• HomereLes grandes âmes sont odysséennes…

    [Ci-contre : Ulysse naviguant, François Baranger, 2007]

    Les grandes âmes sont odysséennes. Qu’est-ce que la grandeur ? Par quelle aspiration prouvons-nous le sens de la grandeur ? Le poème épique, celui d’Homère en particulier, répond à cette question : par le voyage, lorsque ce voyage est au sens exact initiatique. Le héros “ondoyant et divers” navigue, car naviguer est nécessaire et qu’il n’est point nécessaire de vivre. Toute la différence entre la vie magnifique et la survie est dite en ces quelques mots : Naviguer est nécessaire… Il ne s’agit point tant d’atteindre à la grandeur que d’être digne de la grandeur qui nous environne. L’homme moderne aspire à des réalisations colossales, comme le sont également sa bêtise et son outrecuidance. Les temples de Delphes et d’Épidaure, l’architecture romane, leur fille conquérante de l’Invisible, témoignent d’un autre sens de la grandeur. C’est une grandeur méditée et contemplée, une grandeur intérieurement reconstruite par une exacte Sapience des rapports et des proportions. Nous devons à Walter Otto et à Ernst Jünger, ces philosophes lumineux, la distinction entre le monde dominé par les titans et le monde dominé par les dieux. Avant d’être “moderne” et quoique l’on puisse entendre sous ce terme, notre monde est bien un monde titanesque, un monde de fausse grandeur et de colossales erreurs. Le monde des dieux, lui, s’est réfugié dans nos cœurs et il devenu une vérité intérieure, c’est-à-dire qu’il se confond avec la lumière émanée du Logos. Si rien ne peut être ajouté, ni ôté, rien n’est perdu. La véritable grandeur n’est pas absente, elle est oubliée dans l’accablement et l’ennui des travaux titaniques. S’en souvenir, par bonheur, n’exige pas que nous nous rendions immédiatement victorieux de ces artificieuses grandeurs ; il nous suffit d’accueillir les battements d’ailes légers de l’anamnésis.

    Le subtil essor du ressouvenir triomphe de tout. La recouvrance de la grandeur est offerte à quiconque ne se résigne point, mais persiste, à la pointe extrême de son entendement, comme une étrave, à l’affrontement de l’inconnu maritime. Les grandes âmes sont odysséennes. Elles viennent comme des vagues vers nous dans les heures sombres et dans les heures claires. Elles laissent aux heures claires une chance d’être et une raison d’être dans le ressac tumultueux des heures sombres. Il existe une habitude du malheur à laquelle les grandes âmes odysséennes seront toujours rétives. Elles engagent le combat, ne craignent point les issues incertaines et osent le voyage. Elles vont jusqu’à défier les lois de l’identité et de la contradiction pour choisir de périlleuses métamorphoses. Lorsque les ciels sont à l’orage, que la mer violette accroît l’émerveillement et l’effroi du pressentiment, l’âme odysséenne se retrouve être, soudain apaisée, dans l’heure la plus claire, dans le scintillement de la vague ascendante qui triomphe des nuits et des abysses qui la portent.

    Le sens épique des grandes âmes, nous le savons, ne refuse point le malheur. Il existe chez les âmes aventureuses un consentement à la fortune bonne ou mauvaise qui ne laisse pas de surprendre les générations étiolées. Mais cette acceptation du malheur n’est jamais que l’assombrissement momentané du regard après l’éblouissement, « soleil noir de la mélancolie » que dit Gérard de Nerval. À celui qui consent à se laisser peupler par les images odysséennes, à se laisser entraîner par elles, c’est une grande Idée du bonheur qui le subjugue. Un vaste songe heureux entoure de ses espaces limpides et sonores le vaisseau qui file à l’allure que lui prédestinent les voiles et le vent : c’est le sens de notre destinée. Certes, la destinée est écrite et souvent des forces néfastes se conjuguent à nous soumettre à des rhétoriques malfaisantes ourdies par des forces jalouses, comment le nier ? Certes, les heures sombres avancent vers nous en cohortes plus serrées que les heures claires, mais le regard de l’Aède transperce les nuées et voit, là où le commun ne voit que du vide, les escadres claires des heures promises, des prières exaucées !

    Le paradoxe admirable de l’épopée est de nous enseigner en même temps l’abandon et le courage, alors que le monde moderne nous enseigne la récrimination et la faiblesse. Toute grande âme est odysséenne, elle s’abandonne à la beauté et la grandeur du monde et, dans cet abandon aux puissances augustes, trouve le courage d’être et de combattre. La vie magnifique est possible car il n’est pas nécessaire de vivre, s’il est nécessaire de naviguer. Croire en une toute-possibilité, vouloir s’en rapprocher comme d’un Graal ou d’une Toison d’Or, telle est la foi du héros qui trouve dans la divination des claires escadres la justification de ses actes et de son chant. Le malheur gronde, l’eau et le ciel sont noirs, mais elles viendront bien à sa rescousse. Escadres claires et logiques, ordonnées et ordonnatrices, accordées à la divine Mesure.

    Sans doute sommes-nous fort mal placés en nos temps rationalistes et déraisonnables pour comprendre la méfiance grecque à l’égard de l’hybris, de la démesure. Nous sommes si aveuglément dévoués à la démesure que nous n’en concevons plus même le contraire. Notre démesure est devenue si banale que toute mesure nous paraît extravagante ou coupable. Comment, alors servir la Mesure, par quels noms l’évoquer et l’invoquer sans la trahir ? Par le seul nom de Légèreté ! Les claires escadres de la raison d’être de nos actes et de nos chants sont légères ; c’est à peine si elles touchent les vagues amies. Entre l’horizon et le plus fort de notre combat, elles franchissent la distance en se jouant. Non seulement la Mesure est légère, elle ne se pose ni ne s’impose, sinon prosodique ; elle est fondatrice de la légèreté en ce monde. Les Anciens croyaient en la terre dansante et en la terre céleste. La Mesure nous sauve de la lourdeur et de l’inertie. Bien qu’elle soit plus que la vie, ayant partie liée aux Immortels, elle nous sauve de la mort. Lorsque la Mesure est ignorée les titans outrecuident, et les hommes se livrent sans vergogne à l’infantilisme et à la bestialité.

    Les héros, les chevaliers, les navigateurs nous entraînent dans la vérité de la métaphore. Ils nous apprennent à interroger les signes et les intersignes, à trouver la juste orientation dans la confusion des apparences, ou, plus précisément, dans cette apparence de confusion à laquelle nous inclinent la faiblesse et le fanatisme. La puissance métaphorique et réelle qui porte le navigateur sur la « mer toujours recommencée » dont parle Valéry n’est pas l’hybris mais la Tradition. Elle est cette puissance heureuse qui nous porte au-delà de la mensongère évidence des êtres et des choses, par-delà les identités statiques, les individualités possessives, les subjectivités idolâtrées dans la mauvaise conscience de leur déroute.

    La métaphore est maritime ; elle ne s’ajoute point à la réalité, elle est la réalité délivrée de nos représentations schématiques, de ces facilités de langage, de ces jargons qui feignent la raison, sans raison d’être. Croire détenir la raison, cette hybris du rationaliste, n’est-ce point être possédé par la déraison ? Favoriser dans le déroulement prosodique la levée des grandes images odysséennes, ce n’est pas fourbir des armes contre la raison mais restituer la raison au Logos, œuvrer exactement à la recouvrance de la raison. Lorsque les métaphores ne dansent plus à la crête des vagues, les mots deviennent des mots d’ordre ; et les mots et l’ordre sont perdus pour les desseins divins. La pensée, alors, s’emprisonne en terminologies. La suspicion et la mesquinerie se substituent à cet usage magnanime et chanceux du langage qui est le propre des poètes. Les grandes âmes sont odysséennes, et le signe de leur grandeur est d’unir la poésie et la raison, non certes pour nous réduire au compromis détestable d’une poésie raisonnable mais par un heurt étincelant où l’apparence de la poésie comme l’apparence de la raison volent en éclats. De l’autre côté de ces apparences se trouvent non les certitudes d’usage, mais la mystérieuse et ardente gnosis rimbaldienne de l’éternité qui est « la mer allée avec le soleil », l’épiphanie éminente de la splendeur. Sous l’invaincu soleil, la métaphore maritime est la messagère des grandes âmes.

    ► Luc-Olivier d’Algange, Antaïos n°16, 2001.

    • vient de publier : L’âme secrète de l’Europe, Harmattan, 2020.

     

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    HomèreRelire Homère - Entretien avec Marcel Conche

    • Pourquoi relire Homère en l’an de grâce 2000 ? En quoi est-il, incomparablement, l’Éducateur par excellence ?

    L’an 2000 de l’ère chrétienne ne signifie pour moi rien de particulier. Si l’on fait partir l’ère des Olympiades de 776 AC, nous voici, en effet, si je ne m’abuse, dans la six cent quatre-vingt quatorzième Olympiade, chiffre qui n’a rien de particulier. Pourquoi relire Homère aujourd’hui ? C’est que nous vivons en un temps où l’on sait que la vie humaine est une vie mortelle. Montaigne nous conte que saint Hilaire, évêque de Poitiers (v. 315 - v. 367), craignant pour Abra, sa fille unique, les embûches du monde, demanda sa mort à Dieu, ce qu’il obtint et « de quoi Il montra une singulière joie ». En l’an 1000, comme au IVe siècle, la vie éternelle était objet de certitude. En l’an 2000, c’est le contraire. Les philosophes analysent la “finitude” (Endlichkeit) comme nous étant essentielle, et notre “temporalité” (Zeitlichkeit) comme étant, par essence, une temporalité finie.

    Comment vivre une vie mortelle ? Il s’agit de résoudre ce que Leibniz nomme un “problème de maximum et minimum” : obtenir, durant une vie brève, le maximum d’effet. Quel “effet” ? Le plus d’argent possible, pensent les financiers, les boursiers. Mais l’argent n’est pas une valeur en soi. Homère est l’Éducateur par excellence car il forme notre faculté critique, la krisis, la faculté de distinguer, de choisir — d’un mot qui signifie “trier” [krinéïn]. Il nous enseigne à séparer le bon grain de l’ivraie des fausses valeurs, et à choisir les valeurs d’excellence. Comment vivre ? De façon à ce que cette vie, dans sa brièveté, réalise la plus haute excellence. Achille perçoit le bonheur comme une tentation. Il choisit quelque chose de plus élevé que le bonheur. Ainsi font les héros de l’Iliade.

    • Mais comment le relire ? Avec quels yeux ?

    Lire Homère à la manière des “analystes”, qui font de l’Iliade et de Odyssée un assemblage de pièces rapportées, c’est sacrifier bien des significations qui n’existent que par l’effet d’ensemble, et comme ôter d’un organisme le tissu conjonctif pour le réduire à un squelette. Les “difficultés” relevées par les “analystes” sont d’ailleurs si peu nettes qu’il a fallu vingt-cinq siècles pour qu’elles soient remarquées. Si elles étaient si peu que ce soit concluantes, les Grecs anciens les eussent perçues. L’Iliade et l’Odyssée supposent la vision visionnaire d’un unique poète qui est aussi un poète unique : les “analystes” vont-ils tomber dans l’absurdité de supposer plusieurs Homère ? Il faut lire Homère avec l’œil non d’un dépeceur mais d’un philosophe, si le philosophe est, comme le veut Platon, l’homme des “vues d’ensemble” (Rép., VII, 537c) — un œil, cependant, moins hégélien que gœthéen : il ne suffit pas d’être philosophe si l’on n’est pas quelque peu poète. Car la pensée pensante n’est pas seulement conceptuelle : elle ne méconnaît pas la clarté que peuvent apporter la comparaison et la métaphore. Héraclite, Parménide, les Antésocratiques en général ne sont pas les seuls à l’avoir vu, mais aussi Bergson, Heidegger et d’autres. Il est regrettable que Heidegger n’ait pas davantage médité Homère.

    • Dans votre chapitre intitulé « Le rationalisme d’Homère », vous écrivez : « les dieux d’Homère ne sont ni en dehors de la nature, ni même en dehors du monde : ils sont, comme nous, au monde — au même monde ». Pouvez-vous préciser votre vision du divin chez Homère ?

    La phrase que vous citez me fait songer au fragment 30 d’Héraclite : « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il a toujours été, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure ». Ce monde, pour Homère comme pour Héraclite, est « le même pour tous » : hommes et dieux. C’est ainsi que la différence du jour et de la nuit vaut pour les dieux comme pour les hommes. Les dieux sont “au monde”, comme nous. Le monde n’est pas leur œuvre, mais l’œuvre de la nature. Homère voit « l’origine de tous les êtres » (Iliade, 14.246) dans l’Océan, symbole de la puissance et de la fécondité de la nature. L’épopée chante le monde humain, bien que la nature, avec ses météores, ses sources, ses fleuves, ses forêts, ses bêtes sauvages, soit toujours présente à l’esprit du poète. Or, les grands dieux d’Homère sont — on l’a souvent observé — absolument semblables à des hommes — excepté qu’ils sont plus forts et sont immortels : ils mangent, boivent, festoient, aiment, haïssent, se vengent, souffrent, dorment, ont des syncopes, etc. Dès lors, où est le divin ? Je crois qu’il faut le chercher moins chez les dieux préoccupés surtout par la guerre des hommes, engagés dans cette guerre et tout pénétrés de passions humaines, que chez ceux qui se tiennent loin des affaires humaines, vivent dans la proximité de la nature, en symbiose avec elle. Le divin est présent sous la forme des innombrables dieux qui sont l’esprit de la nature et dont la pérennité relativise l’aventure humaine — à laquelle les grands dieux s’intéressent beaucoup trop, s’agissant de ce qui agite « de pauvres humains, pareils à des feuilles, qui tantôt vivent pleins d’éclat et mangent le fruit de la terre, et tantôt se consument et tombent au néant ». Le divin précède les dieux : il consiste dans le don initial qui leur est fait, à eux comme à nous, de la vie, de la lumière. Quant au Donneur de ce don initial, c’est la Nature, mais il ne faut pas la personnaliser : elle n’est pas un être, mais le fait même de l’être — mot qui, dit Nietzsche, ne signifie rien d’autre que “vivre”.

    • Vous consacrez un chapitre au pessimisme d’Homère. Ne trouvons-nous pas de nombreux traits optimistes dans son œuvre, à commencer par une forme d’humanisme, illustrée par le bouleversant dialogue entre Achille et Priam ?

    La réussite d’Ulysse montre, ai-je dit, que « décisif est le rôle de la tromperie dans la réussite des hommes ». Comme tromper est un mal, et donc le mal l’emporte sur le bien dans la stratégie de ceux qui veulent triompher dans le monde, on peut parler de “pessimisme”. Mais ce n’en est pas la seule forme que l’on peut discerner chez Homère. Il parle de la mort qui « tout achève » : dès lors que la mort ne laisse, après elle, aucun espoir, il est difficile de parler d’“optimisme”. Il est vrai que les plus hautes valeurs humaines sont incarnées par les héros, et représentées par leur attitude et leur conduite : le respect de la foi jurée (les Achéens font la guerre en vertu d’une promesse faite à Ménélas), l’esprit de sacrifice, la volonté d’excellence, le courage, bien sûr, mais aussi la fidélité, le respect et l’estime d’autrui, fut-il l’ennemi, l’esprit de bienveillance et la générosité (chez Alkinoos not.), la sympathie, la compassion. Mais précisément, les plus belles qualités morales se trouvent chez les hommes, non chez les dieux, or, ce sont les dieux qui ont la force et tiennent en main — dans les limites fixées par le destin — le sort des humains. Une force, en laquelle il y a bien plus d’arbitraire que de bonté essentielle, domine tout. Que les dieux n’aient pas les vertus que l’on voit chez les hommes, il ne peut d’ailleurs en être autrement. Ces vertus viennent, en effet, de cela même que les hommes ont en propre, qui est de mourir. Elles définissent la réaction de l’homme noble face à la mort : à sa mort ou à la mort d’autrui. certes, ces vertus, du moins les vertus d’humanité, sont comme mises entre parenthèses dans le combat sanglant — ce pourquoi Homère condamne la guerre, comme le lui reproche Héraclite. Et l’on pourrait parler d’“optimisme”, s’il laissait entrevoir un monde humain où régnerait la paix. Mais je ne vois rien de tel. Vous parlez d’“humanisme”. Soit ! si vous entendez : humanisme héroïque. Homère veut que l’homme regarde vers les hauteurs. “Pessimisme”, dis-je, mais, certes, pessimisme actif, héroïque, essentiellement viril. Je veux bien admettre que le pessimisme tragique d’Homère, avec, au fond, une telle confiance en l’homme, est autre chose que simplement du “pessimisme”, au sens banal.

    • Jacqueline de Romilly a pu consacrer un fort beau livre à Hector. Quelle figure vous séduit le plus chez Homère ?

    Hector est un chef valeureux, un beau-frère rassurant, un père et un époux aimant et tendre, et il a bien d’autres qualités qui en font un bel exemplaire d’humanité. Mais une qualité essentielle, pour celui qui veut le salut de son peuple et des siens, esc l’intelligence. Or, Hector en manque parfois. En tel moment critique, ne voyant pas au-delà de l’heure présente, il refuse le “bon conseil” de Polydamas qui, lui, « voit à la fois le passé, l’avenir », et il juge inconsidérément. Et les Troyens approuvent leur chef, « dont l’avis fait leur malheur ». Et puis, j’observe, chez lui, un trait déplaisant. Il demande un éclaireur pour aller, de nuit, surveiller ce que font les Achéens. Soit ! Dolon se porte volontaire, à une condition : Hector doit jurer qu’il lui donnera les chevaux et le char de bronze du Péléide. Hector jure. Il sait pourtant — j’en suis persuadé — que Dolon n’a aucune chance de monter un jour les chevaux d’Achille.

    Achille, héros démonique et fascinant, m’a captivé davantage qu’Hector. Je lui ai consacré un chapitre (et même deux). Il est le personnage-clé de l’Iliade — qui chante, ne l’oublions pas, la “colère d’Achille”. Ce sont ses attitudes et ses choix qui déterminent le mouvement et l’action. Son inaction même, qui joue le rôle de ce que Hegel nomme la “négativité”, n’est aucunement une absence. Inactif, mais en attente, il est singulièrement présent. Mais vous me demandez quelle figure me “séduit” le plus. Je ne puis être “séduit” que par une nature féminine. Je laisse de côté les déesses — pour lesquelles j’ai peu d’estime. Parmi les mortelles, j’ai le choix entre Briséis, Andromaque et Hélène — les autres ayant moins de présence. J’ai un faible pour Briséis ; j’admire et je plains Andromaque. Mais Hélène a besoin que l’on se porte à son secours. Elle a ce que Gorgias nomme une “mauvaise réputation” — à cause de quoi, il s’est fait son avocat. Avec raison. Hélène infidèle à son mari, Ménélas ? À s’en tenir aux apparences, on ne saurait le nier. Car enfin, elle suivit Paris de bon gré ? Sans doute, sinon eût-elle emmené des trésors et ses esclaves ? Mais il y a deux sortes d’amour : l’amour de croisière, calme, raisonnable, médité — Hélène ne cessa jamais d’aimer Ménélas de cet amour —, et il y a l’amour d’emballement, la bourrasque d’amour, où le désir conduit aux décisions que l’on regrette ensuite. Mais la tempête sur la mer n’empêche pas le calme des grands fonds. Et l’amour qui dure est toujours là lorsque l’amour violent s’est exténué. On le voit bien lorsque, du haut des remparts de Troie, la femme de Pâris, aux ardeurs anciennes, aperçoit les Achéens et Ménélas, souffre, pleure et se confond en regrets.

    ► entretien en octobre 1999, publié dans Antaios n°15, 1999.

    ⬨ Né en 1922, Marcel Conche [† 2022] est professeur émérite de philosophie à la Sorbonne, membre de l’Académie d’Athènes et citoyen d’honneur de la ville de Mégare. Éditeur à ses heures perdues, il a traduit et commenté Héraclite, Parménide, Anaximandre, Épicure aux PUF tout en trouvant le temps de publier des ouvrages classiques sur Montaigne et Lucrèce. En septembre 1995, Marcel Conche avait déjà répondu aux questions de notre ami D. Aranjo (voir Antaios n°8/9, 1995). Les Grecs y étaient qualifiés de « presque les seuls philosophes authentiques » et la philosophie grecque comme fondamentalement païenne. Sur le Polythéisme : « pour le penser sans le réduire à n’être qu’une étape dans un processus, il faut sans doute tenter de revivre une expérience qui lut celle des Hellènes, celle de l’immanence et de l’évidence du sacré ». Sur l’Ancien Testament : « Plût au ciel qu’à l’âge scolaire, plutôt que des leçons d’histoire “sainte”, on m’eût entretenu de la Gaya Scienza des troubadours. Le Corrézien que j’étais se fut sans doute reconnu plus d’affinité avec Guy d’Ussel et Bernard de Ventadour qu’avec Abraham et autres. » Sur les Grecs, Marcel Conche a écrit un splendide plaidoyer pour un philhellénisme bien compris : « Devenir grec » (in : Revue philosophique, 1996, repris dans : Analyse de l’amour et autres sujets, PUF, 1997). Pour mieux connaître ce philosophe et moraliste de haute lignée, il faut lire — outre Antaios 8/9 ! — Vivre et philosopher. Réponses aux questions de Lucile Laveggi (PUF 1992) et Ma vie antérieure (Encre marine, 1998). Tout dernièrement, il a publié Le sens de la philosophie, livre dédié à sa mère qu’il ne connut pas puisqu’elle périt à sa naissance. Il s’agit d’une sobre méditation sur la signification précise du mot “philosophie” : amour de la sagesse ou “science” du vrai ? M. Conche penche pour cette tension tragique vers la vérité, recherche qui se double d’un apprentissage de l’amour au sens socratique, celui-là même qui tente de rendre l’autre meilleur en lui communiquant le désir d’excellence, propre aux âmes nobles : « À quoi mène la philosophie ? », me demande-t-on. La première réponse est : « à rien » (à rien d’autre que la philosophie elle-même comme skepsis) , la seconde : « à aimer ». » Lisons donc M. Conche, suivons les traces de cet Hellène « désengagé des fausses évidences et des obsessions collectives ».

     

    Héroïcité

    Chaque exilé est un Ulysse, en route vers Ithaque. Toute existence réelle reproduit l’Odyssée. Le chemin vers Ithaque, vers le Centre. Je savais tout cela depuis longtemps. Ce que je découvre soudainement c’est que l’on offre la chance de devenir un nouvel Ulysse à n’importe quel exilé (justement parce qu’il a été condamné par les “dieux”, c’est-à-dire par les Puissances qui décident des destinées historiques, terrestres). Mais, pour s’en rendre compte, l’exilé doit être capable de pénétrer le sens caché de ses errances, de les comprendre comme une longue série d’épreuves initiatiques (voulues par les “dieux”) et comme autant d’obstacles sur le chemin qui le ramène à la maison (vers le Centre). Cela veut dire : voir des signes, des sens cachés, des symboles, dans les souffrances, les dépressions, les dessèchements de tous les jours. Les voir et les lire même s’ils ne sont pas là ; si on les voit, on peut construire une structure et lire un message dans l’écoulement amorphe des choses et le flux monotone des faits historiques.

    — Mircea Eliade, Fragments d'un Journal, t. I, 1973
    [illustration : Ulysse méditant près de Troie, Max Larin, 2005]

     

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