• PrusseFrédéric Guillaume II de Prusse ou l’hédoniste tyrannique 


    En hommage à Elfrieda Popelier et à son fils Dirk Vandenbosch, tous deux décédés et passionnés par l’histoire de Prusse

     

    Le 25 septembre 1744 est la date de naissance du neveu de Frédéric II de Prusse, qui règnera sous le nom de Frédéric Guillaume II. De ce neveu, Frédéric II disait, avec le cynisme qui lui était coutumier : « Mon neveu va dilapider le trésor et les femelles règneront sur le royaume ». Frédéric-Guillaume était effectivement un garçon totalement dépourvu de sérieux. Son oncle avait vu juste : dès son accession au trône en 1786,  les favoris et les maîtresses donnent le ton, les finances de l’État ne tardent pas à sombrer dans le rouge. La Prusse perd son redoutable appareil militaire, qu’elle ne peut plus financer dans de telles conditions, et ne peut pas faire face efficacement aux troupes jacobines qui ravagent les Pays-Bas et la Rhénanie. Avec une armée prussienne de facture frédéricienne intacte et des finances publiques solides, la sinistre farce parisienne de 1789 aurait été rapidement terminée et nous n’en supporterions plus les exécrables conséquences au quotidien, avec notre effroyable cortège de ministricules wallons qui  ne jurent que par les “valeurs” (?) de 1789 et qu’on imagine fort bien coiffés d’un bonnet phrygien, dont les affublait souvent, jadis, le coup de crayon de l’inoubliable Alidor, dessinateur de Pan puis de Père Ubu.

    Les sergents de cette armée prussienne, si elle était restée intacte, auraient sifflé la fin de la récréation et remis les trublions au pas, de concert avec leurs homologues impériaux, croates, wallons, autrichiens, dont nos magnifiques régiments de Ligne ou de Beaulieu. La piétaille jacobine aurait été balayée comme fétus de paille à Valmy et Paris serait tombé sans retard. L’incurie du neveu farfelu a rendu cette œuvre de salubrité continentale impossible. Nous en payons toujours les conséquences aujourd’hui, car l’Europe aurait été unie sans grandes effusions de sang et surtout sans l’intervention de l’Angleterre. Celle-ci n’aurait jamais plus été capable de semer la discorde sur le continent.

    Au moment de la paix de Bâle, en 1795, Frédéric Guillaume II renonce au profit de la France jacobine à la rive gauche du Rhin, ce qui constitue une trahison inouïe vis-à-vis du Saint-Empire et de son histoire car la maîtrise du bassin du Rhin constitue le socle géographique de l’impérialité romaine et germanique. C’est parce qu’il a réussi à maîtriser les bassins du Rhône et du Rhin que César a donné son nom à la fonction impériale. C’est parce qu’il maîtrise et le Rhin et le Rhône et le Danube (du moins jusqu’à la plaine hongroise) qu’Othon Ier restaure l’impérialité en Europe, portée cette fois par l’ensemble des peuples germaniques (et non plus seulement des Francs comme du temps des Pipinnides, de Charlemagne et des Carolingiens). Renoncer au Rhin, c’est renoncer à la mission romaine des Germains, c’est nier la seule dynamique féconde de l’histoire européenne, sans laquelle l’Europe n’est plus l’Europe, mais un conglomérat amorphe de tribus indisciplinées, qui se suicident par leurs incessantes chamailleries.

    Pour faire face aux critiques acerbes qui stigmatisaient l’intolérable laxisme de Frédéric Guillaume II, critiques qui regrettaient la Prusse spartiate de son oncle, le roi noceur et impolitique impose une censure très sévère, alors que Frédéric II, roi fort, capable de décisions justes et tranchées, était connu pour sa libéralité sur le plan des idées. On connaît d’ailleurs son amitié pour Voltaire. La leçon à tirer de ce règne calamiteux, c’est que les régimes laxistes sont souvent plus liberticides que les régimes quiritaires et virils. La censure sert à faire taire les critiques constructives, seules critiques pertinentes. Les régimes de démagogues véreux que nous subissons contrôlent bien davantage la presse, notamment en la subsidiant et en subsidiant les histrions de tous poils qui s’y produisent, que certains régimes réputés “autoritaires”.

    ► Robert Steuckers.

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    Les “vertus prussiennes” pourront-elles sauver l’Europe ?

    Le sociologue et philosophe allemand Herfried Münkler, auquel nous devons des travaux extrêmement fouillés, notamment sur l’émergence des espaces impériaux, a consacré quelques pages, récemment, à la figure du grand roi de Prusse du XVIIIe siècle, Frédéric II, dont on célèbrera bientôt le 300ème anniversaire. Pour Münkler (sur lequel nous reviendrons), ce Frédéric II, ami de Voltaire et de bien d’autres esprits, est avant tout un modernisateur de l’administration étatique, dans la mesure où il a voulu rendre celle-ci totalement “incorruptible”, tandis que, lui, le Roi, serait simplement le “premier serviteur de l’État”. Münkler ajoute que cette vision frédéricienne est d’une brûlante actualité. « La Prusse revient à l’ordre du jour comme une sorte de contre-poison possible au beau milieu d’une société devenue entièrement consumériste. Les vertus prussiennes pourraient bien revivre pour domestiquer enfin la légèreté de la société capitaliste », a déclaré ce professeur de sciences politiques de l’Université Humboldt aux journalistes de Wirtschaftswoche. Münkler s’inscrit dans la tradition de Max Weber qui disait que l’esprit d’économie et d’ascèse sont les correctifs nécessaires aux capacités du capitalisme. Par conséquent, le modèle prussien, en tant que forme intériorisée de ces vertus de modestie et de discipline, s’avère nécessaire pour que le capitalisme, en tant que “destruction créative permanente” (dixit Joseph Schumpeter), n’en vient pas à se détruire lui-même. Et Münkler conclut : « En Europe, émerge une nécessité incontournable, celle de recourir à nouveau aux ‘vertus prussiennes’. Sinon l’Europe échouera ».

    ► brève issue de Junge Freiheit n°5/2012.

     

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    IDÉE PRUSSIENNE, DESTIN ALLEMAND

     

    ◘ Avant-propos :

    « Le jugement qu'on porte sur les Prussiens est l'un des tests d'intelligence les plus sûrs qui soient » (Ernst Jünger, Journal IV, 30 juin 1945).

    PrusseAprès un long passage au purgatoire de l'histoire, la Prusse est de retour. Tout au long de l'année 1981, on a pu assister, outre-Rhin, à un curieux phénomène : la floraison d'une multitude de publications, de livres, de manifestations, d'expositions, etc. consacrés à la Prusse. Il n'y manquait même pas les autocollants et les T-shirts. Le point culminant de cette Preussenjahr (année de la Prusse) a été constitué par une grande exposition, qui s'est tenue à Berlin, du 15 août au 15 novembre, dans l'ancien Musée des arts et métiers (Kunstgewerbemuseum), actuellement rebaptisé Martin-Gropius-Bau, sur le thème : “La Prusse : Une tentative de bilan” (Preussen : Versuch einer Bilanz).

    Le projet de cette exposition avait été lancé dès le mois de juillet 1977 par le bourgmestre de Berlin, le social­démocrate (d'origine bavaroise) Dietrich Stobbe. Le public est venu en foule. En marge de l'exposition s'en tenait une autre, dite “Musée sentimental” (empfindsam), que ses organisateurs, Daniel Spoerri et Maria-Louise von Plessen, avaient conçu, selon leurs propres termes, comme un « contrepoint consciemment opposé ». Cette seconde manifestation, légèrement cynique, était en fait axée sur l'anecdote et présentait une collection d'objets allant de la tabatière du Grand Frédéric jusqu'à quelques récents spécimens de “harengs Bismarck”. Devant le Martin-Gropius-Bau, un champ de seigle fou avait été replanté, espace symboliquement vide et flottant d'une Prusse absente, à mi-chemin du Berlin des drogués et des punks, et du Berlin des vopos.

    C'était aussi l'année des “commémorations prussiennes” : bicentenaire de la parution de la Critique de la raison pure (1781) de Kant ; 150ème anniversaire de la mort de Hegel et de trois grands militaires et hommes d'État prussiens, le Generalfeldmarschall August Wilhelm von Gneisenau (mort le 24 août 1831), le Reichsfreiherr von Stein (mort le 29 août) et l'auteur du célèbre traité De la guerre, Carl von Clausewitz (mort le 16 novembre) ; centenaire dela construction du Kunstgewerbemuseum ; 20ème anniversaire, enfin, de l'érection du Mur de Berlin (15 août 1961).

    Une tendance à l'auto-culpabilité

    Intéressante dans son principe, l'exposition principale s'est révélée dans les faits bien décevante. Deux mille objets, 33 salles, une multitude de panneaux explicatifs : la quantité y était. Mais cette accumulation d'objets n'avait ni idée directrice ni fil conducteur. La Prusse était évoquée dans tous les domaines, sauf dans sa culture et dans son esprit. Froide, plutôt ennuyeuse et subtilement “de gauche”, l'exposition a fait “l'im­passe” sur bien des points essentiels. Le nom du margrave de Brandebourg, Albrecht l'Ours, n'était même pas mentionné. « Aucune allusion non plus, a remarqué Friedrich Wiegend, quant au mysticisme de l'État prussien des Chevaliers, qui, depuis l'union avec le Brandebourg, ont donné son nom au pays. Des documents, quelques portraits, terminé » (Stuttgarter Zeitung, 17 août 1981). « Les organisateurs — a noté de son côté Jacques Nobé­court — ont tout fait pour gommer leur sujet, le réduire à une enfilade de témoignages plus folkloriques que suggestifs. (…) Une Prusse qui aurait eu l'histoire d'un canton suisse un peu agité, tel est le résultat » (Le Monde, 28 août 1981). L'exposition, qu'il fallait finalement “lire” au second degré, a en fait surtout traduit le malaise que l'Allemagne continue de ressentir chaque fois qu'elle doit se regarder elle-même à travers son passé. Elle était l'expression même de ce regard inquiet, hanté par l'idée d'une éventuelle “réhabilitation”, produit d'une confusion mentale intérieure à laquelle on a pu à juste titre donner le nom de “névrose allemande”. Bref, un regard divisé sur une Allemagne divisée.

    La préparation de l'exposition n'était d'ailleurs pas allée sans mal. Elle avait valu à ses organisateurs les criti­ques les plus diverses. Tandis que les conservateurs du Gesamtdeutsches Institut et du Staatliche Museum Preus­sischer refusaient de s'associer à l'entreprise, dirigée par le Dr Korff — un “progressiste” qui avait déclaré vou­loir « décevoir la droite tout en surprenant la gauche » —, la RDA avait répondu par une fin de non-recevoir aux demandes de collaboration qui lui avaient été faites. Les Soviétiques, de leur côté, avaient dénoncé l'expo­sition comme une manifestation «revancharde» destinée à exalter ce que la Sovietskaïa Rossia décrivait comme un « État colonialiste-militariste ».

    Les autorités fédérales, gênées, avaient elles-mêmes accueilli le projet avec réserve et froideur. Lors de son dis­cours d'ouverture, le chrétien-démocrate Richard von Weiszäcker, qui, trois mois plus tôt, avait remplacé Die­trich Stobbe (contraint à donner sa démission en raison d'un scandale financier) au poste de bourgmestre de Berlin, a tenu à déclarer : « Aucun État allemand d'aujourd'hui n'est le successeur de la Prusse. L'histoire de la Prusse est close ». (Sans s'apercevoir, le malheureux, que c'est justement parce que son histoire est “close” que la Prusse peut désormais inspirer celle des autres).

    Cette tendance à l'autoculpabilité a été remarquée par les observateurs. Commentant l'exposition du Martin­-Gropius-Bau, Nicole Casanova a constaté : « Tout y est dénigré : la tolérance de jadis, présentée comme l'esprit mercantile d'un pays désert en quête de colons ; le militarisme, l'esprit d'ordre et de discipline, y sont décrits comme une fabrique de valets ; l'essor industriel du XIXe siècle a suscité un prolétariat qui vit dans des conditions épouvantables ; les rares révoltes ou révolutions sont sauvagement réprimées ; Hitler se réfère tout naturellement à la Prusse ; les conjurés de 1944 sont certes Prussiens, mais c'est cela même qui les a fait si longtemps tergiverser et les a menés à l'échec, car ils ne parvenaient pas à se dresser contre un chef, quel qu'il fût… Aucun de nous, Français, Anglais, Suédois, n'en demandait autant. Ce mea culpa public nous faisait de la peine » (Le Quotidien de Paris, 31 août 1981).

    À l'Est, en revanche, l'heure n'est pas aux complexes. La RDA, elle aussi, vit depuis quelque temps à “l'heure prussienne”. En 1971, le corps de Clausewitz, ramené en grande pompe de Pologne, était inhumé à Magde­bourg avec les honneurs militaires. Sept ans plus tard, la télévision “est-allemande” réalisait un feuilleton remarqué sur Scharnhorst, ministre de la Guerre du début du siècle dernier. En novembre 1980, la grande statue équestre de Frédéric II, œuvre de Christian David Rauch, dissimulée aux regards du public à l'époque où le “vieux Fritz” était encore présenté comme un “monstre féodal”, a retrouvé sa place à Berlin, sur la prestigieuse avenue Unter den Linden.

    En RDA, dans les années 50, rappelle l'historienne communiste Ingrid Mittenzwei (à qui l'on doit, pré­cisément, un Frédéric II de Prusse publié en Allemagne centrale en 1979), « au premier plan (de la recherche) se trouvait placée la critique du prussianisme réactionnaire, ensuite des travaux sur des problèmes liés au déve­loppement des masses populaires ». Aujourd'hui au contraire, ajoute-t-elle, « on s'efforce, dans notre pays, d'avoir une approche plus large de notre héritage historique » (entretien avec Bernard Umbrecht, in Révolution, 11 sept. 1981). À l'Ouest, le Spiegel (5 janv. 1981) est allé jusqu'à parler d'une « révision du point de vue de classe en RDA »…

    Cette “reprussianisation” de la RDA semble d'ailleurs doublement justifiée. D'une part, ainsi que le remarque Jacques Nobécourt, « si un État est en droit de revendiquer l'héritage de la Prusse, c'est bien la République démocratique, où le parti a remplacé l'armée et où le socialisme s'est substitué à la grandeur prussienne » (art. cit.). D'autre part, si l'on se remémore le rôle unifïcateur joué par la Prusse dans l'histoire allemande, il con­vient aussi de ne pas oublier qu'après la dernière guerre, le chancelier Adenauer « voulut au moins aussi forte­ment que les Alliés faire de la République fédérale une ami-Prusse » (Jacques Nobécourt, ibid.), et que c'est en raison du refus des Occidentaux qu'en 1952, fut laissée sans suites l'ultime proposition soviétique en faveur d'une Allemagne neutre et réunifiée.

    Toutes les contradictions du monde moderne

    Mais la Preussenjahr n'a pas seulement été marquée par des manifestations. Elle a aussi donné lieu à des com­mentaires passionnés. On s'est affronté pour savoir si la Prusse avait été “réactionnaire” ou “progressiste”, pour décider quel État en était aujourd'hui le plus fidèle héritier, pour statuer sur l'opportunité de sa “résurrec­tion”, etc. Cette “tentative de bilan” n'a toutefois pas abouti à des résultats bien spectaculaires, en dépit des fructueuses interventions d'historiens tels que Sebastian Haffner, Hellmut Diwald ou Wolfgang Venohr (1).

    Qu'est-ce donc en effet que la Prusse ? Un cauchemar pour certains, un espoir pour beaucoup ? L'archi-devil dénoncé par Churchill ? Ou bien encore un modèle de tolérance et de modernité ? Mme de Staël fut la première à parler du « visage de Janus » de la Prusse. Et le fait est qu'aujourd'hui encore, ce sont des termes ambigus que l'on emploie pour caractériser la réalité prussienne. Chacun a “sa” Prusse. Elle est pour les uns un “spec­tre”, pour les autres un “miracle”, pour le plus grand nombre une “énigme”… Une seule chose est sûre : la Prusse ne laisse personne indifférent.

    Rarement dans l'histoire un État fut en effet, en si peu de temps, empli d'autant de contradictions. Sans unité ethnique, sans mythe fondateur, sans frontières naturelles, la Prusse s'est bâtie sur une idée, un style et des principes. Elle fut, au XVIIIe siècle, l'État le plus moderne d'Europe (Sebastian Haffner), mais elle le fut par ses voies propres. « Pour les historiens d'aujourd'hui – souligne Rudolf von Thadden –, la Prusse apparaît comme un modèle de modernisation sorti de l'Ancien régime sans révolution. En bref, l'anti-France de 1789. (…) La politique de la Prusse peut être résumée en deux mots : Demokratie, nein ! Modernität, ja ! » (L'His­toire, septembre 1981). Pays essentiellement rural, ne comptant guère de villes d'importance, la Prusse n'a pas accédé à la modernité par la voie “classique” de l'embourgeoisement des classes aristocratiques. Elle a échappé au modèle de la “société bourgeoise” (bürgerliche Gesellschaft). Et c'est ce trait qui explique, dans son histoire, l'importance prise par l'armée, la “militarisation” de l'administration, l'importance aussi d'une véritable aris­tocratie enracinée dans la classe populaire et dans le milieu rural. Mais il est alors d'autant plus remarquable que cette Prusse “aristocratique et militaire” ait été aussi, dès le XVIIe siècle, un centre de tolérance reli­gieuse et intellectuelle, et qu'au XIXe siècle elle se soit caractérisée par l'audace de ses réformes sociales.

    La Prusse apparaît ainsi comme le pays où les grandes contradictions du monde moderne ont paru se résoudre. La liberté authentique n'y a pas été vécue comme opposée à la plus stricte discipline. La volonté historique n'y a pas été entamée par l'esprit de tolérance. La conscience nationale s'y est édifiée par le moyen du sens communautaire et social. Le pays d'Albrecht l'Ours et des Teutoniques, de Fichte et de Savigny, de Hegel et de Kant, de Scharnhorst et de Bismarck, de Bebel et de Rosa Luxemburg, de Niekisch et de von Stauffenberg est à prendre en bloc – et si le débat de ces derniers mois s'est trouvé dès le départ faussé, c'est que chacun a voulu y tirer la couverture à soi, sans réaliser qu'il n'y a pas une “Prusse monarchique” et une “Prusse répu­blicaine”, une “Prusse réactionnaire” et une “Prusse révolutionnaire”, une “Prusse des Teutoniques” et une “Prusse des Lumières”, mais une seule et même Prusse, dont l'histoire est illuminée et comme symbolisée par la figure, elle-même “contradictoire” au plus haut degré, de ce grand “despote éclairé”, célébré par Thomas Mann, que fut Frédéric II, une seule et même Prusse dont les contradictions font à la fois la normalité, la richesse et l'exemplarité (2).

    C'est pourquoi il n'est pas in-signifiant que cette Prusse démantelée en 1945 et “interdite” 2 ans plus tard pour cause de “militarisme”, alors qu'elle avait été jusqu'en août 1932 le bastion de la résistance au national­-socialisme, revienne aujourd'hui à l'ordre du jour. Dans l'idée et le fait prussiens se trouvent contenus tous les sujets qui continuent aujourd'hui d'agiter la conscience allemande : permanence et validité d'un certain “style” et d'un état d'esprit, évolution des rapports entre les Germains et les Slaves (les Allemands et les Russes), exem­plarité du soulèvement antinapoléonien, problème de l'attitude vis-à-vis du passé et de la “rééducation” (Umer­ziehung) intervenue depuis 1945, complémentarité “naturelle” de l'Allemagne prussienne et de l'Allemagne rhénane ou bavaroise, enfin et surtout question de l'identité nationale allemande.

    « La Prusse — écrit Laurent Dispot — est aussi dans l'actualité parce qu'on sent bien qu'une intervention des pays de l'Est en Pologne s'appuierait principalement sur l'Allemagne de l'Est… Verra-t-on cette répétition halluci­nante : des chevaliers teutoniques à l'étoile rouge, et encore une fois un partage de la Pologne entre Russie et Prusse ? » (Le Matin, 21 août 1981). Bismarck, lui, envisageait le problème autrement. « Si la puissance de la Prusse vient à être brisée, déclarait-il, alors l'Allemagne subira le sort de la Pologne ». Mais est-ce alors les Polonais qui connaîtront le sort des Allemands, ou les Allemands celui des Polonais ? Depuis bien des années déjà, les Allemands s'étaient habitués à voir dans la Prusse la “part maudite” de leur histoire. On ne peut dire qu'ils aient à cet égard entièrement changé d'avis. Mais au moins, le “refoulé” fait surface. On en parle, et c'est déjà important. « Les Allemands de la RFA et de la RDA doivent réfléchir à leur identité — dit encore Rudolf von Thadden — et celle-ci passe par la Prusse » (art. cit.). C'est un fait que les Allemands, à l'Ouest comme à l'Est, ne peuvent retrouver leur mémoire qu'en se penchant sur les fondements communs d'une histoire dont la Prusse est le cœur. Pour eux, toute réappropriation d'un sentiment (normal) d'identité nationale passe par une réflexion sur le fait prussien. Tel est bien à cet égard le paradoxe : que la terre la plus divisée du pays le plus divisé d'Europe constitue, une fois encore, un chemin vers l'unité, ou, si l'on préfère, que la Prusse, après avoir réalisé l'unité allemande par sa présence historique et politique, soit encore aujourd'hui en mesure de la refaire par son absence. C'est en cela que la Prusse, sans “mythe” à l'origine, peut effectivement devenir aujourd'hui un mythe fondateur. C'est en ce sens qu'elle peut suggérer aux Européens, au terme d'une nouvelle “guerre de libération”, de se “couronner” eux-mêmes — ainsi que le fit Frédéric Ier, en 1701.

    • A. de B.

    • (1) Pour Wolfgang Venohr, co-auteur avec Sebastian Haffner de Preussische Profile (Athenäum, Königstein/Ts, 1980), la grande différence entre la Prusse et les 2 principaux États allemands actuels, est que la première fut le sujet de sa propre histoire, et non l'objet de l'histoire des autres. De son côté, dans les Westermanns Monatshefte (juillet 1981), Hellmut Diwald a rappelé que la Prusse, avant d'être un État, a d'abord été une idée (et notamment l'idée de cet État). Ce propos rejoint ce qu'avaient dit, chacun à sa façon, Oswald Spengler (Preussentum und Sozialismus) et Ernst von Salomon (Der tote Preusse).
    • (2) La relation entretenue par la Prusse avec la France n'échappe pas, elle non plus, à ce caractère contradictoire. Considérée au début de ce siècle comme l'incarnation même de la “barbarie germa­nique”, la Prusse fut, plus qu'aucune région d'Allemagne, marquée par l'influence française, tant politique et économique qu'administrative, intellectuelle et militaire. Avec l'édit de Potsdam, en 1685, elle fit figure de terre d'accueil pour des milliers de huguenots français persécutés dans leur pays après la révocation de l'édit de Nantes. Par la suite, la “francophobie” y fut surtout le résultat de l'occupation française à l'époque de Napoléon et de la perpétuation de l'esprit de résistance que cette occupation suscita. Guillaume Ier fut couronné à Versailles en 1871. Mais en 1867, trois ans avant l'ouverture des hostilités avec Berlin, les canons prussiens provoquaient l'admiration générale à l'ex­position universelle de Paris, et Napoléon III élevait l'industriel Krupp, qui les fabriquait, à la dignité de chevalier de la Légion d'honneur !


    ◊ BIBLIOGRAPHIE

    Le catalogue de la grande exposition de Berlin a paru sous le titre Preussen – Versuch einer Bilanz (Rowohlt, Reinbek bei Hamburg, 1981). Il comprend 5 volumes, respectivement consacrés à l'expo­sition elle-même, à la culture politique, aux aspects sociaux, aux arts et aux lettres, et à la Prusse au cinéma. Vol. 1 : Gottfried Korff et Winfried Ranke (Hrsg.), Preussen : Versuch einer Bilanz. Ausstellungsfüh­rer ; vol. 2 : Manfred Schlenke (Hrsg.), Preussen : Beiträge zu einer politischen Kultur ; vol. 3 : Peter Brandt, Thomas Hofmann et Reiner Zilkenat (Hrsg.), Preussen : Zur Sozialgeschichte eines Staates ; vol. 4 : Hellmut Kühn, Preussen : Dein Spree-Athen. Beiträge zu Literatur, Theater und Musik in Berlin ; vol. 5 : Axel Mar­quardt et Heinz Rathsach (Hrsg.), Preussen im Film. Cf. aussi : Berliner Festspiel Gmbh (Hrsg.), Le Musée sentimental de Prusse (Frülich v. Kaufmann, Berlin, 1981).

    Parmi les ouvrages sur la Prusse parus en Allemagne fédérale durant la seule année 1981, les plus intéressants nous ont paru être les suivants : Francis L. Carsten, Die Entstehung Preussens (Ullstein, Berlin, 1981) ; Hell­mut Diwald (Hrsg.), Im Zeichen des Adlers : Porträts berühmter Preussen (Gustav Lübbe, Bergisch Gladbach, 1981) ; Sebastian Haffner, Preussen ohne Legende (Goldmann, München, 1981) ; Reinhard Höhn, Scharnhorst : Soldat, Staatsmann, Erzieher (Bernard u. Graefe, München & Verlag für Wissenschaft, Wirtschaft und Tech­nik, Bad Harzburg, 1981) ; Bethold Maack, Preussen, Jedem das Seine (Grabert, Tübingen, 1981) ; Hans Otto, Gneisenau, Preussens unbequemer Patriot (Wilhelm Heyne, München, 1981) ; Leopold von Ranke, Preussis­che Geschichte, 1415 bis 1871 (Goldmann, 1981 ; Hrsg. v. Hans-Joachim Schoeps) ; Hans-Joachim Schoeps, Bismarck über Zeitgenossen – Zeitgenossen über Bismarck (Ullstein, 1981 ; rééd.) ; Gustav Sichelschmidt, Grosse Preussen : Zwölf biographischen Skizzen (Türmer, Berg, 1981) ; Gustav Sichelschmidt, Preussen, die immer junge Idee (Arndt, Kiel, 1981) ; Gustav Sichelschmidt, Ernst Moritz Arndt (Stapp, Berlin, 1981) ; Udo Walendy, Deutsches Schicksal Westpreussen (Verlag für Volkstum und Zeitgeschichtsforschung, Vlotho / Weserr, 1981) ; Wolfgang Venohr, Fritz der König (Gustav Lübbe, 1981).

    Signalons aussi : Peter Brandt et Reiner Zilkenat (Hrsg.), Preussen : Ein Lesebuch (LitPol, Berlin, 1981) ; Otto Busch et Wolfgang Neugebauer (Hrsg.), Moderne preussische Geschichte, 1648-1947. Eine Anthologie (Walter de Gruyter, Berlin, 1981, 3 vol.) ; Karl Heinz Clasen, Ostpreussen (Weidlich, Frankfurt/M., 1981) ; S. Fischer­Fabian, Preussens Krieg und Frieden : Der Weg ins Deutsche Reich (Droemer Knaur, München, 1981) ; Frie­drich der Grosse, Gespräche mit Henri de Catt (Deutscher Taschenbuch Verlag, München, 1981) ; Martin Greif­fenhagen, Die Aktualität Preussens. Fragen an die Bundesrepublik (Fischer, Frankfurt/M., 1981) ; Die grosse Preussenfilme, 1921-1945 (Olms, Hildesheim, 1981, 2 vol.) ; Hans-Bernd Spies, Die Erhebung gegen Napo­leon, 1806-1814/15 (Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1981) ; Rudolf von Thadden, Fragen an Preussen : Zur Geschichte eines aufgehobenen Staates (CH Beck, München, 1981) ; Horst-Günter Benkmann, Königsberg (Pr.) und seine Post (Schild, München, 1981).

    Et enfin : Rudolf Augstein, Preussens Friedrich und die Deutschen (Fischer, Frankfurt/M., 1981 ; rééd.) ; Achim von Borries (Hrsg.), Preussen und die Folgen (JHW Dietz Nachf., Berlin-Bonn, 1981) ; Richard Dietrich (Hrsg.), Politische Testamente der Hohenzollern (Deutsches Taschenbuch Verlag, München, 1981) ; Werner Knopp, Preussens Wege, Preussens Spuren (Droste, Düsseldorf, 1981) ; Christian von Krockow, Warnung vor Preussen (Severin & Siedler, Berlin, 1981) ; Johannes Rogalla von Bieberstein, Preussen als Deutschlands Schicksal (Mine ; München, 1981).

     

    Prusse

     

    Que fut l'idée prussienne ? Elle fut tout d'abord une certaine conception de l'État ; une des rares mani­festations historiques, après la chute de Rome, où l'État s'est affirmé essentiellement comme l'expression d'une volonté. Volonté d'exister malgré des données historiques et géographiques défavorables, mal­gré un voisinage politique absolument hostile. Volonté de s'accroître, d'accéder au premier rang et de s'y main­tenir. Cette volonté s'exprimait dans et par cet État qui trouvait ainsi en lui-même sa propre justification. Lors d'un récent débat télévisé sur la Prusse, un journaliste allemand, de toute évidence hostile à cette “idée”, s'est écrié : « Au fond, la Prusse n'avait aucune raison d'exister ». Il ne croyait pas si bien dire ! La Prusse n'avait en effet aucune raison d'exister. Elle n'a jamais trouvé la “justification” de son existence que dans sa volonté d'y parvenir. Son destin prit la forme de cette volonté implacable, et tout le reste fut donné de surcroît. Aucun héritage, aucun mythe, aucune nation préexistante, aucune particularité religieuse ni aucune “frontière natu­relle”, rien ne pouvait susciter une semblable volonté. Celle-ci a dû trouver sa raison d'être en elle-même. Et l'État, qui en était l'expression, ne pouvait logiquement que devenir une fin en soi. D'où cette pugnacité ins­tinctive, qui, encore une fois, n'est pas sans rappeler celle de Rome. Aucun étatisme pourtant dans cet État prussien, qui déléguait volontiers à des instances subordonnées le soin de la gestion publique, mais qui, pour l'essentiel, c'est-à-dire la pérennité de son destin, ne supportait aucun partage politique.

    La Prusse a été au XVIIIe siècle la plus jeune des puissances européennes. La configuration physique de son territoire la rapprochait de la Russie ; par la Réforme, elle était liée à l'Angleterre, à la Suède et à la Hol­lande ; par la langue, elle était proche de l'Autriche ; par la présence, sur son territoire, d'émigrés huguenots et par d'indéniables affinités spirituelles, elle pouvait se prévaloir de liens concrets avec la France. Cet État prussien représentait toutefois un défi, parce que le territoire qu'il administrait se situait au milieu d'une Europe partagée entre quelques grandes puissances. Condamné à faire la guerre, cet État devait obéir aux lois de la géostratégie pour achever sa construction : sa suivie s'avérait impossible aussi longtemps que ses territoires res­taient dispersés.

    La Prusse a été obligée, de par les circonstances géographiques, de ne vouloir que le possible, mais tout le possi­ble. Pour l'Allemagne, cet État devenait ainsi une sorte de mauvaise conscience ; désormais, il y avait une force qui obligeait à la décision, à la prise de position nette et claire. La Prusse exigeait qu'on fût prêt à faire quelque chose de soi. La mission historique de la Prusse fut de faire du rêve médiéval gibelin une réalité politique et militaire, même si, ce faisant, elle a réduit à néant le vieux “Reich” qui n'avait plus d'autre existence que juridi­que. On peut donc parler d'une renaissance territorialement inconsciente et imparfaite, mais spirituellement renforcée de l'éthique et de l'esprit gibelins.

    En outre, la Prusse représenta une révolution. Une révolution que les Allemands n'ont peut-être jamais parfai­tement comprise. Une révolution ne se caractérise pas principalement, en effet, par la violence ou par l'émeute, mais par un changement des perspectives. Ce qui est essentiel à une révolution est moins l'effondrement d'un type de gouvernement et son remplacement par un autre que le changement d'attitude et de foi. Le mythe d'une époque disparaît : ainsi, les révolutions anglaise et française ont pulvérisé le mythe de la monarchie, la révolu­tion prussienne a dépassé celui de l'Empire, d'un Empire devenu une simple formule juridique, un élément dans la stratégie dynastique des Habsbourgs, héritiers du parti guelfe. Parler de “révolution prussienne”, c'est employer un langage qui n'est pas usuel. Pourtant, cette révolution que l'historiographie officielle ne semble pas perce­voir, en est bien une. Elle rejette définitivement un passé révolu : sous son impulsion, la nature du pouvoir reçoit un sens nouveau, les mentalités adoptent de nouvelles perspectives. Cette révolution ne s'est pas faite avec bruit, ne s'est annoncée dans aucun programme ; elle s'est implicitement réalisée sous le feu des artilleries étrangères, pendant les guerres du XVIIIe siècle : Elle fut aussi moins sociale que territoriale, et dans les terri­toires où son esprit s'est implanté, elle a façonné la mentalité allemande plus profondément encore que la Réforme. Cette action en profondeur, elle la doit au fait de n'avoir produit ni une caste (bien que celle des Junker ait eu une grande importance) ni un parti, et de n'avoir favorisé aucunement les ambitions d'une famille. Son mérite est d'avoir forgé un État. L'instauration progressive de cet État marque le refus révolutionnaire d'un Empire devenu guelfe. Le contenu de cette révolution, au caractère résolument affirmateur, ce fut, pour les hommes qui y participèrent, une manière très précise d'être en forme, spirituellement et politiquement. On décidera désor­mais de devenir prussien, de servir une idée d'État. Louis XIV disait : « L'État, c'est moi ». Frédéric de Prusse disait au contraire : « Je suis le premier serviteur (Hausknecht) de l'État ». Une telle attitude n'a pas épargné une révolution ; elle fut une véritable révolution.

    Sur les terre ingrates situées à l'Est de l'Elbe, la clarté que voulait promouvoir la philosophie des Lumières, n'a pas dévié vers l'orgueil individualiste, mais vers un type de vertu objective (Sachlichkeit) et vers un refus de prendre ses propres sentiments en considération. Ce refus de toute sentimentalité, cet esprit de “raison d'État” qui a dominé intellectuellement l'Europe, s'est incarné concrètement en Prusse. La raison prussienne rassemble toutes les forces de la nation au nom d'une idée de l'État, et d'un programme à réaliser. Ce programme est, en fin de compte, le seul souverain : intangible et impersonnel, les rois et les sujets ont pour devoir de le servir. Un tel objectif paraît, à première vue, rébarbatif ; il éveille pourtant un sentiment qui, tout en n'étant pas de la sympathie, est plus puissant que la sympathie. L'humaniste Frédéric le Grand a consacré son existence à une raison d'État dans laquelle, écrivait-il, il ne voyait rien de sacré.

    La rudesse de la raison politique séparait la Prusse des charmes de l'empire austro-hongrois, de l'élégance saxonne et de la “naturalité” (Urwüchsigkeit) bavaroise. On pourrait même dire que la Prusse n'avait aucune qualité qui soulevât un quelconque enthousiasme. Elle rebutait plutôt, mais on la respectait. Le philologue silésien Arno Lubo, que cite Sebastian Haffner (Preussen ohne Legende, Wilhelm Goldmann, München, 1981), décrit ce que fut la Prusse dans les 30 dernières années du XVIIIe siècle. C'était un État où régnaient la discipline et le militarisme, où les fonctionnaires et l'administration étaient efficaces, l'aristocratie loyale, l'appareil juri­dique incorruptible et marqué par l'esprit des Lumières ; de plus, les mentalités étaient formées tout à la fois par un puritanisme calviniste qui imposait le renoncement et par une libre-pensée née de la pluralité des confes­sions religieuses pratiquées par les populations vivant sur le territoire du royaume. Pour Arno Lubo, l'essentiel de ce conglomérat résidait à l'origine dans sa pluralité : c'est pourquoi il lui fallait impérativement énoncer des maximes formatrices d'État. C'était, pour lui, la seule façon de survivre. En assignant à chacun une mis­sion, l'État prussien peut garantir à chaque sujet le progrès économique, social et culturel, sur la base d'une volonté générale de prestation. Refuser toute prestation, c'est explicitement mettre l'existence de l'État en dan­ger. Mais l'exigence absolue de servir ne signifie pas, en dépit du mot de Mirabeau, que la Prusse ait été « une armée qui possédait un État ». La saine gestion financière, économique et démographique contribuait égale­ment à l'intégration du corps social.

    L'aspect très militaire de cet État, que les historiens ont principalement retenu, est dû au fait que c'est la Prusse qui a tiré les conclusions les plus rigoureuses des bouleversements qu'a connus l'art militaire, dans tous les pays européens, après la paix de Westphalie (1648). Ce bouleversement a consisté en une étatisation de la chose mili­taire. Auparavant, les États ne possédaient guère d'armées permanentes, si ce n'est quelques milices (les maré­chaussées) et les gardes royales. Les armées étaient en fait des entreprises privées, qui se louaient au souverain le plus offrant et qui, souvent, n'était jamais intégralement payées. Ce système obligeait les bandes armées à vivre sur le pays conquis, entraînant parfois des catastrophes économiques de longue durée. Pour remédier à cette situation, la Prusse fut amenée à mettre sur pied de puissantes organisations logistiques, ce qui entraîna le renforcement de la discipline. Le militarisme prussien, dans l'Europe du XVIIIe, n'avait donc rien de bien particulier, si ce n'est trois choses qui lui étaient spécifiques : la quantité de soldats entretenus par l'armée, leur qualité militaire et leur composition sociale.

    Cette impressionnante quantité de soldats exigeait une sobriété spartiate à l'égard des autres dépenses publi­ques ; quatre cinquièmes des revenus de l'État se voyaient consacrés à l'armée. Cette manière de concevoir les choses impliquait un choix : la Prusse s'est donc décidée pour le “réel” (selon l'expression de Frédéric le Grand) et pour la puissance contre le “luxe” et la splendeur. Malgré sa parcimonie, la Prusse fut l'État où l'impôt était le plus élevé et où, de ce fait, les fonctionnaires étaient les plus nombreux et les mieux organisés. Mais les lourdes charges financières imposées aux habitants n'étaient pas administrées arbitrairement ; l'État pro­mouvait la construction des manufactures et des filatures, fondait des banques et entreprenait l'assèchement des marais. Cette politique, très moderne pour l'époque, créait emplois et subsistance, tout en étant accessoire­ment (et accessoirement seulement) philanthropique. Cette philanthropie accessoire déterminait aussi la politi­que d'immigration xénophile : huguenots, protestants de Salzbourg, vaudois, mennonites, presbytériens écos­sais, juifs, trouvèrent en Prusse une nouvelle patrie. Tous pouvaient parler leur langue, cultiver les valeurs reli­gieuses de leur choix et vivre à leur façon. Les plus hautes fonctions leur étaient très rapidement accessibles. Les quelques millions de Polonais qui, après les conquêtes territoriales du XVIIIe siècle, étaient devenus Prussiens n'eurent à subir aucune politique de germanisation forcée, comme ce fut le cas quelques décennies plus tard. Une telle libéralité provenait du fait que la Prusse n'était pas un “État national” et ne souhaitait pas l'être ; son objectif était d'être un “État de raison”. La philanthropie n'y avait donc rien de sentimental, elle n'était qu'un moyen au service de la raison d'État.

    La noblesse prussienne fut très différente des noblesses française, autrichienne ou polonaise ; elle n'était pas urbaine ou courtisane, mais paysanne. La noblesse allemande non prussienne lui attribuait le sobriquet de Kraut­junker (de Kraut, “herbes, légumes”). Ce caractère avait pourtant l'avantage de créer une parfaite symbiose entre Junker et paysans. Le Junker n'était pas un “exploiteur” lointain et anonyme, mais un gestionnaire que l'on connaissait personnellement. Cette symbiose sociale, inattendue dans l'Europe du XVIIIe siècle, est peut-­être le véritable secret de la puissance militaire prussienne. Les paysans-soldats marchaient derrière leurs chefs sans l'enthousiasme patriotique que l'Europe allait connaître après la Révolution française. On n'exigeait d'eux qu'un inébranlable sens du devoir. La devise suum cuique pourrait fort bien se traduire par “à chacun selon son devoir”.

    L’affirmation constante d'un type humain

    Sebastian Haffner parle des trois indifférences majeures de la mentalité prussienne : l'indifférence confession­nelle, l'indifférence nationale et l'indifférence sociale. Les libéraux d'aujourd'hui admireront la première, dou­teront de la seconde et s'horrifieront de la troisième. Pourtant, ce qui, aux yeux des hommes du XXe siècle, apparaîtra comme la plus élémentaire des libertés, la liberté religieuse, représentait, au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, une contrainte encore plus dure que les servitudes militaires, la lourdeur du système fiscal ou la domination féodale. Plus tard, à la fin du siècle des Lumières, quand les religions auront perdu leur force d'attraction, le sens du devoir vis-à-vis de l'État allait devenir plus puissant que la responsabilité individuelle devant Dieu. Comment expliquer l'instauration de cette sobre et rude religion politique ? Comment les vertus de la Rome la plus ancienne ont-elles pu renaître dans cette région du Nord-Est européen, qui ne fut jamais soumise aux aigles des Césars ? Sebastian Haffner nous rappelle la persistance d'une religiosité populaire balto­-germano-slave dans ces pays si tardivement christianisés. Très peu de temps après avoir adopté le catholicisme, les Prussiens se rallièrent à la Réforme. Devenus protestants, on leur imposa une tolérance religieuse qui relati­visa leurs convictions luthériennes. Un vide se créa alors, qui fut rempli par l'éthique étatique ou la religion du devoir. Celle-ci procurait une sorte de satisfaction esthétique pour l'État. Comme la Prusse n'existait en vertu d'aucune nécessité, on peut estimer que sa nature était essentiellement idéelle, qu'elle correspondait à l'Esprit en marche dans l'Histoire. Sa réalisation constitue ainsi l'arrière-plan historique de l'idéalisme alle­mand et, partant, de la philosophie hégélienne du politique.

    Mais cette conception de la vie a elle-même des racines très anciennes. Deux historiens, Hans-Joachim Schoeps (Preussen : Geschichte eines Staates, Ullstein, Berlin, 1966-1980) et le Britannique Francis L. Carsten (Die Ent­stehung Preussens, Ullstein, Berlin, 1981), ont souligné l'importance de la fondation de la Prusse par les Che­valiers teutoniques de Hermann von Salza. L'Ordre teutonique fut l'instance administrative de cette région au Moyen Âge. Il répartissait les colons allemands dans les zones où cela s'avérait le plus nécessaire. L'Ordre avait ses propres fonctionnaires, qui anticipaient déjà la future gestion prussienne. Une certaine rationalité était de mise dans cette zone de colonisation, ce qui constituait un contraste flagrant avec les principautés voisines. La noblesse propriétaire de terres jouait un rôle moins prépondérant que dans le reste de l'Europe ; la Prusse était peuplée de paysans libres, de petits propriétaires d'origine allemande ou prussienne. Ainsi, la majeure partie de la population se trouvait immédiatement placée sous l'autorité du seigneur politique et non sous celle d'un propriétaire terrien privé.

    Hans-Joachim Schoeps mentionne un autre trait idéologique, dont toute étude sur la mentalité prussienne doit tenir compte : l'amalgame opéré entre la tendance religieuse piétiste et l'esprit des “casernes”. Le piétisme postulait une éthique sociale, et la volonté réformatrice qui le caractérisait n'avait rien d'irénique ; sa sobriété et sa rudesse prédisposaient ce mouvement protestant à devenir une religion pour “fonctionnaire”. Cette idéolo­gie piétiste de solidarité est une des racines de ce que Spengler, au XXe siècle, appellera le prussianisme. Il faut y ajouter d'autres idéologèmes, comme le calvinisme de la maison régnante, ou les idéaux néo-stoïciens importés de Hollande. Dans les règlements militaires, au début de l'histoire prussienne, on trouvera d'ailleurs, revenant de manière récurrente, les doctrines héritées de la Stoa, selon lesquelles la raison est en lutte perpé­tuelle contre les passions. L'officier devra d'abord être le maître de ses émotions. Plus tard, le Corpus juris militaris de JC. Lünig, enseigné dans les écoles d'officiers, recommandera la lecture des ouvrages de Sénèque, de Cicéron et d'Épictète. Les vertus antiques de patientia et de constantia furent ainsi les “formes” païennes ressuscitées par l'idéologie, au départ très chrétienne, des piétistes.

    L'idée prussienne, c'est encore l'affirmation d'un type humain précis, exclusivement mis au service de l'État. Ce type humain ne pouvait s'affirmer, sur le plan éthique, que par ce genre d'État et, en retour, ce même État engendrait, favorisait ce type d'hommes. Le Prussien, au sens le plus élevé du terme, comme le civis romanus, n'avait pas à se faire violence. Il n'était, par l'exercice de ses qualités, ni en dehors ni contre son monde. Il en était l'incarnation. Il représentait l'État, quelle que fût sa position sociale. La qualité de Prussien n'a jamais été ainsi une exigence morale et individuelle, mais bien l'affirmation d'un type au sein d'une communauté don­née. A. de Benoist a énuméré ici même ces vertus “romaines” de la Prusse : « la clarté, la froideur du juge­ment, l'impersonnalité active, l'objectivité, la renonciation à tout enthousiasme romantique irraisonné, l'auto­discipline, l'austérité. À l'esprit allemand traditionnel, marqué par la persistance du rêve romantique médiéval, il (le Prussien) oppose la Sachlichkeit, l'aptitude à reconnaître ce qui est factuel » (Nouvelle école n°35, 1980, p. 49). Pour compléter ce tableau, il faudrait encore mentionner une certaine forme d'abnégation, sans pathétique et de tous les instants, ainsi que le refus des compromis pratiques. On peut véritablement parler d'une sorte d'ascétisme du caractère, de l'acceptation volontaire et silencieuse d'une règle qui finit par donner une liberté intérieure. Preussisch ist Entsagung : cette formule revient souvent sous la plume d'Oswald Spengler. Enfin, l'esprit prussien se caractérise par un sentiment foncièrement tragique de la vie, fondé sur la certitude que ce monde, entièrement bâti sur la volonté, disparaîtra le jour où celle-ci fera défaut. Le néant est probablement au bout de toute chose, mais ce n'est pas une raison pour accepter la fatalité ni pour se retirer du monde. D'où une volonté redoublée d'imprimer sur le monde une marque encore plus profonde.

    L'unité allemande née de la guerre contre la France en 1870, grâce aux efforts de Bismarck et du roi de Prusse, a-t-elle représenté une extension politique du système prussien ? C'est une question que se posent les historiens allemands d'aujourd'hui. Leur réponse est négative. La fondation, à Versailles, dans la Galerie des Glaces, du deuxième Reich n'a pas “prussianisé” l'Allemagne. Le vieux roi Guillaume Ier, le jour qui précédait la céré­monie de Versailles, fondit en larmes et s'écria : « Demain sera le jour le plus infortuné de mon existence ! On enterrera la monarchie prussienne ! » Pour Sebastian Haffner et Wolfgang Vehnor, les victoires de Metz et de Sedan marquent en effet le triomphe de la bourgeoisie allemande et constituent le prélude de la Première Guerre mondiale, durant laquelle cette même bourgeoisie allait se heurter aux intérêts tout aussi strictement matériels des bourgeoisies anglaise, française et américaine.

    1870 fut donc, pour la Prusse, l'année d'une victoire tragique. Le destin voulut en effet que cette éclatante victoire fût la cause première des grands conflits à l'issue desquels la Prusse allait disparaître. La fondation du deuxième Reich intégra la Prusse à un monde allemand où elle n'avait pas que des amis. Ses valeurs y furent soit édulcorées, soit, au contraire, exaspérées et faussées par les résistances d'une autre sensibilité allemande. Plus grave encore fut la rupture avec la France, nation avec laquelle la Prusse avait infiniment plus d'affinités que l'on ne veut bien le dire. Au regard de l'évolution historique, on peut penser en effet que l'alliance de l'es­prit français et de la volonté prussienne aurait pu être une bénédiction pour l'Europe. Ce qui manquait à l'une, était exactement ce que possédait l'autre. La complémentarité était exemplaire. Mais les événements devaient aller dans un tout autre sens…

    Après 1870, l'Allemagne fut réorganisée en de plus grands ensembles. La Kleinstaaterei — division en petits États — prit fin et laissa la place à un monde “bipolaire” : au Nord, la Prusse (qui avait pris de l'extension à l'Est et à l'Ouest) et la Saxe ; au Sud, le Bade-Würtemberg et la Bavière, dont les attaches culturelles avec l'Autriche étaient plus qu'évidentes et l'adhésion au nouvel ensemble assez réticente. Le Nord l'emportait dans tous les domaines de direction : économique, militaire, démographique et politique. Das Preussentum était un principe d'État, une idée directrice et une éthique. C'était un mythe mobilisateur et unificateur. Au Sud, en Bavière, se manifestaient la part romantique de l'Allemagne, une sensibilité particulière, des coutumes, un art de vivre tournés plutôt vers la patrie charnelle que vers la communauté nationale ; en d'autres termes, une inci­tation à la résistance contre l'unité.

    La Prusse face aux systèmes idéologiques dominants

    En 1945, les Alliés décrétèrent la dissolution juridique de la Prusse. Mais à cette date, la Prusse avait déjà reçu plusieurs coups mortels. Entre 1914 et 1918, la quasi-totalité de son aristocratie était tombée sur les champs de bataille. Son existence, dès lors, ne connut plus qu'un épilogue administratif et juridique. Les conflits de la République de Weimar, la crise économique de 1929 et les douze années du régime national-socialiste ont longtemps caché cette évidence.

    Le visage de l'Allemagne a radicalement changé au cours de ces dernières décennies. D'aucuns s'imaginent, bien à tort, que la RFA a reconstitué, à sa façon, la bipolarisation Nord-Sud des temps passés. En fait, le centre de gravité a glissé vers le Sud. L'après-1945 peut être considéré comme un retour en force de ce qui avait été vaincu à Sadowa en 1866, lors de la victoire des armées prussiennes sur les troupes austro-hongroises, dans une guerre où la diplomatie vaticane avait déjà joué un rôle considérable, avec l'intention de “récupérer” les territoires septentrionaux allemands perdus depuis la Réforme. Cette stratégie impliquait l'élimination de la Prusse en tant que seule grande puissance militaire “protestante”. Aujourd'hui, la configuration politique cor­respond, grosso modo, aux intentions austro-hongroises (habsbourgeoises) et vaticanes de la seconde moitié du XIXe siècle. Territorialement parlant, la majeure partie de l'ancienne Prusse se trouve désormais en Alle­magne centrale, tandis que la partie occidentale a été morcelée en Länder. D'autre part, le politique a été réduit en RFA à sa plus simple expression. L'État est conçu à Bonn essentiellement comme un appareil de représenta­tion et de gestion. Là où la décision purement politique est inévitable, on insiste pour ne jamais la laisser à une seule instance : le fédéralisme, s'il tient compte des particularités régionales et évite la “concentration” du pouvoir, tend aussi à diminuer le caractère de puissance de toute décision.

    Une concrétisation sérieuse de l'idée prussienne dans le monde politique de la RFA se heurterait d'ailleurs à l'importance prise par la Bavière et à tout ce qu'elle symbolise. Cette importance est d'abord territoriale : la Bavière est le plus grand Land, et ses dirigeants ont su exploiter à fond le système fédéral. Gouvernée par la démocratie chrétienne (60 % de l'électorat), elle soutient avec vigueur une position “régionaliste”. Cette affir­mation du régionalisme bavarois est souvent d'autant mieux acceptée qu'elle représente une garantie contre un pouvoir trop puissant. Les souhaits des Alliés, de l'Amérique en particulier, s'exercent dans le même sens, tout comme ceux du Vatican, qui tient avec la Bavière l'un de ses plus solides bastions européens. On ne saurait donc parler d'une renaissance politique de l'idée prussienne en RFA : l'univers mental créé par la société mar­chande suffirait, à lui seul, à rendre l'entreprise impraticable.

    Le débat sur la Prusse se situe ailleurs. Il se manifeste sur le plan culturel. Le peuple allemand semble, par des voies détournées, parfois inconscientes, reprendre possession de son passé. Et cette redécouverte entraîne tout naturellement des révisions gênantes pour les systèmes idéologiques dominants. La statue équestre de Fré­déric II a retrouvé sa place à Berlin-Est. L'“autre” Allemagne semble, elle aussi, reprendre en charge son passé. On parle d'ailleurs, depuis longtemps, de la “Prusse rouge”. À ce propos, il convient pourtant d'éviter deux erreurs d'interprétation. La première, pur produit de l'idéologie atlantiste, considère la division de l'Allemagne comme un fait irréversible et, somme toute, profitable. Elle conduit à opposer une “bonne Allemagne” (celle “de l'Ouest”, rhénane et bavaroise) à une “mauvaise” (celle “de l'Est”, essentiellement prussienne). La deuxième tend à voir dans la RDA, l'image, cette fois positive, d'une nouvelle Sparte, inaccessible à la décadence occi­dentale, où l'idéologie communiste ne constituerait qu'un vernis superficiel. La première interprétation con­forte le système de Yalta. La seconde en sous-estime gravement les effets. Dans les deux cas, on parle du “mili­tarisme prussien”, soit pour le condamner, soit pour le louer. Mais en réalité, le véritable “militarisme” prus­sien n'impliquait nullement l'encasernement général, ni une mentalité frénétiquement belliciste. C'était bien plutôt la volonté de faire prévaloir, par le moyen de l'éducation et de l'exemple militaire, un certain type humain se reconnaissant dans une “conception guerrière de la vie”. Le prussiannisme était avant tout une vision du monde et une éthique. Il n'y a rien de semblable dans le régime actuel de la RDA, qui se borne à exploiter, en raison de leur efficacité sociale, certaines qualités prussiennes : le sens de l'organisation, la discipline, l'hor­reur du verbiage, la prédilection pour l'action, l'exactitude, la fidélité envers l'État, etc.

    En fait, l'important, en Allemagne centrale, n'est pas ce qui subsiste d'un ordre ancien, mais plutôt ce qui, dans les rapports de forces du monde est-européen, va pouvoir entraîner un accroissement de puissance politi­que. Un renouveau “prussien” passerait alors, non par la réapparition de certaines traditions, mais par le fait même que cette partie de l'Allemagne puisse à nouveau jouer un rôle. Le passage de l'état de dépendance totale à celui d'une puissance avec laquelle il faudrait compter, tel serait le trait dominant de la situation nouvelle. Ce n'est pas les casques à pointe qui réapparaîtraient au son du Preussens Gloria, mais la logique de Clausewitz.

    Pendant longtemps, après la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques, croyant à la réunification possible de l'Allemagne, ont tenté de la prévenir en proposant une solution neutraliste. La RDA était alors, pour eux, une structure provisoire et une monnaie d'échange. Les dirigeants de Pankow étaient invités à se démarquer (Abgren­zungspolitik) au maximum de l'Allemagne fédérale. Mais aujourd'hui, l'Allemagne centrale a acquis une impor­tance plus grande au fur et à mesure que les difficultés ont surgi dans le bloc de l'Est. En outre, la RDA pré­sente (fait presque incroyable dans le monde communiste) une économie qui fonctionne ! Et si les Soviétiques n'y effectuaient pas de lourdes ponctions, ce pays pourrait constituer une force économique non négligeable. La RDA n'échappe pas, évidemment, aux tares de l'économie collectiviste, mais celles-ci sont atténuées par l'engagement d'une population à laquelle on ne fait pas appel en vain lorsqu'il s'agit de serrer les rangs, de travailler, de faire passer l'intérêt de la communauté avant ceux de l'individu. Il se trouve que pour de nom­breuses raisons, l'Union soviétique a d'autre part besoin désormais d'un bastion à l'Ouest, sur lequel elle puisse compter au moment opportun. Ses problèmes externes et internes l'obligent à laisser se créer une puissance auxiliaire. La RDA semble se préparer à jouer ce rôle. Les rapports germano-soviétiques évoluent et le moment est apparemment venu, où la courbe de collaboration contrainte pourrait passer au-dessus du degré zéro et devenir “positive”, c'est-à-dire nécessaire pour celui qui l'impose et profitable pour celui qui la subit. Toute l'ambiguïté de la collaboration est là. La domination du maître prend fin, potentiellement du moins, au moment où l'es­clave parvient à se rendre nécessaire. Or, l'Union Soviétique commence à avoir besoin de l'Allemagne de l'Est, car elle ne peut compter vraiment sur aucun autre pays. On peut donc risquer l'hypothèse que l'accroissement de la puissance est-allemande, son degré de nécessité et d'utilité, finiront par modifier les rapports de force. Ce changement entraînera, à son tour, une rectification du discours politique, car on finit toujours par avoir les exigences qui correspondent à sa puissance. L'idéologie ne crée pas la puissance, elle la sanctionne. D'autre part, une puissance ne peut avoir éternellement une ligne contraire à sa dynamique et à ses intérêts.

    On aboutirait ainsi à ce paradoxe que la RDA parviendrait à obtenir plus de liberté et d'indépendance, non en cherchant à s'affranchir de sa sujétion par rapport à l'URSS, mais au contraire en la poussant jusqu'à ses conséquences ultimes. La pensée allemande, d'ailleurs, privilégie une démarche consistant à affronter un système de l’intérieur, à provoquer son dépassement en le poussant, à fond, dans sa propre logique. Clausewitz préconi­sait le refus de la confrontation directe aussi longtemps qu'il était possible d'acquérir indirectement de la puis­sance et cela, même dans des conditions défavorables. Pour Nietzsche, le nihilisme se détruira de lui-même par son propre mouvement, et la “grande volonté” ne consiste pas à chercher à l'empêcher, mais à l’accélérer pour que puisse naître une nouvelle perspective. Somme toute, cette stratégie n'est pas plus extravagante que celle d'un peuple de l'Est qui, croyant à la “solidarité occidentale”, prendrait le risque d'un soulèvement direct con­tre l'Armée rouge. La balle est donc dans le camp de l'Est. On ne peut qu'en prendre acte.

    ► Gérard Nances et Robert Steuckers, Nouvelle École n°37, 1982.

    ◘ Légendes images :

    82 : Ci-contre, en haut : carte représentant la zone d'expansion de la culture de la céramique cordée («Schnurkeramik») et des cultures apparentées vers 2000 av. notre ère. En bas, à droite : l'entrée des Slaves, au VIe siècle de notre ère ; dans l'espace, alors abandonné par les Germains de l’Est, compris entre l'Elbe et la Vistule. (Les vieux-Prussiens font à cette époque partie de l'ensemble des peuples baltiques). En bas, à gauche : carte des régions et des peuples composant la Prusse au début de l'époque des Chevaliers teutoniques (XIIIe siècle). D'après Lothar Kilian, « Zu Herkunft und Sprache der Prussen » (Rudolf Habelt, Bonn, 1980).

    84 : Patrie d’Immanuel Kant (ci-contre), Königsberg s'est développée à partir de 1255 autour d'un château des Chevaliers teutoniques — dont l'un des premiers grands maîtres fut Hermann von Salza (ci-dessous, à gauche). Capitale du duché de Prusse en 1525, la ville fut bombardée en 1944. Attribuée l'année suivante à l'URSS, elle devint Kaliningrad en 1946. À droite : soldat de l'époque de Frédéric-Guillaume Ier.

    85 : Sous l'impulsion de Frédéric II le Grand (ci-dessus, statue de Thorak), la Prusse atteint à l'apogée de la puissance. Le «vieux Fritz» hantera longtemps les imaginations. À droite : Frédéric II, par Menzel. Ci-contre : Otto Gebühr dans un film de 1930. En haut : le roi Frédéric-Guillaume II et sa famille.

    87 : Le 31 mai 1809, le major Ferdinand von Schill (ci-dessus, au centre), âgé de 33 ans, trouve la mort dans un combat de rues contre les trou­pes françaises. Les onze officiers de son état-major seront fusillés sur l'or­dre de Napoléon. Karl von Clausewitz (ci-contre), auteur du traité «De la guerre», prit aussi une part active à la lutte antinapoléonienne et se distin­gua notamment à la bataille de Waterloo. En haut, à droite : affiche con­tre Napoléon, placardée en 1815. En haut: la «Germania» du monument de Niederwald.

    89 : La défaite des troupes impériales à Sedan rallia à Bismarck les États de l'Allemagne du Sud, y compris la Bavière, avec lesquels le «chancelier de fer» avait signé une alliance offensive et défensive. Devenu chancelier et président du Conseil de Prusse, Bismarck eut pour souci de consolider l'empire, en réduisant toute force hostile à l'unitarisme prussien. Après avoir quitté le pouvoir, il critiqua durement ses successeurs. Ci-contre : Bismarck et Napoléon III, en 1870 (par Anton von Werner).

    92 : À partir de 1873, Bismarck (au centre, incarné par l'acteur Paul Hartmann en 1940) engage le «Kulturkampf» contre le centre catholique, qu'il soupçonne d'être plus fidèle à Rome qu'à Berlin. Dix ans plus tard, il interdit toute propagande socialiste, tout en mettant sur pied la première législation sociale d Europe. Ci-contre : caricature antiprussienne de 1890. Ci-dessus : les fils de Guillaume Ier. En haut, à gauche : Guillaume II en novembre 1916.

    93 : 1945 : un avion abattu devant les ruines du Reichstag. La capitale du Reich fut violemment bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale.

    94 : « Autrefois, ça m'était beaucoup plus facile d'éluder la question allemande. Je me disais marxiste, socialiste, antifasciste. (…) Aujourd'hui, je crois qu'on ne peut pas se poser de questions sur ses racines si l'on ne se reconnaît pas dans sa propre nationalité. (…) Naguère, nous avions honte de chanter en chœur. Maintenant, ça repart ! » (Peter Brandt, fils de Willy Brandt, «Actuel», mai 1981).

    96 : Le 3 février 1945, trois mois avant la fin de la guerre, des bombardements américains font 2.500 morts parmi la population civile de Berlin (ci-contre). La ville compte plusieurs centaines de milliers de sans-abri. On laboure les squares pour y planter des légumes (ci-dessous). D'après «Berliner Alltag im Dritten Reich» (Droste, Düsseldorf, 1981). À droite : HJ. Schoeps (1909-1980), auteur de nombreux livres sur la Prusse.

    97 : « Les Allemands de l'Ouest ont été subjugués par la culture américaine. Ceux de l'Est en revanche n'ont pas cherché leur modèle en URSS. Comme si l'Allemagne s'était offert une réserve humaine » (Actuel, mai 1981). Ci-dessus : carnaval à Cologne. Ci-contre : la famille-modèle selon la Zentralhaus für Kulturarbeit de Leipzig (RDA).

     

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    ◘ LES ORIGINES

    Le peuple vieux-prussien se rattache à l'ensemble baltique, qui fait partie des Indo-Européens d'Orient (avec les Slaves, les Thraces, les Iraniens et les Indo-Aryens). Le noyau d'origine de la future Prusse correspond à sa région orientale (Ostpreussen). Dans l'Antiquité, après la dispa­rition des centres de production situés à l'Ouest du Schleswig-Holstein, cette région fut le principal pays producteur d'ambre, que les vieux-Prussiens appelaient gentars (cf. lituanien gintaras). Aux IIe et IIIe siècles de notre ère, le pays fut occupé par les Goths, venus de Scandinavie, puis par les Prussiens proprement dits, apparentés aux Lituaniens et aux Lettons.

    Nous possédons plusieurs descriptions des vieux-Prussiens, dues notamment à Tacite et Claude Ptolé­mée, dans l'Antiquité, puis à Jordanes, Adam de Brême et Einhard (le biographe de Charlemagne), au Moyen Âge.

    Tacite les nomme Aestorium gentes ou Aestii. Ce nom, germanisé en Aisten, puis Esten, s'est rapporté ensuite aux Estoniens finno-ougriens (non indo-européens). Dans les sources anciennes, le nom propre de Prûssai (graphie médiévale Pruzzen) n'est pas directement attesté ; il a été reconstruit à partir de l'ad­jectif prûsiskan (accusatif) et de l'adverbe prûsiskai. On trouve aussi d'autres formes anciennes, telles que Brus (Ibrahim ibn Jakoub, v. 965), Pruzzi (Jean XV), Pruzi (Bruno von Querfurt, 1009), Pruci (Annales de Quedlinburg, v. 1025), “Sembi vel Pruzzi” (Adam de Brême), Prusi (Chronique de Nestor, XIe siècle), Pruzos (Chronica slavorum de Helmold, 1168), etc. Vers 890, le Viking anglo-saxon Wulfs­tan, venant de Haithabu, dans le Schleswig, aborde une place commerciale prussienne nommée Truso, et dit que le pays s'appelle Witland.

    Adam de Brême décrit les Prussiens comme des hommes aux yeux bleus et aux longs cheveux blonds. Ce sont des paysans, des pêcheurs et des chasseurs. Les fouilles archéologiques révéleront un état de culture très avancé. À cette époque, le peuple prussien ne constitue pas une véritable nation. Il associe plutôt trois grands ensembles de clans et de lignées (Stämme) : les Galinder, les Sudauer et les Samland-Natanger.

    Les vieux-Prussiens, très attachés au paganisme, opposeront à la christianisation une résistance achar­née. La caste sacerdotale joue chez eux un grand rôle. Leurs principaux dieux sont Potrimpus ou Ptimpo (Patrimoo), Perkunos ou Perkunas, dieu du tonnerre (qu'il faut peut-être rapprocher de Thorr), un dieu de la moisson, Curcho ou Curche, un dieu du ciel, Occopirmus. S'y ajoute un dieu de la mort et du séjour souterrain, pour lequel on trouve diverses dénominations : Pivcullus, Pickollos, Pecullus, Pykul­lis, Pecols, Patollu, etc. Le prêtre suprême porte le nom de Kriwe. Le principal sanctuaire, dénommé Romove, n'a pu jusqu'à ce jour être localisé.

    La langue vieille-prussienne, aujourd'hui totalement éteinte, nous est assez bien connue par divers lexi­ques. Voir à ce sujet Lothar Kilian, Zu Herkunft und Sprache der Prussen.

    ► Rudolf Habelt, Bonn, 1980.

     

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    ◘ LES GRANDES DATES DE L'HISTOIRE DE LA PRUSSE

    • 1215 : Les premières tentatives de christianisation s'étant traduites par des échecs (massacre de l'évêque Adalbert de Prague en 997), le moine cistercien Christian d'Oliva, nommé évêque de Prusse, reprend l'évangélisation, non sans se heurter à une farouche résistance de la part des vieux-Prussiens, qui envahis­sent le duché polonais de Mazovie. Le duc Conrad de Mazovie fait alors appel à l'Ordre des Chevaliers teutoni­ques, à qui il attribue, en 1226, le pays de Kulm (Chelmno). La conquête de la Prusse commence. Elle va durer plus d'un demi-siècle, et sera marquée par la construction des forteresses de Thorn (1231), Marienwerder (1232) et Königsberg (1257).
    • 1309 : La pacification, marquée par de nombreux massacres opérés au nom de la foi, touche à sa fin. Le centre d'activités des Teutoniques se transporte à Marienburg. La colonisation connaît un développement intense, tandis que la fusion ethnique des colons allemands et des autochtones baltes s'opère peu à peu. L'État teutonique, alors l'un des plus modernes d'Europe, atteindra son apogée au XVe siècle.
    • 1410 : Les Teutoniques, ayant attaqué la Pologne, subissent une grave défaite (bataille de Tannenberg, 15 juillet). Ils doivent par ailleurs faire face à la “rébellion” intérieure des villes et de la noblesse allemande, qui supportent mal leur tutelle. Leur puissance commence à décliner.
    • 1415 : Frédéric VI de Hohenzollern, burgrave de Nuremberg, reçoit en fief l'électorat de Brandebourg, puis hérite du duché de Prusse. Il fonde une dynastie dont les entreprises militaires seront appuyées par les Teutoni­ques. Les 2 régions de Prusse et de Brandebourg se trouvent ainsi réunies sous l'autorité des Hohenzollern, qui dominent tout le pays entre la Vistule et la Baltique.
    • 1466 : Signature de la paix de Thorn. Les Teutoniques doivent abandonner la Pologne, la Pomérélie, la région de Marienburg et reconnaître la suzeraineté polonaise sur le reste de leurs possessions. Les territoires annexés par la Pologne prennent le nom de “Prusse royale”.
    • 1525 : Le grand maître des Teutoniques, Albrecht de Brandebourg, premier duc de Prusse, adhère à la Réforme luthérienne, sécularise le domaine de l'Ordre et conclut, avec le roi Sigismond de Pologne, la paix de Cracovie, qui transforme la Prusse en un duché héréditaire placé sous la suzeraineté de la Pologne. À sa mort, la Prusse sera redevenue une possession des Hohenzollern.
    • 1618 : Le duché passe aux mains de l'Électeur Jean Sigismond de Brandebourg, donnant ainsi naissance à l'État brandebourgeois-prussien. Les États des Hohenzollern s'étendent à travers toute l'Allemagne, avec, au centre, l'électorat de Brandebourg, État de type “colonial” et militaire créé par les Ascaniens (descendants d'Albert l'Ours), à l'Est, la Prusse, et à l'Ouest, divers territoires dispersés dans la région du Rhin inférieur (Rhénanie et Westphalie).
    • 1640 : Succédant à l'Électeur Georges-Guillaume (1619-1640), le Grand Électeur Frédéric-Guillaume Ier, tirant profit de la politique ondoyante menée par son prédécesseur, établit l'absolutisme. Véritable fondateur de l'État prussien, il forge une armée puissante et augmente sa population en faisant appel aux colons hollandais et aux huguenots français persécutés. Aux traités de Westphalie, il obtient la Polémarnie orientale et la succession du duché de Magdebourg. À la paix de Wehlau (19 septembre 1657), la Pologne abandonne sa suzeraineté sur le duché de Prusse.
    • 1701 : L'Électeur Frédéric III, fils de Frédéric-Guillaume Ier, se couronne à Königsberg roi de Prusse sous le nom de Frédéric Ier. Après avoir fondé l'université de Halle (1694), l'Académie des Beaux-Arts (1696) et l'Aca­démie des sciences de Berlin (1700), il réorganise l'armée et l'administration. La capitale prussienne compte 60 000 habitants.
    • 1713 : Frédéric-Guillaume Ier, surnommé le Roi-Sergent, monte sur le trône. Il donne à la Prusse une adminis­tration modèle fondée sur une discipline absolue, crée un corps de fonctionnaires entièrement dévoués à l'État, développe l'agriculture, abolit le servage. Quoique la Prusse ne compte que 2 millions d'habitants, il porte ses effectifs militaires à 83.000 hommes et les fait encadrer par la noblesse terrienne. La Prusse s'agrandit de la Gueldre (1713), de la Poméranie occidentale et de Stettin (1720).
    • 1740 : Frédéric II le Grand parachève l'œuvre de son père, Frédéric-Guillaume Ier. Sous son règne, la Prusse, dont le territoire couvre quelque 200 000 km', atteint à l'apogée de sa puissance. « Au milieu de l'Europe aristo­cratique et brillante du XVIIIe siècle, la Prusse constitue un phénomène extraordinaire par son caractère antique, spartiate ou romain, par cette alliance indissoluble d'un roi, d'une noblesse, d'une armée et d'un peu­ple » (Michel Mourre).
    • 1756-1763 : Au cours de la guerre de Sept ans, la Prusse protestante se dresse contre la puissance catholique des Habsbourg et résiste aux efforts combinés de la France, de l'Autriche et de la Russie. Après avoir subi de terribles revers (défaite de Kunersdorf en 1759, occupation de Berlin par les Russes en 1760, conquête de la Silésie par l'Autriche en 1761), Frédéric II est sauvé par la mort de la tsarine Élisabeth et par l'indéfectible fidélité de son peuple. En 1763, l'Autriche reconnaît toutes les conquêtes de la Russie, y compris sa domination sur la Silésie.
    • 1772 : Premier partage de la Pologne. La Prusse annexe l'Ermland et divers territoires situés à l'Ouest, devenant ainsi un grand État continental d'un seul tenant, qui s'étend depuis l'Elbe jusqu'au Niémen. Frédéric II multi­plie les réformes, proclame la liberté religieuse, abolit la censure et continue l'œuvre de colonisation.
    • 1806 : Frédéric II n'a eu pour successeurs que 2 souverains médiocres, Frédéric-Guillaume II et Frédéric­Guillaume III. Ce dernier, resté d'abord neutre dans la guerre européenne, s'est inquiété de la formation de la Confédération du Rhin, ce qui l'a conduit à se rapprocher de la Russie. Il s'est ainsi opposé de plain-pied à la France, qui l'avait d'abord traité avec bienveillance. Quelques mois à peine après le début des hostilités, la Prusse s'effondre. Victorieux à Iéna, les Français entrent à Berlin le 14 octobre. L'année suivante, le traité de Tilsit enlève à la Prusse la moitié de son territoire. L'occupation napoléonienne commence.
    • 1810-1812 : Sous l'occupation, un imposant mouvement de résistance nationale et populaire, né de la défaite, se répand dans le pays. Les intellectuels et les poètes (Fichte, Humboldt, Arndt, Kleist) en constituent l'avant­garde. Stein et Hardenberg entreprennent des réformes administratives et sociales audacieuses. Scharnhorst et Gneisenau réorganisent l'armée. Le 30 décembre 1812, le corps de Yorck signe avec les Russes la convention de Tauroggen.
    • 1813 : Au mois de mars, Frédéric-Guillaume III déclenche la guerre de libération. Sous la direction de Gneise­nau et de Blücher, les troupes prussiennes jouent un rôle décisif dans la défaite napoléonienne. Au congrès de Vienne, la Prusse perd des territoires à l'Est, mais obtient la Westphalie, la Ruhr, la Rhénanie et la Sarre, ce qui fait d'elle la voisine immédiate de la France. Son centre de gravité se déplace vers l'Ouest. Début de la puissance industrielle allemande (Ruhr et Silésie).
    • 1828 : Sous l'impulsion du ministre des Finances von Motz, se met en place un système d'union douanière (Zoll-verein), qui donne aux États allemands un commencement d'unité économique. La Prusse rayonne alors sur toute l'Allemagne grâce au prestige de son système pédagogique, dont le centre est l'université de Berlin, où enseigne Hegel.
    • 1862 : Successeur de Frédéric-Guillaume IV, Guillaume Ier, appelle à la tête du ministère Otto von Bismarck. Celui-ci va consacrer tous ses efforts à la création de l'unité allemande. S'étant assuré de l'amitié du tsar et de la neutralité de Napoléon III, il entreprend la conquête du Schleswig-Holstein, remporte la victoire sur l'Au­triche (bataille de Sadowa, 3 juillet 1866) et réorganise à nouveau le pays. La Confédération germanique est dissoute. Celle de l'Allemagne du Nord, sans l'Autriche, la remplace. La prépondérance de la Prusse influe sur toute la diplomatie européenne. L'armée prussienne devient la première du monde.
    • 1870-1871 : Reprise des hostilités et victoire sur la France. Le 18 janvier 1871, Guillaume Ier est proclamé “empereur d'Allemagne” à Versailles. Le second Reich est né ; l'unité allemande devient un fait. La fondation de l'Empire par Bismarck répond à la tentative d'unification issue de la révolution de 1848. « Bismarck voulait être Prus­sien, mais il a fini par être Allemand » (Rudolf von Thadden).
    • 1890 : Après le départ de Bismarck, la situation politique se détériore. L'Europe entière est secouée par les mou­vements nationalitaires. Le mouvement socialiste ouvrier se développe également. Marx et Engels dénoncent avec vigueur l'esprit prussien.
    • 1918-1919 : Le traité de Versailles ampute la Prusse de la Silésie, de la Posnanie, du Nord-Schleswig, de Danzig, de Memel et de tous ses territoires occidentaux (dont l'Alsace-Lorraine). Le 28 novembre 1918, la Prusse devient une république, qui, jusqu'en 1932, sera gouvernée par les sociaux-démocrates. Sa nouvelle Constitution (30 novembre 1920) en fait un “État libre” pourvu d'un régime parlementaire. Après l'occupation franco-belge de la Ruhr, en 1923, la Prusse reprend de l'influence. Elle a 40 millions d'habitants, dans une Allemagne de Weimar qui en compte 70 millions.
    • 1932 : Le 20 juillet, un coup d'État du chancelier von Papen aboutit à la destitution du gouvernement social­démocrate dirigé par Otto Braun. Von Papen est nommé haut-commissaire par Hindenburg. Le Landtag est dissout. (L'attentat du 20 juillet 1944 aura lieu exactement douze ans plus tard).
    • 1933-1945 : Sous Hitler, la Prusse, entièrement intégrée au Reich, disparaît comme État. Dès avril 1933, Her­mann Goering est nommé ministre prussien de l'Intérieur, puis président du Conseil de Prusse. En 1934, la loi sur la “mise au pas” (Gleichschaltung) de l'Allemagne met fin à la liberté d'expression. À l'intérieur du national-socialisme, mouvement essentiellement “méridional” et “catholique” (parmi les dirigeants du parti, seul Goering est d'origine protestante), les Prussiens jouent plutôt l'opposition. L'attentat du 20 juillet réunit divers grands noms de l'aristocratie prussienne.
    • 1945 : Déjà décapitée par Hitler, la Prusse est mise à mort par les vainqueurs. Cinq États différents se partagent sa dépouille. La plus grande partie de la Prusse orientale, avec Königsberg, est annexée à l'URSS. Les autres territoires situés à l'Est de l'Oder sont placés sous administration polonaise (Danzig devient Gdansk). La Prusse brandebourgeoise se fond dans la RDA. La Prusse rhénane s'efface dans la République fédérale.
    • 1947 : Le 25 février, une loi du conseil de contrôle interallié (Kontrollratsgesetz N 5, 46-47) prononce symboli­quement la dissolution de l'État prussien. Elle déclare que ce dernier, « qui, depuis toujours, a été porteur du militarisme et de la réaction en Allemagne, a cessé d'exister dans la réalité ».


     

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    ◘ LA PRUSSE DE SPENGLER

    ◊ L’instinct anglais conduit à affirmer que la force appartient à l'individu. Dans cette concep­tion, c'est le libre combat de tous contre tous et le triomphe du plus fort. C'est le libéralisme et l'inégalité ; c'est la disparition de l'État. L'instinct français, lui, veut que la force n'ap­partienne à personne. Dès lors, il n'y a plus aucune hiérarchie et, par suite, aucun ordre. Il n'y a pas d'État, mais le néant. C'est l'égalité de tous, l'anarchisme idéal, la survie de l'ensemble n'étant assuré, dans la pratique, que grâce au despotisme des généraux ou des présidents. (…)

    La révolution allemande, au contraire, est le produit d'une théorie. L'instinct allemand — pour être plus précis, il faudrait dire : l'esprit prussien — postule que la force appartient au tout, à la collecti­vité (die Macht gehört dem Ganzen). L'individu sert ce tout. Le tout est souverain. Le roi lui-même n'est, selon le mot de Frédéric le Grand, que le premier serviteur de son État. Chacun se voit assigner une place. On commande et on obéit. C'est déjà là, depuis le XVIIIe siècle, du socialisme autori­taire, non libéral et antidémocratique dans son essence, par opposition au libéralisme anglais et à la démocratie française (…)

    Mais je ne voudrais pas que l'on se méprenne sur ce concept de “prussianité” (Preussentum). Même si le mot renvoie à un espace géographique, dans lequel une forme puissante a pris son essor et où une évolution significative a débuté, il est important de savoir que la prussianité est d'abord un senti­ment vital, un instinct, une manière d'être. (…) Dans le mot “prussien” se trouve tout ce que, nous autres Allemands, nous possédons, non en idées, en souhaits, en vagues intuitions, mais en volonté de destin, en sens des nécessités, en pouvoir-faire. Partout en Allemagne, il existe des natures prus­siennes. Je pense à Friedrich List, à Hegel, à nombre de grands ingénieurs, de grands organisateurs, à des explorateurs, des érudits, mais aussi et surtout à un type allemand de travailleur. Depuis Ross­bach et Leuthen, il y a des Allemands qui détiennent au plus profond de leur âme quelque chose de prussien, comme une potentialité toujours présente, qui, aux grands moments de l'histoire, se mani­feste avec soudaineté. (…) Dans ce que l'on entend aujourd'hui par “allemand”, dans le type actuel de l'Allemand, l'élément prussien est toujours fortement représenté. Beaucoup d'Allemands parmi les meilleurs l'ignorent eux-mêmes. Cet esprit prussien se définit par un sens de ce qui est factuel, par une discipline, un esprit de corps, une énergie, qui, ensemble, constituent une promesse d'avenir. Ce n'est pas seulement au sein du peuple que l'esprit prussien rassemble ces vertus, mais aussi et sur­tout à l'intérieur même de chaque individu, à l'intérieur de ce personnage qu'on surnomme depuis longtemps le Deutscher Michel : ce personnage qui disparaît dans le chaos d'aujourd'hui et qui reste silencieux face à la civilisation occidentale. (…)

    Le peuplement organisé des marches-frontières d'Allemagne orientale a été le fait d'Allemands venus de toutes les régions. La majorité d'entre eux, pourtant, provenaient de Basse-Saxe. Le noyau du peu­ple prussien est donc apparenté de près à celui du peuple anglais, puisque ce sont précisément des Saxons, des Angles et des Frisons qui, devenus marins (“Vikings”) sous des noms normands ou danois, soumirent les Bretons insulaires. (…)

    (Toutefois), ce furent deux impératifs éthiques de nature contradictoire qui dérivèrent progressive­ment de l'esprit viking et de l'idée d'ordre propre aux Chevaliers teutoniques. Tandis que les uns étaient porteurs de l'idée germanique en leur for intérieur, les autres la ressentaient comme située au-dessus d'eux, comme extérieure à eux-mêmes. De là des sentiments contradictoires, d'indépendance person­nelle et de communauté supra-personnelle. On appelle cela aujourd'hui individualisme et socialisme. Derrière ces mots, ce sont des vertus de premier rang qui se dissimulent : responsabilité vis-à-vis de soi-même, autodétermination, esprit de décision. D'un côté, l'initiative ; de l'autre, la fidélité, la dis­cipline, la capacité de renoncement, la maîtrise de soi. Être libre et… servir : rien n'est plus difficile que de combiner ces deux attitudes ! C'est la raison pour laquelle les peuples dont l'esprit et l'exis­tence sont axés sur de telles vertus — être à la fois vraiment libre et servir — ont assurément le droit de se construire un grand destin.

    Servir : voilà le vieux style prussien, proche de ce vieux style espagnol, qui, lui aussi, a forgé un peuple dans un combat chevaleresque. (…) Là, il n'y a pas de place pour le moi, mais seulement pour le nous ; là, règne un sentiment communautaire, dans lequel l'existence entière de chacun se trouve sublimée. L'individu n'est pas ce qui compte le plus ; l'individu doit se soumettre au tout. Dans cette concep­tion, chacun n'agit pas pour soi, mais tous agissent pour tous, avec cette liberté intérieure qui a le sens, supérieur, d'une libertas oboedentiae, d'une “liberté d'obéissance”. Et c'est cette vertu que, de tout temps, les plus grands représentants de la discipline prussienne ont incarnée. (…)

    L'autre idée germanique a, par la suite, lancé vers les prairies d'Amérique du Nord tout ce qu'elle animait encore de sang viking. À quelques siècles d'intervalle, les Anglais, les Allemands, les Scandi­naves, ont achevé l'épopée des Groëlandais évoqués par l'Edda, qui, vers l'an 900, avaient déjà atteint les côtes canadiennes. Une formidable migration germanique, soutenue par une nostalgie des grands espaces illimités, a ainsi créé, avec ses bandes aventureuses, un peuple d'origine saxonne, malheureu­sement coupé du sol maternel de la culture faustienne. Et c'est pourquoi ce peuple ne porte pas le « basalte intérieur » dont parlait Goethe ; c'est pourquoi, même si l'on observe chez lui des traces de la vieille vigueur et de l'antique sang aristocratique, il demeure sans racines et, par conséquent, sans avenir.

    Ainsi sont nés les types de l'Anglais et du Prussien. La différence qui les sépare oppose un peuple dont l'âme s'est formée à partir de la conscience de son existence insulaire et un peuple qui a vécu sur une marche lointaine, dépourvue de frontières naturelles, exposée de tous côtés à l'ennemi. En Angleterre, l'île a remplacé l'organisation de l'État. (…) Dans cette perspective, on doit considérer que le paysage peut être créateur. Le peuple anglais s'est construit lui-même ; le peuple prussien, au XVIIIe siècle, fut construit par les Hohenzollern, famille originaire du Sud de l'Allemagne, qui sut recueillir l'esprit de la marche-frontière et se mettre elle-même au service de l'idée d'ordre incarnée par l'État. D'un côté le maximum, de l'autre le minimum d'idée politique socialiste et supra-personnelle, d'un côté l'État, de l'autre le non-État, telles sont la Prusse et l'Angleterre considérées comme réalités politiques.

    ► Oswald Spengler, Preussentum und Sozialismus, C.H. Beck, München, 1920. (tr. fr. : Robert Steuckers)

    ◊ Prussien est l'ordre aristocratique de la vie, la hiérarchie selon la valeur personnelle. Prussienne est avant tout la prééminence absolue de la politique extérieure, du gouvernement heureux de l'État dans un monde d'États, sur la politique intérieure dont la tâche est de maintenir la nation en bonne forme pour cette mission, et qui devient une ineptie et un crime si elle poursuit un but idéo­logique propre, indépendant de la première (…)

    Et prussienne est la soumission par volonté libre. La valeur du sacrifice consiste dans le fait qu'il est difficile. Celui qui n'a pas de moi à sacrifier ne devrait pas parler de la loyauté. Il ne fait que courir derrière celui à qui il a remis la responsabilité (…) La véritable loyauté — véritablement prussienne —, c'est ce dont le monde a le plus besoin à cette époque de grandes catastrophes. On ne s'appuie que sur un élément qui offre de la résistance. Celui qui comprend cela prouve qu'il est un vrai chef. Celui qui vient de la masse doit savoir d'autant mieux que la masse, les majorités, les partis, ne sont pas de vrais compagnons. Ils ne veulent que les avantages. Ils abandonnent celui qui les mène aussitôt qu'il exige des sacrifices. Celui qui pense et sent en homme de masse ne laissera jamais dans l'histoire que la réputation de démagogue. Ici le chemin se partage pour aller à droite et à gauche : le démago­gue vit parmi la masse toujours comme un de ses pairs. L'homme né pour commander peut s'en ser­vir, mais il la méprise. Il mène la lutte la plus difficile non pas contre un ennemi, mais contre ses amis par trop dévoués (…)

    Prussien est enfin le caractère qui se discipline lui-même, tel que Frédéric II l'avait et dont il a donné la définition dans sa maxime sur le « premier serviteur de son État » (…) Être le serviteur de son État est une vertu aristocratique dont très peu d'hommes sont capables. Si elle est “socialiste”, c'est d'un socialisme fier et exclusif pour les hommes de race, pour les élus de la vie. L'esprit prussien est un esprit très aristocratique, dirigé contre toute sorte de majorité et contre le règne de la plèbe, et surtout contre les qualités grégaires. Tel fut Moltke, le grand éducateur de l'officier allemand, le plus grand exemple du véritable esprit prussien au XIXe siècle. Le comte Schlieffen a résumé sa personnalité dans cette maxime : parler peu, travailler beaucoup, être plus que paraître.

    C'est en partant de cette idée prussienne de la vie morale que l'on parviendra à surmonter définitive­ment la révolution mondiale. Il n'y a pas d'autre possibilité.

    ► Oswald Spengler, Jahre der Entscheidung, C.H. Beck, München, 1933. (tr. fr. : Raïa Hadekel)

     

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    ◘ LA PRUSSE DE MOELLER VAN DEN BRUCK

    Il n'y a pas de mythe prussien. Dans le monde, la prussianité constitue un principe. C'est à partir des mythes que jaillissent les cultures des peuples ; c'est en fonction des principes que se construisent les États. (…) Nous ne voulons pas connaître le sort des peuples qui n'ont eu que leur culture pour se contenter. Ces peuples, les Grecs par ex., ont tiré la plus grande gloire de leurs qualités artisti­ques, et pourtant ils sont indignement tombés en décadence. Mais nous ne voulons pas non plus nous contenter de la destinée des peuples qui furent exclusivement des bâtisseurs d'États, comme ce fut le cas des Romains, qui, grâce à leur génie politique, parvinrent à dominer tout le monde antique, mais qui, sur le plan culturel, restèrent dans une situation de dépendance. Dans l'avenir, il nous fau­dra donc, en tant que nation, tenter de parvenir au but sublime qui consiste à fondre ensemble la culture et la politique. Il nous faudra allier la créativité foisonnante qui, de tout temps, fit le génie et la tragédie des peuples germaniques et qui, depuis toujours, repose en nous, avec l'idée politique consciente et clairvoyante, rassembleuse d'énergies, que la Prusse nous a léguée et qui a constitué l'épine dorsale de notre peuple dans son histoire récente.

    Ce qui est spécifiquement allemand provient du mythe, et c'est de ce mythe qu'est né le romantisme qui, durant un millénaire, voire plus longtemps encore, a déterminé l'histoire de notre vieil empire, avant que ce dernier se transforme, finalement, en un vestige purement formel. La Prusse, elle, est fondamentalement différente. Avec toute la détermination d'une conception de la vie que l'Allema­gne n'avait jamais possédée, et qui, pour la première fois, nous fit poser des actes au lieu de toujours nous évader hors du monde, en cherchant refuge dans des “valeurs”, elle a permis à notre peuple de prendre un nouveau départ.

    C'est parce qu'elle est née sur un sol marqué par une colonisation qui fut le fait de toutes les souches allemandes que la prussianité fut contrainte de se distinguer de ce qui est le plus foncièrement alle­mand, c'est-à-dire, non seulement de la nostalgie romantique et de l'esprit de rêverie, avec son enthou­siasme et ses chimères, mais aussi de ce sentiment d'appartenance définitive à un terroir et à une exis­tence aux règles déterminées par les traditions locales. Volontairement, la prussianité a renoncé à tou­tes les forces allemande qui reposaient sur l'imagination, et non sur le sens du réel, sur le goût de l'aventure et non sur la conscience du devoir. Ces forces abandonnées par la prussianité avaient jusqu'alors constitué nos règles d'existence ; elles mettaient surtout l'accent sur les passions, jamais sur l'esprit constructif.

    En même temps, nous avons cherché une réalité nouvelle : une vie entreprenante telle que, jadis, nous en avions connue dans l'action missionnaire, dans l'esprit de chevalerie des croisades, dans l'esprit politique de l'âge gibelin. Nous avons retrouvé dans le Nord un tel style de vie. Il s'est présenté sous l'aspect du grand commerce hanséatique, sous un aspect pionnier avec la caste des Junker, sous un aspect politique prussien.

    Grâce à l'esprit prussien, on a pu constater qu'il existait encore parmi nous des hommes dotés de la volonté d'être actifs dans la vie et de prendre à leur compte les œuvres et les valeurs du réel. Grâce à l'esprit prussien, nous avons été obligés, de façon méthodique et attentive, de tourner vers l'exté­rieur les contradictions qui agitaient notre être intime. Mais cette fois, ce n'est pas vers Rome, Palerme ou Jérusalem, ces villes autour desquelles, rétrospectivement, s'étaient construites nos représentations romantiques, que notre nouvelle orientation nous a dirigés. Ce fut dans la plaine du Nord de l'Alle­magne, dans ce Blachfeld fait pour la guerre comme pour le travail, dans cette terre d'avenir que nous avons dû d'abord faire conquête sur nous-mêmes. Grâce à l'esprit prussien, du peuple de troubadours en perpétuelle errance que nous étions, nous sommes enfin devenus une nation de pionniers, sédentai­res en quête d'une terre. Ainsi, par une vie intense, nous avons su satisfaire notre nature de question­neurs. Ce n'est pas seulement par les armes, ou par de pieux souhaits, que nous avons conquis des territoires, mais avec la bêche et la charrue.

    ► Arthur Moeller van den Bruck, Der preussische Stil, Piper, München, 1922. (tr. fr. : Robert Steuckers)

     

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    Pour le roi de Prusse

    Matrice de l'Allemagne moderne, responsable de deux guerres mondiales et des atrocités du IIIe Reich, la Prusse fut éliminée de la carte par les vainqueurs en 1945. Il s'est avéré plus difficile de l'effacer des mémoires.

    Tout commence au XIIIe siècle, quand les chevaliers teutoniques partent évangéliser le glaive au poing le monde balte, dernier territoire européen ancré dans le paganisme. Cette zone entre Vistule et Niémen, on l'appelle Porussen, "à côté des Russes", mot qui donnera leur nom à la Poméranie et à la Prusse. Les Teutoniques la germanisent en y attirant des colons venus d'Allemagne.

    Conflits en germe

    Les conflits de l'avenir sont en germe dans la projection de cette enclave allemande en pays slave. Au début de la Réforme, le grand maître teutonique, Albert de Hohenzollern, converti au protestantisme, obtient du roi de Pologne, contre serment de vassalité, le titre de duc de Prusse. Titre qui passe, en 1603, à son cousin, le Margrave de Brandebourg. Désormais, les Hohenzollern, maîtres de domaines sans continuité territoriale, travailleront à les réunir, et s'en donneront les moyens en renforçant de génération en génération leur puissance militaire, économique et diplomatique, jusqu'à s'ériger en souverains en 1701 et s'imposer en État dominant. Jean-Paul Bled, l'un des meilleurs spécialistes français de l'histoire germanique, après avoir consacré de nombreux ouvrages à l'Autriche et aux Habsbourg, s'intéresse au rival prussien dont les efforts sapèrent peu à peu le vieil empire catholique. Son Histoire de la Prusse constitue une synthèse didactique claire, intelligente, argumentée, documentée, jamais lassante ni ennuyeuse, qui va à l'essentiel sans perdre le lecteur dans le dédale des intrigues, querelles et conflits. D'une extrême honnêteté intellectuelle, ce travail qui n'ignore pas les aspects culturels, sociaux, économiques, religieux, met en évidence la continuité d'une oeuvre, d'une pensée, d'une volonté, exercées à travers des personnalités contrastées mais toutes habitées d'un même amour et d'un même sens de la grandeur de leur pays. Cela ne rend pas les Hohenzollern plus aimables, mais il faut admettre qu'ils donnèrent pendant près de cinq siècles une extraordinaire démonstration des bienfaits de la monarchie et de la continuité dynastique. Maurras avait raison de vouloir le roi chez nous et la république chez les autres…

    Comparer ce livre à l'Histoire de la Prusse de l'Australien Christopher Clark est révélateur du fossé séparant historiographies européenne et anglo-saxonne. Clark peut avoir vécu en Allemagne, s'y être marié, enseigner à Cambridge, il n'en reste pas moins foncièrement étranger à l'univers dont il se fait censeur et juge plutôt qu'analyste. Les lectures, les connaissances emmagasinées n'y changent rien : ces monarchies, ces racines catholiques, ces usages, ces façons d'être et d'agir, ces codes d'honneur d'un autre temps lui échappent. Il ne cherche pas à les comprendre et les condamne en bloc comme aux antipodes du modèle démocratique et libéral en vigueur. Étrange démarche historique mais qui a les faveurs d'un public, surtout américain, rassuré dans son sentiment de supériorité.

    Un État artificiel

    Que la Prusse, État artificiel sans frontières naturelles, soit le lent et patient produit d'une famille royale échappe à Clark. C'est pourquoi son Histoire donne une sensation de désordre. Ayant choisi de se centrer sur le Brandebourg, au détriment de la Prusse orientale, il se condamne, et condamne son lecteur, à ne pas saisir grand-chose aux événements. Les électeurs, rois, princes, hommes politiques, il les exécute d'une sentence lapidaire, facile à retenir, d'une épithète en général peu flatteuse, « ivrogne, demeuré »… Ce qui l'attire, ce sont les groupes, les idées, les mouvements de foule, les changements économiques. Cela donne quelques chapitres intéressants sur le piétisme, la bureaucratie, l'antisémitisme, perdus dans une somme aussi gigantesque qu'incohérente et prétentieuse. Ses à-peu-près caricaturaux s'agissant de la France, chaque fois qu'il faut parler de ses rapports avec la Prusse, inquiètent quant au sérieux de l'ensemble. C'est ainsi que l'on voit « la vieille Europe » depuis Sydney ou Washington, et cela explique bien des choses… Pour ne pas figer Frédéric-Guillaume Ier en maniaque de l'armée, Frédéric II en homosexuel, les autres à l'avenant, vous vous référerez à l'étude serrée de Henry Bogdan, Les Hohenzollern, la dynastie qui a fait l'Allemagne. Elle suit, branche par branche, l'étonnant parcours de ces hobereaux de la Souabe dont la fidélité avait plu aux Hohenstaufen qui leur confièrent des postes de burgraves ; ce marchepied les mena, relativement vite, à fonder des maisons souveraines. Ici, l'histoire de la Prusse se lit à travers eux, unique façon de faire. Loin des clichés, ils apparaissent ouverts au progrès, aux arts, aux Lettres et passablement éloignés de la brute épaisse.

    Grâce à Voltaire qui, après leur brouille, lui tailla cependant des croupières, Frédéric II reste le mieux connu et le moins honni des souverains prussiens. Ce francophile enragé fut pourtant le premier à nous chercher noise, à cause du renversement d'alliances qui aligna la France au côté de l'Autriche à l'heure où la Prusse comptait sur la faiblesse de la jeune impératrice Marie-Thérèse pour s'imposer. Cela nous valut l'humiliante défaite de Rossbach. Et à Frédéric, qui avait pris des risques insensés, et failli tout perdre, son surnom de Grand. Jean-Paul Bled lui consacre une belle biographie, sensible et profonde, qui débarrasse le personnage des légendes tenaces et resitue la terrible querelle qui l'opposa à son père, "le roi soldat", dans sa véritable dimension : celle des angoisses d'un souverain redoutant de laisser son royaume aux mains d'un successeur qui ne saurait pas faire fructifier les efforts ancestraux. Il se trompait : pour être d'un tempérament différent et user d'autres méthodes, Frédéric n'en continua pas moins l'oeuvre familiale et l'amena à maturité. Le "vieux Fritz" meurt en 1786. Vingt ans plus tard, Iéna semble sonner le glas d'une Prusse sortie mal à propos de la neutralité qu'elle observait vis-à-vis de la France révolutionnaire depuis 1795.

    Une figure à part

    Louise de Mecklembourg-Strelitz est une figure à part, seule femme à émerger d'une dynastie guerrière. Mariée à dix-sept ans au futur Frédéric-Guillaume III, désespérément velléitaire, elle cherche à lui faire partager son horreur du phénomène révolutionnaire, n'y parvient pas, le regarde, impuissante, prendre à contre-courant les décisions engageant l'avenir du royaume. La défaite laisse la Prusse anéantie, ses souverains réfugiés près d'Alexandre Ier ; l'amitié amoureuse qui lie le Tsar à la reine, sentiment platonique que la presse française exploite honteusement pour discréditer Louise, n'empêche pas la Russie de sacrifier les intérêts prussiens à Tilsitt. La souveraine tente en vain d'émouvoir Napoléon. Mais le courage inutile de Louise galvanise la Prusse et conduit au redressement de 1813. Elle ne le verra pas. Elle meurt en 1810, usée par les épreuves, à trente-quatre ans. Jean-Paul Bled ne s'arrête pas à la pieuse légende entourant la mémoire de la reine , personnalité complexe. Peu instruite, d'une intelligence limitée, Louise, héroïne romantique, belle, touchante, admirable, malheureuse, demeure l'égérie de sa nation. Son fils cadet, Guillaume Ier, n'oubliera pas les avanies infligées par la France à sa mère. Il les fit payer en 1870… Les premiers souverains prussiens cherchaient la continuité territoriale et l'abaissement de l'Autriche. Les traités de 1815, qui amènent la Prusse sur le Rhin, changent les visées des Hohenzollern. Leur but sera désormais l'unification de l'Allemagne et l'expulsion des Habsbourg du monde germanique. Ils y parviendront, grâce à Bismarck. Ce nom hérisse le public français qui l'associe à de très mauvais souvenirs. Impossible, malgré tout, d'ignorer le chancelier de fer dont Jean- Paul Bled publie une biographie mesurée qui humanise un peu le personnage.

    Habile et audacieux

    Surnommé "le réactionnaire rouge", Otto Von Bismarck ne se réduit pas à un Junker borné et belliqueux, pas plus que sa politique à la formule provocatrice "par le fer et le sang". Habile et audacieux, osant des alliances contre-nature momentanées pour toucher au but, il contre le péril révolutionnaire, triomphe de l'Autriche à Sadowa en 1866, victoire dont l'ampleur change définitivement le visage de l'Europe, abuse Napoléon III sur ses intentions, ce qui conduit, après Sedan, au double désastre de la perte de l'Alsace-Lorraine et de l'unification allemande, péril que les Capétiens avaient toujours su éviter. Le conflit ouvert avec l'Église à l'occasion du Kulturkampf marquera son seul échec, qu'il saura négocier car il était capable d'une souplesse proportionnelle à sa grande intelligenceCes qualités manquaient à Guillaume II dont le premier souci, monté sur le trône en 1888, fut de se débarrasser de Bismarck avant de liquider méthodiquement son oeuvre jusqu'à l'ultime catastrophe de 1918 et la chute des Hohenzollern. Christian Baechler essaie de comprendre cet homme tourmenté, affligé d'un handicap physique qu'il s'acharnait douloureusement à surmonter, rongé par ses relations conflictuelles avec sa mère anglaise. Guillaume Ier avait craint de voir l'Allemagne dévorer la Prusse. Ses craintes étaient fondées : son petit- fils s'identifia trop à cette nation arrogante et conduisit à l'effondrement de l'édifice entier…

    ► Anne Bernet, L’Action française du 3 au 16 mars 2011.

    ✓ Jean-Paul Bled : Histoire de la Prusse, Fayard, 480 p., 26 €.
    ✓ Christopher Clark : Histoire de la Prusse, Perrin, 800 p., 29,50 €.
    ✓ Henry Bogdan : Les Hohenzollern, Perrin,405 p., 25 €.
    ✓ Jean-Paul Bled : Frédéric le Grand, Fayard ; 640 p., 26 € ; La Reine Louise de Prusse, Fayard, 280 p., 22 € ; Bismarck, Perrin, 325 p., 23 €.
    ✓ Christian Baechler : Guillaume II d'Allemagne, Fayard, 530 p., 25 €.

     


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