démocratie”. En politique, il faut s’en tenir aux probabilités et non aux vœux pieux. Première probabilité : après le XXe siècle, nous en aurons encore pour notre argent ! Au lieu de fantasmer sur un “État mondial”, ou sur quelque dérivation vermoulue du même genre, nous devrions, nous les Allemands, nous rappeler qu’après 1991, nous avons payé 13 milliards de DM pour que 150.000 Irakiens soient tués et que 300.000 enfants d’Irak meurent de faim ou de privations à cause de l’embargo imposé à leur pays, alors que l’Irak ne nous a jamais menacés, ni nous ni l’Occident. Évidemment, nous les Allemands, nous nous y connaissons en matière de refoulement… Le tableau de désolation que nous offre l’Irak aurait tout de même dû nous faire réfléchir aux conséquences de nos alliances, nous indiqué une nouvelle manière d’agir. Il est bien possible qu’une critique basée sur l’œuvre de Schmitt s’avère impuissante face à certaines réalités actuelles, mais elle demeure néanmoins percutante contre l’idéologie qui les recouvre. Et j’ajouterais ceci : la destruction d’une réalité commence toujours par une attaque contre sa superstructure ! Par vos questions, vous suggérez que rien ne peut s’opposer à un impérialisme interventionniste. Comment en arrivez-vous à une telle conclusion ? Pour mourir, on a toujours bien le temps, mais certaines formes de “sacrificio dell’intellettto” (de sacrifice de l’intelligence) sont incurables !

    ► Propos recueillis par Sven Beier, Junge Freiheit n°38/2005. (tr. fr. : Robert Steuckers)

    • Ref. : Günter MASCHKE (Hrsg.), Carl Schmitt. Frieden oder Pazifismus ? Arbeiten zum Völkerrecht und zur internationalen Politik 1924-1978, mit einem Vorwort und  mit Anmerkungen versehen. Duncker & Humblot, Berlin, 2005, XXX  u. 1010 p., 98 €.

     

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    États-Unis : puissance du chaos [2003]

    Günter Maschke, né en 1943 à Erfurt en Thuringe, a grandi à Trêves. Au bout de ses études, il obtient un diplôme de spécialistes en assurances. Ce n'était pas sa vocation. Il est devenu journaliste et publiciste, métier qu'il exerce depuis quelques longues décennies. En 1963 et 1964, il a été le rédacteur en chef d'un journal étudiant marxiste à Tübingen, Notizen. Il était à l'époque un disciple du philosophe Ernst Bloch. Pour des motifs politiques, et non pas par pacifisme, il déserte les rangs de la Bundeswehr en 1963, pour se réfugier à Vienne en Autriche, pays neutre non inféodé à l'OTAN, où il devient le porte-paroles du “mouvement étudiant viennois”, ce qui lui a valu le surnom de “Rudi Dutschke viennois”. Dans le contexte d'une manifestation contre la guerre du Vietnam, Günter Maschke est arrêté par la police autrichienne mais n'est pas extradé vers la RFA, où la prison l'attend pour désertion, mais obtient l'asile politique à Cuba en 1968 et 1969. Fin 1969, il est expulsé du pays pour “activités contre-révolutionnaires”. Après un bref séjour en Espagne, il décide de rentrer en RFA, où il purge la peine de prison, prévue pour désertion : il séjournera pendant un an environ dans le pénitencier de Landsberg am Lech. Après sa libération, il exerce le métier de journaliste pigiste à Francfort sur le Main, notamment jusqu'en 1985 pour le quotidien Frankfurter Allgemeine. Il a ainsi publié d'innombrables articles dans la presse quotidienne allemande et dans des revues scientifiques (surtout sur l'œuvre de Carl Schmitt). Aujourd'hui, Günter Maschke est co-éditeur d'une collection consacrée aux auteurs contre-révolutionnaires, la “Bibliothek der Reaktion” auprès de la Karolinger Verlag à Vienne. On peut consulter le catalogue de cette maison d'édition et de cette collection contre-révolutionnaire sur la grande toile, à l'adresse suivante : www.bibliotheca-selecta.de/karolinger/ . Günter Maschke est également l'auteur de plusieurs livres, dont : Das bewaffnete Wort (1997 ; = La parole armée), Der Tod des Carl Schmitt (1987 ; = La mort de Carl Schmitt), Kritik des Guerillero (1973 ; = Critique du guérillero). Actuellement, Günter Maschke travaille à l'édition des œuvres complètes de Carl Schmitt.

    AS : Le philosophe italien Giorgio Agamben a écrit récemment dans les colonnes du Frankfurter Allgemeine Zeitung (19 avril 2003) que les États-Unis se servent dorénavant de la notion d’“état d'exception” pour légitimer leur politique extérieure et ne réservent plus ce concept à la seule politique intérieure, pour le salut de laquelle, traditionnellement, il servait. La guerre contre l'Irak a-t-elle été la dernière étape en direction de cette “politique intérieure mondiale”, où le monde entier, indépendamment des régimes politiques et des frontières étatiques, des traditions populaires et nationales, est désormais posé comme champs d'application de la politique américaine ?

    Ce concept que vous évoquez dans votre question, celui de “politique intérieure mondiale” (ou “globale”), a été forgé par Carl Friedrich von Weizsäcker. Je considère que sa formulation est malheureuse car il n'y a pas d’État mondial et il n'y en aura jamais. L'exigence de voir advenir une “politique intérieure mondiale”, ou du moins la volonté d'étendre l'application d'un tel concept, n'est au fond qu'un camouflage utilisé par l'impérialisme américain, qui entend faire sauter partout les barrières étatiques afin d'imposer dans le monde entier ses critères sociaux et économiques. Dans cette optique impérialiste, tous les hommes sont invités, manu militari, à se soumettre aux règles d'un jeu socio-économique que fixe la seule puissance capable de se faire valoir dans le monde d'aujourd'hui. Cette unique puissance, les États-Unis, est posée comme la seule qui soit autorisée à interpréter ces règles. Par conséquent : les peuples doivent obéir, mais ne reçoivent en échange aucune protection de la part de la puissance dominante ; telle est la vision idéale que concoctent certains idéologues américains aujourd'hui. Un tel projet est très éloigné de l'idéal préconisé par le Léviathan de Hobbes, où les citoyens, le peuple, aliénaient une partie de sa liberté en échange de la protection. Pour Hobbes, le Léviathan palliait le chaos de l'état de nature. Résultat final aujourd'hui : nous voyons à nouveau l'état de nature s'étendre à de larges portions de la planète. La guerre contre l'Irak n'est nullement la dernière étape sur cette voie qui mène au chaos dans les relations internationales ; au contraire, cette guerre constitue le premier pas, posé en toute conscience, vers le chaos, tout simplement parce que Washington croit pouvoir gérer le processus au bénéfice de ses propres intérêts.

    Au sein de l'administration Bush, nous trouvons un groupe d'intellectuels et de politiciens tels Wolfowitz, Perle, Rumsfeld et Cheney qui défendent le concept d'un “impérialisme libéral” ; sur cette base, ils sont prêts à mener des guerres d'agression contre des “États voyous”, labellisés comme tels ; eux seuls sont en droit de donner la définition de l’État voyou. C'est par cette manière de procéder qu'ils hisseront l'état d'exception en règle définitive de l'ordre mondial. Ce groupe parviendra-t-il à imposer ses vues sur la politique américaine sur le long terme — et même le très long terme ?

    Ce groupe va réussir à s'imposer, du moins s'il enregistre des succès, même à court terme. Ainsi, si le bilan de leurs actions s'avère positif pour les États-Unis sur le plan économique et si l'on ne dénombre que peu de victimes américaines, alors, oui, le style de ce groupe s'imposera pour assez longtemps. Mais si une coalition antagoniste se forme et se consolide, autour d'un axe Paris, Berlin (je reste sceptique…), Moscou et Pékin, ce groupe finira par connaître l'échec. Il le connaîtra aussi si les électeurs américains estiment que le coût de cette politique belliciste est trop élevé.

    D'après vous, l'Irak connaîtra-t-il un modèle politique de facture américaine dans les décennies prochaines ? Ou bien les États-Unis, en perpétrant leur guerre d'agression, ont-ils agi comme en Iran en 1979, en libérant le fondamentalisme chiite du despotisme éclairé et laïc de Saddam Hussein ?

    Les États-Unis visent à maintenir le monde arabe dans la désunion, qui lui est quasi consubstantielle. Je ne sait pas s'il y parviendront, mais, quoi qu'il en soit, le danger d'un véritable fondamentalisme religieux n'est qu'une mise en scène de la propagande américaine. Certes, ce danger existe bel et bien, mais il ne parviendra jamais à dominer véritablement le monde arabe. Quant au despotisme arabe laïc, il déplait aux États-Unis parce qu'il constitue un frein ou un obstacle réel à leur volonté de pénétrer les marchés arabes.

    Dans quelle mesure, l'islamisme politique d'Iran, du Pakistan ou des talibans d'Afghanistan a-t-il pu arriver au pouvoir et réaliser les projets politiques qu'il avait préconisé ?

    Ces trois formes d'islamisme politique sont très différentes de nature et poursuivent des objectifs politiques différents. C'est l'instance politique qui détermine comme il faut faire usage de la religion, comme il faut l'interpréter, et non le contraire. Ensuite, il faut observer chacun de ces pays isolément. Jadis, il n'y avait pas chez nous de modèle unitaire d’État chrétien, mais, au contraire, une pluralité d’États chrétiens, qui entraient en conflit les uns avec les autres. Si ces trois formes de fondamentalisme musulman, que je viens d'évoquer, cultivent des espoirs communs, notamment celui de se dégager de l'étau impérialiste, dominé par les États-Unis. Une telle volonté d'émancipation, les Allemands et les Européens en auraient bien besoin, eux aussi. Mais, ici en Europe, on comprend moins bien la situation internationale que dans ces pays-là. À cause de notre attitude passive, nous ne devrions pas nous étonner d'être en fin de compte considérés à notre tour comme des ennemis, en vertu du principe que le vassal de mon ennemi est aussi mon ennemi.

    Le sociologue français Emmanuel Todd, qui avait prévu l'effondrement de l'Union Soviétique, vient de sortir un livre sur les États-Unis, où il prévoit leur déclin. Il décrit la manière américaine de faire la guerre aujourd'hui et la stratégie globale des États-Unis comme un “micromilitarisme théâtral” qui n'est plus capable de montrer vraiment de la bravoure, si ce n'est en attaquant des ennemis faibles, comme l'Irak affaibli par douze années de blocus et dont le régime dictatorial, instauré pour moderniser le pays, a échoué dans ses projets. La superpuissance américaine est-elle vraiment en train de décliner, à votre avis ?

    Bon nombre d'éléments indiquent que les États-Unis sont effectivement en déclin, notamment quand on observe quel pourcentage de la production mondiale ils représentent encore : depuis 1950, ce pourcentage n'a fait que s'éroder. En revanche, les États-Unis ont pris une réelle longueur d'avance sur le plan militaire par rapport à la Russie, à la Chine et à d'autres puissances importantes. Les États-Unis entendent aujourd'hui consolider cette avance militaire. Mais pour y parvenir, ils semblent avoir besoin d'aide et d'assistance, de complicités ou du partenariat britannique. Dans cette optique, la situation de la superpuissance américaine ressemble à celle de l'Empire britannique vers 1900, lorsque les théoriciens de l'empire se sont mis à parler de “burden sharing” (partage du fardeau) et ont imposé au Canada, à l'Australie et à d'autres dominions de participer de plus en plus souvent au coût du maintien de l'empire.

    Comment jugez-vous le retour bref mais intense du mouvement pacifiste sur la scène politique allemande et européenne ? Tous ces gens qui ont défilé dans les rues de nos villes étaient-ils d'accord avec le philosophe Jürgen Habermas, qui s'insurgeait contre Washington, parce que les États-Unis avait agi unilatéralement contre l'ordre intérieur de la maison, contre l'ordre intérieur de la “république mondiale”, dont rêve Habermas ? Ou bien avons-nous eu affaire, comme en Iran jadis, à un anti-américanisme réel, réclamant l'émancipation nationale ?

    Le militant pacifiste lambda souffre généralement d'une schizophrénie patente : il reproche aux États-Unis d'enfreindre l'ordre intérieur de la “république mondiale”, alors qu'il était, lui aussi, un partisan de cette “république mondiale” au temps où l'idéologie baba cool croyait pouvoir dominer l'esprit de cette hypothétique république. Trop peu de nos concitoyens perçoivent les États-Unis pour ce qu'ils sont vraiment, c'est-à-dire une puissance qui menace le “reste du monde”, une puissance qui répand le désordre, le chaos, parce qu'elle est finalement trop faible, malgré ses budgets militaires pharamineux, pour se constituer en puissance impériale capable de donner la paix au monde entier. Sur ce plan, rien ne changera de sitôt. La plupart des voix qui critiquent les États-Unis aujourd'hui dénoncent l'infidélité américaine aux règles que Washington avait imposées jadis. Les pacifistes déploient ainsi une fausse conscience car les règles imposées par les États-Unis sont illusoires et relèvent de la démagogie. Le sentiment anti-américain repose finalement sur des prémisses fausses et n'obtiendra des résultats concrets, c'est-à-dire amorcera un processus d'émancipation national, que s'il se débarrasse des illusions présentes dans ses critiques. En fait, aujourd'hui, ce sentiment anti-américain en Allemagne consiste en un affect général contre toute forme et phénomène de puissance. Or, dans le monde, et dans l'histoire, rien ne peut se faire, rien ne s'est fait sans la puissance, y compris les mouvements d'émancipation nationale.

    En 1973, vous aviez écrit un livre dont le titre était “Critique du guérillero : Sur la théorie de la guerre populaire” (Kritik des Guerillero : Zur Theorie des Volkskrieges) ; à cette époque, on parlait du Che Guevara, de Ho Chi Min et de Fidel Castro, si bien que, comme vous, on pouvait parler de l'ère du guérillero. Sommes-nous aujourd'hui à l'aube d'une nouvelle ère de ce type, une ère du partisan, surtout dans le monde islamique ?

    L'ère du guérillero appartient au passé, à l'époque où le tiers monde était encore largement agraire. Aujourd'hui, le tiers monde s'urbanise à outrance, mais le monde arabe ne fait pas partie de ce tiers monde. De ce fait, la figure du combattant n'est plus le partisan mais le terroriste, figure qui devient de plus en plus importante. Quant à savoir si dans le sillage de cette figure du terroriste se constitueront de nouveaux mouvements de libération, je pense que la question demeure encore ouverte…

    • À votre avis, quelles sont les principales différences entre le partisan et le terroriste ?

    La transition entre la position du partisan et celle du terroriste est souvent fluide : songeons à la Commune de Paris qui a commencé comme une guerre des partisans contre les armées prussiennes et allemandes et s'est achevée en mouvement terroriste. Le partisan veut prendre le pouvoir en contrôlant le sol. Il ne change pas d'optique dans les phases ultérieures de son combat, tout comme l'armée qu'il combat qui, elle aussi, veut contrôler le territoire (sauf si les bandes partisanes ne constituent qu'une troupe auxiliaire). Le conflit qui oppose une armée régulière et une armée de partisans garde des critères de droit, critères qui sont tantôt respectés, tantôt enfreints. Aujourd'hui, le partisan est quasiment mis sur le même pied que le soldat régulier dans le droit de la guerre. Pour le terroriste, l'objectif du partisan, qui est de prendre le pouvoir, reste “secondaire”. Le terroriste veut, par ses actions, enclencher le “grand moteur”, provoquer, dans chaque cas particulier, une lutte des masses contre son ennemi, lutte qui prendre des formes différentes selon les contextes. Le champ d'action du terroriste est très étendu ; il reste longtemps isolé de la masse ; il constitue donc plutôt un problème de police qu'un problème politique proprement dit, parce que la guerre est un instrument du politique. On peut plus facilement criminaliser le terroriste, parce qu'il frappe le plus souvent des innocents. Mais il y a là un problème : si le terroriste est un criminel parce qu'il frappe des innocents, que faut-il penser, à la lumière d'un concept discriminant de la guerre, des effets des tapis de bombes, qui tuent encore plus d'innocents, des programmes de rééducation qui provoquent l'ablation des mémoires historiques et donc la mort des peuples, des tribunaux qui punissent les “agresseurs” qui ne sont jamais que les vaincus, des pratiques qui ne font plus la différence entre combattants et non combattants ? Le discours sur les “victimes innocentes” des actes de guerre ou de terrorisme n'a de sens que si, en matières de guerre et de statut de l'ennemi, nous restons dans les notions classiques continentales et européennes du droit des gens — qui nous sont chères. Nous aimerions bien rester dans ce cadre, ou y retourner, mais, dans la réalité actuelle, ces typologies classiques posent désormais problème. La victoire des partisans de Castro n'aurait pas été pensable sans la terreur qu'il a semé dans les grandes villes cubaines, mais, dans l'histoire officielle de la révolution, on ne mentionne pas cette terreur. Castro a sa propre “political correctness” : pour lui, la guerre des partisans doit s'interpréter comme une lutte des masses et les actions terroristes se réduire à des phénomènes marginaux de faible ampleur.

    En 1973, quand vous avez écrit votre livre, pouviez-vous imaginer des attentats de l'ampleur de ceux du 11 septembre 2001 ? Ces attentats relèvent-ils encore de la figure du partisan du XXe siècle, telle celle que Carl Schmitt a esquissée dans sa Théorie du Partisan ?

    Oui, en 1973, on pouvait s'imaginer des attentats de cette ampleur, notamment quand on se souvenait du terrorisme bien organisé qui avait ébranlé l'Empire des Tsars. Simplement, on ne pouvait pas en deviner les aspects techniques. Le “succès” de tels attentats réside en ceci : la puissance agressée par ces actions terroristes va immédiatement mener une politique de répression ou de défense de ses intérêts qui déplaira à d'autres États et puissances. On débouche sur une telle situation par à-coups, par accumulation de faits successifs plutôt que d'un seul coup, directement. Bon nombres d'indices me font croire que nous sommes aujourd'hui sur cette voie.

    En 1973 sévissait en Allemagne une organisation terroriste, de guérilla urbaine, la Fraction Armée Rouge. Vous qui êtes un ancien protagoniste de pointe du mouvement de 68 en Allemagne, vous que l'on avait surnommé le “Rudi Dutschke de Vienne”, comment jugiez-vous hier et jugez-vous aujourd'hui le phénomène qu'a constitué cette Fraction Armée Rouge ?

    Je n'ai jamais tenu la RAF en grande estime, rien que parce que je connaissais ses membres. Au sein même d'un État, le terrorisme ne peut aboutir au succès que s'il s'enracine dans un contexte pré-révolutionnaire. Ce contexte n'existait pas. Je veux dire par là que la figure du terroriste doit réussir à désigner clairement l'ennemi des masses. S'il n'y parvient pas, les dominés le considèreront comme un ennemi, exactement comme les dominants. Une démocratie de masse moderne, dépendant de la technique et de l'administration, trouve son unité relative dans l'hostilité latente et généralisée à l'encontre de tous les trouble-fête. La Fraction Armée Rouge n'a pas réussi à résoudre ce problème, surtout qu'elle disposait de moyens très modestes.

    • Monsieur Maschke, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

    ► Propos recueillis par Arne Schimmer, Deutsche Stimme, juillet 2003.

     

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    De la misère allemande actuelle [2001]

    • JS : Cher Monsieur Maschke, dans vos jeunes années vous avez appartenu à la gauche la plus radicale et vous étiez un porte-paroles en vue du mouvement de 68. À votre avis, les forces nationalistes actuelles en Allemagne peuvent-elles commencer à copier la fameuse “longue marche à travers les institutions” des soixante-huitards ?

    GM : D'abord, je voudrais balayer quelques mythes. La puissance révolutionnaire de la gauche, à l'époque, s'exprimait très chichement, et les modestes impulsions nationalistes que quelques rares animateurs de 68, comme Rudi Dutschke ou Bernd Rabehl, avaient tenté d'introduire, ont été rapidement victimes de l'oubli. À cette époque, c'est vrai, la gauche a démarré comme un mouvement critique à l'égard du système en place, et en particulier du système des médias, mais elle n'avait pas, en ultime instance, de véritable volonté révolutionnaire ; elle n'était que le bras prolongé des tendances hédonistes ancrées dans la société de la RFA. Et c'est donc pour cette raison qu'elle a pu, sans trop de difficultés, monter vers les postes de direction dans bon nombre de domaines. La gauche de 68 a aussi été traitée avec douceur par les élites de l'époque ; on a considéré ses activistes comme des jeunes gens impatients qui voulaient arriver vite aux commandes. Mais si l'on prend la peine d'examiner plus attentivement les véritables ressorts de la puissance révolutionnaire de 68, on ne trouve pas grand chose. Une “longue marche à travers les institutions”, mais cette fois par les forces de droite, ne serait possible que si ces institutions faisaient montre d'une tendance favorable à ses forces et acceptaient une coalition entre les forces de l'établissement et ceux qui insistent pour participer au pouvoir. Dans la République de Weimar, il y a eu une alliance entre les vieilles forces du centre-droit et les jeunes radicaux de l'extrême-droite. Un tel schéma est impensable aujourd'hui. Si je défendais aujourd'hui les positions du social-démocrate Gustav Stresemann, je me retrouverais fiché dans le rapport de la sûreté (Verfassungsschutz).

    • Donc, il n'y a plus qu'à attendre l'effondrement du système…

    Certes, c'est aussi mon souhait le plus cher, de voir crouler ce système, mais n'allez pas croire que si le système s'effondre, ce qui reste du peuple allemand va se mettre à penser intelligemment l'après-système ! Si un tournant véritable survient, la situation pourra être pire encore. Un simple effondrement du système ne suffit pas.

    • Comment décririez-vous la situation politique de la RFA aujourd'hui ?

    Il faut commencer par constater un curieux mélange de politisation totale (Totalpolitisierung) et de dépolitisation (Entpolitisierung). Tout peut devenir “politique” dans le sens de la distinction opérée par Carl Schmitt entre l'ami et l'ennemi. Mais simultanément, des thématiques importantes ne peuvent plus être introduites dans les joutes électorales, parce qu'elles ont été préalablement tabouisées. Toutes les thématiques importantes, comme la problématique de l'immigration ou de l'unification européenne, sont maintenues en marge, voire entièrement refoulées, dans les joutes électorales afin que le souverain en titre, c'est-à-dire le peuple, ne se prononce pas sur elles. C'est au sein des cliques politiques de l'établissement que l'on gère, de façon autoritaire et en catimini, ces problèmes et qu'on décide en conséquence, et sans publicité ni transparence. Sur base de l'histoire des campagnes électorales et de leurs contenus politiques, on ne peut même plus, aujourd'hui, deviner quels sont les véritables problèmes que connaît le pays. La morale des classes dominantes semble faire croire, d'un côté, que tout devrait être permis, mais, de l'autre côté, on tabouise à qui mieux mieux. La panoplie est vaste : on interdit de poser des questions et l'on va jusqu'à interdire de mener à bien certaines recherches. Nous avons donc affaire à une société en décadence, où l'on est en apparence de plus en plus libre, mais, en même temps, cette société est placée de plus en plus étroitement sous surveillance, comme au temps des Blockwärter nationaux-socialistes ; qui pis est, l'intelligence se voit de plus en plus limitée dans ses possibilités d'expression. Avec ironie, je dirais que les derniers espaces de liberté, aujourd'hui, sont les locaux de photocopie et les bouquinistes, où l'on trouve et l'on polycopie des textes d'avant la grande manip' !

    • Dans l'opinion publique médiatisée d'aujourd'hui, on parle beaucoup du concept de “démocratie”, monopolisé par les libéraux capitalistes dominants, instrumentalisé contre ceux qui développent une pensée politique différente. Que peut-on opposer à ce concept médiatisé, monopolisé et instrumentalisé ?

    Avant de tenter d'éclairer ce concept de démocratie, il faudrait d'abord examiner l'état dans lequel végète aujourd'hui le peuple allemand. La droite radicale s'est toujours racontée à elle-même un pieux mensonge, quand elle a argumenté à la façon de Rousseau, en proclamant que le peuple en soi est toujours bon et que seuls les manipulateurs sont mauvais. Mais cela ne correspond en rien à la réalité, car le peuple allemand actuel est profondément abîmé dans sa substance. Il n'existe plus de “majorité silencieuse” non plus, cette majorité qui a toujours été un dogme apaisant des droites. Si 300 personnes se rassemblent pour une manifestation, on trouvera toujours un maire local qui organisera une contre-manifestation qui, elle, alignera deux mille participants. Nous savons aujourd'hui très clairement que le “bon sens populaire” ne se trouve plus dans la majorité, pire, il n'existe tout simplement plus.

    • Quel rôle peut encore jouer le concept d’“État” ?

    D'un côté, l’État est en train de s'auto-dissoudre pour devenir une sorte d'agence offrant des services à la société ; de l'autre, l’État devient une sorte de sub-entité d'une Europe qui n'a encore aucune substance en matière de droit étatique. L’État en tant qu'instance assurant la protection et exigeant l'obéissance est une chose finie aujourd'hui.

    • Si l'on observe les vicissitudes de la société aujourd'hui, Carl Schmitt est-il encore d'actualité ?

    Oui, car il a décrit la déliquescence de la forme “État”, qui a atteint aujourd'hui un niveau tout à fait inédit, que Schmitt n'avait pas pu deviner. On ne peut bien sûr pas analyser les temps présents en se référant à Carl Schmitt seul, mais il a vu les prémisses du problème et, en ce sens, il conserve une actualité. Mais ce qui me semble encore plus actuel, c'est sa critique du pluralisme. Du temps de la République de Weimar, il existait un véritable pluralisme, ce qu'atteste rétrospectivement la présence sur l'échiquier politique d'alors de plusieurs camps idéologiques bien charpentés. Carl Schmitt appelait ces camps des “totalités parcellisées”. Il existait en ce temps-là un monde de la sociale-démocratie, à côté d'un monde communiste, d'un monde national-conservateur, d'un monde catholique et d'un monde libéral, c'est-à-dire l'expression du libéralisme des grandes villes. Il s'agissait de milieux possédant leurs propres maisons d'édition et journaux, qui parlaient des langages différents ; et, le cas échéant, ces mondes étaient contraints de former des coalitions. Cette pluralité réelle n'existe plus aujourd'hui, mais le pseudo “néo-pluralisme” d'aujourd'hui nie sa propre idée de base, qui veut que l’État soit un facteur déterminant, devant se placer au-dessus des groupes sociaux. L’État est devenu un simple modérateur entre les diverses organisations sociales. Dans cette perspective, on a vu advenir, dans le cadre de ce “néo-pluralisme”, ce qui était déjà en vigueur dans le pluralisme du temps de Weimar.

    • Que peut-on encore apprendre de Carl Schmitt ?

    Son importance théorique se situe surtout dans le domaine du droit des gens et de la politique internationale, où des concepts comme celui de l'ennemi et celui de la guerre revêtent une signification de premier plan. À partir des réflexions de Carl Schmitt, nous pouvons tracer une ligne qui va de l'effondrement du droit des gens à l'occasion du Traité de Versailles, en passant par la discrimination de l'ennemi lors des procès de Nuremberg, pour aboutir à l'élargissement de l'OTAN et à l'intervention de cette alliance dans l'exercice de la souveraineté de certains États (souveraineté qui disparaît alors ipso facto). Dans ces domaines de la pensée politique, on se heurte sans cesse aux problématiques que Carl Schmitt avait traitées en son temps.

    • Lorsque je vous parle de la “Yougoslavie”, à quoi pensez-vous…

    Cette guerre ne se justifiait pas : ni par la Loi fondamentale de la RFA, ni par le droit international sanctionné par l'ONU, ni même par le serment que doivent prêter les soldats de la Bundeswehr (qui est d'offrir leur vie pour défendre seulement le sol national allemand). La RFA a participé à cette guerre d'agression, tout comme elle avait participé à l'agression contre l'Irak en 1990, sans prendre en considération ses propres intérêts. Nous avons accepté de défendre les intérêts en politique étrangère d'autres puissances. Dans les deux cas, celui de la Yougoslavie comme celui de l'Irak, l'image de l'Allemagne a subi des dommages, surtout dans le cas de la Yougoslavie, où la population cultivait un ressentiment issu de l'histoire récente.

    • Comment évaluez-vous le fait que lors de la guerre d'agression de l'OTAN contre la Yougoslavie, tant les “extrémistes de gauche”, encartés à la PDS néo-communiste que les “extrémistes de droite” de la NPD (“extrémismes” selon la terminologie des médias officiels de la RFA !), ont condamné cette action tandis que les forces politiques centristes justifiaient l'attaque de l'OTAN ?

    Dans le cas de la PDS, je dirais qu'il s'agit surtout d'un écho de ses anciennes orientations en politique étrangère. La PDS est en effet l'héritière de la SED est-allemande et prend bon nombre d'options de cette défunte formation en considération. Ensuite, les post-communistes veulent, pour des raisons tactiques, remplir le vide laissé par le pacifisme, vide que les Verts ont abandonné, puisqu'ils sont devenus un parti belliciste. Dans le cas de la NPD, on a sans nul doute envisagé la notion de l'intérêt national. Ce serait donc au nom de l'intérêt national que les responsables de la NPD se seraient positionnés contre l'intervention. En effet, l'intérêt national n'est pas pris en compte dans l’État résiduel qu'est devenue la RFA, pire, il est combattu. Je constate donc que les impulsions d'ordre idéologique qui ont poussé la PDS et la NPD à s'opposer à l'intervention et à la guerre de l'OTAN contre la Yougoslavie ne peuvent pas être mises en équation.

    • Lors du conflit dans les Balkans en 1999, l'UE, une nouvelle fois, a prouvé son incapacité à agir. Qu'est-ce que l'Europe aujourd'hui ? Et que devrait-elle être ?

    Il faudrait commencer par dépeindre l'UE comme une dictature bureaucratique. On ne peut pas évaluer l'UE selon des critères politiques, car cette union est surtout de nature économique. En conséquence, nous aurons d'abord une zone monétaire commune. Pour répondre à votre question “comment l'Europe devrait-elle être ?”, il faudrait commencer par rappeler une nécessité : une Europe unie devrait désigner son ennemi commun, acte d'affirmation qu'elle n'a pas encore posé jusqu'ici. Finalement, cette Europe ‹qui serait une véritable Europe et non le spectre de l'eurocratie bruxelloise‹ procéderait à une exclusion importante de son horizon politique. La principale exclusion à laquelle elle devrait procéder viserait les États-Unis d'Amérique : il conviendrait, d'un point de vue grand-européen, de reléguer les États-Unis dans leur orbite ouest-atlantique et de contester fondamentalement toute ingérence ou immixtion américaine dans les affaires européennes. Dans le contexte actuel, une telle exclusion de l'ingérence américaine est impossible, parce que les trois principales composantes de l'Europe, la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne, se méfient les unes des autres et préfèrent se placer toutes les trois sous la curatelle des États-Unis. Ensuite, je ne parviens pas à m'imaginer ce qui pourrait bien unir un Ukrainien, qui s'apprête à adhérer à l'UE, un Finnois, un Portugais et un Sicilien.

    Pour moi, l'idée européenne est morte en 1963, lorsque les Allemands ont refusé l'alliance que leur proposait Charles de Gaulle et ont demandé que les États-Unis soient cités comme partenaires impératifs dans le préambule du traité franco-allemand. C'est depuis ce moment-là que l'unification européenne est placée sous la gérance à peine camouflée des États-Unis. Ce processus, j'ai coutume de l'appeler une “latino-américanisation de luxe”. Voilà pourquoi l'idée européenne aujourd'hui ne sert plus qu'à américaniser l'Europe.

    Signe manifeste de la déliquescence totale du système européen : la manière dont on a traité l'Autriche, surtout pendant l'année 2000, celle du dixième anniversaire de l'unification allemande. Traiter ainsi nos propres frères autrichiens, ou, si l'on préfère, nos voisins les plus proches, est en soi une abomination. Autre exemple : nous avons investi 13 ou 14 milliards de marks pour que l'aviation anglo-américaine puisse faire 140.000 morts directs en Irak, et faire mourir ensuite 300.000 enfants de faim dans un pays qui ne nous a jamais menacés. Au même moment, le ministre fédéral des finances déclarait que la réunification allemande ne coûtait rien, ou ne devait rien coûter, parce qu'on ne pouvait pas réclamer un tel sacrifice aux citoyens. Ce sont là deux points qui montrent dans quelle déchéance morale le système politique a basculé. Et ce qui est encore plus significatif dans ce pandémonium, c'est que personne ne s'en émeut.

    • Si cela n'émeut plus personne au sein de notre peuple, alors la position de force qu'occupe la classe politique actuelle est effectivement inexpugnable. Dans cette misère totale, y a-t-il encore une issue possible ?

    La question centrale est la suivante en Allemagne ; c'est celle du rapport qu'entretient la nation avec son passé (la fameuse Vergangenheitsbewältigung). Si nous n'extirpons pas jusqu'à la moindre radicelle cet esprit de démission et d'auto-flagellation, alors nous n'aurons jamais la moindre chance de redevenir un peuple normal parmi les peuples normaux. Vouloir pérenniser dans les esprits les crimes commis pendant les douze années du Troisième Reich, s'attacher à pratiquer toujours davantage cette auto-flagellation, toujours faire du zèle dans l'accusation de soi et des siens, est une maladie politique que j'assimile sans hésitation au cancer. Pour le dire en termes d'humour : s'il me prenait l'idée d'écrire aujourd'hui un livre sur les trouvères allemands du Moyen Âge (Minnesänger), il faudrait absolument que j'ajoute au corps de mon texte un ex cursus sur la misogynie et le sexisme de ces messieurs. En disant cela, je veux démontrer que les effets de cette auto-flagellation des Allemands, en rapport avec leur histoire récente, dépasse de loin le tabou Hitler et les douze années du régime national-socialiste. Ce qui s'est déroulé en Allemagne (et ailleurs en Occident) est une vaste entreprise d'abrutissement et d'abêtissement sur les plans de l'histoire, de la sociologie et de la psychologie. Et cette entreprise ne cesse de croître !

    • Dans le contexte de cette grande entreprise d'abêtissement, et vu la discussion récente, ridicule et dépourvue de substance, sur la “culture-guide allemande” (deutsche Leitkultur) (*), une question se pose : qu'est-ce qui est encore véritablement allemand ?

    Le noyau identitaire des Allemands aujourd'hui, c'est cette affirmation constante de leur “faute”. En répétant les poncifs qu'implique cette attitude, ils se prennent eux-mêmes en permanence en otage. De nos jours, je peux faire enrager et rendre agressif n'importe quel Allemand “normal” en lui disant que je l'acquitte de ses fautes, du moins que je plaide pour lui à décharge. De ce fait, nous pouvons conclure que ce que les agences “correctrices de l'histoire” nous serinent depuis des décennies est pertinent : être Allemand, aujourd'hui, c'est être coupable. Nous devons dans ce contexte oublier que cette idée fixe n'est pas le propre de quelques intellectuels, qui font profession de corriger et de moraliser l'histoire, mais que le peuple lui-même ne se défend pas contre de telles accusations, ne veut même pas se défendre. Eh oui, notre peuple ne veut même plus se défendre contre le pilonnage incessant auquel le soumettent la rééducation et la désinformation. Il faut avoir du caractère aujourd'hui pour se payer le luxe de vouloir se vacciner contre ces maux : peu sont prêts à le faire. On a d'autres soucis, vous comprenez, comme par ex. : “Comment puis-je me procurer le mazout de chauffage le meilleur marché ?”.

    Dans un tel contexte intellectuel, une seule chose reste bien allemande : respecter le ton donné dans le boudoir. Cette marotte de la Leitkultur, de la “culture-guide”, terminologie qui se retrouve d'ailleurs dans la Loi fondamentale de la RFA, est significative dans la mesure où elle permet de constater que les Allemands, se trouvant dans une position d'impuissance totale face aux Alliés et à leurs collaborateurs, ont dû accepter cette constitution comme un diktat. De ce fait, pour moi, l'état d'esprit qui se profile derrière cette Loi fondamentale ne peut contribuer à consolider une Leitkultur allemande, parce que, justement, cette Loi fondamentale n'a pas été créée par le peuple allemand, conscient de ses responsabilités.

    ► propos recueillis par Jürgen Schwab, Nouvelles de Synergies Européennes n°50, 2001. (entretien paru dans Staatsbriefe n°4/2001)

     

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    L'Europe vassale des États-Unis [1999]

    Günter Maschke, né en 1943 à Erfurt, a grandi à Trêves, a étudié les sciences commerciales en 1964/66 puis est devenu rédacteur de Notizen, journal de la communauté étudiante de Tübingen. En 1967, il organise à Vienne en Autriche les groupes de l’opposition extra-parlementaire. À partir de 1968, il vit un exil à Cuba. Deux ans plus tard, il est expulsé de La Havane pour “activités contre-révolutionnaires”. Depuis lors, il est écrivain et précepteur privé à Francfort en Hesse. En 1990 et 1992, il a été invité comme professeur à l’Académie militaire de la Marine à La Punta au Pérou. Günter Maschke a publié une quantité d’articles et d’essais pour divers journaux, pour la radio et des revues scientifiques. Il focalise ses réflexions autour des œuvres de Juan Donoso Cortés et de Carl Schmitt. Ses auteurs français préférés sont : Joseph de Maistre, le Vicomte de Bonald, Charles Maurras, Georges Sorel, le juriste Maurice Hauriou, sans oublier Julien Freund, dont il était l’ami. Il a édité la première traduction allemande de Un homme à cheval de Pierre Drieu La Rochelle.

    • DS : Monsieur Maschke, Gregor Gysi, chef des néo-communistes allemands, a déclaré que l’Allemagne avait mené une guerre de pure agression contre la Serbie. A-t-il eu raison de parler ce langage fort ?

    GM : Oui. Absolument. En règle générale, il est difficile d’expliquer les raisons qui déclenchent une guerre d’agression entre deux États. Toutefois, dans le cas qui nous occupe, le territoire allemand n’a subi aucune agression ; dès lors, le paragraphe 26 de la Loi fondamentale doit être respecté : il interdit à l’État allemand de déclencher une guerre d’agression. Mais cette guerre contre la Serbie suscite d’autres problèmes d’ordre juridique. Cette intervention a clairement violé la Charte des Nations-Unies. Dans l’article 2, alinéa 4, il est stipulé que les membres des Nations-Unies doivent s’abstenir de recourir à la violence ou de menacer de violence d’autres États. Cette règle s’applique aux relations inter-étatiques, mais non pas aux querelles intra-étatiques ou aux situations de guerre civile. Ensuite, il me paraît important de signaler que le Traité de l’Atlantique Nord a également été enfreint. Il n’autorise que la défense, au cas où l’un de ses signataires venait à être attaqué. Or, aucun membre de l’OTAN n’a été attaqué. Je rappelle aussi que le serment que doivent prêter les soldats allemands pose également un problème juridique et éthique, car nos soldats ne doivent offrir leur vie que pour la seule défense du territoire de la République Fédérale d’Allemagne. Toute intervention en dehors de ce territoire ne peut se faire dans le cadre d’une belligérance effective ou larvée. Même si l’ONU avait légalisé l’attaque de l’OTAN, le problème resterait identique pour les soldats allemands, car le pacte de l’Atlantique Nord n’est nullement une organisation régionale comme l’est par ex. l’OSCE. En fait, l’OTAN ne peut pas agir à la demande de l’ONU : la procédure légale veut que l’OSCE elle-même mette des troupes sur pied de guerre (ndt : ce qui implique une participation russe, biélorusse, ukrainienne, etc., ce que les Américains ne pouvaient accepter).

    • Certes, mais vos contradicteurs objecteront que vous discutez ici sur un plan strictement formel. Pourquoi pensez-vous qu’on ne puisse pas traiter ces questions de droit avec autant de légèreté ?

    Évidemment, on peut contester le droit international moderne sur le fond. Je le fais également.

    • Pourquoi ?

    Parce que le droit international moderne facilite les interventions militaires ! Je reproche à ce droit de prendre très à la légère toutes les formes d’immixtion, qui, pour lui, sont praticables (ndt : pour des raisons soi-disant “morales”). Mais l’entorse que l’OTAN a infligée au droit international, au cours de ce printemps, détruit ipso facto les assises mêmes de ce droit international, parce que cette entorse dérive de fait d’une logique de continuité, c’est-à-dire d’une radicalisation outrée de ce droit. S’il n’existe plus aujourd'hui de barrières juridiques pour une intervention, alors nous sommes dans l’arbitraire pur, qui peut s’assimiler à une anarchie internationale. Dans l’avenir, tout le monde pourra intervenir où bon lui semble, en se référant à des entorses réelles ou imaginaires à l’encontre des droits de l’homme. Ceux-ci ne serviront plus que de simple camouflage aux intérêts impérialistes.

    Lorsque je possède assez de puissance pour me permettre des interprétations et que j’étaye mes arguments par une force militaire crédible, capable de parfaire l’intervention souhaitée, alors je peux imposer partout dans le monde ma volonté politique. Cela nous conduira à terme à un nihilisme juridique étonnant. Quoi qu’il en soit, le droit international n’est pas le facteur le plus important dans l’élaboration d’une théorie des relations internationales. Les conséquences sur le long terme pour les relations inter-étatiques ne sont toutefois plus prévisibles. Sur ce point, je donne raison à Gysi sur toute la ligne.

    • Pourquoi les hommes politiques estiment-ils si important d’éviter de prononcer le mot “guerre” ; pourquoi parlent-ils de “mesures de paix”, d’une “intervention”, etc. dans un langage que nous qualifierons d’orwellien ?

    Parce que la Charte de Nations-Unies bannit explicitement la guerre ! Si je reconnais l’état de guerre, cela entraîne beaucoup d’implications en droit économique, dans le droit des gens et dans le droit des assurances. Ce tabou a ses raisons pratiques, parce que le droit des gens (le droit international) repose sur le refus de la violence, sur l’interdiction de la guerre (comme moyen du politique). On ne veut pas s’entendre dire que l’on redonne à la guerre un statut légal ni que la guerre et la paix sont des concepts qui sont toujours en étroite corrélation.

    • Nous devons donc parler de la “Guerre du Kosovo”…

    Bien sûr ! La guerre se définit comme une confrontation armée entre deux parties combattantes. Il existe aussi des théories qui disent que seule la volonté de l’une des parties suffit, pour constituer une belligérance, une guerre. Bien sûr, le conflit qui a secoué les Balkans était une guerre. L’histoire des guerres nous apprend aussi que la guerre peut prendre des formes très différentes. « La guerre est un caméléon », disait Clausewitz. Il est aussi intéressant de noter que le bon sens reprend le dessus et que les gens, dans la rue, dans leurs conversations, parlent ouvertement de “guerre”.

    • Au début des années 90, vous avez critiqué très durement la modeste participation allemande à la guerre du Golfe, lancée et voulue par les Américains. En quoi, essentiellement, la guerre contre la Serbie se distingue-t-elle de la guerre contre l’Irak ?

    D’abord, la guerre contre la Serbie est une guerre européenne. La guerre du Golfe a servi à empêcher la création d’un grand espace autonome arabe anti-américain. Elle a été menée en tenant compte, bien entendu, des intérêts d’Israël. Aujourd'hui, dans la guerre contre la Serbie, le triste bilan est le suivant : l’Europe s’avère incapable d’empêcher une intervention américaine en Europe ! Pire : l’Europe participe à l’intervention américaine, en tant que partenaire mineure, que vassale. Les intérêts américains sont très clairs : ils veulent qu’advienne à terme une Grande Albanie et qu’un flot de réfugiés se répande en Europe. Ces réfugiés constituent un certain danger pour l’Europe (notamment parce qu’il y a parmi eux des mafieux réels et potentiels) et joueront, s’il le faut, le rôle d’une cinquième colonne à la solde des États-Unis. Et nous, Allemands, soutenons ce processus dangereux, ce que je trouve tout de même complètement surréaliste !

    • L’idée d’actions punitives perpétrées par l’arme aérienne est aussi ancienne que la “Société des Nations” (née après 1919)…

    L’idée s’est développée progressivement ; il fallait inventer une sorte de “police aérienne” dans le cadre de la Société des Nations. L’exemple le plus probant est celui de la Grande-Bretagne, qui a réussi ce projet de “police impériale” et perpétré de telles actions punitives (ndt : notamment contre les Kurdes de la région de Mossoul en Irak, bombardés par des projectiles de gaz moutarde lancés par des appareils de la RAF). Mais au départ, c’était une idée française de créer une police internationale faisant usage de l’arme aérienne. En Italie également, le théoricien de la guerre aérienne, le Général Douhet, pensait qu’en frappant quelques coups au départ d’aéronefs contre la capitale de l’ennemi, on allait contraindre l’adversaire à ployer les genoux. L’idée-force de la guerre aérienne, après les grandes batailles terrestres de la Première Guerre mondiale, était de limiter l’ampleur de la guerre et de la rendre contrôlable. Cette idée a joué un certain rôle lors de la fondation de l’ONU. On a parlé d’intégrer les forces aériennes, ce qui ne s’est toutefois jamais passé. Sur le plan des principes, cette idée peut s’assimiler à la pratique d’organiser des blocus maritimes, mise en œuvre au XIXe siècle. Cependant, il faut relativiser : l’idée d’une police aérienne ne tient pas assez compte des limites de l’aviation militaire. Car finalement, il faut toujours, à terme, se poser la question : quel ordre politique faudra-t-il restaurer ou instaurer sur le sol ?

    • En Allemagne, comme dans le reste de l’Europe, on parle de “catastrophe humanitaire”, ce qui s’est effectivement produit, nous ne le nierons pas. Cette catastrophe est une honte. Mais, jusqu’ici, de telles catastrophes n’ont jamais induit des forces internationales à intervenir. Par conséquent, nous pouvons dire qu1il existe des intérêts géopolitiques au-delà du discours et de la pratique “humanitaires”… Lesquels ?

    Je pense qu’il s’agit ni plus ni moins du contrôle de l’Europe par les États-Unis. Si quelqu’un devait intervenir au Kosovo, c’était l’Europe ! Mais, c’est bien connu, les Européens ne sont pas unis. Notamment parce que Londres et Paris semblent considérer que l’Allemagne doit rester un État faible. Raison pour laquelle Français et Britanniques jouent la carte américaine. Ils pensent aussi faire valoir au sein de l’Union Européenne des intérêts purement nationaux. Si nous, Allemands, voulions au contraire faire valoir des intérêts européens, nous devrions tout faire pour éloigner les Américains de ce conflit. En réalité, nous sommes le ventre mou de l’Europe qui permet toutes les interventions militaires et les pénétrations de tous ordres en Europe. Dans ce contexte, nous devons également interpréter l’élargissement de l’OTAN en Europe orientale. L’Allemagne, dans ce processus, est le vassal favori des États-Unis, qui plus est, un vassal qui ne tire aucun profit de l’intervention.

    • Revenons aux conflits qui ont abouti à l’éclatement de la Première Guerre mondiale ?

    Les Balkans n’ont été pacifiés que sous la houlette de puissances hégémoniques, qui disposent aussi de bases concrètes, humaines et militaires, dans la région elle-même. Ces puissances étaient jadis la Russie, l’Autriche-Hongrie et le Reich allemand. Mais les racines du conflit actuel se trouvent dans le Traité de Versailles. Que ce soit l’Irak ou la Yougoslavie, les deux conflits trouvent leurs racines dans les aberrations du Traité de Versailles et sont donc des conséquences de la Première Guerre mondiale (et non pas de la Seconde). À cette époque, on a élaboré un droit des gens qui ressemble à celui qui est en vigueur aujourd'hui. Même l’entorse récente à ce droit des gens s’inscrit finalement dans la continuité même de ce droit des gens. Plus nous allons de l’avant, plus nous nous éloignons du juste point de vue.

    • Y a-t-il des parallèles à tracer entre l’éclatement de la Première Guerre mondiale et la constellation actuelle des puissances ?

    Non, il manque un adversaire suffisamment puissant et une extension générale du conflit à la planète entière. Certes, le conflit pourra avoir une certaine extension locale ou régionale, mais je ne crois pas qu’il puisse conduire à une guerre mondiale.

    • Les États-Unis, en téléguidant l’intervention de l’OTAN, ne poursuivent-ils pas l’objectif de chasser définitivement la Russie hors d’Europe ?

    Certainement. Cette idée cadre bien avec l’élargissement à l’Est de l’UE et de l’OTAN. Quant à nous, les Allemands, nous nous sommes encerclés nous-mêmes et nous ne pouvons plus faire appel à l’alliance russe, qui nous a souvent, au cours de l’histoire, tirer de mauvais pas. Quant à la Russie, elle pourra peut-être se renforcer. Nous n’avons pas fait là un coup de maître !

    • Une initiative germano-russe pour pacifier le Kosovo et pour discipliner les Serbes n’aurait-elle pas eu du succès ?

    Ce que vous dites là ressemble à de la science-fiction. Dans un tel contexte, il faut réfléchir au pouvoir que détiennent réellement le gouvernement allemand et les hommes politiques de notre pays. On parle toujours de “prendre ses responsabilités” et de “devenir adultes”. Cela signifie pourtant que nous devrions abandonner notre abstinence et notre timidité politiques, notre “impolitisme” dirait Julien Freund. Nous sommes devenus des suiveurs et des vassaux. On l’a déjà vu lors de la Guerre du Golfe. “Devenir adulte” signifie, pour nos hommes politiques, nous immerger dans les intérêts étrangers, hostiles à notre déploiement. Ce ne devrait en aucun cas être le but de la manœuvre.

    • Quels effets sur les rapports de force aura cette première vraie guerre sur le sol européen depuis 1945 ?

    D’abord, premier effet, nous aurons une présence durable des États-Unis en Europe. Ils commenceront par favoriser le processus d’unification européenne, et, ainsi, l’Europe deviendra une gigantesque sphère de pénétration économique américaine, sans plus aucune frontière. Cela signifiera que la Russie devra se choisir de nouveaux partenaires, la Chine ou l’Inde. On pourra certes “couillonner” la Russie en lui coupant certains crédits, mais cette pratique rencontrera rapidement ses limites.

    • Avec l’introduction de l’Euro, l’Europe deviendra rapidement le concurrent le plus dangereux des États-Unis. Par la guerre du Kosovo, l’Europe sera-t-elle à terme mise hors jeu ?

    L’UE ne peut pas se poser comme concurrent des États-Unis, car l’Amérique, à tous les niveaux (militaire, économique et surtout sur le plan des mass-médias), est solidement ancrée en Europe. L’unification européenne aurait un sens, si l’on excluait les États-Unis de ce processus ou si on limitait drastiquement leur influence. L’Europe, telle qu’elle est aujourd'hui, est pratiquement une gigantesque “Amérique latine de luxe” pour les États-Unis. C’est un vieux débat : voulons-nous une unification européenne de l’Europe ou une unification américaine de l’Europe ?

    • Pourquoi la France et la Grande-Bretagne participent-elles aux projets et menées de l’Amérique ?

    Ces deux puissances craignent l’accroissement de l’influence allemande dans les Balkans.

    • Mais elles se font elles-mêmes du tort…

    Oui, car toute action que mène l’Amérique en Europe nuit en principe à tous les Européens et au processus d’unification européenne.

    • L’attaque de l’OTAN a dû choquer l’ONU. Signifie-t-elle la fin de cette organisation ?

    L’ONU a été continuellement instrumentalisée par les États-Unis au cours de ces dernières années. Quand cela n’a plus marché, on a tenté de la circonvenir. Les Américains peuvent désormais recommencer le truc quand ils le veulent. L’ONU ne peut plus jouer aucun rôle d’intermédiaire. On peut se demander si l’humanité n’est pas en train de revenir au stade de la jungle. Évidemment, on peut dire que cette situation apporte plus de simplicité et d’honnêteté dans les relations internationales. Elle nourrit des réflexions de type social-darwiniste. C’est inquiétant.

    • Le droit des plus forts nous est donc “vendu” comme le droit des États-Unis à être les policiers du monde ?

    Si je poursuis mon argumentation et je dis qu’il y a quelque chose (de plus important) derrière le droit des gens, alors je ne pourrai pas reprocher à d’autres d’enfreindre les règles du droit international. Si une puissance occidentale reproche aux Chinois demain leur présence au Tibet, ceux-ci peuvent rétorquer : et le Kosovo ?

    • Y a-t-il une autre solution pour empêcher les problèmes du Kosovo : les réfugiés, les expulsions et les massacres ?

    Si on veut que l’ordre règne dans les Balkans, il faut intervenir avec des troupes terrestres (ndt : l’entretien date d’avril 99, avant l’arrivée des troupes terrestres de l’OTAN). Et instaurer une sorte de protectorat. Nous devons réfléchir aux conséquences qu’auront les actions menées aujourd'hui. Elles accentuent plutôt le problème des réfugiés et j’ai tendance à penser que ce flot de réfugiés albanophones va dans le sens des intérêts américains, pour les raisons que je viens d’invoquer. Mais la gestion de cette masse de déshérités ne va pas du tout dans nos intérêts. Les attaques aériennes n’apporteront aucune solution et la terreur se perpétuera, même si l’armée yougoslave est réduite à rien au Kosovo. On ne peut pas toujours agir comme si les conflits finissaient, en bout de course, par trouver une solution claire et irrévocable. Le conflit qui oppose Israël à ses voisins arabes n’a pas de solution, mais ces conflits insolubles ont tous une histoire…

    • On a émis l’idée d’armer les Albanais (comme les Croates) jusqu’aux dents…

    Cela signifie évidemment que, malgré l’armement en masse des Albanais, le rapport de force serait resté très inégal. Ensuite, on aurait dû se retirer du conflit. C’est ce qui s’est passé durant la guerre du Vietnam. Reste ensuite la question : les Albanais auraient-ils pu sortir eux-mêmes de leurs propres difficultés ? Ils ont toujours tenté d’entraîner des tiers dans leur guerre.

    • Vous avez connu notre nouveau ministre écolo des Affaires étrangères, Joschka Fischer, quand il était un “révolutionnaire spontanéiste” à Francfort ; vous vous êtes souvent disputé avec lui. La transformation du militant pacifiste en ministre des Affaires étrangères et en belliciste a-t-elle une logique ?

    Oui. Cette évolution n’est pas illogique, car lorsque l’hostilité des pacifistes à l’égard des non-pacifistes devient suffisamment importante, ils doivent également faire recours à la guerre, comme l’a démontré avant moi Carl Schmitt. C’est cela qui s’est produit dans le cas de Fischer, même si on utilise d’autres mots, plus conventionnels, pour expliquer cette évolution. Les formules sont connues depuis le Président américain Wilson : on ne fait pas la guerre au peuple allemand, on ne fait pas la guerre au peuple serbe, etc. Quand l’état d’urgence est là, le camp des pacifistes se scinde en deux ; les uns disent, on ne peut opposer à la violence que la seule violence ; les autres réagissent comme Ströbele et disent : dans tous les cas de figure, nous ne recourrons jamais à la guerre. Après la Première Guerre mondiale, on a lancé le slogan : “faire la guerre à la guerre”. Aujourd'hui, on mène effectivement une action contre la guerre ou on raconte que l’on prend des mesures contraignantes contre elle. Mais pour les pacifistes d’aujourd'hui, même “la guerre contre la guerre” apparaît comme trop guerrière sur le plan terminologique ! Ce n’est pas étonnant. Même l’histoire de la guerre en notre siècle nous permet de constater, dans tous les cas, que les pacifistes se scindent toujours en deux camps, car survient l’état d’exception, et que la faction des néo-guerriers est toujours majoritaire.

    • Pensez-vous que les Verts vont s’effondrer à cause de cette question ?

    Cela dépend du temps que durera la guerre du Kosovo. Et des conséquences tangibles que cela aura pour l’Allemagne, si notre pays encaisse beaucoup de pertes. Si la guerre reste de courte durée, on l’oubliera, et seuls quelques petits groupes réduits quitteront le parti écologiste, au nom d’un idéal pacifiste.

    • N’est-ce pas étrange que pendant la Guerre du Golfe au début des années 90, les gens sont descendus en masse dans les rues pour protester contre l’action des États-Unis et contre la guerre, tandis qu’aujourd’hui on ne voit presque personne ?

    Ce qui est important, c’est la coalition qui est au gouvernement. Même si on a tenté de “sataniser” Saddam Hussein, cela ne semble pas avoir eu autant d’effet qu’avec les Serbes. Ceux-ci ont contre eux une vieille rancœur permanente, car ils se sont souvent positionnés comme des ennemis de l’Allemagne. Certes, c’est certain, bon nombre de Serbes haïssent les Allemands et nous devons bien constater que l’on cultive des affects négatifs anti-serbes dans nos médias comme on cultive des affects positifs à l’égard des Croates. À cela s’ajoute le fait que les atrocités, réelles ou mises en scène, que les Serbes commettraient, se passent en Europe et non pas dans des contrées lointaines du globe. Si les Irakiens commettaient les mêmes atrocités, eh bien, cela n’étonnerait guère l’Européen ou l’Allemand moyen. Les Européens se perçoivent comme éclairés, non violents, pacifiés. Et cette auto-perception doit également valoir pour les Serbes. Effectivement, raisonne le lambda moyen, les Serbes possèdent des téléphones, des autos, parlent l’anglais ou l’allemand et paraissent civilisés, portent des cravates. Alors, les ahuris moyens sont tout étonnés quand les passions se déchaînent et que Serbes, Bosniaques et Albanais s’entretuent. Déchaînement de passions et massacres sont des attitudes propres aux Asiatiques, aux Africains ou aux Arabo-Musulmans, pensent les euro-clampins de la fin des années 90. Les Européens, disent ces millions de bien-pensants, ne peuvent pas faire montre de telles attitudes. Voilà pourquoi les sentiments d’horreurs sont plus forts aujourd’hui qu’au temps de la Guerre du Golfe.

    ► propos recueillis par Dieter Stein, Nouvelles de Synergies Européennes n°xx, 1999. (entretien paru dans Junge Freiheit n°14/1999 ; tr. fr. : Robert Steuckers)

     

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    Entretien [1991]

    • Q. : Monsieur Maschke, êtes-vous un ennemi de la Constitution de la RFA ?

    GM : Oui. Car cette loi fondamentale (Grundgesetz) est pour une moitié un octroi, pour une autre moitié la production juridique de ceux qui collaborent avec les vainqueurs. On pourrait dire que cette constitution est un octroi que nous nous sommes donné à nous-mêmes. Les meilleurs liens qui entravent l'Allemagne sont ceux que nous nous sommes fabriqués nous-mêmes.

    • Mais dans le débat qui a lieu aujourd'hui à propos de cette constitution, vous la défendez…

    Oui, nous devons défendre la loi fondamentale, la constitution existante car s'il fallait en créer une nouvelle, elle serait pire, du fait que notre peuple est complètement “rééduqué” et de ce fait, choisirait le pire. Toute nouvelle constitution, surtout si le peuple en débat, comme le souhaitent aussi bon nombre d'hommes de droite, connaîtrait une inflation de droits sociaux, un gonflement purement quantitatif des droits fondamentaux, et conduirait à la destruction des prérogatives minimales qui reviennent normalement à l’État national.

    • Donc, quelque chose de fondamental a changé depuis 1986, où vous écriviez dans votre article « Die Verschwörung des Flakhelfer » (La conjuration des auxiliaires de la DCA ; ndlr : mobilisés à partir de 1944, les jeunes hommes de 14 à 17 ans devaient servir les batteries de DCA dans les villes allemandes ; c'est au sein de cette classe d'âge que se sont développées, pour la première fois en Allemagne, certaines modes américaines de nature individualiste, telles que l'engouement pour le jazz, pour les mouvements swing et zazou ; c'est évidemment cette classe d'âge-là qui tient les rênes du pouvoir dans la RFA actuelle ; en parlant de conjuration des auxiliaires de la DCA, G. Maschke entendait stigmatiser la propension à aduler tout ce qui est américain de même que la rupture avec toutes les traditions politiques et culturelles européennes). Dans cet article aux accents pamphlétaires, vous écriviez que la Constitution était une prison de laquelle il fallait s'échapper…

    Vu la dégénérescence du peuple allemand, nous devons partir du principe que toute nouvelle constitution serait pire que celle qui existe actuellement. Les rapports de force sont clairs et le resteraient : nous devrions donc nous débarrasser d'abord de cette nouvelle constitution, si elle en venait à exister. En disant cela, je me doute bien que j'étonne les “nationaux”…

    • Depuis le 9 novembre 1989, jour où le Mur est tombé, et depuis le 3 octobre 1990, jour officiel de la réunification, dans quelle mesure la situation a-t-elle changé ?

    D'abord, je dirais que la servilité des Allemands à l'égard des puissances étrangères s'est encore accrue. Ma thèse a toujours été la suivante : rien, dans cette réunification, ne pouvait effrayer la France ou l'Angleterre. Comme nous sommes devenus terriblement grands, nous sommes bien décidés, désormais, à prouver, par tous les moyens et dans des circonstances plus critiques, notre bonne nature bien inoffensive. L'argumentaire développé par le camp national ou par les établis qui ont encore un petit sens de la Nation s'est estompé ; il ne s'est nullement renforcé. Nous tranquillisons le monde entier, en lui disant qu'il s'agit du processus d'unification européenne qui est en cours et que l'unité allemande n'en est qu'une facette, une étape. Si d'aventure on rendait aux Allemands les territoires de l'Est (englobés dans la Pologne ou l'URSS), l'Autriche ou le Tyrol du Sud, ces braves Teutons n'oseraient même plus respirer ; ainsi, à la joie du monde entier, la question allemande serait enfin réglée. Mais trêve de plaisanterie… L'enjeu, la Guerre du Golfe nous l'a montré. Le gouvernement fédéral a payé vite, sans sourciller, pour la guerre des Alliés qui, soit dit en passant, a eu pour résultat de maintenir leur domination sur l'Allemagne. Ce gouvernement n'a pas osé exiger une augmentation des impôts pour améliorer le sort de nos propres compatriotes de l'ex-RDA, mais lorsqu’a éclaté la guerre du Golfe, il a immédiatement imposé une augmentation et a soutenu une action militaire qui a fait passer un peu plus de 100.000 Irakiens de vie à trépas. Admettons que la guerre du Golfe a servi de prétexte pour faire passer une nécessaire augmentation des impôts. Il n'empêche que le procédé, que ce type de justification, dévoile la déchéance morale de nos milieux officiels. Pas d'augmentation des impôts pour l'Allemagne centrale, mais une augmentation pour permettre aux Américains de massacrer les Irakiens qui ne nous menaçaient nullement. Je ne trouve pas de mots assez durs pour dénoncer cette aberration, même si je stigmatise très souvent les hypocrisies à connotations humanistes qui conduisent à l'inhumanité. Je préfère les discours non humanistes qui ne conduisent pas à l'inhumanité.

    • Comment le gouvernement fédéral aurait-il dû agir ?

    Il avait deux possibilités, qui peuvent sembler contradictoires à première vue. J'aime toujours paraphraser Charles Maurras et dire “La nation d'abord !”. Première possibilité : nous aurions dû participer à la guerre avec un fort contingent, si possible un contingent quantitativement supérieur à celui des Britanniques, mais exclusivement avec des troupes terrestres, car, nous Allemands, savons trop bien ce qu'est la guerre aérienne. Nous aurions alors dû lier cet engagement à plusieurs conditions : avoir un siège dans le Conseil de Sécurité, faire supprimer les clauses des Nations Unies qui font toujours de nous “une nation ennemie”, faire en sorte que le traité nous interdisant de posséder des armes nucléaires soit rendu caduc. Il y a au moins certains indices qui nous font croire que les États-Unis auraient accepté ces conditions. Deuxième possibilité : nous aurions dû refuser catégoriquement de nous impliquer dans cette guerre, de quelque façon que ce soit ; nous aurions dû agir au sein de l'ONU, surtout au moment où elle était encore réticente, et faire avancer les choses de façon telle, que nous aurions déclenché un conflit de grande envergure avec les États-Unis. Ces deux scénarios n'apparaissent fantasques que parce que notre dégénérescence nationale et politique est désormais sans limites.

    • Mais la bombe atomique ne jette-t-elle pas un discrédit définitif sur le phénomène de la guerre ?

    Non. Le vrai problème est celui de sa localisation. Nous n'allons pas revenir, bien sûr, à une conception merveilleuse de la guerre limitée, de la guerre sur mesure. Il n'empêche que le phénomène de la guerre doit être accepté en tant que régulateur de tout statu quo devenu inacceptable. Sinon, devant toute crise semblable à celle du Koweït, nous devrons nous poser la question : devons-nous répéter ou non l'action que nous avons entreprise dans le Golfe ? Alors, si nous la répétons effectivement, nous créons de facto une situation où plus aucun droit des gens n'est en vigueur, c'est-à-dire où seule une grande puissance exécute ses plans de guerre sans égard pour personne et impose au reste du monde ses intérêts particuliers. Or comme toute action contre une grande puissance s'avère impossible, nous aurions en effet un nouvel ordre mondial, centré sur la grande puissance dominante. Et si nous ne répétons pas l'action ou si nous introduisons dans la pratique politique un “double critère” (nous intervenons contre l'Irak mais non contre Israël), alors le nouveau droit des gens, expression du nouvel ordre envisagé, échouera comme a échoué le droit des gens imposé par Genève jadis. S'il n'y a plus assez de possibilités pour faire accepter une mutation pacifique, pour amorcer une révision générale des traités, alors nous devons accepter la guerre, par nécessité. J'ajouterais en passant que toute la Guerre du Golfe a été une provocation, car, depuis 1988, le Koweït menait une guerre froide et une guerre économique contre l'Irak, avec l'encouragement des Américains.

    • L'Allemagne est-elle incapable, aujourd'hui, de mener une politique extérieure cohérente ?

    À chaque occasion qui se présentera sur la scène de la grande politique, on verra que non seulement nous sommes incapables de mener une opération, quelle qu'elle soit, mais, pire, que nous ne le voulons pas.

    • Pourquoi ?

    Parce qu'il y a le problème de la culpabilité, et celui du refoulement : nous avons refoulé nos instincts politiques profonds et naturels. Tant que ce refoulement et cette culpabilité seront là, tant que leurs retombées concrètes ne seront pas définitivement éliminées, il ne pourra pas y avoir de politique allemande.

    • Donc l'Allemagne ne cesse de capituler sur tous les fronts…

    Oui. Et cela appelle une autre question : sur les monuments aux morts de l'avenir, inscrira-t-on “ils sont tombés pour que soit imposée la résolution 1786 de l'ONU” ? Au printemps de cette année 1991, on pouvait repérer deux formes de lâcheté en Allemagne. Il y avait la lâcheté de ceux qui, en toutes circonstances, hissent toujours le drapeau blanc. Et il y avait aussi la servilité de la CSU qui disait : “nous devons combattre aux côtés de nos amis !”. C'était une servilité machiste qui, inconditionnellement, voulait que nous exécutions les caprices de nos pseudo-amis.

    • Sur le plan de la politique intérieure, qui sont les vainqueurs et qui sont les perdants du débat sur la Guerre du Golfe ?

    Le vainqueur est incontestablement la gauche, style UNESCO. Celle qui n'a que les droits de l'homme à la bouche, etc. et estime que ce discours exprime les plus hautes valeurs de l'humanité. Mais il est une question que ces braves gens ne se posent pas : QUI décide de l'interprétation de ces droits et de ces valeurs ? QUI va les imposer au monde ? La réponse est simple : dans le doute, ce sera toujours la puissance la plus puissante. Alors, bonjour le droit du plus fort ! Les droits de l'homme, récemment, ont servi de levier pour faire basculer le socialisme. À ce moment-là, la gauche protestait encore. Mais aujourd'hui, les droits de l'homme servent à fractionner, à diviser les grands espaces qui recherchent leur unité, où à détruire des États qui refusent l'alignement, où, plus simplement, pour empêcher certains États de fonctionner normalement.

    • Que pensez-vous du pluralisme ?

    Chez nous, on entend, par “pluralisme”, un mode de fonctionnement politique qui subsiste encore ci et là à grand peine. On prétend que le pluralisme, ce sont des camps politiques, opposés sur le plan de leurs Weltanschauungen, qui règlent leurs différends en négociant des compromis. Or la RFA, si l'on fait abstraction des nouveaux Länder d'Allemagne centrale, est un pays idéologiquement arasé. Les oppositions d'ordre confessionnel ne constituent plus un facteur ; les partis ne sont plus des “armées” et n'exigent plus de leurs membres qu'ils s'engagent totalement, comme du temps de la République de Weimar. À cette époque, comme nous l'enseigne Carl Schmitt, les “totalités parcellisées” se juxtaposaient. On naissait quasiment communiste, catholique du Zentrum, social-démocrate, etc. On passait sa jeunesse dans le mouvement de jeunesse du parti, on s'affiliait à son association sportive et, au bout du rouleau, on était enterré grâce à la caisse d'allocation-décès que les coreligionnaires avaient fondée… Ce pluralisme, qui méritait bien son nom, n'existe plus. Chez nous, aujourd'hui, ce qui domine, c'est une mise-au-pas intérieure complète, où, pour faire bonne mesure, on laisse subsister de petites différences mineures. Les bonnes consciences se réjouissent de cette situation : elles estiment que la RFA a résolu l'énigme de l'histoire. C'est là notre nouveau wilhelminisme : “on y est arrivé, hourra !” ; nous avons tiré les leçons des erreurs de nos grands-pères. Voilà le consensus et nous, qui étions, paraît-il, un peuple de héros (Helden), sommes devenus de véritables marchands (Händler), pacifiques, amoureux de l'argent et roublards. Qui plus est, la fourchette de ce qui peut être dit et pensé sans encourir de sanctions s'est réduite continuellement depuis les années 50. Je vous rappellerais qu'en 1955 paraissait, dans une grande maison d'édition, la Deutsche Verlags-Anstalt, un livre de Wilfried Martini, Das Ende aller Sicherheit, l'une des critiques les plus pertinentes de la démocratie parlementaire. Ce livre, aujourd'hui, ne pourrait plus paraître que chez un éditeur ultra-snob ou dans une maison minuscule d'obédience extrême-droitiste. Cela prouve bien que l'espace de liberté intellectuelle qui nous reste se rétrécit comme une peau de chagrin. Les critiques du système, de la trempe d'un Martini, ont été sans cesse refoulés, houspillés dans les feuilles les plus obscures ou les cénacles les plus sombres : une fatalité pour l'intelligence ! L'Allemagne centrale, l'ex-RDA, ne nous apportera aucun renouveau spirituel. Les intellectuels de ces provinces-là sont en grande majorité des adeptes extatiques de l'idéologie libérale de gauche, du pacifisme et de la panacée “droit-de-l'hommarde”. Ils n'ont conservé de l'idéologie officielle de la SED (le parti au pouvoir) que le miel humaniste : ils ne veulent plus entendre parler d'inimitié (au sens schmittien), de conflit, d'agonalité, et fourrent leur nez dans les bouquins indigestes et abscons de Sternberger et de Habermas. Mesurez le désastre : les 40 ans d'oppression SED n'ont même pas eu l'effet d'accroître l'intelligence des oppressés !

    • Mais les Allemands des Länder centraux vont-ils comprendre le langage de la rééducation que nous maîtrisons si bien ?

    Ils sont déjà en train de l'apprendre ! Mais ce qui est important, c'est de savoir repérer ce qui se passe derrière les affects qu'ils veulent bien montrer. Savoir si quelque chose changera grâce au nouveau mélange inter-allemand. Bien peu de choses se dessinent à l'horizon. Mais c'est également une question qui relève de l'achèvement du processus de réunification, de l'harmonisation économique, de savoir quand et comment elle réussira. À ce moment-là, l'Allemagne pourra vraiment se demander si elle pourra jouer un rôle politique et non plus se borner à suivre les Alliés comme un toutou. Quant à la classe politique de Bonn, elle espère pouvoir échapper au destin grâce à l'unification européenne. L'absorption de l'Allemagne dans le tout européen : voilà ce qui devrait nous libérer de la grande politique. Mais cette Europe ne fonctionnera pas car tout ce qui était “faisable” au niveau européen a déjà été fait depuis longtemps. La construction du marché intérieur est un bricolage qui n'a ni queue ni tête. Prenons un exemple : qui décidera de-main s'il faut ou non proclamer l'état d'urgence en Grèce ? Une majorité rendue possible par les voix de quelques députés écossais ou belges ? Vouloir mener une politique supra-nationale en conservant des États nationaux consolidés est une impossibilité qui divisera les Européens plutôt que de les unir.

    • Comment jugez-vous le monde du conservatisme, de la droite, en Allemagne ? Sont-ils les moteurs des processus dominants ou ne sont-ils que des romantiques qui claudiquent derrière les événements ?

    Depuis 1789, le monde évolue vers la gauche, c'est la force des choses. Le national-socialisme et le fascisme étaient, eux aussi, des mouvements de gauche (j'émets là une idée qui n'est pas originale du tout). Le conservateur, le droitier ‹je joue ici au terrible simplificateur‹ est l'homme du moindre mal. Il suit Bismarck, Hitler, puis Adenauer, puis Kohl. Et ainsi de suite, usque ad finem. Je ne suis pas un conservateur, un homme de droite. Car le problème est ailleurs : il importe bien plutôt de savoir comment, à quel moment et qui l'on “maintient”. Ce qui m'intéresse, c'est le “mainteneur”, l’Aufhalter, le Catechon dont parlait si souvent Carl Schmitt. Hegel et Savigny étaient des Aufhalter de ce type ; en politique, nous avons eu Napoléon III et Bismarck. L'idée de maintenir, de contenir le flot révolutionnaire / dissolutif, m'apparait bien plus intéressante que toutes les belles idées de nos braves conservateurs droitiers, si soucieux de leur Bildung. L’Aufhalter est un pessimiste qui passe à l'action. Lui, au moins, veut agir. Le conservateur droitier ouest-allemand, veut-il agir ? Moi, je dis que non !

    • Quelles sont les principales erreurs des hommes de droite allemands ?

    Leur grande erreur, c'est leur rousseauisme, qui, finalement, n'est pas tellement éloigné du rousseauisme de la gauche. C'est la croyance que le peuple est naturellement bon et que le magistrat est corruptible. C'est le discours qui veut que le peuple soit manipulé par les politiciens qui l'oppressent. En vérité, nous avons la démocratie totale : voilà notre misère ! Nous avons aujourd'hui, en Allemagne, un système où, en haut, règne la même morale ou amorale qu'en bas. Seule différence : la place de la virgule sur le compte en banque ; un peu plus à gauche ou un peu plus à droite. Pour tout ordre politique qui mérite d'être qualifié d’“ordre”, il est normal qu'en haut, on puisse faire certaines choses qu'il n'est pas permis de faire en bas. Et inversement : ceux qui sont en haut ne peuvent pas faire certaines choses que peuvent faire ceux qui sont en bas. On s'insurge contre le financement des partis, les mensonges des politiciens, leur corruption, etc. Mais le mensonge et la corruption, c'est désormais un sport que pratique tout le peuple. Pas à pas, la RFA devient un pays orientalisé, parce que les structures de l’État fonctionnent de moins en moins correctement, parce qu'il n'y a plus d'éthique politique, de Staatsethos, y compris dans les hautes sphères de la bureaucratie. La démocratie accomplie, c'est l'universalisation de l'esprit du p'tit cochon roublard, le règne universel des petits malins. C'est précisément ce que nous subissons aujourd'hui. C'est pourquoi le mécontentement à l'égard de la classe politicienne s'estompe toujours aussi rapidement : les gens devinent qu'ils agiraient exactement de la même façon. Pourquoi, dès lors, les politiciens seraient-ils meilleurs qu'eux-mêmes ? Il faudrait un jour examiner dans quelle mesure le mépris à l'égard du politicien n'est pas l'envers d'un mépris que l'on cultive trop souvent à l'égard de soi-même et qui s'accommode parfaitement de toutes nos petites prétentions, de notre volonté générale à vouloir rouler autrui dans la farine, etc.

    • Et le libéralisme ?

    Dans les années qui arrivent, des crises toujours plus importantes secoueront la planète, le pays et le concert international. Le libéralisme y rencontrera ses limites. La prochaine grande crise sera celle du libéralisme. Aujourd'hui, il triomphe, se croit invincible, mais demain, soyez en sûr, il tombera dans la boue pour ne plus se relever.

    • Pourquoi ?

    Parce que le monde ne deviendra jamais une unité. Parce que les coûts de toutes sortes ne pourront pas constamment être externalisés. Parce que le libéralisme vit de ce qu'ont construit des forces pré-libérales ou non libérales ; il ne crée rien mais consomme tout. Or nous arrivons à un stade où il n'y a plus grand chose à consommer. À commencer par la morale… Puisque la morale n'est plus déterminée par l'ennemi extérieur, n'a plus l'ennemi extérieur pour affirmer ce qu'elle entend être et promouvoir, nous débouchons tout naturellement sur l'implosion des valeurs… Et le libéralisme échouera parce qu'il ne pourra plus satisfaire les besoins économiques qui se font de plus en plus pressants, notamment en Europe orientale.

    • Vous croyez donc que les choses ne changent qu'à coup de catastrophes ?

    C'est exact. Seules les catastrophes font que le monde change. Ceci dit, les catastrophes ne garantissent pas pour autant que les peuples modifient de fond en comble leurs modes de penser déficitaires. Depuis des années, nous savions, ou du moins nous étions en mesure de savoir, ce qui allait se passer si l'Europe continuait à être envahie en masse par des individus étrangers à notre espace, provenant de cultures radicalement autres par rapport aux nôtres. Le problème devient particulièrement aigu en Allemagne et en France. Quand nous aurons le “marché intérieur”, il deviendra plus aigu encore. Or à toute politique rationnelle, on met des bâtons dans les roues en invoquant les droits de l'homme, etc. Ceci n'est qu'un exemple pour montrer que le fossé se creusera toujours davantage entre la capacité des uns à prévoir et la promptitude des autres à agir en conséquence.

    • Ne vous faites-vous pas d'illusions sur la durée que peuvent prendre de tels processus ? Au début des années 70, on a pronostiqué la fin de l'ère industrielle ; or, des catastrophes comme celles de Tchernobyl n'ont eu pour conséquence qu'un accroissement générale de l'efficience industrielle. Même les Verts pratiquent aujourd'hui une politique industrielle. Ne croyez-vous pas que le libéralisme s'est montré plus résistant et innovateur qu'on ne l'avait cru ?

    “Libéralisme” est un mot qui recouvre beaucoup de choses et dont la signification ne s'étend pas à la seule politique industrielle. Mais, même en restant à ce niveau de politique industrielle, je resterai critique à l'égard du libéralisme. Partout, on cherche le salut dans la “dérégulation”. Quelles en sont les conséquences ? Elles sont patentes dans le tiers-monde. Pour passer à un autre plan, je m'étonne toujours que la droite reproche au libéralisme d'être inoffensif et inefficace, alors qu'elle est toujours vaincue par lui. On oublie trop souvent que le libéralisme est aussi ou peut être un système de domination qui fonctionne très bien, à la condition, bien sûr, que l'on ne prenne pas ses impératifs au sérieux. C'est très clair dans les pays anglo-saxons, où l'on parle sans cesse de democracy ou de freedom, tout en pensant God's own country ou Britannia rules the waves. En Allemagne, le libéralisme a d'emblée des effets destructeurs et dissolutifs parce que nous prenons les idéologies au sérieux, nous en faisons les impératifs catégoriques de notre agir. C'est la raison pour laquelle les Alliés nous ont octroyé ce système après 1945 : pour nous neutraliser.

    • Êtes-vous un anti-démocrate, Monsieur Maschke ?

    Si l'on entend par “démocratie” la partitocratie existante, alors, oui, je suis anti-démocrate. Il n'y a aucun doute : ce système promeut l'ascension sociale de types humains de basse qualité, des types humains médiocres. À la rigueur, nous pourrions vivre sous ce système si, à l'instar des Anglo-saxons ou, partiellement, des Français, nous l'appliquions ou l'instrumentalisions avec les réserves nécessaires, s'il y avait en Allemagne un “bloc d'idées incontestables”, imperméable aux effets délétères du libéralisme idéologique et pratique, un “bloc” selon la définition du juriste français Maurice Hauriou. Évidemment, si l'on veut, les Allemands ont aujourd'hui un “bloc d'idées incontestables” : ce sont celles de la culpabilité, de la rééducation, du refoulement des acquis du passé. Mais contrairement au “bloc” défini par Hauriou, notre “bloc” est un “bloc” de faiblesses, d'éléments affaiblissants, incapacitants. La “raison d’État” réside chez nous dans ces faiblesses que nous cultivons jalousement, que nous conservons comme s'il s'agissait d'un Graal. Mais cette omniprésence de Hitler, cette fois comme croquemitaine, signifie que Hitler règne toujours sur l'Allemagne, parce que c'est lui, en tant que contre-exemple, qui détermine les règles de la politique. Je suis, moi, pour la suppression définitive du pouvoir hitlérien.

    • Vous êtes donc le seul véritable anti-fasciste ?

    Oui. Chez nous, la police ne peut pas être une police, l'armée ne peut pas être une armée, le supérieur hiérarchique ne peut pas être un supérieur hiérarchique, un État ne peut pas être un État, un ordre ne peut pas être un ordre, etc. Car tous les chemins mènent à Hitler. Cette obsession prend les formes les plus folles qui soient. Les spéculations des “rééducateurs” ont pris l'ampleur qu'elles ont parce qu'ils ont affirmé avec succès que Hitler résumait en sa personne tout ce qui relevait de l’État, de la Nation et de l'Autorité. Les conséquences, Arnold Gehlen les a résumées en une seule phrase : “À tout ce qui est encore debout, on extirpe la moelle des os”. Or, en réalité, le système mis sur pied par Hitler n'était pas un État mais une “anarchie autoritaire”, une alliance de groupes ou de bandes qui n'ont jamais cessé de se combattre les uns les autres pendant les douze ans qu'a duré le national-socialisme. Hitler n'était pas un nationaliste, mais un impérialiste racialiste. Pour lui, la nation allemande était un instrument, un réservoir de chair à canon, comme le prouve son comportement du printemps 1945. Mais cette vision-là, bien réelle, de l'hitlérisme n'a pas la cote ; c'est l'interprétation sélectivement colorée qui s'est imposée dans nos esprits ; résultat : les notions d’État et de Nation peuvent être dénoncées de manière ininterrompue, détruites au nom de l'émancipation.

    • Voyez-vous un avenir pour la droite en Allemagne ?

    Pas pour le moment.

    • À quoi cela est-il dû ?

    Notamment parce que le niveau intellectuel de la droite allemande est misérable. Je n'ai jamais cessé de le constater. Avant, je prononçais souvent des conférences pour ce public ; je voyais arriver 30 bonshommes, parmi lesquels un seul était lucide et les 29 autres, idiots. La plupart étaient tenaillés par des fantasmes ou des ressentiments. Ce public des cénacles de droite vous coupe tous vos effets. Ce ne sont pas des assemblées, soudées par une volonté commune, mais des poulaillers où s'agitent des individus qui se prétendent favorables à l'autorité mais qui, en réalité, sont des produits de l'éducation anti-autoritaire.

    • L'Amérique est-elle la cible principale de l'anti-libéralisme ?

    Deux fois en ce siècle, l'Amérique s'est dressée contre nous, a voulu détruire nos œuvres politiques, deux fois, elle nous a déclaré la guerre, nous a occupés et nous a rééduqués.

    • Mais l'anti-américanisme ne se déploie-t-il pas essentiellement au niveau “impolitique” des sentiments ?

    L'Amérique est une puissance étrangère à notre espace, qui occupe l'Europe. Je suis insensible à ses séductions. Sa culture de masse a des effets désorientants. Certes, d'aucuns minimisent les effets de cette culture de masse, en croyant que tout style de vie n'est que convention, n'est qu'extériorité. Beaucoup le croient, ce qui prouve que le problème de la forme, problème essentiel, n'est plus compris. Et pas seulement en Allemagne.

    • Comment expliquez-vous la montée du néo-paganisme, au sein des droites, spécialement en Allemagne et en France ?

    Cette montée s'explique par la crise du christianisme. En Allemagne, après 1918, le protestantisme s'est dissous ; plus tard, à la suite de Vatican II dans les années 60, ça a été au tour du catholicisme. On interprète le problème du christianisme au départ du concept d’“humanité”. Or le christianisme ne repose pas sur l'humanité mais sur l'amour de Dieu, l'amour porté à Dieu. Aujourd'hui, les théologiens progressistes attribuent au christianisme tout ce qu'il a jadis combattu : les droits de l'homme, la démocratie, l'amour du lointain (de l'exotique), l'affaiblissement de la nation. Pourtant, du christianisme véritable, on ne peut même pas déduire un refus de la politique de puissance. Il suffit de penser à l'époque baroque. De nos jours, nous trouvons des chrétiens qui jugent qu'il est très chrétien de rejeter la distinction entre l'ami et l'ennemi, alors qu'elle est induite par le péché originel, que les théologiens actuels cherchent à minimiser dans leurs interprétations. Mais seul Dieu peut lever cette distinction. Hernán Cortés et Francisco Pizarro savaient encore que c'était impossible, contrairement à nos évêques d'aujourd'hui, Lehmann et Kruse. Cortés et Pizarro étaient de meilleurs chrétiens que ces deux évêques. Le néo-paganisme a le vent en poupe à notre époque où la sécularisation s’accélère et où les églises elles-mêmes favorisent la déspiritualisation. Mais être païen, cela signifie aussi prier. Demandez donc à l'un ou l'autre de ces néo-païens s'il prie ou s'il croit à l'un ou l'autre dieu païen. Au fond, le néo-paganisme n'est qu'un travestissement actualisé de l'athéisme et de l'anticléricalisme. Pour moi, le néo-paganisme qui prétend revenir à nos racines est absurde. Nos racines se situent dans le christianisme et nous ne pouvons pas revenir 2000 ans en arrière.

    • Alors, le néo-paganisme, de quoi est-il l'indice ?

    Il est l'indice que nous vivons en décadence. Pour stigmatiser la décadence, notre époque a besoin d'un coupable et elle l'a trouvé dans le christianisme. Et cela dans un monde où les chrétiens sont devenus rarissimes ! Le christianisme est coupable de la décadence, pensait Nietzsche, ce “fanfaron de l'intemporel” comme aimait à l'appeler Carl Schmitt. Nietzsche est bel et bien l'ancêtre spirituel de ces gens-là. Mais qu'entendait Nietzsche par christianisme ? Le protestantisme culturel libéral, prusso-allemand. C'est-à-dire une idéologie qui n'existait pas en Italie et en France ; aussi je ne saisis pas pourquoi tant de Français et d'Italiens se réclament de Nietzsche quand ils s'attaquent au christianisme.

    • Monsieur Maschke, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

    ► propos recueillis par Dieter Stein et Jürgen Lanter, Vouloir n°83-86, 1991.

    (une version abrégée de cet entretien est parue dans Junge Freiheit n°6/91)

     

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