• Nasr

    shr10.jpgL'œuvre de Seyyed Hossein Nasr :

    Islam, connaissance, nature et sacré

    Peu connu du public francophone, parce que peu de ses ouvrages ont été traduits en français (bien que les éditions L'Âge d'Homme de Lausanne préparent la traduction de l'un de ses livres, L'Islam traditionnel face au monde moderne [paru en 1993]), Seyyed Hossein Nasr est né à Téhéran, a fait ses études au Massachusetts Institute of Technology et à l'Université d'Harvard. En 1958, il est retourné à Téhéran, où il est devenu directeur de l'Académie impériale iranienne de philosophie en 1974 et professeur de philosophie à l'Université de sa ville natale. Aujourd'hui, il enseigne les sciences religieuses à la Temple University de Philadelphie. Notons aussi que S. H. Nasr a été le collaborateur du célèbre islamologue français Henry Corbin dans la rédaction de son Histoire de la philosophie islamique, parue chez Gallimard en 1964.

    Nature et religion

    Le premier livre de S. H. Nasr que j'ai lu en 1979 était Man and Nature : The Spiritual Crisis of Modern Man (Mandala Books/Unwin, London, 1968/76). Le propos de cet ouvrage était à la fois religieux et “écologique”, bien avant que ce vocable n'ait été à la mode. S. H. Nasr, avant tout le monde, nous demandait de ne pas penser séparément la crise spirituelle de l'homme, provoquée par les assauts de la modernité, et la crise écologique, subie par la nature, à cause de la logique accumulatrice et exploitante, inaugurée par cette même modernité. Le tour de force du Prof. Nasr a été d'aborder la double problématique de l'homme et de la nature en se référant au taoïsme, à l'hindouisme, au bouddhisme, au christianisme et à l'islam. 

    Vaste panorama des doctrines traditionnelles, présenté dans une optique qui pose comme axiome, en toute bonne logique traditionaliste et à la suite de Frithjof Schuon, « l'unité transcendante des religions », les travaux de S. H. Nasr visent, en fait, à recomposer cette harmonie entre l'homme et la nature qu'a brisée la modernité. La connaissance des doctrines traditionnelles, énoncées avec beaucoup de pédagogie par le Prof. Nasr, doit servir à reconstituer, pièce par pièce, l'unité perdue. La négligence des principes traditionnels a conduit à la crise (morale, politique, écologique). L'omniprésence des effets de cette crise dans la vie quotidienne moderne signale l'absence de “quelque chose”. Et ce sentiment d'absence est dû au bannissement de la nature hors de l'environnement quotidien moderne. Dépourvue de toute signification spirituelle, la nature déchoit : elle n'est plus qu'une “chose”, exploitable, pillable, instrumentalisable, qui est à la disposition de tous et d'un chacun.

    Désacralisation et science sacrée

    Parallèlement à cette désacralisation généralisée, à cette triste choséification de l'espace physique naturel, l'expérience religieuse, désormais débarrassée de tout ancrage fécond, n'est plus ouverte sur le cosmos ; elle n'est plus qu'une expérience strictement privée entre un homme et son Dieu. Dans un tel appauvrissement de l'expérience religieuse, le cosmos, le monde, ne sont plus perçus comme les œuvres de Dieu. Contrairement aux autres religions traditionnelles, le christianisme est, dans une certaine mesure, responsable de cette désacralisation, parce qu'il prèche le renoncement au monde et ne lui accorde, par conséquence, aucune importance métaphysique. Il ne s'agit évidemment pas du christianisme médiéval qui a su conserver relativement intactes les grandes doctrines ésotériques, notamment dans les gildes de bâtisseurs de cathédrales, chez les Fedeli d'amore (auxquels appartenait Dante ; cf. à ce propos : R. Guénon, Aperçus sur l'ésotérisme chrétien, Éd. traditionnelles, 1988), dans les cercles hermétiques de tradition pythagoricienne. Ce christianisme européen médiéval possédait sa science sacrée des objects matériels, capables de conduire l'âme, depuis les ténèbres de la materia prima, vers la luminosité du monde intelligible.

    La tare de l'Occident : le refoulement incessant de la “science sacrée”

    Mais cette science sacrée a sans cesse été refoulée par la tentation chrétienne de refuser le monde, d'une part, par la théologie trop rationaliste de l'Occident, d'autre part. Pour S. H. Nasr, c'est le contact entre la chrétienté et l'Islam, pendant les croisades, par l'intermédiaire de l'Ordre du Temple notamment, qui réveille les éléments dormants de l'ésotérisme religieux en Europe, après le rejet, au XIe siècle des thèses néo-platoniciennes. En effet, en Islam comme en Chine taoïste, l'observation de la nature et l'expérimentation ont toujours conservé leur attachement aux traditions gnostiques et mystiques, empêchant du même coup que ne s'opère là-bas le divorce complet entre science et sacré, survenu dans l'Europe du XVIIe siècle. En refusant de séparer totalement l'homme de la nature, l'Islam préserve une vision intégrale de l'Univers, non fragmentée, à l'instar de celle de Hugues de Saint-Victor et de Joachim de Flore au Moyen Âge, ou de Swedenborg, après la Renaissance. Dans cette perspective cosmique, intégrale, dépourvue de césure, l'homme cherche la transcendance et le surnaturel, non pas en s'opposant à la nature, mais en prenant appui sur cette même nature. Ce n'est qu'en étant ancré dans la nature que l'homme peut correctement la dépasser. L'homme doit apprendre à contempler la nature, non comme si elle était un domaine du réel tout-à-fait indépendant de lui, mais comme si elle était un miroir réfléchissant une réalité supérieure.

    Amérindiens et Nord-Européens

    S. H. Nasr réhabilite également les traditions animistes ou païennes qui ne véhiculent pas de césure entre l'homme et la nature. D'abord, les traditions des Amérindiens, surtout ceux des Plaines, qui n'ont évidemment pas développé une métaphysique bien articulée mais en possédaient néanmoins les fondements dans leur intériorité et les exprimaient par des symboles très parlants. L'Indien des Plaines était une sorte de monothéiste primordial, écrit S. H. Nasr, et voyait dans la nature vierge, les forêts, les arbres, les fleuves et le ciel, les oiseaux et les bisons, les symboles immédiats du monde spirituel. Raison pour laquelle l'Indien refuse que l'on meurtrisse la nature, qu'on la sollicite outrancièrement.

    Ensuite, le paganisme nord-européen, différent du paganisme méditarranéen, urbanisé et dé-naturé, attribue également, selon S. H. Nasr, une signification symbolique et spirituelle à la nature.

    L'unité entre l'homme et la nature, présente dans les doctrines traditionnelles, dans le christianisme ésotérique, dans la vision du cosmos des Indiens des Plaines et des Nord-Européens, disparaît avec Descartes, qui réduit le réel à l'esprit et à la matière, appauvrissant pendant plusieurs générations la perception occidentale de la nature. Celle-ci n'est plus perçue que sous l'angle d'une physique quantitative et mécanique, qui, d'abord, n'est pas la seule physique possible et qui, ensuite, ne rend compte, justement, que des aspects quantitatifs et mécaniques du monde, laissant de côté une myriade de facettes, d'harmonies, de formes, qui ne sont nullement accidentelles ou négligeables, mais, au contraire, étroitement liées à la racine ontologique des choses. Cette négligence et cette réduction conduisent à un déséquilibre dangereux, au désordre généralisé et à la laideur des productions artistiques et architecturales des hommes, surtout dans un monde comme le monde occidental où il n'y a plus d'autres sciences de la nature et où toute sapientia a été refoulée. L'Occident en vient ainsi à oublier que les phénomènes participent tous de plusieurs niveaux cosmiques différents et que leur réalité ne s'épuise pas dans un et un seul niveau d'existence. De la même façon qu'un tissu vivant peut être objet d'étude pour le biologiste, le chimiste ou le physicien, ou qu'une montagne peut être objet d'études pour le géologue, le géophysicien ou le géo-morphologue, tout phénomène, quel qu'il soit, doit être observé, analysé et contemplé sous différents angles ou points de vue.

    Romantisme et évolutionnisme

    L'Occident a du mal à se dégager de cette gangue physiciste / mécaniciste. L'attitude romantique envers la nature, première réaction contre le paradigme newtonien et cartésien, est demeurée plus sentimentale qu'intellectuelle, écrit S. H. Nasr. Il poursuit : « Cette attitude passive n'a pu inaugurer un nouveau savoir. Quels que soient les services que le mouvement romantique a rendu à l'esprit en rédécouvrant l'art médiéval ou la beauté de la nature vierge, il n'a pu influencer le cours de la science ni ajouter une nouvelle dimension à l'intérieur même de la science… ». Plus tard, la théorie de l'évolution, bien que biologisante et non plus unilatéralement mécanicisante, ne reflète que le Zeitgeist [esprit d'une époque] accumulateur, écrit S. H. Nasr, sans “ré-organiciser” de fond en comble les sciences physiques, tout en parodiant l'historicisme inhérent à la vulgate chrétienne.

    Et quand la physique newtono-cartésienne s'effondre à la fin du XIXe siècle, l'Occident se retrouve sans aucune force spirituelle capable de ré-interpréter la nouvelle physique et de l'intégrer dans une perspective plus générale et universelle. Par ailleurs, l'effondrement du paradigme mécaniciste ouvre la voie à toutes sortes de mouvements pseudo-spirituels ou occultistes, tandis que les théologiens, maladroits et éloignés de toute véritable sapientia, ne parviennent pas à donner une réponse satisfaisante ou élaborent des corpus boîteux, comme celui de Teilhard de Chardin, qui, écrit S. H. Nasr, « est une absurdité sur le plan de la métaphysique et une hérésie sur le plan de la théologie ».

    Dans un second ouvrage de S. H. Nasr, Knowledge and the Sacredparu en traduction allemande en 1990 : Die Erkenntnis und das Heilige (E. Diederichs Verlag, München, 1990, 438 p.), notre auteur récapitule ses arguments, tout en opposant la connaissance sapentiale et les processus involutifs de désacralisation, l'homme pontifical (de pontifex, pontem-facere, faire de soi un pont entre le ciel et la terre) à l'homme prométhéen. Le propos de S. H. Nasr vise à réhabiliter le sacré dans la science, à réouvrir la science aux perspectives métaphysiques, c'est-à-dire aux plans qualitatifs ignorés par le paradigme newtono-cartésien, mais présents dans l'Islam traditionnel, par ex.

    Pour S. H. Nasr, en Islam, religion qui, comme le judaïsme, repose sur la spiritualité abrahamique, le message de la révélation s'adresse essentiellement aux facultés de connaissance ; en effet, la révélation islamique s'adresse à l'homme en tant qu'intelligence, capable de faire la distinction entre le réel et l'irréel, de reconnaître et de vénérer l'Absolu. Ce message, écrit S. H. Nasr, a été déterminé dans l'histoire par son premier conteneur, c'est-à-dire la mentalité sémitique-arabe, qui lui a conféré une certaine émotionalité, une propension à l'inspiration exaltée, qui, sur le plan théologique, se traduit par une forme d'“anti-intellectualisme” volontaire / volontariste. Il n'en demeure pas moins que cette émotionalité anti-intellectualiste de facture sémitique-arabe n'est qu'un aspect circonstantiel de l'Islam. Son noyau essentiel demeure le primat de la connaissance, auquel émotions, inspirations et exaltations doivent rester subordonnées. Le premier article de la foi islamique Lã ilãha illa' Llãh (Il n'y a point d'autre divin que le Divin) s'adresse en premier lieu à la connaissance et non au sentiment ou à la volonté. Le principe de connaissance est le moteur de l'Islam et tous les noms traditionnels relatifs aux écrits sacrés ont un rapport avec la connaissance : al-qur’ãn (exposé, discours), al-furqãn (distinction), etc. En terre d'Islam, tout au long de l'histoire, nous repérons un véritable culte de la connaissance.

    Sapienta / sophia néo-platonicienne et islamique

    Culte de la connaissance qui est lié, écrit S. H. Nasr, à cette sapientia, cette sophia, qui dépasse la dichotomie conventionnelle entre l'intellectualisme grec et “l'inspirationalisme” hébraïque. La sophia, en effet, n'est ni pure intellectualité ni pure foi. Elle est les deux, à la perfection. Les néo-platoniciens l'ont mise en valeur, mais leur message n'a pas été entièrement compris, du moins dans le contexte chrétien et européen. La tradition chrétienne ne se veut pas a priori un chemin de la connaissance, mais un chemin de l'Amour, ce qui a conduit, dès l'aube de l'ère moderne, à négliger la sagesse/sophia, comme si elle était un corps étranger au sein d'une religion purement éthique, dont le socle serait l'amour pour Dieu et pour le prochain et l'élément central la foi. Certes, écrit Nasr, le christianisme est une religion qui privilégie la voie de l'Amour, mais son histoire révèle tout de même des pistes qui ont valorisé les voies de la connaissance et de la sagesse. Notamment, dans les traditions johannites, qui affirment le primat du logos, source de la révélation et de la connaissance (“Au commencement était le Verbe”). Cette attention moindre du christianisme au primat de la connaissance à conduit à la surévaluation contemporaine de l'éthique, au détriment de la naturalité, du politique et du travail (cf. Sigrid Hunke, Vom Untergang des Abendlandes zum Aufgang Europas : Bewußtseinswandel und Zukunftsperspektiven, Horizonte Verlag, Rosenheim, 1989).

    L'œuvre de Jean Scot Érigène

    Ce “chemin de la sagesse”, nous le retrouvons à Byzance, où se dresse la construction sacrée la plus belle du christianisme primitif, la Hagia Sophia, dédiée à la Sagesse, représentée par ailleurs sous les traits d'une belle jeune femme, qui sera, tour à tour, la Vierge Marie ou la Béatrice de Dante ou Fatima, la fille du Prophète. Mais ce culte de la sophia et de la gnosis sera graduellement refoulé, si bien qu'en Occident le concept de connaissance sera entièrement sécularisé. Pourtant la dimension sapientiale a été présente dans le christianisme, surtout chez Denys l'Aréopagyte, que le grand métaphysicien indien A. K. Coomaraswamy appelle le plus grand des Européens à côté de Dante. Son message est revenu au IXe siècle grâce aux traductions et aux travaux de l'Irlandais Jean Scot Erigène (810-877), dans le De divisione naturae, écrit entre 864 et 866. Pour Denys l'Aréopagyte et Jean Scot Erigène, la connaissance est centrale, elle est le moteur permanent de tout et non pas le simple moteur premier (à la phrase latine in principio erat verbum, soit “au commencement était le Verbe”, Scot Erigène substitue “in principio est Verbum”, soit “au commencement est le Verbe”, signalant par ce présent, qui est au fond intemporel, que le commencement de toute chose réside dans la connaissance). Cette vision du divin renoue avec l'émanatisme néo-platonicien : tout procède du moteur premier, c'est-à-dire du principe supérieur, thèse radicalement différente de celle de l'évolutionnisme, où tout part des êtres les plus bas de l'échelle.

    Jugé hérétique et condamné par le Pape Honoré III en 1225, Jean Scot Erigène est compté parmi les philosophes panthéistes; les penseurs et philosophes islamiques, surtout ceux qui sont marqués par le soufisme, aiment son œuvre, comme celle de tous les néo-platoniciens, panthéistes et mystiques européens (Pélage, Maître Eckhart, Nicolas de Cues) car elle correspond à la théorie soufique de la Création que l'on désigne par “le renouvellement de la Création en chaque instant” ou “à chaque souffle” (Tajdîd al-khalq bilanfas), théorie proche de celle qui posent les archétypes se projettant dans l'existence par émanation à chaque instant, émanation qui traverse les hommes, anéantissant leur passé au même moment où elle les renouvelle. Les “expirs” (anfãs) du Clément sont dilatations du divin, c'est-à-dire déploiement de “possibilités relatives” à partir des archétypes ; la surabondance de l'Être “déborde” (afãda) sur les essences limitées. Ibn Arabî identifie “l'Expir” divin à la Nature universelle (at-Tabî'ah), attribuant à celle-ci une fonction cosmogonique analogue à celle que les Hindous désignent comme la Shakti, “l'énergie productive” de la Divinité (source de ce § : Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l'Islam, Dervy, 1969).

    L'Occident n'a pas approfondi cette veine mystique et néo-platonicienne, contrairement à l'Inde et à l'Islam. Il a préféré les “synthèses théologiques” de Saint-Bonaventure, de Saint Thomas d'Aquin ou de Duns Scot, mettant l'accent sur la contemplation, le silence contemplatif ou la volonté. Pour S. H. Nasr, ces synthèses scolastiques surtout celle de Thomas d'Aquin, enferment leurs intuitions métaphysiques, qui sont justes, dans le corset étouffant de catégories syllogistiques, dans un rationalisme étroit. La sophia, dans ses avatars christianisés, est ainsi voilée; la connaissance, la sapience, perd son caractère sacré, et un divorce s'instaure entre la philosophie et la sagesse / sophia. Cette théologie et cette philosophie du voilement, amorçant la désacralisation généralisée du savoir et de la connaissance, donne le ton en Occident et refoule dans la marginalité les traditions mystiques (dont celle de Maître Eckhart). Le thomisme a donc été la forme la plus achevée et la plus mûre de la théologie chrétienne : mais il n'était pas pure sapientia et médiatisait dangereusement le rapport entre l'entendement humain et la raison divine.

    Pour comprendre ce processus d'occultation de la sophia et de désacralisation, il faut signaler l'influence exercée par les doctrines d'Ibn Sînâ (Avicenne) et Ibn Rushd (Averroès) dans le monde où le latin était langue savante. La traduction en latin a gommé une bonne part des potentialités scientifiques et sapientiales de ces doctrines : en effet, en Islam, avec Suhrawardî, l'interprétation des travaux d'Avicenne et d'Averroès renforce la scientificité de la science islamique pré-moderne, sans scotomiser le fond sapiential, tandis qu'en Occident latin, les fragments épars les plus rationalistes de ces philosophies s'imposent. L'Occident opte dès lors pour une interprétation rationaliste de l'avicennisme et de l'averroïsme ; l'Islam, lui, proclame la primauté de l'intellectio sur la ratiocinatio. Suhrawardî parle d'illumination immédiate par la nature aux dimensions sacrées ; l'Occident privilégie les mécanismes médiats du discours.

    Sur les traces de la religion

    La présence de ces doctrines émanatistes, où la nature est respectée en tant que véhicule des grâces divines, dans toutes les traditions islamiques, christianisées, hindoues, chinoises, néo-platoniciennes, etc. permet de parler d'une philosophia perennis ou d'une sanatâna dharma (A.K. Coomaraswamy) ou de “religion pérenne” (F. Schuon ; cf. Sur les traces de la religion pérenne, Courrier du Livre, 1982) ou de “vraie religion de l'Europe” (Sigrid Hunke, La vraie religion de l'Europe, Labyrinthe, 1985 ; le livre de S. Hunke se limite géographiquement à l'Europe). S. H. Nasr nous rappelle que l'expression de philosophia perennis remonte au XVIe siècle et se retrouve dans l'œuvre d'un hébraïsant et arabisant italien, bibliothécaire du Vatican, Agostino Steuco (1497-1548), notamment dans son De perenni philosophia, un ouvrage clef, marqué par les pensées de Marsile Ficin (qui parlait de philosophia priscorium ou de prisca theologia), Pic de la Mirandole et Nicolas de Cues. Dans De pace fidei, Steuco plaide pour une réconciliation ou du moins pour une coexistence harmonieuse des grandes religions, qui s'opérerait par le haut, précisément sur base de la philosophia perennis. Ce recours à la philosophia perennis permet de renouer avec les traditions grecques païennes (Platon, Pythagore, Empédocle, etc.) et celles de l'Iran pré-islamique. La Sophia perennis précède donc les révélations du Livre, ce qui permet de parler de Tradition (primordiale) ou, en arabe, d'al-dîn.

    Islam et christianisme

    Pour compléter ces propos sur la définition que donne Seyyed Hossein Nasr de la Tradition et de la (philo)sophia perennis, il me semble bon de faire référence à quelques pages du livre de Frith­jof Schuon (De l'unité transcendante des reli­gions, Seuil, 1979), signalant les positions particulières de l'islam et du christianisme, ainsi que leurs convergences et différences majeures (pp. 131-138). Le christianisme repose sur le Christ. L'Islam ne repose pas immédiatement sur le Prophète mais sur le Qoran, affirmation de l'Unité divine. Le christianisme repose sur le fait christique, fait unique. L'Islam repose sur une i­dée d'Unité, laquelle est posée d'office comme pérenne. Par conséquence, le christianisme ac­corde une prépondérance à l'intermédiaire in­carné. L'Islam n'accorde pas cette prépondérance à l'intermédiaire. Le christianisme, doctrine de l'incarnation, ne prévoit pas d'autre application humaine que les sacrements, notamment celui de l'Eucharistie. Il n'a jamais eu d'application so­ciale dans le sens complet du mot : comme le sou­lignait par ailleurs René Guénon dans Aperçus sur l'ésotérisme chrétien (op. cit. ; chap. l, « À propos des langues sacrées », pp. 15-19), le christianisme, contrairement au judaïsme et à l'Islam, n'a pas de code juridique, de Shariyah, et l'Europe chrétienne a dû se référer au droit ro­main, d'essence indo-européenne et “païenne”, alors que tous les autres legs de l'indo-européa­nité étaient dévalorisés au nom même de la Révélation ! De plus, aucun texte fondateur du christianisme ne repose sur une “langue sacrée”, originale et fixée ; les Évangiles ne sont pas écrits dans la langue que parlait le Christ et n'existent qu'en traductions grecques ou latines. Les inter­prétations peuvent dès lors varier à l'infini. Cette absence de “langue sacrée” et de Shariyah fait que les sociétés chrétiennes reposent sur un tissu d'ambiguïtés, qui corroborent leur faiblesse et leur propension à la décadence.

    À notre époque, cette absence de droit sacré et de textes précis, permet à certains cénacles et philosophes d'affir­mer un “primat de la Loi”, dans une optique très moderne et très militante. Pour les tenants de ce primat de la Loi, il faut respecter les systèmes modernes, juridiques ou économiques, lesquels forment un ersatz de loi, d'essence moderne, comme si ces systèmes et ces pratiques consti­tuaient une Loi héritée d'une tradition religieuse multiséculaire ou multimillénaire. Si les Juifs de l'Ancien Testament, ou les Juifs actuels, respec­tent la Loi, leur Loi, il faut respecter, disent-ils, les lois actuelles comme si elle était une Loi tra­ditionnelle. Et ne rien mettre en doute, sous peine d'être accusé de “fascisme”. Ce fétichisme de la Loi conduit à une limitation ou à un rejet du droit, dans le sens romain du terme. Ce “nomos” mo­derne transcenderait ainsi les modalités juridi­ques, nées et peaufinées au fil des siècles. Le droit doit céder le pas devant la pseudo-Loi, sous prétexte que ce droit est d'origine romaine, donc païenne. En politique internationale, ce type de discours conduit à un déni général des souverai­netés populaires, parce que celles-ci ne sont pas en adéquation parfaite avec les principes simples de la pseudo-Loi, vu qu'elles sont toujours cir­constantielles. Le discours sur la pseudo-Loi cor­respond parfaitement à la volonté américaine d'imposer un “nouvel ordre mondial”. Mais cette pseudo-Loi est parodie, parce qu'elle ne repose sur aucune source religieuse sûre, écrite dans une langue sacrée, parlée par un Prophète ou léguée par une caste souveraine comme les Brahmanes indiens.

    Islamophobie ?

    À la lecture de ces textes, nous constatons que l'islamophobie n'est pas une idéologie défenda­ble, parce que :

    ♦ Le primat accordé à la connaissance, plutôt qu'aux sentiments ou à un fait, fût-il essentiel, est une idée qui sied davantage à la véritable psyché européenne qu'à la psyché arabo­sémitique, plus enthousiaste et émotive ;

    ♦ La présence d'une Shariyah montre qu'il n'y a pas négligence de la cité ou de la communauté populaire, alors que dans le christianisme, il y a rejet de tout ce qui est profane en dehors de l'É­glise ; en Islam, chaque homme dispose de sa propre autonomie ; il est un “cube” bien circonscrit, reflet de la ka'ba et transposable partout, indépendamment de l'environnement, sans perte de son identité. Le parallèle entre cette vision du croyant et celle du paysan germanique ou du colon romain, indépendant et libre, chef des siens et dégagé de toute tutelle, est frappant.

    ♦ Le parallèle entre les “hérétiques” européens de facture néo-platonicienne ou panthéiste et les sou­fistes persans ou inscrits dans la tradition d'un Ibn Arabî montre que les traditions philosophi­ques sont inséparables. Et que les adversaires des uns et des autres sont ceux qui veulent réduire la multiplicité des émanations de l'Un à quelques schémas inopérants, qui ne conduisent qu'à la décadence par fermeture d'esprit et par refus de­l'apport d'innovations (des innovations qui, dans la perspective non linéaire mais cyclique de la Tradition / al-dîn, sont des avatars existentiels donc circonstanciels des “essences immuables”, des archétypes, de l'Un) que constitue en perma­nence le flux venu de l'Un, de Dieu.

    ♦ Dernière remarque : l'Islam ne doit pas être jugé à l'enseigne des dysfonctionnements sociaux provoqués par l'immigration ; agressivité patholo­gique de certains migrants (musulmans ou non), délinquance et mal-de-vivre des jeunes généra­tions arabo-musulmanes et négro-africaines ne sont pas des faits consubstantiels à l'Islam, mais des effets d'une désislamisation, comme sont effets de la désislamisation les attitudes crispées, soi-disant “fondamentalistes” et militantes, attitu­des justifiées par des arguments pseudo-religieux qui ne vont jamais à l'essentiel (c'est-à-dire au noyau ésotérique fondamental de l'Islam). Géné­ralement, les tenants de ce pseudo-islamisme, bi­got et superficiel, veulent justifier et excuser des comportements délictueux par la différence de re­ligion, défendant des Musulmans qui ont enfreint et la Shariyah et les lois des pays-hôtes. Attitude évidemment inadmissible que. l'on doit condam­ner au nom du droit romain comme au nom de la Shariyah.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°89/92, 1992.

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    Pièces-jointes :

     

    Qu'est-ce que la Tradition ?

    Le terme de tradition ne signifie pas non plus exactement traditio au sens catholique bien qu'il embrasse l'idée impli­cite dans le terme de traditio : la transmission d'une doctrine et de pra­tiques inspirées et en définitive révélées. En fait, le mot tradition se rapporte étymologiquement à l'idée de transmission et inclut dans l'extension de son concept l'idée de transmission de connaissance, pra­tiques, techniques, lois, formes et de nombreux autres éléments de nature orale ou écrite. La tradition est une présence vivante qui laisse son empreinte sur la réalité humaine mais n'est pas réductible à cette empreinte. Ce que la tradition transmet peut apparaître sous la forme de mots sur un parchemin mais peut aussi prendre la forme de vérités gravées dans l'âme des hommes et être aussi subtil que le souffle ou même le regard par lequel certains enseignements sont transmis. La tradition telle que nous l'entendons techniquement dans cet ou­vrage, comme dans tous nos autres écrits, signifie les vérités ou princi­pes d'origine divine révélés ou dévoilés à l'humanité et, en fait, à tout un secteur cosmique, par l'intermédiaire de divers messagers, prophè­tes, avatâras, Logos ou autres médiations, de même que tous les pro­longements et les applications de ces principes dans divers domaines dont la loi et la structure sociale, l'art, le symbolisme, les sciences, y compris de toute évidence la Connaissance suprême et l'ensemble des moyens y conduisant.

    En son sens plus universel, on peut considérer que la tradition comprend les principes qui relient l'homme au Ciel, et donc la religion, tandis que d'un autre point de vue la religion peut être considérée en son sens essentiel comme l'ensemble des principes révélés par le Ciel et qui relient l'homme à son Origine. Dans ce cas, la tradition peut être considérée en un sens plus restreint comme l'application de ces princi­pes. La tradition comprend les vérités d'un caractère supra-individuel enracinées dans la nature du réel comme tel car, comme on a pu le dire, « la tradition n'est pas une mythologie puérile et désuète, mais une science terriblement réelle » (1).

    La tradition, comme la religion, est à la fois vérité et présence. Elle concerne le sujet connaissant et l'objet connu. Elle jaillit de la Source dont tout provient et à laquelle tout retourne. Elle embrasse ainsi toutes choses comme le “Souffle du Mi­séricordieux” qui, selon les soufis, est à la racine même de l'existence. La tradition est inextricablement liée à la Révélation et à la religion, au sacré, à la notion d'orthodoxie, à l'autorité, à la continuité et à la régularité de la transmission de la vérité, à l'exotérique et à l'ésotérique comme à la vie spirituelle, à la science et aux arts. Les couleurs et les nuances de sa signification apparaissent en fait dans une plus grande clarté à mesure que sa relation à tous ces éléments et à d'autres con­cepts corrélatifs est élucidée.

    Pour le grand nombre de ceux qui ont, ces dernières décennies, en­tendu l'appel de la tradition, la signification de cette notion est avant tout associée à la sagesse pérenne qui réside au cœur de toute religion et qui n'est autre que la Sophia dont la possession n'a cessé d'être con­sidérée comme le couronnement ultime de la vie humaine par la pers­pective sapientielle de l'Occident autant que de l'Orient. Cette sagesse éternelle dont l'idée de tradition ne saurait être séparée et qui consti­tue un des principaux éléments du concept de tradition n'est autre que la sophia perennis de la tradition occidentale, sagesse que les hindous désigne du nom de sanatâna dharma (2) et les musulmans de celui d'al­hikmat al-khâlidah (ou en persan jâwidân khirad) (3).

    En un sens, le sanatâna dharma ou la sophia perennis est en relation avec la Tradition primordiale et par là même avec l'Origine de l'existence humaine. Ce point de vue ne doit cependant point nous détourner de l'authenticité des messages célestes ultérieurs manifestés dans diverses révélations, ni saper leur validité ; chacune de ces révéla­tions a en effet une origine qui est l'Origine et qui marque le commen­cement d'une tradition qui est à la fois la Tradition primordiale et son adaptation à une humanité particulière, l'adaptation étant une Possi­bilité divine manifestée sur le plan humain. L'attirance de l'homme de la Renaissance pour la quête des origines et de la “Tradition primor­diale” qui conduisit Marsile Ficin à délaisser la traduction de Platon pour le Corpus Hermeticum, alors considéré comme plus ancien et pri­mordial, tendance qui devint également partie intégrante de la vision du monde et du Zeitgeist du XIXe siècle (5), est à l'origine de nombreuses confusions relatives à la signification de la “Tradition primordiale” dans son rapport aux diverses religions. Chaque tradition et la Tradition comme telle sont reliées en profondeur à la sagesse pé­renne ou Sophia, pourvu que ce lien ne soit pas seulement considéré d'un point de vue temporel et ne soit pas non plus cause d'un rejet des autres messages du Ciel que constituent les diverses religions et qui sont bien entendu intérieurement reliés à la Tradition primordiale, sans pour autant constituer simplement sa continuation temporelle et historique. Le génie spirituel et la particularité de chaque tradition ne peuvent être négligés au nom de la sagesse toujours présente qui réside au cœur de la totalité des descentes célestes.

    A. K. Coomaraswamy, l'un des plus éminents représentants con­temporains des doctrines traditionnelles, traduisait sanatâna dharma par philosophia perennis, désignation à laquelle il ajoutait l'adjectif uni­versalis. Sous son influence, beaucoup ont identifié la tradition avec la philosophie pérenne à laquelle elle est profondément apparentée (6). Le terme de philosophia perennis, ou sa traduction française, est néanmoins problématique en soi et doit faire l'objet d'une définition avant que la tradition puisse être comprise sous le rapport de la relation qu'elle entretient avec elle. Contrairement à l'assertion d'Huxley, le terme de philosophia perennis ne fut pas pour la première fois employé par Leibniz dans une célèbre lettre à Rémond datant de 1714 (7). En fait, il fut pro­bablement employé pour la première fois par Augustinus Steuchus dit Eugubinus (1497-1548), philosophe et théologien augustinien de la Renaissance. Bien que le terme ait été associé à de nombreuses écoles philosophiques dont la scolastique, particulièrement le thomisme (8), et le platonisme en général, ce sont là des associations plus récentes, tan­dis que pour Steuchus il s'identifiait à la sagesse pérenne — qui em­brasse à la fois la philosophie et la théologie —, et non seulement à une école sapientielle donnée.

    L'œuvre de Steuchus intitulée De perenni philosophia est marquée par les influences de Ficin, de Pic et même de Nicolas de Cues, parti­culièrement le De pace fidei où il est question de l'harmonie entre les diverses religions. Steuchus, qui connaissait l'arabe et d'autres langues sémitiques et occupait les fonctions de bibliothécaire du Vatican où il avait accès à la “sagesse des âges” dans la mesure où c'était alors pos­sible en Occident, reprit les idées de penseurs antérieurs concernant la présence d'une ancienne sagesse ayant existé depuis l'aube de l'histoire. Ficin ne fit pas usage du terme de philosophia perennis, mais il fit sou­vent allusion à la philosophia priscorum ou prisca theologia, terme qui peut être traduit par philosophie ou théologie ancienne ou vénérable. À la suite de Gémisthe Pléthon, le philosophe byzantin qui traita de cette antique sagesse et souligna le rôle de Zoroastre en tant que maître de cette ancienne connaissance de caractère sacré, Ficin mit l'accent sur la signification du Corpus Hermeticum et des Oracles Chaldaïques, œuvres dont il considérait Zoroastre comme l’auteur et qu'il situait à l'origine de cette sagesse primordiale. Il avait la conviction que la philosophie véritable prenait sa source dans Platon, héritier de cette sagesse, et la théologie véritable dans le Christianisme (9). Cette vraie philosophie, vera philosophia, n'était autre pour lui que la religion, et la vraie religion n'était autre que cette philosophie. Pour Ficin, comme pour bien des platoniciens chrétiens, Platon avait eu connaissance du Pentateuque et n'était autre qu'un un « Moïse de langue grecque », ce même Platon que Steuchus appelait divus Plato de la même manière que maints sages musulmans lui avaient donné le titre d'Aflâtûn al-ilâhî, le « divin Pla­ton » (10). Ficin, en un sens, a reformulé les positions de Gémisthe Plé­thon concernant la pérennité de la vraie sagesse (11). Pic de la Mirandole, compatriote de Ficin, devait ajouter aux sources de la philosophia priscorum, le Qoran, la philosophie islamique et la Kabbale en plus des sources non-chrétiennes et tout particulièrement gréco-égyptiennes prises en compte par Ficin, cela tout en suivant la perspective de ce­lui-ci et en mettant l'accent sur l'idée de la continuité de la sagesse essentiellement une à travers les diverses civilisations et périodes de l'histoire. (…)

    Si la sagesse pérenne ou antique doit être comprise comme l’entendaient Pléthon, Ficin et Steuchus, elle est alors en rapport avec l’idée de tradition et peut même traduire sanatâna dharma, pourvu que le terme de philosophia ne soit pas seulement compris en termes théoriques, mais qu’il incluse également la réalisation (12). La tradition implique le sens d'une vérité qui est d'origine divine et se trouve perpétuée tout au long d'un cycle majeur de l'histoire de l'humanité par l'entremise d'une transmission et d'un renouvellement du message par la voie de la Révélation. Elle comprend également une vérité intérieure qui réside au cœur des différentes formes sacrées et qui est unique puisque la Vérité est une. Dans les deux sens, la tradition est étroitement en rapport avec la philosophia perennis dans la mesure où celle-ci est comprise comme la Sophia qui a toujours été et sera toujours, et qui se perpétue par la voie d'une transmission horizontale et, verticalement, par la voie d'un renouvellement par contact avec la réalité qui était “au commencement”, et est ici et maintenant (13). (…)

    De nos jours, la critique du monde moderne et du modernisme est devenue un lieu commun, des œuvres des poètes aux analyses des sociologues (14). Cependant, l'opposition de la tradition au modernisme, totale et complète quant aux principes, ne découle point de l'observation de faits et de phénomènes ou du diagnostic porté sur les symptômes de la maladie. Elle est fondée sur l'étude des causes du mal. La tradition est opposée au modernisme parce qu'elle considère les prémisses sur lesquelles il repose comme erronées et fausses dans leur principe (15). Elle n'ignore pas le fait que tel élément d'un système philosophique moderne donné puisse être valide ou manifester un bien. En fait, l'erreur ou le mal absolu ne sauraient exister puisque tout mode d'existence inclut quelque élément de vérité et de bonté qui, en leur pureté, relèvent de la Source de toute existence.

    Ce que la tradition critique dans le monde moderne, c'est la vision du monde, les prémisses, les fondements qui, de son point de vue, sont fondamentalement erronés, de telle sorte que le bien qui se manifeste dans ce monde ne peut être qu'accidentel et secondaire. On pourrait dire que les mondes traditionnels étaient essentiellement bons et accidentellement mauvais tandis que le monde moderne est essentiellement mauvais et accidentellement bon. La tradition est donc opposée au modernisme dans son principe. Elle combat le monde moderne afin de créer un monde normal (16). Son but n'est pas de détruire ce qui est positif, mais d'ôter le voile d'ignorance qui permet à l'illusoire de se donner comme réel, au négatif' comme positif, et au faux comme vrai. La tradition n'est pas opposée à la totalité du monde d'aujourd'hui et elle refuse en fait d'identifier au modernisme l'ensemble de l'existence contemporaine. Après tout, bien que notre époque ait été qualifiée d'ère de l'espace ou d'ère atomique, l'homme ayant visité la lune et ayant accompli la scission de l'atome, on pourrait tout aussi l'appeler, selon la même logique, l'ère monastique puisque vivent aujourd'hui des moines comment vivent aussi des astronautes. Le fait que la période actuelle ne soit pas désignée comme l'ère monastique, mais comme l'ère de l'espace, est en soi le fruit du point de vue moderniste qui identifie le modernisme au monde contemporain, alors que la tradition distingue nettement les deux, cherchant à détruire le modernisme, non à détruire l'homme contemporain, mais plutôt à le sauver en s'efforçant de l'écarter d'un chemin dont l'issue ne peut être que perdition et destruction. Dans cette perspective, l'histoire de l'humanité occidentale au cours des cinq derniers siècles constitue une anomalie dans la longue histoire de l'espèce, et ce tant en Orient qu'en Occident. En s'opposant au modernisme en principe et de façon catégorique, ceux qui adoptent la perspective traditionnelle n'ont qu'un seul souhait, celui de permettre à l'homme occidental de rejoindre le reste de l'humanité.

    ► Seyyed Hossein Nasr, Antaios n°16, 2001. Extrait de : La Connaissance et le Sacré, L'Âge d'Homme, 1999, pp. 63-67 et 80-81.

    ♦ Notes :

    • (1) F. Schuon, Comprendre l'Islam, Ed. du Seuil.
    • (2) Le terme de sanatâna dharma ne peut être traduit exactement, bien que sophia perennis soit peut-être la traduction la plus proche puisque sanatâna signifie pérennité (c'est-à-dire perpétuité tout au long d'un cycle d'existence humaine et non éternité) et dharma, le principe de conservation des êtres, chaque être ayant son propre dharma auquel il doit se conformer et qui constitue sa loi. Mais le dharma s'applique également à la la totalité d'une humanité au sens de Mânava-dharma et se rapporte dans ce cas à la connaissance sacrée ou Sophia qui est au cœur de la loi présidant à un cycle humain. En ce sens, le sanatâna dharma correspond à la sophia perennis, particulièrement si on prend en considération sa dimension de réalisation et non seulement son aspect théorique. En son sens intégral, le sanatâna dharma est la Tradition primordiale elle-­même telle qu'elle a subsisté et continuera de subsister jusqu'à la fin du cycle humain présent. Voir R. Guénon, « Sanatâna Dharma », dans ses Études sur l'Hindouisme, Paris I V, 08, pp. 105-6.
    • I ? Il s'agit là en fait d'un ouvrage célèbre de Ibn Miskawayh (Muskûyah) qui contient des aphorismes et des maximes métaphysiques et éthiques de sages musulmans et pré­islamiques. Voir l'édition par A. Badawi de al-Hikmat al-khâlidah : Jâwîdân khirad, Le Caire, 1952. Cet ouvrage traite de la pensée et des écrits d'un grand nombre de sages et de philosophes, y compris ceux de la Perse antique, de l'Inde et du monde méditerranéen (Rûm). Sur cet ouvrage, se reporter à l'introduction de M. Arkoun à la traduction persane d'Ibn Miskawayh, Jâvîdân khirad, Téhéran, 1976, pp. 1-24.
    • (4) La Tradition primordiale n'est autre que ce que l'Islam désigne sous le terme de al­-dîn al-hanîf, réalité à laquelle se réfère le Qoran dans des contextes divers, mais d'ordinaire en relation au prophète Abraham habituellement désigné comme hanîf ; par ex., « Non, mais (nous suivons) la religion d'Abraham, le pur (hanîfan), qui n'était pas au nombre des idolâtres » (11, 135). Voir également les versets III, 67 et 95-VI et 161-XVI,120-et XVII, 31.
    • (5) Se reporter à M. Eliade, « The Quest for the Origins of Religion », History of Religions 411 (Summer 1964) : 154-69.
    • (6) Le célèbre ouvrage d'Aldous Huxley, Perennial Philosophy, New York, 1945, est l'un des livres s'efforçant de démontrer l'existence de cette sagesse vivante et pérenne et d'en présenter le contenu par le biais d'un choix de textes d'origines traditionnelles diverses, mais l'ouvrage demeure à bien des égards incomplet et sa perspective n'est pas traditionnelle. Le premier ouvrage à avoir pleinement réalisé la suggestion de Coomaraswamy en réunissant un vaste compendium de connaissances traditionnelles afin de démontrer la remarquable pérennité et universalité de la sagesse est l' l'œuvre malheureusement négligée de W.N. Perry, A Treasury of Traditional Wisdom, Londres et New York, 1971, œuvre-clef pour la compréhension du sens donné par les auteurs traditionnels au concept de philosophie pérenne.
    • (7) Après avoir déclaré dans cette lettre que la vérité a une extension plus grande qu'on ne le pensait auparavant et qu'on en trouve la trace jusque chez les Anciens, il affirme, « et ce serait en effet perennis quaedam Philosophia », C.J. Gerhardt (édit.), Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibnitz, Berlin, 1875-90, volume 3, p. 625. Également cité chez C. Schmitt, « Perennial Philosophy : Steuco to Leibnitz », Journal of the History of Ideas 27 (1966) : 506. Cet article (pp. 505-532 du volume cité) retrace l'histoire de l'usage du terme philosophia perennis en portant particulièrement son attention sur son arrière-plan à l'époque de la Renaissance, notamment chez Ficin et d'autres figures des débuts de la Renaissance. Voir également J. Collins, « The Problem of a Perennial Philosophy », dans ses Three Paths in Philosophy, Chicago, 1962, pp. 255-79.
    • (8) L'identification de la « philosophie pérenne » au thomisme et à la scolastique en général est un phénomène du XXe siècle, tandis qu'à la Renaissance la scolastique s'opposait généralement aux thèses de Steuchus.
    • (9) Héritier de Zoroastre, d'Hermès, d'Orphée, d'Aglaophème (le maître de Pythagore) et de Pythagore.
    • (10) Ce terme se retrouve chez des philosophes musulmans tel al-Fârâbî de même que chez certains soufis.
    • (11) À propos des conceptions de Ficin, se reporter aux divers ouvrages de R. Klibansky, E. Cassirer et P.O. Kristeller sur la Renaissance, particulièrement les Studies in Renaissance Thought and Letters de Kristeller, Rome, 1956 ; et du même, Il pensiero filosofico di Marsilio Ficino, Florence, 1953.
    • (12) En se référant à religio perennis, Schuon peut écrire, « terme qui évoque la philosophia perennis de Steuchus Eugubin (XVIe siècle) et des néoscolastiques : mais le mot philosophia suggère à tort ou à raison une élaboration mentale plutôt que la sagesse et ne convient donc pas exactement à ce que nous entendons » Regards sur les mondes anciens, Paris, 1976, p. 174.
    • (13) « Le terme de philosophia perennis (…) désigne la science des principes ontologiques fondamentaux et universels ; (…) science immuable comme ces principes mêmes, et primordiale du fait même de son universalité et de infaillibilité. Nous utiliserions volontiers le terme de sophia perennis pour indiquer qu'il il ne s'agit pas de “philosophie” au sens courant et approximatif du mot. (…) Il importe de savoir avant tout qu'il est des vérités qui sont inhérentes à l'esprit humain mais qui, en fait, sont comme ensevelies “au fond du cœur”, c'est-à-dire contenues à titre de potentialités ou de virtualités dans l'Intellect pur : ce sont les vérités principielles et archétypiques, celles qui préfigurent et déterminent toutes les autres ? Y ont accès, intuitivement et infailliblement, le “gnostique”, le “pneumatique”, le “théosophe” – au sens propre et originel de ces termes – et y avait accès par conséquent le “philosophe” selon la signification encore littérale et innocente du mot : un Pythagore ou un Platon, et en autre partie un Aristote… », Schuon, Sur les traces de la religion pérenne, Paris, 1982, pp. 9-10. Voir également Schuon, Wissende, Verschwiegene, Eingeweihte : Hinführung zur Esoterik, Herderbücherei Initiative 42, Munich, 1981, pp. 23-28.
    • (14) Il y a un demi-siècle, on devait lire T.S. Eliot pour se rendre compte de la lamentable condition spirituelle de l'homme moderne, mais aujourd'hui, les analystes de la société humaine sont nombreux à prendre conscience du caractère profondément vicié des axiomes qui fondent le modernisme, et nombreux aussi à entreprendre d'étudier la société moderne de ce point de vue (…).
    • (15) Sur les critiques traditionnelles du monde moderne, voir R. Guénon, La Crise du monde moderne, Paris, 1926 et A.K. Coomaraswamy, Suis-je le gardien de mon frère ?, Paris 1997.
    • (16) Faisant référence à son premier contact avec des auteurs traditionnels, J. Needleman écrit : « These were out for the kill. For them, the study of spiritual traditions was a sword with wich to destroy the illusions of contemporary man », Needleman (ed.), The Sword of Gnosis, Baltimore, 1974, p. 9.

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    ◘ Seyyed Hossein Nasr : universitaire iranien, après des études au MIT et à Harvard, a dirigé l'Académie Impériale de Philosophie (Téhéran). Il a collaboré avec H. Corbin à la rédaction de l'Histoire de la philosophie islamique (Gallimard 1964). Spécialiste du Soufisme, il enseigne actuellement les études islamiques à Washington. Les éditions L'Âge d'Homme ont publié en 1993 L'Islam traditionnel face au monde moderne, ouvrage fondamental pour mieux distinguer entre Islam traditionnel et fondamentalisme (avatar du modernisme). L'auteur se penche sur 3 hautes figures de l'islamologie européenne : L. Massignon, H. Corbin et T. Burckhardt. Il a paru intéressant de publier dans cette livraison quelques pages de son livre fondamental pour la vision du monde traditionnelle : le professeur Nasr s'inscrit dans la tradition soufie et travaille précisément contre l'oubli des traditions, de toutes les traditions, y compris hindoues, païennes, etc. Son essai réhabilite avec talent le principe d'une connaissance sapientiale (ou sacrée) et propose aux Européens le recours aux filons néoplatoniciens et mystiques pour sortir de l'ornière moderniste. Il dresse un parallèle entre les hérétiques européens (panthéistes par ex.) et les soufis persans. La démarche de S.H. Nasr illustre parfaitement la convergence entre hommes de tradition, par delà les appartenances extérieures.

     


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