• IndividualismeDe l’individualisme

    ♦ Analyse : De l’individualisme, Alain Laurent, PUF, 1985.

    Avec le retour des idéologies libérales, tant dans les sphères proprement politiques qu’en économie, renaissent un certain nombre de valeurs inhérentes à ces mêmes idéologies. On parle aujourd’hui, de plus en plus, de “nouvel individualisme”, de “montée de l’individualisme” voire du “retour de l’individu”. En fait, au-delà de ces images un peu simplistes, on assiste à une véritable reconquista, par la vieille idéologie bourgeoise des XVIIIe et XIXe siècle, des mentalités et des terrains intellectuels. L’enjeu n’est pas que superficiel, il est surtout profondément politique et culturel. Une conception du monde, que l’on croyait enfouie dans l’histoire de la pensée occidentale, annonce son retour, profitant d’un reflux du marxisme, idéologie de plus en plus trompée par ses anciens amants. Les fameux “nouveaux philosophes” en furent les avant-gardes historiques.

    L’individualisme, celui que veut défendre avec une incontestable intelligence Alain Laurent, c’est, dit-il, “un art subversif de vivre selon soi” ; ou encore : “une éthique universelle de la liberté” et, last but not least, une des caractéristiques fondamentales de la civilisation occidentale. Au fond, ce que Laurent veut démontrer est parfaitement juste : toute conception du monde qui refuse une vision individualiste de l’existence est, par nature, anti-occidentale. Cette nature anti-occidentale la rend de ce fait éminemment dangereuse. Et, pourquoi pas, “totalitaire” ? Car, enfin, de quoi s’agit-il ? De l’indépendance individuelle, de l’amour de soi, de l’initiative et de la responsabilité de l’existence. Pour protéger ces valeurs, l’auteur prétend “ré-enraciner” cet individualisme dans la modernité. Ce processus doit dès lors combattre contre trois adversaires historiques : le totalitarisme, la social-bureaucratie et, enfin, les nostalgies de la “communauté organique”.

    Alain Laurent, professeur de philosophie dans, l’enseignement public, est membre du Comité des Intellectuels pour l’Europe des Libertés (CIEL) et rédacteur en chef de son journal La Lettre du CIEL. Le CIEL (sous quels auspices se sont-ils placés !) est une société à vocation intellectuelle qui regroupe des Européens favorables aux courants libertariens et œuvre pour une société occidentale qui aurait retrouvé ses principes originaux.

    Le livre se présente en fait comme la renaissance dans les esprits de ces valeurs mêmes qui ont présidé à la naissance de l’Occident et lui ont assuré une superstructure idéologique. Les titres de chacun des sept chapitres suivent cette évolution : de l’anti-individualisme dominant de mai ’68 à mai ’81, des émeutes du Quartier Latin à Paris à l’accession de Mitterrand au pouvoir (Chapitre I) aux racines de l’anti-individualisme (Chap. IV) ; de la vérité de l’individualisme (Chap. V) ; et pour finir, “Pour un individualisme exigeant et conséquent” (Chap. VII).

    Dès le prologue, l’auteur situe sa réflexion dans une certaine problématique du refus. Il écrit à la première page : “Je ne passe pas mon temps à courir après une incertaine identité ou à m’en inventer une d’emprunt : la vive conscience de ma singularité me suffit amplement”. En quelques mots, on reconnaît le cadre conceptuel qui inspirera le livre, par ailleurs fort brillant, de cet intellectuel. Refus de la pensée identitaire, qui est nécessairement holiste et donc constitue un dépassement naturel de tout individualisme. Affirmation très théorique et aprioristique d’une “singularité’’, perçue par l’outil de la “conscience”. Vieilles influences kantiennes, où viennent s’entremêler les théories bourgeoises d’un “individu” dont l’existence est aussi partiellement une “essence” (cet individu que, pour sa part, Joseph de Maistre affirmait n’avoir jamais rencontré) et des travaux de socio-psychologie qui donnent un rôle si essentiel à la conscience individuelle.

    Et Alain Laurent, pour bien souligner ce refus absolu de prendre en compte tout paramètre autre que celui dont il fait le choix, ajoute quelques lignes : “tout ce qui est collectif, en effet, me répugne : je suis allergique aux foules, le communautaire m’étouffe, la solidarité automatique m’exaspère, les masses me donnent la nausée, etc.”. Il est à la fois révélateur et satisfaisant que l’auteur nous donne, dès le départ, les règles du jeu qui nous permettront de suivre sa conception sociale. Refus de la massification, en soi très positive, et qui rejoint la hantise de nombreux penseurs contemporains, même chez les anti-individualistes. Haine de toute appartenance communautaire, de toute identité collective qui place Laurent dans le courant si bien décrit par Max Weber et Bernard Groethuysen : celui de l’idéologie occidentale bourgeoise.

    Alain Laurent nie en effet tout lien qui enserre l’individu, toute appartenance qui dépasse et englobe celui-ci dans une unité plus large, soit pour le ramener à l’état d’individu réifié (l’objet des infra-structures dénoncé confusément chez Marx et plus clairement chez les théoriciens de l’École de Francfort), soit pour l’“identifier” en tant que “personne” et c’est là la finalité poursuivie par les théoriciens de l’école organique (F. Tönnies). En fait, Laurent confond, volontairement sûrement pour les besoins de son raisonnement, l’organisation sociale des masses, issue de l’idéologie égalitaire bourgeoise du XIXe siècle et des impératifs de rationalisation techniques et industriels (cf. Ernst Jünger) et une conception organique des groupes humains, faite de multiples identités et appartenances et respectueuses de cette diversité dans la communauté.

    De ce point de vue, tout l’ouvrage tournera autour de cette erreur fondamentale de départ : confondre massification et conception organique des rapports sociaux. Confusion qui masque peut-être le refus de reconnaître la filiation directe entre cette société massifiante et collectiviste et les idéologies individualistes du XIXe et du XXe siècles. Dans le chapitre consacré aux racines de l’anti-individualisme, un paragraphe traite de l’étouffoir communautaire. Ce sentiment communautaire apparaît à l’auteur comme facilement explicable : il agit, à l’analyse comme à l’usage, “gros” d’une dérive existentielle para-totalitaire… Tönnies devient alors le théoricien d’un système qui exclut l’autonomie personnelle. Il interdit à l’individu toute “propriété” de soi-même (toujours cette fabuleuse obsession bi-millénaire de la “propriété” comme fondement de l’existence). Dans la communauté, l’individualité se dilue, devient dépendante d’un plus-que-soi, d’un plus-haut-que-soi. Refus encore une fois significatif de toute espèce de transcendance, qui s’inscrit bien dans la logique rationaliste des Post-Kantiens. Laurent poursuit cette pseudo-analyse amalgamartte dans la conclusion : “Communautarisme, conformisme, monolithisme : tous ces -ismes vont de pair”. Laurent met ainsi sur le même plan des concepts qui n’ont aucun rapport entre eux.

    Ce qui est intéressant, c’est cette accusation plusieurs fois réitérée de totalitarisme que porte l’auteur à l’anti-individualisme. Il parle même plus loin de “logique totalisante”. Marx et Maurras, même combat, affirme-t-il sans aucune retenue quelques lignes plus haut (p. 82). Or, là encore, il prêche, me semble-t-il, très mal pour sa chapelle qui n’est, finalement, qu’une annexe de l’Église collectiviste. Quand il prétend que, pour les anti-individualistes, “l’individu est mauvais”, il affirme un principe qui est à la fois une erreur et un outil. Une erreur puisqu’au contraire, par la négation de l’individu comme axiome, de l’individu en soi, il s’agit de lutter contre la tendance des sociétés modernes à l’isolement des hommes. Isoler l’homme, cela entraîne de facto une société totalitaire qui peut alors se permettre de contrôler totalement son existence. L’homme isolé, l’homme unidimensionnel de Marcuse, c’est aussi bien l’ouvrier du XIXe siècle qui, au nom de l’individualisme ne pouvait s’organiser en syndicats face aux patrons d’industrie, que le consommateur occidental des années 70/80, enserré dans le jeu manipulatoire des médias et le contrôle d’un État tendanciellement totalitaire.

    C’est aussi un outil puisqu’il permet à l’auteur de tracer d’hypothétique frontières entre des camps tout aussi hypothétiques. D’un côté, les “anti-individualistes”, parti qui s’étend des marxistes les plus orthodoxes (eux-mêmes adversaires de l’État et partisans d’une société future sans appartenances communautaires) aux réactionnaires maurrassiens (et englobant les fascistes), en passant par les courants intellectuels favorables à une réflexion organique sur les rapports sociaux. D’ailleurs, on peut poursuivre cette erreur de perception qui entraîne Laurent dans les chemins de la confusion la plus totale. Face à cet individu responsable et libre de toutes attaches, universel et cosmopolite, que trouve-t-on ? Trois concepts : l’Humanité, la Société, la Nation. Suit une présentation des idéologies “totalitaires” : Maistre, Comte, Bonald, l’organicisme, la Nouvelle Droite, etc. Immense mélange où une chatte n’y retrouverait pas ses petits.

    Au fond, tout l’ouvrage tient sur un principe : l’individu est l’espoir de notre avenir. Tout ce qui peut s’opposer à son développement est pernicieux, “totalitaire”. Raisonnement aussi sûr que simpliste. Sûr, puisqu’il est évident que personne ne peut espérer la disparition des individualités. D’ailleurs cet “espoir” n’est partagé par personne, puisque l’individu est un fait de nature, en quelque sorte biologique. À partir de ce postulat, Laurent repère tous ces courants intellectuels qui lui semblent mettre en danger cet individu et son corollaire idéologique, l’individualisme comme concept de base de la société de liberté. Et là, le raisonnement devient proprement dangereux et primitif. Loin de bien différencier chacun des courants dans son originalité, il opère une approche confusionniste à la limite de la malhonnêteté intellectuelle. Ce parti-pris l’empêche même de reconnaître ses racines communes avec le “marxisme anti-individualiste”.

    De notre point de vue, dépassant le raisonnement purement théorique qui inspire cet ouvrage, la société occidentale est une société individualiste. Or, cette société se développe comme un système uniformisateur et planétaire. En détruisant les attaches culturelles et communautaires, elle sert les intérêts d’un certain capitalisme mondial. C’est aussi un fait. À ne pas oublier.

    ► Ange Sampieru, Vouloir n°19/20, 1985.

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