• BouddhismeNagarjuna, doctrine de la vacuité

    • Recension : Jean-Marc Vivenza, Nagarjuna et la doctrine de la vacuité, Albin Michel, 2001 [version poche dans la coll. Spiritualités vivantes, 2009]

    Jean-Marc Vivenza publie une très bonne étude sur Nāgārjuna et la doctrine de la vacuité. Moine bouddhiste du IIe-IIIe siècle, il est considéré comme le grand métaphysicien du bouddhisme Mahâyâna (1). Une métaphysique qui ne concerne pas seulement les bouddhistes comme le remarque fort justement l’auteur qui écrit :

    « … l’enseignement de Nâgârjuna n’est pas détachable, isolable d’un contexte religieux spécifique, d’une tradition spirituelle bien précise, qui joueront un rôle éminemment important, tant dans sa formation que dans l’expression de son discours. Mais il ne serait pas juste, il ne serait pas objectif de ne pas reconnaître, de ne pas percevoir la portée d’une telle pensée, portée dont la validité ne s’arrête pas aux frontières du seul bouddhisme, mais déborde très largement sur les larges domaines de la pensée philosophique universelle (…). On peut l’affirmer sans crainte, Nâgârjuna se propose rien de moins que d’offrir la possibilité d’un nouveau rapport à l’être, non par une ontologie particulière, mais par l’auto-abolition de l’ontologie commune, non par une ontologie négative, mais par la négation de toute ontologie possible. Pensée vide du vide, la doctrine de la vacuité est une pensée de l’au-delà de l’être et du non-être. Une pensée souveraine de la nescience, une science libératrice de “non-pensée” »

    ► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°57-58, 2002.

    • Note en sus :

    1. Bouddhisme du « grand véhicule ». La doctrine primitive qui remonte au Bouddha historique est désignée sous le nom de « petit véhicule » (Hinayana). Par véhicule il faut entendre la barque qui permet de passer le fleuve des réincarnations et de la douleur, et d'arriver à la rive du nirvâna.

     

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    Nāgārjuna

    • Recension : Jean-Marc Vivenza, Nagarjuna et la doctrine de la vacuité, Albin Michel, 2001

    « Il n’y a jamais eu un temps où le parfait Éveil ne fût déjà accompli, que depuis toujours tout est apaisé, complètement réalisé ».

    La tradition rapporte que Nāgārjuna naquit peu avant le IIIe siècle dans le sud-est de l’Inde. Brahmane, il reçut l’éducation propre à un hindou de haute caste, ce dont témoigne sa maîtrise du sanskrit. Converti au bouddhisme, il déploiera alors un système d’une rare audace afin de propager et de maintenir fidèlement la doctrine du Bouddha Gautama. « Si un terme résume bien en lui-même l’esprit de la pensée originale et novatrice du Bouddha, c’est certainement celui d’impermanence ». En effet, dans le discours de Bénarès qui fit suite à son illumination, le Bienheureux assoit les bases de son enseignement en énonçant les Quatre Nobles Vérités : Vérité de la douleur ; Vérité de l’origine de la douleur ; Vérité de la cessation de la douleur ; Vérité de La Voie qui mène à la cessation de la douleur.

    Nul n’échappe à la douleur et tout ce qui existe est composé d’éléments de durée limitée, vide de tout principe personnel et éternel. Il n’y a pas de substance, pas de substrat ontologique et l’origine de la souffrance provient de cette absence de soi, de cette nécessité absolue qui détermine tout existant : la finitude, les limites imposées par la réalité, les enchaînements de causalités.

    Face aux dérives, aux interprétations des diverses courants du bouddhisme, face aux nombreuses écoles philosophiques qui fleurissaient en Inde à l’époque où il vécut, Nāgārjuna élabore le Traité du Milieu. « En engageant son entreprise, Nāgārjuna eut pour objectif de revenir à l’essence même de l’enseignement de l’Éveillé et donc, prioritairement, de permettre l’authentique mise en œuvre du processus de libération révélé par le Bouddha. (…) En contribuant à la redécouverte du processus propre à l’enseignement du Bouddha, du dépassement de toutes les opinions parcellaires et vues contradictoires fragmentaires, elle rendait de nouveau possible la réalisation effective de l’extinction de l’illusion et la libération des identifications trompeuses ».

    Quelle différence ultime y a-t-il entre le monde et le nirvāna ?

    Si rien n·existe, si tout est vacuité, c’est-à-dire si « aucune chose ne reste identique à elle-même, s’il ne peut exister d’égalité à soi-même, morte, figée, immobile », alors, ce qui n’a jamais existé ne peut être annihilé ; la douleur est une illusion. « Puisqu’en réalité il n’est ni venue, ni aller, ni permanence, quelle différence ultime y a-t-il entre le monde et le nirvāna ? » (1).

    Au fil des pages, nous voyons se dessiner les figures de plus en plus nettes d’une discipline, un véritable « art martial » pour l’esprit, dit Vivenza. La dialectique nagarjunienne se déploie, souple et affûtée ; elle balaie les convictions les plus stables, se joue des antinomies et, toujours en appui sur la réalité, permet en fin de compte « la saisie très claire de l’impermanence qui dirige l’être, le commande et le soumet à son impérative loi ».

    « Il ne s’agit pas de spéculer toujours, mais il faut aussi une bonne fois penser à l’application. Mais aujourd’hui on prend pour un rêveur celui qui vit d’une manière conforme à ce qu’il enseigne » (2). Faisant sienne la leçon de Kant, Vivenza nous convie à cheminer en compagnie du maître indien. Cheminer, c’est ici dialoguer, mettre en pratique la distanciation. Pas de futile abstraction, pas de vain atermoiement, de rhétorique confuse. Une fois dépassée une certaine perplexité, on se prend à s·exercer à la réfutation, à plonger dans la vacuité.

    De Nāgārjuna à Heidegger : être pur et néant pur

    Il ne faudrait pas croire que la pensée de Nāgārjuna appartienne à un passé définitivement mort, à une localisation par trop lointaine pour notre modernité enfermé dans l’impasse de la Raison. L’ouvrage met en rapport, c’est un de ses mérites, la notion de contingence universelle du créé telle qu’elle apparut en Europe et en Orient, comment, très vite, elle divergea dans les réponses que lui donnèrent les deux traditions. Faisant retour au détachement d’un Eckhart — empruntant lui-même à Augustin et au néo-platonisme —, Vivenza montre combien le maître Rhénan se situait en plein dans l’orthodoxie.

    Des convergences sont-elles pensables entre les deux mondes ? N’est-ce pas faire preuve d’interprétations fallacieuses ou simplificatrices que de vouloir à tout prix souligner des points de rencontre entre deux intuitions, l’européenne et l’indienne ? Qu’on se souvienne pourtant du dialogue « entre un Japonais et un qui demande » du dernier Heidegger (3). « Que l’être (bhâvâ) existe réellement (svabhâvena), c’est impossible ou alors il faudrait admettre que l’être devient non être » (4). « L’être pur et le néant pur, c’est donc la même chose » (5) répondra, à près de deux mille ans de distance, Heidegger.

    ► Laurent Broggini, Nouvelles de Synergies Européennes n°52, 2001.

    Notes :

    • 1. La précieuse Guirlande des avis au roi, Ed. Yiga Tcheu Dzinn, 1981 .
    • 2. Kant, Vorlesungen über die philosophische Encyclopädie, dans : Kants gesammelte Schriften, XXIX , Berlin, Akademie, 1980.
    • 3. Acheminement vers la parole, d’un entretien de la parole, Heidegger, Gallimard, 1990.
    • 4. Le Traité du Milieu, traduit du tibétain par Georges Driessens, Seuil, 1995.
    • 5. Qu’est-ce que la métaphysique ?, Heidegger, Gallimard , 1967.

     

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    • Pour prolonger : « Nâgârjunâ », Guy Bugault, Les Études philosophiques n°4/1983.

     

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