• L'héritage indo-européen en Iran

    persepolis

     

    Certains d'entre vous se rappellent sans doute les fastueuses fêtes de Persépolis en 1971. Celles-ci célébraient le 2.500ème anniversaire du royaume d'Iran. Peut-être savez-vous également que l'un des titres du dernier shâh (roi) était “lumière des Aryens” et que Iran signifie “Pays des Aryens”. Dans la célébration de Persépolis, il ne faut pas s'arrêter à la réussite d'un régime, d'ailleurs démentie quelques années plus tard, mais y voir l'affirmation d'une continuité de Cyrus le Grand à nos jours. Le titre sus-mentionné du shâh, “lumière des Aryens”, et l'étymologie de Iran expriment la même idée. En effet, il faut comprendre qu'il y a là revendication d'un héritage vieux de plusieurs millénaires et affirmation d'une fidélité à celui-ci.

    L’âme de l'Iran ne s'est pas constituée au XXe siècle, ou après l'islamisation, ou encore à la suite des campagnes d'Alexandre le Grand, mais lorsque les Indo-Européens se sont établis sur le plateau iranien. Depuis, en dépit des invasions, de la multiplicité des courants religieux, des périodes de succès et de revers, les Iraniens ont toujours témoigné d'une conscience très vive de leur spécificité. Le monde iranien est injustement méconnu en Europe. Pourtant, l'influence de ce rameau indo-européen s'est étendue à l'ensemble de l'Eurasie. C'est à une brève découverte de celui-ci que nous vous invitons maintenant. Tout d'abord en nous penchant sur les origines indo-européennes de l'Iran, puis en examinant quelques aspects du monde iranien et enfin son influence sur d'autres civilisations.

     

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    Au début de l'histoire de la Perse, au temps de Cyrus, on trouve encore des femmes guerrières (Saces)


    I. Les Indo-Européens en Iran

    L'Iran a connu deux principales vagues indo-européennes. Les Iraniens sont issus de la seconde. La première vague est venue du nord de la mer Caspienne. Ce groupe d'Indo-Européens s'est fixé, à la fin du IVe millénaire avant notre ère, au sud-est de la Caspienne, dans la région de l'actuel Gorgan. Roman Ghirshman nomme ce rameau les “Indo-Aryens” afin de le distinguer des Iraniens proprement dit. La dénomination aryen provient du nom par lequel se désignaient les Indo-Européens qui se sont installés en Inde et en Iran. Ainsi, l'empereur achéménide Darius Ier (522-486) se disait “aryen de souche aryenne”.

    >Au début du IIe millénaire, toujours avant notre ère, sans doute sous la pression de nomades, les Indo-Aryens quittèrent la région de Gorgan et se scindèrent en deux groupes. L'un partit vers l'est et après bien des pérégrinations occupa le nord de l'Inde où il fonda la prestigieuse civilisation védique. L'autre prit une direction opposée, il alla vers l'ouest. Il finit par se retrouver dans le nord de l'actuel Irak où il fit cause commune avec les Hourrites, peuple non-indo-européen. Au XVIIe siècle avant notre ère, les Indo-Aryens de l'ouest formaient l'élite dirigeante du royaume de Mitanni. Celui-ci eut son heure de gloire au XVe et au XIVe siècle avant notre ère. Il fut notamment tour à tour adversaire et allié des Égyptiens. Il dominait alors le nord de l'Irak, le nord-est de la Syrie et le sud-est de la Turquie. Il devint ensuite vassal des Hittites, puis fut vaincu par les Assyriens.

     

    Prehistoric India

    Croquis du haut : Stuart Pigott, le spécialiste des civilisations celtiques, s'est aussi attaché à la préhistoire de l'Inde. Dans son petit ouvrage intitulé Prehistoric India (Penguin, Harmondsworth, 1950), il nous livre une illustration de l'instrument de la conquête aryenne de l'Iran et de l'Inde, en l'occurence le char de combat, dénommé ratha. Ce véhicule est décrit en détail dans le Rig-Veda. Croquis du bas : D'après Günther, les migrations indo-européennes en Asie. On voit très bien quelles ont été les vagues successives autour de la Caspienne, en direction des hauts-plateaux persans et du nord de l'Inde.

     

    L'arrivée des Iraniens proprement dits

    Dans la seconde moitié du IIe millénaire également, un autre groupe d'Indo-Européens, les ancêtres des Iraniens, se mit en marche. On suppose qu'il est parti d'une région sise à l'ouest de la Volga, non loin de son embouchure, donc de la Caspienne, dans la région de Volgograd, anciennement Stalingrad. Bien que les spécialistes ne s'accordent pas sur ce point, il semble qu'il s'est divisé en deux. Un groupe, formé des Iraniens dits “orientaux”, passa la Volga et descendit à l'est de la Caspienne. Au début du Ier millénaire avant notre ère, les Iraniens orientaux occupent un territoire qui comprend l'actuel Turkestan soviétique, l'Afghanistan et une grande partie du Pakistan.

    L'autre groupe, les Iraniens “occidentaux”, passa par le Caucase, donc à l'ouest de la Caspienne. Il était notamment composé des Mèdes et des Perses. Au IXe siècle avant notre ère les annales assyriennes les mentionnent. Les Mèdes s'installent au nord-ouest de l'actuel Iran, les Perses au sud-ouest. En 737-736, les Assyriens lancent un raid contre les Mèdes, dans la région de Téhéran, mais ils n'occupent pas le pays. De 615 à 610, les Mèdes détruisent le puissant empire assyrien. Un peu plus d'un demi-siècle plus tard, les Perses imposent leur hégémonie aux Mèdes. En 539, leur roi, Cyrus II le Grand (559-530), s'empare de Babylone. Il constitue alors l'empire achéménide qui, durant deux siècles, s'étendit de la Méditerranée à l'Indus, de la Grèce et de l'Égypte à l'Inde et à la frontière ouest de la Chine.

     

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    Croquis d'un bas-relief persan de Persépolis capitale de l'Empire à l'effigie d'un roi perse. Les traits de ces visages montrent très nettement une ascendance européenne toute proche. Le souvenir des conquérants aryens marquent encore et toujours le subconscient iranien, en dépit des mixages de population et de l'islamisation.


    Nous allons terminer cette partie par une rapide chronologie.

    • Du VIe siècle au IVe siècle avant notre ère : règne de la dynastie achéménide, empire perse.
    • De 334 à 324 avant notre ère, conquêtes d'Alexandre le Grand.
    • Du IIIe siècle au IIe siècle, toujours avant notre ère, dynastie d'origine grecque, les Séleucides (364-312 av. JC). Celle-ci, dès la seconde moitié du IIIe siècle, est peu à peu supplantée par les Arsacides (v. 250 av. JC - 226 ap. JC), dynastie parthe, donc par des Iraniens orientaux.
    • Au IIIe siècle de notre ère, les Arsacides sont éliminés par une dynastie perse, les Sassanides (226 à 651 ap. JC). Ceux-ci règnent jusqu'au milieu du VIIe siècle de notre ère, période de la conquête musulmane [bataille de Qadissiya en 636]. Remarquons que celle-ci met un siècle pour dominer l'ancien empire sassanide.
    • Mentionnons enfin qu'au milieu du VIIIe siècle, le califat passe aux Abbassides. Cette prise du pouvoir fut la conséquence d'une révolte iranienne. Elle marque le début d'une renaissance iranienne.


    L'empire Perse sous les Archéménides

     

    II. Deux aspects du monde iranien

    Nous allons maintenant examiner deux aspects de la société de l'Iran pré-islamique en mettant l'accent sur les transformations qui les ont affectées, mais aussi les permanences. En premier la religion, puis l'idéologie tripartie.

    La religion dans l'ancien Iran :

    La religion de l'ancien Iran était le mazdéisme. Son nom provient de son dieu principal, Ahura Mazda, ce qui signifie “Seigneur Sage”. Les Iraniens eux-mêmes se proclamaient “adorateurs de Mazda”. La “Bible” des mazdéens est l'Avesta, ce qui signifierait “Fondement”.

    Cependant, il n'y a pas un mazdéisme, mais plusieurs. En effet, certains honorent également une divinité tutélaire supplémentaire comme Mithra [1] ou Anâhitâ [2]. À cela s'ajoutent différents courants théologiques. Le plus prestigieux, et le mieux connu, est celui issu de Zarathushtra.

    Zarathushtra, que les Grecs ont appelé Zoroastre, est né dans l'est du domaine iranien, sans doute dans la région de Bactres, aujourd'hui partagée entre l'Afghanistan et l'Union Soviétique. Actuellement, on admet en général qu'il a dû vivre entre le Xe et le VIIIe siècle avant notre ère [3]. Sa réforme a cheminé lentement. Elle s'est peu à peu imposée au début de notre ère [4] et elle triomphe sous les Sassanides, donc à partir du IIIe siècle. Mais cela n'a pas empêché d'autres courants de se développer, avec parfois même l'appui momentané du shâh comme ce fut le cas pour le manichéisme et le mazdakisme. Ces courants perdurèrent sous l'islam à tel point que mille ans après les débuts de l'islamisation, on en dénombrait plus d'une dizaine.

    Souvent présenté comme emblème zoroastrien (faravahar ou farohar, génie ailé, proche par bien des aspects du daïmôn grec, intermédiaire entre humain et divin) symbolisant Ahura Mazda, ce motif (restauré ici dans sa polychromie), ornant les monuments de Persépolis et les tombeaux des rois, représente très certainement originellement le xvaranah (génie tutélaire des rois ou de l'empire, khurrah en perse, ou en forme parsi  farrah) portant l'anneau d'investiture. Concernant le Grand Dieu, des sources littéraires grecques comme Hérodote ou Xénophon évoquent un char sacré traîné par des chevaux blancs qui accompagne l'armée mais qui, significativement vide, symbolise la présence invisible du dieu. Il est tout à fait envisageable qu'il fut à cette époque considéré comme irreprésentable. C'est peut-être sous l'influence gréco-romaine que l'on retrouve des représentations anthropomorphiques du dieu sur les bas-reliefs sassanides de Naqsh-e Rostam ou de Taq-e Bostam.

     

    La réforme zoroastrienne

    Nous allons maintenant aborder quatre points essentiels de la réforme zoroastrienne.

    • 1) Elle se signale par une forte tendance monothéiste. Ahura Mazda est un dieu créateur et omniscient. Les autres divinités n'existent que par lui.

    • 2) Le dualisme. Au-dessous d'Ahura Mazda deux esprits jumeaux s'affrontent. L'un est Spenta Mainyu, c'est-à-dire “Saint Esprit” ; l'autre Ahra Mainyu, c'est-à-dire “Mauvais Esprit”, par la suite il sera appelé Ahriman. Tout deux se combattent pour la domination du monde, tandis qu'Ahura Mazda demeure au-delà de notre monde dans le Garotman, la “Maison des chants”, aussi appelé “Lumière infinie”, paradis où se rendent les âmes des justes après leur mort terrestre. Les mazdéens désignent souvent notre monde par l'expression “monde du mélange”. En effet, il est situé à mi-chemin de la “Ténèbre infinie” d'une part et de la “Lumière infinie” de l'autre. La lutte entre les deux esprits a commencé avec la création. C'est pourquoi la vie est conçue comme un choix, entre la lumière et les ténèbres, et comme un combat. Il y a les divinités lumineuses d'un côté, les démons issus des ténèbres de l'autre. Le zoroastrisme a éliminé les dieux qui, comme Vayu dans le panthéon indo-iranien, possèdent une double personnalité, constructrice et destructrice, lumineuse et démoniaque. Toutefois, répétons-le, dans le zoroastrisme, Ahura Mazda est au-dessus de ce dualisme [5], ce qui n'est pas le cas dans le manichéisme [6].

    • 3) Six divinités [parfois appelés “archanges”, auxquels se rajoute l'Esprit Saint, Spenta Mainyu] accompagnent Ahura Mazda. Ce sont les Amesha Spenta, ce que l'on traduit par “Saints Immortels” ou par “Immortels Bienfaisants” [7]. Georges Dumézil a montré que ces six divinités sont issues de l'idéologie tripartie car on peut les classer selon la tripartition propre aux Indo-Européens. Les Saints Immortels sont autant d'aspects d’Ahura Mazda. Zarathushtra et ses continuateurs ont donc intégré la tripartition dans un monothéisme. Le mazdéisme zoroastrien évolua vers un compromis entre le polythéisme, qui demeure vivace, et le monothéisme. On peut parler, à son égard, d'hénothéisme, c'est-à-dire que les différentes divinités sont autant d'aspects d'un dieu suprême et absolu et qu'au-delà de la multiplicité propre à notre monde, il existe une unité surtout supra-terrestre. En effet, ainsi que nous l'avons remarqué, Ahura Mazda n'intervient pas lui-même dans notre monde, mais, en quelque sorte, il délègue des entités divines pour ce combat.

    Moralisation de la religion et eschatologie

    • 4) La moralisation de la religion et l'affirmation d'une eschatologie (ce qui se rapporte aux fins dernières : la fin de la vie humaine, la fin des temps) concernant l'homme et le monde. Dans notre monde, et dans l'homme, s'affrontent, selon le zoroastrisme, des dieux bons et d'autres mauvais qui sont souvent les correspondants négatifs des bons. Dès lors, il existe, selon une expression typiquement mazdéenne, des “bonnes paroles”, des “bonnes actions” ; mais aussi, à l'inverse, des “mauvaises pensées”, des “mauvaises paroles”, des “mauvaises actions”. Entre elles, l'homme choisit son camp. Il acquiert ainsi, par la liberté de son choix, une importance qu'il n'avait sans doute pas auparavant. Il se trouve en position centrale dans le “combat cosmique”. Ainsi que le dit un texte mazdéen : « Le chef du combat, c'est l'homme ». Conséquence logique de cette “humanisation” de la religion : le zoroastrisme insiste sur le destin de l'homme après la mort. Cette lutte gigantesque entre la lumière et les ténèbres a une fin : la rénovation du monde, aussi appelée transfiguration. Zarathushtra annonce la venue d'un sauveur qui sera nommé par la suite Saoshyant, ce qui signifie “prospérera”. Notons qu'un autre de ses noms veut dire “Ordre incarné”. Ce thème, qui se développera beaucoup après Zarathushtra, est comparable à celui relatif à Kalki, dans la tradition hindoue, dixième avatâra de Vishnou, qui doit restaurer l'ordre et la loi traditionnels à la fin de notre cycle.

    De Zarathushtra à l'iranisation de l'islam

    corbin10.jpgLa postérité de Zarathushtra a largement dépassé le zoroastrisme. Ainsi, si le mazdéisme a reculé devant l'islam, il a, dans le même temps, influencé l'islam iranien. Cette question a été magistralement étudiée par Henry Corbin et nous ne pouvons que recommander son œuvre admirable à ceux qui désirent l'approfondir. C'est dans le shi'îsme que les convergences sont les plus nombreuses. Par ex., le thème du Saoshyant, descendant de Zarathushtra, se retrouve dans les croyances relatives au XIIe Imâm, l'Imâm caché, descendant de Mahomet, qui doit revenir à la fin des temps pour restaurer la loi. La meilleure illustration d'une iranisation d'une partie de la communauté islamique est donnée par Shihâboddîn Yahyâ Sohravardî, mystique musulman iranien du XIIe siècle. On l'appela, à juste titre, le “résurrecteur de la théosophie de l'ancienne Perse”. En effet, il se voulait héritier de la sagesse de l'ancien Iran, de Zarathushtra et de Platon, tout en restant au sein de l'islam. Entendons-nous bien, il évoque un héritage métaphysique et non culturel ou social. Son œuvre est une véritable métaphysique de la lumière. Elle témoigne d'une quête intérieure poussée très loin. Sohravardî estimait que les sages de l'ancien Iran avait mené la même quête et que certains étaient parvenus à l'illumination. Il se proclamait leur successeur. Il est le chef de file d'un courant qui s'est perpétué jusqu'à nos jours.

    L'idéologie tripartite en Iran

    La tripartition est présente dans les textes sacrés. L'Avesta indique que la société est divisée en trois castes, les prêtres, les guerriers, les paysans, auxquelles s'ajoute parfois une quatrième caste : les artisans.

    Voyons maintenant deux manifestations singulières de l'idéologie tripartite en Iran.

    L'historien grec Hérodote (Histoires, VII, 54) signale un sacrifice tripartite accompli par Xerxès, roi achéménide du début du Ve siècle avant notre ère. Celui-ci, après des prières et des libations, jeta dans la mer trois objets : une coupe, symbole de la première fonction ; un cratère en or, vase de grande contenance, qui figure sans doute la prospérité et la richesse matérielle, donc la troisième fonction, et un glaive, objet représentatif de la deuxième fonction.

    Une autre manifestation singulière de l'idéologie tripartite en Iran est fournie par trois feux particuliers : un est réservé aux prêtres, un aux guerriers, l'autre aux paysans. Ils étaient situés dans différents temples. Les rois parthes et sassanides, après leur couronnement, se rendaient en pèlerinage au feu des guerriers situé en Azerbaïdjan.

    Jusqu'à l'islamisation, la répartition en fonctions modela la société iranienne. Cependant, celles-ci étaient au nombre de quatre. Ainsi, sous les Sassanides, au VIe siècle précisément, soit un siècle avant l'islamisation, outre les prêtres et les guerriers qui constituaient les deux premières fonctions, les scribes, les écrivains, poètes, comptables, biographes, médecins, astrologues, formaient la troisième fonction. La quatrième fonction étaient notamment composée des marchands, des cultivateurs, des négociants et de tous ceux qui n'entraient pas dans les trois autres fonctions. Un texte de cette époque affirme : « Cette répartition des hommes en quatre classes est pour le monde une garantie durable de bon ordre. »

    Avec l'islamisation, une transformation s'opère. L'idéologie tripartite disparaît peu à peu. Peut-être a-t-elle survécu plus ou moins longtemps dans les faits ? Sans doute, mais il est difficile de répondre avec exactitude dans quelle mesure. Elle était encore connue quelques siècles après l'islamisation, mais comme modèle de société lié à l'Iran pré-islamique et mazdéen. 

    III. Le cœur et le carrefour de l'Eurasie

    Par sa situation géographique, l'Iran est le cœur et le carrefour de l'Eurasie. Le plateau iranien est un pont entre les pays du Proche-Orient et l'Inde ; mais aussi entre le Proche-Orient et l'Extrême-Orient ; ainsi qu'entre l'Extrême-Orient et l'Occident, notamment par le biais de la célèbre route de la soie par où sont passées aussi bien des marchandises que des doctrines religieuses.

    L'Iran ne s'est pas contenté de recevoir mais a autant donné, sinon plus. Son influence fut principalement religieuse et philosophique, culturelle et artistique.

    Commençons par l'Occident, plus précisément par la Grèce. Pythagore aurait été initié par un Zoroastrien selon des auteurs antiques. On retrouve dans l’œuvre de Platon plusieurs thèmes iraniens. Signalons que Platon connaissait des écrits mazdéens. À la suite des conquêtes d'Alexandre le Grand, toute la littérature traitant des doctrines iraniennes et de Zoroastre vit le jour. Autre legs iranien à l'Occident : le culte de Mithra. Citons encore le catharisme, lointain rejeton du manichéisme.

    Continuons par le Proche-Orient. De nombreux auteurs ont relevé une influence iranienne dans la tradition hébraïque, notamment à partir de l'exil à Babylone, soit à partir du VIe siècle avant notre ère. L'apport iranien s'est fait sentir dans l'eschatologie, l'importance croissante des anges, la soudaine réprobation de Yahvé vis-à-vis des sacrifices d'animaux, thème important de la réforme zoroastrienne, mais aussi sans doute sur la conception monothéiste. Yahvé, dieu d'abord tribal, devient peu à peu le dieu universel des chrétiens. Il est significatif que Cyrus le Grand est le seul souverain non-juif appelé “Oint” dans la Bible par Isaïe (451), titre prestigieux jusqu'alors réservé aux rois d'Israël. Cette influence se révèle également dans les tentatives de récupération de Zarathustra par les Hébreux. Celui-ci fut tour à tour identifié à Ézéchiel, à Nemrod ou encore à Baruch.

    L'influence iranienne est également présente dans les Évangiles en plus de celle véhiculée par le judaïsme. Les similitudes sont nombreuses dans l'enseignement sur l'eschatologie, le paradis et la fin des temps qui, comme dans le mazdéisme, voit la venue d'un sauveur et une rénovation du monde. Remarquons aussi la fréquente évocation de la lumière dans l'Évangile de Jean. Enfin, comment ne pas mentionner la mystérieuse présence, qui a tant intrigué les chrétiens, de trois mages, c'est-à-dire de prêtres mèdes, donc iraniens, venus saluer Jésus peu après sa naissance.

    Mazdéisme et zoroastrisme dans l'islam

    L'islam, dès le commencement, reçut une influence iranienne non négligeable. Le Coran contient des images et des traits que l'on retrouve dans des textes mazdéens antérieurs à la prédication de Mohamet. Celui-ci connaissait le mazdéisme. Il aurait dit : « Ne tenez jamais de propos irrévérencieux contre Zoroastre, car Zoroastre fut en Iran un envoyé du Seigneur très aimant ». Il a accordé un statut égal à celui des chrétiens et des juifs à la communauté zoroastrienne du Yémen. En effet, depuis 571, le sud de la péninsule arabique était une province de l'empire sassanide. L'un des proches compagnons du prophète de l'islam était iranien : il s'agit de Salman, surnommé le “pur”. Signalons aussi qu'un petit-fils de Mohamet, Hussein, qui est le troisième Imâm des Shî'ites, aurait épousé une fille du dernier roi sassanide. Ainsi, ne serait-ce que par ce mariage, le shî'isme prend le relais de l'ancien Iran. Mais l'influence iranienne dans le monde musulman se fait surtout sentir à partir de l'avènement du califat abbasside au milieu du VIIIe siècle. Les Abbassides furent portés au pouvoir par une révolte iranienne. Puis, ils s'entourèrent d'une élite militaire, politique, culturelle et artistique iranienne. Ainsi, plusieurs caractéristiques de l'architecture sassanide se retrouvent dans l'architecture abbasside.

    Les influences iraniennes en Chine

    Terminons ce très rapide tour d'horizon par l'influence iranienne en Chine. Au début de notre ère, il y avait des échanges commerciaux suivis entre l'Iran et la Chine. Ainsi, les Chinois appréciaient beaucoup le fard iranien pour les sourcils. Il y eut une influence religieuse par le biais du manichéisme qui, à la suite de persécutions en Iran, s'est développé dans le Turkestan chinois. Des branches du bouddhisme ont reçu des apports iraniens, nous pensons notamment à la doctrine bouddhique de la “Terre pure”. Il y avait également quelques temples mazdéens en Chine, comme à Canton, mais ils devaient être fréquentés presque uniquement par les marchands iraniens. L'influence artistique fut sensible lors de l'exil des derniers Sassanides à la cour de l'empereur de Chine. On assiste alors à une floraison de motifs iraniens dans les broderies, les divers tissus, le mobilier, la vaisselle, la poterie, l'art statuaire, etc. Certains ont même parlé d'un art irano-chinois. Notons enfin que par l'intermédiaire de la Chine, l'art iranien s'est étendu jusqu'au Japon.

    Conclusion

    En conclusion, nous espérons que ces quelques aperçus ont suffit à vous faire comprendre la place éminente et originale du monde iranien en Eurasie. Ce rameau indo-européen s'est avéré, jusqu'à aujourd'hui, extrêmement fécond. Sans doute parce que, comme nous l'avons souligné dans l'introduction, il a conservé sa mémoire. Encore aujourd'hui, Le Livre des rois [Shâh-Nâme] de Firdousi [ou Ferdowsi, 940-1020], vaste épopée qui narre l'histoire mythique de l'ancien Iran, est toujours la première référence littéraire en Iran. Les légendes et les textes sacrés de l'ancien Iran affirment que l'Iran est au centre du monde. Sauf d'un point de vue symbolique, nous n'irons pas jusque là. Cependant, incontestablement, l'Iran a été et reste un des centres culturels, religieux et parfois même politique, du monde.

    ► Christophe Levalois, Vouloir n° 59-60, 1989.

    (texte d'une allocution prononcée à l'occasion d'un colloque à l'Université de Genève, organisé par le Cercle Proudhon le 20 mars 1988. Christophe Levalois, initiateur de l'aventure de la revue Sol Invictus, est l'auteur de plusieurs livres d'érudition ayant pour sujet les traditions hyperboréennes, le symbolisme du loup, les principes de la royauté et l'Iran antique).

    Notes en sus :

    • 1 : Mithra, ancien dieu védique souvent associé à Varuna puis à Ahura Mazda. Jeune dieu solaire et force positive populaire, il régit les quatre éléments, offre ses bienfaits et participe au renouvellement du monde. Bon et juste, il préside aux contrats. À partir d'Artaxerxès II (404-359), il est invoqué par les rois perses dans les combats et les serments. Il commence sa conquête de l'Occident sous les rois hellénistiques puis acquiert ses caractéristiques de dieu à mystères et se répand dans l'empire romain jusqu'en Bretagne. Son culte est un des plus durables jusqu'au triomphe définitif du christianisme au IVe s.
    • 2 : probablement empruntée aux Élamites. Parèdre d'Ahura Mazda, déesse de la fertilité et des eaux, patronne des femmes mais aussi de la guerre, figure tutélaire de l'investiture royale. Vierge immaculée, elle est parfois présentée comme la mère de Mithra. Culte proche de la déesse arménienne Anahid.
    • 3 : la datation traditionnelle le fait naître vers - 630 ou bien vers l'an 1000 av. JC selon les dernières analyses linguistiques de l'Avesta.
    • 4 : Darius Ier, se concevant comme l'instrument d'Ahura Mazda pour établir l'ordre sur terre, avait déjà promu son culte au rang de culte d'État. Ainsi le Grand Dieu devient dieu national perse et établit plus fermement son règne que la réforme zoroastrienne. Mais encore dans les inscriptions achéménides, Ahura Mazda n'est pas mentionné seul et dans des tablettes de Persépolis il est nommé “avec tous les autres dieux” ou avec “Mithra et Baga”. Il en est ainsi jusqu'à la fin de l'empire achéménide puisque sous Artaxerxès II (404-358) on promeut une nouvelle triade qui restera très longtemps populaire en Perse et ce jusqu'à l'époque sassanide (IIIe-VIIe s.) : Ahura Mazda, Anahita et Mithra.
    • 5 : il n'est pour rien dans cette division du monde entre bon et mauvais : Angra Mainyu, l'Esprit Malfaisant, est mauvais par choix, car il s'est allié délibérément au Mensonge, tandis que son jumeau, Spenta Mainyu, a choisi la voie de la Vérité. De la même façon, les hommes sont libres d'opérer ce choix fondamental.
    • 6 : au IIIe s., sous le règne de Shapur Ier (241-272) la tentative de réforme prêchée par Mani, le manichéisme, qui avance l'idée d'un monde de la lumière, profondément spirituel et seul bon, en lutte perpétuelle avec un monde des ténèbres, la matérialité du monde dans lequel nous vivons, profondément corrompu et royaume du mauvais, ne réussit pas. Son impact sera beaucoup plus grand au dehors des frontières de l'empire perse, sur le christianisme par ex., que dans le monde sassanide.
    • 7 : ces six entités abstraites sont la Bonne Pensée (Vohu Manah), la Puissance (Kshatra), la Dévotion (Armaiti), l'Ordre cosmique / universel (Asha Vahishta), la Santé (Haurvatat), et l'Immortalité (Amererat). On reconnaît dans ces hypostases les anciens dieux du Rigveda comme Mithra ou Vayu, mis au service du Seigneur Sage. Chacun de ces “principes” bienveillants doit protéger l'une des six créations constituant la Bonne Création de Ahura Mazda : le bétail, le feu, la terre, le ciel, l'eau et les plantes.

     

    Persépolis

     

     

    ◘ Orientations bibliographiques, parmi les ouvrages actuellement disponibles chez les éditeurs

    ♦ Sur l'histoire de l'Iran pré-islamique :

    • R. Girschman : L'Iran et la migration des Indo-Aryens et des Iraniens, Brill, Leiden, 1977 ; L'Iran des origines à l'islam, A. Michel, 1976.
    • C. et J. Palou : La Perse antique,  PUF/QSJ n°979, 1978.

    ♦ Sur les légendes et la littérature :

    • C. Levalois : Royauté et figures mythiques dans l'ancien Iran, Archè, Milano, 1987.
    • Firdousi : Le Livre des Rois, Sindbad, 1979 (extraits).
    • Z. Sâfa : Anthologie de la poésie persane (XI°-XX° siècle), Gal.-Unesco/Connaissance de l'Orient, 1987.

    ♦ Sur Zarathushtra et les religions dans l'ancien Iran :

    • Paul de Breuil : Le zoroastrisme,  PUF/QSJ n°2008, 1982 ; Histoire de la religion et de la philosophie zoroastriennes, éd. du Rocher, 1983.
    • Jean Varenne : Zarathushtra et la tradition mazdéenne, Seuil/Maîtres spirituels, 1979.
    • Géo Widengren : Les religions de l'Iran, Payot, 1968.

    ♦ Sur la mystique et la métaphysique :

    H. Corbin : Terre céleste et corps de résurrection (1960) ; Corps spirituel et Terre céleste - de l'Iran mazdéen à l'Iran shî'ite (Buchet/Chastel, 1979) ; L'homme de lumière dans le soufisme iranien (Présence, 1984).

     

    ♦♦♦♦♦

    ► addenda sur Henry Corbin (1903-1978) :

    Entrée Thésaurus (Index) - Encyclopædia Universalis © : Philosophe, germaniste, iranologue, arabisant, Henry Corbin  mena l'existence remplie d'un chercheur laborieux, d'un découvreur et d'un penseur aussi inspiré qu'érudit. Bibliothécaire jusqu'en 1939 à la Bibliothèque nationale, il traduit des œuvres du philosophe iranien du XIIe siècle Sohravardi, mais se fait surtout connaître par la traduction de M. Heidegger, alors inconnu en France (Qu'est-ce que la métaphysique ?, 1938). Dès 1934, il avait reconnu le génial apport de l'existentialisme heideggérien, qui le fascinait par sa rupture avec le rationalisme universitaire et avec les philosophies de l'histoire. Envoyé par Julien Cain à Istanbul, il commence alors son aventure orientale, accompagné de son épouse, Stella Corbin.

    Dès la fin de la guerre, il va partager sa vie entre l'Orient (à l'Institut d'iranologie, aux universités de Mecched et de Téhéran) et l'Occident (où il reprend la chaire de Louis Massignon à l'École pratique des hautes études). À partir de 1950 et jusqu'à 1977, il participe aux réunions annuelles d'Éranos. Par ses cours, ses conférences, par les publications de la Bibliothèque iranienne, il fait connaître tant à l'Orient qu'à l'Occident les richesses insoupçonnées de la gnose ismaélienne et des écoles philosophiques de l'Iran shi ‘ite. Tout était à faire en ce domaine : établir les textes, les éditer, les traduire, les présenter. Lui seul pouvait écrire une Histoire de la philosophie islamique complète. Grâce à lui, trois philosophes entrent dans le panthéon universel de la pensée : Sohravardi, le grand platonicien de Perse (L'Archange empourpré, 1976), Ibn ‘Arabi, maître du soufisme (L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn ‘Arabi, 1958 ; 2e éd. 1977), et Molla Sadra Shirazi (par l'admirable édition, avec traduction et commentaire, du Livre des pénétrations métaphysiques, 1964). Toute l'« œuvre » d'H. Corbin, c'est-à-dire à la fois ses écrits et son action, culmine en deux sommets jumeaux : la grande somme de En Islam iranien (t. I et II, 1971 ; t. III et IV, 1973) ; la fondation de l'université Saint-Jean de Jérusalem en 1974 avec ses sessions annuelles, d'abord à Cambrai, puis à Paris, et ses Cahiers publiés chez Berg international.

    Les grands axes de l'œuvre d'Henry Corbin, c'est d'abord le refus de toute philosophie de l'histoire, de toute idéologie : la foi des « religions du Livre », juive, chrétienne islamique, est la foi intérieure, qui est orientée avant tout par le Futurum resurrectionis, par la fin des temps ; celle-ci n'est pas une catastrophe finale dans l'histoire, mais plutôt un événement de l'âme dans la hiéro-histoire ou histoire sacrée, non historique, ou métahistorique, dans l'histoire comme lieu de la simultanéité du cœur embrasé et du buisson ardent que celui-là reconnaît comme son Dieu. La forte marque eschatologique et spirituelle des philosophes de l'Iran islamisé permit à H. Corbin de redonner sens et vie à sa propre foi chrétienne. Et c'est pourquoi il attacha du prix à la théologie dialectique du jeune Karl Barth et au Sein und Zeit de Heidegger. Dans Terre céleste et corps de résurrection (1960), il suit pas à pas ce thème dans toute la pensée qui part de l'iran mazdéen pour aboutir à l'Iran shi ‘ite.

    L'idée de la résurrection en appelle une autre, complémentaire, celle du monde visionnaire : car si la résurrection a lieu en nous, au sein d'une expérience qui est fin de l'histoire, ce ne peut être que sous une forme exceptionnelle, celle de la vision mystique, trop souvent refoulée en Occident, mais richement déployée dans l'Islam. Depuis son grand livre sur Avicenne et le récit visionnaire (1954, t. I et II), H. Corbin n'a cessé d'approfondir la théorie de la connaissance visionnaire en Islam shi ‘ite : la vision n'y est pas conçue comme une aberration, mais comme la gnose véritable, la connaissance du spirituel proprement dit. Entre l'absolu, Dieu, et le sensible, où l'homme est exilé, il est un lieu que seule connaît la vision mystique, c'est le monde imaginal. C'est le lieu visible aux yeux de l'âme, que décrivent aussi bien Sohravardi et Ibn ‘Arabi que Jacob Böhme ou Swedenborg en Occident. Corbin redoutait que la mystique du pur dépouillement ne fût en fait une mystique du vide ; il redoutait plus encore que les récits visionnaires des religions du Livre ne fussent considérés comme étant de simples mythes, des contes pour enfants.

    Les événements qui se produisent dans le monde imaginal ne peuvent être compris selon nos catégories historiques ; ils sont des manifestations de Dieu, des théophanies, sous la forme la plus belle, celle des anges. Henry Corbin parlait de l'Ange-Esprit-Saint, de la vision du Christ comme Christos Angelos : il retrouvait ici la tradition néo-platonicienne. La distinction de Dieu et des théophanies explique qu'il ait pu dire que le polythéisme est le fondement du monothéisme, rejoignant ainsi Schelling.

    Le monde étant plein de dieux du fait de la présence du Dieu unique, il fallait, aux yeux de Corbin, que certains hommes témoignent du monde imaginal, du monde de l'ange dans le monde historique et visible : tel est le sens de la chevalerie spirituelle dont il rappelait qu'elle avait existé réellement à l'île Verte, fondée au XIVe siècle à Strasbourg par Rulman Merswin (En Islam iranien, t. IV). Ni Parsifal, quête d'un Graal qu'il ne possèdera jamais, car l'homme ne possède pas Dieu. Fidèles d'Amour (chez Ruzbehan de Shiraz comme chez Dante), Amis de Dieu (chez Rulman Merswin), ils ne suivent pas de maîtres spirituels, car leur seul maître est l'Imam caché, le Dieu intérieur qui parle par leur intermédiaire.

    ***

    Que retenir de son œuvre ? Qu'elle ait tout à la fois réhabilité l'imagination active (négligée par le rationalisme) dans sa fonction noétique [de connaissance] et théophanique [d'ouverture au divin] (« L'organe de la vision, c'est l'Imagination active qui seule pénètre dans le royaume intermédiaire, se rend visible à elle-même l'invisible du visible. Elle est la quinta essentia [quintessence] de toutes les Énergies vivantes, corporelles et psychiques », Corps spirituel et Terre céleste), rendu intelligible le lien entre l'herméneutique spirituelle de l'Islam shi'îte (ta'wîl) et la transmutation alchimique occidentale, enfin redécouvert dans un tel contexte le rôle fondamental du mundus imaginalis ('âlam al-mithâl), espace médiateur en l'absence duquel « l'articulation entre le sensible et l'intelligible est définitivement bloquée » tandis que « se disloque le schéma des mondes », dès lors voués à l'intellectualisme et au dualisme, voilà son apport fondamental pour contrer la “perte d'âme” : montrer la potentialité que recouvre l'articulation entre activité herméneutique et capacité visionnaire de transmutation.

    « Le symbole est médiateur… il ne s'agit pas de dégager, d'abstraire… il s'agit pour l'âme de subir à la fois et d'accomplir une transmutation » (Avicenne et le récit visionnaire). Cet espace intermédiaire, ce monde “angélique”, méditatif et opératif (et non point spéculatif), que Corbin, exégète inspiré, retrace dans la Gnose shi'îte ismaélienne, n'est-il pas un appel plutôt qu'une simple reformulation philosophique de la “crise du nihilisme” diagnostiquée par Nietzsche ? Ne s'agit-il que de mots quand Corbin dit de l'herméneute spirituel (et “angélique”) qu'il s'avère « en quelque sorte un “changeur” de valeur et un “échangeur” de direction » (Temple et contemplation) ou bien d'une invite à se remettre sur le chemin d'un destin ? Invite que sous l'exigence métaphorique René Char, dans Fureur et mystère, traduit ainsi  :

    L'intelligence avec l'ange, notre primordial souci.
    Ange, ce qui, à l'intérieur de l'homme, tient à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s'évalue pas. Accordeur de poumons qui accorde les grappes vitaminées de l'impossible. Connaît le sens, ignore le céleste : la bougie qui se penche au nord du cœur.

     

    ► Court extrait du dernier chapitre (« De la théologie apophatique comme antidote du nihilisme ») du Paradoxe du monothéisme (biblio-essais, p. 208-210), « posant la question de savoir si l'impact planétaire de la pensée occidentale rend possible un dialogue “réel” entre les civilisations » :

    (…) ces propositions [de la théologie scolastique] ont la forme que l'on désigne comme des dogmes, c'est-à-dire des propositions démontrées, établies une fois pour toutes et par conséquent s'imposant d'autorité à tout un chacun. Les dogmatiques ne laissent pas place à un vrai dialogue, mais à un affrontement.

    En revanche les vérités perçues comme constitutives de cette relation chaque fois unique entre le Dieu se manifestant comme une personne (bibliquement : l’Ange de la Face) et la personne qu'il promeut au rang de personne en se révélant à elle, cette relation est fondamentalement une relation existentielle, non point dogmatique. Elle ne peut s'exprimer comme un dogma, mais comme un dokêma. Les deux termes dérivent du même verbe grec dokéo, signifiant à la fois paraître, se montrer et croire, penser, admettre. Le dokêma marque le lien d'interdépendance entre la forme qui se manifeste et celui à qui elle se manifeste. C'est cette corrélation même que veut dire la dokêsis. Malheureusement, c'est de cela que la routine accumulée par des siècles d'histoire de dogmes en Occident a tiré le terme docétisme, synonyme de phantasmatique, irréel, apparence. Alors il faut remettre en honneur le sens premier : ce qu'on appelle docétisme est en fait la critique théologique, ou plutôt théosophique, de la connaissance religieuse. Une critique qui, s'interrogeant sur ce qui est visible pour le croyant mais invisible pour le non croyant, s'interroge sur la nature et les causes de cette visibilité. Natures et causes qui tiennent à ce que l'événement qui a lieu et consiste dans la corrélation dont nous parlons, n'a son lieu ni dans la perception sensible, ni dans le monde abstrait de l'entendement. Il nous faut donc un autre monde qui assure ontologiquement le plein droit de ce rapport qui n'est pas un rapport logique, conceptuel, dogmatique, mais un rapport théophanique, constitutif d'un réalisme visionnaire où l'apparence devient apparition.

    Cet intermonde, c'est celui qui depuis des siècles a préoccupé tant et tant de nos philosophes iraniens, depuis Sohravardî (m. 1191) jusqu'à Mollâ Sadrâ Shîrazî (m. 1640) et jusqu'à nos jours (Sayyed Jalâloddîn Ashtîyânî). C'est le monde intermédiaire entre le monde du 'Aql (le monde des pures Intelligences) et le monde de la perception sensible, que l'on désigne comme 'âlam al-mithâl, le « monde de l'Image », non pas de l'image sensible mais de l'image métaphysique. C'est pourquoi j'ai traduit dans mes livres, d'après le latin mundus imaginalis, par le terme monde imaginal, afin de bien différencier de l'imaginaire que l'on identifie avec l'irréel, car alors nous retomberions dans l'abîme de l'agnosticisme dont le monde imaginal doit au contraire nous préserver. Ce monde « où les corps se spiritualisent et où les esprits prennent corps » est par essence le monde des corps subtils, le monde d'une matière spirituelle éthérique, affranchie des lois de la matière corruptible de ce monde-ci, mais non pas de l'étendue (celle des solides mathématiques) possédant éminemment toute la richesse qualitative du monde sensible, mais à l'état incorruptible. Cet intermonde est le lieu des événements visionnaires, des visions des prophètes et des mystiques, des événements de l'eschatologie. Sans cet intermonde, ces événements n'ont plus de lieu. Partant, ce mundus imaginalis est la voie par laquelle nous affranchir du littéralisme, auquel ont toujours été tentées de succomber les « religions du Livre ». Il est le niveau ontologique auquel le sens spirituel des révélations devient le sens littéral, parce que c'est à ce niveau que nous atteignons une perception sacramentelle ou une conscience sacramentelle des êtres et des choses, c'est-à-dire de leur fonction théophanique, parce qu'ils nous préservent de confondre une icône, précisément une image métaphysique, avec une idole. En l'absence de cet intermonde, nous restons voués à l'incarcération dans l'Histoire unidimensionnelle des événements empiriques. Les « événements dans le Ciel » (naissance divine et naissance de l'âme, par ex.) ne nous regardent plus, parce que nous ne les regardons plus.

     

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