• L'OTAN et la Russie

    entretien avec Nicolaï Sergueï Babourine, vice-président de la Douma

    RussieLa visite récente qu'a apportée à Moscou Madeleine Albright, secrétaire des Affaires étrangères des États-Unis, avait pour but de faire fléchir l'attitude négative des Russes face à l'extension vers l'Est de l'OTAN et à l'inclusion de la Pologne, de la Tchéquie et de la Hongrie dans le système de défense atlantique. La rencontre entre Madeleine Albright et les plus hauts dirigeants de la Russie n'a pas eu les résultats escomptés. (…). Fin janvier 1997, sous la direction du Vice-Président de la Douma, Sergueï Nicolaï Babourine, un nouveau groupe parlementaire voit le jour, le groupe “anti-OTAN”. Fin février, 110 parlementaires y adhéraient, principalement des députés de l'extrême-gauche et de l'extrême-droite. Babourine, ancien recteur de la faculté de droit d'Omsk, la mégapole de Sibérie méridionale, est le plus farouche adversaire de l'élargissement de l'OTAN. Babourine a 38 ans, il est juriste et président de la “Fédération du Peuple Russe”, proche du PC de la Fédération de Russie. Il est un homme politique conservateur appartenant à la jeune génération. Il n'a pas été “mouillé” par le communisme, il a acquis sa maturité politique au début des années 90, après l'effondrement de l'Union Soviétique. « Babourine est l'un des rares, sinon le seul, parmi les hommes politiques nationalistes de gauche en Russie à manifester clairement son opposition à l'élargissement de l'OTAN à des pays ex-socialistes », nous a dit le chroniqueur parlementaire d'un journal moscovite à gros tirage.

    Les adversaires de Babourine, les parlementaires qui ne partagent pas les mêmes opinions que lui dans la Douma, estiment qu'il est un homme politique clairvoyant. Plusieurs partis démocratiques cherchent à obtenir ses faveurs ou à l'attirer dans leurs rangs. Babourine est le plus jeune des hommes politiques russes à occuper d'aussi hautes fonctions, tout en étant membre d'une fraction parlementaire proche des communistes et dénommée “Le Pouvoir au Peuple” (Vlado VURUSIC, Zagreb).

    ◊ Quelle est la raison qui pousse la Pologne, la Tchéquie et la Hongrie à adhérer à l'OTAN ? Ces pays ont-ils peur de la Russie ?

    Je ne crois pas que les problèmes se trouvent dans les pays qui veulent adhérer à l’OTAN. À mon avis, il faut chercher la raison dans l’OTAN elle-même, qui, en principe, est un système de sécurité collective en Europe. L'élargissement de l'OTAN vers l'Est conduit à une déstabilisation et contribuera à amener de nouveaux clivages et de nouvelles divisions en Europe. La question est la suivante : qui a besoin de ce système ? De qui faut-il le protéger ? De la Russie ? Cela signifierait ipso facto que les relations entre l'Ouest et la Russie ne se sont pas modifiées d'un poil depuis la guerre froide ? Absurde ! Pour moi, la façon de procéder des pays membres de l’OTAN et des pays qui souhaitent y adhérer ou qui attendent d'en faire partie, est un acte de méfiance à l'égard de la Russie, quoi qu'ils veulent bien nous faire croire. Ce sentiment de méfiance est un danger pour la Russie.

    ◊ Pourquoi pensez-vous que l'OTAN est un danger pour la Russie ? L'OTAN n'a-t-elle pas demandé à la Russie d'en faire partie elle aussi ?

    L’OTAN est un danger permanent pour notre sécurité. Elle possède un commandement unifié et constitue un système politique commun. Souvenons-nous des bombardements massifs subis par les Serbes en Bosnie et en Herzégovine. Qu'est-ce qui peut nous garantir qu'un jour nous ne subirons pas le même sort ? Vous remarquez que l’OTAN a demandé à la Russie de faire partie de l'alliance, moi, je pense que cette proposition n'était pas honnête et sérieuse. Nous nous retrouverions dans une position subalterne, si nous demandions d'en faire partie, nous devrions faire la queue en attendant d'être acceptés et, finalement, nous risquerions d'être rejetés !

    On nous dirait alors : “Les cartes d'entrée ont toutes été distribuées, vous avez attendu pour rien”. Pour nous, qui restons une grande puissance, ce serait une humiliation sans précédent. Ensuite, je me permettrais de vous rappeler qu'en son temps, l’URSS en la personne de Nikita Khrouchtchev, Secrétaire général du PCUS, avait demandé au Président américain Eisenhower notre adhésion à l’OTAN. Ils nous ont refusés. Après avoir rencontré des diplomates européens à Bruxelles et à Strasbourg ou en avoir reçus ici à Moscou, il me semble que les Européens conçoivent l’OTAN de la même façon que les Américains.

    De toutes ces réunions, je suis revenu convaincu que les diplomates européens et américains conçoivent l’OTAN comme une forme de vie, comme un style de vie impassable. Cette façon de penser est profondément ancrée dans le subconscient de ces gens : il y a été enfoncé pendant toute la durée de la guerre froide. Ce subconscient, ils l'ont gardé jusqu'aujourd'hui, malgré le changement de donne. Pour eux, l'OTAN n'existe que contre la Russie. Or, s'ils voient les choses ainsi, il est tout naturel que nous, les Russes, nous nous montrions prudents. Pour ces diplomates, l’OTAN est l'élément principal dans l'architecture globale de la sécurité européenne.

    C'est comme s'ils ne pouvaient pas comprendre que le Pacte de Varsovie n'existe plus, ce Pacte qui donnait a posteriori une raison d'être à l’OTAN. Ensuite, l’URSS, puissance nucléaire dont ils avaient peur, puissance qui était leur adversaire potentiel, n'existe plus non plus. Si l'on prend ces deux faits majeurs en considération, les efforts déployés par l’OTAN pour s'étendre vers l'Est menacent de fait la sécurité européenne dans son ensemble. Vu ainsi, cet élargissement en cours n'est pas seulement une reprise des hostilités à l'encontre de la Russie.

    ◊ Vous ne pensez donc pas que l'élargissement de l'OTAN soit une garantie pour la sécurité européenne, qu'elle soit une part du processus d'intégration qui anime l'Europe d'aujourd'hui et auquel la Russie est conviée ?

    Non. Pour moi, ce ne sont pas les garanties de sécurité qui constituent l'enjeu majeur ; je crois qu'il s'agit en toute première instance de menacer la Russie. De plus, l'élargissement de l'OTAN vers l'Est pose problème pour l'avenir des accords et des traités signés jadis entre l'OTAN et la défunte URSS. De facto et de jure, ces accords et ces règlements, sur lesquels repose la sécurité européenne, ont été dénoncés unilatéralement par les membres européens et américains de l’OTAN.

    En première instance, il s'agit des accords réglant la réduction des armes nucléaires. C'est justement l’OTAN, à ce niveau, qui menace la sécurité européenne dans ses fondements : même si l’OTAN n'acquiert qu'un seul nouveau membre, pour nous, cette situation crée une base juridique rendant caducs les accords du passé, par ex. ceux qui portent sur la limitation de l'emploi de missiles à courte et moyenne portée. C'est l’OTAN qui porte la responsabilité de la caducité de ces accords !

    Car, enfin, osons poser la question : l’OTAN est-elle une alliance dirigée contre la Chine ? Certes, les parties co-signatrices de ces accords devenus caducs par la volonté de l’OTAN, c'est-à-dire l’URSS et le Pacte de Varsovie, n'existent plus, mais il va tout de même de soi que c'est la Russie qui a hérité des obligations liées à ces accords.

    Car on semble effectivement oublier que la Russie a repris à son compte les obligations liées à ces accords, signés par l'ex-URSS. Enfin, sur le plan juridique, si l’OTAN s'étend vers l’Est à des pays qui ont accepté eux aussi la teneur de ces accords au titre de membres du Pacte de Varsovie, alors la problématique peut être envisagée d'une toute autre façon. Quoi qu'il en soit, l'élargissement de l’OTAN vers l’Est constitue une entorse de taille aux accords passés qui avaient réglés les problèmes généraux de la sécurité européenne.

    ◊ Pourquoi affirmez-vous sans détours que l'OTAN menace la Russie ?

    La Russie et l’OTAN (du moins ses principaux membres) sont des puissances nucléaires. Ensuite, nous, les Russes, devons retirer tout notre potentiel nucléaire hors des pays qui faisaient jadis partie de l’URSS. Rien que la simple existence de l’OTAN est signe qu'il y a un ennemi, que cette alliance militaire existe contre quelqu'un. Si, finalement, la Russie vient à faire partie de l’OTAN, contre quel ennemi sera dirigée son adhésion ? Sans doute contre notre plus gros voisin, la Chine, un pays de plus d'un milliard d'habitants ? Ce pays considérera sans doute que notre adhésion à l’OTAN est un acte d'hostilité à son égard : avons-nous besoin de cela ? Très logiquement, les Chinois se demanderaient si la Russie prépare la guerre contre eux. La Chine est un pays important, avec lequel nous entendons coopérer harmonieusement. Nous ne voulons pas le provoquer.

    ◊ La Russie prend-elle des mesures contre l'élargissement de l'OTAN vers l'Est ?

    Nous invitons toutes les forces de gauche en Europe à se mobiliser contre l'élargissement de l'OTAN vers l'Est. Nous avons déjà obtenu le soutien des représentants de la gauche dans le Conseil Européen. Ensuite, nous allons reprendre les meilleures relations possibles avec les pays non alignés.

    L’OTAN est devenu une organisation qui n'a d'autre but que de se perpétuer. On peut se poser la question : l’OTAN existe-t-elle pour l'Europe, ou l'Europe existe-t-elle pour l’OTAN ? Si les dirigeants européens l'avaient voulu, l’OTAN se serait auto-dissoute une semaine après l'auto-dissolution du Pacte de Varsovie voire même dès la dissolution de l’URSS. Dans les circonstances actuelles, je ne vois pas de raison objective pour que cette alliance atlantique se perpétue ou s'élargisse.

    Je suis sûr que l’OTAN disparaîtra comme elle s'est jadis constituée. J'espère que dans quelques années, tout ce que je dis ici, ne sera plus qu'anecdotique, plus que matière pour les historiens et les chroniqueurs politiques et parlementaires.

    ◊ Mais pourquoi les Polonais, les Tchèques et les Hongrois veulent-ils intégrer l'OTAN ?

    Je vois et je comprends les motivations pour lesquelles des pays d'Europe orientale veulent adhérer à l’OTAN. Les Polonais et les Tchèques craignent surtout l'Allemagne réunifiée, ils craignent qu'elle ne réclame les territoires annexés en 1945. Si la Pologne et la Tchéquie deviennent membres de l'OTAN, elles obtiendront des garanties quant à leur sécurité mais aussi des garanties pour leurs frontières.

    Lorsque l'on converse avec des hommes politiques est-européens, on perçoit chez eux une drôle de psychose, faite de tension et d'impatience. Ils parlent comme s'ils étaient agités par une fièvre et me disent : « Comprenez-vous ? Tous autour de nous veulent entrer dans l’OTAN, alors pourquoi ne le ferions-nous pas ?». J'interprète cela comme un phénomène psychologique, post-traumatique. Il y a quelques jours, j'étais en Bulgarie. Là-bas, les politiques m'ont dit souvent : « Pourquoi n'entrerions-nous pas dans l’OTAN, si tous les autres le font. Même si nous ne le souhaitons pas, nous devons y adhérer parce que tous nos voisins sont dans l’OTAN, nous ne pouvons pas rester en marge… ».

    ◊ Manifestement, ni l'OTAN ni les pays est-européens ne sont en mesure de prendre leurs distances avec l'élargissement de l'alliance militaire atlantique…

    Il faut que la Russie prenne des décisions claires, qui ne soient pas que paroles et qu'elle annonce aux Européens, qu'elle les convainc qu'un tel comportement induira des contre-mesures russes, par exemple, la reprise de la production de certains types d'armes, la remise en question de certains traités sur la réduction des armes nucléaires, de même que la reprise de tests ou l'adoption de nouveaux systèmes d'armes, ou encore la réactualisation de certains éléments de notre doctrine militaire, alors l’Ouest sera obligé de réfléchir… Justement, c'est dans le domaine de la doctrine militaire que je veux rester : une clause de cette doctrine est toujours théoriquement valable ; elle dit que la Russie a le droit d'administrer la première frappe nucléaire. Le principe de la doctrine militaire soviétique, qui veut que la Russie garde pour elle le droit d'effectuer une première frappe, n'a pas été abandonné officiellement. La Russie peut donc conserver son droit de frapper la première.

    Dès lors, la Russie a non seulement le droit de riposte mais aussi le droit d'initiative, si elle se sent menacée. Ce que pouvait la puissante URSS de jadis, la Russie affaiblie d'aujourd'hui le peut encore. Les dirigeants de l’OTAN devraient y penser. Ensuite, l'intégration de la Russie et de la Biélorussie progresse, bientôt ces deux pays seront à nouveau réunis. L'Occident doit aussi y réfléchir. La réunification russo-biélorusse sera un événement important, qui obligera l’OTAN à s'élargir encore davantage. De son côté, la Russie devra développer des processus d'intégration comparables avec les pays de l’ex-URSS. Ce sera sa réponse à l'OTAN et elle s'efforcera de créer en Europe un système efficace de sécurité collective, limité au territoire de l’ancienne URSS.

    ◊ Quelques pays de l'ancienne URSS se sont toutefois donné pour objectif de devenir eux aussi membres de l’OTAN…

    Il n'en est pas question. Nous réclamerons le soutien du Conseil de l’Europe et nous ferons en sorte que l’Ukraine acquiert le statut d'un pays non aligné, qui, par sa propre volonté, renonce à l'arme nucléaire.

    ◊ Comment les futurs rapports entre la Russie et l'Europe évolueront-ils après l'adhésion des nouveaux membres de l'OTAN ?

    La Russie devra immédiatement réviser ses rapports avec les États qui viennent d'adhérer à l’OTAN et prendre toutes les mesures adéquates pour assurer la défense de ses frontières. On nous a dit assez souvent que la Fédération de Russie possédait une frontière commune avec la Pologne, en Prusse orientale. Nous allons devoir défendre nos frontières. L'élargissement de l’OTAN coûtera fort cher : aux nouveaux pays membres, à ceux qui les soutiennent et à la Russie. Toutes ces charges seront portées par nos contribuables. La Russie n'hésitera pas à défendre ses frontières : chaque région, chaque citoyen.

    ◊ Pouvez-vous nous dire quelles mesures la Russie compte-t-elle concrètement adopter après l'adhésion des nouveaux membres de l’OTAN ?

    La Russie prendre position face aux événements. Mais elle ne peut dévoiler ses cartes. Mais soyez-en sûrs, la Russie ne laissera pas l'élargissement de l’OTAN vers l’Est sans réponse.

    ► propos recueillis par Vlado Vurusic, Nouvelles de Synergies Européennes n°28, 1997.

    [propos recueillis par Vlado Vurusic pour le journal Globus de Zagreb, le 28 février 1997. Trad. all. : Dr. Hrvoje Lorkovic ; une version allemande écourtée est parue dans Junge Freiheit n°16/1997 ; tr. fr. : R. Steuckers]

     

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    L’avenir de la Russie

    Entretien avec Sergueï Babourine

    Sergueï Nikolaïevitch Babourine, 36 ans, est député de la ville d’Omsk auprès du Parlement de Russie (l’ex Soviet Suprême) et y coordonne la fraction “Rossiya”, qui rassemble plus de 50 députés. En importance, elle constitue la troisième fraction de l’assemblée représentative, la première étant Russie Démocratique qui compte 150 députés Sergueï Nikolaïevitch a étudié le droit et la langue allemande et préside l’Union du Peuple Russe. Nous remercions Mr. Babourine de nous avoir transmis le texte de cet entretien d’avril 1993, destiné à la presse allemande.

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    ◊ Q. : Pouvons-nous nous dire quelques mots sur l’Union du Peuple Russe et sur le rôle qu’elle joue dans le Parlement ?

    SNB : Le mouvement qui s’appelle Union du Peuple Russe est représenté au Parlement russe par la fraction des députés “Rossiya”. Celte fraction a été la première forme d’opposition anti-communiste. Nous avons ensuite fondé le mouvement politique, pour obtenir l’appui du grand public. Au sein de notre fraction travaillent 55 députés. Mais notre mouvement compte également des députés qui appartiennent à d’autres fractions.

    ◊ L’effondrement de l’URSS, la crise gouvernementale, le conflit entre l’exécutif et le législatif (soit le conflit qui oppose Eltsine à Chasboulatov), l’hyperinflation qui atteint 10% par semaine (!), les conflits interethniques : tels sont les phénomènes qui troublent considérablement la vie de la Russie aujourd’hui. À votre avis, le gouvernement russe a-t-il une recette pour sortir de l’impasse et, si oui, qu’est-ce qui l’empêche de l’appliquer ? Quant à votre mouvement, a-t-il, lui aussi, une recette ? Quels sont vos pronostics pour les mois à venir : la crise est-elle devenue inéluctable ?

    Nous pensons que l’année 1993 constituera un tournant. Au cours de cette année, nous devrons appliquer une autre politique, d’autres réformes, de façon à transformer notre économie d’une manière civilisée.

    Quant à savoir si le gouvernement voit ce qu’il convient de faire, je commencerai par vous rappeler quelques mots d’Eltsine. Il a constaté que le gouvernement n’avait aucune politique régionale. On n’a jamais travaillé au départ de régions ! Jusqu’à aujourd’hui, le gouvernement n’a pas élaboré de concept clair pour la politique étrangère et le commerce extérieur. Le principe “Tout est à vendre !” ne peut évidemment être considéré comme un principe valable. Hélas, le fait qu’un Tchernomyrdine soit arrivé au pouvoir et que les membres de l’équipe Eltsine-Gaïdar soient toujours en selle, nous cause du souci : ce gouvernement est-il capable d’agir, de survivre ?

    Que propose notre “Union” ? Nous avons élaboré notre programme à l’occasion de notre congrès, où nous proposions de transformer l’économie. Tant les communistes que les non-communistes ou les anti-communistes qui sont dans notre “Union” sont en faveur d’une économie mixte, du développement d’une sphère particulière pour l’entreprise privée, d’une dé-monopolisation et veulent la suppression du monopole de l’État dans l’économie.

    ◊ Ce monopole existe-t-il encore ?

    Oui. Pratiquement dans son intégralité. Malgré tous les processus de démantèlement auxquels nous avons assisté l’an passé. Notre position, que nous avions déjà affirmée en 1991 et que reprend le gouvernement aujourd’hui, est simple : dans la période de transition actuelle, où nous passons d’un système économique fortement monopolisé à une économie libérale de marché, le gouvernement doit conserver le contrôle du processus économique.

    L’idée, qui veut que l’on puisse sauver l’économie en se payant pendant un an seulement un budget déficitaire, n’a pu germer que dans des esprits ou des psychismes très malades ! Pendant de nombreuses années, nous allons devoir subir un déficit ; c’est là un constat sur lequel nous sommes contraints de baser toute notre politique économique.

    En agriculture par exemple, nous voulons soutenir le développement des fermes privées mais sans pour autant détruire les kolkhozes qui fonctionnent bien. Les kolkhozes sont les avatars modernes des communautés villageoises slaves, qui ont toujours existé en tant qu’entités collectives en Russie. Les détruire équivaudrait à un suicide.

    Nous sommes des “conservateurs”, nous sommes en faveur du maintien des traditions. Nous sommes pour une politique qui accepte les spécificités du pays. Nous pouvons certes étudier les expériences allemande et japonaise de notre après-guerre, ou nous intéresser à d’autres expériences, mais nous ne pouvons pas revêtir le corps de la Russie d’un manteau étranger. Nous avons des particularités psychologiques et économiques que personne ne pourra éradiquer. Notamment une certaine disposition de nos consciences à accepter les impératifs collectifs.

    ◊  L’effondrement de l’ex-URSS se poursuivra-t-il ?

    À notre avis, l’effondrement de l’Union Soviétique est la plus grande tragédie du siècle, non seulement pour les peuples de l’URSS elle-même, mais aussi et surtout parce qu’il précipite l’ensemble de l’humanité dans une situation extrêmement dangereuse. Car cette disparition affecte la stabilité de la planète entière, plus que tout autre phénomène. Aujourd’hui, le monde est moins stable et moins sûr qu’il ne l’était, au plus profond de la guerre froide.

    ◊ Vous croyez donc que l’équilibre entre les puissances a été détruit ?

    Il n’y a plus d’équilibre entre les puissances. Par exemple, nous voyons aujourd’hui que les efforts des États-Unis ne visent plus à être tout simplement une puissance qui compte dans le monde mais à s’ériger en puissance qui commande sans accepter de contestation. L’affaire irakienne en est un exemple éloquent.

    À propos de l’effondrement de l’Union Soviétique, je pense qu’il y avait en jeu davantage de raisons subjectives que de raisons objectives. L’idée de l’inéluctabilité de cet effondrement est un mythe.

    Y a-t-il une restauration possible de l’URSS ? On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve, disaient les Anciens. Nous sommes convaincus, qu’il ne sera pas possible de restaurer quoi que ce soit par la violence.

    Par ailleurs, aucun État ne peut exister sans que son gouvernement ne mobilise toutes les forces du pays pour la défense des intérêts nationaux. J’ai bien dit “toutes les forces”. C’est pourquoi nous disons aujourd’hui que les frontières de l’actuelle Fédération de Russie ne deviendront pas automatiquement les frontières de la Russie parce que ces frontières ont été dessinées de façon autoritaire et arbitraire par les Bolcheviques dans les années 20. Les hommes et les femmes qui habitent de part et d’autre d’une frontière doivent être conscients de ce qui s’est passé en ce temps-là, pour pouvoir prendre en toute clairvoyance une décision sereine et intelligente qui les conduira à une réunification partielle ou totale avec leurs frères. Mais les républiques et les régions qui demeureront au-delà des frontières de la Russie resteront pour nous dans la sphère des intérêts vitaux de la Russie. Voilà la raison pour laquelle nous refusons le départ de nos troupes hors des républiques baltes et autres. Certes, il faut modifier les rapports entre nos troupes et ces républiques. En nommant les choses par leur nom, nous pouvons dire que nous avions là une année unitaire qui appartenait autant à la Russie qu’à ces républiques.

    Nous devons négocier un statut pour le maintien de nos années dans ces républiques. Nous devons négocier le maintien de nos points d’appui dans ces zones-clefs, parce que les États-Unis, eux, n’hésitent pas à maintenir leurs propres points d’appui militaires le long de nos frontières. C’est pour cela que nous ne pouvons pas renoncer à nos bases de la côte baltique, du Caucase et de l’Asie centrale.

    ◊ Revenons à la question économique. Pour le développement futur du pays, le danger vient-il essentiellement de l’intérieur ? Que feriez-vous si vous arriviez au pouvoir ? Prendriez-vous toutes les mesures d’urgence qui, selon votre optique, contribueraient à redresser la situation ? Enfin, la Russie peut-elle sans l’aide de l’Ouest, de ses propres forces, sortir de l’impasse économique ?

    Évidemment que la Russie le peut ! Certes, ce sera difficile et cela freinera quelque peu le processus de libéralisation, mais si, demain, l’Ouest décrète contre nous un blocus économique, il aura automatiquement moins d’effets et sera moins destructeur que l’“aide humanitaire” que l’on nous sert aujourd’hui. Tous les conseils que nous prodiguent les meilleurs académiciens russes partent du principe que l’on doit s’appuyer sur ses propres forces, sans attendre grâces ou bienfaits d’autrui.

    Rien n’ira vite. Nous ne sortirons pas rapidement de la fosse où l’on nous a précipités. Même si le gouvernement change de priorité à tour de bras, la production ne cessera pas de décroître. C’est pourquoi nous devons dès aujourd’hui soutenir les secteurs de la production qui fonctionnent encore plus ou moins sainement. Cette remarque vaut essentiellement pour le domaine des technologies de haute précision, de même que pour les industries qui relèvent de l’ex-complexe militaro-industriel. La destruction de ce dernier serait pure déraison. Il est donc parfaitement possible d’arrêter l’auto qui fonce vers le précipice. Il ne suffit pas d’appuyer d’un coup et à fond sur les freins, sinon la voiture capote. Il faut freiner lentement mais sûrement.

    ◊ Comment jugez-vous le rôle du FMI et de la Banque mondiale à l’endroit de la Russie ?

    Sans doute, ces organismes veulent-ils réellement aider la Russie, mais, en pratique, nous constatons un résultat inverse. Pire, la Russie pourrait fort bien étouffer sous l’étreinte du FMI, si elle ne se rend pas vite compte de la fausseté des conseils qu’il lui donne. Notons qu’il existe au sein du FMI et de la Banque mondiale des opinions très diverses quant aux réformes économiques.

    ◊ Abordons maintenant le chapitre des rapports entre la Russie et les États-Unis. Les accords START entre Eltsine et Bush constituent-ils un progrès ?

    Ces accords ont été réalisés en dehors de tout critère professionnel. Ils sont de l’ordre du déclamatoire et servent les ambitions personnelles de quelques politiciens. En aucun cas, ils ne représentent ni ne soutiennent les intérêts de la Russie.

    ◊ Quelle est voire opinion sur l’affaire irakienne ?

    La situation actuelle reflète parfaitement l’effondrement du système de sécurité international et du système des relations internationales de notre après-guerre. Les États-Unis et leurs alliés s’arrogent le droit de dicter sa conduite à un autre État : “Nous traçons une ligne à travers votre propre territoire et vous n’avez plus le droit de franchir cette ligne ; au-delà de celle-ci, vous ne pourrez plus installer vos systèmes d’armement et vos avions ne pourront plus survoler cette zone, sinon ils seront abattus”. Un tel diktat n’a plus rien à voir avec le droit international. Aucune propagande, aucun mensonge pieux ne pourra effacer cette réalité.

    La participation de la Russie aux sanctions contre l’Irak est une sottise sur le plan économique. D’autres pays, comme la RFA, ont commencé par réorienter leurs relations économiques. Nous, nous prenons part à un processus qui est absolument contraire au droit. Nous pouvons parler d’une perte sèche de plusieurs milliards. Rien que l’an passé, nous avons perdu des sommes énormes à cause de cet embargo. Alors que nous avons un déficit budgétaire considérable ! En plus, nous avons perdu nos marchés et nos partenaires commerciaux…

    ◊ Quelles sont les chances d’un partenariat entre la Russie et l’Allemagne ? Est-il possible que ce tandem puisse jouer dans l’avenir un rôle stabilisateur en Europe, sans immixtion venue de l’autre hémisphère ?

    J’espère que l’Allemagne réunifiée est ou devrait être un facteur de stabilité dans le monde. Je dis “est et devrait être”, et ce n’est par hasard. En effet, la RFA déploie aujourd’hui des politiques différentes, voire divergentes, dans différentes régions du monde, parce que cela correspond à ses intérêts nationaux, qui sont complexes et hétérogènes. La RFA ne semble pas encore avoir compris que la disparition de la bipolarité oblige l’humanité à un choix : quel sera le nouveau second pôle ? Pour le moment, la Russie n’est plus candidate pour exercer un rôle décisif dans la politique mondiale, même si je ne puis affirmer aujourd’hui que la Russie soit définitivement hors-jeu, pour les siècles des siècles. À court terme, le second pôle sera soit l’Allemagne soit le monde islamique. Si nous parvenons tous ensemble à former un bloc eurasiatique, alors l’Allemagne devra y jouer un rôle moteur.

    ◊ Êtes-vous déçu par l’attitude pro-atlantiste du gouvernement allemand ?

    Tant que l’Allemagne est occupée à régler les problèmes de sa réunification, elle ne pourra pas dégager une position claire et autonome dans un grand nombre de questions. Mais je n’affirmerais pas que la RFA joue globalement une carte atlantiste. L’Allemagne me semble vouloir se dégager de cette orientation, mais sans que personne ne le remarque trop vite.

    En tant que patriote russe, je suis à la fois peiné, parce que c’est humiliant pour nous, et content que ce soit l’Allemagne et l’Italie qui aient apporté une réelle contribution aux réformes en Russie. L’Allemagne nous a réellement soutenus. L’Italie aussi, dans la mesure de ses plus faibles moyens, ce qui est d’autant plus méritoire. Les autres pays se sont contentés de paroles.

    Mais je puis d’ores et déjà vous déclarer ceci : quand les autres pays chercheront à tirer profit de nos problèmes intérieurs, nous forgerons, dans les prochaines années, une alliance avec l’Allemagne et cette alliance sera très stable.

    Vouloir n°105-108, 1993.

     

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    Sergueï Babourine et le “Front du Salut National”

    Les 24 et 25 juillet derniers s’est tenu à Moscou le deuxième Congrès du Front du Salut National qui regroupe l’opposition radicale au gouvernement du Président Eltsine. Le 24 juillet, devant 1.800 délégués et les 400 invités du FSN, Sergueï Babourine, le leader de l’opposition radicale au sein du Soviet Suprême, déclarait : « L’une des sources de la faiblesse du FSN est la vanité de beaucoup de ses dirigeants… Il est faux de croire que toutes les possibilités de préserver la paix civile soient épuisées… La lutte pour réunir une majorité de députés sur nos idées doit être poursuivie… ». Prévoyant, à juste titre, une aggravation de la situation politique au moi d’août, il a été le seul orateur à dénoncer « la volonté hégémonique des États-Unis qui mène à la troisième guerre mondiale ». Il a enfin affirmé : « Notre union doit être, non pas temporaire, mais permanente. La page de l’URSS est tournée mais le mot “UNION” doit rester le mot sacré ».

    Le 25 juillet, Sergueï Babourine et son compagnon Nicolaï Pavlov quittaient cependant officiellement le FSN en vue de poursuivre une action plus modérée auprès des députés du Congrès allergiques à l’étiquette “rouges-bruns” collée par les media eltsinistes… Ce départ se serait effectué en accord avec les autres membres du Conseil politique du FSN, bien que certains n’hésitent pas à parler d’opportunisme et des ambitions personnelles de Sergueï Babourine, qui a d’ailleurs l’image d’un “politicien doux et discret”.

    Quoiqu’il en soit, dans le théâtre d’ombres qu’est la vie politique russe, le FSN représente, grâce à la présence en son sein des 600.000 membres du Parti néo-communiste de G. Zouganov, l’une des seules forces réelles capable de “descendre dans la rue”. Les deux autres forces étant les forces de maintien de l’ordre, apparemment fidèles à Eltsine - qui les subventionne grassement avec l’argent américain - et le mouvement “La Russie ouvrière” de V. Anpilov, susceptible de rejoindre dans l’action le FSN.

    Pour sa part, le talentueux rédacteur en chef de l’hebdomadaire de l’opposition radicale, Dyeïnn, Alexandre Prokhanov, qui se définit comme “sentimentalement” monarchiste, centralisateur et partisan d’un régime autoritaire et élitiste, estime que le régime présidentiel actuel, essentiellement soutenu par les subventions américaines et la mainmise sur les media qui, ici plus qu’ailleurs, constituent “le” pouvoir, s’effondrera « avec le foie d’Eltsine »… De cet effondrement, de ce chaos devraient émerger un gouvernement de Salut National et de nouveaux leaders, encore inconnus aujourd’hui.

    Il ne faut cependant pas dissimuler les problèmes conceptuels qui handicapent considérablement la démarche des multiples “chefs” actuels de l’opposition radicale : aucune recherche des causes réelles de l’affaissement de la Russie, de sa “tiers-mondisation”, absence de toute réflexion géopolitique sérieuse permettant de désigner “l’ennemi principal”, la cause du mal (les États-Unis et son allié sioniste), et de renouer les liens avec les alliés naturels de la Russie (l’Europe continentale et les pays arabes). Plus que jamais, pour tous les “nationalistes-révolutionnaires” européens, la Russie est une terre de mission.

    ► Michel Schneider, Vouloir n°105-108, 1993.

    • Post-scriptum : Inutile de préciser que la presse parisienne qui a évoqué Babourine comme une figure de proue du FSN n’a pas rectifié après sa démission.

     

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