• Jüngeriana

    JungerMythe moderne et philosophie poétique

    Les thèses de Peter Koslowski sur Ernst Jünger

    • Analyse : Peter KOSLOWSKI, Der Mythos der Moderne : Die dichterische Philosophie Ernst Jüngers, Wilhelm Fink Verlag, München, 1991, 200 p.

    [Face au monde où les formes sont à naître. Ernst Jünger vers 1930]

    L’année qui célèbre avec plus ou moins de faste le centenaire de l’écrivain controversé Ernst Jünger est marquée dans l’aire francophone par quelques colloques, une série d’articles et d’émissions télévisées ou radiophoniques d’inégale qualité. Ce n’est pas ce qui retiendra ici notre attention, mais bien plutôt un ouvrage critique, paru en 1991, et qui ne sera pas traduit en français. Cette analyse universitaire s’inscrit dans un mouvement qui, depuis la publication en 1978 de l’essai Esthétique de l’effroi (1) de Karl Heinz Bohrer, envisage les travaux de Jünger sinon avec plus de sérénité, du moins avec une plus grande impartialité.

    Cet ouvrage permet au lecteur de mieux avancer dans le paysage intellectuel de Jünger : Koslowski reconnaît en effet l’unité de l’œuvre, ne la structure pas comme trop facilement convenu en deux périodes où la première obéirait aux démons du fascisme ; le critique embrase avec talent 75 ans de production littéraire, des Orages d’Acier [ln Stahlgewittern (2)] qui retracent la Première Guerre mondiale, au petit essai Les Ciseaux [Die Schere], paru en 1990. Reprenant pour le compte de Jünger cette formule balzacienne d’être le “secrétaire de son époque” (3), Koslowski voit dans l’œuvre jüngerienne un auxiliaire pour mieux déchiffrer l’esprit d’un siècle. De plus, Koslowski ne se contente pas de disséquer les œuvres de Jünger jusqu’en 1960, mais propose déjà une analyse du roman philosophique Eumeswil (1977), fort peu étudié, de la seule intrigue policière Une rencontre dangereuse (4) et du récent Les Ciseaux. Sa lecture fine et pénétrante lui permet de reconnaître des parentés entre deux figures littéraires : Martin Venator, l’historien barman d’Eumeswil, et Felix Krull, héros de Thomas Mann [Bekenntnisse des Hochstaplers Felix Krull] ; les deux dandies et gnostiques servent les puissances de ce monde (p. 143), mais de par la nature de leur savoir et de leur instruction, ils sont supérieurs à la sphère dirigeante.

    Le critique envisage cette œuvre sous l’angle de la modernité et s’attache à saisir le sens de la philosophie qui prit chez Jünger un vêtement littéraire. Mais qu’est ce que la modernité ? Cette notion très controversée de “moderne” sert à Koslowski, lui même défenseur de la postmodernité, à définir toute la période productive de Jünger, soit de 1920 à 1990. En utilisant la terminologie propre à l’auteur, par ex. le concept de “mobilisation totale” (5) qui devient symbole d’une époque, Koslowski précise l’ambiguïté de l’ère moderne :

    « La modernité, c’est la volonté de la mobilisation totale, c’est la volonté de puissance et rien d’autre que cela. La mobilisation totale en tant que le contenu proprement dit du progrès qui se dissimule derrière le masque de la raison et de l’humanité, crée la souffrance, le sacrifice et le nihilisme. La mobilisation totale et rien d’autre que cela est le nihilisme accompli » (8).

    Cette “mobilisation totale” des forces à l’échelle de la Terre caractérise pour Kosloswki tout ce siècle, que l’expression politique ait été celle du libéralisme, du national-socialisme ou du marxisme-léninisme.

    Dans son article de 1930, Jünger avait mis en évidence que le développement technique des systèmes d’armement modernes exige une amélioration inexorable des performances industrielles et économiques de la nation, que nul n’échappe au processus d’armement ; c’était finalement pour n’avoir réalisé qu’une mobilisation partielle que l’Empire wilhelmien, archaïque dans ses structures, avait perdu la guerre. Lors de ce conflit, l’homme moderne avait rencontré selon Jünger la technique et ce qu’elle offre comme possibilités et comme moyens. Assumer la modernité, cela avait consisté pour Jünger, dans les années vingt et trente, à assumer le monde de la technique. Et Koslowski se rappeler que, dès 1930, le soldat des guerres de position , d’antique champion, s’était métamorphosé en “travailleur” (p.36), maître de la technique. La Première Guerre, étape de la “mobilisation totale de la Terre à l’époque moderne”, scelle la rencontre de l’homme moderne et de la technique à l’échelle planétaire. En héros de l’ère moderne prêt à sacrifier son individualité sur l’autel du Travailleur, Jünger fait face aux attaques de la modernité, acceptant l’idée qu’aucun sens n’existe, hormis celui de la mobilisation de toutes les forces et de la volonté de puissance. Influencé par la problématique nietzschéenne de la volonté de puissance, Jünger ne cessa par la suite de méditer sur le nihilisme dans son apogée technique et de dénoncer l’inhumanité des forces politiques (notamment dans Heliopolis [7]), la réduction de tout sens supérieur aux contingences humaines, de peindre la souffrance de l’homme bourreau et victime ; c’est lui encore qui voulut dépasser cette phase et s’engager au-delà de la ligne, par delà les déserts du nihilisme et abandonner ainsi les revendications humaines, nées de l’hybris des Titans , pour trouver l’ordre des dieux.

    L’ère moderne n’est pas, pour le Jünger de la maturité, l’âge qui marque le triomphe de l’être humain ; en ceci, et Koslowski le souligne, Jünger s’oppose aux utopies et aux philosophies de l’histoire inféodées à une des perspectives de la modernité, libérale et progressiste.

    Dans son enquête littéraire, Koslowski pose donc comme postulat un changement radical de période : l’ère moderne, vieillissante, sera bientôt remplacée par l’âge post-moderne qui, déjà, presse pour s’imposer. Le bouleversement annoncé par le critique est perceptible dans l’œuvre jüngerienne. La production littéraire de Jünger devient dans le prisme de Koslowski une sorte de vision épique de ce que fut l’âge moderne ; elle retrace d’une part le mythe de l’ascension et de la chute de cet âge et, d’autre part, s’en fait l’épilogue à l’ère de la Post-histoire. Pour Koslowski, Jünger a pénétré, dans ses romans et ses essais, le sens métaphysique de l’épopée historique et restitue sa réflexion dans un discours mythique, poétique, et philosophique. L’histoire qui se meurt depuis Le Mur du Temps (8), avec la fin des guerres comme nous les connaissions, est morte à Eumeswil (9). Cette mort n’exclut pas les transformations historiques, mais l’histoire de la philosophie de l’histoire. Un vide qui permet, pour Jünger, l’apparition du véritable historien incarné par Martin Venator dans Eumeswil. Celui qui choisit de délaisser la cité en déréliction pour aller, à travers les forêts, à la rencontre d’une nouvelle Isis.

    ► Isabelle Fournier, Vouloir n°123-125, 1995.

    Notes :

    • (1) BOHRER Karl-Heinz, Die Ästhetik des Schreckens : Die pessimistische Romantik und Ernst Jüngers Frühwerk, München/Wien, 1978.
    • (2) In Stahlgewittern, aus dem Tagebuch eines Stoßtruppführers, Hannover, 1920.
    • (3) Koslowski, ibid., p. 16- 17, note 3.
    • (4) Eine gefährliche Begegnung, Klett-Cotta , Stuttgart, 1985.
    • (5) Ce terme fut forgé par Ernst Jünger : « Die Totale Mobilmachung », in : Krieg und Krieger, coll. éditée par Ernst Jünger, Berlin, Junker und Dünnhaupt, 1930, pp. 9- 30. Cet article constitue une sorte d’introduction à l’ouvrage majeur Le Travailleur, traduit par Julien Hervier : Der Arbeiter : Herrschaft und Gestalt, Hanseatische Verlagsanstalt, Hambourg, 1932.
    • (6) KOSLOWSKI Peter, ibid., p. 13.
    • (7) Heliopolis : Rückblick auf eine Stadt, Tübingen, 1949.
    • 8) « An der Zeitmauer », in : Antaios n°1, pp. 209-226, Stuttgart, 1959.
    • 9) Eumeswil, Klett-Cotta, Stuttgart, 1977.


    [Habillage musical : New Risen Throne - Loneliness, 2011]

     

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    JüngerianaBibliographie jüngerienne

    [Ci-contre : Ernst Jünger lors de son premier séjour à l'île de Rhodes, 1938. Son frère Friedrich Georg se tient derrière lui]

    ♦ Heimo SCHWILK, Ernst Jünger : Leben und Werk in Bildern und Texten, Klett-Cotta, 1988.

    Ce magnifique ouvrage d’iconographie, composé des extraits les plus significatifs de l’œuvre de Jünger, et des lettres les plus chargées de sens, est le compagnon inséparable du “Jüngerien”, le livre de chevet auquel il reviendra sans cesse. Il est une compilation réussie, une compilation qui n’ennuie pas mais incite sans cesse à la méditation. Heimo Schwilk, le dynamique néo-conservateur berlinois, germaniste raffiné, homme qui suscite d’emblée la sympathie, a subdivisé son maître-ouvrage en six tranches biographiques : l’enfance et l’adolescence (1895-1912), la guerre (1914-1918), l’époque militante du “Travailleur” et de la “mobilisation totale” (1918-1933), l’observation du gouffre (1933-1948), l’époque du franchissement de la “ligne” (1948-1965), l’époque de l’acceptation sereine et joyeuse du monde (1965-1988).

    Dans sa conclusion, Schwilk relate avec une extraordinaire précision et une remarquable concision la phase politique de Jünger, sans oublier la maturation littéraire qui se poursuit à cette époque, indépendamment de l’effervescence politique : lecture des grands poètes français, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Huysmans. Sans oublier non plus l’amitié qui l’a lié à Alfred Kubin. Schwilk souligne aussi le caractère “urbain” et “moderne” du nationalisme des frères Jünger, en opposition au ruralisme völkisch. « Le national-révolutionnaire — écrit Schwilk — est un révolutionnaire “sans phrase”, qui ne se sent tenu que par la réalité et par la nécessité historique, qui veut croire à la foi et se met au service des tendances dynamiques de son temps, qui, elles, condamnent le monde bourgeois au déclin ». Jünger dans ce microcosme, « voit dans tout rapport positif à l’élémentaire, une caractéristique de l’âge post-bourgeois ». De cette époque date aussi l’amitié avec Carl Schmitt, qui lui apprend à connaître Léon Bloy et lui enseigne que le “péché originel” de la modernité est, justement, la négation du “péché originel”.

    C’est l’expressionniste Arnolt Bronnen qui tente en vain de rapprocher Goebbels et Jünger, tandis que celui-ci est aussi en contact avec Erich Mühsam, Bert Brecht et Ernst Toller, les hommes de l’ultra-gauche communisante. Mais les groupuscules politiques sont décevants : ils veulent tirer la couverture à eux, ne parviennent pas à s’entendre, se chamaillent entre chefaillons. Cette déception, couplée à celle de la guerre et de la défaite, au sentiment d’horreur de la guerre ultra-mécanisée, conduit Jünger à une forme sublime de pacifisme : il s’oppose désormais au conservatisme romantique, à l’utopisme des progressistes, à l’autorité légitime et à la violence des terroristes, et adopte, par le biais de son héros d’Héliopolis, Lucius de Beer, la “position théologique” : Jünger parie désormais sur l’individu (d’élite, l’individu hyperconscient) et sur le pouvoir inspiré par l’amour. Cette nouvelle orientation conduit à une critique de la technique, partagée par son frère Friedrich Georg : l’hyper-technicisation arrache l’homme au temps historique, son seul temps réel. Mais au-dessus de l’histoire des hommes, il y a l’harmonie cosmique, dont le retour périodique, tous les 76 ans, de la Comète de Halley, est un indice. Ernst Jünger aura eu le bonheur de la voir deux fois. En conclusion : un livre qui permet de prendre le pouls d’une existence fascinante dans son intensité guerrière, dans son originalité politique, dans le sublime des distances qu’elle est capable de prendre face aux événements et aux phénomènes, dans sa démarche de séismographe du monde, dans son acceptation mystique de l’harmonie cosmique.

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    ♦ Martin MEYER, Ernst Jünger, Carl Hanser Verlag, München, 1990.

    L’objet de ce livre est d’explorer l’arrière-plan philosophique de l’œuvre jüngerienne. La guerre mondiale démontre à Jünger l’immédiateté de l’histoire, où le cœur a davantage de poids que le cerveau. Meyer évoque Vico. Après 1918, il distingue chez Jünger une période surréaliste qui explique son amitié avec l’inclassable Kubin et sa proximité avec Walter Benjamin. Meyer a une formule pertinente : “anarchisme prussien”. L’idéologie sous-tendant Le Travailleur, est un produit des futuristes, de Spengler et de Max Weber. La distance esthétique que pratique Jünger après ses déceptions politiques, de Lettre de Sicile à la deuxième version du Cœur aventureux, découle du primat désormais accordé à la nature plutôt qu’à l’histoire. Meyer plonge dans l’anthropologie jüngerienne et ses multiples linéaments : la doctrine d’Arnold Gehlen qui voit en l’homme un “être de manques”, la thématique de la douleur, le concept schmittien du politique, Rousseau et Sade. Dans la critique du nihilisme, consécutive à l’essai Über die Linie, Meyer voit une conjonction des questions ontologiques soulevées par Heidegger et des visions apocalyptiques de Léon Bloy et de Carl Schmitt. Bloy était un “démolisseur”, animé par des convictions catholiques. Ce qu’il démolissait , c’était le monde bourgeois, indigne de durer, mais Bloy n’adhérait pas pour autant à la “philosophie au marteau” de Nietzsche : l’éternel retour laisse ce “catholique intolérant” froid, de même que l’amor fati, qui séduira Jünger pendant son époque nationale-révolutionnaire. Plus tard, la philosophie de la nature a pris définitivement le dessus chez Ernst Jünger, à la remorque d’un physicien du XIXe siècle, Gustav Theodor Fechner (1801-1887). Fechner était un panthéiste qui croyait que toute créature, animale ou végétale, avait une âme. La nature ne hiérarchise pas les êtres, elle les juxtapose. Dans cette optique, tout anthropocentrisme dénote une mécompréhension profonde du sens de la création. Tout est lié à tout. La philosophie implicite des Chasses subtiles est un héritage de Fechner, qui consolide et enrichit la “méthode physiognomique”, pense Meyer. Le livre de Martin Meyer est difficile, car il est surtout un chantier de suggestions dans l’univers ardu des philosophes, auquel, justement, le lecteur-philosophe reviendra. Inlassablement.

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    ♦ Günter FIGAL und Heimo SCHWILK (Hrsg.), Magie der Heiterkeit : Ernst Jünger zum Hundersten, Klett-Cotta, Stuttgart, 1995.

    Ce volume est le “cadeau” que l’éditeur Klett-Cotta (maison fondée en 1659 !) offre à son meilleur auteur pour ses 100 ans. Toutes les grandes plumes du “jüngerisme” s’y sont données rendez-vous, y compris quelques nouveaux venus dans cette phalange réduite mais prestigieuse. Dans leur brève mais dense préface, les éditeurs soulignent l’importance de l’œuvre du centenaire : elle est une clef pour déchiffrer le siècle, elle nous enseigne la distance pour ne pas être avalé par le temps, elle nous révèle qu’il faut demeurer en dehors de la modernité pour pouvoir la comprendre. Plus essentiellement encore : le continent qu’est cette œuvre nous invite sans cesse à de nouvelles expéditions, de nouvelles explorations. Gottfried Boehm, d’emblée, nous énonce le fondement le plus sûr de la démarche jüngerienne : « Qui lit Jünger, apprend à voir ». L’œuvre de Jünger est donc une « optique fondamentale ». Wolfgang Bergsdorf montre que la “postmodernité” de Jünger n’est pas celle de l’anything goes de Paul Feyerabend mais une volonté de revitaliser la gnose chrétienne, dans le sens des paroles du Père Felix d’Heliopolis : « Vous devez veiller à ce que le monde demeure ouvert ». Le philosophe italien Franco Volpi, après avoir posé une analyse rigoureuse de l’histoire philosophique occidentale, constate que Jünger, au bout de cette trajectoire, en ce siècle, propose ce qu’il faut proposer, soit une « éthique de la sobriété ». Karlheinz Weißmann explore le rapport Barrès/Jünger. Michael Großheim se penche sur Le Travailleur et compare les travaux de Klages et de Jünger ; Klages rejetait complètement la technique au nom de la “Terre-Mère” et Jünger l’acceptait, pour éviter les sentimentalités de la nostalgie ruraliste. Peter Koslowski met en exergue les grandes lignes de la “philosophie poétique” de Jünger, comme tentative d’échapper aux systèmes dogmatiques et doctrinaires de la modernité, et même, dans une certaine mesure, du gnosticisme, qui confisquent toute légitimité à la poiesis, au “faire”, à la créativité et à l’histoire vécue. Botho Strauß, haï depuis peu par les gauches dogmatiques et hyper-simplificatrices, termine le volume par un appel à une Aufklärung plus profonde. Renouant avec Vico et Hamann, contre Kant et Descartes.

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    ♦ Hans-Harald MÜLLER & Harro SEGEBERG, Ernst Jünger im 20. Jahrhundert, Wilhelm Fink Verlag, München, 1995.

    Dans leur introduction, les éditeurs soulignent quelques-unes de leurs intentions : dénoncer comme dépourvues de sens et d’intérêt toutes les stratégies visant à ostraciser Jünger à cause de son passé “national-révolutionnaire”, insister sur la difficulté à embrasser toute l’œuvre jüngerienne en un seul recueil d’hommages, insister sur la pluralité de perspectives qu’autorise cette œuvre, abonder dans le sens de Koslowski quand il parle de “philosophie poétique”, de Müller quand il en souligne la “flexibilité” et de Ketelsen quand il juge que l’attitude centrale de l’œuvre est la souveraineté. H.-H. Müller : « La réalité politique de la République de Weimar, après 1927, n’était plus pour lui que l’objet de ses fantaisies destructrices ». Jünger était un prophète annonciateur de la fin d’une époque, au langage violent.

    Brigitte Werneburg explore quant à elle le rapport entre Jünger, Benjamin et la photographie. Cette technique fige la pluralité des expressions de l’événement, du paysage ou de la personne photographiés, générant ainsi une uniformité, comme si toutes les cover persons étaient des statues d’acier. Walter Benjamin y voyait la quintessence de l’esthétique fasciste : une marche vers l’uniformisation, l’enrégimentement et l’unidimensionnalité. Jünger, au contraire, estimait que les techniques — dont la photographie — n’étaient pas instrumentalisables de manière unidimensionnelle. Voilà, en gros, ce qui le différencie de Benjamin.

    Josef Fürnkäs reprend un débat déjà assez ancien en Allemagne : Y a-t-il équivalence entre les démarches des surréalistes français et Jünger ? Le philosophe Bohrer avait répondu oui. L’équivalence résidait dans le “momentanisme”, l’attention privilégiée à l’endroit de toute “soudaineté”, de tout “effroi” inattendu. Fürnkäs relativise cette équivalence : les surréalistes demeurent plus citadins que Jünger dans les mythologies qu’ils développent, plus ludiques et gratuits dans leurs expressions.

    Harro Segeber explore le moment où l’idéologie de Jünger se transforme, il en fait la zone d’intersection, entre Über den Schmerz (Sur la douleur) et Les Falaises de marbre. Dans ces œuvres, deux perspectives sont étroitement entremêlées. Jünger a cru que la technique allait mettre un terme définitif au bourgeoisisme libéral, mais la technique échappe à tout contrôle ; il développe dès lors un discours sur la métaphysique qui agit derrière tout cela : en dépit de cette folie incontrôlable de la technique, une régénération demeure possible, cachée, encore occultée, mais qui finira par se manifester, avant que l’humanité ne provoque son propre anéantissement. Comme le Travailleur, l’observateur distant, qui devine les puissances à l’œuvre dans cette métaphysique, doit demeurer attentif, utiliser son “regard”, sa faculté de “voir” pour déceler les forces en action. Le “Voir” est ainsi un acte d’attaque.

    Günter Figal revient sur le dialogue Jünger/Heidegger : le philosophe de la Forêt Noire démontre que le stade techno-nihiliste de notre époque est le produit d’une métaphysique occidentale remontant aux Grecs. et si la conséquence de cette métaphysique est si effrayante, il est inutile de revenir à l’un ou l’autre de ses stades antérieurs. Jünger ne voit pas la métaphysique de la même manière : c’est dans l’ambiguïté de la définition même de la métaphysique que réside tout entier le désaccord entre Jünger et Heidegger.

    Peter Koslowski répond en quelque sorte aux problématiques que suscitent ce désaccord et cette ambiguïté définitionnelle. Il faut se référer à d’autres traditions ou à d’autres métaphysiques que l’occidentale. Koslowski, pour sa part, introduit dans le débat les interprètes japonais de la modernité, tels Kogaku Arifuku, Naoki Sakai et Takeuchi. Ces Japonais voient dans le projet de la modernité une auto-projection de l’Europe (des Lumières). Les Euro-Occidentaux ne considèrent comme “histoire” que le développement et la transposition de leur modèle “renaissanciste-illuministe”. Or la modernité, tout comme la métaphysique, est ambiguë : la langue japonaise possède deux termes pour désigner la modernité ; kindaisei, pour le projet moderne occidentalo-hégélien (cher à Kojève et à Fukuyama), et gendaisei, pour ce qui actuel, au diapason des moyens techniques du moment. S’il y a deux définitions possibles de la “modernité” en japonais, d’autres cultures pourraient donner encore d’autres définitions : la mise au diapason pratique, soit la modernité-gendaisei, n’est pas nécessairement l’application du modèle unique kojèvo-fukuyamaïen. On peut parler d’une pluralité de projets modernes (gendaisei !), face à une illusion moderne-kindaisei. Jünger a été aussi un exposant de la modernité-kindaisei, à relents hégéliens, mais en a rapidement perçu les limites, notamment dans cette période d’interrègne, analysée par Segeberg. Le Japon, poursuit Koslowski, est une société moderne-gendaisei, postérieure au projet de la modernité-kindaisei. Il prouve qu’il y a des projets modernes autres qui demeurent possibles après l’effondrement du projet de la modernité illuministe. Cette possibilité réinstaure le pluralisme des cultures et l’historicisation des projets modernes-gendaisei alternatifs, au-delà des pénibles exercices de ravalement du vieux projet moderne-kindaisei, que sont les démonstrations boiteuses de Fukuyama et des vigilants de la political correctness.

    Pour revenir plus spécifiquement à Jünger, Rolf Günter Renner conclut que vu la dépotentialisation des orientations mythiques et historiques, on ne peut plus reconstruire la modernité par le mythe ou l’esthétique, mais il faut la contourner et la retourner par la méthode d’une stratégie narrative et subversive. Ainsi, on sort de cette histoire occidentale, soumise irrémédiablement à la raison instrumentale.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°123-125, 1995.

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    Dossier H : Ernst Jünger

    L’Âge d’Homme publie un Dossier H consacré à Ernst Jünger. Indispensable pour toux ceux qui aiment Jünger. Nous citerons juste ces lignes de Philippe Barthelet, le maître d’œuvre du dossier : « un de ses derniers titres le résume à merveille : Exposition. Jünger s’est toujours exposé, et les précautions dictées par les modes successives, de penser, de croire, d’agir, lui ont toujours semblé indignes d’être connues. Comme Murat, dont il citait le mot, il arborait ses décorations, pour fournir des cibles aux tireurs embusqués. Jünger ne s’est jamais adressé au public du moment mais, par hypothèse naturelle, aussi bien aux plus anciens Grecs que, s’il s’en trouve, à nos plus lointains successeurs. Quand nos médiocres passions seront depuis longtemps devenues incompréhensibles, il trouvera encore des lecteurs, qui ne sauront plus rien de la caricature à quoi on l’a voulu réduire. Il suffira d’un peu de curiosité et de probité intellectuelle, ce qui, quand on prétend s’occuper des choses de l’esprit, est après tout, ou plutôt avant tout, la moindre des politesses. Pour l’heure, un “Mantra” d’Ernst Jünger coupe court à tout commentaire : « S’il y a de l’indestructible en nous, alors toute destruction ne peut être qu’une purification ».

    Dossier H Ernst Jünger, L’Âge d’Homme (5 rue Férou, F-75.006 Paris), 2000, 592 p.

    ► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°51, 2001.

     

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    Ernst Jünger70 s'efface, IV 

    Il a largement dépassé le grand âge de Goethe : Ernst Jünger, le Patriarche de Wilflingen, vient de fêter ses 100 ans le 29 mars 1995. L'écrivain se sent comme l'Ahasver de la légende et s'étonne d'avoir atteint cet âge après toutes ses “tribulations”. Lui, l'auteur d'une œuvre exemplaire dans la littérature contemporaine, respectée par ses adversaires, remarque, à ce propos :

    • « Depuis des années, l'âge avance, se place à l'avant-scène, se mue en une qualité que je n'avais pas prévue. Je suis frappé, comme toujours, par le nombre impressionnant de perspectives différentes par lesquelles je suis passé, depuis que je suis capable de penser. Cela a l'avantage de donner plus de poids à mes assertions, mais je n'en suis pas responsable ».


    Cette phrase se trouve dans le quatrième volume des Journaux qu'écrit Jünger depuis son 70ème anniversaire sous le titre de Siebzig verweht, traduit en français par Soixante-dix s'efface. Ce quatrième volume constitue, une fois de plus, une collection impressionnante de notules personnelles, rédigées entre janvier 1986 et décembre 1990. Avec les sens toujours en éveil, avec une force expressive intacte, Jünger enregistre ainsi toutes ses rencontres et ses conversations, ses lectures et ses réflexions. Une fois de plus, on est fasciné de voir comment cet écrivain et ce contemporain parvient à tirer l'essentiel d'une journée, à y goûter :

    « Parmi mes bonnes œuvres, il y a le fait que j'incite beaucoup de mes contemporains à tenir un journal. Quelle qu'en soit la teneur, il demeurera une prestation qui aura une valeur personnelle et documentaire. Ensuite, cette rédaction satisfait une pulsion : notre cheminement est balisé. Le sacré peut advenir ; l'homme est seul avec lui-même. Il est bon qu'un Journal commence tôt dans la vie ; mieux : qu'il se poursuive jusqu'à la fin, jusqu'à proximité de la mort ».

    En ce siècle, quelques écrivains et philosophes ont choisi d'écrire des notes quotidiennes, pour refléter leur temps et transmettre une pensée vraiment vivante. Ce sont particulièrement Léon Bloy et André Gide, Julien Green et Paul Léautaud qui ont veillé à ce que le Journal ne soit pas une simple habitude privée, mais un genre littéraire, permettant de communiquer des impressions ou des idées, créant un espace où l'on peut raconter et rêver. Chez Ernst Jünger également, les notes quotidiennes occupent une place essentielle dans l'œuvre complète. Lorsqu'il écrit ses Journaux, il ne néglige pas les autres formes de création littéraire, mais hisse tout simplement ses notes au rang d'une forme littéraire significative.

    Dans ses notes de voyage et ses souvenirs, ses anecdotes et ses considérations, il s'exprime tout à la fois comme écrivain et comme penseur. Cette démarche n'autorise aucune dissipation ni aucun bavardage, comme c'est parfois le cas chez Thomas Mann. Les notes sont séparées par des dates ou des astérisques ; souvent pendant plusieurs jours, voire pendant toute une semaine, on ne trouve rien. Sans nul doute, Jünger stylise et rédige ces notes pour qu'elles soient publiées ultérieurement. Il choisit et sélectionne celles qui lui paraissent les plus significatives, les plus chargées de sens, les plus précieuses. Ce qu'il veut communiquer est dit avec précision et concision. Certes, ces qualités-là ôtent quelque lambeaux de spontanéité et d'authenticité à l'écriture immédiate. La construction des phrases est objective et distanciée, souvent certains thèmes s'y répètent, ou un ton docte s'y insinue.

    Les impressions de l'environnement le plus proche, du paysage des alentours de Wilflingen occupent un vaste espace dans ces annotations. Le très vieil écrivain vit intensément au rythme de la nature, note les observations qu'il glâne dans son jardin ou au cours de ses promenades. Il consigne les transformations saisonnières que subissent plantes et animaux, s'occupe d'ornithologie et de botanique, et surtout d'entomologie. Jünger est d'ailleurs devenu un entomologiste célèbre qui s'est fait un nom dans l'univers scientifique, si bien que quelques espèces portent son nom. C'est avec joie qu'il commente les envois d'insectes que des amis du monde entier lui expédient. C'est pour se livrer aux “chasses subtiles” que le nonagénaire entreprend encore de longs voyages vers les pays exotiques : en Malaisie par exemple où il a pu observer la comète de Halley qu'il avait vu pour la première fois il y a 76 ans avec ses parents, ses frères et ses sœurs ; enfin, à Sumatra, dans les Seychelles et à l'Ile Maurice.

    L'envie de voyager de l'écrivain, sa curiosité envers le monde, sont demeurées intactes. Sans cesse, il prend des vacances en compagnie de sa femme Liselotte, qu'il appelle affectueusement “Petit Taureau”, et séjourne dans les pays européens, où il visite les bouquinistes et flâne dans les musées. Ou il circule en France, est reçu par les Chevaliers du Taste-Vin, visite en compagnie de Rolf Hochhuth les grottes de Lascaux et revient, en bout de course, dans l'appartement de Paris. L'octroi de prix ou de doctorats honoris causa le conduit à Palerme, à Rome ou à Bilbao, ce qui lui rappelle de nombreux souvenirs, ravive en lui des impressions anciennes. Jünger rencontre à Berne ou à Munich des amis et des collègues, participe aux jubilés et aux fêtes villageoises de Wilflingen. Dans la gestion quasi ménagère de son œuvre, Jünger consigne dans ses Journaux le meilleur de son courrier et les messages de remerciement. En dépit de tous les honneurs qu'on lui accorde, il conserve une distance par rapport à la gloire :

    « Les étapes de la gloire et leur mi-temps : depuis le moment où l'on arrive dans le dictionnaire jusqu'au moment où on en est radié. Un chapitre en soi : le rapport entre la gloire et l'après-gloire, riche en déceptions et en surprises, sans intérêt pour la personne concernée ».

    Outre les impressions de voyage, l'auteur honore les moments qu'il a vécu avec ses contemporains et ses compagnons de route : il nous évoque ainsi une visite du dramaturge allemand Heiner Müller, une virée avec Ionesco, une correspondance avec Wolf Jobst Siedler ou avec Rainer Hackel, d'anciennes rencontres avec Ernst Niekisch et Ernst von Salomon, des souvenirs d'Alfred Kubin et de Valeriu Marcu. Le nonagénaire relit ses anciennes lettres, se souvient de son père, de sa première femme, se rappelle avec chagrin de son frère Friedrich Georg, qui, lui aussi, fut un grand écrivain, et avec douleur de son fils Ernstel, tombé au champ d'honneur en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand Jünger rumine tous ses souvenirs douloureux, il ne pense presque jamais à sa propre mort, mais surtout à la présence des disparus. Les défunts sont tout particulièrement présents dans les rêves du vieil homme.

    Jünger accorde aux rêves une grande importance : ce n'est d'ailleurs pas un hasard si ce quatrième volume de Soixante-Dix s'efface commence et se termine par la description d'un rêve. Dans un cas précis, Jünger raconte pendant quatorze pages en détails et avec minutie une de ses visions nocturnes. À côté du monde bizarre des rêves, il nous décrit une manifestation de l'inconscient, qu'il désigne comme “troisième voie”. Les Journaux offrent ainsi matière à réfléchir pour les psychanalystes. Pour les jeux et joutes d'idées pendant l'éveil, la lecture est indispensable ; on ne peut y renoncer et Jünger écrit :

    « Même si la journée d'hier a été fatigante, j'ai encore lu, la nuit tombée, quelques pages du Journal de Renard. Je ne peux imaginer un jour sans lecture et je me demande souvent si, au fond, je n'ai pas vécu la vie d'un lecteur. Le monde des livres serait ainsi le monde réel, et le vécu n'en serait que la confirmation — et cet espoir serait toujours déçu. Ce qui pourrait avoir pour effet que les auteurs présentent la matière sur un plan supérieur et que cette matière s'inscrusterait mieux que le tissu des hasards biographiques. Nous ne voyons que le dos du gobelin. Voilà pourquoi je m'y retrouve mieux dans un bon roman que dans ma propre biographie ».

    Jünger se préoccupe ensuite, dans ce quatrième volume de Soixante-Dix s'efface, des célèbres cas juridiques de Pitaval, se penche encore sur Montaigne, Léon Bloy et Léautaud, relit les œuvres de Tourgueniev, Dostoïevski et Tolstoï. Il note encore le texte d'antiques sagesses d'Égypte, des proverbes chinois dans ses chroniques quotidiennes et fait référence à des versets de l'Ancien et du Nouveau Testament. Pour ce qui concerne la littérature contemporaine, il a été séduit par un roman de Gabriel Garcia Márquez et sait apprécier les poèmes de Helena Paz, la fille d'Octavio Paz.

    En guise d'anticipation à la publication prochaine de sa correspondance, Jünger reprend de nombreux extraits de lettres dans son Journal. Il cite des parties de lettres qui lui ont été adressées, note des salutations originales issues de cartes postales, nous révèle des réponses à ses traducteurs Henri Plard et Pierre Morel, qu'il consulte toujours en cas de litige. Avec des remarques bien étayées, il commente la préface qu'a rédigée Julien Hervier pour l'édition française du Travailleur, ou il reproduit le texte d'un interview téléphoné qu'il a accordé au Figaro. Il nous parle du travail qu'il a effectué dans le texte des Ciseaux, où il tente de nous léguer une théodicée, et introduit dans son Journal un passage qu'il a ôté du texte définitif. Il s'occupe de subtilités grammaticales et stylistiques avec une telle intensité que cette précision lui apparaît comme un phénomène de vieillissement ! Autrement, il n'a que de petits tracas, constate-t-il : le principal, c'est qu'ils ne se répercutent pas sur sa prose.

    En tant qu'anarque — c'est ainsi qu'il “s'auto-désigne” — il a l'impression de vivre davantage dans les livres que dans “notre misérable réalité”. Les rencontres immédiates avec la réalité, avec les événements politiques et culturels, sont quasiment absentes de cette partie du Journal, elles ne sont pas transposées dans l'écriture. Ainsi, les visites répétées à Wilflingen du Chancelier fédéral et du Président Mitterrand ou du Premier ministre espagnol Gonzales. Ainsi, ses vols en hélicoptère vers Bonn, à l'invitation du Chancelier ou sa participation aux fêtes du jubilé du Traité d'amitié franco-allemand à Paris. Quand on a dépassé 100 ans, les événements du jour n'ont plus trop d'importance, car on a déjà vécu tout et le contraire de tout. Pourtant, deux événements l'ont touché : la fête en l'honneur de son 95ème anniversaire dans le Neuer Schloß de Stuttgart et le nuit de la réunification allemande en novembre 1989.

    Le Journal de Jünger n'est nullement un “journal intime”, qui, en première instance, sert à exprimer les sentiments du moi qui écrit. Tout, dans les notices de ce Journal, semble être parfaitement maîtrisé, soupesé ; la prose admirablement ciselée de ce monologue mis en écriture montre que le Journal de Jünger, en fait, est un moyen de prendre distance et non pas de rester trop proche du vécu. Il s'agit des visions et des expériences d'un homme qui, sans mélancolie, se meut dans la sphère du très grand âge, avec froideur, comme s'il n'était pas concerné. La propre vie et la propre œuvre de l'auteur lui servent à relier et à rapprocher les événements immédiats et lointains, le proche et l'éloigné, le rêve et l'imprimé. Les remarques philosophiques, culturelles, sociologiques et critiques de Jünger, les idées qu'il exprime sur l'histoire et la civilisation ne sont nullement des plaintes pessimistes. Il se borne à enregistrer les évolutions et les bouleversements, il décrit la destruction de la nature due à l'avancée de la technique. Sur notre situation globale, il écrit :

    « Ce que notre situation a de particulier et peut-être d'unique, c'est que nous sommes plongés non pas seulement dans une révolution mondiale mais aussi et surtout dans une révolution tellurique. Ainsi culmine la résistance qui s'oppose tant à l'artiste qu'au philosophe. Leur œuvre sera soit insuffisante soit provisoire. L'insuffisant sera détruit par les événements, mais le provisoire pourra se révéler si significatif que les événements ne le rattraperont pas ».

    Malgré des observations contrariantes et des détails effrayants, Jünger cherche la loi secrète, l'ordre caché, qui régit tout cela. Qu'il formule des observations sur une couleur ou sur une spirale, qu'il examine un insecte ou décrit une floraison, il s'efforcera toujours de déchiffrer “l'écriture imagée immédiate”, de se rapprocher de la plénitude et de l'harmonie du tout cosmique. Il demeure animé par une volonté inconditionnelle de sens et ne se montrera jamais prêt à abandonner la foi en ce sens. Un jour, il s'est demandé : « Qu'est-ce qui est le plus important pour un écrivain ? La redécouverte de l'impassable dans le temps passé : l'Être dans l'existence ».

    Pour Jünger, l'écrivain est une personne morale qui s'est extraite de la quotidienneté sociale, qui, par la force de son imagination, peut reconnaître les rapports entre les choses. Ce quatrième volume de Soixante-Dix s'efface est lui aussi un outil idéal et sublime pour pénétrer, avec son “regard stéréoscopique” (1), dans le monde pour le révéler, pour pénétrer dans sa pensée qui est un “voir” dans l'espace et dans les profondeurs. Cette collection de notices et de témoignages, de souvenirs et de lettres est un document littéraire de tout premier rang, une chambre aux trésors où l'on trouve les plans et les analyses les plus fines sur notre temps. Une lecture indispensable, captivante, fécondante.

    ► Karlheinz Schauder, Vouloir n°123-125, 1995.

    (recension tirée de Criticón n°146 / 1995)

    Note en sus :

    1. La deuxième version du Cœur aventureux, publiée par Ernst Jünger en 1938 et traduite en français par Henri Thomas dès 1942, fut considérée comme représentative du Magischer Realismus par l’auteur, là où la première version de 1929 illustrait mieux pour lui le surréalisme. À travers ce recueil de textes brefs, mêlant souvenirs, rêves, visions et considérations philosophiques, il est clair que Jünger cherche à saisir avec adéquation la structure secrète des choses, dans leur ordre à la fois immanent et caché. Dans cette quête-là aussi, les questions de perspective, de vision jouent un rôle fondamental. C’est dans le regard sur les choses et les événements que repose la magie, pas dans les événements eux-mêmes. Ainsi le texte parle-t-il de « plaisir stéréoscopique » (« Percevoir stéréoscopiquement, c’est découvrir dans un seul et même ton, deux qualités sensibles, et cela par un organe unique ») et de « raison panoramique » (« La raison souveraine ne vit pas dans l’une ou l’autre des chambres de l’univers, elle habite tout l’édifice. La pensée qui lui correspond ne procède point par vérités séparées et isolées, elle saisit la totalité cohérente, et son pouvoir ordonnateur repose sur la faculté de vision panoramique ») [Henri Thomas traduit librement par « raison panoramique » les termes das kombinatorische Vermögen et der kombinatorische Schluß]. Pour assister l’homme dans cette quête, certaines figures magiques peuvent faire fonction d’adjuvant, comme le jardinier Nigromontan, qui détient le secret des images énigmatiques : « Il disait aussi que la surface recèle toujours, dans la variété de ses dessins, de secrets enseignements, de même que l’on conclut, d’après les herbes et les fleurs poussant en pleine terre, à l’existence des eaux cachées et des gîtes minéraux. Amener ces contacts entre le monde des sens et les courants profonds était l’une des tâches rayonnantes de l’homme » (CA, p. 142). Dans les exercices qu’il enseigne, Nigromontan cherche à « provoquer ce choc qui nous saisit lorsque, dans une chose, nous découvrons à l’improviste une autre chose ». Car le monde est organisé à la manière d’une « image énigmatique » (Vexierbild) : « De tels exercices étaient destinés à montrer que le monde aussi dans son ensemble est composé à la manière d’une image énigmatique, que ses mystères s’étalent librement à sa surface et qu’il n’est besoin que d’une minime adaptation de l’œil pour contempler dans leur plénitude ses trésors et ses miracles. […] Il suffit aussi d’un instant de méditation pour découvrir la clé qui mène à des trésors où l’on pourrait puiser sa vie durant » (CA, pp. 145-146). [Hubert Roland, « Conscience de la réalité et affinités entre le réalisme magique belge francophone et le Magischer Realismus », Textyles n°21, 2002]

     

     

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    ♦ Évocations ♦

     

    ◘ Entrevue avec Andrés Sánchez Pascual (traducteur espagnol d'Ernst Jünger)

    « Jünger entrera dans l'histoire comme “l'Insubornable” »

    Andrés Sánchez Pascual est suffisamment connu. Inutile de croquer ici son portrait. Professeur de philosophie à l'Université de Barcelone, ses traductions (surtout celles de Nietzsche, et maintenant celles de Jünger) font de lui un témoin de premier choix pour comprendre la culture allemande. Personne mieux que lui ne pourra nous parler de l'un de ses représentants les plus illustres : l'auteur d'Orages d'acier.

    [Ci-contre Andrés Sánchez Pascual et Ernst Jünger à Wilflingen en 1995]

    suache10.jpg• Punto y Coma : Il n'est pas fréquent qu'un traducteur atteigne la notoriété publique. Cependant, les versions en langue castillane que vous avez réalisées de l'œuvre de Nietzsche vous ont acquis l'admiration générale. Quelle a été votre attitude face à l'œuvre nietzschéenne ?

    Sánchez Pascual : L'expérience, une expérience très précoce dans ma vie m'a convaincu qu'il n'est pas possible de bien “lire” — ce que j'appelle bien “lire” — un texte, et encore moins un texte philosophique, sans le “traduire” de quelque manière que ce soit, c'est-à-dire sans le réécrire. Voilà, je crois, le sens de ma profession en ce qui concerne les textes de Nietzsche.

    • Qu'a signifié pour vous le passage de Nietzsche à Jünger ? Voyez-vous des ressemblances entre les 2 auteurs ?

    En réalité, ma “rencontre” avec EJ ne “suit” pas une étape “Nietzsche”. Voilà de très nombreuses années que Jünger est l'un de mes auteurs de chevet. Quant au texte en lui-même, Nietzsche a beaucoup influencé EJ, même les nuances de l'écriture. “Passer” de l'un à l'autre, c'est demeurer dans une atmosphère fort similaire.

    • Pour quelle facette d'Ernst Jünger éprouvez-vous le plus d'attirance ?

    D'abord, l'auteur des Journaux, le mémorialiste. Ensuite, l'écrivain de récits de voyages.

    • Dans Orages d'acier Jünger a soumis le texte a des révisions diverses et continuelles. Pourriez-vous nous dire si, dans d'autres œuvres fortemennt liées à l'esprit du temps où elles furent écrites, comme par ex. Le Travailleur, l'auteur a introduit des modifications ?

    Les auteurs ont coutume d'adopter l'une de ces 2 attitudes envers leurs textes : ou bien ils considèrent qu'ils sont terminés et déjà loin de leurs vies — et donc intouchables —, ou bien ils les réécrivent continuellement. EJ ressemble plus aux seconds. Il lui est arrivé de retoucher ses textes afin de les rendre hermétiques pour la mode du temps. C'est ce qui est arrivé avec Orages d'acier et à ce sujet, je crois en avoir assez dit dans la note préléminaire à la récente traduction espagnole de cette œuvre. Dans d'autres cas — par ex. Le Travailleur —, il préfère laisser le texte tel quel, en tant que témoignage historique. De toute façon, Jünger a ajouté un appendice très important au Travailleur dans ses Œuvres Complètes. Mais, comme je viens de vous le dire, il n'a pas touché au texte même du livre.

    • Aujourd'hui Jünger est un auteur qui jouit d'un grand prestige. Pensez-vous qu'il pourrait devenir à la mode ? Quel rôle attribuez-vous à Jünger au sein de la culture européenne contemporaine ?

    D'après moi, EJ n'est précisément pas un auteur à la mode, mais, bien plutôt, un auteur anti-mode. On pourrait composer un gros volume rien qu'avec les insultes lancées à EJ par les Allemands eux-mêmes. Oui, son prestige est immense. Et il le restera. Je pense qu'il restera au sein de la culture européenne, comme l'auteur impossible à suborner, comme « l'Insubornable ».

    ► Entretien recueilli par les rédacteurs de Punto y Coma, in : Vouloir n°65/67, 1990.

     

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    ◘ Souvenir d'Ernst Jünger

    J'ai toujours trouvé le roman allemand, dans son ensemble, très inférieur aux romans français, anglais, russes, américains ou scandinaves. Ceci vaut, à plus forte raison, pour la nouvelle, qui exige plus encore les qualités d'objectivité et d'ordonnance concentrée qui sont à l'opposé de celles qui font le génie allemand. Le Faust de Goethe n'a son équivalent dans aucune littérature, et il ne se passe guère deux ans sans que je le relise ; par contre, l'Allemagne n'offre rien de comparable à Stendhal, Thackeray, Tolstoï, Poe ou Björnson ; moins encore à Maupassant ou Tourguenieff.

    Cette opinion est depuis si longtemps ancrée en moi qu'une espèce de parti pris me retient de m'intéresser à n'importe quel livre de "fiction" en allemand. Pourtant, au cours de ces trois dernières années, deux fois le hasard m'a fait faire une exception, et deux fois j'eus lieu de m'en réjouir. D'abord, le hasard d'un cadeau reçu me fit connaître Emil Strauss, dans des nouvelles d'une grande sensibilité et d'un style impeccable. Ensuite, le hasard d'une rencontre avec l'auteur — le Capitaine Ernst Jünger, avec qui je passai une soirée chez des amis à Paris — m'amena à lire son dernier livre paru, Gärten und Strassen (paru en traduction française, je crois, sous le titre Routes et Jardins). Depuis longtemps, je n'avais plus lu de livre qui m'eut fait autant de plaisir, et qui m'eût été plus sympathique. Et d'abord, il est d'une forme très soignée. C'est chose rare en Allemagne, ou il se publie beaucoup de livres pleins de substance, mais mal écrits, à l'opposé de la France, qui est inondée de livres bien écrits mais creux. La phrase est ciselée avec un sens du rythme qui est presque poétique, et qui surprend d'autant plus agréablement qu'il s'agit de prose authentique, concise, précise, transparente.

    Quant au contenu, j'ai trouvé dans ce journal qui chevauche sur la fin de la paix et le début de la guerre — d'avril 1939 à fin juillet 1940 — le reflet d'une personnalité que j'avais déjà trouvée singulièrement attachante en chair et en os. Ernst Jünger est fils d'un apothicaire hanovrien ; et on n'est pas plus Allemand du Nord, ni plus fils de son père. Un petit homme blond, maigre et sec, à l'aspect réticent, qui parle posément et doucement ; qui dès son entrée dans une pièce s'en va flairer l'atmosphère et fureter du côté des bibelots, qu'il palpe de ses doigts presque caressants ; qui parle des choses les plus profondes comme des plus banales avec le même souci de justesse et d'économie dans l'expression, comme un professeur de mathématiques qui exposerait un théorème.

    Cependant cet homme à l'aspect timide et placide est un grand soldat et un grand poète. Pendant la Première Guerre mondiale, il accomplit tellement d'actions d'éclat qu'il se trouva être le seul lieutenant d'infanterie a obtenir l'Ordre Pour le Mérite, la plus haute distinction de l'Empire ; et en 1939, il saisit l'une des rares occasions qui se présentèrent sur le front du Rhin pour mériter une nouvelle croix de fer. Pourtant, son journal de guerre n'a rien d'une Chanson de Roland ; ce sont les annotations, au jour le jour, d'un officier qui aime le service, certes, comme on aime un devoir, mais qui aime surtout ses hommes. D'ailleurs, il reste homme lui-même au point de s'intéresser à tout ce qu'il voit, même et surtout aux choses qui n'ont aucun rapport avec le drame dont il est témoin avant que d'en être acteur. Ainsi, il parle de ses contacts avec des civils ou des prisonniers français, comme de ceux avec des militaires allemands, d'une façon qui fait oublier qu'il s'agit de deux nations en guerre. Et il ne manque aucune occasion de sacrifier à sa passion d'entomologiste en se livrant, surtout en forêt, à ce qu'il appelle la « chasse subtile ».

    Ce qu'il y a en moi de l'ancien officier s'est réjoui de trouver, dans les confidences de ce capitaine allemand, une étonnante similitude de réactions et de conceptions quant à la grandeur et la servitude militaires. Son récit fourmille de traits — notamment à propos de la discipline, du moral de la troupe, de l'éthique de la guerre, des réactions psychologiques en général — qui correspondent tellement à ma propre expérience que j'aurais voulu pouvoir les exprimer à sa place, et aussi bien. Jünger dit à ses soldats que quand ils trouvent dans une maison abandonnée des cuillers dont ils ont besoin, ils peuvent en prendre une ; mais s'il y en a en argent et en étain, ils doivent se contenter de la cuiller d'étain. Quand il quitte la cure d'un village ardennais où il avait été cantonné, le curé dit qu'il est triste de devoir se séparer quand on commence à peine à se connaître ; Jünger commente simplement : « Cela me fit plaisir ; dans les cantonnements, je m'en vais toujours un peu à la chasse aux hommes ». Sur le même thème, cette méditation : « Le rapport entre le logeur et le soldat est particulier, en ce qu'il est encore régi, comme le droit sacré d'asile, par les formes de l'hospitalité primitive, que l'on accorde sans égard de personne. Le guerrier a le droit d'être l'hôte dans n'importe quelle maison, et ce privilège est l'un des plus beaux que confère l'uniforme. Il ne le partage qu'avec les poursuivis et les dolents ».

    À propos d'une femme qui se lamente près du cadavre de son mari : « De cette façon, on apprend à connaître aussi l'effet indirect des projectiles, qui sans cela échappe au tireur. La balle touche beaucoup de gens ; on voit tomber l'oiseau et on se réjouit de voir s'éparpiller les plumes ; mais on ne voit pas les œufs et les jeunes et la femelle dans le nid où il ne retourne plus ». Dans Laon abandonné où il a été détaché avec sa compagnie pour y improviser une Kommandantur, il va installer des gardes dans les bâtiments les plus exposés au pillage. Aux archives, il se plonge dans la lecture des autographes, où il trouve notamment des lettres du Maréchal Foch. « On les avait jointes au moyen d'une épingle, selon la manière déplorable des bibliothécaires français ; l'épingle ayant taché le papier de sa rouille, je me suis permis de l'enlever ». Il ne s'agit dans tout cela que de détails quelquefois infimes, mais toujours significatifs. Le détail significatif est d'ailleurs la méthode d'évocation employée dans ce livre, et qui fait son charme.

    Après avoir rencontré Ernst Jünger d'abord, lu son livre ensuite, je me suis surpris à penser : "Toi, je voudrais t'avoir presque indifféremment sous moi comme officier subalterne, au-dessus de moi comme chef, ou en face de moi comme adversaire". Je sais fort bien ce que pareille pensée comporte d'atroce ; mais je sais aussi que pour beaucoup d'hommes qui ont fait la guerre, elle ne sera que trop compréhensible. La guerre est un destin contre lequel on peut se révolter, mais que l'on ne peut pas fuir ; et le droit à la révolte n'appartient qu'à ceux qui n'ont pas esquivé le devoir. Le pacifisme est un titre que les hommes de ma génération n'auront pu, pour leur malheur, conquérir qu'en combattant.

    Je viens de dire que j'aime presque autant m'imaginer Jünger en face de moi que du même côté. Réflexion faite, je crois que l'expression a quelque peu dépassé ma pensée. Je me souviens qu'en causant avec lui, je lui demandai sur quels fronts il avait combattu de 1914 à 1918 : or, après avoir constaté qu'il n'avait jamais pu me faire face, je me sentis indubitablement soulagé. Et il me vint soudain à la mémoire une bribe d'un poème, appris jadis par cœur à l'école :

    « Ah ! que maudite soit la guerre
    Qui fait faire de ces coups-là ! »

    Cette malédiction est la conclusion à laquelle je voulais principalement arriver.

    ► Henri De Man, Vouloir n°123-125, 1995.

    (extrait de : Cahiers de ma montagne, Éd. de la Toison d'or, Bruxelles, 1944)

     

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    ◘ Hommage de Günter Maschke

    « L'intelligence se soumet dès qu'elle accepte une question, indépendamment du fait qu'on y répondra oui ou non », notait Ernst Jünger après la Première Guerre mondiale. À cette époque, après 1918, il y avait encore assez d'intellectuels dans l'Allemagne vaincue qui avaient la force de rejeter l'impudence des puissances victorieuses et de leurs valets allemands qui voulaient impo­ser au pays leurs recettes libérales-démocratiques. Aujourd'hui, la situation est devenue beaucoup plus difficile, et c'est la raison pour laquelle il nous faut apprendre le désinvolture jüngerienne. Tel est notre devoir supérieur.

    ► Günter Maschke, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.

    (hommage publié par Junge Freiheit n°9/98)

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    ◘ Hommage de Günter Rohrmoser, philosophe et socio­logue conservateur

    Juenger.bmpMon rapport à Ernst Jünger a plutôt été celui de la distance. Je ne suis pas, me semble-t-il, la personne appropriée pour lui rendre hommage à l'occasion de son décès, ni pour prendre position à l'endroit de l'ensemble de son œuvre. Dieu merci, EJ n'est pas resté toujours le même homme. L'EJ de la Première Guerre mondiale, l'EJ du temps de la République de Weimar, l'EJ du temps du Troisième Reich et l'EJ d'après la Seconde Guerre mondiale sont autant de fa­cettes très différentes d'une œuvre qui embrasse l'ensemble du siècle. C'est incontestable : il appartient à l'aréopage des plus grands écrivains de ce siècle. Et si le socialiste Mitterrand ne s'était pas affirmé comme un très bon connaisseur et un admirateur de l'œuvre de Jünger, la querelle stérile entre la gauche et la droite à propos de sa personne aurait continué bon train.

    Pour moi, aujourd'hui comme hier, l'œuvre principale de Jünger reste Der Arbeiter. Ce livre a été interprété comme une contribution de l'auteur au national-socialisme, ce qui est complètement faux. Der Arbeiter est l'une des plus grandes descriptions physiogno­miques de notre siècle ; les paysages terrifiants du “cœur aventureux” en sont le complément. Certes, le Travailleur est un mythe : il n'a pas grand' chose à voir avec la réalité ouvrière du XXe siècle. Mais, depuis, le monde s'est transformé et ressemble dé­sormais à un paysage d'ateliers et de fabriques ; tout est devenu travail et, comme auparavant, nous luttons pour faire advenir ce que Jünger nommait une “construction organique”, c'est-à-dire une nouvelle fusion entre l'homme et la technique. Avec ces pa­roles, il a touché notre siècle en plein cœur. Ensuite, ce n'est nullement un hasard si, avec cet ouvrage, il a plus profondément in­fluencé Heidegger que celui-ci n'a bien voulu l'admettre. Personnellement, je ne trouve guère d'inspiration dans le Jünger d'après la Seconde Guerre mondiale. Je me souviens que Carl Schmitt annonçait, tout étonné, mais aussi à moitié amusé, qu'EJ pensait que l'éon chrétien s'achevait. La spéculation qui calcule l'âge de la Terre et qui, dans une certaine mesure, dérive des tra­vaux d'Oswald Spengler, ne sont pas du goût de tout le monde. Jünger a certes été un homme pie(ux), mais il était très éloigné du christianisme, plus éloigné sans doute que d'un païen de l'antiquité.

    ► Günter Rohrmoser, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.

    (texte paru dans Junge Freiheit n°9/98)

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    ◘ Hommage de Herbert Ammon, représentant de la gauche allemande

    Ernst JüngerCertes, jamais je ne pourrai entièrement effacer mes réserves à l'égard de l'écrivain politique Ernst Jünger, exposant du “nouveau nationalisme” dans les années 20. Face à l'admiration a-critique, une question non historique : l'histoire allemande en ce siècle aurait-elle été moins terrible sans cette “mobilisation totale” contre le système de Versailles, inspirée par Nietzsche et Machiavel, le nihilisme et le réalisme héroïque ? Avec la distance que nous a apportée le temps, le pathos de ces écrits militants nous semble étrange, en lisant les Orages d'acier, j'ai toujours distingué soigneusement entre l'esthétique de l'ouvrage et l'esthétique de la guerre. Ai-je ainsi fait des concessions à l'esprit gauchiste-libéral de la RFA élargie ?

    Intimidé par l'esprit “jüngerophobe” des feuilletons du Zeit de Hamburg, qui m'a accompagné pendant toutes mes années de lycée, j'appartiens — contrairement à cette génération de l'après-guerre qui a été l'avant-garde de la révolte juvénile de 68 et qui a donné à l'insurrection étudiante quelques traits typiquement allemands — à cette génération qui n'a lu l'œuvre du dernier des grands écrivains allemands de ce siècle que fort tard, qui ne l'a découvert qu'après de très longs détours. Certes, j'aurais pu me rapprocher de lui beaucoup plus tôt, car, pendant mes études, je suis tombé sur une anthologie des écrivains de la Beat Generation américaine, sur Howl d'Allen Ginsburg, sur Coney Island of the Mind de Ferlinghetti. L'éditeur de ces textes était Karl Otto Paetel, émigré aux États-Unis, protagonistes de cet espace d'entre-deux, homme de gauche de la droite allemande, dont l'esprit de résistance au nazisme découlait de son engagement précédent dans la jeunesse “bündisch” et de l'esprit qu'avait répandu EJ. Paetel avait souligné la parenté entre la geste protestataire de la Beat Generation et les sentiments de Jünger, au temps il s'était inscrit dans le mouvement de jeunesse. Je n'ai lu Jeux africains qu'à l'âge adulte, quand il est trop tard pour cultiver et s'enthousiasmer de cette façon juvénile pour l'aventure.

    À partir des écrits du jeune nationaliste EJ, j'ai trouvé des références à Ernst Niekisch, après qu'un ignorant méchant et mal intentionné ait tenté de me dénigrer en me collant l'étiquette de “national-bolchevique”. En lisant Widerstand, la revue de Niekisch, on apprend combien complexes, contradictoires et marginales étaient les voies de la résistance allemande. Pourtant les faits sont là : la “Rose Blanche” avait à voir avec le mouvement “d.j.1.11” d'Eberhard Köbel (dit “tusk”) et donc aussi avec Ernst Jünger ; mais cette évidence historique est délibérément ignorée par le catalogue des bonnes vertus que veut nous faire avaler l'établissement bundesrepublikanisch.

    Tard, fort tard, j'ai lu, pendant une lumineuse journée d'été, les Falaises de marbre. Quand on prend acte de l'œuvre de Jünger, on est généralement saisi par le doute, on découvre le geste de l'anarque, l'esthétique pure de la désinvolture, les jeux idéologiques du jeune Jünger. Mais ce glissement est démenti par une bonne lecture des Falaises de marbre. Il n'y a aucun doute, EJ appartient au cercle des plus grands écrivains de ce XXe siècle. Nous, qui sommes nés après lui, après les guerres, jetterons un regard rétrospectif sur ce siècle qu'il a vécu tout entier, ce siècle des idéologies totalitaires. Réfléchissons aussi à la vanité de la résistance allemande que Jünger avait deviné anticipativement dans ses écrits, réfléchissons au hasard qui a permis la mémorable journée du 9 novembre 1989, alors nous connaîtrons « la sauvage mélancolie, qui s'empare de nous quand on se souvient du bonheur ».

    ► Herbert Ammon, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.

     (hommage extrait de Junge Freiheit n°9/98)

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    ◘ Ernst Jünger est mort : entretien avec Heimo Schwilk

    Heimo Schwilk, né en 1952 à Stuttgart, a étudié la philosophie, la philologie germanique et l'histoire à Tübingen. De 1986 à 1991, il a été rédacteur au Rheinischer Merkur. Depuis 1991, Schwilk dirige la rédaction de la rubrique “Berlin und neue Bundesländer” du Welt am Sonntag. Pour ses reportages sur la Guerre du Golfe, il a reçu le célèbre prix “Theodor Wolff” en 1991. En 1988, il a édité chez Klett-Cotta un remarquable album de photographies sur la vie d'Ernst Jünger.

    • Q. : Quel vide laissera derrière lui l'écrivain Ernst Jünger qui vient de mourir ce mardi 17 février 1998 ?

    HS : Tout d'abord, ils vont enfin pousser un soupir de soulagement, tous ceux qui ont voulu contester à Jünger la modeste place qu'il occupait encore dans cette société désarticulée qu'est la RFA. Lui, Jünger, l'homme que l'on ne pouvait pas utiliser, l'homme qui s'était volontairement soustrait au “discours” dominant, l'homme qui se désintéressait de la politique, est définitivement parti, se lançant dans sa dernière grande aventure, celle de la mort. Jünger nous a enseigné que la vie était mystère, que l'homme était un être merveilleux dans un monde merveilleux. Ce fondement romantique de la pensée de Jünger a en quelque sorte ouvert une faille dans le mur, faille qui le séparait, dès son vivant, de tous ceux qui travaillaient, opiniâtres, à la profanation et à la banalisation de notre existence. Jünger ne nous laisse aucun vide, mais un océan d'instants accomplis, qui sont devenus poésie dans un monde qui n'est plus que bavard-communicatif.

    • Q. : Bon nombre d'individus pressaient encore EJ dans ses dernières années à prendre la parole en tant qu'“écrivain politique”. Il a toujours refusé. Mais entre les lignes, dans des remarques en marges, ne s'est-il pas mêlé subtilement au tumulte du monde, à sa manière ?

    HS : EJ, immédiatement après l'accession au pouvoir des nationaux-socialistes a exprimé dans de nombreuses lettres jusqu'ici impubliées son sentiment : les discours sur la politique qui sont teintés d'opinions et de convictions équivalent à une auto-mutilation pour l'homme amoureux de la musique. Jünger avait derrière lui 5 années d'immixtion polémique dans des revues ou des ouvrages collectifs. Après 1945, il s'en est tenu à son verdict sur la politique. Les défenseurs de la littérature engagée se sont dressés contre lui et Benn disait de ses tristes sires, avec mépris : « ils rampent comme des chiens devant les concepts de la politique ». De fait, Jünger n'avait que bien peu de choses à apporter à ce discours qui se disait “démocratique”. En revanche, il avait énormément de choses à dire sur ce que Heidegger nommait les “existentiaux” : la temporalité, la déréliction (Geworfenheit), la mort. Il estimait que pontifier de la philosophie à côté des urnes électorales n'était pas une activité fort productive.

    • Q. : Pourquoi EJ est-il tant apprécié de nos voisins, en particulier les Français, alors que chez nous, en Allemagne, il est demeuré un écrivain “contesté” ?

    HS : Être contesté n'est en soi nullement répréhensible, pour autant que l'affrontement ait vraiment lieu et qu'on ne perpétue pas à l'infini, comme en Allemagne, une procédure de tribunal d'épuration. Les Français apprécient en premier lieu, chez Jünger, le fait qu'il a tant aimé leur pays — et cela c'est sympathique — qu'il le connaît parfaitement et qu'il le regarde dans ce qu'il a de spécifique. Ils paient tribut à sa moralité, celle avec laquelle il a mené à bien sa mission fort délicate d'officier des troupes d'occupation et d'écrivain en poste à Paris entre 1940 et 1944, sans jamais nuire à son intégrité. Ils aiment la clarté de sa langue, la force qu'elle met à nous éclairer. Ils considèrent que cette langue de Jünger exprime ce que vivent les sens, tout en restant typiquement allemande. François Mitterand remarquait, dans sa laudatio pour le centième anniversaire de l'écrivain, que Jünger était resté un « homme libre ». Cela voulait dire qu'il cultivait une pensée détachée de tout poncif, une pensée pour laquelle les applaudissements des masses n'avaient aucune signification.

    • Q. : EJ a-t-il suivi l'actualité politique jusqu'à son dernier jour ?

    HS : EJ lisait régulièrement la presse, y compris Junge Freiheit, mais il passait rapidement sur les rubriques politiques, comme il me l'a dit plusieurs fois. Il était bien au courant de la marche du monde et plus d'une remarque moqueuse dans ses journaux atteste qu'il observait avec attention le déclin de la politique politicienne à Bonn, surtout celle des “grands partis populaires” dont les différences ne sont qu'apparences. Mais il s'intéressait surtout aux processus généraux d'uniformisation, que toute observation fine de notre époque révèle et que son Travailleur a exposé. Ensuite, il attendait du XXIe siècle l'avènement d'une nouvelle spiritualité, dont les prémisses sont justement les processus de déblaiement que décrivent ses essais et journaux.

    • Q. : Quelle est la signification de l'œuvre d'EJ pour l'avenir ?

    HS : Elle réside dans sa foi en l'Être, dans sa “nouvelle théologie”, qui refuse de laisser le dernier mot à la destructivité et à la petitesse de l'homme moderne.

    • Q. : L'une des figures les plus importantes dans la pensée de Jünger est l'anarque. Que devons-nous en penser aujourd'hui ?

    HS : L'anarque est, au contraire de l'anarchiste, ne cultive pas d'idées politiques, n'est pas une personnalité qui cherche le changement radical. Le politique est pour lui une chose extérieure, une dérivation, un phénomène secondaire. L'anarque — comme l'homme qui recourt aux forêts — demeure souverain et dispose librement de soi. Il joue son propre rôle dans la société. Service et liberté ne sont pas des contraires chez lui ; le sacrifice, mais aussi le suicide, appartiennent à son capital. Dans Le recours aux forêts, Jünger a décrit cette attitude : « Celui qui recourt aux forêts possède un rapport originel avec la liberté, qui, vu sur le plan temporel, s'exprime par une résistance à tous les automatismes, ce qui implique qu'il n'ait pas à tirer la conséquence que dicte généralement l'éthique, c'est-à-dire adopter le fatalisme ». L'anarque n'est pas un missionnaire, armé de ses connaissances, il vit comme l'unique et sa spécificité (Der Einzige und sein Eigentum), c'est-à-dire avec l'ensemble de ses expériences, mais il brille devant tous les autres, à titre d'exemple. Peut-on dire quelque chose de plus pertinent sur la personne d’Ernst Jünger ?

    ► Heimo Schwilk, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.

    (entretien paru dans Junge Freiheit n°9/98 ; propos recueillis par Dieter Stein)

     

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    • Lire aussi : « Ernst Jünger seul en son siècle » (Nicolas Vey, Immédiatement n°7, avril 1998)

     

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    ♦ Regards croisés ♦

     

    ◘ L'aristocrate et le baron : parallèles entre Jünger et Evola 

    Quel effet aurait eu Le recours aux forêts d'Ernst Jünger s'il avait été traduit 20 ans plus tôt, soit en 1970 plutôt qu'en 1990, avec son titre actuel, Traité du Rebelle ? On l'aurait sans doute vendu à des dizaines de milliers d'exemplaires et serait devenu l'un des livres de chevet des contestataires, et puis sans doute aussi des terroristes italiens des "années de plomb", les rouges comme les noirs. Et aujourd'hui, nous verrions sans doute un jeune essayiste ou un fonctionnaire besogneux des services secrets se pencher et théoriser le rapport direct, encore que non mécanique, entre les thèses exposées par Jünger dans ces quelque 130 pages d'une lecture peu facile, et la lutte armée des Brigades Rouges ou des NAR…

    Pas de doute là-dessus. En fait, le petit volume de Jünger, publié en 1951, s'adresse explicitement à ses compatriotes, mais aussi à tous ceux qui se trouve dans une situation identique, celle de la soumission physique et spirituelle à des puissances étrangères. Dans cet ouvrage, Jünger fait aussi directement et indirectement référence à la situation mondiale de 1951 : division de la planète en deux blocs antagonistes, guerre de Corée, course aux armements, danger d'un conflit nucléaire. Mais en même temps, il nous donne des principes qui valent encore aujourd'hui et qui auraient été intéressants pour les années 70. Enfin, ce livre nous donne également une leçon intéressante sur les plans symboliques et métaphysiques, sans oublier le plan concret (que faire ?).

    En conséquence, le lecteur non informé du contexte court le danger de ne pas comprendre les arguments du livre, vu son ambiguïté voulue (je crois que Jünger a voulu effectivement cette ambiguïté, à cause du contexte idéologique et international dans lequel il écrivait alors). L'éditeur Adelphi s'est bien gardé d'éclairer la lanterne du lecteur. Il a réduit ses commentaires et ses explications aux quelques lignes de la quatrième de couverture. Les multiples références de Jünger aux faits, événements et personnalités des années 50 restent donc sans explications dans l'édition italienne récente de cet ouvrage important. Dans l'éditorial, on ne trouve pas d'explication sur ce qu'est la figure de l'Arbeiter, à laquelle Jünger se réfère et trace un parallèle. Adelphi a traduit Arbeiter par Lavoratore et non pas Operaio qui est le terme italien que les jüngeriens ont choisi pour désigner plus spécifiquement l'Arbeiter dans son œuvre. Même chose pour le Waldgänger que l'on traduit simplement par Ribelle.

    Jünger et Evola proposent des solutions similaires : anarque et apoliteia

    Sua habent fata libelli ["Les livres ont leur propre destin", Terentianus Maurus]. Le destin de ce petit livre fait qu'il n'a été traduit en italien qu'en 1990, ce qui n'a suscité aucun écho ou presque. Il a été pratiquement ignoré. Pourtant, si l'on scrute bien entre les lignes, si l'on extrait correctement le noyau de la pensée jüngerienne au-delà de toutes digressions philosophiques, éthiques, historiques et finalement toutes les chroniques qui émaillent ce livre, on repèrera aisément une "consonance" entre Der Waldgang (1951) et certains ouvrages d'Evola, comme Orientations (1950), Les hommes au milieu des ruines (1953) et Chevaucher le tigre (1961). On constatera que c'est le passage des années 40 aux années 50 qui conduisent les 2 penseurs à proposer des solutions assez similaires. Certes, on sait que les 2 hommes avaient beaucoup d'affinités mais que leurs chemins ne se sont séparés sur le plan des idées seulement quand Jünger s'est rapproché de la religion et du christianisme et s'est éloigné de certaines de ses positions des années 30. Tous 2 ont développé un regard sur le futur en traînant sur le dos un passé identique (la défaite) qui a rapproché leurs destins personnels et celui de leurs patries respectives, l'Allemagne et l'Italie.

    Pour commencer, nous avons soit l'Anarque, soit celui qui entre dans la forêt, 2 figures de Jünger qui possèdent plusieurs traits communs avec l'apolitieia évolienne. Cette apolitieia ne signifie pas se retirer de la politique, mais y participer sans en être contaminé et sans devenir sot. Il faut donc rester intimement libre comme celui qui se retire dans une "cellule monacale" ou dans la "forêt" intérieure et symbolique. Il faut rester intimement libre, ne rien concéder au nouveau Léviathan étatique, tout en assumant une position active, en résistant intellectuellement, culturellement. « La forêt est partout — disait Jünger — même dans les faubourgs d'une métropole ». Il est ainsi sur la même longueur d'onde qu'Evola, qui écrivait, dans Chevaucher le Tigre que l'on pouvait se retirer du monde même dans les endroits les plus bruyants et les plus aliénants de la vie moderne.

    Recours aux forêts et chevaucher le tigre

    Face à une époque d'automatismes, dans un monde de machines désincarnées, Evola comme Jünger proposaient au début des années 50 de créer une élite : « des groupes d'élus qui préfèrent le danger à l'esclavage », précisait l'écrivain allemand. Ces groupes élitaires, d'une part, auront pour tâche de critiquer systématiquement notre époque et, d'autre part, de jeter les bases d'une nouvelle "restauration conservatrice" qui procurera force et inspiration aux "pères" et aux "mères" (au sens goethéen du terme). En outre, le Waldgänger, le Rebelle, « ne se laissera pas imposer la loi d'aucune forme de pouvoir supérieur », « il ne trouvera le droit qu'en lui-même », tout comme la "souveraineté" a abjuré la peur en elle, prenant même des contacts « avec des pouvoirs supérieurs aux forces temporelles ».

    Tout cela amène le Rebelle de Jünger très près de l'« individu absolu » d'Evola. Être un « individu absolu », cela signifie « être une personne humaine qui se maintient solide ». Le concept et le terme valent pour les 2 penseurs. Contre qui et contre quoi devront s'opposer les destinataires de ce Traité et de ces Orientations ? L'ennemi est commun : c'est la tenaille qui enserre l'Europe, à l'Est et à l'Ouest (pour utiliser une image typique d'Evola) : « Les ennemis sont aujourd'hui tellement semblables qu'il n'est pas difficile de déceler en eux les divers travestissements d'un même pouvoir », écrivait Jünger.

    Pour résister à de tels pouvoirs, Jünger envisage l'avènement d'un « nouveau monachisme », qui rappelle le « nouvel ordre » préconisé par Evola, qui n'a pas de limites nationales ; le rebelle doit défendre « la patrie qu'il porte dans son cœur », patrie à laquelle il veut « restituer l'intégrité quand son extension, ses frontières viennent à être violées ». Ce concept va de paire avec celui de la « patrie qui ne peut jamais être violée » d'Evola, avec son invitation impérative de bien séparer le superflu de l'essentiel, d'abandonner le superflu pour sauver l'essentiel dans les moments dangereux et incertains que vivaient Allemands et Italiens en 1950-51. Mais cette option reste pleinement valide aujourd'hui…

    Le Zeitgeist, l'esprit du temps, était tel à l'époque qu'il a conduit les 2 penseurs à proposer à leurs contemporains des recettes presque similaires pour résister à la société dans laquelle ils étaient contraints de vivre, pour échapper aux conditionnements, aux mutations et à l'absorption qu'elle imposait (processus toutefois indubitable, malgré Evola, qui, à la fin des années 50, a émis un jugement négatif sur Der Waldgang). « Entrer en forêt » signifie entrer dans le monde de l'être, en abandonnant celui du devenir. « Chevaucher le Tigre », pour ne pas être retourné par le Zeitgeist ; devenir « anarque », maître de soi-même et de sa propre « clairière » intérieure ; pratiquer l'apolitéia sans aucune compromission. Regarder l'avenir sans oublier le passé. S'immerger dans la foule en renforçant son propre moi. Affronter le monde des machines et du nihilisme en se débarrassant de cette idée qui veut que la fatalité des automatismes conduit nécessairement à la terreur et à l'angoisse. Entreprendre « le voyage dans les ténèbres et l'inconnu » blindé par l'art, la philosophie et la théologie (pour Julius Evola : par le sens du sacré). Tous ces enseignements sont encore utiles aujourd'hui. Mieux : ils sont indispensables.

    ► Gianfranco de Turris, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.

    (article paru dans Area, avril 98)

     

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    ◘ Trois documents sur Jünger

    ♦ Ernst Jünger et l'Action Française

    [Après l'héritage de la philosophie irrationaliste et vitaliste], la seconde racine de la vision du monde de Jünger se situe dans le radicalisme de la droite française. Caractéristique du nationalisme fin-de-siècle : l'accent mis sur l'action. Les Français Maurice Barrès et Charles Maurras ont été considérés comme les représentants de ce nationalisme "intégral".

    L'Action française a été créée vers la fin du XIXe siècle à l'initiative de quelques intellectuels. C'était une organisation politique de type "ligue", une unité d'action hiérarchisée. De telles unités d'action, du type de l'Action Française, ont été plus tard fondée en Italie (Liga) et en Allemagne (Bünde). L'Action Française s'efforçait de développer une doctrine unitaire, qui avait manqué aux mouvements radicaux de droite antérieurs.

    L'un des principaux créateurs de cette doctrine fut Maurras. D'après Nolte, le sentiment philosophique fondamental chez Charles Maurras était la peur, non pas au sens où l'entendent les philosophes de l'existence, mais une peur circonstantielle, une peur face à la situation présente. C'est sur cette base que Maurras distingue ce qui est politiquement bon de ce qui est politiquement mauvais ; l'État est menacé par une forme de barbarie dont les caractéristiques sont l'égalité et la liberté. Mais au milieu de toute cette barbarie, il existe un royaume : la patrie française qui, selon Maurras, constitue un héritage. La patrie équivaut à une déesse, qui n'a qu'une seule exigence : le sacrifice total. Au nationalisme de Maurras appartient aussi l'attitude guerrière et la pensée en termes d'élite. On mesure la qualité d'une élite à ses sentiments et ses dispositions nationalistes. C'est simple : les meilleurs constituent l'élite.

    Le point de départ de Maurras était donc la patrie, assortie du souci de son existence. La pire menace pour l'existence de la patrie, c'est la démocratie. L'État doit avoir une âme ; cette âme implique la conscience de soi et une solide dose de force, en quantité importante. L'État idéal rêvé par Maurras est aristocratique et autoritaire. Parmi les ennemis de cet État, outre la démocratie, on compte le libéralisme, le socialisme, le communisme et l'anarchisme : d'après Maurras, autant d'expressions différentes de la même idée révolutionnaire, dont le noyau central est individualiste.

    C'est ici que l'on peut constater que la structure fondamentale du nationalisme intégral français ressemble, dans ses caractéristiques majeures, au "nouveau nationalisme" de Jünger (force potentielle : la patrie ; force déclenchante : le groupe élitaire qui a intériorisé le nationalisme ; forme de gouvernement autoritaire). Si nous ajoutons à notre analyse, outre les objectifs négatifs mentionnés ci-dessus, l'aspiration positive au pouvoir du groupe élitaire — grâce à la force et à la volonté qui y sont tapies — alors nous ne pouvons pas ne pas voir le rapport qui existe entre ce culte de la force, les idées-force de l'irrationalisme philosophique et l'insistance de Jünger sur la force (force de l'âme, volonté de puissance).

    Jünger juge positivement tous les courants antilibéraux et fascistes, y compris le fascisme français : « … Oui, nous préférons une France fasciste à une France démocratique, oui, nous préférons la France de Maurice Barrès à celle de Barbusse car entre les anciens soldats du Front il y aura plus de dignité et de sécurité qu'entre les avocats et les littérateurs, pour qui la logomachie libéraliste sert de règle à la piraterie… » (Standarte, 12 août 1926).

    Jünger perçoit un parallèle entre les efforts du "nouveau nationalisme" visant à renforcer le nationalisme, à trouver un chef, un objectif (une structure nationale) et les moyens adéquats, d'une part, et les efforts de l'intelligence française, d'autre part : "Ce qui, précisément, fait apparaître cette intelligence française si vivante et si fascinante, nous ne l'imiterons pas, parce que si un schéma intellectuel peut bel et bien être repris, on ne peut pas reprendre la vie elle-même. Celle-ci doit émerger et croître sur notre propre sol" (Arminius, 7 août 1928).

    ♦ Ernst Jünger et Georges Sorel

    Nous avons déjà eu l'occasion de constater que les théories de Sorel ont été bien présentes aux sources du fascisme italien. Comme nous l'avons déjà dit, la plupart des courants ayant une imprégnation fasciste possèdent une base théorique commune. Entre les idées de Jünger et les théories de Sorel existent également des corrélations. Dans l'auto-biographie qu'il a rédigée sur sa jeunesse, Jünger mentionne qu'il s'est préoccupé des thèses de Sorel (Brief eines Nationalisten, article rédigé sous le pseudonyme de Hans Sturm dans Arminius, 12 mars 1927). L'influence de Sorel se perçoit tout particulièrement dans Le Travailleur, où la conception sorélienne du mythe politique semble trouver une certaine concrétisation.

    D'après Sorel, le concept marxien de révolution, de même que celui de grève générale, doivent être considérés comme des mythes qui incitent aux actes, à la lutte et à l'héroïsme. Le Mythe est également un facteur de cohésion des communautés. L'essentiel, c'est d'avoir la foi dans le mythe. Le fondement de cette adhésion sorélienne à la notion de mythe réside dans la psychologie de l'action de Bergson. Pour Sorel, c'est justement la force qui est le facteur régulant la société. Sorel reconnaissait que la violence était une nécessité, car, par elle, la dégénérescence de la nation pouvait être évitée. Du fait que la violence soit couplée à un grand mythe social, on pouvait l'accepter pleinement, car ce couplage du mythe et de la violence suscitait l'esprit de sacrifice, la négation du moi subjectif et l'héroïsme.

    Dans le Travailleur de Jünger, les idées de Sorel trouvent une concrétisation, dans la mesure où l'union du prolétariat se réalise en vue de devenir l'armée combattante d'un nationalisme activiste. Une autre théorie de Sorel présente des similitudes avec l'idéologie forgée par Jünger : celle qui affirme que pour transformer le monde, il faut l'action d'un petit groupe élitaire. L'élite sorélienne sera constituée d'ouvriers de l'industrie organisés en fédérations de combat. Le concept jüngerien du Travailleur, quant à lui, participe d'une conscience nouvelle unissant la force et le nationalisme. Avec l'aide de cette force, les ouvriers, les travailleurs, pourront se hisser au-dessus de la matière. Cette force s'est également révélée dans ces "fédérations de combat", qui ne réclament toutefois pas une organisation aussi précise que les syndicats de Sorel. Ajoutons que les théories élitistes du début du XXe siècle (Mosca, Pareto), que l'on a considérées comme annonciatrices du fascisme, semblent aussi avoir exercé une influence indirecte sur la conception jüngerienne des groupes de base néo-nationalistes. 

    ♦ Ernst Jünger et Oswald Spengler

    Parmi les contemporains de Jünger, Spengler appartient à ces philosophes qui l'ont inspiré dans la formulation de son "nouveau nationalisme". L'influence de Spengler se retrouve non seulement dans Le Travailleur mais aussi dans les articles rédigés pour les revues néo-nationalistes. Jünger a sans doute bénéficier de l'inspiration du socialisme de guerre de Spengler : selon ce socialisme, la guerre efface les barrières érigées par la conscience de classe : d'une part parce que les soldats partagent les mêmes expériences de guerre et le même nationalisme, d'autre part, parce que le peuple tout entier subit le fardeau économique imposé par l'état de belligérance. Le socialisme, pour Spengler, c'est le Travail et tout véritable Allemand est un Travailleur. Le Travail, dans cette optique, signifie l'accomplissement du devoir et l'esprit de sacrifice. Pour Jünger aussi, le plus haut bonheur du Travailleur, c'était de pouvoir se sacrifier pour une finalité pleine de sens.

    Selon Jünger, après que se soit forgé le nouveau concept de Travailleur (Arbeitertum), on verra se forger le nouveau concet du soldat, du guerrier (Kriegertum). Mais Jünger note que les concepts spenglériens ne correspondent pas entièrement à ses concepts à lui. "Depuis Spengler, se répand l'opinion que l'époque des armées de mercenaires est en advenance. Nous ne partageons pas cette opinion, car nous voyons tant dans la Reichswehr allemande que dans le cadre de base de l'armée française des armées de métier mais nous pas des armées de mercenaires" (Der Vormarsch, 10 mars 1928).

    Mais Jünger adhère partiellement au concept spenglérien d'histoire, impliquant une évolution dynamique de l'humanité : « C'est une nouvelle manière d'appréhender les choses, une nouvelle manière d'arraisonner le réel, on y reconnaîtra une nouvelle dynamique. Ce sentiment s'exprime dans les paroles mêmes de Spengler, lorsqu'il parle d'une transformation "copernicienne" dans le regard que nous portons sur l'histoire. C'est vrai : dans sa façon de voir, nous percevons une tendance nouvelle, un nouvel arraisonnement, pour lequel la jeunesse allemande doit être reconnaissante, même si elle assez chiche pour reconnaître ce qu'elle doit à d'autres en ce moment » (Widerstand, août 1929).

    Déjà en 1925, Jünger exprime sa joie que de réels efforts sont entrepris pour se libérer des théories mécanicistes du darwinisme et que la nouvelle doctrine du vitalisme vient d'être découverte, doctrine qui contient l'idée d'une force vitale créatrice ; « … et Spengler a déployé sous nos yeux, dans son Déclin de l'Occident, une fresque immense, où les cultures, c'est-à-dire les plus grandes unités vitales du monde, s'épanouissent comme des souches végétales, puis se fânent, comme s'il y avait derrière elles une volonté motrice et mystérieuse » (Die Standarte, 25 oct. 1925). Et quand Jünger admet que la Nation recèle en elle certaines "lignes" bien précises (lettre à Friedrich Georg Jünger, 27 août 1922), il ne peut admettre le fatalisme de Spengler : « S'adonner à une telle vision du monde, ne signifie pas qu'il faille s'abandonner à un fatalisme inactif » (Die Standarte, 25 oct. 1925). Mais l'influence de Spengler est encore plus manifeste dans le fait qu'il est, avec Moeller van den Bruck, un des auteurs les plus chaleureusement recommandé dans les revues néo-nationalistes, mis à part les publicistes appartenant aux cercles mêmes des néo-nationalistes.

    ► Marjatta Hietala, Vouloir n°123-125, 1995.

    (extraits de : Der neue Nationalismus in der Publizistik Ernst Jüngers und des Kreises um ihn 1920-1933, Suomalainen Tiedeakatemia, Helsinki, 1975)

     

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    ♦ Passion d'écrire ♦ 

     

    “La littérature et la vie ont en commun la fragilité”

    Entretien avec Ernst Jünger

    Ernst Jünger a vécu la première moitié de ce siècle aux avant-postes de l’histoire, comme aventurier, soldat et militant politique. À dix-sept ans, il fuyait l’école et sa famille pour tenter de s’engager dans la Légion étrangère. Quelques mois plus tard éclatait la guerre. Ernst Jünger, sept fois blessé, s’illustra par sa bravoure. Il connaît la gloire littéraire dès ses premiers livres de guerre : Orages d’acier (1920), La Guerre, notre mère (1922), Le Boqueteau 125 (1925), Le Feu et le Sang (1926). Il devient un chef de file des « héros de la grande guerre » et anime un mouvement d’extrême droite représentatif de la Révolution conservatrice, nationaliste et antirépublicaine. Ses fresques politiques et métaphysiques, La Mobilisation totale (1930) et Le Travailleur (1931), fascinent aussi bien Martin Heidegger qu’Adolf Hitler. Après 1933, les nazis proposèrent des plus hautes fonctions « culturelles » à Ernst Jünger, qui sut dire non.

    Sa seconde manière se révèle dans Feuilles et Pierres (1934) et Sur les falaises de marbre (1939). L’activiste belliqueux devient un sage et un observateur de la nature, herborisateur et entomologiste. Les Falaises de marbre condamnent à demi-mot le règne de la violence et de la barbarie. Officier de la Wehrmacht, Ernst Jünger participe à la campagne de France et à l’occupation de Paris. Son Journal de guerre se veut un exercice quotidien de distanciation intérieure. Ernst Jünger observe, sans l’approuver ni le trahir, le mouvement qui conduit à l’attentat contre Hitler. Il est exclu de l’armée au lendemain du 20 juillet 1944.

    Durant “l’ère Adenauer”, il jouit d’une gloire vite restaurée. Il élabore dans Traité du rebelle ou Le Mur du temps une nouvelle idéologie de ce qu’on pourrait appeler l’anarchisme solitaire et réactionnaire au sens le plus pur du mot. Mais il reste une figure honnie dé la jeunesse étudiante et des intellectuels de gauche, tandis que la jeune littérature de RFA se souvient à peine de lui. Cependant, il connaît ces dernières années un regain de faveur outre-Rhin. surtout depuis la publication de son Journal des années soixante-dix, une grande réussite littéraire, qui confirme son talent de prosateur, un des plus étincelants du siècle.

    ***

    ◊ En 1975, vous déclariez dans un discours d’anniversaire : « Arriver à l’âge de quatre-vingts ans n’est pas un mérite… Mais la charge vitale menaçait de faire exploser l’individualité ». Comment ressentez-vous la continuité de votre biographie ?

    Ernst Jünger : Dans Sexe et CaractèreOtto Weininger a formulé une excellente maxime : « L’esprit supérieur sent combien tout a compté dans sa vie, et c’est ce qui explique sa piété envers son propre passé. Parce que sa vie entière lui est présente à tout instant, il comprend qu’il a eu un destin ». Je ne renie rien. J’ai maîtrisé des situations agréables, d’autres infiniment pénibles. Comme le disait T. E. Lawrence à propos de ses aventures en Arabie : « J’ai été entraîné sans l’avoir voulu ». Et je pourrais ajouter avec Molière : « Que diable allait-il faire dans cette galère ! » Au fond, les biographies commencent par des projets contrariés. Je voulais rejoindre la Légion étrangère en Afrique. Si mon père ne m’en avait pas empêché, la guerre de 1914 se serait présentée pour moi de façon toute différente…

    ◊ Y a-t-il des erreurs que vous regrettez ?

    Qui peut se dire sans reproche ? Quelqu’un a dit, et je le reprends à mon compte : « Ma cuirasse est un tissu de fautes ». J’aurais pu faire le contraire de ce que j’ai choisi. Mais, pour ma génération, n’y avait-il pas largement autant de bêtises à faire du côté de la gauche ? En tout cas, ne me parlez pas de remords. Ni du repentir, qui est une désertion, une trahison de soi-même. Jouhandeau disait de moi : « J’admire qu’il ait si bien rempli sa vie ». Quand on dit cela, il faut penser à toutes les peines qu’elle contient : un fils perdu, deux guerres perdues, des amis perdus. Heureusement, il me reste la nature, la forêt où je me retrouve moi-même.

    ◊ Comment expliquez-vous que vos œuvres, même les plus récentes, suscitent des discussions politiques bien plus que littéraires ?

    Comme le montre Schopenhauer, toutes les fonctions de représentation sont subordonnées aux fonctions de volonté… On devrait me lire plus intensément au lieu de me traduire en langage politique. On comprendrait alors que l’exacte description d’un objet m’importe plus que tous les sentiments. Vous savez, un auteur ne peut pas corriger les réactions de son public. J’imagine que Goethe a dû s’épouvanter de la vague de suicides provoquée par Werther.

    ◊ Vous avez dit paradoxalement que le XXe siècle est “sans histoire”.

    En effet, l’histoire n’existe plus. Ce siècle n’est qu’une transition. Les astrologues trouvent de beaux symboles pour dire cela : l’âge des Poissons se termine, celui du Verseau commence. Nous avons eu les grands bancs de harengs, les masses, et quelques requins, Hitler, Staline, Mao. C’était l’âge de Léviathan selon Hobbes. Et l’avenir ? Je vois venir des choses peu agréables, mon pronostic est plutôt sombre…

    ◊ Quels sont à votre avis les faits marquants du XXe siècle ?

    L’invention des nouvelles horloges mécaniques qui ont supplanté toutes les mesures naturelles du temps. Ces horloges étendent leur pouvoir et deviennent de plus en plus redoutables, ce sont elles qui règlent, pilotent et font exploser les armes modernes. Elles ne mesurent pas le temps, mais le fabriquent. Elles ne permettent pas à l’homme de dominer le temps, mais l’asservissent à leur automatisme. L’heure ne sonne pas dans la forêt. Mais, aujourd’hui, l’automatisme est devenu puissance universelle, l’homme est débordé par la technique.

    ◊ Être Allemand au XXe siècle, cela signifie-t-il un destin particulier ?

    Cela signifie qu’on se retrouve régulièrement dans le camp des vaincus et des réprouvés. Pour toutes les autres armées, les guerres ont été des croisades, des “guerres justes”. Comme officier allemand, je ne pouvais pas approuver le commandement, et cependant je ne pouvais pas souhaiter la défaite. Et depuis 1945, l’Allemagne divisée… La France a fait un drame de l’Alsace-Lorraine perdues. C’était pourtant peu de chose à côté de l’occupation soviétique en Allemagne.

    ◊ Comment jugez-vous les mouvements pacifistes actuels ?

    Qui n’est pas pacifiste aujourd’hui ? Tous les gens raisonnables aiment la paix et ont peur de la guerre. Non que l’humanité soit devenue moralement meilleure. Mais parce que la technique a rendu la guerre insensée. Il n’y a plus de guerres ni de soldats, mais une entreprise de destruction anonyme, perfectionnée. Dans cette perspective, je suis évidemment un pacifiste. Mais il y a aussi la menace soviétique. Le pacifisme devient alors un problème politique auquel l’écrivain n’a pas à donner de réponse.

    ◊ Vos derniers livres ont révélé une curieuse convergence avec les mouvements dits “alternatifs” ou écologistes.

    Il est exact que certaines valeurs matérialistes sont largement contestées en Allemagne, surtout par les écologistes. Ils ont compris le danger qui menace toute l’humanité. Darwin a montré que l’évolution peut aussi conduire à l’extinction d’une espèce qui devient inadaptée à la vie. Comme le tigre dont les dents pousseraient démesurément. Notre espèce souffre d’une hypertrophie des fonctions d’intelligence, elle a perdu toute harmonie avec les forces naturelles. Mais je n’ai personnellement aucun rapport avec les mouvements “alternatifs” allemands. Je suis tout le contraire d’un pédagogue et je refuse de jouer le rôle d’un gourou. Un tiers de ma correspondance consiste à décliner des avances, à refuser surtout les prises de position politiques.

    ◊ Vous consacrez une large part de votre temps aux voyages.

    Je parcours le monde entier comme un éternel fugitif, je cherche les endroits où s’est conservé un peu de l’ancien monde. Cette quête devient de plus en plus désespérée : partout où j’arrive, la grande marée de la technique, de la civilisation de masse, a déjà englouti les paysages dont je me souvenais. J’ai retrouvé Singapour transformé en termitière de gratte-ciel. En France aussi. Paris a beaucoup changé, et pas en bien.

    ◊ Les derniers volumes de votre Journal confirment l’importance de cette œuvre que vous n’avez presque jamais interrompue.

    La tâche est devenue pour moi de plus en plus difficile au fil des années. Au début, le Journal n’avait qu’une raison d’être : la clarification intérieure, l’entretien avec moi-même. Mais quand on devient connu, il faut compter avec ses futurs lecteurs. L’attitude change insensiblement. Éviter de se regarder écrire, ne pas songer à “l’effet” produit, rester sincère. Les meilleurs journaux sont ceux qui ne s’adressent à aucun lecteur. Comme celui des sept marins qui ont hiverné en 1633 dans l’île de Saint-Maurice, dans l’océan Glacial Arctique. Un peu plus tard, des baleiniers ont découvert leur journal et sept cadavres. Un journal est toujours un peu moins et un peu plus qu’un livre comme les autres.

    ◊ Comment concevez-vous les rapports entre l’écriture et la vie ?

    Primum vivere, deinde scribere, bien sûr. Il faut commencer par l’expérience du monde avant de la recréer par l’écriture. Mais la littérature et la vie ont en commun la fragilité… Un beau livre est comme une forme naturelle, un coquillage, un rayon de miel, un nouveau sens dans l’univers. On sait qu’il n’y avait que matière informe avant et que la belle forme sera détruite à son tour. L’œuvre littéraire et la création sont également éphémères. Une onde… Le moment musical est le meilleur paradigme de l’œuvre. Avant, rien. Après, le silence à nouveau. N’oubliez pas aussi les rapports entre la vie et la lecture… À une lettre près, vivre (leben) et lire (lesen) se confondent. Pendant la Première Guerre, je lisais Laurence Sterne. Je me blottissais dans un trou d’obus et j’ouvrais mon livre. Je bondissais jusqu’au trou suivant et je rouvrais le livre. Puis je fus blessé et je continuai ma lecture à l’hôpital. Dans le “boqueteau 125”, je lisais Fontane. Aujourd’hui, je ne me rappelle presque rien de ces fusillades, mais je me souviens parfaitement de mes lectures. La littérature représente pour moi un condensé d’existence.

    ◊ Votre regard qui cherche à pénétrer “à l’intérieur des choses”, allié à l’observation scientifique du naturaliste, ne vous place-t-il pas dans la tradition romantique d’un Novalis ?

    Voilà une filiation que je ne veux pas renier. Mais Novalis a créé “l’idéalisme magique”. Je préfère la formule de réalisme magique, que j’ai définie dans mon essai L’Homme sur la Lune. L’intuition du regard cherche à retrouver l’harmonie immanente de la vie, à comprendre l’ordre cosmique. Mais elle n’exclut pas l’analyse scientifique et distanciée. Voilà pourquoi je parle de “vision stéréoscopique” des choses, du nom de cet instrument qui permet l’observation par deux objectifs parallèles et ajoute la sensation de la profondeur aux deux dimensions de l’image.

    ◊ Comment expliquez-vous que depuis un demi-siècle vos œuvres aient été souvent plus populaires en France qu’en Allemagne ?

    Il y a diverses raisons à cela. Mais je voudrais parler des phénomènes de traduction. Curieusement, il me semble que les livres y ont gagné en clarté. Sans doute parce que le mouvement et la grammaire de la phrase française imposent cette réduction de l’équivoque. En revanche, certains chatoiements, certaines ambivalences, de mon style ont été perdus.

    ◊ Quels sont les auteurs contemporains que vous admirez ?

    Vous savez, je considère qu’après Nietzsche rien d’essentiel n’est venu… Ni Stefan George, ni Hofmannsthal, ni Rilke ne m’enthousiasment. Je fais une exception pour Georg Trakl, que j’aime beaucoup. Parmi les contemporains, je citerai encore deux noms (à part mes amis Léon Bloy, Jouhandeau, Léautaud) : Alfred Andersch et Julien Gracq.

    ► Propos recueillis par Jacques Le Rider, 29 août 1982. Entretien paru dans le volume Entretiens avec Le Monde, 2. Littératures, La Découverte, 1984.

     

    Ernst Jünger

     

    Contre le nihilisme

    Jünger : le recours à l’écrit

     

    Jüngeriana[Ci-contre : Ernst Junger et Carl Schmitt, dans le parc du Château de Rambouillet, en octobre 1941. Pour Jünger, qui a inspiré les conjurés du 20 juillet 1944, le conflit était une « guerre civile à l’échelle du monde »]

    Le 18 octobre 1941, le capitaine Ernst Jünger déjeune au Ritz avec son ami Carl Schmitt qui lui rappelle, au cours de la conversation, cette sentence : Non possum scribere contra eum, qui potest proscribere — je ne puis écrire contre celui qui peut proscrire. Pourtant, Jünger, déjà suspect au régime nazi depuis la publication de Sur les falaises de marbre, en 1939, perçu par certains comme une « allégorie de la Résistance », et qui ne devait sa relative tranquillité qu’à l’admiration que le Führer conservait à l’auteur d’Orages d’acier, et à la protection que lui apportaient ses supérieurs contre les censeurs du Parti, Jünger va abandonner le refuge que constitue son Journal pour des écrits plus lourds de conséquences. Il consigne dans ledit Journal, à la date du 5 janvier 1942 : « Durant l’heure libre de midi, acheté du papier pour le manuscrit de La Paix. Commencé à en tracer le plan. Vérifié également le coffre au trésor. Ce sont là tentatives d’ordre, entre les rochers et les requins ».

    À l’heure où le Reich mobilise toutes ses forces pour la guerre totale, Jünger entreprend donc, avec La Paix, un essai où il définit les conditions dans lesquelles le déchaînement de la barbarie devra accoucher de la paix future, où il trace les contours du monde nouveau qui se dressera sur les ruines du nihilisme. Cet essai, soigneusement enfermé dans le coffre-fort du Majestic, ne sera publié qu’après la guerre, mais plusieurs copies circuleront sous les manteaux feldgrau d’officiers haut placés, et contribueront à répandre l’idée qu’il ne pourra y avoir de paix satisfaisante pour l’Allemagne que si celle-ci s’est débarrassée de tous ses ferments de nihilisme. Par là même, il renforcera la détermination des conjurés du 20 juillet 1944, dont Jünger était proche — il fut un des rares membres de leur entourage à échapper à la répression qui suivra leur échec. Jünger est donc justifié à écrire à Banine en 1947 : « Lorsque […] à l’Hôtel Majestic, c’est-à-dire en somme dans le ventre du Léviathan, je traçai sur une feuille blanche ce mot : LA PAIX, j’eus le sentiment de m’engager dans une entreprise plus considérable que tous les faits de guerre auxquels j’avais participé jusqu’alors depuis 1914 ».

    Un serviteur de l’esprit

    C’est que Jünger ne cache rien de la répulsion que lui inspire le conflit auquel il assiste. S’il parvient à se placer au-dessus de la mêlée, et à reconnaître des « cœurs nobles […] dans tous les camps », c’est qu’il a compris que « l’enjeu de ce combat dépassait beaucoup les frontières de la patrie ». Cette « guerre civile à l’échelle du monde », « première œuvre commune de l’humanité », ce n’est pas tant une guerre entre nations qu’un affrontement tellurique, sous les yeux impuissants des derniers restes de civilisation, de forces brutes, de celles qui ne visent pas à protéger mais à détruire, qui n’auront de cesse que « tout ordre, toute invention de l’esprit humain se fussent transformés en instruments d’oppression ». C’est pourquoi Jünger, ce « serviteur de l’esprit », souffre avant tout de voir se perdre chez les hommes « le sens des grands devoirs », et « un vieil héritage de biens créés et transmis avec amour de génération en génération ».

    Mais l’ampleur même des souffrances et des destructions qu’implique le triomphe du nihilisme peut être l’occasion d’un renouveau plus complet, de la destruction même des formes qui avaient amené ce triomphe, de « la transmutation du feu en lumière ». Alors les combattants pourront reconnaître l’œuvre commune qu’au-delà des affrontements ils ont menée dans cette guerre ; alors les peuples pourront conclure une lutte fratricide par la constitution d’un empire unissant des hommes et des patries libres ; alors la guerre mondiale trouvera son sens « couronnée par la paix mondiale ». Pour cela, une condition : « la lutte contre le nihilisme doit se poursuivre d’abord dans le cœur de chacun ». La Paix, qui commençait comme un essai politique, s’achève dans un magnifique appel au sursaut intérieur : « Chaque homme est une lumière, et chaque lumière qui s’allume est une défaite des ténèbres. Il suffit d’une bougie pour disperser tant d’ombre ». C’est peut-être pourquoi il serait vain de vouloir appliquer aujourd’hui à La Paix, qui en son temps joua un rôle politique crucial, une lecture politique. On sait bien depuis Péguy que si « la révolution sera spirituelle ou ne sera pas », le spirituel ne saurait se passer de son lit de camp, qui est le temporel. On sait bien que la paix qu’a rêvée Jünger a laissé la place à une autre, qui n’a su que transposer les haines et transmuter les formes du nihilisme. Déjà, en janvier 1947, Jünger notait : « Depuis lors, il me semble que l’esprit de discorde n’a fait que croître et proliférer dans des proportions formidables. » La lutte contre le nihilisme reste à mener, dans nos âmes certes, mais aussi — et sans doute d’abord — dans nos institutions.

    ♦ Ernst Jünger : La Paix (La Table ronde, collection La petite vermillon, 161 p.).

    ♦ Signalons également la publication chez Christian Bourgois de Maxima Minima, commentaire de Jünger sur sa propre œuvre Le Travailleur, et aux éditions Ancre marine d’un essai de Claude Gaudin : Jünger, pour un abécédaire du monde.

    ► Laurent Lineuil, Le Choc du Mois n°59, 1992.

     

    Ernst Jünger

     

    Ernst Jünger, déchiffreur et mémorialiste

    JüngerianaL'œuvre d'Ernst Jünger s'étend sur une période exceptionnellement longue. Entre les premiers écrits tels qu’Orages d'Acier, ou Le Cœur aventureux, « version 1929 », jusqu'aux ultimes, ce sont plus de sept décennies d'écriture, de lectures, de voyages, de contemplations, de rêves qui s'offrent à notre regard panoramique. Par exception, la formule consacrée peut être utilisée à bon-escient : l'œuvre de Jünger « domine le siècle ». Elle le domine non seulement par sa hauteur, et les critiques ne manquèrent point de lui reprocher d'être hautaine, elle le domine aussi, et le plus simplement du monde par sa durée et par la profondeur que l'expérience du temps suscite dans l'entendement de l'auteur. Ernst Jünger fut, comme presque tous les grands écrivains du siècle, hanté par la question du temps.

    L'expérience du temps retentit dans la profondeur du mythe. L'œuvre de Jünger poursuit, par ses propres voies, ce récitatif de l'expérience du temps. La réminiscence dans l’œuvre de Marcel Proust, la dilatation temporelle aux dimensions odysséennes d'une seule journée qu’opère James Joyce dans Ulysses, ou encore la récapitulation du monde à la fois joyeuse et apocalyptique des Cantos d’Ezra Pound ravivent dans la littérature moderne ce questionnement immémorial. Comme ceux-là, Jünger n'a cessé d'éprouver la nécessité d'aller au cœur de l'être et du temps et de trouver son propre lieu et sa propre formule pour déchiffrer le monde. Plus que d'autres, Jünger s'est tourné vers le monde pour en déchiffrer les énigmes intérieures.

    Si Jünger fut dandy, comme certains persistent à l'en accuser, il faut bien reconnaître que son œuvre est la moins narcissique qui soit. Chaque page de Jünger nous apporte, comme les poèmes de Cendrars, des « nouvelles du monde ». Les paysages les plus grandioses et les aventures les plus extrêmes comme les détails les plus infimes et les circonstances en apparence les moins décisives sont portés à notre attention avec la même déférence, pour peu qu'ils soient les instruments d'une connaissance qualitative, sensible, propice aux aventures de la pensée.

    Ruskin définit le véritable artiste à la fois comme « déchiffreur, chanteur et mémorialiste ». Si la part à proprement parler « lyrique » de l'œuvre de Jünger est plus sous-jacente qu'apparente (mais le lyrisme alors n'en touche que les cordes plus profondes, comme dans les dernières pages de Visite à Godenholm), l'appellation de « déchiffreur » non moins que celle de « mémorialiste » donne immédiatement l'idée la plus juste du propos et du style de ses livres, qui paraissent, par ailleurs, échapper à tous les genres ainsi qu'à toutes les certitudes thématiques ou idéologiques.

    Être à fois déchiffreur et mémorialiste, c'est comprendre que l'œuvre saisit dans les nuances du devenir l'éclat de l'être. Le mémorialiste suit le cours du temps, la nuance du jour, la beauté et la tristesse passagère des instants livrés à l'oubli. Le mémorialiste, servant humble et déférent de Mnémosyme, recueille cette « matière première », au sens alchimique, dont le déchiffreur lui, se saisira avec cet esprit d'aventure qui caractérise les métaphysiciens et les hommes de cœur. Le mémorialiste investit le devenir de la puissance d'être de la mémoire, de la transmission, alors que le déchiffreur redonnera à la chose transmise, recueillie, sa chance de refleurir en d'autres contrées, plus subtiles et plus lumineuses. En d'autres termes, on pourrait dire que le mémorialiste construit un édifice de pensées, de réflexions, de savoirs qui permettront au déchiffreur de préfigurer le temple intérieur de la connaissance, que nous nommerons la « gnose poétique » et dont nous approchons par une connaissance de plus en plus précise, et précise jusqu'à l'éblouissement, de l'interdépendance universelle.

    De livres en livres, Jünger poursuit cette œuvre de déchiffreur et de mémorialiste car loin de se soumettre à la lettre morte de ceux qui ne croient qu'au « travail du texte », sa pensée, toujours à la pointe de « l'esprit qui vivifie », cherche en toute chose, selon la formule de Nietzsche, « l'éternelle vivacité ». À celui qui voudra rendre justice à la pensée, toujours en mouvement, mais toujours exactement orientée, d'Ernst Jünger, l'occasion se présentera souvent de citer en une même phrase des auteurs, des théories, des méthodes que notre esprit compartimenteur, hérité d'une méconnaissance et d'une idolâtrie de la philosophie cartésienne, répugne à associer. Ainsi le Nouveau Testament et les « évangiles » subversifs du Solitaire d'Engadine, ou encore les références aux mondes bibliques ou païens, les méthodes scientifiques et les songeries hermétiques, la poésie et la guerre, l'aventure et l'immobilité contemplative.

    Les historiographes de l'œuvre jüngérienne insistent, par exemple, sur les ruptures ou les revirements d'ordre idéologique ou politique. Certes, le nationalisme exacerbé et martial du jeune collaborateur d'Arminius cédera la place au Contemplateur solitaire, l'apologiste du Travailleur, accomplissant sa « Figure » par la technique, deviendra le critique avisé du monde moderne et l'inventeur de l'Anarque. Certes, l'intérêt pour les anciennes traditions païennes de l'Europe précède une méditation biblique. Mais aussitôt l'intelligence se dégage-t-elle de l'histoire proprement dite qu'elle voit dans ces diverses configurations se dessiner un paysage intérieur dont la cohérence et l'harmonie sont bien davantage la marque que le discord ou le chaos.

    L'œuvre de Jünger, disions-nous, est l'une des moins narcissiques du XXe siècle. Rarement tournée vers le « moi », elle est une invitation à découvrir le monde, « ce vaisseau cosmique » à bord duquel nous traversons le temps. L'aventure sociale ou psychologique tient une place infime dans cette œuvre qui est sans doute la première du XXe siècle, au sens hiérarchique autant que chronologique, à s'être radicalement dégagée des méthodes et des théories du Naturalisme du dix-neuvième siècle, si abondamment relayé par la littérature des sciences humaines. Les groupes sociaux, la psychologie individuelle ou collective n'intéressent guère l'auteur des Falaises de Marbre ou d'Eumeswil. Bien davantage son attention est-elle requise par les rêves lorsque les rêves révèlent la nature héraldique et sacrée du monde.

    Maintes fois mis en accusation, Jünger n'a jamais cherché aucune caution de « bonne moralité » politique, son œuvre se situant résolument, dans sa part la plus importante, du côté de l'intemporel. On risque fort de ne rien comprendre à son Journal si l'on ne voit pas que le temps, son temps, est toujours considéré du point de vue de l'intemporel. L'observation exacte prend place dans une vue-du-monde qui dénie au hasard et à la nécessité l'empire que la pensée moderne leur accorde.

    « L'existence des choses, écrit Jünger, est donc préfigurée comme dans un sceau dont la figure imprimée dans la cire apparaît plus ou moins distinctement ». Il ne semble pas que, sur ce point, la pensée de Jünger ait varié. On songe irrésistiblement au début fameux des Disciples à Saïs de Novalis :

    « Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d'étranges figures ; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on rencontre partout : sur les ailes, sur la coque des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l'intérieur et à l'extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu'on les frotte et lorsqu'on les attouche : dans les limailles qui entourent l'aimant, et dans les étranges conjonctures du hasard. »

    Les Figures, les Types, les Formes témoignent d'une pensée pour laquelle la création littéraire est un moyen de connaissance, une gnose. L'engagement héroïque des premiers temps n'est point contraire à l'engagement, plus radical encore, de l'Anarque et du Contemplateur, si l'on comprend, comme l'enseigne la Bhagavât-Gîta que la contemplation est une forme supérieure de l'action. La forme supérieure ne renie point la forme dépassée, elle la couronne, tout comme l'ontologie dont nous parle Heidegger couronne la métaphysique qu'elle dépasse. Bien plus que des ruptures, le lecteur qui entrevoit dans l'œuvre de Jünger un moyen de connaissance, sera enclin à voir des changements d'états, comme dans les « œuvres » des Alchimistes. Car si l'œuvre de Jünger est éloignée du Naturalisme de Zola, elle est, en revanche, fort proche des « philosophes de la nature » tels que Franz von Baader, qui eurent une influence non négligeable sur les Romantiques allemands d'Iéna.

    Alchimistes et théosophes dans la lignée de Paracelse et de Jacob Böhme, les philosophes de la nature s'avancent dans la connaissance comme sur un chemin où se lèvent les intersignes, légers comme des cicindèles. À chaque signe, le voyageur est convié à un changement d'état de conscience qui renvoie à un changement d'état d'être. Les Figures du monde visible sont l'empreinte d'un sceau invisible et les circonstances de notre existence, en ce qu'elles ont de resplendissant, témoignent, elles aussi, de cette concordance entre les mondes qui justifie l'existence des symboles.

    Dans un monde où les symboles accomplissent leur fonction pontificale, ni le hasard ni le déterminisme n'ont cours ; le monde s'ordonne selon des principes qui, pour être hors d'atteinte de l'entendement humain, n'en sont pas moins à l'origine des plus pertinentes interprétations humaines. Alors que le déterministe explique l'homme et le monde comme des mécanismes, obéissant ainsi, plus ou moins à son insu, à une morale utilitaire, Jünger appartient à la tradition, largement menacée mais cependant persistante, du romantisme « roman » de Novalis qui s'adonne à l'interprétation infinie, au « buisson ardent » de l'herméneutique permanente. Dans la vue du monde esthétique et métaphysique de Jünger, le monde n'étant point soumis à l'utilité, sa valeur ne dépendant point de son usage, de même que selon une éthique chevaleresque, la fin ne justifie jamais les moyens, la finalité n'est jamais que dans le cœur secret des êtres et des choses, dans cette plus incandescente limpidité que nous laissent deviner les approches et les dialogues avec l'invisible.

    La danse de la cicindèle est l'idéogramme clair de la pure présence de l'être à lui-même. Tel est le sacré, le numineux, pour reprendre le mot de Walter Otto, dont l'approche exige la plus grande délicatesse. La connaissance du monde, la gnose poétique, est avant tout une philocalie. Le sacré, le divin se révèlent dans la beauté car la beauté est l'approche du sens. Là où les choses prennent sens, la beauté transparaît. L'accusation d'esthétisme contre l'œuvre de Jünger traduit la courte vue de ceux qui la portent car la beauté est toujours, dans l'œuvre de Jünger, le signe d'une présence, d'une profondeur métaphysique, d'un autre monde, principe de profusion et de splendeur. Le monde des dieux, comme celui des fleurs et des papillons, est un monde dispendieux et imprévisible. L'homme de connaissance qui succède, dans la chronologie jüngérienne, à l'homme de puissance, s'avance dans l'assentiment à la beauté du monde comme « sceau héraldique » et dans le non moindre consentement à l'imprévisible. L'homme de connaissance est chasseur subtil. A l'affût sur l'orée, le chasseur subtil reçoit les signes qui, dans le visible, sont la marque de l'invisible, et ses rêves ont leur part, qui n'est rien moins que négligeable, dans la connaissance effective du monde.

    La rupture inaugurale avec le monde bourgeois va d'emblée orienter l'œuvre de Jünger vers des régions extrêmes qui échappent à la fois à l'attention et au contrôle du monde moderne. L'exploration du monde intérieur n'est pas, chez Jünger, la complaisance narcissique de la subjectivité pour elle-même mais une traversée aussi exacte et impersonnelle qu'un voyage entomologique dans le monde extérieur. La psychologie jüngérienne ne relève pas de la « psyché » profane, larvaire, mais de la « psyché », en tant qu'âme, au sens néoplatonicien. Notre âme, dans la gnose jüngérienne, n'est pas disjointe de l’Âme du monde. L’Âme du monde et ses symboles augustes transparaissent dans l'âme humaine, sous la forme des songes, des visions, des pressentiments. Le poète est familier de l'augure qui surprend sa pensée dans l'exercice de la plus grande exactitude. La gnose jüngérienne s'exerce avec une virtuosité rare, aussi bien sur le mode de l'ampleur: les mythes, les légendes, les vastes herméneutiques de l'histoire humaine et des textes sacrés, que dans celui de l'intensité : la minuscule mais exaltante trouvaille du chasseur de papillons qui concentre dans l'infime toutes les énergies explosives de sa quête.

    Dans le célèbre tableau de Caspar David Friedrich Les Falaises de Rügen, l'immensité du site, sa solennité, donnent au mode de l'ampleur l'une de ses représentations picturales les plus achevées, parce que devant la vastitude, le vide, l'espace qui s'encastrent avec violence dans le paysage, un personnage vu de dos paraît ignorer l'infini de l'ampleur qui s'offre à lui pour s'attacher à l'infini de l'intensité de sa recherche d'herboriste ou de chasseur d'insecte. L'ampleur du vaste prend sa mesure par l'intensité de l'infime. La science des lettres, la science naturaliste ou historique devient métaphysique aussitôt qu'elle parvient à unir en elle le mode d'intensité et le mode d'ampleur, la dimension horizontale et la dimension verticale, l'empreinte, dont les marques sont plus ou moins visibles, et le sceau.

    La logique de la gnose est différente de la logique de la science profane, en ce qu'elle ignore la finalité effective, utile, quantifiable. La gnose est à elle-même sa propre finalité, et le monde dont elle traite est un monde de qualités. La gnose ne dénombre pas seulement le réel, elle s'avance dans le déchiffrement. Déchiffrer le monde, c'est traverser le temps dans le vaisseau cosmique, et c'est œuvrer à la révélation du sens à travers les apparitions successives du monde. Le déterminisme philosophique, autant que la théorie du hasard, détournent notre entendement de la beauté et du mystère, de telle sorte à faire de nous les dociles serviteurs du monde moderne, et de ses morales utilitaires et puritaines. La gnose poétique de Jünger est la reconquête de la puissance et de l'immortalité dont la société, placée sous le signe de l'uniformité, nous dépossède. La gnose suppose une « transvaluation de toutes les valeurs », pour reprendre la formule Nietzsche que l'on pourrait aussi caractériser comme une subversion de la subversion établie par le tiers-état, dans la mesure où la reconquête de la « vie magnifique », de la puissance est le propre de la Figure, telle que la conçoit Jünger.

    Jünger distingue deux conceptions de l'individu, par les mots allemands, Einzelne et individuum. Le mot individuum désignant l'individu à la fois égocentrique et interchangeable des sociétés de masse, alors que le mot Einzelne se rapporte à l'individu en tant que singularité et originalité irréductible, en tant que Figure. À l'individu perdu dans la masse et, par cela même farouchement attaché à ce qu'il croit être ses « biens » correspond une science calculante (pour reprendre le mot de Heidegger), alors que pour l'individu en tant que Figure, la science est méditative, et, par cela, accroissement de puissance. Pour Jünger, la connaissance accroît la Figure dans sa distinction et son intensité. Les lignes deviennent plus précises et les couleurs plus rayonnantes. La gnose est poétique, au sens de l'étymologie grecque, du « faire » qui laisse l'empreinte la plus précise possible. Par la gnose jüngérienne, nous entrons dans une perspective hiérarchique, où la logique de cause et d'effet, et avec elle toutes les formes de progressisme, de déterminisme ou d'évolutionnisme sont dépassées : « L'ordre hiérarchique dans le domaine de la Figure ne résulte pas de la loi de cause à effet mais d'une loi tout à fait autre, celle du sceau et de l'empreinte ». Dans cette logique, nouvelle par rapport aux deux siècles précédents mais, nous y reviendrons, dans un sens plus profond, traditionnelle, ce qui importe n'est pas seulement ce qui nous précède et ce qui s'annonce mais, plus décisivement, ce qui nous surplombe, le sceau dont nous sommes l'empreinte.

    Cette logique gnostique, et héraldique, pour célébratrice qu'elle soit de la splendeur du monde, pour approbatrice qu'elle soit de la puissance, et du rayonnement de la Figure, n'en témoigne pas moins d'une forme d'humilité essentielle. Le moderne, qui affiche partout sa modestie et son profil bas, tient pourtant farouchement à être le producteur de tout, et à cette fin, il renie Dieu et les dieux, les Muses et les messagers célestes, de sorte à n'être qu'à lui-même redevable de ses « travaux ». Cette étrange démesure, au sens exact outrecuidante, enferme l'individu en lui-même et laisse ses œuvres comme les objets aléatoires de son narcissisme navrant. Le nihilisme moderne n'est autre que la considération pathétique de cette impuissance vaniteuse à connaître le monde. Dans la perspective métaphysique propre à la théorie des signatures et des empreintes dont nous constatons la fécondité dans l'œuvre de Jünger, l'humilité consiste à reconnaître que nos idées et nos visions ne nous appartiennent pas en propre, qu'elles proviennent de l'intemporel, auquel nous donnent accès notre grandeur d'âme et notre acuité intellectuelle. La gnose poétique considère dans le singulier et dans le multiple les Figures d'éternité dont ils procèdent. Elle est dépassement du nihilisme car elle est recouvrance de la possibilité magnifique qui nous fut donnée in illo tempore, puis ôtée, d'atteindre poétiquement à la connaissance, non par projection ou reflet, mais par des actes de puissance et de beauté tels qu'ils adviennent dans Virgile, dans l'ivresse du songe de la « race d'or ». Dépasser le nihilisme, c'est aller, au pas qui ré-enchante les apparences, vers les contrées éclatantes où l'individu s'accorde à la Figure, où les pressentiments s'accomplissent, dans des œuvres qui seront la preuve de notre humilité.

    Alors que le moderne se veut sans Dieu ni Maître, proclame la relativité du Vrai et du Beau non sans faire de sa médiocrité la mesure universelle, jugeant toute création superflue et toute connaissance impossible, la Figure trouve sa mesure par la création et sa connaissance par l'oubli de l'individualité, au sens quantitatif et profane. Aussitôt qu'il est question de connaissance et de poésie, il faut s'interroger sur la provenance et le destinataire de cette poésie et de cette connaissance. Tout ne s'adresse pas à n'importe qui. L'angle d'approche détermine la destination du message diplomatique, car toute métaphysique est diplomatie et les auteurs, au sens latin et étymologique, d'auctor qui se réfère à l'auctoritas — la « vertu qui accroît », comme le rappelle Philippe Barthelet —, sont ambassadeurs entre les suavités immanentes des corolles et des parfums du jardin sous la pluie d'été au crépuscule et les contrées transcendantes où les dieux apparaissent.

    Le grief le plus persistant que les modernes cultivent à l'égard de la gnose est d'être « élitiste », de ne s'adresser, selon la formule stendhalienne, qu'aux « rares heureux », de dédaigner les laborieuses et méritantes majorités. Grief inepte car il n'est rien de plus généreux, de plus disponible, de plus accueillant que le livre qui s'offre à chacun, sans jamais prétendre à contraindre le plus grand nombre. La gnose requiert des dispositions particulières, ou, disons, une orientation de l'Intellect, mais elle confère cette orientation autant qu'elle l'exige. Alors que la société, aussi « démocratique » qu'elle se veuille ne cesse de nous imposer des limites et des conditions auxquelles nous ne pouvons-nous soustraire, la gnose, et surtout la gnose dont l'humilité consiste à se traduire en œuvres, offre à qui le désire avec ardeur, l'aventure du Sans-Limite, c'est-à-dire la traversée odysséenne de la Figure à travers les ordres du monde jusqu'à sa perception la plus lumineuse, éclat d'éternité sur la surface des eaux.

    La gnose, dans son exercice le plus accompli, est un privilège mais c'est un privilège offert à qui voudra bien s'en saisir, alors que nous vivons dans un monde constitué d'avantages qui sont la récompense de la cupidité et de la vilenie. Il n'est pas impossible, et nous y reviendrons, qu'il y eût aussi quelque rapport entre la gnose poétique et la philosophie politique. Les Figures du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque, qui se succèdent dans l'œuvre de Jünger, approfondissent, si l'on prend la peine de les considérer en perspective, une méditation sur le siècle mais aussi une méditation sur l'art de vivre, non plus de l'individu de l'ère bourgeoise mais de l'individu (Einzelne) qui cherche à conserver sa Figure au sein du monde de la technique qui, loin de s'affirmer comme l'expression de la puissance, au sens nietzschéen, comme on pouvait encore le croire au début du siècle, paraît au contraire avoir pour objectif le contrôle et l'annihilation de toute puissance libre.

    Face à la technique d'une « mondialisation » dont chacun sait bien qu'elle n'est qu'une américanisation cybernétique, l'œuvre de Jünger, dans son exigence poétique et gnostique peut se lire comme un traité de résistance au nihilisme. Le Travailleur œuvrait à vaincre le mal par le mal, selon le principe de Paracelse, et à porter contre le nihilisme les armes les mieux trempées du nihilisme lui-même. Il « travaillait » ainsi selon les périlleuses procédures de l’œuvre-au-noir, à l'implosion d'une situation intenable, et à ouvrir la voie de la contemplation. Les sentes forestières qu'ouvrent les audaces du Rebelle et de l'Anarque seront, elles, l'initiation à d'autres couleurs. Au « noir et blanc » de l'intensité expressionniste des premières œuvres, si mal comprises, succédera le versicolore armorial des Songes et des Visions des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm. Le combat par le fer et le feu du guerrier cède la place aux guerres plus subtiles dont les conquêtes sont des états de conscience. L'intensité, et telle est bien la clef de voûte de la gnose poétique d'Ernst Jünger, s'accroît d'œuvre et œuvre comme une réalisation, au sens initiatique, d'une exactitude herméneutique qui perçoit, à l'apogée de la vitesse et du mouvement, le grand silence et la grande immobilité.

    ► Luc-Olivier d'Algange, extrait de : Fin mars : Les hirondelles, Arma Artis, 2010.

    ◘ pour une présentation de l'auteur, voir l'entrée Stefan George.

     

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    Ernst JüngerErnst Jünger, un regard stéréoscopique

    L'œuvre de Jünger dément ce lieu commun sans cesse colporté que l'intérêt porté aux livres, aux choses écrites, contredit l'attention portée au monde sensible, aux aspects de la nature et de l'immanence. Cette alternative imposée entre le sensible et l'intelligible ne reproduit pas seulement une interprétation erronée de la philosophie platonicienne, elle nous contraint à n'accéder à l'existence qu'en nous privant de la moitié du monde. Contre ce nihilisme plus ou moins insidieux, Ernst Jünger inventa ce qu’il nomme la vision stéréoscopique. Percevoir en même temps et aux fins d'un accomplissement musical cohérent, mais de sources différentes, est un acte de l'entendement que presque tout, dans le monde moderne, nous dissuade d'exercer. L'œuvre de Jünger nous restitue à cette vision plénière du monde comme cosmos, comme ordre, qui embrasse d'un seul regard l'alpha et l'oméga,- à cette orée où l'entendement se découvre lui-même comme une surface réfléchissante. La gnose poétique permet à l'homme d'être le miroir du monde, c'est-à-dire d'être, dans la toute-clarté du mystère, l'infini à lui-même, au lieu de projeter dérisoirement sur le monde ses propres limites.

    Les choses écrites ne nous éloignent pas des choses du monde car les choses du monde sont également des choses écrites. La gnose poétique invite l'entendement humain à la circulation des symboles. Ce que nous recevons du monde et notre écriture sont écrits en nous. Nos mots s'ordonnent selon notre volonté, certes, mais notre volonté demeure une énigme morose si nous ne savons point reconnaître en elle le Logos lui-même. La vision stéréoscopique participe de la métaphysique expérimentale, praxis de la gnose poétique qui reconnaît dans les choses elles-mêmes l'éclat du Logos. Dans Grains de pollen, Novalis écrit : « Comment un homme comprendrait-il une chose dont il ne porterait pas le germe en lui ? Ce que je suis destiné à comprendre doit se développer organiquement en moi ».  Dès lors, comprendre, c'est reconnaître que la distinction entre le moi et le non-moi devient fallacieuse.

    Selon Origène, les trois sens de l’Écriture correspondent aux trois parties de l'homme, le corps, l'âme et l'esprit,- si bien que connaître l'écriture du monde, c'est à l'évidence se connaître soi-même et assister à l'accroissement du sens, à la délivrance, par étapes, du sens, à sa glorification alchimique à l'intérieur de nous-mêmes. Loin de se replier dans une intériorité dédaigneuse du monde, l'art de l'interprétation jüngérien fonde sa métaphysique expérimentale sur la vive attention portée aux innombrables signatures de l'immanence. Traditionnelle, au sens universel et métaphysique du terme, l'œuvre de Jünger retrouve ainsi la puissance opérative que l'exégèse médiévale attribue à l'Esprit Saint. « À la lumière de l'Esprit-Saint, écrit Gusdorf, les significations des mots et des choses reflétant les rayons du Verbe renvoient l'une à l'autre, de réverbérations en réverbérations jusqu'au principe suprême de toute illumination. La circulation du Sens se referme sur elle-même selon la conformation générale d'un espace clos, dont la circularité évoque l'infini de Dieu ».

    Rien n'échappe à cette circularité, l'intérieur est entraîné vers l'extérieur, et l'extérieur se laisse reconnaître par l'intérieur. La gnose poétique est une connaissance en mouvement, mais ce mouvement célèbre la gloire de l'Un et délivre le message diplomatique de l'Immobilité. L'œuvre de Jünger qui n'est rien moins que dogmatique au sens péjoratif du terme, s'ouvre à chaque instant sur une théodicée d'autant plus opérative qu'elle surgit, pour ainsi dire, à l'improviste du cœur d'observations en apparence disparates. Le lecteur moderne, qui est toujours plus ou moins un lecteur spécialisé, ne laisse pas d'être dérouté par les livres de Jünger car, n'en comprenant point l'orientation, il se laisse submerger par la variété des aperçus.

    L'œuvre de Jünger exige de son lecteur même l'exercice de la vision panoramique et stéréoscopique : « Dans l'univers envisagé comme monde du Nombre, se dissimule le mystère des voyages de l'Un à travers l'infini. Il baigne dans la création, baigne dans la destruction comme dans le flux et le reflux. Plus nous nous éloignons de ce savoir, et plus l'angoisse croîtra ». Lorsque la pensée atteint son rang poétique et métaphysique, qu'elle n'est plus pensée prolétaire, ni pensée bourgeoise mais pensée héroïque et sacerdotale, elle devient pareille à l'Un dans son voyage à travers l'infini. Les fausses sécurités que la médiocrité bourgeoise institue comme normes politiques augmentent l'angoisse, et plus cette angoisse devient lancinante plus on nous dit que, le monde métaphysique n'étant qu'une illusion, nous n'avons aucune raison de nous inquiéter. L'angoisse moderne rend nécessaire le recours à la léthargie, à la sécurité mensongère de la médiocrité, voire de la vie inférieure à toutes les exigences et à tous les périls qui firent de l'homme antique et de l'homme médiéval une Figure héroïque. L'écrivain moderne, s'il veut échapper à la réprobation et à la censure doit se faire, en cette fin de siècle, l'apologiste déterminé de la médiocrité,- mais cette médiocrité lui fait perdre, par la même occasion, l'assurance magnifique, propre à la Figure du poète et le condamne à l'angoisse et à l'insolite, c'est-à-dire à la solitude sans courage qui caractérise l'individualisme de masse de nos sociétés dites de « communication ».

    Là où le Dire s'étiole, la communication se répand. Le génie de Jünger fut d'avoir, dès ses premiers livres, pris la mesure de ce qui allait se jouer dans les décennies prochaines. L'analyse du Travailleur demeure pertinente encore aujourd'hui, à cette seule réserve que le Travailleur ne s'est pas, ainsi que l'y engageait Jünger, haussé au rang de Figure créatrice, et ne s'est pas davantage, par voie de conséquence, affranchi de sa dépendance à l'utilitarisme bourgeois, celui-ci s'étant, au contraire, accommodé de la technique au point d'en faire le mode d'expression privilégié de sa volonté de planification et d'uniformisation. Ceci dit, l'attaque des premiers ouvrages de Jünger reste exemplaire en ce qu'elle sort d'emblée des préoccupations sentimentales, psychologiques ou sociologiques, et donne ainsi à l'auteur une latitude qui, immédiatement, donne une idée du nouvel ordre de grandeur d'une pensée et d'un art délivrés des problématiques bourgeoises.

    Nous ne pouvons atteindre à ce que Jünger nomme la vision stéréoscopique sans l'expérience de cette latitude, de cette grandeur qui nous fera de plus en plus étrangers aux psychologies et aux sociologies profanes et de plus en plus familiers des mythes et des dieux. La stéréoscopie que l'on pourrait dire horizontale ou diachronique saisit à la fois le phénomène infime et le phénomène immense, le rêve de l'individu et la vaste configuration historique où l'individu se trouve pris à ce moment-là. Mais on peut également imaginer une stéréoscopie verticale et synchronique qui unirait, elle, en une seule perception, l'élément passager et l'élément éternel, la furtivité des existences transitoires et l'éternité glorieuse de l'être. Il n'est point de métaphysique possible sans cette longitude de l'entendement.

    Alors que la stéréoscopie diachronique nous donne à comprendre ce qui unit, dans l'accomplissement d'un destin, les circonstances qui firent naître un empire et celles qui le feront disparaître, la stéréoscopie synchronique, elle, nous laissera entrevoir en quoi, la fine pointe de l'instant où notre conscience se révèle à elle-même vaut à elle seule tous les empires, car elle est le sceau immémorial de l'impérialité en soi. La vision stéréoscopique nous enseigne à être à la fois dans la Figure et dans l'au-delà de la Figure, dans le Type et dans l'au-delà du Type, dans le Nom et dans l'au-delà du Nom. « Le chemin commence avec Dieu et finit dans le Sans-Limite » écrit Sohravardî dans un admirable traité sur l'attestation de l'Unique. Dans Philémon et Baucis, texte publié en 1972, et sous-titré La mort dans le monde technique et dans le monde mythique, Ernst Jünger écrit : « Qu'est-ce que des hiéroglyphes ? Ce sont des signes plus forts que le texte qu'ils représentent : ils entaillent en profondeur, par-delà la surface, par-delà les époques et les conjonctures, ils décrivent, sous les vêtements, ce qui s'y drape et s'y transmue. En ce sens, la nef Argo va plus loin que la Colchide ; le voyage est la traversée du temps lui-même, avec un équipage qui change,- il s'agit toujours de la formidable gageure qui fait le fonds de tout présent, là du moins où il est aventure  qui n'a pas de fin ; qui ne prend fin qu'avec le temps ».

    La vision stéréoscopique saisit en même temps, mais sans en confondre les provenances, la surface et la profondeur, le moment et l'au-delà des époques et des conjonctures. Toute herméneutique digne de ce nom suppose comme préalable cet élargissement de la vie auquel correspond un élargissement du champ de la conscience. L'herméneutique est un exercice de lecture auquel s'applique un entendement dont la nature vive et cristalline fut éveillée par la vision stéréoscopique et cette herméneutique, nous dit Jünger, est un voyage.

    Tout herméneute est argonaute. Le sens est la Toison d'Or. Mais si la nef Argo va plus loin que la Colchide, c'est en effet que le temps lui-même est la métaphore de la traversée mythique, et non l'inverse ! Si bien que le Sans-Limite sohravardien est toujours devant nous dans notre quête herméneutique, comme un bien suprême  « une formidable gageure ». La vision stéréoscopique donne la mesure de notre être-là, de notre « dasein », entre les mondes de la surface et les mondes de la profondeur, dans cette périlleuse dialectique de la surface et de la profondeur qui caractérise toute navigation. Le navigateur est herméneute car le principe même de son art et de sa survie est d'interpréter les signes que lui apportent le ciel et la mer. L'herméneute est navigateur car il traverse le temps, vers son bien et son beau, selon la formule rimbaldienne, comme la métaphore d'un Mythe. Les dieux ne sont absents que pour ceux qui ne naviguent point. L'Odyssée, les Argonautiques portèrent jusqu'à nous la grande vague resplendissante de la connaissance des dieux car ses récits sont issus de l'aventure maritime. Là où l'homme s'aventure entre les hauteurs et les profondeurs, les dieux apparaissent.

    L'art de l'interprétation favorise  l'avènement des dieux et ses dangers, de même que les sciences de l'explication étayent l'illusion de sécurité si chère aux bourgeois modernes qui n'aspirent à rien tant qu'à être assurés de leurs prérogatives et rassurés quant à leur devenir : d'où la science déterministe et la morale progressiste. L'hostilité plus ou moins prononcée que l'œuvre de Jünger suscite auprès des intellectuels bien-pensants ne s'explique pas autrement. L'enjeu de la gnose poétique d'Ernst Jünger se situe trop clairement dans la ligne d'un réalisme héroïque qu'aucun pessimisme ne décourage pour qu'il y eût la moindre chance de la faire servir à la profanation ou à la « démystification » des anciennes grandeurs. À ses anciennes grandeurs que sont les Mythes et les dieux, Ernst Jünger va plutôt comparer le monde qui vient, et dont, à vrai dire on ne peut dire qu'il vient que parce qu'il est déjà là : « Le voyage de la nef Argo porte déjà les signes de la grande aventure : l'élan vers des lointains illimités, la proximité de la mort, l'intrépide espérance que rien jamais ne comblera : même chose jusqu'aux conquistadors, jusqu'aux excursions cosmiques. La prescience, plus forte que tout savoir, pousse à l'extrême lointain et ce qui s'y cache. Elle veut se conformer dans la trouvaille, la découverte, la mise au jour. Le contact avec l'inexploré est au fond plus attirant que le gain. Il reconduit couche après couche pour ainsi dire, jusqu'au cœur des cités souvent détruites et rebâties,- au placenta des transmutations ».

    Le réalisme héroïque, si l'on accepte de le voir lui-même d'un regard stéréoscopique, se caractérise par la précellence de la quête sur le but ou sur le gain. Ernst Jünger nous dit les données fondamentales d'une morale qui, pour être devenue étrangère à l'occidental moderne n'en dispose pas moins de profondes ressources. Peut-être le moment est-il plus proche qu'on ne le croit où il sera fait appel à ces ressources et au génie alchimique de la transmutation dans les circonstances les plus immédiatement perceptibles de la vie quotidienne ? La prescience qu'évoque Jünger est déjà le fait, selon qu'il nous plaira d'user de la terminologie stendhalienne ou gobinienne, de ces « rares heureux » ou de ces « fils de roi » auxquels nous entendons seuls nous adresser.

    Les mots sont des augures, et lorsqu'ils viennent à la rescousse de nos pensées en escadres amies, il faut bien croire que de solennelles retrouvailles se préparent. La sinistre morale utilitaire, pour laquelle la fin justifie les moyens a fait son temps, dont il est permis de considérer qu'il fut déjà excessivement long ; les temps reviennent de la prescience qui trouve dans le moyen lui-même, dans le style et dans la nuance, les hiéroglyphes des fins dernières. Avons-nous cessé d'entendre quelquefois que ce que nous faisons ne servait à rien. Ce sera désormais l'honneur de la parole de n'être point serve et l'honneur des hommes qui la reçoivent et la transmettent d'être des maîtres sans esclaves ; c'est-à-dire, au sens jüngérien, des Anarques. Alors que l'anarchiste est un dévot, qui voit le monde de façon unilatérale, l'Anarque voit le monde à la fois du côté de l'autorité et du côté de la rébellion. L'anarchiste est le préfigurateur désuet du bourgeois : son « ni Dieu, ni Maître » exprime la pensée profonde de tous les petits employés qui redoutent, par-dessus tout d'être des dieux ou des maîtres. L'anarchiste prépare l'avènement de la médiocrité, l'Anarque en marque le terme et cultive sa science des hommes et de l'histoire comme une prescience du nouveau règne.

    La poésie de Stephan George donne quelque idée de cette transmission initiatique du Dire, de disciple à disciple, dans l'impérialité d'une morale chevaleresque où la beauté du geste prime sur ses conséquences, non en vertu d'un esthétisme aisément réfutable mais par fidélité à une vision métaphysique. La nef Argo que conduisent les navigateurs-poètes dont le regard stéréoscopique embrasse à la fois l'éclat de la mer et la lumière mythique, témoigne de l'inépuisable ressource d'une connaissance qui demeure en réserve dans le cœur, c'est-à-dire dans le courage propre à la Figure héroïque. Au cœur du monde, au cœur de la préscience auguste de l'être se trouve le germe philosophal de toutes les transmutations passées, présentes et futures. La fin de la morale bourgeoise, inhumaine par excès de mesquinerie, est inscrite dans la beauté même du geste qui nous affranchit de la fin utile. Point de fin car, pour la gnose poétique, tout est dans le recommencement. Toute connaissance est Retour : ce que le monde a déposé en nous revient en nous, s'élève au rang divin par la conscience illuminée de son propre saisissement, dans le heurt du visible et de l'invisible. L'éclair de la rencontre jaillit et illumine « le lointain illimité et la proximité de la mort »,- ces paysages du Grand-Large que dissimulent aux regards profanes, les moindres choses. Si le regard profane est bien le regard unilatéral, nous entrevoyons que le regard stéréoscopique est l'annonce d'un regard sacré qui reçoit dans sa courbe les Anges et les Dieux, mais encore faut-il que quelque chose « vienne de l'autre côté ». La question des dieux ouvre la perspective hölderlinienne dans l'œuvre  d’Ernst Jünger.

    ► Luc-Olivier d'Algange, 2013.

     

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    ♦ Souvenirs entomologiques ♦

     

     

    JüngerianaLa traversée des apparences

    ♦ Recension : Ernst Jünger, Chasses subtiles, Traduit de l'allemand par Henri PIard, Christian Bourgois, 1969, 456 p. [autres éditions]

    Les héros de ce livre n'ont rien de célèbre. La drypta bleue et le Iymelyxon, la strangalia rouge et le ptynus ne sont pas de nos familiers. Il s'y ajoute que leur taille est très petite, un grain de riz parfois, ce qui n'aide pas à les reconnaître et s'il faut les décrire, c'est le diable, car un coléoptère, allez l'imaginer si vous n'êtes pas vous-même un collectionneur. Écrire alors 450 pages sur le sujet des vesperus, des saphryna et de leurs petits collègues s'apparente à une gageure. Jünger la soutient. Vous avez beau ne pas distinguer une cicindèle d'un typhée, Jünger vous emporte parmi ces immenses peuplades d'insectes comme on découvre une Amazone. Subtiles, ces chasses ne sont pas frivoles. À décrire les « chinoiseries » de corne, de jade et d'agathe, les carapaces d'or et de charbon, les ailes de verre et la fragilité des antennes, Jünger ne cède jamais au plaisir de la prouesse littéraire. Son dessein est plus orgueilleux. Il l'énonçait déjà dans un livre ancien et malheureusement introuvable, le Cœur aventureux : « Lorsqu'on observe un coin du réel, comme ici les guêpes, on acquiert en même temps la connaissance d'autres objets cachés, tel le chasseur à l'affût ou le guerrier aux avant-postes ». Cette phrase, écrite il y a vingt-cinq ans, contient toutes les Chasses subtiles. Et Jünger la précise aujourd’hui quand il décrit le collectionneur d'insectes : « C'est en ce seul lieu qu'il a vu, dans la mer des apparences passagères, étinceler la vague sur laquelle se brisait la lumière, et c'est justement là que s'ouvre la minuscule fenêtre par laquelle il perçoit la splendeur de l'univers ». Voilà qui trace les limites de ce livre mystérieux : en fixant ses appareils sur l'infiniment petit, comme un astronome observe le mouvement des constellations, Jünger décrypte d'autres vérités. En premier lieu, la sienne.

    L'éditeur français caractérise Chasses subtiles comme les Antimémoires de Jünger. Grandiloquence en moins, un livre peut en effet évoquer l'autre. Pris très jeune à l'hameçon, Jünger n'a qu'à suivre le fil invisible de ses chasses pour débobiner toute son existence depuis le temps où son père, pharmacien à Hanovre, l'initiait à cette autre science délicate qu'est le jeu d'échecs, jusqu'aux promenades qu'il accomplit aujourd'hui, cinquante ans plus tard, dans les forêts de Sigmarigen. Entre ces deux bornes, une série de figures se succèdent. Elles ne se concilient pas aisément car les profils de Jünger sont déconcertants : l'écolier le plus nul de l'Allemagne est devenu le plus grand écrivain de son pays. Le voyageur acharné est un homme de bureau et de méditation. Le passionné d'archéologie se pâme pour un vin sicilien ou une bouillabaisse corse. L'amateur d'utopies est un poète incomparable. Le philosophe de l'histoire n'est à l'aise que dans le royaume de Gulliver des insectes. Enfin, et l’ambiguïté atteint ici son comble, le guerrier fasciné par le sang et les flammes, est aussi un homme qui a traversé sa vie avec un filet à papillons.

    Un mot sur ce sujet. Depuis Orages d'acier Jünger passe à raison pour un de ces romantiques de la violence que l'Allemagne a la triste manie de produire. Il est vrai que Jünger a chanté la guerre. Il ne cache même pas que dans les années 20, Hitler l'a séduit. Mais, très vite, il s'en détourne, se retire dans sa tour d'ivoire. Les carnages méthodiques des guerres modernes lui répugnent. Les guerres qui hantent cet homme de droite sont celles des temps féodaux, non les exterminations. Et il faut dire davantage : Chasses subtiles nous montre un homme sans cesse partagé entre le goût de la violence et celui de la méditation. À plusieurs reprises, la même scène revient. Dans une tranchée de 14 ou sur les routes de 40, la fureur du monde s'efface soudain, la guerre s'éloigne, pour la raison que « deux insectes noirs, luisants, parés de leurs trois cornes » surgissent sous les yeux de Jünger. « En me penchant vers ce couple menu, j'oubliais ma mission guerrière — le lieu, le temps et la consigne. Des deux réalités, celle-ci était la plus forte ». Lors d'un voyage en Afrique, plus récemment, Jünger est convié à une chasse au gros gibier. Cette idée le révulse tout à coup. Il s'interroge. Est-ce donc l'âge qui lui donne la destruction en horreur ? « Désormais, les buffles eux-mêmes ne m'attiraient plus ». Un tel déclin d'ardeur ne peut guère s'expliquer par l'âge, car on voit de vieux chasseurs enflammés d'une passion persistante, et même, parmi eux, des ancêtres. On est bien obligé de songer à une mutation, à ce que les astrologues appellent communément « l'entrée dans une nouvelle maison ».

    De chasse en chasse, le visage de Jünger se transforme. Il se modèle de l'intérieur. Il scrute maintenant la face cachée des choses. Il découvre que sa seule passion est celle de la connaissance. De sorte que ce livre n'évoque pas seulement les Antimémoires. Son plus proche modèle devient bizarrement Mobv Dick. La baleine blanche du capitaine Achab est remplacée par les insectes de Lilliput. Le changement d'échelle est de peu de signification. Les myriades d'insectes détiennent le même secret que l'introuvable baleine. Leur assemblage dans la mémoire compose une immense et fantastique mosaïque. Chaque prise comble un vide du puzzle chatoyant, fragile et chimérique. Dans les entrecroisements des espèces et des genres, dans les analogies de leurs cornes et de celles du rhinocéros, de leurs couleurs et des brillances de l'eau ou du ciel, dans la distribution des dessins de leurs carapaces, Jünger déchiffre des réseaux d'une fabuleuse finesse dont les mailles recouvrent, selon lui, les mailles d'une autre réalité, cachée. Nous allons dans le monde en aveugles. Nous le considérons distraitement et nos yeux n'utilisent pas leurs pouvoirs. Jünger, qui le sait, choisit de découper dans le réel une lamelle très étroite de manière que les trésors enfouis se révèlent. Le livre de l'infiniment petit devient alors celui de la richesse et de la profusion. Une seule famille du genre coléoptère, celle des Carabidae, ne comprend pas moins de 25.000 espèces. La chasse subtile est une chasse au snark. À force de fixer cette zone étroite du réel, mille facettes se dévoilent. Le monde se met à scintiller. « Certaines subtilités, dit Jünger, ne me devinrent discernables qu'après des dizaines d'années ».

    Cette passion est servie par un langage admirable. Jünger, tout au long de son œuvre, nous a dit sa fascination pour le cristal, à la fois objet et principe formateur, à la fois surface et profondeur. Ainsi de cette écriture qui semble nimbée de lumière : en relatant les apparences, ce style révèle aussi les structures occultes qui organisent ces apparences, exactement comme le cristal donne à lire, au même regard, les facettes qui le composent et les géométries qui gouvernent l'ordre de ces facettes. « Le chasseur, conclut Jünger, devient à la longue subtil, à force de ne pas épargner sa peine, même dans la plus modeste des quêtes. Un souffle presque immatériel, comme venu d'ailes d'éphémères, a modelé son esprit. Quant aux noms qu'il a chassés au bord même de l'innommé, il est vrai qu'il ne peut les emporter avec lui. L'art va plus loin, de même qu'une chanson dont les paroles sont oubliées vous obsède encore de sa mélodie. Puis, la mélodie elle-même reste derrière vous ».

    ► Gilles Lapouge, Quinzaine littéraire n°86, 1970.

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    • Lire aussi : « Ernst Jünger sous le charme des coléoptères » (Didier Sénécal, Lire, juillet 2000)

     

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    JüngerianaErnst Jünger : Le chasseur de cicindèles

    La passion de Jünger pour l’entomologie est une dimension essentielle de son œuvre, un microcosme de tout son univers.

    On connaît la légende de ce moine d’Heisterbach, attiré par le chant d’un oiseau en qui s’était incarnée l’éternité. Il le poursuivit toute sa vie, d’arbre en arbre, de colline en colline. Quand il revint au monastère, il le trouva en ruines : un siècle s’était écoulé. L’auteur des Chasses subtiles (1) a collecté des insectes sur près d’un siècle, car ils renfermaient une parcelle de la Beauté. La passion d’Ernst Jünger pour l’entomologie n’a rien d’une marotte. C’est une dimension essentielle de son œuvre, de sa sensibilité, un microcosme de tout son univers. À 90 ans, il confiait à Julien Hervier (2) que, loin d’aspirer à se détourner du monde, il lui serait très agréable de se consacrer à ses coléoptères car, ajoutait-il, « comme le dit Goethe, on se retire petit à petit du monde de l’apparence… » Qu’un écrivain s’intéresse aux insectes ne saurait surprendre. Imagine-t-on l’implacable chasse à laquelle se livre Humbert Humbert, avec sa Lolita, sans la passion de Nabokov pour les papillons ? La magnifique scène de scorpions dans l’Âge d’or de Buñuel sans l’intérêt du cinéaste pour ces admirables arthropodes ? Que dire de Breton et de Caillois ? Quant au roman de l’écrivain japonais Abé Kobo, La Femme des sables, qui raconte le destin d’un entomologiste prisonnier avec une femme, au fond d’un entonnoir de sable, comment en comprendre le sens sans avoir vu les redoutables mandibules de la larve du fourmilion, tapie au fond d’un entonnoir semblable, qu’elle a creusé au bord d’un chemin ou sur la dune ?

    Je n’ai jamais vu Jünger exhiber ses médailles ou ses décorations. Mais le sourire de l’homme qui montrait l’un de ses cartons vitrés où étaient méthodiquement classées, impeccablement étalées, des séries de longicornes ou de carabes était bien celui d’un enfant qui dévoile ses trésors. Goethe, à la fin de sa vie, attachait plus d’importance à ses travaux scientifiques, à ses études sur les plantes qu’à son Faust. L’un des plus grands bonheurs de Jünger est d’offrir non pas sa photo dédicacée, mais une carte postale qui représente un papillon de 12 millimètres, originaire du Pakistan, le Trachydora jungeri qui porte son nom. La nomenclature entomologique étant universellement respectée depuis Linné, il y voit le gage de sa survie, pour la postérité.

    Cette passion pour les insectes suffit à créer une dimension de complicité au-delà des générations un lien privilégié que nombre de ses lecteurs et exégètes ont du mal à partager. La beauté des Chasses subtiles, les descriptions de captures de cicindèles avec une poignée de sable, la longue méditation sur la mort que lui inspire la vue de cadavres desséchés de Copris espagnols dans le Contemplateur solitaire (3) ne peuvent émouvoir que ceux qui partagent ou ont partagé cette redoutable passion et les admirateurs de J.H Fabre. Je me souviens d’une soirée passée à Paris, avec Jünger, dans les années 70. Nous nous sommes entretenus un peu à l’écart d’un sujet qui, tout autant que son rapport à Heidegger, fut au centre de nos conversations : ces merveilleux scarabées qui nous inspiraient la même admiration. Le dialogue était technique : il s’agissait de savoir ce qui, du vinaigre ou de la bière éventée, était le plus efficace dans la confection de pièges à carabes. Gabriel Marcel suivit quelques instants notre conversation, en hochant la tête, comme un grand-père contemple deux enfants jouant dans un bac de sable.

    Comment est-on gagné par cette passion ? Elle remonte toujours à l’enfance, à la surprise que l’on ressent devant une énorme guêpe Scolie butinant un chardon, devant les couleurs d’un papillon Machaon, la beauté d’une cétoine, à l’étonnement que l’on ressent en découvrant un lucarne cerf volant ou un Oryctes à la corne aussi impressionnante qu’inoffensive. Quel enfant n’a pas été enchanté par les marbrures, le frottement stridulent des élytres de ce hanneton des pins (Polyphilla Fullo) qu’admirait déjà Fabre ? Plus tard viennent les rencontres difficiles, provoquées : un carabus hispanus, véritable boule de feu, que l’on arrache dans la mousse à sa logette hivernale, un Scarite géant au bord de la mer, terrifiant éventreur. Comment nier que les insectes soient de véritables œuvres d’art ? Aucun monstre de science-fiction n’égale l’inquiétante étrangeté qu’inspire la femelle gigantesque de l’Heteropterix dilatata malais, un phasme déguisé en cactus, celle des dynastes asiatiques ou sud-américains, les Megasoma ou les Chalcosoma aux cornes multiples. Quel orfèvre pourrait reproduire les éclats d’or, d’azur et de feu d’un Polybotris sumptuosa, buprestre de Madagascar ou d’un Mégaloxanta, son frère indonésien, qui l’égale en beauté, et que les filles de Java, après avoir passé autour des pattes un fil de métal, portent comme un diadème d’émeraude, dans leurs cheveux ?

    Depuis l’époque romantique où les poètes comme Novalis se passionnaient pour les plantes, les roches, les cristaux, y cherchant des allégories de la vie toute entière, la nature, le sentiment de la nature, fit partie de l’éducation en Allemagne. Mörike entassait des curiosités géologiques dans son presbytère de Souabe. Ce n’est pas lui qui aurait commis l’impardonnable erreur de Heidegger, dans sa conférence sur l’Origine de l’œuvre d’art (4), d’évoquer… une cigale dans l’herbe, alors qu’elle chante au plus haut des pins ! À cette époque, il n’était pas ridicule d’offrir aux enfants un filet à papillons. La « chasse aux papillons » est le thème de l’un des plus beaux fragments d’ Enfance berlinoise de Walter Benjamin (5) comme elle ouvre le recueil de Jünger Chasses subtiles . Dès son enfance à Hanovre, il fut initié à l’observation de la nature par un père pharmacien, un grand-père botaniste amateur et un instituteur, comme il en existait alors. Les maîtres n’étaient pas diplômés en psychopédagogie, mais ils savaient reconnaître les arbres, apprenaient les enfants à ouvrir les yeux. Les premiers terrains de chasse de Jünger étaient pauvres : c’était la lande gelée, les roseaux du lac de Steinhuden. Il y découvrit néanmoins des chrysomélides multicolores, des carabes dorés (carabus auratus), violets (Megodontus purpuraescens), des granulatus et des catenatus, le lourd Osmoderme ermite, aujourd’hui rarissime en France, certain qu’ils étaient une facette de la beauté de l’univers, qui luisait au pâle soleil de janvier. Dès cette époque, il comprit que la nature était la vraie caverne d’Aladin, que chaque trouvaille n’était que l’antichambre de plus belles rencontres. Et ces carabes à reflets, il les enfermait dans sa boîte comme des poignées d’émeraude. Leur beauté le ravissait. Devenu adulte, alors que tant d’hommes attendent la mort, il ne cessera de parcourir la terre, de la Transylvanie à l’Afrique, de l’Anatolie au Caucase, des jungles asiatiques aux savanes africaines, à la recherche de ces éclats de beauté, de ses émotions d’enfant.

    La Beauté, pour Platon, ne cesse de faire rêver à d’autres beautés, plus parfaites encore. Et la construction musicale des Chasses subtiles n’est pas sans évoquer celle du Banquet. Le petit carabe vert doré des forêts allemandes, aboutissement d’une double migration qui vient de la Provence et des Pyrénées, appelle celle des Coptolabrus, ses magnifiques cousins chinois, aux armures granuleuses, bardées de franges d’or, de pourpre et d’azur. Jünger fut vite conscient que cette beauté du microcosme exprime celle du macrocosme. Les scarabées lui paraissaient faits de main humaine. Ils détiennent dans leurs couleurs et leurs formes la grammaire de tous les styles artistiques. J’ai vu des masques africains qui paraissaient reproduire les magnifiques thorax des gros Goliathus du Gabon et du Zaïre. L’insecte, brun velouté, zébré de blanc ou moucheté de neige semble, lui, peint à la main. Le Coptolabrus de Chine ou de Corée porte sur ses élytres la structure rutilante et tourmentée des temples. Il éclipse dans sa parure le plus fastueux des Empereurs Ming. Les carabes japonais, aux formes étirées, d’une étonnante pureté, ressemblent aux motifs qui ornent les paravents.

    Une fois cet univers découvert, on ne l’abandonnera jamais. Jünger a recueilli avec la même piété, le même émerveillement enfantin, ces insectes tout au long de sa vie. Il les a chassés adolescent, sans doute aussi dans la Légion. Il les observera au cours de la Seconde Guerre mondiale, heureux de découvrir un proche parent du scarabée sacré, dans un champ de manœuvre, au sortir de l’hiver 1939-1940. À Paris, sous l’occupation, il rendit visite à Eugène le Moult, qui résidait non loin du Jardin des Plantes. J’ai rencontré 25 ans plus tard ce vieil homme à longs cheveux blancs, entouré d’immenses Morpho, magnifiques papillons bleu d’azur, parfois opalescents, qu’il avait appris à chasser aux bagnards de Cayenne, lorsque son père s’occupait du pénitencier.

    J’imagine fort bien Jünger grattant la mousse sur le front de l’Est à la recherche de quelque rare Procustes ou Procerus, ces immenses carabes noirs ou violets, sous les balles des partisans russes. D’ailleurs, le splendide Carabus Olympiae italien, que l’on croyait depuis longtemps éteint, n’a-t-il pas été redécouvert, comme le rappelle Jünger, par Carl Ludwig Blumensthal, commandant de la Bundeswehr ? Avant la Seconde Guerre mondiale, il rendit visite à d’autres entomologistes, au neurologue Oskar Vogt, plus tard démis de ses fonctions pour avoir fait l’éloge du cerveau de Lénine, l’URSS lui en ayant confié l’étude. Il cite avec plaisir la phrase d’Otto Schmiedeknecht, célèbre spécialiste des hyménoptères d’Europe centrale confiant que ses études étaient « source de délices sans mélange et refuge dans les vicissitudes de la vie ». Comment douter que cette passion de Jünger pour les insectes, la nature, le fut aussi ? Elle s’inscrit dans l’horizon du Traité du rebelle (6), de son recours aux forêts. Elle illustre l’attitude du narrateur des Falaises de marbre (7), du Contemplateur solitaire qui ne peut que confier : « Quand je tenais l’un de ces êtres sur le plat de ma main, je me demandais pourquoi ils sont revêtus d’une telle splendeur ? »

    La chasse aux insectes, la seule qui trouve grâce aux yeux de Jünger, s’apparente au jeu. Aventure de chaque instant, elle exige autant de qualités physiques que de dons d’observation. Le chasseur admire sa proie autant qu’il la désire et le moment crucial, c’est moins celui où il l’étalera pour la conserver, soigneusement étiquetée, dans son carton vitré que celui de la capture. Benjamin a magnifiquement décrit à propos de ses papillons, le mimétisme de la proie et du chasseur. « Plus je me conformais de toutes mes fibres à l’animal, plus je devenais en moi-même lépidoptère » (8). Jünger décrit aussi ce phénomène doublement hypnotique, présent dans ce serpent qu’il croise un jour, indifférent à son passage, car il est lui-même pétrifié par le lézard qu’il observe. Il note que « le chasseur est toujours en même temps le chassé, de même que l’homme en guerre est aussi l’homme à qui l’on fait la guerre ». Il se doit d’affronter les pires chaleurs, les rigueurs des hivers pour surprendre quelques variétés rarissimes, soulever des montagnes de pierres à la recherche de minuscules carabiques, inventer des pièges, des appâts et pire : soutenir le regard apitoyé des autres. La gêne de l’écrivain à poursuivre pendant une heure entière sur le sable avec un filet, un cicindèle, insecte qui ne mesure même pas un centimètre, tout en masquant son ombre, à immobiliser sa proie par une poignée de gravier, laissera perplexe le lecteur non familier de ces magnifiques insectes aux reflets métallisés. Il fera sourire ceux qui vécurent semblables expériences. 

    Dans cette étrange passion, Ernst Jünger ne se sent jamais seul. Là où les autres ne voient qu’un désert, une étendue vide, il découvre des myriades d’univers, décèle dans un marais une multitude de biotopes. Il est accompagné d’un cortège d’ombres, les savants ou les amateurs qui ont partagé sa passion et sont passés à la postérité en décrivant ou en nommant l’un de ces minuscules scarabées, au terme de polémiques souvent implacables. La connaissance que Jünger a de la littérature entomologique est exceptionnelle. Derrière le nom latin de chaque insecte, il entrevoit le visage de celui qui le nomma. Il admire la patience de Linné, respecte les frères Bodemeyer qui explorèrent les sommets d’ Anatolie pour en étudier la faune, il a lu les monographies de Hauser, de Staudiger, n’ignore rien des polémiques de Kolbe et de Kraatz, qui éclipsent en longueur la Guerre de Troie. Il sait l’importance de cet extraordinaire savant que fut Stephan von Breuning (1894-1983), descendant d’une famille anoblie par Frédéric Barberousse, dans laquelle grandit plus tard le jeune Beethoven, et qui rédigea, après des études de philosophie, quelque 600 publications, les plus décisives du siècle, sur les Cérambycides africains. Breuning participa à l’occupation de la France comme lieutenant de réserve, il serait douteux que Jünger n’ait jamais rencontré cet homme qui se qualifie d’opposant passif au régime hitlérien et qui choisit, après la guerre, de demeurer à Paris.

    La collection n’est pas le but de l’entomologiste. Il ne s’identifie pas au « Collector » obsessionnel du roman de John Fowles. Elle n’est que la trace visible de ses explorations, son matériel d’étude, de comparaison. Correctement entretenue une collection d’insectes se conserve un temps infini. On possède pour un certain nombre d’espèces les paratypes qui servirent à les décrire, il y a plus de 100 ans. J’ai conservé des lucanides que m’offrit Eugène le Moult, quand j’étais lycéen, et qu’il hérita lui-même de je ne sais qui. Ils furent capturés dans le Haut-Tonkin bien avant la Commune de Paris. Ce qui fait la richesse d’une collection, ce n’est pas le côté spectaculaire des espèces, mais leur rareté, la représentation optimale de chaque genre. Certains Cerambycides des îles Célèbes du type Batocera ne sont connus que par un unique exemplaire détérioré, des carabes asiatiques ne  sont imaginables qu’à partir de quelques élytres. C’est le lieu inaccessible, insolite qui fait rêver Jünger, qu’il s’agisse du Turkmenistan, du Sikkim ou du Tibet. Évoquant sa passion de collectionneur, il illustre les analyses que Benjamin – qui attaqua jadis les livres de Jünger sur la guerre – consacre à cette figure dans son essai sur Edvard Fuchs, le collectionneur d’estampes. Il rêve de tenir dans sa main, comme une possession, tout l’univers. Un amateur de toiles peut toujours espérer rassembler tout l’œuvre d’un peintre. Le collectionneur d’insectes est confronté au tonneau des Danaïdes; même s’il se limite, comme le souligne Jünger, à une famille, à une sous espèce, il ne pourra jamais réunir les dizaines de milliers de représentants qui l’illustrent de par le monde. Mais il parcourra toute la terre pour les y découvrir. Il ne saurait se satisfaire de leur esthétique. Il s’attachera aussi bien aux multiples variantes de Scarabaeus, Onitis, Copris, Geotupes, Ontophagus, qu’il recueille en creusant sous les déjections des chèvres de Corse, des buffles de rizières, qu’aux sombres nécrophores, les fossoyeurs de cadavres, aux Blaps présages de mort, aux pimélia qui ne sortent que la nuit dans les déserts ou les étendues sableuses. Ces momies multicolores ne sont jamais mortes. Jünger ne cesse de retrouver dans leur contemplation les paysages de leurs captures, de sentir « un climat bien précis, un printemps soudain », les odeurs de Naples ou les parfums des Alpes, le sable de l’Égypte ou de Syrie, comme emporté sur le manteau de Faust.

    La lecture des Chasses subtiles ne cesse d’évoquer les magnifiques écrits de Jean-Henri Fabre, le plus grand naturaliste français, largement méconnu en France, malgré ses talents d’écrivain, de peintre et de poète, mais dont le « harmas » transformé en musée — un arpent de garrigue qu’il entoura d’un mur, à Sérignan — accueille chaque année des centaines de Japonais. Cet autodidacte de génie, ami de Pasteur et de Mistral, nous a laissé avec ses Souvenirs entomologiques (9) d’inoubliables portraits d’insectes qui vivaient jadis en Provence, avant le bétonnement systématique des paysages. Observateur prodigieux, il fut le premier à décrire les mœurs du scarabée sacré, du géotrupe, du Minautaure Typhée, de la Guêpe maçonne comme du scorpion languedocien. Fabre était un humaniste. La beauté de ses évocations de « mœurs des insectes » réside dans l’anthropologisation qu’il en effectue. Le scarabée sacré (Scarabaeus Sacer ) est un travailleur besogneux qui roule son butin – sa pilule de bouse – avec entrain, dans l’euphorie des agapes qui vont suivre. Il le défend contre les faux amis, prêts à l’aider pour lui subtiliser son bien. Le Typhée Minautore (Typhoeus Typhoeus ), un bousier à trois courtes cornes jadis commun sur les chemins suivis par les moutons, est un époux modèle, un père consciencieux. Il participe de son mieux à la vie de la famille, aménage la chambre, pousse la terre que remue la femelle avec ses cornes en guise de pelle. Rien ne peut le détourner du sérieux conjugal. Lorsqu’il part en quête de nourriture, il résiste aux invitations des autres femelles, pressé d’en faire profiter sa famille, comme un ouvrier ramène son salaire. C’est en vain qu’on le précipite dans le nid d’une autre. Il en déguerpit prestement pour regagner son logis. Fabre aime le travail bien fait, celui de la Guêpe maçonne, de l’Épeire diadème. Par contre, il n’a que mépris pour les vandales et les ingrats telle cette femelle du carabe doré qui éventre à coups de mandibules une demi-douzaine de mâles dont elle n’a que faire ou la mante religieuse qui dévore consciencieusement la tête et le thorax de son mâle, pendant l’accouplement, maintenant fermement son abdomen. Jünger rêve autour des mêmes insectes. Mais le Typhée Minautore lui rappelle le monstre du même nom, à tête de Dragon, fils de Gaïa et du Tartare, évoqué par Hésiode. La carapace se fait cuirasse, armure de chevalier. Le scarabée illustre la parole de Novalis selon laquelle dans la plus menue des créatures, on peut déceler la vie exaltée à l’état de mystère.

    Fabre a longtemps décrit ce travailleur infatigable qu’est le Copris espagnol – le Mondhorn allemand – qui ne cesse de creuser des puits pour mettre sa récolte à l’abri, pétrissant la sphère où la femelle dépose ses œufs. Il aimait et respectait tout ce qui vit et peine sur sa terre de Provence. Véritable mère, la femelle du Copris veillera ses larves jusqu’à l’éclosion des imagos, aux fêtes automnales. Devant le même insecte, observé en son pays sarde, Jünger s’interroge : « À quoi bon s’activer, creuser et bâtir dans notre monde éphémère ». Un siècle et demi sépare les deux regards, les deux portraits. Devant les petits cadavres sombres, desséchés au soleil, avec leurs parures et leurs couronnes gisant dans la poussière, il ne peut que songer à la mort, à cette prodigieuse richesse de la nature qui s’apparente au gaspillage : gaspillage de de formes, de couleurs, jusque dans ces insectes. Nés avant la nuit, la mort les rattrape aux premiers rayons de l’aurore.

    Comme les Egyptiens associaient étroitement le scarabée sacré qui disparaît sous la terre pour reparaître, roulant sa pilule comme un soleil, à la résurrection d’Osiris, Jünger voit dans l’entomologie moins une simple science qu’un hiéroglyphe de la nature. Célestes ou chthoniens, ces insectes détiennent une part de son secret, de sa magie. Ils sont une facette d’un même diamant. Dans le petit scarabée noir, au thorax bombé, à la tête armée d’une corne, il entrevoit le buffle des prairies américaines, le rhinocéros des savanes d’Afrique. L’enfant qui capturait, émerveillé, des carabes dorés dans la lande, au bord d’un étang, survit toujours dans le « contemplateur solitaire » qui murmure : « Après une longue préparation souterraine, ces créatures magnifiques ne vivent plus qu’un instant ». Cet immense réseau de correspondances que Jünger décèle entre les insectes, les plantes, les animaux et les pierres, ce réservoir de formes fantastiques qu’il ne cesse d’inventorier constitue une résurgence insolite de la sensibilité des Romantiques, qui voyaient dans chaque pierre une parole pétrifiée. Pour voir surgir l’énigme de la vie et de la mort, il suffit à Jünger de tenir cette petite momie, dans la paume de sa main.

    De grâce qu’on épargne à Jünger le parallèle d’un goût douteux entre le chantre des combats de la Guerre de 1914 et le chasseur de scarabées. C’est parce qu’il a vu très jeune et si souvent la mort en face que cet homme, toujours épargné par la mort, n’a cessé de célébrer la vie. Des âmes sensibles ne manqueront pas de s’indigner de ce que l’on puisse fixer dans des recueil de verre ces insectes crucifiés. Un entomologiste ne collecte qu’un nombre très limité de spécimens qui l’intéressent. Il sait qu’il travaille sur un monde en train de disparaître, que son regard lui-même bientôt n’existera plus. Lorsqu’on visite le harmas de Fabre en Provence , que l’on voit ses deux ou trois cartons d’insectes, recroquevillés autour d’énormes épingles, fixés au mur à côté de son grand chapeau noir, on réalise qu’il fut un extraordinaire observateur mais un bien piètre collectionneur. Les scarabées sacrés étaient légion dans la garrigue; à quoi bon s’emparer de leurs dépouilles ? Il n’en subsiste plus que quelques rarissimes en Corse et en Camargue. Nombre d’insectes décrits par Fabre ont aujourd’hui pratiquement disparu de nos campagnes. J’ai capturé, enfant, en Corrèze, des dizaines d’exemplaires de cet extraordinaire Minautore Typhée qui émerveillait Fabre et Jünger. Ce monstre noir à trois cornes suivait les troupeaux de moutons. Je l’y ai recherché en vain. Au cours du tournage d’un film sur Fabre, dans son propre village un réalisateur japonais voulut filmer un nid de guêpes maçonnes. Même en proposant dix mille francs à qui lui en montrerait un, il fut impossible d’en découvrir. Le Scarite géant du Languedoc, qui feint la mort dès qu’on l’approche, a disparu des dunes. Le ratissage des plages, en éliminant les vieilles souches apportées par la mer, a privé l’Orycte nasicorne de son biotope naturel. Si l’on mentionne qu’un hectare de forêt incendié tue plus de 5 millions d’insectes, que le nettoyage des bas côtés des routes élimine les plantes indispensables aux papillons, on comprendra mieux la tristesse si souvent présente dans les évocations de Jünger. Quant à ces espèces exotiques, qu’il a cherchées aux quatre coins du monde, elles ne sont pas moins menacées. J’ai vu dans les Cameron Highlands de Malaisie, la patrie des plus grands papillons du monde, des dynastes les plus impressionnants (Chalcosoma, Eupatorus), des buprestres les plus rutilants, les marchands chinois faire ramasser les insectes par les aborigènes et les entasser dans des containers en plastique. Des sacs de papier renfermaient des sagra multicolores par dizaines de milliers. Les grands Megaloxantha, vert émeraude à lunules d’ivoire, gisaient en tas, à même le sol. Ce n’était pas la caverne d’Aladin, mais l’entreprise d’équarissage des Falaises de marbre. Au sommet des collines, parmi les serres éclairées jour et nuit où l’on cultive des roses et des asters, en plein climat tropical, de gigantesques projecteurs étaient fixés au sommet des arbres pour attirer l’énorme Chalcosoma atlas, l’un des plus gros coléoptères du monde. Tous ces trésors étaient destinés à l’exportation, à la confection de porte-clés, de presse-papiers en résine synthétique, vendus de Kuala-Lumpur à Singapour. Je suis seulement heureux que le marchand chinois m’ait permis de tenir dans ma main l’un de ces énormes Chalcosoma vivant, un coléoptère noir aux cornes fantastiques, presque aussi gros que les deux poings. Capturé au piège à lumière, le sinistre lightrap, il agonisait depuis des mois dans une cage en plastique, en bas d’un escalier.

    Alors j’ai eu envie de relire les Chasses subtiles d’Ernst Jünger et j’ai compris pourquoi ce livre m’avait toujours bouleversé.

    ► Jean-Michel Palmier, Magazine Littéraire n°326, 1994.

    (1) Chasses subtiles, Christian Bourgois, 1969.
    (2) Entretiens avec Ernst Jünger, Arcades / Gallimard, 1986.
    (3) Le Contemplateur solitaire, Grasset, 1975.
    (4) Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962.
    (5) Enfance berlinoise in Sens Unique, Lettres Nouvelles, 1978.
    (6) Traité du rebelle ou le Recours aux forêts, Christian Bourgois, 1981.
    (7) Sur les falaises de marbre, Gallimard, 1942.
    (8) Enfance berlinoise, op.cit.
    (9) Souvenirs entomologiques. Réédition coll. Bouquins.

     

    Ernst Jünger

    ♦ Addenda : En 1995, Jean-Michel Palmier fait paraître Ernst Jünger, rêveries sur un chasseur de cicindèles (Hachette) dont voici l’avant-propos :

    L’intérêt que je porte à l’œuvre d’Ernst Jünger a souvent suscité chez mes amis les plus proches un sentiment d’incrédulité ou de réprobation. J’en comprends facilement la raison. Comment peut-on travailler sur la richesse artistique de cette Allemagne des années 20-30, assassinée par les nazis, et nourrir une sympathie pour un écrivain régulièrement qualifié de « chantre de la barbarie » pour avoir célébré, à travers la guerre de 1914, l’héroïsme le plus meurtrier. « Activiste de droite », « conservateur », Ernst Jünger n’est-il pas issu de cette mouvance idéologique qui contribua à saper les fondements de la République de Weimar ? Les plus indulgents voyaient dans mon intérêt pour l’auteur de Sur les falaises de marbre, passionnément admiré et passionnément haï, les vestiges d’une facination d’adolescent pour les forêts, les couleurs des pierres, les formes des cristaux, tous ces éclats d’une beauté qui émane d’un monde invisible, que l’on piétine sans l’apercevoir et que Jünger a placé au cœur de son œuvre. L’embarras que j’ai souvent ressenti, confronté à ses admirateurs les moins critiques, n’a d’égal que celui que m’inspirent ceux qui reprochent à un homme, aujourd’hui centenaire, l’indifférence à l’égard de la mort qu’il éprouva à 19 ans, dans la boue des tranchées. L’exécution sommaire de son œuvre, à laquelle se livre régulièrement la critique allemande rejoint en platitude celle des panégyriques français qui exaltent « le héros de 1914 », « l’intrépide combattant décoré de la croix pour le Mérite », « l’adversaire acharné du national-socialisme », « le résistant » qui renonça  « au confort de l’exil », le « protecteur des richesses culturelles françaises ». Pour les uns, l’œuvre de Jünger se réduirait à un magma idéologique confus, un humus empoisonné qui féconda la pire barbarie, pour les autres elle constituerait le sommet de la littérature allemande et chacun de ses écrits aurait valeur d’oracle.

    L’œuvre de Jünger — marginale sur près d’un siècle —, résiste aux classifications politiques simplistes dans lesquelles on l’enferme si facilement. C’est ce qui en fait la richesse. Il y a plus dans ses analyses sur la technique qu’une métaphysique brumeuse, tissée de réminiscences nietzschéennes, son regard sur la nature n’est pas une simple résurgence de la sensibilité des romantiques allemands. Quant à la figure du Rebelle, du Waldgänger, qui, avec son « recours aux forêts », entre dans l’espace invisible du monde, en quête d’une liberté dont les autres ne soupçonneront jamais l’existence, comment y demeurer insensible ?

    Ecrire sur Jünger est une entreprise aussi risquée que solitaire. Je n’aurais jamais rédigé ces fragments sans la sollicitation de Benoît Chantre, directeur de cette collection, qui m’a assuré que le parti pris de la subjectivité, l’insolite d’un éclairage lui semblaient garantir qu’elle ne se limiterait pas à de pieux hommages littéraires, et surtout l’amitié d’Alain Bonfand, professeur à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Ce texte n’est assurément pas une introduction à l’œuvre d’un écrivain dont la vie s’est identifiée avec ce siècle, même s’il en suit parfois les méandres. C’est l’histoire d’une rencontre — une bien « dangereuse rencontre » — avec une œuvre, son auteur et sa sensibilité si singulière.

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