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    Serge Latouche et le refus du développement

     

    LatoucheLa problématique, universelle, du développement économique et social des pays faisant partie de ce que l'on appelle le Tiers Monde, constitue, depuis maintenant plusieurs décennies, un champ de débats et de controverses interminables. Deux écoles se présentent. L'une prétend que, dans une vision linéaire occidentale de l'histoire des peuples, la voie du développement est le passage obligé de tous les peuples sur le chemin de leur "évolution". Cette vision regroupe dans une conclusion commune les émules de l'école libérale (favorable non seulement au développement d'un marché mondial mais aussi à la liberté totale des échanges de biens et marchandises) et une partie de l'école marxiste, issue partiellement des mêmes doctrines propres aux économistes du XVIIIe siècle. L'autre école ne présente pas la même cohérence. Globalement, elle nie que le développement soit le résultat d'une série de mécanismes socio-économiques répétitifs et affirme même que les formes du développement "à l'occidentale" ne sont pas nécessairement positives en soi, ne favorisent pas obligatoirement le bien-être de ces peuples et ne contribuent pas automatiquement à la préservation de leurs identités.

    Serge Latouche, spécialiste du Tiers Monde, épistémologue des sciences sociales, est aussi professeur d'économie politique. Sa démarche se présente, dès le départ, comme un refus de l'école matérialiste orthodoxe, que ce soit dans sa version libérale ou marxiste. Pour lui, l'idéologie du développement constitue d'une part une idéologie de camouflage et, d'autre part, une négation plus ou moins avouée des identités ethno-culturelles. Idéologie de camouflage : l'idée de développement cache médiocrement un paradigme essentiel de la pensée issue de la matrice judéo-hellénistique. Il y a probablement une forme de "ruse de la raison occidentale" qui assure ainsi son pouvoir de domination, pouvoir colonial proprement dit, sur les pays dits "sous-développés" ou "moins avancés" (la variété des catégories de dénomination de ces pays révèlent bien le caractère idéologique des analyses et non la neutralité du langage prétendument scientifique).

    Qu'est-ce que le développement ? Une approche vulgaire répondrait sans hésitation : le bien-être des masses et un "niveau de vie" élevé (équivalent au moins à l'American Way of Life). Cette réponse constituerait une fois de plus un camouflage du véritable discours idéologique qui sous-tend cette déclaration de principe aussi simpliste qu'intéressée. Serge Latouche nous le rappelle : jusqu'à présent, toutes les expériences de politiques de développement ont échoué… Toutes les techniques ont fait la preuve de leur inefficacité… D'ailleurs face à ces échecs répétés, certains ont pu parler de "mythe du développement" (Cf. Celso Furtado ou Candido Mendes). Le résultat de ces tentatives est catastrophique : exode rural massif, qui a entraîné non seulement une désertification des campagnes (avec des effets explicites comme la baisse de la capacité de production agricole du pays, donc l'aggravation de la dépendance alimentaire et, en même temps, la dégradation des conditions écologiques sur les terres laissées à l'abandon) mais aussi une "clochardisation" monstrueuse des paysans dans les périphéries des grandes cités occidentalisées (le phénomène des bidonvilles dans les mégalopoles comme Mexico, le développement de la criminalité juvénile comme à Rio de Janeiro ou certaines grandes villes africaines, l'augmentation des activités économiques parallèles à l'économie mondiale localisée, etc..). Phénomène aussi de destructions des tissus locaux de production s'inscrivant dans une logique mondialisée de division et de délocalisation des tâches (Cf. les stratégies des firmes transnationales).

    Dans un certain nombre de ces pays, les recettes nouvelles procurées par l'exploitation des ressources locales, soit directement exploitées par l'État (version post-nassérienne en Egypte, par ex.) soit concédées à des entreprises étrangères (Cf. le cas d'Elf Aquitaine, multinationale pétrolière française, au Gabon), ces profits réalisés par cette rente naturelle, furent réutilisés dans le sens d'un mode de développement copié des modes des pays du centre du système. La construction d'énormes complexes industriels (Nigéria, par ex.), qui exigeait d'énormes investissements et dont les profits espérés en termes de développement industriel national et d'implantation sur les marchés mondiaux, fut refusée malgré les espoirs des dirigeants locaux. Ces investissements furent surtout l'occasion, pour les entreprises étrangères (bâtiments et travaux publics comme Bouygues en France), de réaliser de substantiels chiffres d'affaires sur les chantiers ouverts. Parallèlement à ces recettes, on constate que le système bancaire occidental, alléché par ce "développement" des pays du Tiers Monde, pratique alors une politique de crédit très large, dépassant même souvent les règles de sécurité généralement admises en la matière par les professionnels eux-mêmes. D'où, dans les années 80, l'affolement du système bancaire occidental face au montant de la dette internationale, surtout aggravé par l'insolvabilité évidente des pays endettés (la crise pétrolière de 1973 est aujourd'hui passée et on peut constater sans aucun effort que le marché pétrolier est aujourd'hui victime d'une crise des prix à la baisse). La rente n'est plus le gage certain d'une solvabilité.

    Pour E. Morin, cette crise du développement, c'est à la fois la crise de l'idéologie occidentale sous la forme de deux de ses mythes fondateurs (conquête de la nature-objet par l'homme souverain et triomphe de l'individu atomisé bourgeois) et « le pourrissement du paradigme humanistico-rationnel de l'homo sapiens / faber »…

    Par ailleurs, Serge Latouche pose ensuite la question fondamentale, valable pour toute idéologie universaliste : « Y a-t-il un niveau de bien-être quantitativement repérable et ayant une signification dans l'absolu ? » (p. 9). Cette "absolutisation", dans le temps et dans l'espace, des valeurs occidentales, tant au niveau des valeurs fondamentales que dans les pratiques concrètes de réalisation, se pose aussi dans la remise en question des idéaux occidentaux :

    • 1) idéologie des droits de l'homme (qui ne sont plus les droits que l'on peut concevoir dans un système de valeurs spécifiques comme celles qui président à l'Habeas Corpus des cultures anglo-saxonnes) à prétention universaliste et impérialiste (Reagan prétend justifier ses multiples agressions dans le monde au nom d'une vague référence à cette idéologie),
    • 2) système de "démocratie représentative" idéologiquement et politiquement hégémonique (cette valorisation absolue impliquant aussi une dévalorisation des autres systèmes, de tous les autres systèmes politiques), etc… Le paradigme occidental du développement se traduit en fait dans ce que Serge Latouche nomme une « objectivation du social ».

    Cette objectivation, qui passe par l'acquisition théorique des formes de vie occidentales (possession des biens de consommation utiles) se conjugue avec une utilisation neutralisée de la technique. Cette dernière est alors perçue comme purement "naturelle", moyen objectif de maîtrise, donc sans caractère culturel et "engagé". Serge Latouche ajoute : « L'objectivation du développement est la source de la conception "technique" des stratégies de développement ». La question, précise-t-il afin de parer à toute fausse critique (du style : "c'est trop facile de refuser le développement quand on en bénéficie soi-même"), n'est pas de dire non à une augmentation des conditions matérielles d'existence des hommes, mais de traduire le développement dans un schéma qui respecte et tienne compte des spécificités culturelles de chaque peuple. Le développement ne doit pas, en sus d'une paupérisation des peuples, favoriser le phénomène majeur de déculturation. L'auteur précise que le tort provoqué par le développement aux peuples est bien celui-là et que sa nature est d'être radical. En effet, le développement est — il faut le souligner — un "paradigme occidental". Il s'agit d'une expérience historique liée à un ensemble de valeurs propres à une aire culturelle, globalement judéo-chrétienne. Latouche écrit : « Le développement, c'est un regard sur le monde qui vise à valoriser celui dont il émane et à dévaloriser l'autre ». Il ajoute que proposer cette expérience en modèle universel indépassable est un "maquillage" de l'impérialisme de l'Occident. Certains, plus précis, préfèrent parler de "néo-colonialisme".

    Nous ne prétendons pas épuiser toute la richesse des réflexions économiques et culturelles de ce livre. Les analyses des principes d'autodynamisme du capital, le débat sur l'antériorité du capitalisme sur l'impérialisme (thèse léniniste classique) contesté par Serge Latouche, sont quelques-uns des éléments de ce livre magistral. Citons, en guise de conclusion, ces quelques phrases : « Finalement, par des voies différentes, libéraux et marxistes se rejoignent sur ce même "diagnostic réaliste". Ils communient dans la même vision occidentale d'une histoire unidimensionnelle ». « En limitant dans le résultat du mouvement de leur analyse théorique la portée des destructions à leur portée strictement économique, les marxistes réduisent le sous-développement des pays victimes à un recul des forces productives et non à la destruction des bases d'une autre forme d'épanouissement historique. L'équation 'sous-développement = retard' n'est tautologique que si le champ du possible est réduit à une ligne d'évolution unique, sur laquelle on ne peut effectivement qu'être en avance ou en retard ».

    Deux citations qui résument la position de Serge Latouche : refuser les analyses purement économiques pour introduire les paramètres culturels et politico-historiques, non pas comme critères exogènes, de pure extériorité par rapport à un soi-disant "système" infrastructurel de nature quantitative et économique, mais comme sujets actifs de la réflexion analytique. Une indépendance intellectuelle que tous nos lecteurs apprécieront.

    ♦ Serge Latouche, Faut-il refuser le développement ?, PUF, 1986.

    ► Ange Sampieru, Vouloir n°28/29, 1986.

    ◘ Prolongements :

    • « Le développement n'est pas le remède à la mondialisation, c'est le problème ! », S. Latouche, in : Défaire le développement – Refaire le monde, ouvr. coll., L'Aventurine, 2003
    • La Planète uniforme, S. Latouche, Climats, 2000 : « L'un des problèmes sous-jacents de la mondialisation marchande et financière est bien le risque d'uniformisation culturelle, sociale et économique qui en découle. Pour Serge Latouche, docteur en philosophie, professeur d'économie et membre de la revue MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), ce danger est caractérisé par un fait bien particulier : celui d'une occidentalisation rampante du monde. Dans ce cadre de pensée, la notion de développement apparaît alors comme un processus intrinsèquement lié à une idéologie de la performance : "L'Occident n'enchante le monde que par la technique et le bien-être. Ce n'est pas rien, mais ce n'est pas assez pour donner sens à la vie et à la mort. Vivre pour gagner plus et faire de l'argent finit par laisser insatisfait, surtout si on échoue… comme c'est le cas pour de plus en plus de jeunes". L'auteur insiste ainsi sur les phénomènes de déculturation, car selon lui la modernité est une anti-culture qui n'apporte rien à celle qu'elle détruit. Elle ne ferait qu'universaliser "la perte de sens et la société du vide" d'autant que l'économie fait partie intégrante de la culture occidentale et qu'elle finit même par la résumer. À la lecture de La Planète uniforme et de l'analyse terrifiante qui s'y inscrit (à laquelle on pourrait d'ailleurs reprocher quelques raccourcis – comme d'affirmer en substance que le génocide des amérindiens serait secondaire face à la violence symbolique de l'occidentalisation qui en résulte), on finit sérieusement par désespérer du genre humain tant les phénomènes décrits nous semblent insurmontables. Mais si le livre n'apporte pas de solutions concrètes, il éclaire de façon originale un mouvement aussi implacable que la mondialisation et laisse entrevoir dans ses toutes dernières pages quelques espoirs du côté de l'invention sociale des peuples opprimés – notamment avec l'importance croissante du secteur informel, qui regroupe les petites activités plus ou moins légales » (A. Sahali, L'œil électrique)
    • « Sur l'écologie » (cf. aussi cet entretien), « L'ère du gaspillage » (2005), Alain de Benoist (cf. Krisis n°15, 1993)
     
     

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    Comprendre les temps présents : la contribution de Serge Latouche

    La nostalgie fait partie intégrante de la psychologie humaine : on la retrouve partout, dans tous les milieux politiques ou intellectuels, à droite comme à gauche, où se bousculent les nostalgies de l'antiquité, du Moyen-Âge, de l'époque napoléonienne, de la seconde guerre mondiale, de l'URSS, etc… À chaque fois, on regrette un monde définitivement révolu : celui de la marine à voile et de la lampe à pétrole dont parlait déjà dans une tirade devenue célèbre le Général De Gaulle qui pouvait, lui aussi, parfois avoir de sarcastiques réactions face aux pesanteurs de son époque. Ainsi certains se réfugient dans l'univers des Celtes, des Germains,  dans le temps de Charles Martel ou de Jeanne d'Arc, dans les fastes du règne de Louis XIV ou dans l'épopée napoléonienne, quand ce ne sont pas les durs combats du Front de l'Est…, tous ces univers à jamais engloutis. Il faut le dire : les nostalgies de tous ordres induisent des comportements qui révèlent une difficulté à affronter ce que nous nommerons par facilité les “temps présents”. Cette attitude qui n'est pas condamnable en soi, l'appel à l'histoire, aux racines en général, me semble même être indispensable, mais seulement s'ils ne sont pas exclusifs, mais, dans le dur combat politique quotidien, se réfugier dans le passé peut très vite s'avérer fatal. Il ne faut pas non plus sombrer dans un excès de pessimisme : au moment où tout se décompose mais aussi se recompose sans cesse différemment dans le grand mouvement de la vie, tout est remis en question, les valeurs, les hommes, les institutions, les Nations même, ce qui signifie également que, pour des jeunes gens enthousiastes, des cartes intéressantes seront forcément à jouer à condition toutefois d'“être dans le coup”…

    Cependant pour être, en un mot éclairant, un “intellectuel organique” (Gramsci) ou un vrai “soldat politique” efficace, il faut d'abord bien comprendre son époque, cela justement pour avoir une prise directe sur le système que nous combattons. Et certains savants, futurologues patentés œuvrant dans des instituts de prospective, tentent de faire ce travail : essayer de percevoir ce que sera demain. Il suffit d'évoquer les noms de Toffler ou de Naisbitt, pour ne citer que 2 Américains, dont les travaux sont amplifiés tous azimuts par les mass-médias du globe. On peut dire, vu l'époque mouvante dans laquelle nous nous débattons que tenter d'accomplir ce travail de prospective n'est pas une tâche aisée : les paramètres se bousculent et se contredisent, se confortent et s'annulent.

     Pourtant certains sociologues dressent un constat intéressant, passionnant par sa pertinence et surtout dénué de passion partisane; ils nous aident à y voir un peu plus clair dans “tout ça”… Malheureusement ils sont quasiment ignorés de les mouvances politiques non conformistes, toutes occupées à perpétuer des formes mortes, alors que leur lecture me semble bien plus importante que celle d'auteurs de chapelle disparues depuis des lustres et dont l'analyse (lorqu'elle existe) porte sur un monde qui n'est plus le nôtre. Il faut fuir les nostalgies passéistes et retrouver les temps présents. Serge Latouche peut vous y aider : la lecture de ses ouvrages est dès lors impérative! En plus, ses ouvrages sont courts et leur lecture assez facile, excepté quelques “tics” d'écriture propres au jargon de la sociologie que sécrète inévitablement toute discipline. Il est certes parfois un peu pénible de constater qu'“efficient” apparaît quatre ou cinq fois dans la même page mais c'est un inconvénient somme toute mineur si l'on tient compte du fait qu'en contrepartie il nous apporte une somme de réflexions pertinentes que l'on ne trouvera nulle part ailleurs.

    Latouche et la mégamachine occidentale

    Dans L'Occidentalisation du monde et La planète des naufragés, l'idée d'une mégamachine scientifique, le rouleau compresseur occidental, qui écraserait les cultures, laminerait les différences et homogénéiserait le monde au nom de la raison, un peu comme l'avait fait, voici déjà une quinzaine d'année, Guillaume Faye dans Le système à tuer les peuples, Serge Latouche nous apportant en plus une caution universitaire puisqu'il est professeur à l'Université de Paris XI (Sceaux) et à l'IEDES (Institut du développement économique et social, Paris). Ses références intellectuelles sont aussi plus profondes que celles de Faye, tant dans les disciplines scientifique, économique que philosophique, anthropologique ou historique. Contrepartie quasiment inéluctable, le style de Faye est plus vivant, plus alerte, plus métaphorique. Serge Latouche traite du monde entier dans un style certes supérieur à celui que possède en général un simple bachelier, mais sa façon de procéder (assez souvent le montage de citations) fait plus penser à Europe Tiers Monde même combat d'Alain de Benoist.

    Étrange évolution que celle de cet universitaire qui à la grande honnêteté d'avouer qu'il a été “technolâtre” et qui redoute de tomber dans un autre travers : devenir “technophobe” (ces allées et venues de la technolâtrie à la technophobie sont aussi typiques de la “nouvelle droite”, où l'on a vu un de Benoist publier des couvertures ornées de fusées prométhéennes puis basculer dans une curieuse et stérile phobie de la technique, vilipender méchamment les écologistes puis les courtiser dans l'espoir de devenir un de leurs “penseurs”, pour enfin affirmer une technophobie extrême en refusant successivement l'ordinateur personnel puis les autoroutes de l'information ; quant à Faye, sa vision de la technique peut être comparée sans sollicitation outrancière à celle que développait un Henri Lefèbvre). En effet, Latouche, n'affirme-t-il pas : « Nourri de l'humanisme des Lumières, sevré ensuite par le marxisme, je dois confesser avoir été un véritable adorateur du Progrès, un croyant de la Science, un adepte de la Technique. Et puis l'âge des désillusions est venu. Nous combattions pour un monde meilleur sans nous rendre compte qu'à notre insu nous contribuions à construire le “meilleur des mondes” » (allusion à la fameuse contre-utopie d'Aldous Huxley).

    L'œuvre

    Les chapitres de ce livre sont d'une valeur intellectuelle et d'un intérêt très inégaux : par ex. cela va d'une originalité et d'une pertinence indéniable avec le chapitre 1 intitulé « La mégamachine et la destruction du lien social », à une banalité presque de circonstance avec le chapitre 4 traitant du développement économique, mais, au total, l'ensemble demeure captivant. Il est difficile de donner un compte-rendu de cet ouvrage d'autant qu'il s'agit là de reprise de conférences données sur des thèmes variés. Cependant il s'articule autour d'un thème fédérateur et constaté par beaucoup, la dissolution du lien social à l'œuvre dans nos sociétés avec tout ce que cela implique dans leur fonctionnement : hyperindividualisme, réification des rapports sociaux, culte de la marchandise et de l'objet, promotion de la médiocrité et de l'insignifiance, règne de la fébrilité consumériste pour combler le vide existentiel.

    Le mythe du progrès

    La croyance en l'idée de progrès a permis l'existence de ce système technoscientifique que l'auteur nomme “mégamachine” et qu'il définit de la sorte : « Une société ou un tel système existe, ne peut que se "détechniciser", le phénomène est irréversible du fait de l'auto-accroissement de la technique. Le système technicien ne consiste pas seulement dans le fait que la technique forme  un système, mais encore que la technique englobe la totalité de l'espace de vie, il est une Mégamachine ».

    Comment en sommes-nous arrivé à ce stade ? Où allons-nous ? C'est à ces questions que tente de répondre Serge Latouche. Ainsi, comme le développement et le socialisme, qui en seront des sous-produits, le progrès, pour ses adeptes, est non seulement une réalité et un mouvement inéluctable et irréversible, mais il est souhaitable et il est bon. Cette manière de penser s'est opérée très progressivement, il s'agit du “progrès du progrès” dans sa marche irrésistible pour la conquête des mentalités, des croyances et des représentations, et dans l'“information” subséquente des comportements de l'homme moderne.

    Ce progrès, tout naturel qu'il soit pour ses croyants, ne s'est imposé avec la force d'une évidence qu'après un travail de plusieurs siècles, des luttes parfois sans merci, dans la pensée et dans la vie sociale. Sans doute n'était-il pas aussi irrésistible qu'il n'y paraît. Son histoire se présente avant tout comme celle de la lente disparition des multiples “obstacles” qui encombraient sa voie.

    Ces obstacles peuvent se répertorier ainsi : le mythe de l'âge d'or, la croyance en l'immuabilité des hommes et des choses (rien de nouveau sous le soleil ou “le monde va comme il va” comme disait Voltaire), la fatalité (croire au progrès et améliorer la condition humaine paraissaient impies et sacrilèges ; c'était violer les “décrets de la providence”, les lois de la nature et de Dieu, un peu comme le fait d'aller contre le karma pour les hindouistes), la coutume et la routine (la satisfaction ou l'auto-satisfaction qu'une société éprouve pour l'état d'organisation et de civilisation empêche de chercher mieux), le trop grand respect de l'autorité des anciens, les préjugés, l'obscurantisme.

    Le système technoscientifique

    Après avoir levé tous ces obstacles, ces idéaux du progrès vont donc trouver un terrain d'application idéal dans la révolution industrielle et son système d'organisation économique, le capitalisme libre-échangiste. Latouche, qui dénonce ce système, avoue en être une “victime” obligée, tant sa perfection est grande, puisqu'il dit :

     « Après avoir applaudi à la mise en scène de l'accusation du progrès, chacun retourne chez soi en voiture et non à pied, tourne le commutateur plutôt que d'allumer la chandelle, prend une bière au réfrigérateur plutot que d'aller tirer de l'eau au puits, et regarde la télévision en continuant de pester contre l'abêtissement de la société du spectacle. Le culte du progrès ne passe plus par des prières ronflantes adressées à la divinité, mais par des pratiques familières entrées dans les mœurs et la revendication de nouvelles innovations pour résoudre les problèmes de dysfonctionnement engendrés par la dynamique même du progrès. Seule une catastrophe “pratique” peut dessiller les yeux des adeptes fascinés : le progrès n'est plus un choix de la conscience, mais une drogue à laquelle on s'est tous accoutumés et à laquelle il est impossible de renoncer volontairement. Cela risque même d'être dangereux si l'on accepte la leçon de Jacques Ellul. Le progrès est très exactement au-delà du bien et du mal. Seul un échec historique de la civilisation fondée sur l'utilité et le progrès peut faire redécouvrir que le bonheur de l'homme n'est peut-être pas de vivre beaucoup mais de vivre bien ».

    Risques majeurs et prise de conscience

    Alors y a t-il encore un espoir d'échapper à cette mégamachine qui fait courir deux dangers principaux à l'humanité : le risque technologique majeur (par ex. un accident nucléaire ou une manipulation génétique mal maîtrisée toujours envisageable qui romprait définitivement l'équilibre biologique de la planète jusqu'à éliminer toute forme de vie) et la destruction de l'environnement (épuisement de la biosphère : nous ne nous étendrons pas sur ce sujet, les auteurs écologistes les ayant déjà largement diffusés) ?

    Sur une prise de conscience hypothétique des méfaits causés par la mégamachine dans le fonctionnement social, en dehors du désormais classique Ivan Illitch sur le faux progrès (l'exemple du “système automobile” lorsque l'on calcule les heures passées à la construction, à la conduite, aux réparations matérielles et humaines… donnait la vitesse réelle  de 6 kilomètres à l'heure, soit celle des croisades), S. Latouche résume les thèses mises en avant par Philippe de Saint-Marc. Celui-ci étaye sa démonstration en évaluant le degré de bonheur à partir de divers indices (suicide, drogue, etc…) et qui démontreront que les Français sont moins heureux aujourd'hui qu'il y a quelques décennies. Ainsi écrit-il en 1994 : « Imaginons demain une France où il n'y ait plus que deux cent mille chômeurs, où la criminalité soit réduite des quatre cinquièmes, les hospitalisations pour troubles psychiatriques des deux tiers, les suicides des jeunes diminuent de moitié, la drogue disparaisse : n'aurions-nous pas l'impression d'une merveilleuse embellie humaine ? ».

    Tous ces indices qui commencent à être connus d'une fraction croissante de la population et qui ne cessent de s'aggraver dans tous les domaines dressent un portrait terrifiant de notre actuelle civilisation. Mais le mythe du progrès comme son corollaire la technique sont mal déterminés et cette indétermination est la source même de sa puissance et de sa prégnance dans l'imaginaire. Ainsi, les 3 inconvénients principaux causés par la mégamachine (risques technologiques majeurs, problèmes d'environnement, dissolution du lien social débouchant sur les pathologies de la civilisation) justifient amplement notre objection de conscience systématique face au système, ses institutions, ses rouages économiques et politiques.

    Devons-nous pour autant partager les conclusions désabusées d'Ellul lorsque celui-ci citait le romain Tacite : « La faiblesse de la nature humaine fait que les remèdes viennent toujours plus tard que les maux » ? Et n'y a-t-il pas des maux qui sont déjà irréversibles, des pentes glissantes qui peuvent nous mener dans un gouffre dont on ne sortira plus ?

    Aussi, dans la situation actuelle, il est difficile d'imaginer une alternative. Cependant un effondrement est toujours possible (voir récemment celui du mur de Berlin et de l'Union Soviétique qui, avec sa machine techno-bureaucratique, s'est révélée tout-à-fait contre-performante et finalement très fragile en dépit des apparences). S. Latouche croit en une telle issue lorsqu'il écrit :

    « La fin de la civilisation occidentale parait inévitable non seulement parce notre civilisation est mortelle, mais également parce qu'elle peut se lire dans les limites et les échecs de l'occidentalisation. La civilisation du progrès porte en elle-même les germes de sa propre destruction. Certes, à moins d'être prophète, il n'est possible de prévoir ni le jour, ni l'heure, ni même la forme. Il n'est nulle nécessité que cette chute soit fracassante ou apocalyptique. La décomposition peut se faire en douceur. Peut-être a-t-elle déjà commencé à notre insu. Crépuscule des Dieux ou paisible coucher du soleil, il est imprudent de dire comment adviendra cette décadence qu'il nous est à la fois impossible de souhaiter et immoral d'empêcher. On pourrait provisoirement conclure comme Jean-Jacques Rousseau dans sa lettre au roi de Pologne : “il n'y a plus de remède, à moins de quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu'elle pourrait guérir, et qu'il est blamable de désirer et impossible de prévoir” ».

    Dans la galaxie intellectuelle, quelque part entre Spengler, Lorenz, Heidegger et Huxley, S. Latouche s'inquiète des perspectives sombres qui s'offrent à l'humanité. Parues voici 2 ans, les conclusions de son livre semblent se confirmer sur le terrain : les indicateurs du système sont partout dans le rouge, la mégamachine tourne dans le vide, en France, un nouveau gouvernement socialiste se retrouve dans l'incapacité totale de mettre en application son programme, les dirigeants, réduits à l'impuissance, multiplient alors les initiatives stupides… Comme Guy Debord, Latouche semble croire “à la chute inéluctable de cette cité d'illusion”… Alors c'est pour quand les derniers jours ?

    ♦ Serge LATOUCHE, La Mégamachine : Raison techno-scientifique, raison économique et mythe du progrès — Essais à la mémoire de Jacques Ellul, éd. la Découverte / MAUSS, 1995, 243 p.

    ► Pascal Garnier.

     
     
     

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