• Hindouisme

    HindouismeLes hindous comme “païens indiens”

    Par Koenraad Elst

    SYNERGIES EUROPÉENNES – BRUXELLES – MAI 2004
    COMMISSION “TRADITIONS”

    Définition historique de “Hindou”

    Dans les écritures hindoues, le mot “hindou” est introuvable. Pourtant, longtemps avant que les spécialistes occidentaux s’assoient pour inventer des définitions de “hindou”, le terme était déjà porteur d’un sens déterminé. La procédure normale devrait être d’entendre cette version originale en premier. Elle fut apportée en Inde par les envahisseurs islamiques, et signifiait : “païen indien”.

    Le terme “Hindou” est l’équivalent persan du terme indo-aryen “sindhu”, “rivière”, “l’Indus”. L’équivalence est une simple application de la relation phonétique régulière entre les branches indo-aryenne et iranienne de la famille linguistique indo-européenne : l’initiale [s] est conservée en indo-aryen mais se transforme en [h] en iranien, alors que les terminaisons aspirées comme [dh] sont conservées en indo-aryen mais perdent leur aspiration en iranien. Les Iraniens utilisaient le mot Hindu pour désigner la rivière Sindhu et les pays et populations situées autour et au-delà du Sindhu. Aux Perses, les Grecs empruntèrent le nom de la rivière et en firent Indos et le nom des gens et en firent Indoi, d’où l’anglais Indus, India, Indian.

    Les Indiens de l’Asie du Sud-Est ne furent jamais connus sous le nom d’“hindous”, mais les Arabes, les Turcs, les Mongols et les autres étrangers du nord et de l’ouest adoptèrent le nom perse pour désigner “l’Inde” et les “Indiens”, c’est-à-dire Hind en arabe, Hindistan en turc. Xuan Zang (Huen Tsang, VIIe siècle ap. JC), qui était entré en Inde en passant par l’Asie Centrale de langue perse, mentionne à de nombreuses reprises que le nom Xin-du (chinois régulier venant du perse Hindu [1]) ou, comme il le corrige, Yin-du, est utilisé en-dehors de l’Inde mais est inconnu à l’intérieur du pays, parce que les natifs l’appellent Aryadesh ou Brahmarashtra [2]. Comme le dit Sita Ram Goel : « On peut donc dire que le mot ‘Hindu’ a acquis une connotation nationale, depuis l’époque de l’Avesta, bien que cela le fut seulement aux yeux des étrangers » [3]. Dans les prochains paragraphes, nous résumons ses découvertes concernant la préhistoire de l’actuel terme hindu.

    Quand le bouddhisme s’implanta en Asie Centrale, et que les temples bouddhistes furent construits pour le culte des statues de Bouddha, les mazdéens donnèrent aux fidèles de cette religion indienne le nom de but-parast (adorateurs de Bouddha) par opposition au mazdéen âtish-parast (adorateurs du feu). Le terme but-parast en arriva à signifier plus généralement “adorateur d’idole”, car à l’époque des invasions musulmanes, but était devenu le terme générique pour “idole”, d’où but-khana (temple à idole) et but-shikan (briseur d’idole). Ils ne faisaient aucune distinction entre les différentes sectes basées en Inde, et à l’époque où les Arabes et les Turcs persianisés envahirent l’Inde, le mot but-parast était appliqué au hasard à tous les incroyants indiens. Voyant que les brahmanes avaient des cérémonies du feu tout comme les mazdéens, les musulmans incluaient occasionnellement les païens indiens aussi dans la catégorie âtish-parast, à nouveau sans se préoccuper des distinctions entre les différentes sectes.

    Les envahisseurs musulmans donnaient parfois aux païens d’Inde le nom de “Kafirs” (incroyants), c’est-à-dire la même désignation religieuse qui fut utilisée pour les polythéistes d’Arabie ; mais souvent ils les appelaient “hindous”, habitants de l’Hindoustan, c’est-à-dire une désignation ethno-géographique. Ainsi, ils donnèrent un contenu religieux précis à ce terme géographique : un hindou est tout Indien qui n’est pas juif, chrétien, musulman ou zoroastrien. En d’autres mots : tout Indien “païen”, c’est-à-dire un Indien qui n’est ni un croyant des religions abrahamiques ni un païen iranien, est un hindou. Dans sa définition de “paganisme indien”, l’hindouisme inclut toute la gamme depuis le culte animal jusqu’à la philosophie moniste des Upanishads, et depuis le sacrifice sanglant de la Shakti jusqu’à la non-violence extrême des jaïns.

    Le terme Hindu était utilisé pour tous les Indiens qui étaient incroyants ou adorateurs d’idoles, incluant les bouddhistes, les jaïns, les “animistes” et plus tard les Sikhs, mais en les distinguant des Indiens chrétiens (ahl-i Nasâra ou Isâî), juifs (ahl-î-Yahûd ou banû Isrâîl), mazdéens (ahl-i Majûs ou âtish-parast) et bien sûr des musulmans eux-mêmes. De cette manière, au moins à l’époque de Al Biruni (début du XIe siècle), le mot Hindu avait une signification religieuse-géographique distincte : un hindou est un Indien qui n’est ni musulman, ni juif, ni chrétien, ni zoroastrien [4].

    Un critère sans ambiguïté

    Les hindous ne s’appelèrent jamais eux-mêmes “hindous” avant que les envahisseurs musulmans n’arrivent et ne les désignent par ce terme persan [5]. Il ne s’ensuit pas que ceux que nous appellerions hindous par rétrospective n’avaient aucun sens de leur unité culturelle pan-hindoue, comme certains pourraient le conclure hâtivement ; simplement que le terme hindou n’était pas encore en usage. De même, les hindous appelaient ces nouveaux-venus des Turcs, mais cela n’exclut pas la reconnaissance de leur spécificité religieuse en tant que musulmans. Au contraire, même Timur, qui déclara très clairement dans ses mémoires qu’il venait en Inde pour mener une guerre religieuse contre les Incroyants, et qui libérait les captifs musulmans d’une cité conquise avant de passer les hindous survivants au fil de l’épée, parlait de ses propres forces comme des “Turcs”, une désignation ethnique, plutôt que comme des « musulmans » [6]. Il ne faut pas confondre le terme avec le concept : l’absence du terme hindou ne prouve pas la non-existence d’un concept énoncé plus tard comme “Dharma hindou”.

    D’autre part, pour ceux qui maintiennent qu’il n’y avait pas d’identité hindoue auparavant, la genèse du label hindou devrait suggérer une analogie avec le récit séculariste de la genèse de la nationalité indienne : les Indiens n’existent pas, mais la nationalité indienne fut forgée dans le creuset de la lutte commune contre les Britanniques [7]. De même, si l’hindouisme n’avait pas existé auparavant, alors rien n’aurait été plus efficace pour créer un sens commun de l’hindouité que d’être attaqués ensemble par le même ennemi, britannique ou musulman. Comme l’écrivit Veer Savarkar : « Les ennemis [islamiques] nous haïssaient en tant qu’hindous, et toute la famille de peuples et de races, de sectes et de croyances qui fleurissaient d’Attock à Cuttack fut soudain individualisée en un seul Être » [8]. Ce n’est pas historique dans ses détails, mais c’est néanmoins en accord avec une vision largement répandue de la manière dont les nations sont créées : par une expérience commune, comme l’expérience profondément impliquante d’une guerre contre un ennemi commun.

    Ainsi, un hindou n’était par définition ni un membre des religions abrahamiques, ni du paganisme quasi-monothéiste perse (le mazdéisme, mieux connu sous le nom de zoroastrisme). Mais un bouddhiste, un jaïn, un membre d’une tribu, étaient tous inclus dans le domaine sémantique du terme hindou. Bien que les premiers écrivains musulmans en Inde notèrent une différence superficielle entre brahmanes et bouddhistes, appelant ces derniers les « brahmanes au crâne rasé », ils ne virent pas d’opposition entre « hindous et bouddhistes » ou entre « hindous et membres des tribus », et plus tard les souverains musulmans ne virent pas non plus d’opposition entre « hindous et sikhs ». Au contraire, Al Biruni classe les bouddhistes parmi les sectes hindoues idolâtres : il décrit comment les idoles de Vishnou, de Surya, de Shiva, des “huit mères” et du Bouddha sont adorées par les Bhagavatas, c’est-à-dire les mages, les sadhous, les brahmanes et les chamans [9].

    Tous les Indiens qui n’étaient ni des parsis, ni des juifs, ni des chrétiens ni des musulmans, étaient automatiquement des hindous. Ainsi, la définition originelle de hindou est : un Indien païen. Depuis le premier usage du terme hindou en Inde, une définition claire en a été donnée, et pour chaque communauté on peut facilement décider si elle cadre avec cette définition ou non. Tant pis si vous n’aimez pas l’étiquette : si vous cadrez avec la définition, vous tombez dans la catégorie hindoue. Les hindous n’ont pas choisi d’être appelés hindous : d’autres ont conçu le terme et sa définition, et les hindous se trouvèrent simplement porter ce label et l’acceptèrent progressivement.

    Comme dans les manipulations de catégories de recensement de E.A. Gait, cette définition implique un “test” par lequel nous pouvons décider si quelqu’un est un hindou, sans s’occuper de savoir s’il utilise ou accepte lui-même le label. La différence est qu’ici le test ne fut pas conçu ad hoc pour prouver un point. C’est une authentique définition, générée par la rencontre, dans la vie réelle, des envahisseurs musulmans avec leur Autre : les Indiens païens natifs.

    Qu’est-ce que le paganisme ?

    Le terme païen est généralement utilisé pour les gens n’appartenant pas aux religions abrahamiques: le judaïsme, le christianisme et l’islam. Mais mieux qu’une simple convention, il pourrait y avoir une définition du terme païen. Et cette définition est facilement suggérée par la signification basique du mot. Comme son équivalent germanique Heathen, le mot latin paganus signifie littéralement : rural. Le christianisme commença comme un mouvement strictement urbain, et c’est seulement après avoir pris le pouvoir dans l’Empire Romain en 313 ap. JC qu’il commença à conquérir les campagnes [10].

    L’association de chrétien avec urbain, de païen avec rural, est plus qu’un simple accident historique. Il est parfaitement logique que le paganisme soit né dans un environnement naturel, longtemps avant que l’homme ne vive dans des cités, et que le christianisme se répande dans les cités, où une grande population était concentrée. La raison est que le paganisme est basé sur la réalité immédiate, sur l’expérience humaine de la vie cyclique, des puissances de la nature, des phénomènes célestes : n’importe qui vivant n’importe où peut être frappé d’émerveillement devant ces réalités. Par contraste, le christianisme est quelque chose qui n’a jamais été découvert par quiconque : vous devez en avoir entendu parler par quelqu’un, par des prédicateurs qui allaient sur la place du marché où ils pouvaient trouver une large audience.

    Les systèmes de croyance basés sur la “Révélation divine” se répandirent d’abord dans les centres de population, où un message pouvait être communiqué. Dans les campagnes européennes, les croyances et les pratiques païennes (bien que n’étant pas les plus sophistiquées, celles-ci ayant disparu en même temps que les élites païennes, souvent les premières à être converties) continuèrent, parfois sous un habillage chrétien, jusqu’à ce qu’elles soient rendues démodées durant les deux derniers siècles, non par le christianisme mais par la modernité.

    Dans une certaine mesure, la même relation a existé entre le bouddhisme et l’hindouisme : le bouddhisme prosélyte fut un phénomène urbain, en grande partie parce qu’il était dépendant du patronage des marchands, des princes et de la charité ordinaire, et des concentrations humaines pour le recrutement de nouveaux moines. Le bouddhisme est un peu un cas hybride. C’est une “religion naturelle” en ce que tout individu pouvait s’asseoir sous un arbre et découvrir le processus de méditation par lui-même. De cette manière, le paganisme en tant que “religion naturelle” ou “spiritualité cosmique” s’étend des rituels orientés vers la nature aux hauteurs de la méditation, excluant seulement les révélations exclusives du monothéisme prophétique.

    D’un autre coté, l’expérience de l’Illumination est une expérience beaucoup plus rare que l’expérience du cycle de vie ou du cycle de l’année, et dans cette mesure, le bouddhisme devait être prêché et propagé. Pour ce trait missionnaire, et pour son désintérêt basique envers les panthéons (ni à vénérer ni à rejeter), le bouddhisme est souvent traité comme séparé du paganisme ; les auteurs chrétiens hésitent aujourd’hui à l’appeler païen [11].

    Le paganisme peut ainsi être défini comme tout le spectre de la religion “cosmique” (ou “universalisme”) par opposition aux religions “révélées”, dont le message n’est pas intrinsèque à l’ordre du monde. Le monothéisme prophétique désacralise le cosmos en concentrant exclusivement le sacré dans une déité extra-cosmique : « N’adorez pas le soleil et la lune, mais adorez Allah qui les a créés » [12]. Le paganisme voit le sacré dans des manifestations d’ordre cosmique, de puissance cosmique, de beauté cosmique. Si la religion est définie comme une question de croyance en une révélation divine, alors on devrait dire qu’il existe une culture hindoue, mais pas de religion hindoue. En effet, des indologues perspicaces comme Frits Staal ont remarqué qu’à la différence du christianisme et de l’islam, l’hindouisme n’est en aucune manière une “religion” dans le sens d’un “système de croyance” [13].

    Le point a aussi été fait par de nombreux représentants du renouveau hindou et sera répété plusieurs fois dans ces pages, mais pour l’instant nous citerons une formulation de quelqu’un qui était un rénovateur hindou dans le sens le plus constructif tout en restant éloigné des polémiques : le regretté Ekkirala Krishnamacharya, physicien, éducateur et Kulapati (recteur) du World Teacher Trust de Visakhapatnam, centre lié à la Théosophie. À une question sur “l’ancienne religion de l’Inde”, il répondit :

    « Il n’y avait pas de religion dans ce pays, et les Indiens n’avaient pas non plus besoin d’une religion. Les anciens Indiens avaient un code de lois à suivre. Il était établi en accord avec diverses vérités à l’œuvre dans la nature. La loi d’existence de la nature et de sa création était observée dans tous ses détails et la loi à suivre était copiée en accord avec elle. Cela était appelé Dharma. Le terme signifie ce qui porte et protège. C’est ce qui porte et protège quand nous le suivons. L’homme est honoré quand il l’honore. Il reçoit protection quand il le protège. Cela fut transformé en une constitution appelée Bharata Dharma. C’était le chemin de vie communément accepté dans tout le pays. Toute tentative de religion est naturellement limitée et étroite si on la compare à cela » [14].

    Ainsi, le Dharma est ici défini comme le simple fait de vivre en accord avec les lois de la nature. Nous pouvons accepter cela comme une définition générale même avant de discuter ce que ces lois pourraient être précisément.

    Néanmoins, le terme général païen ne doit pas être pris pour indiquer une seule “religion naturelle” : à l’intérieur du champ des traditions païennes, il y a aussi d’importantes différences, par ex. du végétarisme au cannibalisme. La différence réside dans la perception grossière ou subtile de ce qui constitue précisément les lois de la nature, l’ordre cosmique (ce que les Vedas appellent Rita). À un niveau très primitif, on pourrait dire que la « survie du meilleur » ou « le gros poisson mange le petit poisson » est la loi de la nature devant être suivie : cela donne au paganisme une forme caricaturale [15]. À un niveau plus civilisé, disons celui de la philosophie grecque, une compréhension convenablement plus raffinée des lois de la nature et de l’éthique humaine concomitante est développée. La distinction à laquelle prétend l’hindouisme est que par le yoga il a affiné la sensibilité humaine et rendu l’homme réceptif aux lois cosmiques plus subtiles, telles que l’unité ultime de tous les êtres sensibles, d’où la nécessité de la dayâ ou karunâ, la compassion.

    Païens et hindous

    En tant que concept, le paganisme est une corne d’abondance avec des phénomènes très divergents. Quand nous faisons un survol de la scène “néo-païenne” dans l’Occident moderne, nous trouvons un vaste champ de tendances : depuis les imitations carnavalesques des druides et des sorcières jusqu’aux efforts intellectuels à l’authenticité historique certifiée, et s’étendant sur tout le spectre politique, des néo-nazis et des rénovateurs ethniques aux féministes, aux écologistes et aux anarchistes hippies, tout autour d’un noyau principal de chercheurs apolitiques [16]. La grande finesse de la philosophie du Védanta, ou de la philosophie grecque “païenne”, n’est en aucune façon un héritage commun de toutes les traditions païennes.

    Pourtant, on pourrait dire que toutes ont une inspiration commune, et certains penseurs hindous ont développé la position selon laquelle l’hindouisme devrait tendre la main aux autres cultures et mouvements païens. Ram Swarup appelle les peuples qui ont perdu leur héritage païen à cause de l’invasion chrétienne ou islamique à “faire un pèlerinage à travers le temps” pour redécouvrir leurs anciens dieux [17]. À la différence de la plupart des nationalistes hindous dont l’horizon est limité aux frontières de l’Inde, il montre aussi une certaine connaissance des mouvements en Occident explorant réellement une renaissance de la spiritualité pré-chrétienne [18]. Ces dernières années, le VHP [Vishva Hindu Parishad, Union Mondiale Hindoue] a tenté d’établir des contacts avec le néo-paganisme organisé, mais il est trop tôt pour parler de résultats solides.

    Il semblerait que pour une coopération réelle, les eaux entre le néo-paganisme occidental et l’hindouisme soient encore très profondes. De nombreux néo-païens rejettent des éléments du christianisme qui se trouvent être chers aux hindous sérieux, comme la sobriété et la retenue en matière de moralité sexuelle, et connaissent souvent très mal les traditions hindoues d’ascèse et de méditation. Les néo-païens racistes ne seraient de toute façon pas très intéressés à rencontrer des immigrés hindous à la peau sombre, et les néo-païens de gauche sont découragés par les reportages de journaux sur les pratiques obscurantistes et les conditions non-féministes dans la société hindoue. Mais le rapprochement hindou-païen a certainement un potentiel et pourrait bien s’épanouir dans un futur pas trop éloigné.

    Polythéisme et monothéisme

    Le livre de Ram Swarup : The Word as Revelation : Names of Gods [La parole en tant que révélation: les noms des dieux] est ce que vous pouvez trouver de plus proche d’une apologie du polythéisme, bien qu’il fasse aussi une place au monothéisme. Dans certains écrits “néo-païens” occidentaux, nous trouvons un rejet explicite du monothéisme en faveur du polythéisme [19]. En plus de cela, les auteurs néo-païens acceptent la vision chrétienne selon laquelle le christianisme est monothéiste alors que le paganisme est polythéiste ; ils acceptent les termes d’un débat dans lequel le christianisme proclame sa supériorité.

    Par contraste, les philosophes hindous qui connaissent leur tradition ne tombent pas dans cette dichotomie du “mono-poly” : « Dans cette approche plus profonde, la distinction n’est pas entre un Vrai Dieu Unique et de Nombreux Faux Dieux ; elle est entre une voie de culte véridique et une voie de culte erronée. Partout où il y a de la sincérité, de la vérité et du don de soi dans le culte, ce culte atteint le vrai autel, quel que soit le nom que nous pouvons lui donner et quelle que soit la manière dont nous pouvons le concevoir. Mais s’il n’est pas sans désir, s’il y a de l’ego, de la fausseté, de la vanité et de la tromperie en lui, alors il est inutile même s’il est offert au Vrai Dieu, théologiquement parlant » [20].

    Ce n’est pas soit “un” soit “beaucoup”, c’est les deux à la fois : « comme le monothéisme, le polythéisme aussi a son motif spirituel. Si le monothéisme représente l’intuition de l’homme pour l’unité, le polythéisme représente son besoin de différenciation. La vie spirituelle est une mais elle est vaste et riche dans son expression (…) seule une certaine forme de polythéisme peut rendre justice à cette variété et à cette richesse (…) Un pur Dieu monothéiste, sans le soutien d’éléments polythéistes, tend à devenir sans vie et abstrait » [21]. Ram Swarup argue que cela est implicitement admis par les religions monothéistes, qui réintroduisent la diversité dans leur Dieu unique en donnant 101 noms différents à Allah, en Le laissant « émaner » dans la création à travers les étapes de « l’Arbre de Vie » dans la Kabbale juive, ou en percevant en lui une Trinité, ou en l’entourant d’une Vierge Mère et d’une foule céleste d’anges et de saints.

    Cependant, « le monothéisme n’est pas complet sans un motif spirituel. L’Esprit est une unité. Il n’adore rien de moins que le Suprême. Le monothéisme exprime, bien que d’une manière inadéquate, cette intuition de l’homme pour le Suprême. » [22]. Une partie de la critique monothéiste envers le polythéisme est aussi bien prise : « De même, des dieux purement polythéistes sans aucun principe d’unité parmi eux perdent leur cohérence interne. Ils se désagrègent et ne servent aucun but spirituel » [23].

    Mais d’après Ram Swarup, l’hindouisme a depuis longtemps dépassé les maladies d’enfance du polythéisme, dont des panthéons plus faibles sont affligés : « L’approche védique est probablement la meilleure. Elle apporte l’unité sans sacrifier la diversité. En fait, elle apporte une unité et une diversité plus profondes hors de la portée du monothéisme et du polythéisme ordinaires. Elle ne fait qu’un avec l’approche yogique ou mystique » [24].

    De même, Sri Aurobindo avait déjà écrit : « Le polythéisme indien n’est pas le polythéisme populaire de l’ancienne Europe ; car ici l’adorateur de nombreux dieux sait toujours que toutes ses divinités sont des formes, des noms, des aspects et des pouvoirs de l’Unique ; ses dieux viennent de l’unique Purusha, ses déesses sont des énergies de l’unique Force divine ». Il ajoute une brève défense de “l’idolâtrie” : « Le culte indien des images n’est pas l’idolâtrie venant d’un esprit barbare ou sous-développé, car même le plus ignorant sait que l’image est un symbole et un support et qu’on peut la jeter quand on a fini de l’utiliser » [25]. Des dévots de dieux non-hindous diraient probablement la même chose pour leur propre tradition. En tous cas, dans le cas d’une renaissance païenne à l’échelle mondiale, l’hindouisme peut prétendre à un rôle de leadership naturel.

    Le paganisme en danger, l’hindouisme à la rescousse

    En même temps que d’autres représentants du renouveau hindou, Shrikant Talageri place l’hindouisme dans un continuum mondial du paganisme : « L’hindouisme est le nom de la forme territoriale indienne du Sanâtanism [religion éternelle] mondial (appelons-le paganisme). L’idéologie de l’Hindutva devrait donc être une idéologie universelle », et les représentants du renouveau hindou devraient être « le fer de lance d’une renaissance, d’un rajeunissement et d’une résurgence mondiale du spiritualisme, et de toutes les religions et cultures du monde qui existaient dans le monde entier avant l’arrivée d’idéologies impérialistes comme le christianisme, l’islam, le fascisme, le marxisme, etc. » [26]. Un peu comme Moscou pour le mouvement communiste mondial, l’Inde deviendrait le centre mondial de la renaissance païenne.

    Pour mettre cette solidarité païenne en pratique, les rédacteurs du journal Young India suggèrent de créer deux, trois ou de nombreux Ayodhyas : « Il y a quelque 600 ans il y avait un grand temple païen au pied d’une colline sacrée à Vilnius, la capitale de la Lituanie. Il fut démoli, le grand prêtre fut banni (certains disent, tué), et une cathédrale fut construite à la place. Nous appelons le pape à rendre le lieu aux païens de Lituanie qui sont les possesseurs originels et historiques légaux de ce site sacré. Nous appelons aussi le pape à ne pas approuver plus longtemps cette profanation. Cela ne peut pas plaire à son Seigneur, Jésus Christ dans les Cieux, qui abhorrait la profanation et l’occupation des lieux saints des autres » [27]. Ce n’est peut-être pas le genre de renaissance religieuse que le monde attend ; ce n’est du moins pas le centre d’intérêt de Talageri dans le paganisme mondial.

    Par “paganisme”, les représentants du renouveau hindou ne désignent pas seulement les formes indo-européennes (donc liées au Veda) de la religion pré-chrétienne : « Les aborigènes d’Australie, les Indiens Rouges d’Amérique, les païens pré-islamiques d’Arabie, les Nègres d’Afrique regardent vers la société hindoue avec attente et espoir. Ils sont pleins d’espoir parce que seule la société hindoue de l’Inde a pu survivre aux tueries conjointes de l’islam, du christianisme et du marxisme » [28].

    Un article remarquable dans cette liste est « les païens pré-islamiques d’Arabie ». Ils n’existent plus depuis le VIIe siècle, et à la différence de l’Europe, on ne connaît aucun mouvement de renouveau païen en Arabie. Ce n’est donc peut-être rien de plus qu’un exercice symbolique, mais les rénovateurs hindous veulent rendre justice au paganisme disparu d’Arabie.

    Il est très commun de mentionner les païens d’Arabie, les ennemis du prophète Mahomet, en termes purement péjoratifs. Que cela soit fait dans des écrits islamiques est prévisible ; que des sécularistes indiens en fassent autant n’est guère surprenant. Mais c’est aussi très commun dans les publications spécialisées occidentales, par ex. un célèbre islamologue hollandais écrit : « La religion arabe était un polythéisme primitif, pauvre en religiosité réelle » [29]. De plus, il prend aussi pour argent comptant l’affirmation islamique selon laquelle la religion arabe était une dégénérescence de ce qui était originellement un monothéisme prophétique fondé par Abraham à la Mecque, une forme originelle de l’islam : « A travers le temps, parmi les Arabes, ce monothéisme originel a dégénéré en paganisme : la vraie connaissance a été perdue » [30].

    Face à ce quasi-monopole de la version islamique de la nature du paganisme arabe du passé, quelques rénovateurs hindous, en particulier Sita Ram Goel, ont tenté de reconstruire le point de vue des païens arabes. Le sujet est digne d’un traitement détaillé, car c’est incontestablement l’une des contributions les plus originales du renouveau hindou, d’une importance universelle pour toute compréhension de la carrière du prophète et de l’islam ; cependant, je me limiterai ici à quelques points généraux.

    Loin d’être à l’origine une forme du monothéisme abrahamique, le paganisme arabe était une religion cosmique, se concentrant largement sur le ciel étoilé, tout comme sa religion-sœur “sémitique” de Babylone, ou comme la religion védique [31]. Les Arabes avaient un panthéon comparable à celui des anciens Grecs ou Hindous, incarnant des notions métaphysiques, cosmologiques et éthiques. Tout comme l’Inde, « la totalité de leur pays était recouvertes de temples et de sanctuaires abritant des centaines de divinités avec de nombreux noms et formes » [32]. Après avoir énuméré ce qu’on connaît réellement du paganisme arabe, ainsi qu’une liste des déités arabes, Goel conclut : « Les déités énumérées dans les pages précédentes pourront sembler trop nombreuses aux esprits sous le charme du monothéisme. Le fait, cependant, est qu’elles sont bien trop peu nombreuses et qu’elles représentent seulement ce qui a été sauvé par l’érudition moderne à partir des immenses ruines causées par l’islam » [33].

    La déité principale de la Kaaba, le lieu saint national arabe, était une déité mâle de la lune, Hubal, qui présente de nombreuses similarités avec Shiva ; en particulier le fait que dans les temples de ces deux déités, la mûrti (idole) centrale est une pierre non-sculptée. S’il serait exagéré de dire que la Kaaba était un temple de Shiva (une position prise par l’historien excentrique P.N. Oak), il y a une indéniable parenté typologique entre l’hindouisme et le paganisme arabe.

    Si nous considérons les Grecs et les Hindous polythéistes comme des civilisés, Goel, qui rejette la description aujourd’hui classique des païens arabes comme étant une « populace querelleuse s’adonnant au culte des idoles », nous enjoint d’y réfléchir à deux fois avant de considérer les païens arabes comme des sauvages ayant un besoin urgent de la mission civilisatrice de Mahomet : « Ce n’est rien de moins qu’une calomnie de dire que les Arabes pré-islamiques étaient des barbares dépourvus de religion et de culture, à moins d’entendre par religion et culture ce que les théologiens musulmans entendent » [34].

    Les Arabes païens eux-mêmes, pour le moins, se considéraient eux-mêmes comme très religieux, bien que pas au sens de “croyants”. Goel cite la réponse d’un prince arabe au roi de Perse qui lui avait dit à quel point il considérait les Arabes comme inférieurs : « Quelle nation pourrait-elle être mise avant les Arabes pour la force ou la beauté ou la piété, le courage, la générosité, la sagesse, la fierté ou la fidélité ? (…) Il était si généreux qu’il aurait tué le chameau qui était sa seule richesse pour donner un repas à l’étranger qui venait à lui la nuit. Aucun autre peuple n’avait une poésie si élaborée ou un langage si expressif que les leurs (…) Ils étaient si fidèles aux ordonnances de leur religion que si un homme rencontrait le meurtrier de son père, sans armes pendant l’un des mois sacrés, il ne lui faisait aucun mal. Un signe ou un regard de leur part constituait un engagement qui était absolument inviolable » [35].

    Encore une fois, nous ne pouvons pas entrer ici dans les détails, mais il est important de noter que cette tendance non-nationaliste à l’intérieur du mouvement du renouveau hindou pense en termes mondiaux. L’un de ses objectifs, bien que pour l’instant conçu comme éloigné et théorique, est la restauration en Arabie, sinon de son ancienne religion, du moins d’une certaine forme de religion non-prophétique pluraliste. Il faut noter à quel point cette tendance ambitieuse est éloignée de la psychologie défensive et sombre de « l’hindouisme assiégé », bien qu’elle soit largement exprimée par les mêmes individus.

    Notes :

    [1] La transcription chinoise, aujourd’hui prononcée comme un [sh] cérébral, vient souvent d’un /h/ fortement aspiré, /x/. En chinois moderne, le nom de l’Inde est devenu Yin-du, sur la base de la prononciation non-aspirée proposée par Xuan Zang lui-même.
    [2] Surendranath Sen : India though Chinese Eyes, p.59.
    [3] S.R. Goel : Hindu Temples, vol. 2 (2nd ed.), p.396. Le chapitre concerné a aussi été publié séparément : Hindus and Hinduism, Manipulation of Meanings (1993).
    [4] L’existence pré-moderne du terme “hindou” fut reconnue, devant une audience déçue d’indologues (qui enseignent et écrivent habituellement que l’hindouisme est une “construction orientaliste” récente) par le Prof. David Lorenzen, dans un article sur la définition de “hindou”, lu lors de la Conférence sur l’Asie du Sud en 1995 à Madison, Wisconsin.
    [5] Je renonce à discuter des diverses propositions excentriques par des hindous pour expliquer Hindu comme un mot sanscrit, à savoir que Hindu serait dérivé du sanscrit hîna (humble, comme dans Hînayâna, le “petit véhicule”), ou la petite idée de Xuan Zang selon laquelle il serait dérivé de indu (lune).
    [6] Une traduction anglaise de l’autobiographie de Timur, Malfuzat-i-Timuri, est donnée dans Elliott & Dowson : History of India, vol-3, 389-477. De même, durant la guerre civile yougoslave, les Serbes appelaient les musulmans les “Turcs”, bien qu’ils ne parlaient pas de gens parlant le turc mais de gens professant l’islam.
    [7] Non que je croie à ce récit. Que la nationalité indienne soit née ailleurs que dans la lutte pour la liberté est impliqué par le fait que la nation indienne ne fut en aucun cas unie dans cette lutte : de nombreux Indiens collaborèrent de tout cœur avec les Britanniques. Mais cela ne nie pas non plus leur nationalité commune, tout comme la division des Français en collaborateurs et en résistants sous l’occupation allemande (1940-44) ne prouve pas la non-existence de la nation française.
    [8] V.D. Savarkar : Hindutva, p.45.
    [9] Al Biruni : India, vol. 1, p. 121. Il attribue la division des hommes en sectes à nul autre que Rama. Les “Mages” sont les Maga Brahmanes, qui sont en effet des adorateurs de Surya, le soleil ; les “huit mères” sont les ashta-Lakshmî, habituellement décrites en même temps que le Sri Yantra (quatre triangles avec la pointe en haut et cinq avec la pointe en bas, entrelacés), et adorées par ex. dans le temple de Kanchi Shankaracharya.
    [10] Un autre sens parfois donné à paganisme, et pas approfondi ici, est l’attachement religieux à des éléments “matériels” comme les prescriptions rituelles, par opposition à l’accent mis par les chrétiens sur “l’esprit” (en morale, sur “l’intention”) ; selon ce critère, le pur bouddhisme Theravada n’est pas païen, alors que le judaïsme orthodoxe l’est ; l’hindouisme du Védanta n’est pas païen, alors que l’hindouisme tantrique l’est ; les formes les plus austères du protestantisme ne sont pas païennes, alors que le catholicisme l’est avec ses sacrements.
    [11] Par un exemple typique, Karen Armstrong, ancienne nonne catholique et aujourd’hui fidèle de l’islam, s’appelle elle-même une « monothéiste free-lance avec une influence bouddhiste » (parlant avec Ludo Abicht à la radio flamande, 1996).
    [12] Coran 41:37.
    [13] F. Staal : Een Wijsgeer in bet Oosten, p. 107-108. De même, dans son livre Le Corps Taoïste, Kristofer Schipper a fait la même remarque sur le taoïsme.
    [14] E. Krishnamacharya : Our Heritage, p. 16.
    [15] Dans ce sens, le communisme et le nazisme pourraient tous deux être considérés comme des formes (séculières, pseudo-scientifiques) de “paganisme”, comme cela est fréquemment fait dans les textes chrétiens, par ex. dans le document du Vatican sur la responsabilité chrétienne pour l’Holocauste, mars 1998. Je trouve cet usage déroutant et donc indésirable, mais le point valable est que les deux idéologies se basaient elle-mêmes sur les “lois de la nature” (comprises d’un point de vue séculier), plus précisément comme les “lois de l’histoire” dans le cas du communisme.
    [16] See e.g. G. Harvey & C. Hardman : Paganism Today, Vivianne Crowley : Principles of Paganism ; G. Harvey : Speaking Earth, Listening People.
    [17] Ram Swarup : The Word as Revelation : Names of Gods, p. 132.
    [18] Ram Swarup correspondait avec Prudence Jones, deux fois présidente de la Pagan Federation, et avec Gudrun Kristin Magnusdottir, païenne islandaise auteur du livre Odsmal, qui relie la religion Asatru germanique à la méditation transcendantale et à d’autres traditions orientales. Son article « Of Hindus, Pagans and the Return of the Gods » (Hinduism Today, oct. 1991) a été reproduit dans le magazine anarcho-païen californien Green Egg, Noël 1991 et à nouveau en mars 1998.
    [19] Par ex. Alain de Benoist : Comment peut-on être païen ?, un aspect de la polémique “mono-poly” qui anima les salons parisiens autour de 1980, où Bernard-Henry Lévy défendait le monothéisme, bien qu’un « monothéisme sans Dieu » : Le Testament de Dieu.
    [20] Ram Swarup : Word as Revelation, p. 129.
    [21] Ram Swarup : Word as Revelation, p. 128.
    [22] Ram Swarup  : Word as Revelation, p. 126.
    [23] Ram Swarup : Word as Revelation, p. 128.
    [24] Ram Swarup : Word as Revelation, p. 128.
    [25] Sri Aurobindo : Foundations of Indian Culture, p. 135.
    [26] S. Talageri dans S.R. Goel : Time for Stock-Taking, p. 227. Sanâtanism : d’après Sanâtana Dharma, la religion “éternelle”, l’auto-dénomination de l’hindouisme.
    [27] Young India, April 1998, dernière page ; souligné dans l’original.
    [28] Mayank Jain : "Let us fulfil the Sardar’s mission", Organiser, 21-12-1997.
    [29] J.H. Kramers : De Koran (Dutch), p.viii.
    [30] J.H. Kramers : De Koran, p.x.
    [31] S.R. Goel : Hindu Temples, vol.2, p.266 et p. 273-296, avec référence à F. Hommel dans The First Encyclopaedia of Islam, vol.1, p.377 ff., et à Shaikh Inayatullah : "Pre-Islamic Arabian Thought", dans M.M. Sharif, ed.: A History of Muslim Philosophy, Lahore 1961.
    [32] S.R. Goel : Hindu Temples, vol.2, p.294.
    [33] S.R. Goel : Hindu Temples, vol.2, p.294.
    [34] S.R. Goel : Hindu Temples, vol.2, p.272.
    [35] Cité dans D.S. Margoliouth : Mohammed and the Rise of Islam, p. 2-3, et dans Goel : Hindu Temples, vol. 2, p. 270

    Cet article constitue le chapitre II du livre de Koenraad Elst : « Who is a Hindu ? »

     

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    Pièces-jointes :

     

     

    Sanâtana dharma

    La notion du Sanâtana Dharma est une de celles qui n’ont pas d’équivalent exact en Occident, si bien qu’il paraît impossible de trouver un terme ou une expressions qui la rende entièrement et sous tous ses aspects ; toute traduction qu’on pourrait en proposer serait, sinon tout fait fausse, du moins très insuffisante. Ananda K. Coomaraswamy pensait que l’expression qui pouvait peut-être le mieux en donner tout au moins une approximation était celle de Philosophia Perennis, prise dans le sens où elle était entendue au moyen âge ; cela est vrai en effet à certains égards, mais il y a cependant de notables différences, qu’il est d’autant plus utile d’examiner que certains semblent croire trop facilement la possibilité d’assimiler purement et simplement ces deux notions l’une à l’autre.

    Nous devons remarquer tout d’abord que la difficulté ne porte pas sur la traduction du mot sanâtana, dont le latin perennis est bien réellement un équivalent ; c’est proprement de “pérennité” ou de perpétuité qu’il agit ici, et non point d’éternité comme on le dit parfois. En effet, ce terme sanâtana implique une idée de durée, tandis que l’éternité, au contraire, est essentiellement la “non-durée” ; la durée dont il s’agit est indéfinie, si l’on veut, ou plus précisément “cyclique”, dans l’acception du grec aiônios, qui n’a pas davantage le sens d’“éternel”, que les modernes, par une regrettable confusion, lui attribuent trop souvent. Ce qui est perpétuel en ce sens, c’est ce qui subsiste constamment du commencement à la fin d’un cycle ; et, suivant la tradition hindoue, le cycle qui doit être envisagé en ce qui concerne le Sanâtana Dharma est un Manvantara, c’est-à-dire la durée de manifestation d’une humanité terrestre. Nous ajouterons tout de suite, car on en verra plus loin toute l’importance, que sanâtana a aussi le sens de “primordial” et il est d’ailleurs facile d’en comprendre le lien très direct avec celui que nous venons d’indiquer, puisque ce qui est véritablement perpétuel ne peut être que ce qui remonte à l’origine même du cycle. Enfin, il doit être bien entendu que cette perpétuité, avec la stabilité qu’elle implique nécessairement, si elle ne doit aucunement être confondue avec l’éternité et n’a même avec elle aucune commune mesure, est cependant comme un reflet, dans les conditions de notre monde, de l’éternité et de l’immutabilité qui appartiennent aux principes mêmes dont le Sanâtana Dharma est l’expression par rapport à celui-ci.

    Le mot perennis, en lui-même, peut comprendre aussi tout ce que nous venons d’expliquer ; mais il serait assez difficile de dire jusqu’à quel point les scolastiques du moyen âge, au langage desquels appartient plus particulièrement le terme de Philosophia Perennis, pouvaient en avoir nettement conscience, car leur point de vue, tout en étant évidemment traditionnel, ne s’étendait pourtant qu’à un domaine extérieur et par là même limité sous de multiples rapports. Quoi qu’il en soit, et en admettant qu’on puisse, indépendamment de toute considération historique, restituer à ce mot la plénitude de sa signification, il n’en resterait pas moins que ce qui appelle les plus sérieuses réserves quant à l’assimilation dont nous avons parlé, c’est l’emploi du terme Philosophia, qui correspond précisément d’une certaine façon à cette limitation du point de vue scolastique. D’abord, ce mot, étant donné surtout l’usage qu’en font habituellement les modernes, peut trop facilement donner lieu à des équivoques ; on pourrait, il est vrai, les dissiper en ayant soin de préciser que la Philosophia Perennis n’est point “une” philosophie, c’est-à-dire une conception particulière, plus ou moins bornée et systématique, et ayant pour auteur tel ou tel individu, mais le fonds commun d’où procèdent toutes les philosophies dans ce qu’elles ont de réellement valable ; et cette façon de l’envisager répondrait certainement en effet à la pensée des scolastiques. Seulement, il n’y en aurait pas moins là une impropriété, car ce dont il s’agit, s’il est considéré comme une expression authentique de la vérité comme il doit l’être, serait bien plutôt Sophia que Philosophia : la “sagesse” ne doit pas être confondue avec l’aspiration qui y tend ou la recherche qui peut y conduire, et celles-ci sont tout ce que désigne proprement, suivant son étymologie même, le mot “philosophie”. On dira peut-être que celui-ci est susceptible d’une certaine transposition, et, bien que celle-ci ne nous paraisse pas s’imposer comme il en serait si l’on n’avait vraiment aucun terme meilleur à sa disposition, nous n’entendons pas en contester la possibilité ; mais, même dans le cas le plus favorable, il sera encore fort loin de pouvoir être regardé comme un équivalent de Dharma, car il ne pourra jamais désigner qu’une doctrine qui, quelle que soit l’étendue du domaine qu’elle embrassera en fait, demeurera en tout cas uniquement théorique, et qui, par conséquent, ne correspondra aucunement à tout ce que comprend le point de vue traditionnel dans son intégralité. Dans celui-ci, en effet, la doctrine n’est jamais envisagée comme une simple théorie se suffisant à elle-même, mais comme une connaissance qui doit être réalisée effectivement et, de plus, elle comporte des applications s’étendant à toutes les modalités de la vie humaine sans aucune exception.

    Cette extension résulte de la signification même du mot Dharma, qu’il est d’ailleurs impossible de rendre entièrement par un terme unique dans les langues occidentales : par sa racine dhri qui a les sens de porter, supporter, soutenir, maintenir, il désigne avant tout un principe de conservation des êtres, et par conséquent de stabilité, pour autant du moins que celle-ci est compatible avec les conditions de la manifestation. Il est important de remarquer que la racine dhri est presque identique, comme forme et comme signification, à une autre racine dhru, de laquelle dérive le mot dhruva qui désigne le “pôle” ; c’est effectivement à cette idée de “pôle” ou d’“axe” du monde manifesté qu’il convient de se référer si l’on veut comprendre la notion du Dharma dans son sens le plus profond : c’est ce qui demeure invariable au centre des révolutions de toutes choses, et qui règle le cours du changement par là même qu’il n’y participe pas. Il ne faut pas oublier, à cet égard, que le langage, par le caractère synthétique de la pensée qu’il exprime, est ici beaucoup plus étroitement lié au symbolisme qu’il ne l’est dans les langues modernes, où un tel lien ne subsiste plus dans une certaine mesure qu’en vertu d’une lointaine dérivation ; et peut-être pourrait-on même montrer, si cela ne s’éloignait trop de notre sujet, que cette notion du Dharma se rattache assez directement à la représentation symbolique de “l’axe” par la figure de “l’Arbre du Monde”.

    On pourrait dire que le Dharma, si l’on ne devait l’envisager ainsi qu’en principe, est nécessairement Sanâtana, et même dans une acception plus étendue que celle que nous avons indiquée plus haut, puisque, au lieu de se limiter à un certain cycle et aux êtres qui s’y manifestent, elle s’applique également à tous les êtres et à tous leurs états de manifestation. Nous retrouvons en effet ici l’idée de permanence et de stabilité ; mais il va de soi que celle-ci, en dehors de laquelle il ne saurait être aucunement question de Dharma, peut cependant être appliquée, d’une façon relative, à différents niveaux et dans des domaines plus ou moins restreints, et c’est là ce qui justifie toutes les acceptions secondaires ou “spécialisées” dont ce même terme est susceptible. Par là même qu’il doit être conçu comme principe de conservation des êtres, le Dharma réside, pour ceux-ci, dans la conformité à leur nature essentielle ; on peut donc parler, en ce sens, du Dharma propre de chaque être, qui est désigné plus précisément comme swadharma, ou de chaque catégorie d’êtres, aussi bien que de celui d’un monde ou d’un état d’existence, ou seulement d’une portion déterminée de celui-ci, de celui d’un certain peuple ou d’une certaine période ; et, quand on parle de Sanâtana Dharma, c’est alors, comme nous l’avons dit, de l’ensemble d’une humanité qu’il s’agit, et cela pendant toute la durée de sa manifestation, qui constitue un Manvantara. On peut encore dire, dans ce cas, que c’est la “loi” ou la “norme” propre de ce cycle, formulée dès son origine par le Manu qui le régit, c’est-à-dire par l’Intelligence cosmique qui y réfléchit la Volonté divine et y exprime l’Ordre universel ; et c’est là, en principe, le véritable sens du Mânava-Dharma, indépendamment de toutes les adaptations particulières qui pourront en être dérivées, et qui recevront d’ailleurs légitimement la même désignation parce qu’elles n’en seront en somme que comme des traductions requises par telles ou telles circonstances de temps et de lieu. Il faut cependant ajouter que, en pareil cas, il peut arriver que l’idée même de “loi” entraîne en fait une certaine restriction, car, bien qu’elle puisse aussi, comme il en est pour son équivalent hébraïque Thorah, être appliquée par extension au contenu de tout l’ensemble des Écritures sacrées, ce à quoi elle fait penser de la façon la plus immédiate est naturellement l’aspect “législatif” proprement dit, qui assurément est fort loin de constituer toute la tradition, quoiqu’il en soit partie intégrante dans toute civilisation qui peut être qualifiée de normale. Cet aspect n’est en réalité qu’une application à l’ordre social, mais qui d’ailleurs, comme toutes les autres applications, présuppose nécessairement la doctrine purement métaphysique qui est la partie essentielle et fondamentale de la tradition, la connaissance principielle dont tout le reste dépend entièrement et sans laquelle rien de vraiment traditionnel, dans quelque domaine que ce soit, ne saurait exister en aucune façon.

    Nous avons parlé de l’Ordre universel, qui est, dans la manifestation, l’expression de la Volonté divine, et qui revêt dans chaque état d’existence des modalités particulières déterminées par les conditions propres à cet état ; le Dharma pourrait, sous un certain rapport tout au moins, être défini comme conformité à l’ordre, et c’est là ce qui explique l’étroite parenté existant entre cette notion et celle de rita, qui est aussi l’ordre et a étymologiquement le sens de “rectitude” comme le Te de la tradition extrême-orientale avec lequel le Dharma hindou a bien des rapports, ce qui rappelle encore évidemment l’idée de “l’axe”, qui est celle d’une direction constante et invariable. En même temps, ce terme rita est manifestement identique au mot “rite”, et ce dernier, dans son acception primitive, désignait aussi, en effet, tout ce qui est accompli conformément à l’ordre ; dans une civilisation intégralement traditionnelle, et à plus forte raison à l’origine même, tout a un caractère proprement rituel. Le rite n’en vient a prendre une acception plus restreinte que par suite de la dégénérescence qui donne naissance à une activité “profane”, dans quelque domaine que ce soit ; toute distinction de “sacré” et de “profane” suppose, en effet, que certaines choses sont désormais envisagées en dehors du point de vue traditionnel, au lieu que celui-ci s’applique à tous également, et ces choses, par là même qu’elles sont considérées comme “profanes”, sont véritablement devenues adharma ou anrita. Il doit être bien entendu que le rite, qui correspond alors au “sacré”, conserve au contraire toujours le même caractère “dharmique”, si l’on peut s’exprimer ainsi, et représente ce qui demeure encore tel qu’il était antérieurement à cette dégénérescence, et que c’est l’activité non rituelle qui n’est réellement qu’une activité dévié ou anormale. En particulier, tout ce qui n’est que “convention” ou “coutume”, sans aucune raison profonde, et d’institution purement humaine, n’existait pas originairement et n’est que le produit d’une déviation ; et le rite, envisagé traditionnellement comme il doit l’être pour mériter ce nom, n’a, quoi que certains puissent en penser, absolument aucun rapport avec tout cela, qui ne peut jamais en être que contrefaçon ou parodie. De plus, et ceci est encore un point essentiel, quand nous parlons ici de conformité à l’ordre, il ne faut pas entendre seulement par là l’ordre humain, mais aussi, et même avant tout, l’ordre cosmique ; dans toute conception traditionnelle, en effet, il y a toujours une stricte correspondance entre l’un et l’autre, et c’est précisément le rite qui maintient leurs relations d’une façon consciente, impliquant en quelque sorte une collaboration de l’homme dans la sphère où s’exerce son activité, à l’ordre cosmique lui-même.

    Il résulte de là que, si l’on envisage le Sanâtana Dharma en tant que tradition intégrale, il comprend principiellement toutes les branches de l’activité humaine, qui sont d’ailleurs “transformées” par là, puisque, du fait de cette intégration, elles participent du caractère “non-humain” qui est inhérent à toute tradition, ou qui, pour mieux dire, constitue l’essence même de la tradition comme telle. C’est donc l’exact opposé de “l’humanisme”, c’est-à-dire du point de vue qui prétend tout réduire au niveau purement humain, et qui, au fond, ne fait qu’un avec le point de vue profane lui-même ; et c’est en quoi, notamment, la conception traditionnelle des sciences et des arts diffère profondément de leur conception profane, à tel point qu’on pourrait dire, sans exagération, qu’elle en est séparée par un véritable abîme. Au point de vue traditionnel, toute science et tout art ne sont réellement valables et légitimes que tant qu’ils se rattachent aux principes universels, de telle sorte qu’ils apparaissent en définitive comme une application de la doctrine fondamentale dans un certain ordre contingent, de même que la législation et l’organisation sociale en sont une aussi dans un autre domaine. Par cette participation à l’essence de la tradition, science et art ont aussi, dans tous leurs modes d’opération, ce caractère rituel dont nous avons parlé tout à l’heure, et dont aucune activité n’est dépourvue tant qu’elle demeure ce qu’elle doit être normalement ; et nous ajouterons qu’il n’y a, à ce point de vue, aucune distinction à faire entre les arts et les métiers, qui traditionnellement ne sont qu’une seule et même chose. Nous ne pouvons insister davantage ici sur toutes ces considérations, que nous avons d’ailleurs développées déjà en d’autres occasions ; mais nous pensons du moins en avoir dit assez pour montrer combien tout cela dépasse sous tous les rapports la “philosophie”, en quelque sens que celle-ci puisse être entendue.

    Maintenant, il doit être facile de comprendre ce qu’est en réalité le Sanatâna Dharma : ce n’est pas autre chose que la Tradition primordiale, qui seule subsiste continuellement et sans changement à travers tout le Manvantara et possède ainsi la perpétuité cyclique, parce que sa primordialité même la soustrait aux vicissitudes des époques successives, et qui seule aussi peut, en toute rigueur, être regardée comme véritablement et pleinement intégrale. D’ailleurs, par suite de la marche descendante du cycle et de l’obscuration spirituelle qui en résulte, la Tradition primordiale est devenue cachée et inaccessible pour l’humanité ordinaire ; elle est la source première et le fonds commun de toutes les formes traditionnelles particulières, qui en procèdent par adaptation aux conditions spéciales de tel peuple ou de telle époque, mais aucune de celles-ci ne saurait être identifiée au Sanatâna Dharma même ou en être considérée comme une expression adéquate, bien que cependant elle en soit toujours comme une image plus ou moins voilée. Toute tradition orthodoxe est un reflet et, pourrait-on dire, un “substitut” de la Tradition primordiale, dans toute la mesure où le permettent les circonstances contingentes, de sorte que, si elle n’est pas le Sanatâna Dharma, elle le représente cependant véritablement pour ceux qui y adhèrent et y participent d’une façon effective, puisqu’ils ne peuvent l’atteindre qu’à travers elle, et que d’ailleurs elle en exprime, sinon l’intégralité, du moins tout ce qui les concerne directement, et cela sous la forme la mieux appropriée à leur nature individuelle. En un certain sens, toutes ces formes traditionnelles diverses sont contenues principiellement dans le Sanâtana Dharma, puisqu’elles en sont autant d’adaptations régulières et légitimes, et que même aucun des développements dont elles sont susceptibles au cours des temps ne saurait jamais être autre chose au fond, et, en un autre sens inverse et complémentaire de celui-là, elles contiennent toutes le Sanâtana Dharma comme ce qu’il y a en elles de plus intérieur et de plus “central” étant, dans leurs différents degrés d’extériorité, comme des voiles qui le recouvrent et ne le laissent transparaître que d’une façon atténuée et plus ou moins partielle.

    Cela étant vrai pour toutes les formes traditionnelles, ce serait une erreur de vouloir assimiler purement et simplement le Sanatâna Dharma à l’une d’entre elles, quelle qu’elle soit d’ailleurs, par exemple à la tradition hindoue telle qu’elle se présente actuellement à nous ; et, si cette erreur est parfois commise en fait, ce ne peut être que par ceux dont l’horizon, en raison des circonstances dans lesquelles ils se trouvent, est limité exclusivement à cette seule tradition. Si cependant cette assimilation est légitime dans une certaine mesure suivant ce que nous venons d’expliquer, les adhérents de chacune des autres traditions pourraient dire aussi, dans le même sens et au même titre, que leur propre tradition est le Sanatâna Dharma ; une telle affirmation serait toujours vraie en un sens relatif, bien qu’elle soit évidemment fausse au sens absolu. Il y a pourtant une raison pour laquelle la notion du Sanâtana Dharma apparaît comme liée plus particulièrement à la tradition hindoue : c’est que celle-ci est, de toutes les formes traditionnelles présentement vivante, celle qui dérive le plus directement de la Tradition primordiale, si bien qu’elle en est en quelque sorte comme la continuation à l’extérieur, en tenant compte toujours, bien entendu, des conditions dans lesquelles se déroule le cycle humain et dont elle-même donne une description plus complète que toutes celles qu’on pourrait en trouver ailleurs, et qu’ainsi elle participe à un plus haut degré que toutes les autres à sa perpétuité. En outre, il est intéressant de remarquer que la tradition hindoue et la tradition islamique sont les seules qui affirment explicitement la validité de toutes les autres traditions orthodoxes ; et, s’il en est ainsi, c’est parce que, étant la première et la dernière en date au cours du Manvantara, elles doivent intégrer également, quoique sous des modes différents, toutes ces formes diverses qui se sont produites dans l’intervalle, afin de rendre possible le “retour aux origines” par lequel la fin du cycle devra rejoindre son commencement, et qui, au point de départ d’un autre Manvantara, manifestera de nouveau à l’extérieur le véritable Sanâtana Dharma.

    Il nous faut encore signaler deux conceptions erronées qui ne sont que trop répandues à notre époque, et qui témoignent d’une incompréhension certainement beaucoup plus grave et plus complète que l’assimilation du Sanâtana Dharma à une forme traditionnelle particulière. L’une de ces conceptions est celle des soi-disant “réformateurs” ; comme il s’en rencontre aujourd’hui jusque dans l’Inde même, qui croient pouvoir retrouver le Sanâtana Dharma en procédant à une sorte de simplification plus ou moins arbitraire de la tradition, qui ne correspond en réalité qu’à leurs propres tendances individuelles, et qui trahit le plus souvent des préjugés dus à l’influence de l’esprit moderne et occidental. Il est à remarquer que, généralement, ce que ces “réformateurs” s’attachent à éliminer ainsi avant tout est précisément ce qui a la signification la plus profonde, soit parce que celle-ci leur échappe entièrement, soit parce qu’elle va à l’encontre de leurs idées préconçues ; et cette attitude est assez comparable à celle des “critiques” qui rejettent comme “interpolations” tout ce qui, dans un texte, ne s’accorde pas avec l’idée qu’ils s’en font ou avec le sens qu’ils veulent y trouver. Quand nous parlons de “retour aux origines” comme nous le faisions tout à l’heure, c’est assurément de tout autre chose qu’il s’agit, et de quelque chose qui ne dépend d’ailleurs aucunement de l’initiative des individus comme tels ; on ne voit du reste pas du tout pourquoi la Tradition primordiale devrait être simple comme ces gens le prétendent, si ce n’est que, par infirmité ou faiblesse intellectuelle, on souhaite qu’il en soit ainsi ; et pourquoi la vérité serait-elle obligée de s’accommoder à la médiocrité des facultés de compréhension de la moyenne des hommes actuels ? pour se rendre compte qu’il n’en est rien, il suffit de comprendre, d’une part que le Sanâtana Dharma contient tout ce qui s’exprime à travers toutes les formes traditionnelles sans exception, avec quelque chose de plus encore, et, d’autre part, que ce sont nécessairement les vérités de l’ordre le plus élevé et le plus profond qui sont devenues le plus inaccessibles du fait de l’obscuration spirituelle et intellectuelle inhérente à la descente cyclique ; dans ces conditions, la simplicité chère aux modernistes de toute sorte est évidemment aussi loin que possible de constituer une marque de l’ancienneté d’une doctrine traditionnelle, et à plus forte raison de sa primordialité.

    L’autre conception erronée sur laquelle nous voulons appeler l’attention appartient surtout aux diverses écoles contemporaines qui se rattachent à ce qu’on est convenu de designer sous le nom d’“occultisme” : celles-ci procèdent habituellement par “syncrétisme”, c’est-à-dire en rapprochant les diverses traditions, dans la mesure où elles peuvent les connaître, d’une façon toute extérieure et superficielle, non pas même pour essayer d’en dégager ce qu’elles ont de commun, mais seulement pour juxtaposer tant bien que mal des éléments empruntés aux unes et aux autres ; et le résultat de ces constructions aussi hétéroclites que fantaisistes est présenté comme l’expression d’une “sagesse antique” ou d’une “doctrine archaïque” dont seraient issues toutes les traditions, et qui devrait aussi être identique à la Tradition primordiale ou au Sanâtana Dharma, bien que ces termes semblent d’ailleurs à peu près ignorés des écoles en question. Il va de soi que tout cela, quelles qu’en soient les prétentions, ne saurait avoir la moindre valeur et ne répond qu’à un point de vue purement profane, d’autant plus que ces conceptions s’accompagnent presque invariablement d’une méconnaissance totale de la nécessité, pour quiconque veut pénétrer à un degré quelconque dans le domaine de la spiritualité, d’adhérer avant tout à une tradition déterminée ; et il est bien entendu que nous voulons parler en cela d’une adhésion effective avec toutes les conséquences qu’elle implique, y compris la pratique des rites de cette tradition, et non point d’une vague sympathie “idéale” comme celle qui porte certains Occidentaux à se déclarer hindous ou bouddhistes sans trop savoir ce que c’est, et en tout cas sans même jamais songer à obtenir un rattachement réel et régulier à ces traditions. C’est pourtant là le point de départ dont nul ne peut se dispenser, et ce n’est qu’ensuite que chacun pourra, suivant la mesure de ses capacités, chercher à aller plus loin ; il ne s’agit pas là, en effet, de spéculations dans le vide, mais d’une connaissance qui doit être essentiellement ordonnée en vue d’une réalisation spirituelle. C’est seulement par là que, de l’intérieur des traditions, et nous pourrions dire plus exactement encore de leur centre même, si l’on réussit à y parvenir, on peut prendre réellement conscience de ce qui constitue leur unité essentielle et fondamentale, donc atteindre véritablement la pleine connaissance du Sanâtana Dharma.

    ► René Guénon, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

    [texte repris dans Études sur l’hindouisme, 1967]

     

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    Les Upanishads

    Les Upanishads constituent la base de la pensée et de la spiritualité hindoues. Bien qu’elles n’aient donné naissance à aucune philosophie au sens où la pensée moderne l’entend, c’est cependant à leurs profondes expériences spirituelles que la structure de la pensée indienne doit son origine et sa séduction. Leur sublime simplicité et leur richesse d’inspiration leur donnent un puissant attrait. Leurs images sont souvent pleines de poésie, et de mysticisme. On trouve dans les Upanishads des pensées fulgurantes et profondes mais cependant aucun système philosophique exprimé en termes intellectuels.

    Il y a plusieurs sortes d’Upanishads et, d’après la différence de leur enseignement et de leur pensée, on peut aisément en déduire qu’elles n’ont pas été formées simultanément. Les Upanishads se flattent de contenir les expériences intuitives des grands voyants de différentes époques. Aussi ne décrivent-elles pas toutes les mêmes méthodes de réalisation. Mais cela ne doit pas nous faire supposer que les Upanishads diffèrent entre elles par des conceptions divergentes de la vérité. Le but essentiel de la vie spirituelle a toujours été le même, bien qu’on ait insisté sur la diversité des disciplines et des moyens de l’atteindre. Et il doit en être ainsi car l’accès de la vérité doit convenir à la nature psychique de notre être et nous ne pourrons pénétrer au meilleur et au plus profond de nous-même que si nous avons la force et la patience de poursuivre notre recherche jusqu’au bout. Les Upanishads qui insistent plus que les autres textes sur l’appréhension directe de la Vérité donnent une grande importance à l’épanouissement de l’esprit. Une lecture attentive des textes nous laisse l’impression qu’il existe une méthode de développement psychique qui permet finalement à la Vérité suprême de nous pénétrer. En fait, nous trouvons dans différents passages, des enseignements et des dissertations philosophiques sublimes dont la force ’de persuasion tient plus en ce qu’ils expriment la vérité de façon catégorique qu’ils ne l’établissent en termes logiques. Mais cette absence de logique ne leur enlève rien de leur valeur, car l’âme humaine dans son aspiration à la vérité transcende la pensée conceptuelle. Le raisonnement lui a permis d’atteindre un certain stade, mais il se montre incapable de saisir la Réalité ; elle ne fait que nous préparer à découvrir une autre voie pour atteindre la Vérité. L’intuition doit suivre la pensée dialectique. Yâjnavalkya a pressenti, bien avant Platon, l’importance de l’intuition. Mais l’intuition traverse des phases diverses, car elle ne provient pas toujours de la même partie de notre être. Nous pouvons distinguer les intuitions pré-réflexive et post-réflexive, sub-conceptuelle et supra-conceptuelle, sub-mentale et supra-mentale. La difficulté de systématiser les différents textes des Upanishads vient de ce que l’être manque de souplesse et ne peut répondre à des expériences psychiques nuancées. On différencie habituellement les expériences spirituelles en 1) expérience de l’Absolu et 2) expérience de l’Unité cosmique. Mais ce sont des expériences supra-mentales et supra-conceptuelles. Elles sont, en vérité, le résultat d’intuitions philosophiques d’ordre différent. En dehors de ces intuitions de l’âme, les Upanishads mentionnent aussi des intuitions vitales et psychiques. Nous voyons donc que les Upanishads exposent différentes sortes d’upâsariâs (méditations).

    Les savants orientaux et occidentaux n’ont pas tenu compte de l’épanouissement total de notre être psychique tel que le décrivent les Upanishads, ni de son importance dans la conduite de notre vie. Les Upanishads donnent à notre être une structure et une forme bien déterminées afin d’obtenir l’épanouissement psychique le plus complet. C’est pourquoi elles s’efforcent systématiquement de pénétrer les mystères de la vie physique, psychique et spirituelle. Lorsque toutes les forces de notre être seront ainsi complètement dévoilées, nous pourrons apprécier la valeur de notre nature.

    La recherche spirituelle ne puise pas toujours à la même source d’inspiration car il y a dans notre être une infinité de désirs qui demandent à être satisfaits et nous ne pouvons vaincre leur influence et nous préparer à atteindre le but final que si la nature de nos forces a été complètement révélée à notre connaissance. Celui qui aspire vraiment à la vie spirituelle doit contrôler et mesurer à fond ses forces de manière à établir l’harmonie mentale et psychique de son être avant de réaliser l’expérience spirituelle la plus belle et la plus élevée.

    Les Upanishads, en développant les intuitions, ont dévoilé les mystères de l’existence. Elles ont émis diverses suggestions sur la nature de la Réalité suprême, depuis la matière brute jusqu’à l’Absolu transcendant, et c’est très naturel car dans notre angoisse à connaître la vérité, il nous faut envisager clairement la valeur des différentes forces, leur nature et leur place dans notre expérience et dans l’ordre de la Réalité. C’est dans ce but que les Upanishads nous donnent une idée claire de toutes ces forces et il semble parfois qu’elles ont prévu les conclusions de l’énergétisme et du vitalisme modernes dans leur doctrine du prôna et certains aspects de l’idéalisme, dans leur doctrine du vijriâna. Mais les Upanishads, tout en reconnaissant la valeur de ces doctrines en tant que principes psychiques et cosmiques, ne les ont pas considérées comme des vérités suprêmes. Les Upanishads éclairent vivement les intuitions vitales et mentales supérieures, mais leur valeur consiste à dépasser ces intuitions et à insister sur les intuitions et les vérités supra-mentales. En résumé, l’intérêt suprême des Upanishads se centre sur la vérité essentielle de l’être, et tous les efforts convergent pour la découvrir.

    On croit à tort que les Upanishads n’insistent pas sur les aspects dynamiques de la vie. Quel que puisse être le but final de la vie spirituelle, elles considèrent avec beaucoup d’attention ses aspects dynamiques. C’est avec l’art le plus subtil qu’elles ont reconnu la valeur de toutes les expériences spirituelles ; elles ne pouvaient donc passer sous silence les expériences dynamiques.

    Mais même sous cette forme d’activité spirituelle, on a insisté sur l’identification entre le sujet qui cherche et l’objet de son adoration. Ce sentiment d’identification est le grand secret de l’ascension et de l’épanouissement spirituels. Il comporte, dans la vision finale, non seulement le bonheur d’entrer en contact avec une force cosmique particulière, mais il se fixe le but final d’émouvoir la nature cosmique latente chez l’homme et de pénétrer également sa nature divine. L’accomplissement final de la Transcendance ne peut se produire immédiatement que si l’être vital, mental et psychique, se trouve dans un état de paix et d’harmonie parfaites. Il doit se libérer de toutes les obscurités, de toutes les imperfections avant d’être apte à la réalisation et à l’intuition cosmiques.

    On ne peut ignorer le rôle des forces de la vie submentale dans la vie spirituelle, car dans la vie intégrale qu’exige la spiritualité, il est nécessaire d’estimer la valeur de toutes les forces et leur rôle dans la vie et de supprimer les conflits de notre existence divisée. Du point de vue spirituel, il n’y a ni être supérieur ni être inférieur ; car ils sont au service de l’équilibre de la vie et notre myopie est due à notre ignorance. Si nous pouvions lever les voiles de l’ignorance, nous constaterions que ces forces sont en relation directe avec les forces divines qui sont au service d’un but divin.

    Les voyants des Upanishads pensaient que les forces vitales submentales devaient être divinisées avant que l’on puisse essayer de s’élever dans les plus hautes sphères de la vie spirituelle. Dans ce but, ils recommandent de- s’astreindre à une discipline suivie nommée prâna-upâsana. Ensuite, les autres forces sont divinisées de la même façon grâce aux disciplines nommées vijnâna-upâsanâ, mana-upâsarià. Mais, pour chacune d’elles, le secret est de pénétrer profondément en soi, d’entrer en contact avec le lien qui unit les forces psychiques aux forces cosmiques et de le saisir immédiatement. Elles sont étroitement unies. C’est ce qu’enseigne la théorie de la correspondance. Cette correspondance n’est pas simplement un parallélisme, elle est plus que cela. Le parallélisme implique la séparation et la distinction sur un arrière-plan commun. Mais la théorie de la correspondance des Upanishads, implique l’unité plus que la distinction. Il n’y a pas vraiment de séparation entre l’intérieur et l’extérieur ; cette séparation est plus apparente que réelle. Cette correspondance permet de comprendre l’identité des forces de la nature et de l’homme, et mieux nous nous pénétrerons de ces forces, plus grands seront notre pouvoir, notre force, notre clairvoyance et notre sagesse. Cela nous permet d’éveiller en nous les possibilités humaines en éliminant de notre nature l’inertie et la raideur et en la rendant plus malléable.

    L’effet immédiat de cette adaptation est de supprimer la distinction habituelle entre la partie supérieure et la partie inférieure de notre nature, car nous sentons que chacune de nos forces a une fonction et un caractère cosmiques. Et le contrôle des forces devient naturel lorsqu’on se débarrasse de ce qui les obscurcit ; les forces inférieures alors ne s’opposent plus aux supérieures ; elles deviennent leur moyen d’expression, car elles savent que par elles se manifestent les forces supra-mentales de la conscience terrestre. Elles se meuvent maintenant sur des traces nouvelles et sous une inspiration plus pure.

    Mais cette correspondance ne signifie pas que notre vie intérieure est libérée de ses entraves ; elle reste exposée au jeu des forces instinctives et chaotiques. C’est le risque de toute forme d’élan vital ou psychique, car ce dernier ne peut être tout à fait organisé que lorsque notre être tout entier s’épanouit pleinement. Mais heureusement notre vie biologique ou instinctive dans son ensemble n’est pas entièrement chaotique. Elle comporte des lois et de l’ordre car elle n’est jamais isolée du psychisme cosmique. La nature n’est pas complètement aveugle, il y a en elle une conscience immanente.

    Mais l’organisation de notre être n’est pas l’opération la moins importante. C’est la condition nécessaire pour obtenir le plus bel épanouissement. L’équilibre interne est la base et la cause d’une illumination supérieure, et il est vraiment nécessaire pour réaliser la correspondance des forces. C’est cette compréhension psychique qui seule peut nous donner une grande largeur de vues, une belle souplesse de mouvements et la dilatation de notre être. Cet épanouissement psychique est nécessaire, car non seulement il emporte notre conviction mais il nous permet de nous libérer des limites de notre nature. La correspondance de l’adhyatma, de l’adhibhûta et de l’adhidaiva (ils se rapportent respectivement au corps, aux éléments et aux dieux) ne présente pas seulement une unité d’importance philosophique pour celui qui aspire aux joies spirituelles. Elle montre l’unité de la nature psychique et cosmique qui facilite notre adaptation et élargit notre vision et notre être.

    C’est pourquoi les Upanishads ont attaché tant d’importance à l’upâsanâ, car il indique l’attitude que nous devons avoir pour entrer en contact avec les forces rayonnantes qui sont partout à l’œuvre. L’upâsanâ non seulement élève nos sentiments, mais dilate notre être. On ignore le plus souvent ce dernier effet. La dévotion nous communique un sentiment très agréable, ainsi qu’un radieux épanouissement de l’âme. Les Upanishads, en insistant sur le changement fondamental de notre être, nous indiquent les fondements mêmes du mysticisme, car cette transformation radicale de notre être est nécessaire pour que nous puissions jouir de la pureté de nos sentiments. C’est pourquoi, elles insistent plus, dans l’upâsana, sur l’attitude cognitive que sur l’attitude affective. L’attitude affective freine la compréhension et la conversion radicale de notre être. L’effervescence de notre cœur nous donne, sans doute de délicieuses extases mais détruit le silence nécessaire à notre être pour atteindre à une compréhension plus profonde.

    Cette attitude cognitive nous permet de répartir nos forces correctement et de traverser avec succès les différents plans de l’être, en reconnaissant leur vraie nature et leur rôle exact, leur caractère psychique et cosmique. Et c’est tout à fait nécessaire, car la connaissance exacte peut nous libérer de tout attachement aux forces et à leur action dans la vie, et elle rend l’ascension suprême facile et merveilleuse.

    Cet épanouissement de l’être devient possible lorsque l’objet sur lequel porte notre méditation est conçu sous l’aspect de l’éternité. Car, celui qui est sensible à l’intensité de l’immanence et à l’immensité de l’existence peut seul avoir réellement une grande largeur de vues qui le conduit graduellement aux-beautés de l’inexprimable. Les Upanishads proposent des symboles qui s’appliquent à différents aspects de l’éternité et qui par leur pouvoir dynamique conduisent finalement à un épanouissement et à une expérience spirituels magnifiques.

    Ces symboles sont des centres de forces psychiques et leur valeur consiste à nous rendre sensibles aux vibrations psychiques. Et si leur importance n’a pas été reconnue c’est seulement parce qu’on n’a presque pas tenu compte de l’épanouissement psychique. Mais avant de pouvoir arriver à une transcendance plus belle encore, il faut accorder beaucoup d’importance et de signification à l’épanouissement psychique. Il dévoile les courants rayonnants de la vie qui se manifestent à travers les vibrations cosmiques qui affectent notre être et le rendent sensible à une vie plus belle et plus épanouie. Il permet une intuition plus large. Il fait naître un dynamisme plus grand et parfois idéalise l’expérience et l’existence, assouplit la rigidité de la vie et écarte les obstacles intérieurs de la nature. Il nous convainc de l’immanence de l’esprit. Et cet accomplissement s’étend à la palpitation de la vie cosmique, pénètre le mobile et l’immuable, les existences personnelles et impersonnelles.

    L’élévation de l’âme, par épanouissement psychique à travers les plans intermédiaires de l’existence, est la conséquence invariable de l’upasana qui nous rend conscients des plus belles valeurs de l’existence. L’intuition psychique approfondit le sentiment qui se transforme graduellement en sagesse suprême et établit en nous une harmonie qui nous révèle les rythmes de la vie cosmique. C’est vraiment une expérience exaltée, car elle révèle l’harmonie, la beauté et la dignité de la vie et les Upanishads insistent sur l’approfondissement de la conscience grâce auquel les beautés et les grandeurs immanentes ne seront pas perdues pour nous. Ce monde immense s’étend à l’existence causale et subtile. Aussi les Upanishads ont-elles établi une distinction entre les accomplissements des divinités de la Nature, ceux d’Hiranyagarbha et ceux d’Isvara. Tel est l’ordre de succession des expériences spirituelles des puissances immanentes et de l’unité immanente. Mais ces expériences et cette connaissance, si magnifiquement rayonnantes et mystiques qu’elles soient, témoignent seulement du dynamisme merveilleux de la vie circulant à travers les divers échelons de l’existence. Certains de ces symboles, tel Om, révèlent les existences diverses en nous rendant sensibles aux vibrations cosmiques. Mais l’épanouissement de la vie spirituelle ne s’arrête pas là.

    Car ces réalisations sont des événements spirituels qui se produisent dans le temps ; elles témoignent seulement de l’élargissement de la conscience, ce qui constitue une expérience très agréable, mais la conscience n’est pas libérée du sentiment de la durée. La vie spirituelle indique comment on peut transcender le temps, car elle est, par essence, le mouvement qui, dans la conscience, transcende le temps. Elle devient alors une expérience unique.

    La vie et le temps sont éternellement associés et de là vient la difficulté de comprendre l’expérience qui permet de dépasser le temps… Les Upanishads insistent sur le fait que l’expérience spirituelle qui transcende le temps est la plus féconde de toutes, car elle offre une expérience qui est unique et totalement différente des expériences psychiques de la vie, de l’amour ou de la beauté. Mais la vie a ses racines dans la vérité et l’épanouissement psychique ne peut être complet que si la conscience se dilate au point d’embrasser la réalité totale. Dans les Upanishads, la recherche a été essentiellement orientée en vue d’atteindre la transcendance au delà de toutes les vérités et valeurs relatives. Cette transcendance est une réalisation supra-conceptuelle et est par conséquent unique. Car elle dépasse les vérités mentales et vitales et même l’aspiration suprême à l’unité intellectuelle et spirituelle.

    Ici, il est nécessaire de renoncer non seulement à toutes les vérités relatives et à tout idéal créateur, mais aussi aux valeurs et aux vérités immanentes et spirituelles car elles sont vraies du point de vue de la conscience personnelle mais non dans l’Absolu. La conscience de l’Absolu est une expérience unique puisqu’elle implique la liberté de la conscience à l’égard de la polarité de la connaissance et de tous les changements psychiques. Elle suppose l’immersion de la conscience personnelle dans le plan de l’Absolu et la perte définitive de la signification et de l’importance de la personnalité. C’est plus exactement le réveil au sein de la conscience transcendante au moment où le fini et l’infini disparaissent en fusionnant. C’est en ce sens que l’expérience est unique et ne doit s’identifier avec aucune sorte d’expérience où la personnalité joue un rôle. C’est une expérience supra-personnelle, supra-conceptuelle et supra-temporelle.

    Tattvamasi (Tu es Cela) ne suggère pas la synthèse du fini et de l’infini qui est une expérience personnelle et peut à la rigueur montrer une certaine analogie avec le saguna (état du Brahma qualifié). Il permet sans doute l’épanouissement de la conscience spirituelle qui fait naître une expérience délicieuse, une connaissance raffinée, un sentiment pur et une vision synthétique de la réalité ; mais cette expérience ne permet pas de réaliser la Vérité transcendante. Pour atteindre les cimes transcendantes de l’être, il faut emprunter des voies différentes de celles de la conscience cosmique. L’expérience de la conscience cosmique est supra-logique ou alogique, mais cette expérience n’est qu’une libération des limites du fini et le passage dans l’immensité de l’infini, au delà de l’espace et du temps, mais pas nécessairement dans l’absolu.

    On atteint ainsi l’Un qui comprend et embrasse le multiple, expérience au cours de laquelle l’Un est senti et réalisé à l’extrême limite de l’existence. Mais l’expérience de la transcendance est autre chose. Ce n’est pas l’expérience d’une conscience dilatée. Ce n’est pas l’expérience de la conscience plongée dans une existence d’amour et de beauté. C’est la conscience isolée de tout sentiment psychique, de tout épanouissement, de toute vision et intuition psychiques. Elle consiste à atteindre le pivot, le point central de la conscience.

    Il faut, naturellement, la distinguer de la conscience religieuse ordinaire et même de l’exaltation mystique. Elle n’est pas de même nature que l’expérience spirituelle normale. Une telle expérience inspire tout notre être et transforme notre nature tout entière, elle ajoute de la grâce à la sainteté, un charme divin à là beauté, l’expérience divine à la connaissance. Une telle expérience implique que le mouvement raffiné du dynamisme psychique se trouve sous l’inspiration et le pouvoir divins. Mais ces expériences de l’esprit, si sublimes soient-elles, n’ont pas la valeur spirituelle de la transcendance qui nous donne le désir de nous libérer de la conscience et de l’expérience personnelles.

    Les Upanishads insistent beaucoup sur cette expérience parce qu’elle libère l’âme de la solidité dynamique et de la contrainte d’une concentration. L’idée de samsara ou du cycle de l’existence a sa source dans le sentiment d’une fausse individualité et, même dans l’aspiration dynamique de l’âme, il ne peut y avoir de rayonnement total à partir de cette expérience. Une fois de plus, nous constatons que les Upanishads n’insistent pas tellement sur le rayonnement que sur une vie plus pleine et plus complète.

    Et c’est pour cette .raison qu’il y a place dans les Upanishads pour une divinité dynamique, le Dieu des attributs, qui permet l’expérience de l’immensité de l’être, de la richesse de la vie, des splendeurs de l’harmonie et qui révèle les secrets de l’unité’ idéale cachée sous le bloc solide mais apparemment divisé de la vie. La réalisation de cette unité a une importance métaphysique et spirituelle. Du point de vue métaphysique, elle permet d’unir le monde de la cause et le monde de l’effet, le monde du possible et le monde de l’acte ; du point de vue spirituel, elle révèle la dignité immanente de la vie et de la félicité. Et si l’on n’a pas beaucoup insisté sur ces points, c’est seulement parce que le but suprême constitue une promesse si exceptionnelle et un état si élevé que les sommets de la vie immanente en sont complètement assombris et éclipsés. La réalisation métaphysique et spirituelle de Dieu dans la nature et dans l’âme a de l’importance car elle écarte l’idée d’une existence séparée de la pensée et révèle l’immense communauté des esprits. ¦ Mais les Upanishads ne pouvaient limiter nos aspirations intellectuelles et spirituelles à ce stade. Du point de vue intellectuel, la connaissance d’un même principe immanent à toutes choses et à toute existence prépare les voies à une intuition intellectuelle supérieure de l’existence absolue. La transition est très facile et l’aspiration à cette transition très logique. Elle est facile parce que l’identité fondamentale de l’être en toute existence plaide en faveur de l’identité intégrale et l’appréhension intellectuelle s’élève de l’unité synthétique à l’identité transcendantale ; elle est logique parce que l’esprit humain dans sa quête de la réalité ne peut se satisfaire d’une conception mal définie et aucune idée ne peut être mieux définie que l’idée d’Absolu qui synthétise toutes les expériences et, en même temps, les transcende.

    Les rapports du temps et de la réalité constituent un thème intéressant. Les Upanishads situent le milieu Espace-Temps dans l’Absolu, mais l’Absolu transcende l’Espace et le Temps. Tant que la connaissance humaine se limite aux relations de l’espace et du temps, elle ne peut transcender le monde des vérités relatives. Le but final de notre aventure métaphysique et spirituelle est atteint lorsque nous pouvons transcender notre expérience au delà de l’espace et du temps. Nous parvenons à la connaissance suprême lorsque nous avons transcendé la vision synthétique et que nous avons atteint les dernières limites de l’intuition, par delà l’espace et le temps.

    Cette intuition nous communique une connaissance nouvelle que la raison est incapable de nous donner. Les expériences et connaissances antérieures sont complètement transformées et nous sommes libérés de toute connaissance et de toute expérience égocentriques. Le moi, alors, se sépare de son centre borné, pénètre l’existence tout entière et, finalement, la transcende. En d’autres termes, son existence s’accomplit clairement en dehors de la relation espace-temps. Et notre connaissance est délivrée des mouvements de l’expérience et de la vie.

    Cette expérience a pour effet de libérer la vie de ses contraintes habituelles. Elle la rend supra-morale. La duplicité, les contradictions morales sont possibles dans la vie divisée mais pas dans l’existence intégrale. Lorsque la conscience d’une telle existence a été directe, elle cesse d’avoir un effet sur la vie. Elle la libère des limites naturelles à une existence qui n’a pas été illuminée et lui permet de se mouvoir sur un plan cosmique, et de s’y adapter. La discipline morale est nécessaire pour obtenir l’illumination mais l’âme illuminée est transportée au delà des contradictions de la vie et de l’expérience normales. Elle se trouve élevée à un degré d’existence où elle échappe aux contradictions. Et les énergies et puissances cosmiques sont délivrées par l’intuition cosmique.

    L’intelligence devient illimitée et la volonté devient efficace sur le plan cosmique. La première voit sur le plan cosmique, la seconde agit sur le plan cosmique. Et l’âme libérée devient le centre de la connaissance et du pouvoir. Puisque la volonté ne peut agir que dans l’ordre de la manifestation, ce mouvement n’est pas réel, il n’est qu’apparent. L’âme émancipée est fixée dans son être délivré. Elle peut exercer sa puissance grâce aux forces qui l’entourent en vue de toute fin cosmique. Et lorsque est venu l’instant du saut final dans les profondeurs de l’être, après l’épuisement du karma commencé antérieurement, elle atteint le silence total qui est son être et son essence. Et le voile tombe pour toujours.

    La libération d’une âme particulière n’implique pas la libération de toutes les âmes. Mais la libération d’une seule âme a un effet collectif aussi bien qu’individuel. Du point de vue psychique, la différence entre l’individu et la race n’est pas si aigüe et quand l’individu obtient sa libération, cette libération a une influence sur la vie de la race. Elle insuffle à la race le désir d’atteindre le but. Et elle facilite ainsi l’évolution et la rédemption de l’humanité tout entière. Du point de vue philosophique, la question est épineuse, car elle dépend des relations entre le moi individuel et, le moi collectif, mais du point de vue spirituel, la libération est importante pour autant qu’elle infuse à l’humanité une vie et des aspirations nouvelles et la remplit de l’énergie psychique neuve qui est libérée lorsque l’âme est illuminée. Elle influe sur toutes les existences car elle apporte la joie de la victoire, et ce message de victoire a des répercussions sur tous les échelons de la vie.

    Les savants occidentaux ont montré que l’idéal que les Upanishads se font du sage est plutôt celui d’un autocrate, d’un homme puissant. Cet idéal est un idéal de force. Mais ils font erreur. Sans doute, nous lisons dans les textes que la nature livre ses secrets au sage qui peut à volonté pénétrer dans les divers royaumes de l’existence. Et naturellement, l’idéal de jîvanmukti (la Libération dans la vie) ne peut être atteint que si l’homme a eu accès à la transcendance grâce au meilleur épanouissement psychique. L’âme libérée se transforme en temps voulu en un être psychique transparent qui découvre tous les aspects de l’existence et qui naturellement a la connaissance directe de toutes les forces. Aussi cette connaissance plus profonde donne des pouvoirs plus grands ; mais le pouvoir n’est pas la fin poursuivie. Il accompagne naturellement la connaissance. Le sage est indifférent aux valeurs des vérités relatives, qu’elles soient intellectuelles, morales ou religieuses. Ce sont des à-côté qui le touchent lorsqu’il pénètre dans les plus profonds replis de son être. Et puisqu’il est délivré de toutes les limites de l’être, et de la nature, on s’attend à ce qu’il soit puissant. La difficulté de comprendre cette position vient de notre incapacité à évaluer exactement l’élévation de l’existence libérée, et de l’habitude que nous avons de nous accrocher à nos façons de vivre et de penser habituelles et humaines. L’attrait trop humain de la religion nous rend réservés à l’égard du pouvoir, mais en réalité le pouvoir est aussi divin que la connaissance ; la seule différence tient en ce qu’il est rarement utilisé dans la transfiguration cosmique. On a identifié à tort l’attitude religieuse avec l’amour ou la sympathie purs. Elle doit comprendre les aspirations les plus larges et les plus profondes de la vie, de la sagesse et du pouvoir. Elle constitue la force centrale et puissante de notre être.

    Dans plusieurs Upanishads (surtout dans les textes les plus récents) on fait allusion à la discipline et aux purifications du Yoga. Elles sont nécessaires pour rendre notre être sensible aux courants suprêmes de l’âme et pour mettre en lumière les plus belles forces qui nous révèlent le mouvement supra-conscient de la vie. Le Yoga est l’art d’épanouir les parties inconscientes de notre être et de nous mettre directement en contact avec la conscience cosmique et même parfois de nous donner une émotion profonde. Les Upanishads tiennent compte de cette façon d’atteindre la vérité ; mais elles ne s’opposent pas à son but final pourvu que l’esprit de vraie recherche ne se perde pas dans la conquête des pouvoirs que le Yoga révèle. Le Yoga rend nos forces plus fermes, plus harmonieuses et, naturellement aussi, notre compréhension plus vaste et notre puissance plus grande. Mais nous ne pouvons atteindre ce but sans que notre conscience se concentre avec intensité. C’est ainsi seulement que nous pourrons atteindre le silence de la transcendance, en négligeant le pouvoir transcendant. En général, les Upanishads considèrent le Yoga comme la discipline préliminaire à la concentration et à l’éclaircissement de l’esprit. Mais il révèle bientôt les aspirations psychiques à l’enrichissement de la vie, et à moins que l’âme qui cherche sache choisir entre les valeurs de la conscience et celles du pouvoir, elle se laissera peut-être entraîner par ce dernier. Mais une vigilance constante et une attention rigoureuse à l’égard de la vérité absolue peut préserver le chercheur et le sauver de la domination des pouvoirs. La connaissance est l’ancre la plus sûre pour nous sauver du labyrinthe des pouvoirs.

    ► Mahendranath Sircar, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949. (trad. Jean Filliozat)

     

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    Introduction à la mythologie hindoue

        « La formule primitive de la sagesse promet d’en être aussi l’ultime » (Shrî Aurobindo, La Vie divine)

    Les personnages de la mythologie hindoue, dieux et démons, ne sont pas des inventions arbitraires d’hommes primitifs non encore parvenus aux degrés « supérieurs » d’évolution qui correspondent selon nous à la religion monothéiste, à la philosophie rationnelle et à la science matérielle. Ce ne sont pas non plus des personnifications plus ou moins naïves des manifestations matérielles de la Nature : pluie, éclairs, soleil, ni des allégories destinées à fournir des représentations mentales concrètes des forces qui sont à l’œuvre autour de nous : gravitation, germination, désintégration, vitalité, pensée, ni des réminiscences fabulisées d’époques protohistoriques, ni des idoles destinées à canaliser l’émotion et le sentiment religieux, les aspirations au dépassement de soi-même chez des peuplades encore à demi-barbares.

    Les sages de l’Inde antique ou moderne qui les ont invoqués dans leurs hymnes et leurs incantations, racontés dans les mythes des Purânas ou des poèmes épiques, précisés dans les Upanishads, appelés dans leurs prières et leurs ascèses, ont eu des visions, des échappées faudrait-il dire plutôt, sur des mondes autres que le nôtre, où ne jouent pas les lois de notre vie, de notre raison et de notre matière terrestres, mais qui, pour ne pas tomber dans le champ de nos instruments de laboratoire, n’en sont pas moins aussi réels que le monde dans la conscience duquel nous vivons habituellement [1]. Et ces visions mêmes sont l’une des preuves que ces autres mondes ne sont pas sans possibilité de contacts avec le nôtre.

    Cette conception de la co-existence de plusieurs mondes différents va évidemment à l’encontre des doctrines que nous avons héritées de la science matérialiste du XIXe siècle. Mais il nous est possible, sinon de l’admettre aveuglément, du moins d’en reconnaître la possibilité, à titre d’hypothèse à vérifier, si nous nous reportons, soit à nos propres croyances religieuses traditionnelles, soit à la psychologie plus récente. Le paradis terrestre de la Genèse, les mondes angéliques, l’enfer, le paradis, le purgatoire, quelle que soit l’explication que l’on en donne, correspondent en tout cas à des visions, des sensations, des aperceptions, des niveaux de conscience qu’il ne semble pas réalisable, pour un même individu, de « connaître » simultanément, mais que nous pouvons parfaitement imaginer exister en même temps [2], chacun dans une ou plusieurs consciences individuelles. De même les états de rêve, de clairvoyance et d’extase religieuse, avec toutes leurs variantes, se voient maintenant reconnaître par la plupart des psychologues une réalité véritable. Et les expériences que l’on y traverse laissent souvent après que l’on en est sorti des traces durables dans l’état que nous appelons normal : compréhension plus claire ou plus large, espérance ou découragement, foi plus solide, et même troubles plus ou moins durables de la circulation, de la respiration, etc. Il serait donc illogique de refuser catégoriquement créance aux conceptions religieuses et métaphysiques hindoues pour la seule raison qu’elles aussi admettent l’existence de plusieurs mondes autres que celui dans la conscience duquel nous vivons habituellement. Mais il ne faut pas céder à la tentation de vouloir les assimiler, aux mondes dont traitent théologiens et psychologues. Pour nous en faire une idée aussi compréhensible que possible, le mieux est de nous reporter aux « plans » selon lesquels le plus grand philosophe et sage de l’Inde contemporaine, Shrî Aurobindo, envisage la totalité de la création : le physique, représenté à l’état pur par la matière inerte ; le vital, dont la descente dans la matière fait apparaître la vie ; le mental, qui apporte les facultés intellectuelles ; le psychique, qui fait apparaître les possibilités profondes des autres plans et les rend capables de s’ouvrir, non seulement à la spiritualisation, mais aussi au Surmental et au Supramental qui ne se sont pas encore installés dans la conscience terrestre [3].

    Le monde dans lequel vivent les humains, êtres mentaux par excellence, est caractérisé par l’interaction continue des plans physiques, vitaux et mentaux. Mais ce qui, selon Shrî Aurobindo, le différencie le plus nettement des mondes des dévas et des asuras [4], c’est qu’il a pour principe essentiel l’évolution ; tandis que ces autres mondes sont « antérieurs à l’évolution » [5]. Exposé théorique de forme nouvelle, mais par ailleurs parfaitement conforme aux plus anciennes traditions indiennes qui considèrent l’état humain (la « naissance humaine ») dans le dharmakshetra [6] comme seul susceptible de permettre l’évolution de l’âme et tous les autres états comme statiques pour les âmes qui y font des séjours. Chacun de ces mondes, des dévas et des asuras, en outre, toujours d’après Shrî Aurobindo, appartient plus ou moins exclusivement à un seul plan : surmental, mental, vital, physique subtil, tout au moins dans la mesure où les êtres qui l’habitent se manifestent comme entités distinctes [7].

    Il est impossible de comprendre la mythologie hindoue, même dans ses aspects les plus exotériques, et plus encore naturellement dans sa signification profonde, cosmogonique, psychagogique et spirituelle, si l’on part des mêmes principes d’antinomie selon lesquels on a coutume d’interpréter l’iconographie chrétienne, la mythologie gréco-romaine et trop souvent aussi certaines mythologies orientales. La notion qu’exprima plus tard en termes intellectuels la philosophie hindoue, et selon laquelle on ne passe jamais d’une erreur à une vérité, mais toujours d’une vérité moindre à une vérité plus large et plus haute ne peut pas ne pas se retrouver au moins avec la même force dans la mythologie, avant la dégradation de la vision mystique qui aboutit au domaine d’expression principalement mental dans lequel se sont mus les philosophes.

    Les oppositions, dualités, polarités, sur lesquelles insiste tant l’hindouisme, ne sont pas constituées par des entités indépendantes, fixes, aux caractères immuables et contradictoires telles que le christianisme populaire se représente Dieu et le diable, le ciel et l’enfer, ce bas-monde et l’Au-delà. Il s’agit bien plutôt de termes complémentaires dont l’opposition résulte surtout de leurs degrés relatifs, interdépendants le long d’une même échelle, comme pour nous le froid et le chaud, le clair et l’obscur, ou mieux encore dont chacun trouve dans le suivant son achèvement et son accomplissement, donc sa cessation, exotériquement sa destruction, en même temps qu’il lui fournit à la fois un point de départ, un tremplin, et la force et les conditions nécessaires pour engager l’étape suivante.

    Même les récits de batailles sans merci dont regorgent les poèmes épiques et les Purânas, quel que soit le plan — historique, allégorique, moral, psychagogique ou simplement psychologique, cosmogonique ou simplement macrocosmique, religieux, spirituel ou divin — sur lequel on les accueille, n’ont aucunement le caractère d’anéantissement ou même de destruction d’un principe absolu par un autre principe absolu. C’est toujours une conception plus haute qui triomphe d’une autre conception moins haute, mais non moins respectable, qui lui a préparé la voie et, vaincue, salue avec joie l’avènement de son successeur sur la voie sans fin de l’évolution. Lorsque après un combat singulier implacable, Krishna décapite son adversaire Shishupâla, il reprend en soi-même la partie de sa propre énergie dont le héros abattu était animé. Lorsque après la terrible guerre de Kurukshetra, les champions du dharma, les cinq Pândavas, arrivent au paradis, ils s’aperçoivent que leurs ennemis, champions de l’injustice, de l’adharma, y sont arrivés avant eux. Lorsque Arjuna, lors de l’incendie de la forêt de Khân-dava, triomphe d’Indra et de ses cohortes divines, Adityas, Maruts, Rudras, etc., Indra applaudit à chaque nouveau fait d’armes de celui qui le met en déroute. Lorsque Shiva, déguisé en chasseur, terrasse Arjuna en combat singulier, il lui donne ensuite les armes divines dont sa valeur l’a prouvé digne. Les cas analogues fourmillent dans toutes les Écritures sacrées de l’Inde.

    C’est pourquoi il est dangereusement trompeur de traduire les termes asuras, râkshasas, daityas, dânavas et même pishâchas [8] par diables ou démons, et les termes dévas, suras, etc., par dieux ou par anges [9].

    Chacune de ces catégories d’êtres non humains représente un stade de développement plus avancé que certaines autres et un stade moins développé que d’autres encore. Et il ne faut même pas chercher entre toutes ces catégories, dont la liste est toujours incomplète et mouvante, une hiérarchie fixe. Moins encore en ce qui concerne les rapports entre elles. Prahlâda, fils du plus grand asura ennemi acharné de Vishnou, Hiranyakashipu et père de l’autre grand asura Bali, est lui-même le type le plus parfait de l’adorateur de Vishnou. Vibhîshana, frère de l’asura Râvana, contre qui Râma doit mener la terrible guerre du Râmâyana, est lui-même un des grands favoris de Râma. Bhîma, l’un des cinq Pândavas, épouse une râkshasî de la plus horrible espèce et a d’elle un fils, le râkshasa Ghatotkacha, qui devient un de ses principaux lieutenants. Et si certaines catégories de ces êtres non humains se présentent le plus souvent sous un aspect maléfique et d’autres sous un aspect bienfaisant, il est beaucoup d’entre eux dont on ne saurait vraiment dire à quel groupe les rattacher, tels les gandharvas, les apsaras, les nâgas, les maruts. Mais aussi pourquoi prétendre les faire se conformer à nos modes occidentaux de classement ?

    Nos orientalistes ont été induits en erreur aussi par le fait que dans l’iconographie hindoue les dieux et les grands héros sont souvent représentés debout sur un ennemi qu’ils ont vaincu. Ainsi Shiva sur l’âsura Tripura, Indra sur l’asura Vala. Et l’on a tout naturellement assimilé ce mode de représentation à celui qui nous montre, aux portails et aux vitraux de nos cathédrales, prophètes et saints foulant aux pieds le démon dont ils ont triomphé. Et certes le rapprochement est fort tentant. Mais il est fallacieux. Pas plus que Kâlî n’a détruit Shiva lorsqu’on la voit posant le pied sur le corps de son divin époux — qui au contraire l’anime — ces dieux et héros hindous n’ont détruit leurs adversaires vaincus. Ils se hissent sur eux pour aller plus haut qu’eux et utilisent — mieux qu’eux — la force qui est en eux [10].

    Il est extrêmement fréquent dans les textes sacrés hindous que l’on désigne un dieu ou un héros par une épithète rappelant sa victoire sur un ennemi : Indra est Vritrahan, le destructeur de Vritra ; Krishna est Madhusûdana, celui qui a abattu Madhu ; Vishnou est Murâri, l’ennemi de Mura ; Garuda est Surendrajit, le vainqueur d’Indra, etc. Mais c’est bien plutôt dans l’esprit dans lequel nous pourrions appeler Einstein “celui qui a triomphé d’Euclide” que dans celui qui nous ferait dire « le meurtrier d’Henri IV » pour désigner Ravaillac, ou « le vainqueur d’Annibal » au lieu de Scipion l’Africain.

    Par le fait même que l’homme participe plus ou moins activement de tous les plans, il est exposé à des contacts, à des relations avec les êtres qui habitent des mondes situés dans l’un ou l’autre de ces plans. Nous verrons plus loin comment peuvent s’établir ces relations selon le genre d’attitude que l’homme adopte envers dévas et asuras. Mais il faut dire ici quelques mots de la situation de l’être humain par comparaison avec la leur dans la grande hiérarchie, complexe et mouvante, du cosmos. Une indication claire nous est fournie par les innombrables cas cités dans les Écritures, où des êtres appartenant à l’un quelconque de ces mondes sont appelés à prendre leur prochaine naissance dans un autre par l’effet accumulé de leurs actions, de leur karma. D’abord nous voyons beaucoup d’êtres divins, quelquefois même certains des plus hauts, condamnés à prendre naissance humaine en expiation de certains péchés, les huit Vasus parce que l’un d’eux avait volé la vache d’un sage, Indra dans cinq de ses incarnations successives parce qu’il avait été orgueilleux, Dharma parce qu’il avait permis qu’un sage fût empalé à la suite d’une erreur judiciaire. D’autre part, certains hommes, en raison de mérites exceptionnels, sont appelés à remplir pendant une période plus ou moins longue les fonctions d’Indra, comme le roi Nahusha, de Varuna, etc. De même, de noires actions commises par des humains peuvent amener ceux-ci à revêtir des corps démoniaques, de râkshasas, de pishâchas, etc. Et même des dieux mineurs, gandharvas, apsaras, etc., peuvent être contraints pour les mêmes raisons à devenir des asuras pendant un certain temps. Mais ce qui est plus fréquent encore, c’est que des hommes aillent récolter dans un certain paradis, ou dans un certain enfer, des résultats de leur bon ou de leur mauvais karma. Là, sans devenir à proprement parler des dieux ou des démons, ils partagent beaucoup des attributs de ceux-ci.

    On pourrait donc être tenté de dresser d’après ces innombrables cas une sorte de hiérarchie. Ce serait fallacieux, et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’état des plus grands dieux n’est pas le plus haut auquel puisse aspirer l’homme. Le sage qui vise à la plus haute libération n’accepterait pas de devenir Indra [11] ; Et il a des pouvoirs qui le rendent pour les dieux un rival souvent jalousé et un adversaire redoutable. Ensuite, parce que si tel homme [12] est inférieur à telle divinité sur tel ou tel plan (force physique, pouvoir psychique, compréhension spirituelle, connaissances diverses), il peut fort bien en même temps lui être supérieur sur d’autres plans. Tout comme des hommes entre eux. Et en réalité, il n’y a pas de raison évidente pour qu’il en soit autrement — à part notre désir spécifiquement occidental de compartimentation et de classification.

    D’ailleurs il n’y a pas non plus dans l’hindouisme cette délimitation nette et infranchissable qui fait de l’homme et de Dieu deux entités totalement différentes. On passe de l’un à l’autre par une série continue d’échelons presque insensibles. Il n’est pas seulement vrai que « Tu es Cela », que l’Atman est Brahman, que le jîva est Shiva (cette identité entre le microcosme humain dans sa perfection essentielle et le Divin dans sa forme suprême, totale et absolue est un axiome fondamental de l’hindouisme), et que l’homme arrivé à la suprême sagesse est supérieur à tous (ou presque tous) les dieux. Il y a aussi ce fait que le phénomène de l’Incarnation divine n’est pas nettement délimité. À côté de l’incarnation totale (pûrnâvatâra) comme Krishna, il y a des incarnations partielles (pour 12, 6, 4, 2 et même 1 seizième), parfois simultanées (Râma et ses trois frères), parfois éloignées dans le temps (selon certains signes, Chaitanya et Râmakrishna) ; il y a aussi des incarnations d’incarnations (le Bengale en connaît plusieurs de Krishna), des incarnations d’une seule énergie particulière d’un dieu (les vibhûtis) [13], ou même d’un aspect de l’une de ces énergies (les amshas). Et dans un sens plus vaste on peut dire que tout être humain, tout être vivant, et même tout ce qui existe, est une incarnation divine.

    Râmakrishna, à qui l’on ne saurait refuser en la matière une certaine compétence, disait : « Il y a des gens qui disent qu’il y a dix Avatars, d’autres qu’il y en a vingt-quatre et d’autres encore disent que les Avatars sont innombrables. Partout où il y a une manifestation spéciale de la puissance de Dieu, il y a Avatar. Voilà ce que je crois » [14]. Et Râma disait à son frère Lakshamana : « Là où tu verras une dévotion exubérante, sache que je suis présent » [15].

    Dans tout cet enchevêtrement si complexe malgré sa magnifique ordonnance, comment peuvent se définir les rapports entre l’homme et les êtres déviques ou asuriques ? Là non plus la réponse ne saurait être résumée en quelques mots. Pour y voir un peu clair, il faut d’abord considérer séparément les différentes manières dont l’homme peut envisager les dieux ou, serait-il peut-être plus exact de dire, les différentes manières dont les dieux peuvent se manifester à l’esprit de l’homme.

    L’aspect le plus superficiel, le plus extérieur, de cette manifestation est celui que nous pourrions appeler historique, ou mythologique, c’est-à-dire le récit, pris dans sa forme anecdotique, des incidents de la vie des dévas, des asuras, des sages, des héros tels que les racontent les Écritures sacrées. Dans ce sens, les mythes — ici le terme peut être employé — ont un peu la même valeur éducatrice, ou d’exemple, que pour nous Plutarque ou Ésope, ou les grandes créations de nos romanciers ou dramaturges. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’il faille leur refuser toute historicité [16]. La plupart des Hindous n’ont guère de doute sur l’authenticité des faits rapportés, fussent-ils aussi étrangers à l’expérience humaine que la traversée de la Mer Rouge ou le séjour de Jonas dans la baleine ; mais, chose à première vue un peu étrange pour nous, ils n’y attachent aucune importance. Réel ou inventé, ou grossi et déformé, chacun de ces mythes conserve sa pleine valeur, son riche enseignement, que l’on pénètre non pas à proportion du degré d’exégèse des textes auxquels on le soumet, mais en raison directe de la pureté, de la foi, de la soif aussi avec lesquelles on l’aborde. Si un jour des archéologues nous apportaient la preuve irréfutable que jadis, en Chaldée, un certain Abraham voulut sacrifier son fils Isaac et en fut empêché par un ange, cela ajouterait-il à la valeur des versets bibliques qui nous offrent ce magnifique sujet de méditation ? De même, qu’importe que Krishna ait en réalité engagé la lutte avec le serpent Kâliya, volé le beurre des paysannes de Gokul ou prononcé sur le champ de bataille de Kuruk-shetra le discours rapporté dans la Bhagavad-Gîtâ ? Son enseignement est là, rapporté par le récit de ses actes comme de ses paroles, et c’est tout ce qui compte.

    Mais il ne faut pas suivre certains indianistes qui ont systématiquement voulu retrouver dans les mythes purâniques ou védiques le souvenir magnifié et romancé d’événements historiques reculés : luttes entre les aborigènes dravidiens et les envahisseurs aryens [17], immigration des régions polaires [18], etc. » C’est là une vue trop simpliste, et dont le but principal est en réalité de dissuader le lecteur qui veut chercher dans ces textes des vérités plus profondes.

    Un autre aspect sur lequel nos savants ont complaisamment insisté est le rapprochement — fort naturel et même évident — entre les dieux hindous et les forces de la nature. C’est cet aspect qui est le plus apparent dans les hymnes védiques, où le soleil, l’aurore, la foudre, le nuage, la pluie, etc. se retrouvent constamment. D’où la thèse, si couramment admise, de ce fameux « mythe solaire » que les comparatistes s’efforcent à grand’peine de retrouver à la base de la plupart des croyances dans toutes les religions qu’ils disent « primitives » et d’où ils concluent ensuite à l’animisme, au panthéisme, au polythéisme, etc. Et certes il est aisé de relever dans les Vêdas et ailleurs d’innombrables textes qui, superficiellement tout au moins, semblent bien être des descriptions poétiques du lever du soleil ou de son coucher, des invocations pour obtenir la pluie ou être protégé de la foudre, etc. La liste des divinités que l’on a ainsi assimilées au Soleil ou à ses différents mouvements serait longue. Mais ceux qui ont pris la peine de rechercher le sens profond de ces Écritures sacrées, composées, ou plutôt rapportées, par de grands prophètes, se sont facilement aperçus que ce n’était guère là que symboles, métaphores, comparaisons, souvent, il est vrai, poussés jusque dans le détail, mais dont le caractère fondamental ne changeait pas pour autant. Et à partir du moment où l’on ne cherche dans cette signification superficielle des textes qu’une valeur purement symbolique, on voit du même coup s’évanouir toutes — ou presque toutes — les difficultés, contradictions, anomalies, incohérences, contre lesquelles ont buté obstinément et en vain les défenseurs du « mythe solaire ».

    Il est exact que beaucoup des dieux hindous correspondent à des énergies cosmiques, macrocosmiques. Mais il faut en chercher l’interprétation dans des couches beaucoup plus profondes. Ainsi Swâmi Dayânanda Sarasvatî a pu soutenir [19], non sans vraisemblance, qu’Indra, représentant la force matérielle la plus subtile, était en réalité l’électricité, Sûrya l’énergie solaire en tant que force de vie animant l’univers. Et il est bien évident qu’il y a un rapport étroit entre Agni et la chaleur telle qu’elle apparaît dans le feu. « Les dieux des Upanishads, dit Shrî Aurobindo, représentent la puissance divine dans ses grandes manifestations cosmiques fondamentales… ; ils ne sont pas ces manifestations mêmes, mais quelque chose du Divin qui est essentiel à leur jeu, qui en est la cause et le possesseur immédiat » [20]. Et nous verrons plus loin qu’en tant que tels il est plus important de les considérer dans leur action d’ordre psychique que dans leur action physique — ou météorologique !

    Relevons cependant en passant que même dans la mesure où ils correspondent à des forces purement matérielles, le fait que les Hindous les distinguent pratiquement et théoriquement les uns des autres n’est aucunement un signe de polythéisme. Lorsque les savants occidentaux modernes — revenant d’ailleurs sans se l’avouer aux vieilles conceptions de la philosophie grecque — ont admis que les différentes catégories d’énergie : chaleur, lumière, mouvement, électricité, etc. peuvent se ramener l’une à l’autre, au point d’être interchangeables et d’avoir une somme générale immuable, cela ne les a pas dispensés de continuer à étudier et à utiliser séparément chacune de ces manifestations diverses de l’Énergie une.

    Les aspects les plus importants de ces dieux sont sans aucun doute ceux dans lesquels ils représentent des forces spirituelles, soit au sein même de l’âme humaine, soit dans l’ensemble du cosmos. Et l’on peut sans risque affirmer que c’est sous cette forme qu’ils intéressaient et intéressent encore le plus tous les sages hindous, et en particulier ceux qui ont rédigé les textes sacrés parvenus jusqu’à nous. Tout le reste est surtout un déguisement qui doit inévitablement cacher ces significations profondes aux yeux de ceux jugés indignes de les comprendre, en offrant la possibilité d’autres explications plus ou moins plausibles. Et il faut bien constater que le stratagème a pleinement réussi. Les Hindous, même (et surtout) profondément initiés au sens profond, hermétique de ces textes ne se font d’ailleurs pas faute, lorsque interrogés par des curieux ou de simples « intellectuels », d’affirmer catégoriquement que ces interprétations spirituelles sont des inventions, et que seul, le « mythe solaire » ou d’autres naïvetés du même ordre était dans l’esprit des chantres védiques et de leurs successeurs. Trop heureux lorsque les questionneurs indiscrets les croient et répandent les théories simplistes qui leur ont été fournies.

    Sans doute Shrî Aurobindo est-il le premier — et à ma connaissance jusqu’ici le seul — qui ait divulgué (dans la revue Arya, de 1914 à 1920) les significations ésotériques véritables de beaucoup de ces divinités de l’hindouisme, et le tableau logique, cohérent, lumineux qu’il a pu ainsi tracer porte les marques de la vérité la plus évidente. Malheureusement la plus grosse partie de ces volumineuses études (The Secret of the Veda, Selected Hymns, Hymns of the Atris, Hymns to the Fire, etc.) n’ont jamais été réimprimées en librairie et ne sont donc accessibles qu’à de très rares privilégiés. Mais ce qui en a été publié sous forme de livres (L’Isha Upanishad, La Kena Upanishad, etc.) et les nombreux passages épars dans ses autres ouvrages, suffisent à montrer la valeur de cette véritable “révélation” qui rend désuet à peu près tout ce qu’on avait publié auparavant. Ses descriptions détaillées d’Indra comme mental-illuminé de l’homme, d’Agni comme force-volonté consciente inspirée et dirigée par le Divin, de la chienne Saramâ comme intuition, sont irréfutables dans leur éblouissante vérité. J’ai moi-même indiqué quelques autres identifications : Ganesha, l’appel à la puissance spirituelle, à la foi, par opposition à la force matérielle brutale [21], Nârada, le caractère d’individuation propre à l’âme humaine [22], Hanumân, la combinaison de virilité intense et de chasteté absolue qui résulte de son attitude de parfait adorateur du Divin jusque dans la conscience de l’Inconditionné, Kâlî, la soif dévorante de la spiritualité sans égard aux sacrifices exigés, etc. [23].

    Ces interprétations n’ont rien ni de nouveau, ni d’inconnu, ni de fantaisiste. La tradition de l’Inde les a toujours connues parfaitement, mais les sages qui la détiennent sous son aspect ésotérique ont toujours répugné à la rendre publique, et d’ailleurs l’idée d’un exposé d’ensemble de ces personnifications leur paraît, sinon sacrilège, du moins oiseuse [24]. Ce qui importe pour chaque homme est de découvrir et de comprendre, d’aimer, de chercher et de pénétrer le dieu particulier sous la protection duquel il a besoin de se placer pour son propre développement.

    Signalons en passant que la plupart des divinités sont fréquemment associées aussi à certaines parties du corps physique lui-même. Non seulement par le fait que dans des invocations, on place chaque partie du corps sous la protection d’un dieu tutélaire qui lui est propre [25], ou que l’on répugne à blesser, même pour des raisons chirurgicales, certaines parties (bras, jambe, épaule, etc.) de peur d’en chasser le dieu qui y réside, mais dans les Tantras, et probablement aussi dans les textes secrets à la base de la médecine ayurvêdique, il y a une véritable assimilation, identification entre les deux [26].

    Mais ces forces psychologiques internes ont leur complément et leur contre-partie dans des forces psychiques extérieures à l’homme, et auxquelles correspondent soit d’autres dieux, soit d’autres aspects des mêmes dieux. La Mère (Kâlî) que Râmakrishna appelait de toutes ses forces, dont il sentait le souffle sur sa main et qu’il voyait monter les escaliers du temple [27] n’était, à ce moment et sous cet aspect, ni en lui, ni identifiée à lui. C’est sur ce plan que se place en général l’adorateur hindou, aussi bien à l’époque védique que de nos jours, et c’est peut-être là, plus encore que sur le plan psychologique, que la mythologie hindoue a témoigné d’une perspicacité dont la science occidentale est encore fort éloignée.

    C’est là aussi qu’intervient cette conception propre à l’hindouisme et selon laquelle chaque dieu, si bas soit-il dans la hiérarchie, devient au moment de l’adoration le dieu suprême, unique, qui englobe tous les autres en les “devenant” simultanément. Ce qui fait que l’effarante multiplicité des dieux offerts au choix de l’adorateur ne crée pas un polythéisme, mais permet seulement de déplacer selon les besoins le centre sur lequel converge — et d’où irradie — une conception véritablement monothéiste [28].

    Les invocations à Sûrya, qui ont de tout temps joué un si grand rôle dans la vie de l’Hindou, les innombrables temples élevés à Krishna, à Shiva, à Lakshmî, à Kâlî, les multitudes inimaginables de statues de Ganesha, de Hanumân, des nâgas, les grandes fêtes en l’honneur de Dourgâ, les prières et méditations devant les figurines ou les symboles plus abstraits de l’autel familial, le chant des Noms du Seigneur (Râm-nâm), le japa, et une grande partie des exercices ascétiques, les libations dans le feu sacré, les pèlerinages aux lieux saints et même la charité et l’hospitalité au sens qu’elles revêtent dans l’Inde [29], tout cela répond essentiellement à des efforts de l’homme pour se placer sous la protection et la direction des forces psychiques cosmiques qui doivent activer son propre développement.

    Sur ce plan par exemple, Ganesha est le Seigneur des obstacles, Vighnesvara, qui pose à l’homme quantité de problèmes et l’aide ensuite à les résoudre ; Kâlî est la déesse qui « coupe la tête » de son adorateur chaque fois que celui-ci ayant épuisé l’expérience fournie par une attitude de vie donnée est mûr pour commencer le chapitre suivant, mais s’attarde encore sentimentalement et ne se décide pas à faire le pas décisif ; Agni permet à l’adorateur de prendre contact avec les plus hautes divinités ; Sarasvatî, parce qu’elle possède la Vérité dans la connaissance, ouvre à la créature humaine les portes de la Béatitude [30] et « illumine entièrement toutes les pensées » [31], Lakshmî « élève la sagesse au faîte de l’émerveillement, révèle les secrets mystiques de l’extase qui surpasse toute connaissance, enseigne à l’énergie et à la force le rythme qui garde harmonieuse et mesurée la puissance de leurs actes » [32] ; Râma guide sur la voie de la moralité la plus pure et la plus haute ceux qui se confient à lui — Gandhi, qui se faisait chaque jour réciter pendant plus d’une heure les exploits de Râma, en a récemment été un exemple saisissant (voir Jean Herbert, les Dernières Paroles de Gandhi, France-Asie, Saigon, novembre 1948). Krishna est l’instigateur en l’homme de la folie de l’amour divin. Hanûmân communique à ses fidèles l’humilité et la consécration — parfois non dépourvues d’exclusivisme ! — qui sont nécessaires à l’adorateur. De même les Maruts sont « des puissances divines ayant pour fonction d’aider le mortel dans sa soumission à l’Immortel » [33]. Et inversement les Panis du Vêda sont des ennemis de la lumière spirituelle, des forces qui retiennent les pensées de vérité [34].

    Pour procurer avec ces dieux le genre de communion qui permet de solliciter leur intervention, la religion hindoue connaît toute une » série de pratiques, d’ascèses, d’invocations, de rites appropriés à chaque cas particulier, le tout reposant naturellement sur une base morale et dévotionnelle. Un rôle de grande importance y est généralement joué par la formule mystique ou mantra propre à la fois à l’aspect particulier choisi du dieu invoqué et au genre de rapports que l’adorateur souhaite avoir avec lui. « La théorie du mantra, a écrit Shrî Aurobindo, est que c’est un mot né des profondeurs secrètes de notre être où il a été couvé par une conscience plus profonde que la conscience mentale éveillée et enfin projeté au dehors silencieusement ou par la voix — le mot silencieux considéré comme plus puissant peut-être que le mot parlé — précisément pour un but de création. Le mantra peut non seulement créer en nous-mêmes de nouveaux états subjectifs, modifier notre être psychique, révéler une connaissance et des facultés que nous ne connaissions pas auparavant, il peut non seulement produire des résultats semblables dans d’autres esprits" que celui qui le prononce, mais encore il peut produire dans l’atmosphère mentale et vitale des vibrations qui ont pour effet des actions et même l’apparition de formes matérielles sur le plan physique. L’emploi védique du mantra n’est qu’une utilisation consciente de cette puissance secrète du verbe » [35].

    Pour avoir sa pleine efficacité, c’est-à-dire permettre d’obtenir l’intervention précise que l’on sollicite du dieu, le mantra doit être chanté d’une façon minutieusement déterminée et il doit avoir été reçu directement de quelqu’un l’ayant pratiqué intensément pendant douze ans au moins après l’avoir reçu de la même manière. Mais la connaissance du mantra reçue autrement (même par un livre) et sans la mélodie et le rythme selon lesquels il doit être prononcé, permet néanmoins à celui qui le répète fréquemment et avec foi de se mettre sous la protection du dieu auquel il se rapporte et d’en acquérir une certaine connaissance [36]. La différence entre ces deux stades pourrait se comparer à la différence ,qui sépare l’ingénieur capable de construire une installation électrique et de diriger à son gré le courant produit, et l’usager qui ne sait que tourner un commutateur, ou peut-être changer une ampoule, mais à qui cela suffit pour ne pas rester dans l’obscurité.

    Il est encore un aspect, plus haut que tous les autres, sous lequel l’homme peut chercher à rejoindre les dieux, c’est celui de l’advaïta, du monisme, où l’on a conscience de leur unité absolue, non seulement entre eux, mais aussi avec l’âme humaine et avec la nature. Mais bien que les dieux y soient présents au même titre que celui qui prend conscience de cet état, la nature même de la conscience obtenue ne permet pas d’en donner des descriptions différenciées. Et sans doute en est-il de même sur le plan, au delà de l’advaïta, que Shrî Aurobindo appelle le Supramental, et où ils sont « unifiés comme aspects du Divin » [37]]. Il faut donc simplement retenir ici ce fait important que les plus grands sages, ceux qui ont l’expérience de ces plans les plus élevés auxquels puisse parvenir la conscience humaine, ne nient ni l’existence des dieux, ni l’utilité que présentent leur adoration et leur commerce. Bien au contraire, ils rapportent de leur haute sagesse des preuves plus convaincantes, des précisions plus poussées, des compréhensions plus profondes, des instructions plus strictes, des exigences plus grandes, une vision plus totale où toutes les conceptions viennent s’insérer avec une plus parfaite harmonie.

    Car il n’existe pas plus d’incompatibilité ou d’opposition entre les divers aspects que revêt une même Divinité sur différents plans où on la recherche, qu’il n’en existe entre les divers dieux et déesses considérés individuellement [38]. De même que l’électricité peut être trouvée dans la lampe à arc, le radiateur électrique, les lignes de transport de force, l’éclair, et même, potentiellement, dans la chute d’eau et le gisement de houille, sans qu’il y ait là aucune inconséquence, aucune contradiction. Mais dans chaque cas particulier où elle intervient ou devrait intervenir, on pense à l’une ou l’autre des formes qui la renferment et c’est là qu’on va la chercher, qu’on l’utilise, et même qu’on en provoque la manifestation.

    Il faut dire encore quelques mots de la permanence, de la cohérence et de la continuité, non seulement de chaque Dieu, mais de chaque mythe particulier tout au long de l’histoire de l’hindouisme — dans la mesure où cette histoire nous est connue. Car nos indianistes, non informés du sens profond de ces mythes et entraînés par l’habitude occidentale récente de tout voir sous l’angle de l’évolution historique, ont interprété toute différence de description ou d’attitude entre deux textes comme révélatrice d’une transformation qui aurait eu lieu à un moment donné de l’histoire. Rien de plus faux [39]. Mais évidemment, lorsqu’on n’a pas compris que le « dieu de la destruction » est celui qui détruit le monde des multiplicités dans la conscience duquel nous vivons et par là nous fait retourner au “paradis perdu” de l’Unité, de l’Absolu, de la « conscience-de-Brahman », il est difficile de trouver logique que ce Dieu destructeur terrible et impitoyable, Rudra, soit en même temps le bienfaisant, Shiva. Et si l’on ne voit dans les invocations védiques que des formules magiques quelque peu naïves, on considère comme une grande innovation l’apparition dans des textes de compilation plus récente (sous leur forme actuelle tout au moins) de la bhakti (dévotion) envers Vishnou-Krishna.

    En vérité, il y a bien évolution, mais d’une tout autre nature. C’est celle qui résulte de la succession des quatre âges (yugas) qui composent un cycle (manvantara). Shrî Aurobindo l’a admirablement précisé en 1921 : « La lîlâ divine se développe toujours par un mouvement circulaire, du satya-yuga au kali-yuga et du kali [40] au satya, de l’âge d’or à l’âge de fer pour retourner ensuite de l’âge de fer à l’âge d’or. En langage moderne, le satya-yuga est une époque du monde dans laquelle s’est constituée une harmonie stable et suffisante et où l’homme réalise pendant un certain temps, et sous réserve de certaines conditions et limitations, la perfection de son être. L’harmonie existe dans sa nature, par la force même d’une pureté bien assise ; mais ensuite elle commence à se défaire et l’homme la maintient, dans le tretâ-yuga, par la force de la volonté, individuelle et collective ; elle se défait davantage encore et dans le dvâpara-yuga, il s’efforce de la préserver par des règles d’ordre intellectuel, par le consentement commun et par la contrainte ; enfin dans le kali-yuga, cette harmonie s’effondre et est détruite. Mais le kali n’est pas uniquement un mal, car en lui se constituent progressivement les conditions nécessaires pour un nouveau satya, une autre harmonie, une perfection plus avancée. Dans la période de kali que nous venons de traverser, dont les effets durent encore, mais qui touche à sa fin, il y a eu destruction générale de la culture et de la connaissance anciennes. Il ne nous en est resté que quelques fragments dans les Vêdas, les Upanishads et d’autres livres sacrés, et dans des traditions confuses. Mais le moment est venu d’amorcer le mouvement de remontée, de procéder aux premières tentatives pour construire une harmonie et une perfection nouvelles » [41]. Quinze ans plus tard, dans une lettre récemment publiée, Shrî Aurobindo précisait : « Nous pouvons dire qu’ici, dans l’Inde, le règne de l’Intuition est venu en premier, le Mental intellectuel ne se développant que plus tard dans la philosophie ultérieure et la science » [42]. Ce qui nous fournit la clef des différences entre les modes d’explications auxquels ont eu recours diverses époques, sans que nous ayons à faire intervenir la notion d’évolution historique si absolument contraire à l’esprit hindou — et après tout les Hindous sont mieux qualifiés que nous pour comprendre et expliquer leurs dieux. De la « vision » védique directe, globale, fournie par une « intuition » supra-rationnelle, et que seuls peuvent traduire dans le langage humain des symboles aussi insuffisants qu’hermétiques, compréhensibles par la méditation, l’ascèse et l’initiation, on est descendu successivement au mythe [43], déjà plus intellectualisé, tel que le rapportent les Purânas (les “anciennes” Écritures, beaucoup plus anciennes que ne le fait penser la langue dans laquelle elles nous sont parvenues), puis à l’exposé déjà de caractère presque entièrement intellectuel des Upanishads, et enfin — dernière étape avant la totale incompréhension matérialiste — aux subtilités philosophiques des dar-shanas. Mais quelles que soient les façons de les décrire, les vérités vues et rapportées restent les mêmes.

    Ce qui n’empêche d’ailleurs pas qu’il ait pu se produire une certaine “évolution” dans la conception que l’homme a de Dieu, ou plutôt de ce qu’il y cherche. Vivekânanda l’indiquait déjà sommairement à l’usage des Occidentaux [44], Shrî Aurobindo l’a précisé bien davantage dans une étude destinée avant tout au lecteur indien [45]. Sans entrer dans le détail, on peut dire que cette évolution est double : d’une part, les générations nouvelles cessent de pouvoir comprendre une partie de ce qui leur avait été transmis [46] et choisissent dans ce qu’elles comprennent encore ce qui leur est pratiquement utile ; d’autre part, en sens inverse, de grands sages à toutes les époques, dignes continuateurs de leurs devanciers, poursuivent leur exploration des mondes des dieux et en rapportent, sur certains points particuliers, des explications, des descriptions plus entières, plus cohérentes, plus perspicaces qu’on ne l’avait fait avant eux. Mais pour celui qui veut aborder l’étude de la mythologie hindoue, de tels détails ne présentent pas plus d’intérêt que n’en offrirait la lecture des Variations des églises protestantes pour un Hindou voulant acquérir une première notion générale de ce que représente le christianisme. Et ils comportent un même danger de plonger un débutant dans une inextricable confusion qui l’empêcherait définitivement de comprendre les idées générales.

    ► Jean Herbert, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

    [1] « Les mondes de l’au-delà existent… Et ici, sur notre existence physique et en notre corps physique, ils exercent leurs influences ; ici également ils organisent leurs moyens de manifestation et délèguent leurs messagers et leurs témoins » (Shrî Aurobindo, La Vie divine, vol. I, p. 37-38).
    [2] J’emploie le mot “temps” pour plus de commodité, mais il n’y a pas de raison à priori de penser que le temps ou l’espace, tels que nous les connaissons ici, jouent un rôle dans tous ces mondes.
    [3] Voir un exposé résumé de ces plans par Anilbaran Roy dans Shrî Aurobindo, la Bhagavad-Gitâ - 4e édition, Paris, Albin Michel, 1948, p. 433 sq.
    [4] Une étude approfondie — qui n’a encore jamais été faite — du sens profond véritable du terme “asura”, qui désigne parfois les dieux, serait susceptible de jeter beaucoup de lumière sur certaines conceptions importantes.
    [5] Lettres, Bombay, 1947, p. 36.
    [6] Bhagavad-Gîtâ, I, 1. Le champ du dhârma.
    [7] Car, vus sur le plan supramental, les grands dieux n’apparaissent plus que comme des aspects ou pouvoirs du Divin unique.
    [8] Je laisse intentionnellement de côté le terme yaksha, qui correspond à une notion très particulière. Dans les deux volumes qu’il lui a consacrés, Washington, 1928 et 1931, A. Coomaraswamy a groupé une abondante documentation qui pourrait servir de base à une étude sérieuse.
    [9] Il est curieux que ce dernier terme ait été employé par A. Coomaraswamy, qui avait souvent par ailleurs des visions fort justes.
    [10] Des études de radiesthésie et de voyance que j’ai fait faire par diverses personnes sur des statues du Musée Guimet et d’ailleurs ont pleinement confirmé que ces personnages qui servent pour ainsi dire de socle sont aucunement mauvais. A ce sujet, le nom du grand asura Hiranyakashipu, “tapis d’or”, est significatif. Et au Malabar, on célèbre chaque année de grandes fêtes en l’honneur de Bali.
    [11] « La position la plus élevée, même celle de Brahmâ, apparaîtra comme une chose sans valeur », L’Enseignement de Râmakrishna, Paris, Albin Michel, 9e édition, n. 1109.
    [12] À un point donné de son évolution.
    [13] Voir Shrî Aurobindo, la Bhagavad-Gîtâ.
    [14] L’Enseignement de Râmakrishna, n. 1047.
    [15] Ibid., n. 1400.
    [16] « Ne pensez pas que Râma et Sîtâ, Krishna et Râdhâ, aient été de simples allégories et non des personnes historiques. Ne pensez pas non plus que les Écritures ne soient vraies que dans leur sens intérieur et ésotérique. Non, il a dû exister des êtres de chair et de sang tout comme vous, qui s’appelaient Râma et Sîtâ… » — L’Enseignement de Râmakrishna, n°1038.
    [17] « Nous avons montré, plus d’une fois, qu’il est impossible d’interpréter l’histoire des Angiras, d’Indra, de Saramâ, de la caverne des Panis, et de la conquête de l’Aurore, du Soleil et des Vaches comme rapportant une lutte politique et militaire entre les Dravidiens habitants des cavernes et les agresseurs aryens » — Shrî Aurobindo, The sons of darkness, Arya, mai 1916.
    [18] Bien des indianistes ont pris au sérieux la mystification de B. G. Tilak sur « l’origine arctique des Vêdas ». Ses intimes savaient qu’il projetait une suite sur l’ « origine antarctique des Vêdas ».
    [19] Voir Satyârtha Prakâsh, Paris, Les Trois Lotus, 1940, passim.
    [20] La Kena Upanishad, Les Grands Maîtres spirituels dans l’Inde contemporaine, p. 78, Paris, 1943.
    [21] Ganesha, Paris, Derain, 1946.
    [22] Nârada, Paris, Derain, 1949.
    [23] Spiritualité hindoue, Paris, Albin Michel, 1947, p. 269-294.
    [24] « A quoi nous servirait une entière compréhension de Dieu ? » — L’Enseignement de Râmakrishna, n. 1057.
    [25] Madhvacharya (commentaire sur Kena Upanishad, I, 1) dit expressément : « les dévas de ces organes ». Shrî Aurobindo (la Kena Upanishad, p. 87) dit : « les dieux en nous ». Sur un plan légèrement différent, Birendrakishore Roy Chowdhury écrit : « On peut trouver dans le corps humain tous les principes cosmiques ».
    [26] Il existe un livre, très fantaisiste dans son exposé, mais qui repose sur une idée générale juste, qui assimile chacun des dieux védiques à une partie du système cérébro-spinal. Rele, The Vedic gods as figures of biology, Bombay, 1931).
    [27] L’Enseignement de Râmakrishna, n. 1480.
    [28] Voir Jean Herbert, Spiritualité hindoue, chap. 34.
    [29] Ibid., p. 220-224.
    [30] Shrî Aurobindo, Secret of the Veda, Arya, II, 550-551.
    [31] Rig Veda, I, 3, 12.
    [32] Shrî Aurobindo, La Mère, les Grands Maîtres spirituels dans l’Inde contemporaine, 3e édition, Paris, p. 73.
    [33] Shrî Aurobindo, Selected Hymns, Arya, août 1914.
    [34] Shrî Aurobindo, The sons of darkness, Arya, mai 1916.
    [35] La Kena Upanishad, p. 33.
    [36] « De la façon de réciter (prayoga) un mantra et du mantra lui-même, c’est la façon de réciter qui est la plus importante. Il faut observer avec soin les règles concernant les deux. Les [formules des] mantras doivent être considérées comme ne donnant que des indications (abhidhâyaka). Il peut donc y avoir discordance (Nichtübereinstimmung) entre le mantra et la façon de le réciter. Mais les mots (pada) qui s’y trouvent, et qui ont un sens généralement connu (samvijnâna) peuvent faire connaître des particularités des éléments secondaires (guna, untergeordnete, unwesentliche Teüe, Eigentümlichkeiten). (Brihad-devatâ, V, 94-5.).
    [37] Shrî Aurobindo, Lettres, vol. I, p. 37.
    [38] J’ai montré le caractère harmonieusement complémentaire des divinités de l’Inde, entre qui il n’y a pas plus d’opposition ou de rivalité qu’entre la main droite et la main gauche, dans Spiritualité hindoue, chap. 34. Je n’y reviens pas ici.
    [39] « The preconceived actions of a superficially-scientific view of the évolution of man’s mind and thought have worked havoc with the real sense of the Veda », V. Chandrasekharam.
    [40] À ne pas confondre avec Kâlî.
    [41] The yoga and its objects, Chandernagore, p. 9-10.
    [42] Letters, p. 6.
    [43] Cf. Shrî Aurobindo, dans Selected Hymns, (Pondichéry, Arya).
    [44] Jnâna-Yoga, Paris, Albin Michel, 4e édit., p. 69-70.
    [45] La Kena Upanishad, p. 78-79 et 84-85.
    [46] Cela est clairement expliqué au début de beaucoup des textes sacrés, qui déclarent catégoriquement n’être que le résultat d’abréviations successives de textes originaux beaucoup plus longs, abréviations opérées au fur et à mesure que l’humanité devenait incapable de tout comprendre.

     

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    La Mâyâ de Vishnu (Étude sur le symbolisme de Mâyâ)

    L’esprit hindou associe les idées de “transitoire, changeant, illusoire, susceptible de renouvellement”, etc. à “irréel”, et réciproquement, “impérissable, immuable, ferme, constant et éternel” à “réel”. Aussi longtemps qu’aucune vue plus large ne vient modifier les expériences et les sensations qui atteignent la conscience d’un individu, l’esprit hindou considère comme « réelles » les créatures mortelles qui naissent et disparaissent dans le cycle sans fin de la vie (samsara, le cycle des re-naissances) ; mais, dès qu’il aperçoit leur caractère fugitif et transitoire, elles deviennent alors presque irréelles : un mirage, une illusion des sens, l’image indécise d’une connaissance étroite et égocentrique. Compris et expérimenté dans ce sens, le mot est mâyâ-mâyâ, c’est-à-dire : « de la substance même de Mâyâ ». Mâyâ est “art”, celle par qui un effet magique, une forme est produite.

    Le mot “Mâyâ” est relié étymologiquement à “mesure”. Il est formé de la racine Ma, qui signifie “mesurer” ou “tracer” (par ex. le plan d’un bâtiment, ou les contours d’un dessin) ; produire, façonner ou créer ; déployer. Mâyâ est la manifestation ou la création, le déploiement des formes. Mâyâ est toute illusion, ruse, artifice, fraude, escamotage, enchantement, ou travail « de sorcellerie ; c’est une image ou une apparition illusoire, un fantôme, une illusion de la vue ; Mâyâ est aussi toute ruse diplomatique ou tout artifice politique destiné à tromper. La Mâyâ des dieux est leur pouvoir de s’attribuer des formes diverses en se manifestant à volonté sous les différents aspects de leur essence subtile. Mais les dieux sont eux-mêmes produits par une plus grande Mâyâ : transformation spontanée d’une divine substance originairement indifférenciée, génératrice de toute chose. Cette plus grande Mâyâ produit non seulement les dieux, mais l’univers dans lequel ceux-ci agissent. Tous les univers coexistant dans l’espace et se succédant les uns après les autres dans le temps, tous les plans de l’existence et toutes les créatures comprises dans ces plans, soit naturels, ou surnaturels, sont les manifestations d’une éternelle source d’existence, inépuisable et originale, et cette manifestation se déploie grâce à un jeu de Mâyâ. Durant la période de non-manifestation, durant l’intermède de la nuit cosmique, Mâyâ cesse d’agir et la manifestation se dissout.

    Mâyâ est l’existence. À la fois, le monde que nous appréhendons, et nous-mêmes, qui sommes contenus dans ce monde qui se développe et se dissout, naissant et disparaissant. En même temps, Mâyâ est le pouvoir suprême qui engendre et amène la manifestation : elle constitue l’aspect dynamique de la substance universelle. Elle est donc à la fois effet (flux cosmique) et cause (pouvoir créateur). Enfin, efle est aussi connue comme Shakti : “l’énergie cosmique”. Le mot Shakti vient de la racine Shak, signifiant « être capable, pouvoir ». Shakti est le pouvoir, l’habileté, la capacité, la force, l’énergie, la valeur, le pouvoir royal, le pouvoir de composition, le pouvoir poétique, le génie, le pouvoir ou la signification d’un mot ou d’un terme, le pouvoir inhérent à une cause pour produire son effet nécessaire, une lance de fer, un harpon, une pique, un dard, une épée ; Shakti est l’organe féminin ; Shakti est le pouvoir actif d’une divinité, et regardé mythologiquement comme sa déesse-consort et sa reine.

    Mâyâ-Shakti est personnifiée comme étant la partie maternelle, féminine et protectrice du monde, de l’Être Suprême et, comme telle, elle représente l’acceptation spontanée de la réalité tangible de la vie. En endurant la souffrance et le sacrifice, la mort et les afflictions qui accompagnent toute expérience du transitoire, elle affirme, elle est, elle représente, elle goûte la joie des formes manifestées. Elle est la joie créative de la vie : elle est elle-même la beauté, la merveille, la tentation et la séduction du monde vivant. Elle nous inspire — et elle est elle-même — abandon aux aspects changeants de l’existence. Mâyâ-Shakti est Eve « l’Éternel-Féminin » (das Ewig-Weibliche), celle qui mange la pomme, qui induit son compagnon à la goûter, mais est elle-même aussi la pomme. Du point de vue du Principe Masculin de l’esprit (qui recherche le durable, l’éternellement valable, et le divin absolu), elle est l’énigme par excellence.

    Dès lors le caractère de Mâyâ-Shakti-Devî (devî : déesse) est diversement ambigu. Ayant engendré l’universel et l’individuel (le macro et le microcosme), qui sont des manifestations corrélatives du divin, Mâyâ enveloppe ensuite la connaissance dans les replis de sa création transitoire. Le « Moi » est ainsi enveloppé comme dans une taie, ou un cocon. « Tout ce qui m’entoure » el », de même, « Ma propre existence » — l’expérience extérieure et intérieure — sont la chaîne et la trame de cette étoffe subtile. Assujettis à nous-mêmes et aux effets de notre entourage, considérant les jeux de Mâyâ comme tout à fait réels, nous endurons une épreuve interminable de charme, de désirs et de mort. Alors que d’un point de vue situé au delà de notre portée — (celui que représente l’éternelle tradition ésotérique de la connaissance illimitée supra-individuelle de l’expérience ascétique et yogique — Mâyâ, (le monde, la vie, le Moi auxquels nous nous accrochons) est aussi fugitive et evanescente que le sont le nuage et la brume.

    Le but de la pensée hindoue a toujours été d’éclaircir le secret de cette confusion et, si possible, d’arriver à atteindre, à travers cet enchevêtrement, une réalité située à l’extérieur et au-dessous des circonvolutions émotionnelles et intellectuelles qui enveloppent notre être conscient.

    Les eaux de l’existence

    La Mythologie hindoue représente l’énigme de Mâyâ graphiquement, au moyen d’un dessin qui rend accessible à l’esprit commun les significations philosophiques de l’énigme. De nombreuses histoires au sujet de Mâyâ nous sont parvenues grâce à la tradition orale. Elles se présentent aujourd’hui sous des aspects variés. Un grand nombre d’entre elles a été fixé sous une forme littéraire, d’autres subsistent sous la forme orale d’un folklore parlé.

    On raconte l’histoire d’un ascète semi-divin, Nârada, qui un jour demanda directement à l’Être Suprême de lui enseigner le secret de sa Mâyâ, Ce Nârada dans la mythologie de l’hindouisme est un modèle favori de dévot “engagé dans la voie de la dévotion” (Bhakti-mârga) [1]. En réponse à la longue et fervente austérité de Nârada, Vishnu lui apparut dans son ermitage et lui accorda l’accomplissement d’un vœu. Lorsque Nârada exprima humblement son désir profond, le dieu n’usa point de mots, mais le soumit à une terrible épreuve. La version littéraire de cette histoire nous a été transmise par le Matsya Purâna, un recueil sanskrit, qui fut écrit pendant la période classique de l’Hindouisme médiéval, environ au IVe siècle A.D. L’histoire est racontée par un saint nommé Vyâsa. Un groupe de saints hommes étaient assemblés autour du vénérable ermite Vyâsa dans son ermitage sylvestre. « Puisque vous comprenez l’ordre divin éternel, » lui dirent-ils, « alors, expliquez-nous le secret de la Mâyâ de Vishnu ». « Qui peut comprendre la Mâyâ du plus grand de tous les dieux, excepté lui-même ? La Mâyâ de Vishnu nous enveloppe tous de son charme. La Mâyâ de Vishnu est notre rêve collectif. Je peux seulement vous raconter une histoire arrivée autrefois qui montre par un exemple particulier et très instructif comment Mâyâ se manifeste.

    Les visiteurs écoutèrent attentivement. Vyâsa commença : Il était une fois un jeune prince, Kâmadamana, “Dompteur de Désirs” qui, se conduisant en accord avec la signification de son nom, passait sa vie dans la pratique des austérités ascétiques les plus rigoureuses. Mais son père, désirant le marier, s’adressa un jour à lui dans ces termes :« Kâmadamana mon fils, qu’y a-t-il ? Pourquoi ne prends-tu pas une épouse ? Le mariage apporte à l’homme l’accomplissement de tous ses désirs et lui donne un bonheur parfait. Les femmes sont le fondement même du bonheur et du bien-être ; donc, mon cher fils, marie-toi» . Le jeune homme demeura silencieux, plein de respect pour son père. Mais, lorsque le roi insista et, à plusieurs reprises, le sollicita, Kâmadamana répondit : « Cher père, je me soumets, au destin que mon nom m’impose. Le divin pouvoir de Vishnu qui nous soutient et nous enveloppe, nous, et tout ce qui existe dans le monde, m’a été révélé» . Le roi s’arrêta un moment pour reconsidérer le cas, puis, adroitement, changea d’arguments. Au lieu de faire appel au plaisir personnel, il fit appel au devoir. « Un homme doit se marier, déclara-t-il, afin d’engendrer sa descendance, afin que ses aïeux dans le royaume des pères ne manquent pas d’offrandes de la part de leurs descendants et ne soient pas voués à une misère et à un désespoir incroyables » .

    « Mon cher père, dit le jeune homme, j’ai déjà vécu des milliers de vies. J’ai expérimenté des centaines de fois la mort et la vieillesse. J’ai connu le mariage et la solitude ; j’ai été brin d’herbe et buisson, reptile et arbre. J’ai vécu au milieu de troupeaux et de bêtes de proie. J’ai été brahmine, femme ou homme, des centaines de fois. J’ai partagé la félicité des demeures célestes de Shiva, j’ai vécu parmi les Immortels. En vérité, il n’y a pas une catégorie d’êtres, même surhumains, dont je n’aie pris la forme. J’ai été démon, diable ou gardien des trésors sacrés à plusieurs reprises, j’ai été un esprit des eaux de la rivière ; j’ai été une jeune fille céleste ; j’ai été aussi roi parmi les serpents-démons. À chaque fois que le cosmos se dissolvait pour être absorbé dans l’essence sans forme du Divin, je disparaissais également, et quand l’univers se recréait à nouveau, je renaissais à l’existence afin de revivre une autre série de vies. Maintes fois j’ai été victime d’une illusion d’existence et ceci même ayant une épouse ».

    « Laissez-moi vous raconter, continua le jeune homme, un événement qui m’arriva pendant ma dernière incarnation. Mon nom durant cette existence était Sutapas, “Celui dont les austérités sont bonnes”. J’étais un ascète, et ma dévotion fervente à Vishnu, le Seigneur de l’Univers, me valut sa grâce. Satisfait de l’accomplissement de mes vœux, il m’apparut, assis sur Garuda, l’oiseau céleste : “Je t’accorde une faveur, dit-il, quel que soit ton désir il sera exaucé”.

    « Si vous êtes satisfait de moi, répondis-je au Seigneur de l’Univers, faites-moi comprendre le secret de votre Mâyâ ». « À quoi te servirait la compréhension de ma Mâyâ, répondit le dieu, je t’accorderai plutôt une abondance de vie et l’accomplissement de tes devoirs et de tes .tâches sociales, toutes les richesses, la santé, le plaisir et des fils héroïques. » — « Ceci, dis-je, est ce dont je désire le plus me débarrasser, et que j’aspire à dépasser. » Le dieu continua : « Personne ne peut comprendre ma Mâyâ. Personne ne l’a jamais comprise. Il n’y aura jamais personne capable d’en pénétrer le secret. Il y a très, très longtemps vivait un divin et saint prophète nommé Nârada. Il était un fils direct du dieu Brahmâ lui-même, plein de dévotion fervente envers moi. Comme toi il mérita ma faveur et je lui apparus exactement comme je t’apparais maintenant. Je lui accordai ma faveur, et il émit le même vœu que celui que tu viens de formuler. Alors, tandis que je l’avertissais de ne pas essayer de pénétrer plus loin dans le secret de ma Mâyâ, il insista de la même façon que toi. Je lui dis : « Plonge dans l’eau là-bas et tu connaîtras le secret de ma Mâyâ. » Nârada plongea dans le bassin, il en ressortit sous la forme d’une jeune fille.

    « Nârada sortit de l’eau sous la forme de Sushila « La Vertueuse », la fille du roi de Bénarès, et peu après, alors qu’elle était dans la fleur de sa jeunesse, son père la donna en mariage au fils du roi voisin de Vidarbha. Le saint prophète et ascète, sous la forme d’une femme, connut pleinement les joies de l’amour. Quand vint son temps, le vieux roi de Vidarbha mourut, et l’époux de Sushila lui succéda. La belle reine avait de nombreux fils et petits-fils et était incomparablement heureuse.

    « Le temps s’écoulant, un différend s’éleva entre le mari et le père de Sushila, différend qui bientôt dégénéra en guerre violente. Au cours d’une unique et terrible bataille, un grand nombre de ses fils et petits-fils, son père et son mari furent tués. Lorsqu’elle apprit ce massacre elle se rendit en pleurs de la capitale au champ de bataille pour y exprimer solennellement sa désolation. Elle ordonna un énorme bûcher funéraire et y plaça elle-même les cadavres de ses parents : frères, fils, neveux et petits-fils et y déposa enfin côte à côte les corps de son mari et de son père. De sa propre main elle enflamma le bûcher avec une torche et lorsque les flammes s’élevèrent s’écria à haute voix : « mon fils, mon fils ». Puis », enfin, se jeta elle-même dans le brasier. Celui-ci se refroidit immédiatement et le bûcher se transforma en un bassin plein d’eau. Sushila se retrouva au milieu des eaux mais de nouveau sous l’aspect du Saint Nârada. Le dieu Vishnu, tenant le saint par la main, le fit sortir de l’étang cristallin.

    « Lorsque le dieu et le saint arrivèrent au rivage, Vishn. ii demanda avec un sourire mystérieux : « Quel est ce fils dont il pleurais la mort ? » Nârada demeura confondu et honteux. Le dieu continua : « Cette histoire est semblable à ma Mâyâ, triste, sombre, et maudite. Ni Brahmâ né dans le lotus, ni aucun autre d’entre les dieux, ni Indra, ni même Shiva, ne peuvent en sonder la profondeur illimitée. Pourquoi et comment pourrais-tu connaître cet impénétrable ?

    « Nârada implora alors le dieu de lui accorder la foi parfaite et la dévotion et la grâce de se souvenir de cette expérience pour tous les temps à venir. De plus, il demanda que le bassin dans lequel il était entré comme dans une source d’initiation, devînt un saint lieu de pèlerinage et que ses eaux, grâce à la présence secrète" et éternelle en elles du dieu qui y était entré pour sortir le saint, de leur profondeur magique, soient douées du pouvoir de laver de tout péché. Vishnu exauça ces pieux désirs et au même instant disparut, se retirant dans sa démeure cosmique de l’océan de lait. »

    « Je t’ai raconté cette histoire », conclut Vishnu, avant de disparaître de la même manière aux yeux de l’ascète Sutapas, « afin de t’apprendre que le secret de ma Mâyâ est impénétrable. Si tu le désires, tu peux aussi plonger dans l’eau, et tu sauras pourquoi il en est ainsi. »

    « Sur quoi, Sutapas (c’est-à-dire le prince Kâmadamana dans sà dernière incarnation) plongea dans les eaux du bassin. Comme Nârada, il en ressortit sous la forme d’une jeune fille et se trouva ainsi engagé dans une nouvelle vie. »

    Depuis la période reculée des Vêdas, jusqu’à l’Hindouisme actuel, l’eau a toujours été considérée aux Indes comme la manifestation tangible de l’Essence divine. « Au commencement tout était semblable à un océan sans lumière », est-il dit dans un hymne ancien [2]. Et depuis ce jour, un des objets de culte le plus courant et le plus simple dans le rituel quotidien est une jarre ou une cruche remplie d’eau symbolisant la présence de la divinité, et tenant lieu d’image sacrée. L’eau est regardée, pendant la cérémonie, comme la demeure, le siège (pîtha) du dieu.

    Les eaux sont une matérialisation élémentaire de l’Énergie-Mâyâ de Vishnu. Elles sont l’élément qui maintient la vie circulant dans la nature sous forme de pluie, de sève, de lait et de sang. Elles sont la substance fluide du pouvoir de changement. Par conséquent, dans le symbolisme des mythes, plonger dans l’eau signifie pénétrer dans le mystère de Mâyâ, rechercher l’ultime secret de la vie. Lorsque Nârada, le disciple humain, demande qu’on lui enseigne le secret, le dieu ne lui répond par aucune formule verbale, par aucun enseignement. Il désigne simplement l’eau comme étant l’élément d’initiation. Illimitées et impérissables, les eaux cosmiques sont à la fois la source immaculée et l’anéantissement de toutes choses.

    Par un pouvoir de transformation, l’énergie de l’abîme se déploie ou assume des formes individualisées, douées d’une vie temporaire et d’une conscience limitée. Durant un instant elle nourrit et soutient ces formes d’une sève vivifiante. Puis elle les dissout à nouveau sans merci et sans distinction, les renvoyant à l’énergie anonyme qui les a engendrées. C’est là le travail et le caractère de Mâyâ, le sein universel qui consomme tout. Cette ambivalance du redoutable-en-même-temps-que-bienveillant est un trait dominant dans tout le symbolisme et toute la mythologie hindoue. Il est essentiel au concept hindou de la divinité. Non seulement le dieu suprême et sa Mâyâ, mais chacune des divinités de l’abondant panthéon de la grande tradition est un paradoxe : possédant en même temps le pouvoir de maintenir et de détruire, de prodiguer des bienfaits et de les reprendre en détruisant.

    Les eaux de la non-existence

    Le symbolisme de Mâyâ se retrouve à nouveau développé dans un mythe magnifique où sont rapportées les aventures extraordinaires d’un grand sage, Mârkandeya ; aventures qui lui arrivèrent durant l’intervalle de non-manifestation, entre une dissolution et une émanation nouvelle de l’univers. Mârkandeya, grâce à un miraculeux et curieux accident, vit Vishnu dans une série de transformations élémentaires : d’abord sous l’apparence de l’Océan Cosmique, puis sous l’aspect d’un géant couché sur les eaux, ensuite sous celui d’un enfant divin, jouant sous l’arbre cosmique, et enfin en majestueux jars sauvage dont le souffle est la mélodie même de la création et de la dissolution du monde [3]. Le mythe commence par une description de la désintégration de l’ordre cosmique au cours du lent et irrévocable déroulement des quatre Yugas. Le Dharma sacré disparaît de la vie du monde, peu à peu, jusqu’à ce que survienne le chaos. Vers la fin, seuls la luxure et le mal remplissent les hommes, et la bonté disparaît. Pas un sage, pas un saint, personne pour exprimer la vérité, plus aucun gardien de la parole sacrée. Le brahmane, sage en apparence, n’est pas meilleur que l’insensé. Les vieillards, dépourvus de la vraie sagesse de la vieillesse, essayent de se conduire comme les jeunes, et les jeunes n’ont plus la candeur de la jeunesse. Les classes sociales ont perdu leurs vertus particulières et leur dignité. Les professeurs, les princes, les marchands et les serviteurs étalent une commune vulgarité. La volonté de s’élever vers les sommets spirituels disparaît, les liens de sympathie et d’amour se dissolvent. L’égoïsme le plus étroit règne. Des sots s’assemblent pour former une sorte de pâte gluante et désagréable. Lorsqu’on en arrive à cet état de calamités, la Cité de l’Homme, autrefois harmonieusement ordonnée, et la substance de l’organisme mondial sont irrémédiablement atteints. L’univers est mûr pour sa dissolution.

    Le cycle s’est refermé — un jour de Brahmâ s’est écoulé — Vishnu, l’Être Suprême à partir duquel le monde se développe éprouve maintenant au fond de lui la nécessité grandissante de réintégrer le Cosmos dans sa Substance Divine. Ainsi le créateur et le continuateur de l’Univers en arrive au moment où il manifeste son aspect « destructif » : il dévorera le chaos stérile et dissoudra tous les êtres, depuis Brahmâ, secret arbitre et esprit cosmique du corps universel, jusqu’au dernier brin d’herbe. Les collines et les rivières, les montagnes et les océans, les dieux et les titans, les démons et les esprits, les animaux, les êtres célestes et les hommes, tous sont absorbés par le Suprême.

    Vishnu commence son dernier et terrible travail en déversant son énergie illimitée dans le soleil. Il devient le soleil lui-même. Avec violence, dévorant les rayons, il réabsorbe chaque être animé. Le monde entier se tarit et se dessèche, la terre se fend, et par les fissures profondes un feu mortel de chaleur engloutit les eaux divines. Lorsque toute la sève vitale s’est retirée, à la fois du corps cosmique en forme d’œuf, et de tous les corps de ses créatures, Vishnu devient le vent cosmique qui donne la vie, et il retire de toutes les créatures le souffle qui les anime. Semblable à des feuilles mortes, la poussière de l’univers se précipite dans le cyclone. La chaleur du frottement met le feu au tourbillon de matières inflammables : le dieu est devenu feu. Le tout devient un énorme brasier, qui, peu après, se transforme en cendres chaudes. Finalement, Vishnu, sous forme d’un grand nuage, répand une pluie torrentielle, douce et pure comme du lait, pour éteindre le’ brasier du monde. Le corps meurtri et brûlant de la terre connaît enfin l’adoucissement définitif, l’extinction finale, le Nirvana. Par l’inondation du dieu-devenu-pluie, la terre redevient l’océan primitif d’où elle était sortie, à l’aube universelle. Le sein fécond de l’eau recueille les cendres de toute la création. Les derniers éléments se mélangent dans un liquide indifférencié, duquel ils étaient sortis autrefois. La lune, les étoiles se dissolvent, la marée montante devient une étendue d’eau illimitée. Ceci constitue l’intervalle d’une nuit de Brahmâ. Vishnu dort. Comme une araignée qui sécrète son fil, le dieu consume à nouveau la trame de l’univers, et l’absorbe en lui-même. Seul au-dessus de la substance- immortelle de l’océan, figure géante, en partie immergée, en partie dans les flots, il prend son plaisir dans le sommeil. Il n’y a personne pour le voir, personne pour le comprendre. Aucune connaissance de lui n’est possible, exceptée celle qu’il a de lui-même.

    Ce géant, “Seigneur de Mâyâ”, et l’Océan cosmique sur lequel il est étendu sont la double manifestation d’une même essence. Car l’océan, aussi bien que la forme humaine, est Vishnu. De plus, comme dans la mythologie hindoue, le symbole de l’eau est le serpent (nâga), Vishnu est normalement représenté étendu sur les replis d’un serpent prodigieux, son animal symbolique préféré, le serpent Ananta (« sans fin »). De sorte que Vishnu est non seulement la forme anthropomorphique, et l’élément infini, mais aussi le reptile. C’est sur l’Océan-Serpent de sa propre substance immortelle que s’écoule la nuit universelle de l’Homme Cosmique. À l’intérieur du dieu est le cosmos, semblable à un enfant dans le sein de sa mère ; et là, tout est ramené à une perfection première. Quoique au dehors il n’existe que les ténèbres, à l’intérieur du divin rêveur une vision idéale de l’univers se développe. Le monde sortant de sa décadence, de sa confusion et de son désastre, reprend son cours harmonieux. Et c’est durant cet intervalle magique que survient (suivant la légende) un événement fantastique. Un saint homme nommé Mârkandeya erre à l’intérieur du dieu, sur la terre paisible, comme un pèlerin sans but, regardant avec joie la vision idéale du monde. Ce Mârkandeya est une figure mythique bien connue, un saint doué d’une vie sans fin. Il est vieux de plusieurs milliers d’années mais toujours vigoureux et d’esprit alerte. Se promenant maintenant à l’intérieur du corps de Vishnu, il visite les saints ermitages, édifié par les travaux des sages et de leurs disciples. Il s’arrête aux sanctuaires et aux lieux saints pour rendre hommage, et son cœur se réjouit de la piété des régions qu’il parcourt.

    Mais, tout à coup, un accident survient, au cours de sa promenade sans fin et sans but ; le vigoureux vieillard tombe, par inadvertance, au dehors de la bouche du dieu-qui-contient-tout. Vishnu dort, les lèvres entr’ouvertes, il respire avec un souffle profond, sonore, rythmé, dans l’immense silence de la nuit de Brahmâ. Et le saint étonné, tombant des lèvres géantes du dormeur, plonge la tête la première dans l’Océan cosmique. D’abord, par l’effet de la Mâyâ de Vishnu, Mârkandeya ne voit pas le géant endormi, mais seulement l’Océan obscur, s’étendant très loin dans la nuit sans étoiles qui embrasse tout. Il est pris de désespoir et d’épouvante. Pataugeant dans l’eau noire, il s’arrête pour réfléchir et commence à douter. « Est-ce un rêve ? Ou suis-je sous le charme d’une illusion ? En vérité, cette aventure, extrêmement étrange, doit être le produit de mon imagination. Car le monde tel que je l’observais ne mérite pas un anéantissement comparable à celui qu’il semble avoir subi soudain. Il n’y.a plus de soleil, de lune, de vent. Les montagnes ont disparu, la terre s’est évanouie. Quel est cet univers dans lequel je me trouve ? » Ces réflexions pénétrantes du saint sont une sorte de commentaire de l’idée de Mâyâ, du problème « Qu’y a-t-il de réel ? » à la manière dont les Hindous le conçoivent. La « réalité » est une fonction de l’individu. Elle est le résultat des vertus particulières et des limitations de la connaissance individuelle. Pendant que le saint circulait à l’intérieur du géant cosmique, il avait aperçu une réalité qui lui semblait conforme à sa nature, et qu’il considérait solide et substantielle. Cependant, c’était seulement un rêve ou une vision à l’intérieur de l’esprit du dieu endormi. Au contraire, pendant la nuit des nuits, la réalité de la substance élémentaire du dieu apparaît comme un mirage troublant pour la connaissance humaine du saint. « C’est impossible », pense-t-il. « Cela ne peut pas être réel. »

    Le but des doctrines de la philosophie hindoue, et de l’entraînement des pratiques yoga, est de dépasser les limites de la connaissance individualisée. Les récits mythologiques sont des moyens pour communiquer la sagesse des philosophes, et pour exposer sous une forme populaire et imagée les expériences et les résultats du Yoga. Faisant directement appel à l’imagination et à l’intuition, ces récits sont accessibles à tous, comme interprétation de l’existence. Ils ne sont pas clairement commentés ni expliqués. Les dialogues des principaux personnages contiennent des passages d’exposé philosophique et d’interprétation, mais l’histoire elle-même n’est jamais expliquée. Il n’y a aucun commentaire explicite de la signification de l’action mythologique. Le récit touche l’auditeur en faisant appel à son intuition et à son imagination créatrice. Il provoque et alimente l’inconscient. Par une description d’événements plutôt que par des mots, la mythologie de l’Inde remplit sa fonction en tant que véhicule populaire de la sagesse ésotérique de l’expérience du Yoga, et de la religion orthodoxe. L’effet de ces récits est assuré parce qu’ils ne sont pas le fruit d’expériences et de réactions individuelles. Ils sont produits, conservés et contrôlés par le travail collectif et la pensée de la communauté religieuse. Ils fleurissent grâce à l’approbation constante des générations successives. Ils sont remodelés, réadaptés, présentés avec une nouvelle signification, grâce à un procédé de création anonyme, et à une approbation collective et intuitive. Ils agissent particulièrement à la surface du subconscient, en frappant l’intuition, le sentiment et l’imagination. Les détails s’impriment d’eux-mêmes dans la mémoire, s’infiltrent et forment les plus profondes stratifications de l’âme. Lorsqu’on y songe, les épisodes significatifs sont capables de suggérer différentes interprétations, suivant les expériences et les besoins vitaux de chaque individu.

    Les mythes et symboles de l’Inde se refusent à être intellectualisés et fixés dans des significations arrêtées. Un tel procédé ne ferait que les stériliser et leur enlever leur magie. Car ils sont d’un type plus archaïque que ceux de la littérature grecque, qui nous sont familiers (Les dieux et mythes d’Homère, les héros des tragédies athéniennes d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide). Ces derniers ont été façonnés par de grands esprits poétiques et sont en partie des créations individuelles ; en cela ils se rapprochent de nos tentatives modernes de se servir des formes traditionnelles. Ainsi que nous le voyons dans les ouvrages de Shelley et de Swinburne, ou surtout dans Wagner, il y a toujours dans les productions post-homériques des Grecs un essai pour donner aux vieux mythes des significations neuves, et de nouvelles interprétations de l’existence, basées sur l’expérience individuelle. Par contre, dans les mythes de l’Inde nous trouvons une sagesse collective et intuitive d’une civilisation sans âge, anonyme et multiforme. On doit donc hésiter avant de proposer l’explication d’un mythe hindou. Car le fait de donner une explication risque d’empêcher de dégager d’autres points de vue. Des détails qui sont familiers à un auditeur hindou, car ils font partie de son expérience et de sa tradition, sont étrangers au lecteur occidental, et doivent être expliqués. Cependant il faut renoncer autant que possible à formuler des interprétations définitives. Par conséquent nous devons respectueusement laisser parler par elle-même l’histoire de Mârkandeya.

    Le saint, perdu.au milieu de cette vaste étendue d’eau et sur le point de désespérer, fut enfin instruit de la présence du dieu endormi. Cette connaissance le remplit d’étonnement et de joie. En partie immergée, la forme énorme ressemblait à une chaîne de montagnes sortant des eaux, elle brillait d’un merveilleux éclat intérieur. Le saint nagea vers elle, afin de l’examiner de plus près, et il allait ouvrir les lèvres pour s’enquérir, lorsque le géant le saisit, l’engloutit promptement, et il se retrouva dans son paysage familier de l’intérieur. Ainsi rendu brutalement au monde harmonieux du rêve de Vishnu, Mârkandeya fut rempli d’une grande confusion. Il ne pouvait plus envisager sa brève mais inoubliable expérience comme une sorte de vision. Cependant, et paradoxalement, lui, l’être humain, incapable de concevoir une réalité surpassant les facultés d’interprétation de sa connaissance limitée, il se trouvait maintenant compris à l’intérieur de l’Être divin, comme un personnage de ce rêve universel. Ainsi, pour Mârkandeya qui avait la faveur subite d’avoir la vision de l’Être Suprême existant en lui-même et par lui-même dans sa solitude, contenant tout, dans sa quiétude, cette révélation ne semblait être elle-même qu’un rêve. Mârkandeya, de retour, reprit son ancienne vie. Comme jadis, il parcourut en pèlerin la terre immense. Il observa les Yogis pratiquant leurs austérités dans la solitude des forêts. Il félicita les rois qui offraient des sacrifices coûteux et faisaient des dons rares et précieux aux brahmines. Il observa les brahmines qui officiaient pendant les sacrifices rituels, et il vit que ceux-ci recevaient de généreuses offrandes, en récompense de leurs effets magiques. Il vit toutes les castes remplissant pieusement leurs devoirs, il vit le déroulement des quatre étapes de vie parmi les hommes [4].

    Satisfait de cet état idéal, Mârkandeya se promena paisiblement une autre centaine d’années. Puis, une fois encore, par inadvertance, il glissa de la bouche du dormeur, et tomba dans une mer noire comme de la poix. Cette fois-ci, au milieu de l’horrible obscurité et du désert d’eau et de silence, il aperçut un petit enfant lumineux, un garçonnet divin, paisiblement endormi sous un figuier. Puis, par un effet de Mâyâ, Mârkandeya vit ce petit garçon solitaire jouant gaiement et sans peur au milieu du vaste Océan. Le saint fut rempli de curiosité, mais ses yeux ne pouvaient supporter l’éblouissante splendeur de l’enfant, aussi resta-t-il à une certaine distance, réfléchissant tout en se maintenant à la surface de l’abîme Mârkandeya se disait : « Il me semble avoir vu autrefois quelque chose de ce genre, il y a longtemps, très longtemps. Mais, au même moment, il prit conscience de la profondeur insondable de l’Océan sans rivage et fut saisi d’une frayeur qui le glaça. Le dieu, sous l’apparence du Divin Enfant, s’adressa doucement à lui : « Sois le bienvenu, Mârkandeya. » La voix avait la douce profondeur du son mélodieux que fait une pluie attendue. Le dieu le rassura : « Sois le bienvenu, Mârkandeya. Ne sois pas effrayé, mon enfant. Ne crains rien. Viens ici ».

    Le saint vieillard sans âge, aux cheveux blancs, ne se souvenait plus qu’on l’eût jamais appelé enfant, ou qu’on l’eût simplement interpellé par son prénom sans le faire précéder d’une appellation respectueuse faisant allusion à sa sainteté ou à sa naissance. Il en fut profondément offensé. Bien que las et fatigué, il s’emporta : « Qui donc a l’audace d’ignorer ma dignité et mon caractère saint et de faire si peu de cas du trésor de pouvoir magique que j’ai accumulé grâce à mes austérités ascétiques ? Quel est celui qui insulte mon âge vénérable, égal à 1.000 ans (à la manière dont les dieux comptent les années) ? Je ne suis pas habitué à cette sorte de traitement offensant. Même les plus grands dieux me considèrent avec un respect exceptionnel. Brahmâ lui-même n’oserait pas m’aborder de cette manière irrévérencieuse. Brahmâ s’adresse à moi courtoisement : « O toi, celui qui a vécu longtemps », m’appelle-t-il. « Qui donc maintenant va au-devant du malheur et se jette lui-même aveuglément dans un abîme de destruction, et perd sa vie en m’appelant uniquement Mârkandeya ? Qui mérite la mort ? »

    Lorsque le saint eut ainsi exprimé sa colère, l’Enfant Divin reprit son discours sans se troubler : « Enfant, je suis ton parent, ton père et aîné, l’Être primordial qui accorde toute vie. Pourquoi ne viens-tu pas vers moi ? Je connaissais bien ton père, il pratiquait de sévères austérités dans les temps jadis, afin d’engendrer un fils. Il gagna ma faveur. Satisfait de sa parfaite sainteté, je lui promis de réaliser le désir qu’il voudrait exprimer, et il me demanda que toi, son fils, fusses doué d’une force de vie inépuisable, et que tu ne vieillisses pas. Ton père connaissait le centre secret de son existence, et tu en es le rejeton. C’est pourquoi tu jouis maintenant du privilège de me voir, couché sur les eaux cosmique^ originelles, contenant tout, et en même temps jouant ici comme un enfant sous un arbre ». Le visage de Mârkandeya s’éclaira de joie. Ses yeux s’agrandirent comme des fleurs qui s’épanouissent. Avec humilité, il s’inclina et pria : « Apprenez-moi le secret de votre Mâyâ, le secret de votre apparition, maintenant, comme un enfant couché et jouant dans la mer infinie. Seigneur de l’univers, par quel nom êtes-vous ctfnnu ? Je vous crois l’Être Grand parmi tous les êtres. Car qui d’autre pourrait exister lorsque vous existez ? »

    Vishnu répondit : « Je suis l’Homme Cosmique Primordial, Nârânaya. Il est l’océan. Il est le premier être. Il est la source de l’univers. J’ai mille faces. Je me manifeste dans la plus sainte des saintes offrandes. Je me manifeste dans le feu sacré qui porte les offrandes "des hommes sur la terre, aux dieux qui sont dans le ciel, en même temps je me manifeste comme le Seigneur des Eaux portant le costume d’Indra le roi des dieux ; je suis le premier de tous les Immortels. Je suis le cycle de l’année qui engendre toute chose et la détient. Je suis le divin Yogi, le magicien et le jongleur cosmique qui produit de merveilleux artifices d’illusion. Les illusions du Yogi cosmique sont les Yugas, les âges du monde. Cette manifestation du mirage et de la marche phénoménale de l’univers est l’œuvre de mon génie créateur.

    Mais en même temps je suis le tourbillon, le destructeur qui engloutit à nouveau la manifestation et met fin à la succession des Yugas. Je mets un terme à tout ce qui existe, mon nom est Mort de l’Univers ». Par cette révélation de Vishnu il semble que Mârkandeya ait été plus privilégié que Nârada. Les deux saints plongèrent dans l’eau, aspect substantiel de la Mâyâ de Vishnu, Nârada intentionnellement, Mârkandeya par inadvertance. A chacun d’eux les eaux révélèrent « l’autre côté », l’aspect totalement différent », le totaliter aliter. Mais Nârada, avec sa dévotion fervente et son abandon (bhakti) étant apparemment dans des rapports familiers avec l’essence secrète du dieu, fut projeté dans une autre existence, et un autre enchevêtrement de souffrances et de joies terrestres. Cette transformation le lia de ces mêmes liens, qu’il s’était efforcé d’ignorer et de vaincre au moyen ^le son ascétisme fervent. Les eaux lui montrèrent la partie inconsciente de son être, lui dévoilant des désirs qui étaient toujours vivaces en lui, mais que sa concentration d’esprit vers un but unique avait refoulés. « Tu n’es pas ce que tu imagines être » fut la leçon que lui donna cette expérience étonnante, pendant l’instant où il se trouva submergé [5].

    Mârkandeya était un saint homme au caractère différent. Constituant une partie du rêve du monde à l’intérieur du corps du dieu dormant, il était seulement un des personnages de ce rêve ; toutefois, il était satisfait par son rôle de saint pèlerin, et se trouvait récompensé par la vue de l’état idéal des affaires de ce monde. Il ne ressentait aucun besoin précis de sortir du charme de Mâyâ, et de pénétrer dans le mystère du mirage. Lorsque Mârkandeya glissa hors de la bouche du dieu, il se sépara de l’existence pour autant que l’existence est intelligible et supportable. Il se trouva confronté avec le Grand Néant, et le Désert de l’Océan sans rivage, Le monde qui lui était familier s’était évanoui. Grâce à un événement inattendu, il expérimentait deux aspects contradictoires et incompatibles de la même essence et, comme son esprit humain n’arrivait pas à joindre ces contradictions, Vishnu lui-même lui enseigna l’identité des contraires, l’unité fondamentale de chaque chose en Dieu. Issu de son Unique Substance, se développant et périssant en Dieu, tout disparaît à nouveau dans la Source Première.

    Vishnu enseigne l’identité des contraires, tout d’abord, en apparaissant lui-même sous la forme d’un enfant, sans peur, quoique seul et perdu dans l’immensité de la nuit sans étoiles ; ensuite, en s’adressant au vieillard, en l’interpellant « Mon enfant », et en l’appelant par son prénom comme un parent ou un vieil ami, bien que le rencontrant apparemment pour la première fois. Le secret de Mâyâ est l’identité des contraires. Mâyâ est une manifestation simultanée et successive d’énergies qui sont en désaccord, se développant en se contrariant, et en se détruisant l’une l’autre : création et destruction, évolution et dissolution, le rêve idyllique de la vision intérieure du dieu et le néant désolé, la terreur du vide, la peur infinie. Mâyâ représente le cycle complet de l’année, créant et détruisant tour à tour. Cet et, unissant des incompatibles, exprime le caractère fondamental de l’Être Supérieur qui est le Seigneur, celui qui a le Pouvoir sur Mâyâ, et dont l’énergie est Mâyâ. Les contraires ont une même essence, et sont deux aspects du même Vishnu. C’est ce que le mystère essaye de révéler aux Hindous.

    ► Heinrich Zimmer, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949. (trad. par Claude Servoise)

    [1] Le plus ancien document classique relatif au Bhakti-Mârga, cette humble soumission du cœur à la grâce infinie de l’Être Suprême, est la Bhagavad-Gîtâ. Ces moyens ou techniques (Mârga) étaient observés à des époques très anciennes, lorsque le Dharma était plus actif dans l’univers et dans l’homme. Ils ne concordèrent plus du tout avec les besoins de l’homme dans le Kali Yuga. Karma-Mârga, la voie de l’activité rituelle et professionnelle et Jnâna-Mârga, la conception intuitive du divin et son identité avec le moi intérieur, se rapportent alors aux techniques du Bhakti-Mârga, la voie de la fervente dévotion. Le dévot s’humilie lui-même avec un pieux amour devant la personnification du divin, représentée par Vishnu, en particulier dans les incarnations ou avatâras : Krishna et Râma. Bhakti signifie littéralement « participation » « part » ; le Bhakta est celui qui se donne à la divinité ; et ce don de lui-même implique l’amour ainsi que l’exprime Mîrâ Bâi dans ces vers bien connus : « J’ai donné totalement, mesuré jusqu’au dernier grain, Mon amour, ma vie, mon âme, mon tout… » (Note de A. K. Coomaraswamy)

    [2] Rig Vêda, X, 129, 3. Voir aussi 1b, X, 121, 8,Shatapatha Brahmana, XI, I, 6, 1, etc.

    [3] Matsya Purâna, CLXVII, 13-25.

    [4] Les quatre étapes (âshrama) sont décrites dans l'article de A. K. Coomaraswamy (NDLR).

    [5] La représentation imagée du mythe hindou demande une compréhension intuitive et circonspecte des termes de psychologie (psychologie du conscient et de l’inconscient). Parmi les différentes interprétations, cette façon de raisonner est recommandée pour Mâyâ, qui est autant un terme psychologique que cosmique. Les formes différenciées et individualisées de l’univers (comprenant la terre aussi bien que les sphères plus élevées ou plus basses des cieux et des mondes souterrains) sont soutenues par l’élément fluide et informe de l’abîme. Tout a été conçu et s’est développé à partir de ce fluide primaire, et, maintenu grâce à lui. De même, notre individualité, notre personnalité consciente, la psyché que nous connaissons (le rôle que nous jouons, soit dans la société, soit dans la réclusion) est soutenue, tel un microcosme mental et émotionnel dans l’élément fluide de l’inconscient. Ce dernier représente des possibilités en grande partie inconnues de nous-même, distinctes de notre être conscient ; c’est un domaine beaucoup plus vaste, beaucoup plus extraordinaire que notre personnalité connue, et qui, pourtant, la supporte, en constitue le fondement, et l’imprègne tel un fluide qui donne la vie (en même temps qu’il apporte le trouble). L’eau représente l’élément de cette conscience profonde, et contient toute chose — tendances et aspirations — que la personnalité consciente s’efforçant d’atteindre à la sainteté parfaite, dans le cas de Nâfada, a voulu ignorer, et a rejetée. Elle représente l’immense et trouble possibilité de la vie et de la nature qui existe au fond de l’individu, bien que tout à fait à part de l’être conscient perçu et réalisé.

     

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    Aspects de la psychothérapeutie hindoue

    La parenté qui existe entre les enseignements hindous sur la conduite spirituelle (connue sous le nom de Yoga), et la psychologie est incontestable. Aussi l’étude de la discipline spirituelle hindoue présente-t-elle le plus grand intérêt pour les psyçhothérapeutistes occidentaux. Toutefois, lorsqu’il s’agit de l’Inde, il semble préférable de ne point parler de psychothérapeutie mais plutôt de psycho-diététiques. La science médicale hindoue, érigée sur les principes de la pathologie humorale, est en effet une science de la vie et des diététiques, qui ne cherche pas essentiellement à guérir les malades mais à maintenir la santé des bien-portants et à guider le genre humain à travers la vie.

    Il est de règle dans l’Inde de considérer qu’il existe un lien permanent entre le guide et celui qui est guidé, entre l’élève et le maître, le Guru ; tandis que des rapports semblables entre patient et médecin, en Occident demeurent plutôt problématiques. Le Guru, ou guide spirituel, est librement choisi. Une fois rencontré on ne peut l’éviter. Autrement dit, il est une nécessité. Avant tout, parce qu’il remplit les fonctions de père et de grand-père dans la famille, et aussi parce qu’en capacité de grand-prêtre il assiste à toutes les fêtes et cérémonies qui ont lieu au cours de l’année, aidant de ses conseils et de sa “magie” l’exécution des sacrements et la conjuration du destin. On est donc toujours absolument fidèle au Guru. Il est l’incarnation de la sagesse collective transmise par les ancêtres, l’incarnation d’une sphère plus haute qui peut nous mener à travers les vicissitudes de la vie. Le Guru est censé transmettre à son élève une connaissance nouvelle de son propre soi et lui révéler sa nature véritable. Il renaît ainsi en lui suivant d’anciens rites que l’on retrouve chez de nombreux peuples. Le fait le plus caractéristique de cette relation entre maître et élève est sa persistance jusqu’à la mort.

    La psychothérapeutie hindoue en tant qu’enseignement psychique se poursuit durant toute la vie en une succession de sacrements, de rites, d’initiations, d’étapes (ou quel que soit le nom que l’on donne à ces multiples pratiques et coutumes) qui s’emparent de l’être humain dès sa naissance et l’accompagnent jusqu’à sa mort. Pour être exact, l’enseignement débute même avant la naissance, bien plus encore : avant la conception. Il confère ainsi à l’être humain, à chaque tournant naturel et prédestiné de sa vie, un but ét une orientation nouvelle qui le conduiront à travers les climats variés des étapes de son existence.

    Outre cet arbre vertical à branches multiples de coutumes nous apercevons, poussant parallèlement à la ligne de vie de l’individu, un filet horizontal de pratiques similaires réglant son comportement vis-à-vis du groupe, tels que la famille, le village, la corporation et la caste. Les Santals Dravidiens, par exemple, célèbrent une réunion de famille périodique. Bushan, dans son ouvrage Coutumes des Peuples, nous raconte en quoi elle consiste : La famille entière s’enferme dans sa propre maison, chaque membre se bouche les oreilles avec du coton, et à un signal donné, ils se lancent mutuellement les pires injures qui leur passent par la tête. Personne, évidemment, n’entend l’autre et cet exercice dure jusqu’à épuisement. M. Bushan termine son exposé en faisant remarquer que les Santals sont incapables de donner une explication quelconque sur l’origine de cette étrange coutume que l’on croit cependant très ancienne. Apparemment, elle est un remède courant de la psycho-diététique dravidienne contre ce genre de conflit psychique que Jung nomme le “Drame Familial”. Ces petits exercices thérapeutiques doivent être répétés de temps en temps ; ils sont utiles durant toute l’existence. Ils représentent une sorte de régime préventif et cathartique de l’âme, destiné à rétablir son équilibre et à éviter ainsi, suivant les conceptions hindoues, la mort prématurée de l’âme-oiseau dans la cage du corps. Cette attitude rituelle indienne semble avoir été universelle. Toutes les grandes cultures, sauf le puritanisme protestant, possèdent des réseaux étendus de rites et de sacrements touchant la conduite spirituelle. Ils servent à rétablir sans cesse l’équilibre nécessaire entre les hauts et les bas de la vie humaine afin d’éviter les souffrances et les maladies de l’âme.

    En pratique, le psychothérapeutiste est souvent mis en présence de cas où ces vénérables systèmes n’offrent plus d’efficacité. Aussi est-il souvent inutile d’essayer de renvoyer un patient à la sagesse directrice des sacrements catholiques car il a élevé autour de lui une barrière qui ne leur permet plus d’agir. En effet, l’homme moderne occidental est en train de détruire les plus anciennes formes de sacrements et ceux-ci perdent pied lentement mais sûrement. Cependant, le monde occidental donne en même temps naissance à des forces salutaires qui agiront comme antidote à cette destruction. Tout ceci nous permet d’avoir une vue d’ensemble plus vaste sur l’avenir et les possibilités de la psychothérapeutie et de retrouver des possibilités de contact avec la sagesse de l’Asie et les anciens peuples de tous les temps. Ce sont ces possibilités que j’essaierai d’esquisser brièvement dans cet article.

    L’Inde possède une ligne de conduite spirituelle aussi rigoureuse que la routine journalière du corps. Elle sert l’individu durant toute son existence et rien ne lui échappe. Prenons, par ex., le Kâmasûtra qui, à la lumière de ces réflexions, se libérera facilement de la réputation “douteuse” dont les préjugés bourgeois de l’ère victorienne avaient cru bon de le doter. Il contient un enseignement révélé dont le lecteur occidental ne se rend pas compte, et qui est destiné à prévenir certaines difficultés et certaines misères de la vie. conjugale hindoue. Cette sagesse doit permettre à des époux peu faits pour s’entendre et s’harmoniser, de trouver un parfait bonheur et une complète satisfaction mutuelle. Elle représente également un régime pour les sens et pour l’âme de façon à les rendre moins vulnérables aux déceptions, aux blessures, et aux refroidissements, qui peuvent se produire durant le mariage et éviter les catastrophes. Dans notre monde occidental les victimes de ces catastrophes, tout en cherchant l’aide d’un psychothérapeutiste, ignorent complètement les origines du mal. Aussi pourrions-nous appeler le Kâmasûtra une diététique de la psyché dans le domaine de l’érotisme, remplaçant utilement la thérapeutie à laquelle on recourt quand le mal est accompli. Prévenir le mal plutôt que le guérir telle est l’essence même des nombreux rites que le Guru accomplit dans la famille.

    La maternité est le but et l’accomplissement de la femme hindoue. Porter des fils dans son sein est une tâche sacrée et la justification même de son existence. Aussi, la femme stérile est une abhorration pour ses proches et une honte pour elle-même. Une femme qui n’a pas de fils doit supporter sans se plaindre qu’une rivale donne à son mari ce qu’elle-même a été incapable de lui apporter. Se détacher ensuite de ces fils-accomplissement-de-sa-vie, au moment où ils n’ont plus besoin de sa protection maternelle ; rompre ce lien étroit et fort qui les unit est souvent un déchirement aussi grand pour l’enfant que pour la mère. La femme doit par conséquent apprendre de bonne heure à pouvoir se séparer du fruit de sa vie et de son corps. Pour y parvenir sans heurt, le Guru la guide à travers un rituel qui débute vers l’âge de cinq ans et se termine au moment où l’enfant rejoint le cercle des adultes. Ce rite, qu’on pourrait appeler “don du fruit”, constitue le sevrage de l’enfant et le Guru y représente, en vertu de sa haute autorité l’implacable exigence de la vie et du monde extérieur, ces exigences qui ne peuvent être apaisées que par des sacrifices. La femme doit lui sacrifier symboliquement les choses auxquelles elle tient le plus, et ceci non seulement une fois mais à plusieurs reprises au cours de sa vie. Elle commence par lui offrir des fruits, ceux qu’elle aime le plus, tout en jeûnant elle-même. Après les fruits viennent les métaux, d’abord les moins précieux et, pour finir, l’or. (L’or qui fait partie de ses bijoux personnels représente, avec ses vêtements, le seul bien dont la femme hindoue dispose en propre.) La série des sacrifices atteint son point culminant dans une célébration où l’assistance, composée des éléments mâles de la famille et de représentants de diverses castes, symbolisant le monde, accepte le sacrifice du fils par la mère. Celle-ci offre ensuite un festin à la compagnie tout en continuant à jeûner et à se priver d’eau durant toute la journée.

    Suivant l’esprit analytique occidental, la mère est souvent comparée à une araignée tissant des liens trop étroits entre elle et l’enfant, obstacles à son développement. Le rite hindou est une sorte de psychologie dirigée dont le but est précisément d’empêcher cet état de choses. Un élément important du rite, ainsi que de beaucoup d’autres parmi les usages hindous, est constitué par les récits mythiques que le Guru raconte à la mère. Dans ces récits il s’agit d’une femme qui doit faire le sacrifice de ce qu’elle aime le plus et jusqu’à sa vie même afin d’accomplir des miracles. Ce genre de récits est un moyen classique employé par les psycho-diététistes hindous. Non seulement ils satisfont les désirs d’amusement et le besoin de s’instruire des masses illettrées qui vivent au sein de cette vénérable culture (remplaçant les feuilletons de nos journaux et les articles de science populaire), mais ils tendent à un but plus élevé. Ayant été créés par ce qu’il y a de plus personnel et de plus intime dans l’esprit collectif du peuple, et distillés à travers les générations, ils s’adressent directement à l’inconscient dont ils suivent les formes et la logique (souvent ils semblent même avoir été empruntés aux rêves).

    Aux Indes, cette tradition orale remplit le même but que tous les véritables théâtres collectifs, comme c’était le cas pour les tragédies attiques et les théâtres d’ombres javanais qui, durant des nuits entières, jouent des scènes bien connues tirées du Râmayana. C’est une catharsis collective et un enseignement psychologique rendu visible par les exploits et les souffrances des héros symboliques dans lesquels l’inconscient collectif des spectateurs reconnaît ses propres archétypes.

    Un excellent exemple de ce genre de psychothérapeutie individuelle nous est fourni dans l’Inde sous la forme du récit sans fin de Shéhérazade qui, grâce à l’effet bienfaisant des contes des Mille et une Nuits, réussit à guérir le pauvre Sultan de la terrible aversion qu’il vouait aux femmes, faisant ainsi disparaître son complexe d’infériorité sexuelle contracté au moment où il trouva son épouse favorite dans les bras d’un énorme Maure. La sagesse ’des ancêtres inspira la vaillante Shéhérazade et lui souffla à l’oreille les contes et les fables qui devaient débarrasser le Sultan de son malheureux état égocentrique.

    Chez nous également il suffit de raconter parfois certains mythes, hindous ou autres, pour éveiller l’inconscient de l’auditeur à une activité productive. Ce genre d’expérience nous donne une utile leçon de psychothérapeutie. Un point à ne pas négliger dans la psychologie hindoue est le fait que les processus inconscients qu’on désire diriger et contrôler furent nourris par les mythes ou les images symboliques. Us n’ont pas été la proie des forces chaotiques qui s’élèvent dans l’inconscient lorsqu’il est livré entièrement à lui-même. On trouve là une certaine similitude avec les pratiques catholiques, et spécialement avec celles des Jésuites ; chacune d’elles contient des thèmes canoniques qui doivent être sentis et visualisés afin d’imprégner profondément l’âme de l’adepte.

    La psychanalyse a fait de l’inconscient le pivot des méthodes psychothérapeutiques. La science a pris ainsi pour un de ses objets cette entité qui avait déjà eu sa place d’honneur dans le jeu psychologique des forces, du temps où Goethe et les Romantiques firent par leurs œuvres un puissant contrepoids à la précédente période de Lumière. Dans les enseignements de Freud les processus inconscients apparaissent comme des forces diaboliques, tandis que dans la psycho-analyse elles se sont beaucoup plus développées dans la direction déjà suggérée par les Romantiques : elles sont devenues ce qu’on pourrait appeler les grandes forces démoniques, maléfiques et bénéfiques, claires et obscures, à la fois.

    Il dépend maintenant de nous-de dégager le côté de l’inconscient qui deviendra visible. Cette partie de notre être rejetée et méprisée est de nouveau admise et réintégrée après une longue éclipse qui débuta avec la Renaissance et durant laquelle l’homme moderne se consacra exclusivement au culte de la pensée rationnelle et à la discipline consciente de. la volonté, désirant édifier, sur cette base une personnalité harmonieuse. Après s’être libéré des entraves du moyen âge, il avait besoin d’un puissant support moral, de manière à fortifier son être pour assumer les responsabilités de son nouveau comportement. Dès lors, la psychologie officielle de cette époque devait souligner la partie consciente de l’être par opposition à l’inconscient ; celui-ci, de par son fonctionnement irrationnel, ne pouvant assumer aucune responsabilité. Il demeura, par conséquent, ignoré et méprisé, sa sphère d’influence réduite à une part aussi minime et insignifiante que possible.

    Dans l’Inde, cette liberté de l’homme moderne est inconnue. L’Hindou est personnellement responsable, car le Dieu des Védas punit le mensonge et l’incroyance, allant jusqu’à se venger des péchés commis dans les rêves. Aussi, l’inconscient occupe un vaste territoire dans le royaume de l’âme hindoue. En Occident, au contraire, sa redécouverte le fait paraître neuf et singulier — au point que. nous en sommes encore complètement bouleversés, et il s’en faut de beaucoup que nous ayons épuisé le sujet. C’est la raison pour laquelle l’esprit bourgeois du XIXe a qualifié de “diaboliques” l’inconscient et les méthodes psycho-analytiques. C’est aussi ce qui explique la manière diplomatique et attentive, presque mélangée de terreur, avec laquelle la psychologie analytique se réfère aux manifestations de l’inconscient. La contemplation de ces profondeurs nous donne le vertige… C’est en tout cas l’impression que nous retirons de l’examen des rêves et des dessins produits par les patients analysés et nous devons en conclure que ce sentiment correspond à l’état véritable de la psychologie de l’homme occidental qui se sent effrayé, nerveux, et timide vis-à-vis de ces forces dont il a longtemps essayé de nier l’existence.

    L’Hindou connaît ce monde à fond. Il ne s’y noie pas. Au contraire, il y vit comme un poisson dans l’eau. Il n’a pas encore introduit dans ce domaine les sèches méthodes rationnelles ni les techniques de la science, qui privent notre monde de ses dieux alors qu’ils forment le contenu et le fondement de notre existence à un point tel que nier leur importance équivaut à nous faire passer pour fous ou complètement stupides. Les résultats de l’analyse des patients, en Occident, leurs dessins ou leurs visions, tels que les dangers, les serpents, les tigres rapaces, les flots débordants, les araignées venimeuses, etc. sont bien connus de l’Hindou — ils font partie de son monde religieux. Il suffit pour s’en assurer, de jeter un coup d’œil sur l’extrême variété des symboles et des images que possède l’Hindouisme. Mais à l’opposé de nous, l’Hindou y trouve un grand nombre de choses inconnues à notre science et à notre technique. Les forces et les images qui habitent les profondeurs de sa nature inconsciente se répètent sans cesse sur les autels de sa demeure, les murs et la décoration de ses temples. Parfois elles s’offrent à lui sous une forme qui inspire la terreur et parfois elles sont déformées et caricaturées comme dans les énormes images bariolées que les fidèles promènent à travers les rues lors des processions annuelles. Ces célébrations ne sont pas de ridicules plaisanteries comme nos carnavals de Nice ou de Cologne ; elles représentent bien plus que cela. Elles satisfont le désir ardent de l’homme religieux qui voit enfin devant lui des choses qui depuis longtemps lui sont familières par les enseignements et les images mais tout à coup manifestées comme une réalité immédiate vis-à-vis de laquelle les fidèles se joignent dans une commune émotion. À cet instant peu importe si cette réalité lui est révélée de l’extérieur, d’en haut ou issue des profondeurs de son âme.

    Pour l’Hindou, l’inconscient, dans ses multiples manifestations, est une réalité acceptée tout naturellement ; qui réside, tel un démon, au cœur de son être, d’où émane son individualité extérieure, son ego perpétuellement changeant. De même que ces puissances démoniques, produits de l’inconscient, résident au centre de toutes les choses créées et sont rendues tangibles et visibles grâce à elles, de même la séparation entre le sujet et l’objet, qui domine toute notre philosophie, de Descartes à Kant, est inconnue pour l’Hindou. Son monde n’est pas divisé entre des oppositions extérieures ou intérieures. L’ensemble des signes et des formes que la psychologie analytique a dénommé inconscient collectif est, pour lui, non seulement une réalité intérieure familière mais elle possède aussi les manifestations correspondantes dans le monde environnant, dans le macrocosme aussi bien que dans le microcosme.

    Dans nos rêves d’Occidentaux nous nous voyons parfois pénétrer dans une chambre solitaire, une cellule mystérieuse, un endroit où se célèbrent des rites, des initiations, ou quelques fêtes. C’est un lieu analogue qui forme la toile de fond d’un nombre infini d’images indiennes et que le futur Yogin doit visualiser afin de conserver la déité dans son cadre pour s’unir à elle. Ce qui est né ainsi de la fantaisie de l’inconscient sert de base à d’innombrables temples. Dans l’Inde, l’architecture religieuse représente la vision constamment renouvelée d’une réalité intérieure projetée dans le monde extérieur. Non seulement la sculpture religieuse mais les temples eux-mêmes font partie de l’inconscient qui a pris forme au moyen de la pierre ou d’autres matériaux. Ses rêves, ses désirs et ses visions s’offrent ainsi au croyant, du dehors. Ils s’adressent non à son conscient ou à son intelligence mais au tréfonds de son âme. Dans cette Inde dont l’atmosphère est saturée par la transposition des visions intérieures et les figures des rêves, la magie et le divin sont encore partout à l’honneur. Il est donc à la fois facile et d’usage courant de conjurer ou d’allumer l’étincelle divine dans l’âme d’un être, ou d’apaiser les puissances démoniques. Facile également de les laisser vivre en soi-même afin d’expérimenter leur existence. Nous sommes portés à considérer ce genre de communication directe avec le divin comme une exagération psychologique ou une manière arrogante de s’exprimer, un balbutiement archaïque ou une sentence théologique sans signification : il semble, en effet, impertinent ou sacrilège d’invoquer la déité comme si elle était personnellement au service de notre propre petite expérience.

    Le lien qui unit le Guru et son élève est d’ordre sacerdotal, nourri de magie, de sacrements, de sorcellerie, de métamorphoses, etc. Si nous pouvons appeler psychologie le fait d’éveiller chez le prochain une meilleure compréhension de lui-même, à l’aide de la magie, projeter, sur sa personnalité consciente une lumière nouvelle provenant des sources inconscientes, et créer un équilibre là où n’existait qu’un comportement jusqu’alors crispé et déformé, alors dans ce cas le pouvoir de la sorcellerie nous paraîtrait très désirable. Le psychothérapeutiste occidental doit laisser l’inconscient du patient effectuer la transformation, son rôle consistant à faire jaillir ces sources et à surveiller le processus. En tout cas il cache bien sa magie, elle est dissimulée et sans prétention… D’ailleurs, il n’est guère admis que le client puisse exiger du médecin d’accomplir sur lui des miracles. Celui-ci doit nier ses propres pouvoirs et conseiller plutôt au patient de travailler par lui-même. “Patient aide-toi”, telle est la devise !

    Dans l’Inde, la “sorcellerie” est un événement quotidien pratiqué chez soi et au dehors, que l’élève attend et que le Guru dirige. Il est à peine nécessaire de faire remarquer l’énorme danger qui entoure ces agissements. Rien de plus facile dans ces circonstances que de produire de la magie. Du point de vue hindou, le psychothérapeutiste occidental est handicapé par le fait de ne pouvoir utiliser davantage la sorcellerie. Si elle lui était permise ou même s’il pouvait l’employer quand elle est réclamée par le patient, non seulement il serait capable d’en produire mais il surmonterait facilement bien des obstacles de la thérapeutie.

    CG Jung, dans son étude sur S. Freud, nous a montré les conditions dans lesquelles a grandi la doctrine freudienne : il les a trouvées en relation et en réaction avec la manière de vivre et de penser du XIXe siècle. Il constate que non seulement Freud, mais également Nietzsche et la guerre mondiale, et même J. Joyce (l’équivalent de Freud dans le domaine de la littérature) constituent à la fois la réponse et l’aboutissement de ce siècle. Le mode de vie victorien avec son afféterie exagérée et sa trompeuse douceur, aussi bien que les obscures doctrines freudiennes, peuvent être considérés comme les deux faces d’une même pièce. Leur origine est commune : la maladie du XIXe siècle. On pourrait presque dire que toute époque et tout comportement psychologique ont leurs propres maladies correspondantes, qui sont en quelque sorte l’envers de leurs vertus clairement exhibées. D’autre part, chaque époque reçoit une impulsion particulière émanant de ces régions que nous avons appelées “maladies”. Les missions puritaines civilisant de vastes territoires dans le monde, la puissante grandeur de l’impérialisme colonial, le sentiment de responsabilité qu’assume l’homme blanc vis-à-vis de la terre entière, ainsi que l’ascétique auto-critique de la science, tout cela n’aurait pu croître sans ces sombres fondements. Cette “maladie” est, par conséquent, la source de volonté qui permet à l’esprit des peuples de s’élever au-dessus des difficultés et des transformations historiques. Dans le cas de l’individu, la névrose peut devenir l’impulsion qui tend à l’accomplissement d’un effort déterminé, aussi bien dans le monde extérieur que dans le monde intérieur.

    De son côté, et par des méthodes différentes, Malinovsky, ancien élève de Freud et professeur d’anthropologie à l’Université de Londres, arrive aux mêmes conclusions que Jung en ce qui regarde les limitations et la validité des doctrines freudiennes. Il a remarqué, par exemple, qu’une certaine tribu des Iles des Mers du Sud ne pouvait réellement posséder ni le complexe d’Œdipe ni le complexe de castration, dans le sens freudien, vu que chez eux la structure de la famille et les rapports entre les sexes sont totalement différents de l’Occident, le commerce sexuel en relation avec la parenté leur étant inconnu. Par contre, le complexe de l’inceste y joue un grand rôle parce que les liens entre frères et sœurs, dès la plus tendre enfance, sont entourés de tabous très stricts. Ceux-ci présentent un contraste frappant avec la liberté qui règne entre les sexes hors de la famille avant le mariage, et ils influencent grandement l’inconscient qu’ils tiennent constamment occupé. Il n’est donc pas surprenant, dans le cas de cette tribu, que le mythe dé la transmission du feu se rattache au frère et à la sœur. Ce mythe possède dans de nombreuses cultures la plus haute signification symbolique par rapport à la structure sociale et aux relations entre les sexes. Dans ce cas particulier, c’est par la hardiesse coupable de ce couple mythologique du frère et de la sœur que s’accomplit le miracle surnaturel de la transmission.

    La mythologie hindoue s’occupe sans cesse de la bisexualité de la vie et, d’après elle, l’humanité aurait obtenu le feu procréateur grâce à l’union super-naturelle d’un mortel avec une déesse immortelle. Le mythe dit que pour apaiser le" désir ardent qu’elle lui inspire il reçoit le don du feu sous la forme de son propre bûcher funéraire qui le conduira vers elle, dans les cieux.

    Dans la famille hindoue, habituellement très nombreuse, le conflit entre père et fils ne joue aucun rôle important. Généralement les mâles adultes vivent en communauté, partageant leurs biens et leurs revenus. Le père, au lieu d’être le chef tout-puissant, est mis sur le même pied que ses frères et fils. La plus jeune génération des frères, sœurs, cousins, tout ce petit monde actif est rattaché à la maisonnée des femmes, qui comprend mères, tantes et tout ce qui est de sexe féminin dans la famille, dont la grand’mère est le premier chef. Le père n’est donc pas le juge suprême et il ne peut non plus être considéré comme le chef spirituel, cette tâche incombant au Guru. Avec ce dernier le complexe d’Œdipe est exclu. Il est accueilli dans la maison avec une respectueuse déférence, il accomplit des rites bien définis et se fait richement rémunérer pour ses services. Il est l’incarnation de la sagesse sacrée, un “Shiva” incarné sous une forme humaine, et il semble impossible qu’on puisse entrer en conflit avec l’indispensable magie qu’il répand avec autorité.

    La lutte pour la suprématie entre père et fils ne tient aucune place dans un mode de vie où, comme dans l’Inde, chaque individu, durant toute son existence et suivant son âge, a le devoir sacré d’obéir à quatre phases traditionnelles, strictement définies. Chacune de ces phases étant clairement caractérisée, la possibilité pour un membre âgé d’usurper la place revenant à un » membre plus jeune, au moment voulu, ne peut se produire.

    Ces quatre étapes de la vie hindoue devaient être aussi scrupuleusement observées que la hiérarchie des castes créée par les dieux. Le devoir suprême du Roi, en tant que gardien de l’ordre divin, est de veiller à l’observance générale de ces deux systèmes qui gouvernent la vie. L’inégalité innée des talents et des chances, c’est-à-dire les principes hiératiques naturels, forment l’exemple sur lequel la structure morale et sociale du pays est érigée. La route n’est pas ouverte aux plus aptes, il n’y a pas de compétition en vue d’occuper une position plus importante, et la richesse seule ne suffit pas pour permettre à son possesseur d’atteindre un rang plus élevé. D’autre part, la naissance et une stricte observation du rituel dans le domaine de la vie religieuse ou ascétique, ainsi que dans les initiations, peuvent mener à une plus haute fonction. Personne ne peut choisir sa carrière, vu que la profession constitue une part évidente de l’héritage personnel et on ne peut pas plus échapper à son sort qu’à son sexe. La tâche suprême est d’essayer de rester parfaitement fidèle au rôle attribué à l’individu au moment même de sa naissance. Le mérite de l’acteur est de tendre à une harmonie parfaite du jeu, en se tenant strictement à son rôle sans empiéter sur celui d’autrui. Aux yeux de l’Hindou le monde est une pièce de théâtre aux actes innombrables dont la distribution va des dieux resplendissants aux plus infimes insectes.

    Si nous contemplons l’immensité des concepts métaphysiques par lesquels l’Hindou exprime la vie de son inconscient, et à l’aide desquels il trouve une compensation aux laideurs quotidiennes de sa nature, les thèmes d’Adler et de Freud semblent plutôt insignifiants. Vus sous cet angle, ils apparaissent comme des plantes naines poussant sur un sol infertile auquel manque l’aspect métaphysique de la vie parce que l’inconscient n’est plus considéré que d’une manière négative. Dans l’Inde, les diététiques de la psyché tirent leurs origines d’une tradition sans âge qui a donné naissance à des lois sacrées, non écrites et à la sagesse desquelles on obéit aveuglément.

    L’homme ayant abandonné sa personnalité extérieure, devenue un labyrinthe de devoirs et d’exigences à remplir, cherche son détachement et son vrai “moi” dans ces profondeurs que la psychologie occidentale perçoit dans l’inconscient collectif. Pour l’Occidental, l’inconscient apparaît comme un abîme. Pour l’Hindou, par contre, sa propre psychologie apparaît comme un oignon, avec ses nombreuses pelures : l’une pour les sens, la suivante pour l’intellect, une autre pour le conscient, et pour finir : l’inconscient. Mais cela ne constitue que des couches : quand atteindra-t-on le noyau de la vie ? Dans la psychologie et la métaphysique hindoues le mot “soi” revêt une grande importance. L’Atman ne correspond pas au mot latin ipse, qui respire une personnalité imbue d’elle-même ; il correspond plutôt au mot self ou pronom réflectif, dans l’acception de : “atteindre son propre soi”, “rentrer en soi”. Dès lors, l’essence même de la thérapeutie ascétique du Yoga peut être exprimée par l’idée du retour au cœur même de l’oignon, abandonnant les pelures extérieures pour atteindre le salut et l’unité. Le besoin d’une compensation est d’autant plus impérieux que les nécessités implacables et totales du système communal exigent la participation de chaque individu. Étant donné que tout son temps est pris par l’accomplissement de ses devoirs, l’Hindou n’a pas le loisir de se consacrer à ses propres besoins. Cela convient parfaitement aux masses et c’est pour elles que cette chaîne de rites a été créée. Mais il existe des individus isolés qui languissent de ne pouvoir jamais vivre leur propre vie. Ce sont ceux qui, de par leur nature, ne peuvent se réaliser entièrement qu’en vivant suivant leurs tendances. La collectivité hindoue ne s’intéresse pas à leur sort et cependant ce sont justement ces individus-là qui peuvent fournir à la collectivité ce qu’elle est incapable d’atteindre par elle-même, c’est-à-dire une conduite à travers les événements à venir.

    Le médecin doit seconder son patient. Celui-ci, suivant le système hindou, est cet individu isolé qui, par besoin de sa nature, cherche son propre développement individuel. C’est pour lui qu’à été créé dans le cadre du système des diététiques hindoues de la psyché,’le Yoga, qui constitue une compensation au strict attachement à la communauté et la possibilité d’un complet détachement de celle-ci. Il atteint son but lorsque l’élève parvient à briser tous les liens humains et avant tout ceux qui le relient au reste du monde : sa propre personnalité dans toutes ses ramifications conscientes et inconscientes. Ce rigoureux régime archaïque du type monacal est destiné aux adeptes capables de parcourir complètement le cercle de la vie et d’atteindre le centre transcendant de leur être, leur demeure véritable.

    Le Yoga est une méthode quasi inconnue de la psychologie occidentale. Selon lui, le conscient, aussi bien que l’inconscient, sous son aspect personnel et collectif, sont des couches extérieures qui doivent être écartées. Nous avons à vaincre la sphère des archétypes car le but final du Yoga, en tant que direction spirituelle, est la maîtrise de l’inconscient, qu’il se manifeste sous la forme bénéfique et vénérable des Dieux, ou sous l’aspect de démons menaçants.

    Le disciple qui ne cherche pas à vaincre complètement ces couches profondes demeure en rapport constant avec les régions démoniques de son être en vertu des exercices de dévotions quotidiennes durant lesquels il visualise les manifestations divines ou, sur un plan inférieur, rend hommage à leurs images. Toutes ces forces et ces désirs inassouvis, cette libido, que la vie quotidienne de l’homme ne peut contenir dans ses étroites limites naturelles, trouve ici l’occasion de se déployer dans une sphère de beauté et de grandeur et de se projeter sur les images de la divinité. Elles se revêtent de splendeur et de dignité, rappelant sans cesse au fidèle que toutes ces forces divines ne résident pas seulement en lui mais qu’elles forment aussi le véritable mystère de son être : elles sont sa propre nature cachée qui se révèle à lui. Cela ressemble à une sorte d’enseignement préventif contre la formation de complexes autonomes, en d’autres termes contre la division intérieure qui est toujours reliée à une certaine concentration d’énergie.

    Apparemment, l’Hindou, qui vit plus près que nous des régions inconscientes, est aussi plus exposé aux dangers qui menacent son ego par l’éruption des forces démoniaques. Les pratiques du yoga le protègent contre ces flots. Elles ne l’aident pas seulement à vivre en paix avec ces régions dangereuses, mais à transformer leurs forces destructives en puissances secourables.

    La psychologie analytique dans toutes ses ramifications, comparée au système étendu et solide de l’enseignement spirituel hindou, apparaît comme un enfant par rapport à un adulte. Un grand nombre de problèmes de la psychothérapeutie moderne sont déjà éclairés par l’étude des enseignements hindous et deviennent plus saisissables par la contemplation de cet autre monde. Par la connaissance hindoue de la psyché nous commençons à nous apercevoir qu’il existe une relation très différente entre l’homme et son inconscient. Cela ne manque pas d’influer sur la situation actuelle de la psychologie et nous entrevoyons pour l’avenir de la psychothérapeutie occidentale un grand nombre de possibilités et de tâches dont les effets seront très étendus. Il n’est pas impossible qu’un de ces chemins mène vers une conduite consciente de l’âme. À l’aide de l’analyse et de l’observation des faits psychologiques recueillis, nous pourrions produire une méthode quelque peu similaire à celle de l’Inde mais née sur notre sol occidental et aboutissant à une sorte de diététique synthétique de la psyché.

    ► Heinrich Zimmer, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

     

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    L'espace et le temps dans l'Inde

    La pensée occidentale conçoit espace et temps comme des milieux diaphanes, en lesquels se situent ou se datent tous les faits. Ordre des simultanéités, ordre des successions, selon Leibniz. Formes a priori de la sensibilité, selon Kant. Et Newton y voyait deux réalités, chacune étant homogène.

    Cela nous vient de l’héritage grec : l’espace à deux ou trois dimensions, pour Euclide, et le temps, cadre abstrait des mouvements dans l’espace, ou plus précisément, comme s’exprime Aristote, “nombre du mouvement”. Ces deux milieux permettaient les emboîtements formels ; on sait que Bergson a décelé chez le Stagyrite la propension à n’admettre l’espace que comme comportant des localisations : toute donnée spatiale se détermine par son lieu, topos, c’est-à-dire par sa situation dans un contenant (Quid Aristoteles de loco senserit).

    La civilisation indienne diffère sur ce point de la grecque en ce qu’elle ne vient pas à la physique par la géométrie, dont les Hellènes s’avisèrent en méditant sur l’arpentage égyptien. Fait d’autant plus remarquable que la communauté du langage indo-européen pourrait faire supposer des similitudes dans les pensées. Les Latins n’ont-ils pas en locus, lieu, le mot sanskrit loka qui signifie monde, ou partie du monde ? Mais l’esprit grec fut essentiellement géomètre, tandis que l’esprit indien se plut à l’algèbre : référence que nous ne devrions jamais méconnaître.

    Les inclusions algébriques relèvent plutôt du calcul que de l’intuition. Elles se manœuvrent et se jouent plutôt qu’elles ne se contemplent (en une theoria). L’Inde possède une physique vibratoire, de danse et de jeu, non une physique de géométrie comme celle de Platon et celle de Descartes. Bergson n’aurait jamais eu besoin de s’ingénier pour faire admettre à des Hindous que le vrai temps, la durée pure, diffère de la localisation spatiale ; car ces gens considèrent temps et espace comme abstractions et le rythme comme unique réalité. Ajoutons que le génie de l’Extrême-Asie partage la même conviction. Et que l’anthropologie atteste en général chez les prétendus’ primitifs la primauté du rythme vécu sur la représentation abstraite, spatio-temporelle, du Cosmos. Le cas “hellénique” préjugé normal, est plutôt exceptionnel ; et notre intellectualisme vient d’Athènes.

    Mais il y a place, dans l’opacité des mentalités indiennes, pour des théories diverses et touffues, dont cet article ne donnera qu’une maigre notion. L’esprit indigène se plaît à une conception vibratoire. L’âkâça que nous traduisons avec imprudence par “espace”, est l’universelle vibration dans laquelle s’intègre celle de chaque réalité particulière, celle des choses et celle des processus vitaux, psychiques aussi, dénommée vritti, tourbillon. N’empêche que la réflexion indienne a fait une immense place à l’atomisme. Disons plutôt à des atomes multiples. Car si la Grèce ne connut que ceux de Démocrite, puis ceux d’Épicure, l’Inde conçut des atomismes de la plus variée relativité. Nous n’en retiendrons que deux exemplaires : les corpuscules du Jaïnisme, recelés dans des gaines protectrices (rapport de contenant à contenu comme chez Aristote), les atomes temporels des Bouddhistes, ayant la fugacité de l’instantané.

    Cette physique vibratoire s’accorde avec des théologies dans lesquelles les dieux sont surtout des animateurs, comme avec des sotériologies où les bodhisattvas en sont aussi. Les Hindous, même nirvânés, ne conçoivent ni l’absolu, ni la libération comme inertie béatement éternelle : ils la veulent vivante et s’affirmant dans des actes religieux inlassablement renouvelés.

    Vishnu, qui traverse le monde en trois pas, est l’omnipénétrant, type du dieu d’immanence. Le dévot se complaît à reposer en lui, dans une passivité totale, où il s’égale à tout. Illimitées sont les formes du divin qu’assume cette déité comme ses avatars, incarnations temporaires. Par coïncidence à la totalité de l’être elle affecte comme un style de spatialité intégrale.

    Çiva, inversement, situe tout devenir dans son jeu diapré. Ascète il maîtrise, danseur il émane en sa çakti sous des formes innombrables. N’est-ce pas le rythme qui dispose de tout, instituant dans le temps des apparences spatiales ? Vishnu se laisserait confronter à l’absolu selon Malebranche ou Fénelon ; Çiva ne se peut comparer qu’à la substance éternellement jaillissante en infinité d’attributs infinis selon Spinoza, maître des Romantiques. L’étendue, lieu de notre science physique, n’est que l’un de ses attributs ; notre pensée aussi. L’Être est art ou ferveur : art pour Tagore, ferveur pour Râmakrishna.

    ► Paul Masson-Oursel, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

     

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    Le Sâmkhya

    L’habitude s’est répandue, particulièrement depuis la fin du siècle dernier, d’étudier par couples lès systèmes de pensée, dits orthodoxes, de l’Inde brahmanique. Ainsi nous a-t-on présenté la Pûrvâ et l’Uttarâ Mîmâmsa (c’est-à-dire la Mîmâmsâ proprement dite et le Védânta), le Nyâya et le Vaisesika, enfin le Sâmkhya et le Yoga. En ce qui concerne ces deux derniers, la jonction semble s’appuyer sur l’autorité même d’un texte ancien aussi populaire que la Bhagavad-Gîtâ. Il est dit, par ex., aux versets V, 4-5 : « Seuls les esprits bornés opposent Sâmkhya et Yoga, mais non le sage qui est vraiment maître de l’un et assuré du fruit des deux ; le but que touchent les adeptes du Sâmkhya est également atteint par ceux du Yoga : Sâmkhya et Yoga ne font qu’un ; celui qui voit cela voit juste ».

    Il y a, c’est certain, de nombreux points communs entre Sâmkhya et Yoga, mais il y en a autant entre chacun d’entre eux et le Bouddhisme, le réalisme du Sâmkhya s’apparente, d’autre part, à celui du Vaisesika et l’évolutionnisme Sâmkhya, à son tour, a contaminé d’une certaine manière le Védânta. Il ne faut donc pas s’hypnotiser outre mesure sur ce couple du Sâmkhya et du Yoga et j’ai retenu, pour ma part, la mise en garde de mon maître, M. Masson-Oursel, au début de mes études indianistes : si l’on répète tant que le Sâmkhya et le Yoga sont identiques, c’est donc qu’ils sont différents ; s’ils étaient si véritablement une même chose, il n’y aurait pas besoin de tant l’affirmer.

    C’est donc un Sâmkhya autonome, en dépit de ses attaches multiples aux autres manifestations de la pensée indienne, dont nous allons tenter de donner un bref exposé.

    Le nom du système est dérivé du terme “sâmkhya” employé dans des Upanisad relativement anciennes (telles que la Katha et la Prasna) et dont le premier sens est “dénombrement”. En effet, le Sâmkhya opère bien un dénombrement de toutes choses existantes, classées en vingt-cinq tattva (ou éléments) qui, d’après lui, rendent compte de la réalité dans toutes ses manifestations. Il est vrai qu’il n’y a pas dans ce procédé un fait absolument spécifique : nous retrouvons cette même classification dans le Yoga et, d’une certaine manière, le Vaisesika est aussi une énumération de principes. Quoi qu’il en soit, c’est dans le Sâmkhya que ce goût si particulier de l’Inde pour les classifications reçoit une consécration toute spéciale.

    La deuxième caractéristique du Sâmkhya et la plus importante est que, en face du- reste de la pensée indienne profondément moniste (si l’on excepte un certain aspect du Vaisesika), on a pu le qualifier de dualisme : sur les vingt-cinq éléments, vingt-quatre composent une série évoluant à partir de Prakrti, la Nature initiale, auquel s’oppose le vingt-cinquième, Purusa, l’Esprit un et inévolué. Il faut, d’ailleurs, entendre d’une façon particulière cette unité de l’Esprit : chaque esprit est un en ce sens qu’il forme un tout insécable, parfait par essence, mais, alors qu’il n’y a qu’une seule Nature qui est un donné continu, il y a une multiplicité d’esprits, identiques les uns aux autres, puisque vides de contenu et de qualification.

    Le système Sâmkhya est un système non seulement ancien, mais, sur certains points, archaïque : le fait même qu’il reconnaît deux principes, l’un d’essence naturelle, l’autre d’essence spirituelle, nous atteste l’influence de traditions anciennes où l’on expliquait le monde à partir de couples cosmogoniques. La question de savoir si le Sâmkhya est, ou non, antérieur au Bouddhisme a été longtemps débattue sans que l’on puisse définitivement trancher la question en faveur de l’un ou, de l’autre. Il semble qu’il soit l’héritier de vieilles croyances et que, rencontrant un Bouddhisme, ancien mais déjà évolué, il se soit, à son tour, solidifié et défini à la fois par contact et par contraste. Comme le Bouddhisme il se préoccupera davantage de retirer l’homme du cycle des renaissances bien plus que d’édifier un système philosophique ; et si, toujours comme le Bouddhisme ancien, il étudie si soigneusement les éléments constitutifs de l’homme, ce n’est que pour mieux discerner en lui les éléments transmigrants, ceux-là mêmes sur quoi il sera nécessaire d’avoir prise si l’on veut assurer au “purusa” (esprit individuel) sa libération définitive.

    En dehors du problème des origines qui demeure incertain, nous pouvons assigner au Sâmkhya une date déjà assez haute dans les textes de l’Inde. Deux des Upanisad comptées parmi les plus anciennes, la Katha et la Svetasvatara nous exposent longuement des opinions Sâmkhya. Quant à l’épopée, elle a connu aussi le Sâmkhya ; certaines sections du Mahâbhârata qui, comme on le sait, fut mis par écrit entre le IIIe siècle avant et le IIIe siècle après notre ère, y font de fréquentes allusions généralement sous la forme du composé “Sâmkhyayoga”, ce qui pourrait faire remonter à cette époque l’identification des deux systèmes l’un à l’autre ; c’est d’ailleurs dans la Bhagavad-Gîtâ, fragment du Mahâbhârata, que cette identité est maintes fois proclamée et les doctrines spécifiquement Sâmkhya partiellement exposées. L’influence Sâmkhya a d’ailleurs dépassé les cadres philosophiques : nous retrouvons ses doctrines, avec le même aspect qu’elles revêtent dans l’épopée, dans des textes aussi divers que les Purânas où la cosmogonie décrite est une cosmogonie Sâmkhya, des traités médicaux tels que la Carakasamhitâ et la Susrutasamhitâ pu certains ouvrages bouddhiques où on les expose pour les discuter, comme dans la Buddhacaritâ d’Asvaghosa. Enfin, les théories du Sâmkhya ont servi d’ossature philosophique aux cultes dits “sectaires”, particulièrement aux cultes de bhakti, c’est-à-dire de dévotion, dont la Bhagavad-Gîtâ est l’une des principales autorités.

    Ce Sâmkhya épique qui note un état ancien du système, aboutit, aux premiers siècles de notre ère, à ce que nous appelons, par contraste, le “Sâmkhya classique” et qui expose un état bien plus élaboré du système. La Sâmkhya-Kârikâ d’Isvara Krshna est le premier texte que nous possédions de ce Sâmkhya classique ; il date, approximativement, du IVe siècle. En 70 vers qui ne visent à être qu’un bref résumé de la doctrine, l’auteur se réfère à des maîtres tels que Kapila et Asuri. Qu’il y ait eu antérieurement un ouvrage aujourd’hui perdu qui était un recueil de Sûtra, c’est-à-dire d’aphorismes analogues à ceux que l’on a conservés pour les autres systèmes, c’est possible ; mais, qu’ils aient ou non été rédigés par un nommé Pancasikha, comme le veut la tradition, une seule chose demeure certaine : ces sûtra ont disparu et l’œuvre connue à présent sous le nom de Sâmkhya Sûtra a été écrite à date très basse (vers le XVIe siècle, c’est-à-dire plus de 1.000 ans après les Kârikâ). C’est donc dans les Sârpkhya-Kârikâ et chez leurs commentateurs anciens que nous irons chercher un exposé du système.

    Les commentateurs jouent, naturellement, un grand rôle. Les Kârikâ étaient des vers mnémoniques, presque aussi serrés que les Sûtra ; il serait presque impossible d’en saisir le sens si certains maîtres du système n’avaient rédigé les explications orales qui accompagnaient, évidemment, la récitation de ces condensés faits pour être appris par cœur. Le plus ancien commentateur des Kârikâ est Gaudapâda qui écrivit son bhâsya (commentaire) aux environs du VIe siècle ; le texte est de peu d’ampleur et l’on peut considérer son interprétation comme, non seulement la plus claire, mais, vraisemblablement, la plus orthodoxe.

    De la même époque existe un ouvrage en chinois, écrit par un moine bouddhiste, Paramitra, dans la deuxième moitié du VIe siècle. La traduction du titre chinois “Kin t’si louen’” donne, en sanskrit, “Suvarnasaptati” (Septante d’or). Il y a quelques différences dans la version qu’il donne des Kârikâ dont il est un commentaire et celle de Gau apâda ; quant aux gloses, elles paraissent se référer à une troisième que l’on n’a pas retrouvée.

    Trois siècles plus tard, vers le milieu du IXe siècle, Vacaspatimisra, le grand écrivain philosophique de l’Inde médiévale, qui a, par ailleurs, beaucoup étudié le Yoga, rédige pour les Kârikâ un nouveau commentaire bien plus étendu et plus circonstancié que les précédents : la “Sâmkhyatattvakaumudi” ; la pensée en est plus riche, plus différenciée, mais l’exposé moins systématique. On trouve, par la suite, deux nouveaux commentaires sans grande originalité : le Râjavârttika et la Mâtharavrtti.

    Il faut mentionner aussi qu’au IIe siècle, Al Birûni, écrivain arabe qui séjourna treize années dans l’Inde, composa un livre sur la pensée et la littérature indiennes et qu’il traduisit, entre autres, un texte Sâmkhya qui présente de grandes analogies avec le bhâsya de Gaudapâda, soit qu’il s’agisse d’une version légèrement modifiée de la même œuvre, soit que toutes deux en reflètent une troisième.

    Le deuxième grand texte du système, les Sâmkhyasûtra, ont été écrits, nous l’avons vu, il y a seulement cinq siècles ; la tradition en est ancienne et la rédaction récente, mais sous cette forme resserrée qui n’a pas varié depuis l’origine ; ils ont été commentés au XVIe siècle par Aniruddha et par Vijnânabhiksu. On ne peut, non plus, passer sous silence un texte très bref où, en 22 sûtra, est donné l’essentiel de la doctrine : le Tattvasamâsa ; il a connu une fortune immense à Bénarès où les Kârikâ étaient à peine connues. Enfin, il nous faut noter un texte tamoul du VIe siècle, c’est-à-dire contemporain du bhâsya de Gaudapâda, le Manimekhalai. Le fait est d’autant plus intéressant qu’il s’agit là d’une œuvre originale, non d’une simple traduction comme l’était la Suvarnasaptati.

    De la lecture de ces différents ouvrages nous retirons les positions essentielles du système Sâmkhya. Comme nous l’avons vu, en débutant, sa plus frappante caractéristique est un dualisme, ou, plus exactement, un pluralisme qui le sort du climat habituel de la pensée indienne : carrefour peut-être à la fois d’un ancien monisme de la Nature (inspiré des cultes archaïques de la Déesse Mère, épars à travers toute l’Asie Centrale) et de ce monisme de l’Esprit qui, finalement, l’a emporté dans l’Inde, tous deux se rencontrant avec de vieux cultes des couples cosmogoniques. Quoi qu’il en soit, le système Sâmkhya, tel que nous le rencontrons à l’époque classique, n’est pas une donnée simple et brute mais l’aboutissement de tendances vraisemblablement très diverses, ce qui contribue à lui laisser un aspect, d’une certaine manière, archaïsant.

    Schématiquement parlant, dans les textes classiques il nous offre, d’une part, une multitude d’esprits mais dont chacun ne possède qu’une individualité numérique ; d’autre part, une Nature unique qui tantôt se déploie dans la multiplicité de la création, tantôt, aux périodes de pralaya (c’est-à-dire de repos cosmique), reploie sa création pli à pli, dans l’ordre même où elle l’avait manifestée. Mais quelle est la cause de ce dépliement ? Cette cause, nous dit la première Kârikâ, est le bien de l’Esprit “purusârtha”, la libération de l’Esprit qui est en fait libre par essence mais qui l’ignore. Pendant la période de pralaya, la Nature (Prakrti, “le premier agent”, appelée aussi Pradhâna, “le pré-donné”) est en état de repos ; constituée par les trois guna ou qualités élémentaires que nous retrouverons à chaque échelon de la création, elle ne bougera pas tant que ces guna sattva, la lumière, rajas, l’activité, et tamas, la ténèbre, seront en équilibre. Mais que l’un des esprits arrive à sa proximité, lui qui est, nous le savons, inactif, et inqualifié, par sa seule présence, agissant sans agir, à la manière d’un catalyseur, il détruira l’équilibre des guna et le mécanisme de l’évolution sera mis en branle, d’une manière toujours identique. Les tattva sortent les uns des autres à la façon des éléments d’un télescope : le premier principe manifesté à la suite de la rupture de l’équilibre est la Conscience “Buddhi” appelée aussi “Mahat”, le Grand Principe, pour marquer à la fois son antériorité et sa priorité. Sa proximité à la Nature lui permet de saisir celle-ci intellectuellement ; par erreur, nous attribuons à l’Esprit ce rôle dont il est incapable ; en réalité, c’est la Buddhi qui, à la fois, remplit cet emploi et reflète l’Esprit.

    De la Conscience, découle l’Ahainkâra, principe d’individuation. En agissant sur cet Ahamkâra, mis en mouvement par le guna rajas, le sattva engendre les onze organes, tandis que l’action du tamas produit les éléments subtils. Mais que sont les onze organes ? Ils se divisent en cinq organes de l’intelligence et cinq organes de l’action auxquels vient s’ajouter l’organe interne ou manas, antérieur aux autres en production et dont l’activité accompagne et en quelque sorte supervise l’activité de chacun des autres. Son action, en ce qui concerne, par exemple, les organes de l’intelligence, serait un peu ce qu’est la perception à la sensation dans la psychologie classique.

    Ces dix organes de l’intelligence ou buddhîndrya sont ce que nous appelons communément organes des sens : ouïe, toucher, vue, goût et odorat ; leur but n’est que de nous informer. Quant aux cinq organes de l’action (karmendrya), ce sont la voix, les mains, les pieds, l’anus et les organes génitaux. Parallèlement à ces dix organes, nous voyons aussi se développer à partir de l’ahamkâra les cinq éléments subtils ou tanmânra, qui font pendant terme à terme aux cinq organes de l’intelligence et qui sont le son, le toucher, la forme, la saveur et l’odeur. Ces éléments subtils et spécifiques développent chacun un élément grossier correspondant : l’espace né du son, le vent du toucher, le feu de la forme, les eaux,de la saveur et la terre de l’odeur.

    Tel est l’ensemble des vingt-cinq éléments qui, pour le Sâmkhya, rendent compte de tout le monde évolué. Parmi ces éléments il faut, d’ailleurs, considérer à part certains groupes. On dit, suivant les textes, tantôt qu’il y a dix organes, tantôt qu’il y en a onze, tantôt, enfin, qu’il y en a treize si l’on fait entrer sous ce vocable la Buddhi et l’Ahainkâra, que l’on rapproche de manas pour former à eux trois ce qu’on appelle l’organe interne, “antahkarana”. Le caractère spécifique de ce dernier est d’être commun à toutes les perceptions, mais chacun des trois membres de cet organe interne a une activité propre différente de celle des deux autres.

    Nous avons vu que l’étude des tattva entreprise par le Sâmkhya avait surtout pour but de discerner parmi eux les éléments transmigrants afin d’avoir prise sur eux pour assurer la libération. Ces éléments transmigrants sont formés par le corps subtil, “linga” ou “lingasarîra” ; la notion est connue dans toute l’Inde ; mais ce qu’il y a ici d’intéressant, c’est que ce corps subtil est seulement le produit des éléments subtils à la différence du corps matériel, simple produit de la génération. Le corps matériel disparaît après la mort tandis que le corps subtil existe d’un pralaya à l’autre, puis disparaît définitivement quand l’esprit individuel obtient la libération.

    Mais sous quelle forme se présente, pour le Sâmkhya, cette libération ? Il s’agit là, bien sûr, comme pour toute la pensée indienne, d’échapper au cycle des renaissances, la suprême punition non seulement des actions mauvaises mais de l’action tout court. Pour mettre un terme à cette ronde infernale, il faut briser le lien unissant l’Esprit et la Nature ; mais l’essence même de ce lien est difficile à déterminer. Les deux termes sont nécessaires à la création, mais ils n’ont aucune action réciproque et l’on saisit mal la raison pour laquelle la création a lieu “pour le bien de l’Esprit” puisque la libération ne sera obtenue qu’au moment où l’Esprit aura pris conscience de l’étrangeté de cette création par rapport à lui. Elle ne fait donc que servir de pierre de touche à l’Esprit ; une fois obtenue la certitude que la Nature ne lui est rien, celui-ci s’en détache à jamais. Il paraîtrait légitime que la Nature disparaisse à ce même moment où elle perd sa raison d’être, mais ceci ne serait possible que dans un dualisme qui opposerait une seule Nature à un seul Esprit ; c’est la multiplicité infinie des Esprits qui légitime la conservation de l’existence de la Nature ; celle-ci devra subsister pour la délivrance de tous les Esprits jusqu’au dernier, ce qui, pratiquement, ne se réalisera jamais.

    Cette classification du Sâmkhya, nous l’avons déjà dit, est aussi utilisée par le Yoga, mais celui-ci superpose aux vingt-cinq principes que nous avons énumérés un vingt-sixième qui est une sorte de sur-Esprit, un Parapurusa que l’on appelle Isvara et qui est un principe divin ; au contraire, le Sâmkhya reste athée ; Gaudapâda le dit en propres termes dans son commentaire aux Kârikâ : il n’y a pas de créateur ; la diversité du monde existant est le produit d’une création spontanée née de l’action des guna. Par la suite, Vacaspati Misra, au IXe siècle, tentera d’introduire dans le système la notion de divinité, mais il faut voir là une influence due au Yoga. Les commentateurs tardifs des Sûtra ne verront dans les dieux rien de plus que des maîtres qui ont acquis la divinité par un effet du karman.

    En résumé, le Sâmkhya se présente donc à nous comme un système évolutionniste, d’un dualisme particulier où une Nature unique, déployant et reployant tour à tour les vingt-cinq éléments qu’elle contient en puissance, s’oppose à une multitude d’Esprits qui sont, eux, identiques l’un à l’autre et forment de ce fait comme un seul principe spirituel. Le Sâmkhya donne une vue synthétique du monde qui fait contraste avec l’interprétation, en quelque sorte, analytique du Vaisesika avec lequel il partage une position réaliste et dualiste. Apparenté, d’autre part, au Yoga et au Bouddhisme ancien, il se rapproche, aussi parfois du Vêdânta dans la mesure, où le Purusa, une fois détaché de la Nature, redevient pure spiritualité inqualifiée, c’est-à-dire rien de bien différent, en somme, de l’Atman des Upanisad. Et toutes ces interférences perpétuelles d’un darsana à l’autre nous permet de saisir à l’occasion du Sâmkhya, comment chacun d’entre eux peut à la fois se réclamer de l’orthodoxie et proclamer son autonomie et son originalité.

    ► Anne-Marie Esnoul, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

     

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    Shankara et la dialectique

    On se méprendrait singulièrement sur le compte de l’Hindouisme en général, et en particulier sur celui des âchâryas, ses porte-parole autorisés, en supposant qu’on est redevable à ces derniers d’une “investigation philosophique” destinée à substituer à l’apriorisme dogmatique de la Shruti l’armature rationnelle d’une pensée autonome. Que les modernes, malgré leurs déboires avec tant de systèmes, veuillent avoir, la licence d’envisager sous cet angle les doctrines hindoues n’a rien de surprenant ; la vérité scientifique est devenue pour eux la vérité tout court et ils ne reviennent de quelque idéologie décevante qu’en échange d’une autre apparemment mieux en rapport avec l’expérience empirique mais non moins dépourvue de tout principe doctrinal, de sorte que l’antirationalisme auquel ils parviennent ainsi d’aventure, bergsonisme ou autre chose, n’est jamais qu’un procès que la raison intente à ses limitations en s’inspirant quand même et uniquement de sa propre juridiction. Il est vrai que les doctrines hindoues se prêtent par certains côtés à une présentation qui répond à de tels desiderata. En effet, ces doctrines enseignent la suprématie de la connaissance, et par là elles diffèrent profondément d’une théologie ordinaire, et il est donc fatal que les Occidentaux soient enclins à voir dans ces doctrines deux compartiments assez hétérogènes bien que fâcheusement enchevêtrés : une religion qui n’a rien à leur apprendre en plus de ce qu’ils savent déjà des caractères habituels de toute croyance et une philosophie qui mérite de retenir l’attention parce que n’importe quel essai d’explication originale est censé agrandir le champ d’exploration où se déploie leur recherche de la vérité.

    Il n’est pas niable non plus que les doctrines hindoues comportent de toute façon un élément rationnel et humain représenté par la Smriti et l’apport dialectique des âchâryas ; cet apport demeure bien dans une certaine mesure canalisé par les données invariables des textes canoniques, mais il s’avère considérable, et les notables divergences qui opposent entre eux la plupart de ces maîtres donnent l’impression que cet élément rationnel et humain est devenu prépondérant avec des conclusions qui interprètent différemment et par conséquent supplantent les données originelles et sacrées. En réalité, les commentateurs classiques du Vêdânta, qui sont les plus visés en l’occurrence, n’ont jamais eu l’outrecuidante intention d’abaisser l’un ou l’autre “mystère” spirituel au niveau de la pensée discursive ; l’originalité qui les distingue ne laisse pas de les maintenir dans Un même cadre doctrinal où la Shruti conserve sa qualité de suprême et unique critère, et dans lequel toute exégèse demeure subordonnée aux tenants et aboutissants extra-livresques qui conditionnent un enseignement traditionnel. Compte tenu de ces conditions, l’argumentation de ces commentateurs, comme tout ce qui, dans l’Hindouisme, porte une marque humaine, est très loin d’avoir l’importance et le rôle déterminant que lui attribue forcément celui qui l’isole de tout le reste et qui, à la faveur de ce cloisonnement artificiel, se croit fondé à parler de “philosophie hindoue”, dans le sens d’une spéculation émancipée et se suffisant à elle-même. D’ailleurs, cette présentation, si elle est commode pour mettre les doctrines hindoues en parallèle avec des conceptions modernes, entraîne à l’intérieur même des écrits qui en sont l’objet un départ arbitraire entre ce qui a l’apparence d’une libre démarche intellectuelle et ce qui la contredit manifestement. Bref, il faut négliger de multiples données et d’abondants témoignages pour se refuser à admettre que la shraddhâ des interprètes officiels du Vêdânta, leur foi dans l’excellence de la tradition, n’est pas une affirmation de principe constamment perdue de vue, mais se confond avec une compréhension plus ou moins profonde et effective d’une vérité dont ils rappellent sans cesse la nature supra-humaine (apaurushêya), vérité à laquelle, déclare quelque part Shankara, un homme ne peut jamais parvenir par ses propres moyens, si intelligent soit-il et quand bien même il raisonnerait pendant des millénaires.

    Si, selon l’adage hermétique, « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut », mais inversement, que peut-on attendre d’une “philosophie inductive” qui prétend nous révéler des vérités métaphysiques en s’inspirant uniquement des apparences “mondaines” ? Et comment une telle philosophie pourrait-elle étaler rationnellement des vérités qui sauvegardent la transcendante complexité du réel, la concomitance ineffable (anirvachanîya) du Soi et du non-Soi, avec des formules aussi peu raisonnables que celles-ci : le monde n’est ni identique au Principe suprême ni différent de Lui ; Brahma est tout et Il n’est ni ainsi ni ainsi ; il faut réaliser la Délivrance qui, n’étant pas un effet non préexistant, est déjà réalisée ; il n’y a de transmigrant que le Soi qui est au delà de la transmigration, etc. ? Mais, dira-t-on, à quoi répond alors le vaste développement dialectique que des âchâryas comme Shankara ont jugé bon de greffer sur les Upanishads, les Brahma-Sûtras, la Bhagavad-Gîtâ ? Ces commentaires se proposent avant tout de défendre l’autorité de la Shruti, en s’efforçant de dégager sa parfaite cohérence à travers ses multiples ramifications, et en contraste avec les contradictions inhérentes aux théories qui rejettent cette autorité. De toute façon, cette autorité ne saurait être le corollaire d’une démonstration portant sur la valeur intrinsèque de l’enseignement révélé, car « l’autorité de la doctrine (védique) ne peut être prouvée par quel que, inférence (anumâna), de sorte qu’elle dépendrait d’un exemple observé ailleurs » [1]. « La notion de Brahma repose sur la parole (révélée) qui seule est qualifiée pour nous en informer » [2] ; « le concept transcendant de Brahma ne peut être acquis qu’avec l’aide de l’Écriture, car il échappe à tout raisonnement (na tarkâvagâhyam) » [3]. Dans ces conditions, l’argumentation d’un âchârya ne peut viser à emporter l’assentiment sans le secours de l’Écriture, « dont l’autorité en ce qui concerne son objet propre est indépendante et directe, de même que la lumière du soleil est le moyen direct de notre connaissance des formes et des couleurs » [4]. Et puisque l’essence même de la Doctrine échappe à la dialectique, ce n’est que par rapport aux applications dérivées de la Shruti, à la justification de son unité et à la réfutation des théories adverses, que l’œuvre des âchâryas peut être qualifiée d’“explicative”. Ce n’est précisément pas là le but que présuppose toute “investigation philosophique” ; que celle-ci ait ou non des liens plus ou moins lâches, pour ne pas dire conventionnels, avec une tradition quelconque, elle ne saurait prendre place entre ces prémisses dogmatiques et cette conclusion apologétique [5]… Il est possible d’indiquer brièvement mais très exactement la portée véritable des commentaires sur le Vêdânta en disant qu’ils correspondent au suprême dharma que la tradition hindoue enjoint aux deux-fois nés : shiotavyo mantavyoh nididhyâsitavyah : (le Vêda) doit être entendu, médité et réalisé. Nous supposons que le lecteur est suffisamment averti sur la signification des termes dharma et adharma ; en résumé, il s’agit de ce que les êtres doivent faire et ne pas faire conformément à leur nature, à leur milieu et au Principe de l’existence. Une sagesse humaine pourrait évidemment s’emparer de cette idée et en faire le thème de ses spéculations mais les applications qu’elle croirait pouvoir en tirer ne seraient jamais, selon Shankara, que hasardeuses et stériles, car, dit-il, « ce qui est dharma et ce qui est adharma, seule la doctrine (révélée) est en mesure de nous l’apprendre » [6]. Ici encore, et pour une notion dans laquelle n’importe quel Hindou voit la raison d’être de son comportement, nous sommes renvoyés purement et simplement à l’autorité de la Shruti. Aussi, il n’est pas hors de propos d’examiner succinctement comment cette autorité doit être envisagée selon Shankara, et cet examen est d’autant plus opportun ici qu’il va nous édifier sur le rôle assigné à la dialectique par le plus puissant dialecticien de l’Hindouisme.

    Il convient de noter tout d’abord que la Shruti ne se charge nullement de nous informer sur la manifestation comme telle, sa formation et le reste [7] ; elle ne se préoccupe pas davantage de nous éclairer sur la nature humaine telle que nous (la connaissons naturellement [8]. L’autorité de la Sfiruti concerne exclusivement les réalités qui ne peuvent être perçues par nos moyens ordinaires et, à ce propos, Shankara déclare que « même si mille et un passages de la Shruti affirment que le feu est froid et sans luminosité, ces passages sont dépourvus de toute autorité » [9].

    On peut encore dire que l’objet de la Shruti n’est même pas à proprement parler l’existence de Paramêshwara, du Seigneur Suprême, et si, en fait, elle traite de cet objet, c’est en raison de sa connexion avec le dharma, de sorte que l’enseignement révélé porte principalement sur deux propositions étroitement solidaires : l’existence de,Brahma, cause unique et intelligente de tout ce qui existe, et l’identité du Soi de tous les êtres avec ce Principe suprême. Sur ces deux points fondamentaux, comme pour tout ce qui implique une relation avec un autre monde, rites afférents à des fruits particuliers et transitoires, etc., l’autorité de la Shruti est absolue et ne saurait être concurrencée par quelque “compétence” humaine, si éminente soit-elle. « On ne peut, en effet, admettre que les hommes puissent percevoir des réalités supra-sensibles sans l’aide de la Shruti qui est le seul moyen d’obtenir ce résultat. On fera peut-être remarquer que cela est toutefois possible pour des siddhas (parfaits et tout-puissants) tels que Kapila (le formulateur du Sâmkhya) et d’autres dont la capacité de connaissance est réputée illimitée. Cette objection tombe d’elle-même puisqu’on ne devient pas siddha d’une façon indépendante mais uniquement par l’accomplissement du dharma. Or, le dharma consiste dans les injonctions de la Shruti dont la teneur ne peut encourir quelque objection appuyée,sur la parole d’un siddha devenu tel précisément en se conformant aux prescriptions de la Shruti » [10].

    Encore moins peut-il être question de donner le pas sur l’autorité de la Shruti à quelque raisonnement (tarka), nonobstant la rigueur qu’il pourrait sembler avoir et que ne garantit aucune Écriture. « Pour tout ce que l’Âgama (texte fondamental de la Tradition) nous fait connaître, on ne peut se fier au seul raisonnement, car les raisonnements qui ne s’appuient pas sur l’Âgama ressortissent à l’opinion des hommes et ne possèdent aucun fondement solide. On constate en effet que des raisonnements laborieusement construits par des hommes habiles sont réfutés par des hommes encore plus habiles dont les raisonnements sont à leur tour réfutés par d’autres (raisonneurs), de sorte qu’il est impossible d’admettre que des raisonnements (indépendants) puissent jamais avoir un fondement solide, étant donnée la diversité des opinions humaines. Et on ne peut supposer que cette solidité caractérise le raisonnement de certains hommes tels que Kapila, dont la puissance intellectuelle est connue de tous, car on constate que même des hommes tels que Kapila, Kanâda et autres, dont la prodigieuse capacité mentale n’est pas niable, ont soutenu des opinions qui se contredisent entre elles. Objection : nous allons raisonner autrement et de manière à éviter ce défaut d’inconsistance ; vous-même ne pouvez soutenir (valablement) que le raisonnement (indépendant) n’a aucun fondement solide puisque c’est précisément par un raisonnement que vous établissez cette inconsistance des raisonnements. Parce que certains raisonnements n’ont aucune solidité vous estimez que les autres raisonnements de la même catégorie (c’est-à-dire indépendants) sont tout aussi inconsistants. Si tous les raisonnements étaient vraiment inconsistants, ce serait la ruine du comportement humain. Or, on constate dans le monde que les hommes agissent de manière à obtenir du plaisir et à éviter la souffrance d’après la similitude entre le passé et l’avenir. De plus, quand des passages de la Shruti sont en apparence contradictoires, c’est précisément le raisonnement qui discrimine leur sens véritable en réfutant leur apparente incohérence et en déterminant la signification exacte du texte. C’est pourquoi Manu a déclaré : « La perception, l’inférence et le shâstra, en conformité des diverses traditions, ces trois choses doivent être bien connues par celui qui désire avoir une claire notion du dharma » (XIII, 105) ; « Celui qui applique à l’enseignement des rishis et du dharma le raisonnement qui n’est pas en contradiction avec le Vêda et le Shâstra, celui-là et non un autre connaît le dharma » (XII, 106). Et cette absence de fixité propre au raisonnement est précisément sa beauté, puisqu’elle permet d’obtenir un raisonnement sain par l’élimination des raisonnements défectueux. Rien ne prouve qu’un homme est stupide parce que son frère aîné est stupide. — À cela nous répliquons que, dans ce cas également, il n’en résulterait pas moins l’absence de toute délivrance. Même si dans un domaine déterminé un raisonnement est susceptible d’être solide, dans celui que nous envisageons ici, c’est l’absence de la délivrance qui s’ensuit. Cette essence véritable (de tout ce qui existe) et sur laquelle repose la notion de délivrance est d’une nature si profonde qu’elle ne se laisse même pas soupçonner sans le secours de l’Âgama. Comme nous l’avons déjà déclaré, étant dépourvue de toute forme et autre modalité, elle ne peut être l’objet des sens ; dépourvue de tout moyen terme, elle ne peut être l’objet d’une inférence et autres moyens (indirects) de connaissance. Or, tous les tenants de la Délivrance s’accordent pour dire que celle-ci dépend de la connaissance parfaite (samyag-jnâna) et cette connaissance parfaite ne peut être qu’uniforme, car elle dépend d’un objet (existant) et seulement ce qui subsiste avec la même nature est reconnu comme absolument réel et sa connaissance seule est appelée parfaite, comme par exemple la connaissance exprimée par ces mots : le feu brûle. Cela étant, il est évident qu’au sujet de cette connaissance parfaite les hommes ne peuvent avoir des opinions divergentes. Or, on sait très bien que les connaissances qui relèvent de la pure dialectique sont en conflit ; nul n’ignore en effet que ce qui est échafaudé par quelque dialecticien comme étant la connaissance parfaite est démoli par un autre dont la thèse subit le même sort de la part d’un troisième. Comment, dans ces conditions, serait parfaite une connaissance qui est fondée sur le raisonnement et dont l’objet ne demeure pas identique ? Et on ne peut soutenir que le tenant d’une substance primordiale (indépendante de Purusha) est le meilleur de tous les dialecticiens et reconnu comme tel par tous ses émules, de sorte qu’on pourrait accepter son opinion comme étant la connaissance parfaite. Il n’est pas possible non plus de réunir en un moment donné tous les târkikas (dialecticiens) passés, présents et futurs, de manière que la conception sur laquelle ils tomberaient d’accord puisse être retenue comme étant parfaite. En revanche, l’objet du Vêda, source éternelle de la connaissance (métaphysique), est immuable et la perfection de la connaissance qu’il procure ne peut être réfutée par aucun de tous les dialecticiens passés, présents et futurs, et il s’ensuit que seule la connaissance fondée sur les Upanishads est parfaite. Aussi, en recourant à un autre moyen, qui ne procure pas cette connaissance parfaite, on ne pourrait jamais échapper à la transmigration (samsara). Donc, d’après les Écritures et tout raisonnement qui leur est subordonné, Brahma est la cause intelligente et unique du monde » [11].

    Le jugement que Shankara vient de nous faire entendre a d’autant plus de poids qu’il figure dans un long développement dirigé contre les partisans systématiques du Sâmkhya. Significatifs pour tout l’Hindouisme, appartenant à la Smriti mais avec le même prestige exceptionnel que la Bhagavad-Gîtâ, les Brahma-Sûtras offrent, en effet, la particularité de rencontrer les théories qui n’admettent que partiellement ou qui rejettent l’autorité de Vêda, de sorte que leurs commentateurs y sont plus qu’ailleurs engagés dans la controverse, ne se bornant pas à signaler en quoi ces théories sont en désacord avec les textes canoniques, mais s’efforçant d’en démontrer la fausseté ou l’insuffisance sur la seule base du raisonnement. Si, comme certains le prétendent, la “primauté de la raison” a frayé sa voie dans l’Hindouisme et cela grâce surtout à l’initiative de Shankara avec, comme résultat, une théorie qui lui appartiendrait en propre, c’est-à-dire affranchie de la Shruti, son commentaire des Brahma-Sûtras serait plus désigné que toute autre partie de son œuvre pour nous en fournir la preuve. Dans cette somme contre l’hétérodoxie, le champion du jnâna-mârga n’aurait certainement pas gardé en réserve les meilleurs atouts de sa pensée quand sa dialectique pouvait se donner libre cours pour confondre ses adversaires avec leurs propres armes et nantir de l’évidence rationnelle les notions fondamentales auxquelles s’articulent ses réfutations. En fait, cette évidence est une utopie que Shankara abandonne à la “libre pensée”, car l’Adwaita, le non-dualisme, est avân-mânasa-gochara, inexprimable et supramental. Il incombe exclusivement à une dialectique consciente de ses limites de faire ressortir l’unité du corps doctrinal tout entier et, forte de cet appui, de dénoncer l’erreur des théories contraires au Vêda en faisant éclater à leur propre niveau leurs contradictions internes et réciproques. « Si, déclare encore Shankara, on soutient que des raisonnements peuvent contribuer à établir la connaissance parfaite, qu’ils le fassent ; quant à nous, nous estimons que la connaissance parfaite ne peut être obtenue que par les seules paroles du Vêdânta » [12].

    En bas, un seul effet nécessite plusieurs causes, en haut une cause unique et indivisible engendre l’innumérabilité de tous les effets possibles. À l’objection que « l’observation nous apprend que l’opération des seules causes efficientes, comme celle des potiers, est précédée de réflexion et que le résultat de quelque activité est amené par le concours de plusieurs causes » [13], Shankara se borne à rétorquer que « cette question ne peut être élucidée d’après l’expérience humaine, car pour une connaissance de cet ordre nous dépendons des Écritures et, par conséquent, il ne faut s’appuyer que sur celles-ci » (I, 4, 27). C’est par cet aveu d’impuissance dialectique que Shankara anticipe sur la réfutation qu’il développe tout le long du pâda suivant où nous relevons encore ceci : « L’adversaire soutient que les moyens autres que les Écritures sacrées sont utilisables en ce qui concerne Brahma et pour la raison que celui-ci est une chose existante. Cet argument est aussi vain que les autres, car Brahma étant sans forme et autre qualité (sensible) ne peut être un objet de perception (ordinaire), et comme il n’existe dans son cas aucune des marques caractéristiques (permettant d’en faire l’objet d’une conclusion), l’inférence et autres moyens indirects de connaissance font défaut, de sorte que Brahma, comme le dharma, n’est connaissable que par l’Écriture. C’est ce que déclare la Shruti elle-même : « Cette doctrine ne peut être connue par le raisonnement (tarka), mais lorsqu’elle est transmise par un autre, alors, ô Très Cher, elle est facile à connaître » [14] ; et encore : « Qui en vérité Le connaît, qui pourrait ici-bas le décrire et expliquer d’où ce monde est sorti ? » [15]. Ces deux versets védiques montrent que même des êtres divins (Ishwarâh) ignorent la cause du monde. La Smriti déclare de son côté : « N’applique pas le raisonnement à ces choses qui dépassent la pensée (achintyâh) ; On dit qu’il est non-manifesté, impensable, immuable ; Ni la troupe des êtres lumineux (surâh) ni les grands rishis ne connaissent mon origine, car Je suis en réalité l’origine des dêvas et des grands rishis » [16]. D’après le précepte (shrotavyo mantavyo nididhyâsitavyah), on a fait remarquer que l’Écriture enjoint la méditation (manana) sur Brahma, ce qui implique que le raisonnement est légitime. D’accord, mais ce précepte ne doit pas être interprété d’une façon spécieuse comme autorisant une vaine ratiocination (shushkatarka) indépendante (âtmalâbha) ; il s’agit en réalité du raisonnement qui demeure subordonné à la Shruti et qui est un moyen auxiliaire de l’intuition (anubhava) » [17].

    Après avoir souligné avec tant d’insistance le rôle secondaire et restreint de la dialectique, Shankara est très à l’aise pour détailler les nuances d’une argumentation qui reste forcément en deçà de la réponse catégorique de la Doctrine aux objections soulevées par son adversaire supposé, partisan d’un dualisme irréductible. Comme illustrations de cette réponse, il énumère et analyse différents exemples qui montrent que « la capacité (productrice) conditionnée et observable dans un cas déterminé n’est pas nécessairement la même pour tous les êtres » (II, I, 31), ce qui doit mettre en garde contre une généralisation systématique des seuls processus de causalité vérifiables dans l’ordre naturel. Déjà la disparité ou composition causale s’atténue fortement dans le domaine subtil (yogi, dêva), mais, faut-il le dire, ce domaine ne lui fournit pas pour autant un symbole adéquat en tous points à la non-dualité du Principe suprême. D’autre part, ici comme ailleurs, Shankara fait état de ce que les difficultés (rationnellement) insurmontables de la Doctrine ont leur contre-partie dans la théorie de son adversaire dualiste et « lorsque l’une et l’autre théorie ont le même défaut, ce n’est pas à l’une d’entre elles en particulier qu’il incombe de s’en disculper » (II, I, 29). Il est clair qu’une pareille argumentation n’est convaincante que lorsque l’énoncé doctrinal qu’elle défend mais ne “prouve” pas est tenu pour véridique ; elle ne saurait d’aucune façon contenter celui qui prend tout à la lettre et attendait une démonstration de cette vérité même. Un rationaliste conséquent n’a guère de chances d’apprécier comme il convient les approximations et suggestions d’un tel exposé, qui ne peut jamais être qu’un “support” ordonné vers l’inexprimable ; quant à se prévaloir de l’insuffisance des théories opposées pour pallier à sa propre impuissance dialectique, cela revient tout bonnement pour lui à laisser la question en suspens. Dans ces conditions, il ne consentira à ranger dans la sphère de la connaissance que les réfutations élaborées par Shankara sur la seule base du raisonnement, comme le fait une prétendue “philosophie vêdantique”, vouée comme toute autre philosophie aux aléas de la libre dialectique répudiée par Shankara. Celui-ci serait le premier à admettre que ces réfutations, une fois détachées de la décision supra-rationnelle de la Shruti, c’est-à-dire des principes métaphysiques qui sont l’objet de l’intellect, n’ont aucune valeur “exhaustive” et ne peuvent donc amener cette décision à titre de corollaire plus ou moins plausible. À quoi le rationaliste susdit pourra encore ajouter pour son propre compte que l’illogisme des théories incriminées par Shankara n’autorise pas à préjuger des éventuels progrès de la pensée humaine dont, selon lui, on reste en droit d’attendre quelque autre théorie satisfaisante, peut-être contraire à l’Adwaita mais certainement en harmonie avec les “lois de la raison”, dont le Vêdânta lui semble faire fi inconsidérément.

    ► René Allar, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

    [1] Shankara, Commentaires sur les Brahma-Sûtras, I, I, 4.
    [2] Ibidem, II, I, 27.
    [3] Ibidem, II, I, 31.
    [4] Ibidem, II, I, 2.
    [5] Nous employons ce terme en tenant compte exclusivement de ce qui est accessible à la curiosité profane aux prises avec un texte initiatique comme celui de Shankara, curiosité qui ne peut porter que sur le côté le plus extérieur d’un texte semblable. Voir sur cette question, A propos du rattachement initiatique, par René GUÉNON, dans les Études traditionnelles, de mars 1947.
    [6] Ibidem, III, I, 25.
    [7] Ibidem, I, 14, 4
    [8] Ibidem, I, 3, 7
    [9] Commentaires sur la Bhagavad-Gîtâ, XVIII, 66. Cette réserve consacre le privilège de toute connaissance directe (pratyaksha) dans l’ordre relatif comme dans l’ordre métaphysique, la première étant un reflet et le symbole de la seconde. Remarquons en passant que le réalisme dont témoigne ici Shankara s’accorde mal avec la prétendue “inexistence du monde” que trop souvent on reproche à Shankara par incompréhension de son point de vue.
    [10] Commentaire des Brahma-Sûtras, II, I, i
    [11] Ibidem, II, I, II
    [12] Ibidem, II, I, 3
    [13] Ibidem, I, 4, 25
    [14] Katha Upanishad, I, 2, 9
    [15] Rig Vêda Samhitâ, X, 129, 6
    [16] Bhagavad-Gîtâ, X, 2
    [17] Ibidem, II, I, 16

     

    *****

    L'Océan de félicité du délivré vivant

    (jîvan-mukta-ânanda-lahari)

    Si, comme le remarque AK Coomaraswamy, Shankara, dans ses commentaires, évite plutôt de parler de la “redescente” dans le manifesté, on ne peut en dire de même de ses hymnes et celui dont nous donnons ici la traduction inédite en est un témoignage éloquent. Il nous paraît difficile de trouver une meilleure conclusion pour un panorama de la pensée hindoue que ce magnifique panégyrique du sage qui, après avoir rejeté toutes les formes et tous les états pour s’évader du Cosmos, “redescend” dans la manifestation, du moins en apparence, la délivrance étant réalisée, et les assume toutes et tous sans plus être aucunement affecté par les conditions et limitations inhérentes à tamas, leur racine ténébreuse [1]. Précisons que le terme tamas qui est répété dans chaque stance a un sens tout à fait général et plus étendu que celui dont il est parlé plus loin, où il se réfère à l’un des trois gunas du point de vue cosmologique. Quant au mot Muni, il désigne le sage qui a réalisé la Solitude (mauna) ou Délivrance, par la méditation (manana) du Vêda, selon le précepte énoncé par la Brihad Aranyaka Upanishad : shrotavyo mantavyo nididhyâsitavyah : (Cela) doit être entendu (de la bouche d’un maître qualifié), médité (dans la profondeur du cœur) et contemplé (par la perception directe). Ajoutons que le mot moha, que nous avons traduit par illusion, a, pour sens primaire, la perte de conscience et désigne plus spécialement dans le Vêdânta l’égarement qui attribue aux apparences mondaines une réalité absolue et plonge dans les plaisirs des sens avec, pour conséquence, la confusion, la perplexité, l’infatuation, l’erreur, l’affliction, etc., acceptions qui sont également incluses dans moha.

    *

    Quand, dans la ville, il contemple les citadins, hommes et femmes constitués par le nom et la forme, bien vêtus et parés avec des ornements en or, et qu’il se délasse avec eux, pensant : “Celui qui perçoit est le (pur) Témoin”, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand, dans la forêt, il regarde les cimes qui ploient sous leurs fardeaux de feuilles, et qu’il entend les gazouillis variés des troupes d’oiseaux cachés dans l’ombrage épais, n’ayant pour siège, la nuit comme le jour, qu’une portion du sol, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il séjourne dans un temple, un autre jour dans un palais somptueux, tantôt sur un rocher, une autre fois sur les bords des rivières, ou bien quand il partage la hutte de l’un ou de l’autre sage éminent et paisible, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il se récrée, ici avec des enfants qui rient et battent des mains, là avec une femme jeune et jolie, quand il s’entretient avec des vieillards austères ou bien avec des hommes tout différents, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il converse avec des Sages qui savourent une félicité immémoriale et multiforme, ou bien avec des poètes ayant sur les lèvres l’essence même de l’art poétique, à d’autres moments avec les meilleurs logiciens épris de déductions, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il accomplit dans quelque lieu un culte divin avec des méditations assidues, ailleurs avec des fleurs appropriées, épanouies et très odorantes, en quelque autre endroit avec des feuilles immaculées, l’esprit réjoui, tout entier à la louange, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il récite les noms de Celle qui est favorable aux êtres [2], de Celui qui donne la Tranquillité [3], ou de Vishnu (qui pénètre toutes choses), ou quand il récite ceux du Conducteur de la Troupe divine [4] ou de Celui qui manifeste et consume l’univers [5], et que la béatitude inonde ses yeux de larmes, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il se purifie dans les flots du Gange, quand il utilise l’eau d’un puits ou d’un étang, que cette eau soit froide ou tiède et agréable, ou quand son corps (couvert de cendres) est pareil à du camphre, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il est occupé avec les sens et les objets de l’état de veille, quand il jouit des objets de l’état de rêve ou quand il perçoit la félicité ininterrompue du sommeil profond, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il est nu [6], quand il est vêtu comme un dieu, ou quand il porte autour des reins une peau de lion, magnanime, sans souci, causant la joie dans le cœur de ses proches, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son gurtu, a été aboli.

    Quand il se tient en sattwa, quand il est en contact avec la nature de rajas ou avec celle de tamas, ou quand il s’affranchit de ces trois modalités [7], tantôt dans le courant de la transmigration [8], tantôt se plaisant dans le sentier de la Shruti [9] ; le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il garde le silence ou quand il se montre enclin à parler, quand sa félicité intime suspend sa voix et le fait rire aux éclats, ou bien quand il examine avec intérêt quelque affaire mondaine, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il verse des gorgées (de vin pur) dans les bouches en lotus épanouis des Shaktis [10], ou quand il les prend lui-même par sa propre bouche, montrant que le mien et le sien n’entachent pas la nature non-duelle, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il prend plaisir à fréquenter les fidèles de Shiva ou les Shaktas [11], quand il vit parmi les adorateurs de Vishnu, parmi ceux de Sûrya ou ceux de Ganêsha, débarrassé par la non-dualité de tout ce qui divise, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il perçoit la pure essence à travers la variété innombrable de qualités et de distinctions, tantôt revêtue d’une forme et tantôt sans forme, essence qui est la sienne et celle de Shiva, quand, devant cette merveille, il s’écrie : “Qu’est cela !”, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Quand il perçoit la dualité tout entière comme étant aussi la Vérité, comme étant faite de Shiva, selon la grande parole [12], dont il a compris et médité les acceptions profondes ; quand, ayant rejeté l’erreur de la dualité (non unifiée), il répète sans cesse : Shiva ! Shiva ! Shiva !, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.

    Il jouit sans relâche de la Délivrance, plongeant et replongeant dans le lac de béatitude innée qu’est la suprême réalité de Shiva, où il est parvenu grâce au regard de nectar de son guru compatissant. Sa conduite étant parfaite, il est le premier d’entre les hommes et les poètes le proclament un yogî, un renonçant, un inspiré.

    Il est silencieux avec le taciturne, vertueux avec le vertueux, savant avec le savant, affligé avec l’affligé, dans le bonheur avec l’heureux, dans le plaisir avec le jouisseur, stupide auprès du stupide, juvénile avec les jeunes femmes, loquace parmi les bavards, lui, le fortuné qui a conquis les trois mondes, il est méprisé avec. le misérable !

    ► Shankarâchârya, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

    (traduit du sanscrit et annoté par René Allar)

    [1] Pour un exposé complet de la question, voir Réalisation ascendante et descendante par René Guénon, dans les Études traditionnelles de janvier, février, mars, de !937. [note en sus]
    [2] Shivâ, la Shakti de Shiva.
    [3] Shambu, un des mille noms de Shiva, très fréquent dans le tantrisme.
    [4] Ganésha, le dieu à tête d’éléphant, conducteur des génies qui forment l’escorte de Shiva.
    [5] Sûrya, dont il existe également une récitation de mille noms (sahasra-nâma-avali). Comme il s’agit, de la part d’un Muni, d’une récitation pleinement efficace de tous ces Noms, on comprendra sans peine que la réalisation descendante dont il est question d’un bout à l’autre de ce poème s’étend à tous les mondes et dépasse immensément la simple teneur descriptive du texte.
    [6] Littéralement : vêtu d’espace. Cette expression contient une allusion à la totalisation de l’être, cf. Kaupîna Upanishad.
    [7] Au degré de l’Être pur ou au delà.
    [8] Epuisant d’un état antérieur les conséquences qui ne l’affectent pas réellement, tout comme le fait d’avoir une apparence corporelle.
    [9] Assumant une fonction pour le bien des autres ou donnant l’exemple d’une attitude conforme au dharma.
    [10] Allusion à un rite tantrique.
    [11] Ceux qui s’attachent plus particulièrement à l’un ou l’autre aspect féminin de la divinité ou qui suivent la voie tantrique.
    [12] Tat twam asi (tu es Cela), de la Chhândogya Upanishad.

     

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    Shakti

    Il existe en sanskrit de nombreux traités, écrits au cours des âges par les rishis et les plus grands Maîtres pour expliquer et déterminer ce qu’est la Shakti, mais là n’est pas tout ce que l’on sait. Il existe aussi toute une littérature orale, transmise de père à fils ou de gourou à disciple, et qui a une égale importance. On connaît par exemple tel commentaire de la Chândî, conservé par une famille de rajas, qui n’a jamais été écrit, même sur feuilles de palmier, mais qui est récité chaque jour en entier depuis des générations. La Shakti est toute une science. Ce mot “Shakti” est traduit en français de différentes manières. C’est tantôt l’Énergie divine ou cosmique, la Force active et consciente de Dieu, le jeu du Divin (lîlâ), le Pouvoir divin. Il est aussi dit qu’elle est à peu près synonyme de Prakriti [Shrî Aurobindo], la nature primordiale, « ce qui rend possible ce qui est impossible » [Shankaracharya], et qu’elle est ce qui est au delà de Mâyâ tout en étant Mâyâ. La Shvetâshvatara Upanishad dit : Sache que Mâyâ est Prakriti, la Nature, et que le Grand Dieu gouverne Mâyâ. Je vais essayer de noter, aussi simplement que possible, quelques-unes des notions se rapportant directement à la Shakti dont j’ai pris peu à peu conscience, dans les Indes, d’une manière pratique et réelle. Cette méthode empirique est certes en dehors de tout exposé logique critique du sujet. Mais elle permet d’esquisser les points qui ont leur importance pour entrer au cœur de l’hindouisme.

    La Shakti peut être un but en soi, comme elle est aussi un moyen. Elle est en même temps, et dans les deux cas, cette Force indéterminée de toute-puissance dont chacun a plus ou moins conscience — dans les Indes — sans vouloir toujours le reconnaître de crainte d’être accusé de superstition. J’admets que tous les aspects de la Shakti, quels qu’ils soient, sont complémentaires l’un de l’autre ; chacun d’eux m’est parvenu au bon moment pour m’aider à faire un pas en avant. Je n’ai à me préoccuper — sans aucun attachement pour aucun d’eux — que de vivre dans un rythme où je sente l’harmonie profonde de cette Force éternelle opérer autour de moi et en moi. La Shakti n’est pas définissable par les mots de “concret” ou “abstrait”. Elle est tout et rien à la fois, plénitude et vide, et en même temps ce qui est derrière ces opposés. Pour parler d’elle, il n’est pratiquement pas d’autre méthode possible que de faire appel à l’expérience personnelle — qui du reste n’est pas plus subjective que l’opinion que chacun se fait de la Vérité. Entre celui qui parle et celui qui écoute, la vibration même dans laquelle vit l’idée est Shakti en toute-puissance, qui passe du vase contenant au vase récepteur — et ces deux vases sont aussi Shakti en toute-puissance. Est-ce que la Shakti est une sensation ? Je me le suis souvent demandé. C’est ainsi qu’elle apparaît avant de se laisser approcher dans la plénitude de sa Force. Elle n’est perceptible qu’en rapport au plan de conscience plus ou moins affiné de celui qui la cherche et est prêt à la recevoir dans le secret de son être. Sentie et assimilée, elle perd immédiatement toutes les qualités qu’on lui reconnaît dans le plan mental. De là la difficulté d’en parler. C’est un peu comme avoir envie de lait et faire mille descriptions de son aspect visuel à un aveugle qui se délecte de lait sans le voir !

    Dans l’évolution spirituelle, la Shakti est la “cause” et “l’effet” et en même temps leur support, notion que nous appelons “temps” parce que notre logique a besoin de cet élément pour la sécurité du raisonnement. C’est des trois l’élément le moins nécessaire et il est quelque peu artificiel, car essentiellement mental. Quand la Shakti est satisfaite et miséricordieuse, dit la Chândî (Devî Mahâtmyâ), elle est la cause qui nous libère de la ronde des naissances et des morts ; quand elle n’accorde pas ses grâces, elle est la cause de tous nos asservissements. Dans les Indes, la Shakti n’est pas une abstraction. Elle fait partie de la vie journalière. Il n’est pas une pensée, un geste, une action qui ne la contienne, tandis qu’en Europe, cette notion est inexistante, et de là provient chez nous le divorce entre l’homme et la création. Si j’en avais été instruite, ne serait-ce qu’intellectuellement, le fait suivant m’eût peut-être ouvert les yeux. À une certaine période, j’ai souffert d’une sévère anémie pour me sortir de laquelle le médecin traitant, après avoir inutilement essayé plusieurs médicaments, décida d’un remède qui avait pour fonction de “fixer les éléments vitaux entre eux”. Shakti est exactement cette puissance. Elle est ce qui lie le danseur à la musique. Elle est ce qui établit un lien entre toutes choses, les tenant dans une interdépendance et une relation fixées par un plan qui nous dépasse — les astres autour de leur luminaire, à leur place et dans leur fonction comme les grains de sable sur les grèves. Elle est la Présence réelle, invisible et constante qui soutient le monde, liant la forme et le nom et la substance. C’est dans sa modulation que naît la vie. Dieu crée sans arrêt et se délecte de sa création dans une harmonie connue de Lui seul. Shakti est son pouvoir et son essence.

    Elle représente aussi l’élément féminin, la Mère Divine, dont le nom vient aux lèvres tout naturellement dans le désespoir. Tout Hindou parle à sa Mère Divine avec une surprenante et désarmante familiarité. Toute femme, même une petite fille, est appelée “Mère” car, dit la Chândî : Toutes les femmes sont Toi, entièrement. Mais Shakti est avant tout ce qui existe avant même la vie. Elle est ce que Brahman n’est pas encore, l’Énergie-Vide dans le silence vivant où naîtra le tourbillon — ce tourbillon d’où sortira la vibration du Son sacré, l’Omkara, Dieu actif, Créateur tout-puissant et éternel… Le son sacré est le gardien de la porte du silence, la première manifestation. Ici on pense à l’Évangile de saint Jean : « La Parole était au Commencement, la Parole était avec Dieu, et cette Parole était Dieu » [Évangile selon saint Jean, I, 1]. Dieu, la nature, les hommes, les animaux, les plantes, les minéraux, ou mieux encore tous les éléments subtils et tous les éléments grossiers procèdent de Shakti, existent par elle et la contiennent en totalité dans chaque parcelle. Le mouvement est Shakti, et c’est tellement vrai que sans elle, même Brahmâ et Vishnou et Shiva sont sans expression [SHANKARACHARYA, Saundarya Lahari (Les Vagues de Beauté)] : Sans la divine Shakti, Shiva ne serait qu’un corps inerte (shava) ; sans kanda, l’instrument de la connaissance, toute la symbologie de Ma Kâlî disparaîtrait. Ma Kâlî n’existe que par rapport à Shiva, duelle manifestation dans le monde sensible. Si l’Inde pouvait expliquer à l’Occident désireux de comprendre la nature de Shakti dans ses éléments subtils et grossiers, et cette Force qui les lie, on aurait l’explication de ce fait rejeté par beaucoup qu’esprit et matière sont un, alors que non seulement l’Inde l’affirme, mais le vit. Ceci a comme résultat un contact intime entre l’homme et Dieu qui a fait dire à Shrî Râmakrishna : « Oui, je puis te faire toucher Dieu comme je te touche… » ou qui permet à Shrî Aurobindo d’ordonner une “vie divine” dans la société avec des hommes et des femmes préparés pour ce but.

    La difficulté pratique est que l’essence de la Shakti est terrifiante et dépasse l’entendement humain. Les Occidentaux ont découvert la force atomique et l’ont déclanchée à mauvaise fin sans se rendre compte que Shakti est précisément en puissance, c’est-à-dire en bien et en mal, cette Force active à l’état libre. La capter, l’employer, c’est faire à grande échelle de la magie noire, et risquer ce qui arrive quand on déclanche des forces dont on ne connaît pas le neutralisant. Vouloir utiliser ces forces dans le plan physique, c’est s’attribuer le rôle de Dieu et satisfaire des égoïsmes déchaînés, positifs ou négatifs. Ces forces sont constamment agissantes par elles-mêmes dans les plans subtils et non physiques, et les Hindous les connaissent aussi bien que les Occidentaux connaissent leurs sciences de laboratoire ! Mais les Hindous n’en font guère usage parce qu’ils en ont mesuré tous les effets. Dans la vie journalière, chaque disciple qui vit dans l’ombre d’un grand gourou sait que celui-ci a cette Force de Shakti à sa disposition et peut l’employer à son gré. C’est le miracle dont les hommes auront toujours besoin pour croire, et qui leur est donné chaque fois que c’est nécessaire. Mais qui peut, sauf un grand Maître, déterminer la nécessité du miracle qui n’est qu’un “vide” créé où vient jouer la Shakti en toute-puissance ? On raconte qu’un siddha qui méditait assis sur une grève fut soudain dérangé par une violente tempête qui passait au large. « Que le vent tombe », ordonna-t-il. Son ordre fut immédiatement obéi. Mais une barque lourdement chargée qui voguait toutes voiles ouvertes chavira quand le vent cessa brusquement et tous les passagers furent noyés [Enseignement de Râmakrishna, n° 560].

    Le son vivant de l’Omkara qui contient le silence de Shakti joue le rôle de fixateur de Shakti chaque fois qu’elle est invoquée à se manifester. C’est une syllabe sonore nommée bîja-mantra dont la seule articulation établit le contact avec la vibration divine. Le plus connu de ces sons sacrés est “Aum”. Il contient un principe de force centripète et de force centrifuge qui fait dire : « Si le son meurt, la terre mourra ». Ce son sacré est si important que de nombreuses règles devenues littéralement tabou ont fixé son emploi, sa prononciation, son intonation. C’est par la puissance du bîja-mantra que les éléments primordiaux se sont groupés à l’époque où le langage s’est formé : terre, eau, lumière, air et éther. Quand je dis “Tard” (arbre) il y a une forme qui exprime un son se rattachant à un mantra créateur comme la pulsation dans mes veines est la vibration de Shakti. Sans une initiation rigoureuse et toutes les conditions requises de purification sur tous les plans, le bîja-mantra n’est jamais divulgué au chercheur. Peu nombreux sont ceux qui passent par la porte étroite, mais nombreux sont les sâdhaks sur la voie qui ont leur vie remplie tout entière — quelquefois pour plusieurs vies humaines successives — par la seule vision fugitive de Shakti, sa connaissance intellectuelle, son évocation. Deux pouvoirs sont nécessaires pour ce sâdhak : « une aspiration constante et infaillible appelant d’en bas et une Grâce suprême répondant d’en haut » [Shrî Aurobindo, La Mère, p. 1]. Shrî Aurobindo ajoute encore : « Le don de soi doit être total et s’étendre à toutes les parties de l’être ». C’est dans ces conditions seulement que la Shakti peut se manifester.

    La Shakti est le mystère des mystères. C’est ainsi qu’on devrait y penser. Elle est le Centre unique, le “vide” de toutes les religions. Tous les avatars, incarnations, prophètes, initiés, libérés-vivants ont bu à cette source et y boivent constamment. Ils ont connu ou connaissent l’identification, l’unicité et nous font partager — quand ils reviennent — ce qu’ils peuvent exprimer de leur félicité. Leur récit, leur enseignement ne varient guère, bien que leurs disciples, après avoir analysé ces “sensations”, en donnent des explications mentales qui deviennent des dogmes. Mais ce que l’Inde apporte de particulier entre tous les pays du monde, c’est que dans l’hindouisme, la Shakti n’est pas enfermée exclusivement dans les temples ou lieux sacrés au même point que dans les autres religions. Tout comme le Gange déborde de son lit et s’en va des Himâlayas à la mer, la Shakti déborde de l’ésotérisme des temples et des âshrams jusqu’à se laisser capter dans les yeux des mendiants fous de Dieu qu’on rencontre partout. Ce débordement de force spirituelle, dans la liberté tropicale et luxuriante, donne peut-être une valeur profonde aux lois de castes, compliquées et pleines de restrictions, qui régissent la société hindoue orthodoxe de l’Inde, c’est-à-dire 95 p. 100 de toute la population. Elles ont à leur base beaucoup plus la nécessité de créer une ligne de démarcation qui protège la Shakti que des considérations d’ordre économique — auxquelles on a pensé beaucoup plus tard.

    La fixation de la Divine Shakti dans le principe d’unicité “esprit-matière” est réellement le centre de la pûjâ ou science de prâna-pratishta qui signifie amener la vie dans l’image. Le mouvement de Shakti s’immobilise, devient un pont entre le Bîja-mantra et kilaka, la pierre d’angle de l’image. Quand toutes les conditions requises sont remplies, il se produit, par la vie transmise, une transformation de substance aussi totale et absolue que dans le mystère de l’eucharistie. L’adoration terminée, avec ses offrandes et son sacrifice, le mantra fixateur délie ce qui a été lié et libère à nouveau la libre Shakti de l’image de bois ou de pierre, du bol d’eau, du feu qui a été momentanément son réceptacle. Pendant la pûjâ, l’image est dans chacune de ses parcelles la Présence divine réelle. C’est pour cela que l’officiant, après avoir d’un fil rouge établi la limite du champ de la Shakti, dit : « Jusqu’à ce que la pûjâ soit terminée, accorde-nous la grâce de demeurer dans cette forme… » Si la Shakti n’était pas libérée à la fin de la pûjâ, il en serait comme d’une hostie consacrée dans un ciboire, la substance divine resterait vivante. On en connaît des cas. L’Inde a aussi certains temples où l’image est devenue une fixation permanente de Shakti. Il en découle un rituel constant comme si une pûjâ sans fin était célébrée.

    Tout comme parmi les chrétiens certains croient et d’autres ne croient pas à la Présence réelle du Christ dans l’Hostie, les Hindous sont divisés. Il y a ceux qui voient en Shakti l’unicité esprit-matière (et ils sont légion), et ceux qui croient qu’esprit et matière sont comme eau et huile bien mélangées, mais sans jamais perdre leur nature propre. Entre les deux conceptions, l’un et l’autre groupes m’ont donné le secret du point de contact entre eux. Il est dans « ce qui n’a plus de limite » dans la densité mouvante et vivante de ces deux propositions : Shakti ou esprit est sûkshma, c’est-à-dire ténu et subtil, et Shiva ou matière est sthûla, c’est-à-dire épais et lourd. Tout est jeu de densités qui se rencontrent. La matière peut être si ténue qu’elle devient subtile et l’esprit peut être si lourd qu’il devient épais. Tel est en Shakti le mouvement que l’homme ne peut pas capter et encore moins discuter. Accuser l’Hindou de panthéisme, parce qu’on le voit offrir à la divine Shakti un caillou noir, un bol d’eau, le feu, une fleur et mille autres choses encore comme réceptacle, pour ne pas mentionner les images de pierres ou de bois, est parfaitement enfantin, illogique et faux. Toutes ces formes variées n’ont pas plus de valeur que le pain sans levain employé par le chrétien. Le réceptacle compte pour bien peu — seule la vie de la Présence réelle, Shakti, a une signification.

    Après la célébration d’une pûjâ où Shakti a résidé, l’Hindou jette l’image employée dans le Gange, justement pour briser en lui tout attachement qui pourrait être né. Il reste ouvert à d’autres manifestations de Shakti tout comme il est toujours avide de partir à la recherche des libérés-vivants qui peuvent lui aider. Recevoir le darshan d’un jîvan-mukta équivaut à goûter la félicité du saint et spontanément fait naître le désir de vivre à ses pieds, d’absorber quelque chose de la Shakti captée… C’est ainsi que sans le vouloir, le disciple devient pour une longue période semblable au gui d’un arbre — il vit dans la grâce de son maître, porté par elle. Son effort s’arrête souvent là, ou bien il devient un précieux instrument, et emploie cette Shakti dans les œuvres utiles pour le monde. D’autres disciples, après avoir bu à la coupe de Shakti, sont intoxiqués à tout jamais. Parce qu’ils ont goûté le divin nectar, comme des fous à la recherche d’une aiguille dans un tas de foin, ils n’ont plus qu’un désir de solitude et partent vers “la vie dans la forêt”. La Nature est une puissante aide pour entrer dans le jeu de la divine Shakti. Les dualités “bien” et “mal” s’harmonisent en elle plus vite que dans le monde à cause de leur caractère impersonnel. Son silence fait taire le mental qui s’acharne à expliquer la Shakti au lieu de la “sentir”. On peut dire à ce moment-là que la Shakti emporte ces chercheurs dans sa Force. Ils remontent avec elle le courant vers sa propre jouissance. L’étrange voyage ! La Shakti se manifeste alors égale en puissance dans les yeux d’un mouton [Enseignement de Râmakrishna, n°872] ou dans les yeux d’un saint, dans le parfum d’une fleur, le bleu du ciel, le chant de l’Omkara. Les formes s’effacent parce qu’elles deviennent transparentes comme le cristal, l’extérieur et l’intérieur ne sont plus séparés que par de la lumière.

    Une seule chose compte, à partir de ce moment-là — “Cela” dans le souffle et dans le sang. Une pûjâ devient rafraîchissante comme un bol de lait au bord du chemin, un torrent frais, le sourire d’un enfant. Tout est une aide, rien de plus, tout est temporaire, fugitif, absent dans le temps. Une seule chose reste — la relation de cause et d’effet en Shakti. La méditation est vraiment un repos en Shakti. C’est un état pareil à celui du cœur qui cesserait de battre pour sentir la jouissance de la vie renaître. Méditer en Shakti est l’abandon de toutes les formes, de tout dogme, de tout gourou. Mais cette connaissance ne s’installe lentement qu’après une très longue période de soumission où justement le gourou, le dogme, la forme sont indispensables. Il faut être premièrement solidement ancré dans la dévotion de l’Ishta pour faire le moindre progrès. L’effort à tenter est illustré par l’histoire suivante : Un maître faisait méditer son disciple sur un buffle, dans la chambre à côté de lui. Après six mois de travail, le gourou appela son disciple qui se leva précipitamment pour lui répondre. Six mois plus tard, le disciple fit encore de même et le maître le renvoya à sa méditation, mais une année plus tard, quand le maître appela, le disciple se mit à pleurer : « Oh ! mon maître, je voudrais bien venir, mais la porte est trop étroite, mes cornes ne passeront jamais ! »

    C’est à partir du moment où la concentration sur la forme est ainsi parfaite que la liquéfaction de celle-ci peut commencer. La même Shakti est opérante dans les deux sens. Le sentier de la méditation en Shakti est étroit comme le “fil du rasoir”, car Shakti travaille à délier esprit et matière comme elle les avait premièrement liés pour se laisser adorer, pour servir, pour créer. Il faut être solidement préparé et épaulé pour affronter ce stade où le moindre obstacle du disciple à la vibration divine amènerait un trouble profond. Il faut s’avancer sur cette voie avec une humilité totale et ne pas jouer avec la Force divine avant que celle-ci ne se manifeste d’elle-même. On raconte qu’un sâdhak, après de longues austérités, voulut vivre porté par elle. Le maître auquel il s’adressa lui dit : « Si tu te crois prêt, entre dans cette caverne. Médite sans t’arrêter, les yeux fermés. Refuse toute vision autre que celle de ton Ishta. Une seule fois par jour, sors de ton rocher. Près de l’ouverture coule une source à côté d’un arbre à fruits. Bois une seule gorgée d’eau, cueille un seul fruit et retourne à ta méditation ». Le sâdhak suivit ces ordres strictement. Mais au neuvième jour, après avoir mangé le fruit, il fut soudain tenté d’en cueillir un second. Quand il mordit ce fruit, la terre trembla. La caverne disparut, et l’arbre et la source, et il se trouva jeté sur le sol, mourant de la faim qu’il n’avait jamais ressentie ! Telle est la leçon de Shakti quand, la raison obscurcissant l’intuition, la vision du chercheur est momentanément troublée. Mais le point de grâce existe. Il est dans le fait même de Shakti liant toutes choses entre elles. Ce lien immuable entre la créature et son Créateur est la grâce même de Shakti.

    ► Lizelle Reymond, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

     

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    La théorie métaphysique du verbe et son application dans le langage et la musique

    La théorie de la création par le Verbe se retrouve dans toutes les traditions, mais elle occupe dans la tradition hindoue une place particulièrement importante, et son exposé fait l’objet d’une littérature philosophique considérable. C’est la théorie du Verbe et de sa manifestation le Védà qui forme l’édifice central de la pensée et de la religion des Hindous. On peut ne pas croire à un Dieu personnel, rejeter les rites et les lois morales et rester un Hindou, mais non point nier le principe d’une Connaissance Éternelle et accessible à l’homme sous la forme d’une parole manifestée, car la négation de ce principe constitue la définition même du Nâstikà, l’incroyant. C’est cette parole ou Verbe révélé, expression même de la nature de toutes choses, qui est appelée, la “Connaissance” Éternelle, le Védà.

    Les classifications et les termes employés par les Shabdà-Brahtnà-vàdins, qui appellent “Verbe” la Cause Première de toutes choses, sont complexes et leur exposition systématique nous entraînerait loin des limites d’un article. Nous nous limiterons donc ici à un exposé de la théorie du Verbe et des principaux degrés de sa manifestation suivi d’un aperçu sur son application dans le langage et la musique. Lorsque dans le Brahmà, “l’Être immense”, pur, indifférencié, une tendance apparaît, cette tendance implique une différenciation, une polarisation qui est le principe d’un mouvement. Cette tendance au mouvement forme dans la non-dualité une multiplicité apparente comme des vagues dans la mer, et donne naissance sur des plans successifs à la pensée, à la forme et à la substance ; car l’origine de la pensée et celle de la matière est une et peut être ramenée à un mouvement ou état vibratoire qui est une particularisation locale de l’immense continuum qu’est l’Être Indifférencié. La Tendance Première, origine du mouvement, est appelée Shakti (Énergie) du point de vue cosmologique, mais du point de vue de la métaphysique non-dualiste elle est appelée Mâyâ (Pouvoir d’Illusion) car c’est elle qui donne naissance aux mondes en créant dans la non-dualité une multiplicité apparente qui, bien qu’elle apparaisse indéfinie par rapport à la durée et l’espace, est éphémère et infime par rapport à l’éternité sans limites.

    L’univers est une idée

    Du point de vue cosmologique la vibration première envisagée dans son ensemble comme une forme ’indivise correspond à ce que nous appelons une idée. L’idée, comme les autres aspects de la manifestation, est un rapport de mouvements, mais ce qui caractérise l’idée c’est que ses différents éléments forment un tout indivis. Ces mêmes différents éléments, lorsqu’ils sont perçus analytiquement apparaissent comme forme, substance, etc., mais non plus comme idée. C’est en ce sens que l’on peut considérer la pensée comme le principe, ou comme la synthèse, des différents aspects de la manifestation. Dans le cas de l’individualité humaine ou microcosme la pensée devient la synthèse des perceptions sensorielles, c’est-à-dire des sphères de perception des cinq sens qui sont appelées éléments. C’est pourquoi on peut dire que, dans l’homme qui le perçoit comme dans le Créateur qui le conçoit, « lorsque s’arrête la vibration mentale (chittà spandanà), la dualité, c’est-à-dire le monde, disparaît, car l’état non-vibratoire dans lequel la vibration mentale, c’est-à-dire l’idéation (kalpanâ) se dissout est, par définition, la non-dualité. La vibration mentale qui se manifeste comme la forme de l’univers est cause que par réflexion le Soi, le Brahmâ qui n’est que le spectateur immobile de l’idéation, semble revêtir toutes sortes de formes. D’après cette conception la multiplicité n’est qu’une idéation, c’est-à-dire une vibration-mentale (chittà sphuranà). Toutefois cette vibration qui est la pensée ne peut se produire sans une base (âshrayà), à faire vibrer. Cette base est l’Être sans dualité qui existe par lui-même. C’est dans cette non-dualité que la vibration-pensée engendre la multiplicité, et c’est par ce procédé que la dualité prend son origine dans la non-dualité » (Swâmï Shahkara Tïrthà, Paramârthïi satyâ, Siddhântà, 4, 5, p. 34).

    La cause première

    Le mouvement premier est nécessairement un mouvement périodique ou rythme, car seul un tel mouvement détermine sa propre mesure et peut exister par lui-même puisqu’il ne dépend que du rapport mutuel de ses différents éléments. Aussi voyons-nous que tous les mouvements fondamentaux de l’univers sont des mouvements périodiques ou vibratoires, mouvements qui peuvent s’exprimer en termes de rythmes ou de rapports de nombres. Nous pouvons considérer comme la cause première de la manifestation chacun des différents éléments qui contribuent à former le mouvement originel. C’est ainsi que nous pouvons attribuer ce rôle soit au continuum sans dualité, le Brahmâ, soit à l’Énergie (Shakti) source de l’impulsion, soit au nombre, principe du rythme (chhandâ), soit à la pensée, principe de la forme, soit au mouvement vibratoire (nâdà), soit à l’espace ou Éther (Akâshâ) dans lequel se développe ce mouvement. Ces différentes approches, chacune desquelles est justifiable d’un certain point de vue, ont donné naissance aux principales écoles de la pensée métaphysique hindoue.

    La triple forme vibratoire

    La manifestation de par sa nature à donc pour point de départ un mouvement rythmique ou vibratoire. Ce mouvement se présente sous un triple aspect : la vibration-idée, la vibration-substance et la vibration-son. La vibration-idée est un mouvement rythmique du Brahma, du Conscient immobile, mouvement perçu indivis dans son ensemble comme un tout, une image, une pensée. La vibration-substance ressemble à la vibration-idée dont elle est la projection multiple sur le plan perceptible, le plan des éléments et des sens. La substance de l’univers n’est en fait que la matérialisation apparente de l’idée en un jeu de mouvements vibratoires dont les rapports multiples forment des combinaisons en nombre indéfini. En dehors de l’idée qui est la perception de l’ensemble indivis nous percevons à l’aide de cinq sens distincts cinq de ces aspects différenciés de la manifestation. Ces cinq aspects ou sphères des cinq sens forment ce que les Hindous appellent les cinq éléments. Mais il peut exister d’autres sens en nombre indéfini qui percevraient d’autres aspects du manifesté comme autant d’autres éléments. La vibration-son est un rapport ou rythme qui est à la fois idée et forme sensible. Elle est le lien qui unit la pensée et sa matérialisation substantielle. Elle est comme l’équation numérique qui permet d’analyser l’idée et la substance et peut donc être approchée d’un côté comme de l’autre comme cela apparaît particulièrement dans le son musical qui peut être perçu comme une expression ou idée ou comme un rapport de vibrations physiques. Ces trois aspects de la vibration première correspondent aux trois éléments inséparables qui constituent la nature du Brahma et qui sont Existence-Conscience-Joie (Sat-Chit-Anandà) :

    De l’aspect Existence est issue la vibration-idée ;
    De l’aspect Conscience est issue la vibration-son ;
    De l’aspect Joie est issue la vibration-substance.

    Le Non-manifesté (Avyaktà) et le point-limite (bindou)

    L’union de l’Énergie et du continu immobile qui lui sert de base constitue le Désir-de-créer (Sishrikshâ) qui donne naissance à “l’Univers en puissance”, le Non-manifesté (Avyaktà). De Avyaktà est issu le point de départ du manifesté qui est appelé Bindou, le Point-limite. C’est en effet en partant du point géométrique qui n’a pas d’étendue que se développent l’étendue et le temps. Si nous voulons imaginer un commencement à l’Espace et au Temps nous serons ramenés à partir d’un point. C’est pourquoi le point, le Bindou, est le symbole de la limite du non-manifesté et du manifesté. Ce point étant à l’intersection de deux ordres de choses a nécessairement deux aspects. Du côté causal il est la “semence” (bijâ) ou “point-causal” (kâranà-bindou), du côté résultant il est le “point-résultant” (kârya-bindou). L’unité des deux aspects du Bindou est le point d’origine du rythme premier, le point de départ de la vibration première, de Nâdà, le Son originel, la cause immanente (upâdânà) de toute chose, qui est la Voix-de-l’au-delà (Parâ-vâk) ou le “principe du son” (ravà).

    Espace et temps

    La manifestation sensible commence lorsque l’espace et le temps apparaissent. La substance du monde manifesté est le mouvement vibratoire, c’est-à-dire le mouvement pur dans l’espace et le temps. Sur le plan du Non-manifesté la base du mouvement était le Brahmà lui-même, sur le plan du manifesté elle est un continuum inchangeable, immobile, l’Éther, dont l’espace est la nature. L’espace est ce dans quoi un mouvement, une vibration peuvent se développer. Là où une vibration, un mouvement ne peuvent se former il n’y a pas d’espace. C’est pourquoi il n’y a pas d’espace sans éther ni d’éther sans espace, car dans un cas il n’y aurait rien qui puisse vibrer et dans l’autre pas d’endroit où vibrer, donc l’extension n’existerait pas. Le Temps, qui est considéré par les philosophes hindous comme une qualité — nous dirions aujourd’hui une dimension — de l’Espace, est de deux espèces. L’un est le Temps absolu, indivisible comme l’Espace lui-même — car l’espace enfermé dans une urne n’est pas en soi séparé de l’Espace environnant — de même le Temps sans limites n’est pas affecté en soi par les divisions temporaires créées par un cycle périodique quelconque. Le temps relatif est le fragment du temps absolu qui se trouve enfermé dans un cycle périodique quelconque, cycle généralement déterminé dans un monde donné par le mouvement de planètes formant des jours, des années, des âges. Mais lorsqu’un monde planétaire est détruit, le temps relatif cesse d’exister et retourne au temps indivisible, comme l’espace de l’urne lorsque l’urne est brisée disparaît dans l’espace sans limites dont il n’a jamais cessé de faire partie. Nous voyons donc que dans le substratum continu que forme l’Espace-Temps indivisible et sans limites, c’est un premier mouvement périodique ou vibratoire qui va déterminer l’espace et le temps relatifs. Ce mouvement est la mesure mais aussi la nature de toutes choses. Si loin que nous allions dans la structure des univers ou des atomes ou dans celle des idées, nous ne trouverons d’autres substances que le mouvement, d’autre forme que le rythme.

    Nâdà, la vibration élémentaire

    Le substratum indéfini et immuable de l’univers manifesté apparaît donc sous la forme de l’Éther-Temps Akâshâ dans lequel prennent place des mouvements rythmiques ou périodiques qui constituent la vibration élémentaire, le Son Primordial, Nâdâ. Cette première vibration, qui par analogie est représentée comme un son, est donc la cause première du monde perceptible. Mais ce son ne représente pas seulement une vibration, c’est aussi une énergie, c’est-à-dire un rapport de tendances, c’est aussi une idée qui prend forme dans la conscience universelle comme un remous dans un lac immobile. Et ceci constitue le caractère essentiel du Verbe qui est à la fois une force, une idée et une vibration, caractère que nous retrouverons dans le son musical et le son articulé d’une manière plus évidente encore que dans les autres aspects de la manifestation.

    Shabdâ et Arthà, le mot et l’objet

    Tout objet est la matérialisation d’une idée. L’urne existe dans la pensée du potier avant qu’il ne pétrisse sa glaise ; de même l’univers existe dans la Pensée Créatrice avant d’exister sous une forme perceptible. Mais alors que dans la création du potier la relation de la substance et de l’idée est accidentelle et temporaire, dans la création universelle cette relation est permanente. L’idée et la substance sont issues en même temps du principe et ne sont différenciées que du point de vue des degrés de la manifestation, c’est-à-dire qu’elles sont une seule chose perçue sous des aspects différents. Nous avons vu que la Parole représentait l’équation commune à ces différents aspects, il en résulte qu’il existe un son, un nom naturel correspondant à chaque objet ou aspect de la manifestation. Ce nom naturel de l’objet qui est la forme vibratoire sonore donnée à l’idée reste en rapport étroit avec la substance et la forme de l’objet qui sont des formes vibratoires et des proportions ou rythmes résultant de la même idée.

    Dhvani et Sphotâ, le son et l’idée

    Ce rapport des sons et des formes est à l’origine du langage qui en est le reflet. Lorsque la pensée s’exprime dans le langage, c’est le rythme ou rapport de sons qui constitue le mot (shabdâ). Ce rapport peut s’exprimer par une relation abstraite, des symboles graphiques. C’est une équation permanente distincte de la vibration de l’air qui constitue le son (dhvani) du mot. Cette vibration de l’air, bien que reproduisant les rapports rythmiques qui constituent la formule du mot, n’en est que la manifestation éphémère. Toutefois : « Dans la pratique c’est le son qui est considéré comme le mot » dit le grammairien Patanjali, et il ajoute : « La nature du mot (shabdâ) réside dans l’idée-indivise (sphotâ). Le son est seulement une qualité du mot (par laquelle il se manifeste) » (Mahà-bhâshyâ).

    « Les mots ont donc deux aspects, l’un permanent (nityâ), l’autre impermanent (anityà), le premier étant l’aspect idée, le second l’aspect son (Les deux aspects sont connectés par l’équation rythmique qui est leur forme commune). L’idée, lorsqu’elle apparaît, est quelque chose de différent d’un son physique (prâkrità dhvani). Les sons articulés (vaikrità dhvani) représentent une utilisation de rapports de sons pour servir temporairement à transmettre des idées qui existent par elles-mêmes mais ne sont pas perçues. « Le mot existe par lui-même toujours présent mais il reste invisible tant que rien ne le manifeste. Si le moyen de perception est là, ne fût-ce que pour un instant, l’esprit peut se saisir de l’idée qu’il représente comme on perçoit soudain le paysage révélé par un éclair dans la nuit d’orage obscure » (En fait ce n’est pas le son qui est perçu lorsque nous écoutons une phrase, c’est l’idée particularisée que nous percevons directement, le son n’étant que le véhicule de cette perception).

    « Il faut distinguer la vibration de l’air qui est une alternance de pression et de dépression (vâyavïyâ sahyogà-viyogâ) du rythme articulé dont elle est seulement le véhicule. L’état vibratoire n’est pas particulier à l’air et c’est seulement le son grossier (Dhvani) qui est un état de l’air. Il faut donc distinguer deux états du son parlé : son état en tant que groupe donné de syllabes définies qui est une entité permanente et son état en tant que son physique perceptible à l’oreille. Le son physique est seulement le véhicule du mot articulé. Il apparaît lui-même en même temps qu’il révèle le rythme articulé dont il est le support comme la lumière qui se manifeste elle-même en même temps qu’elle éclaire les objets environnants. C’est pourquoi les grammairiens font une différence entre la nature des mots en tant que rapports de syllabes ou en tant que son » (Swâmï Hariharânandà Sarasvatï, Shabdâ aur Arthà).

    Les quatre degrés de la manifestation du son

    Dans le microcosme, c’est-à-dire dans l’homme, nous pouvons observer le procédé même par lequel la vibration-idée apparaît et s’exprime à travers les stages intermédiaires jusqu’à la vibration-son. Les quatre principaux degrés de la manifestation de l’idée en forme de son, c’est-à-dire la Parole (Vâk), sont appelés Para (au delà), Pashyantï (visible), Madhyamâ (intermédiaire) et Vaikarï (perceptible). Ces quatre degrés sont localisés dans le corps subtil, dans quatre centres principaux situés respectivement à la base de la colonne vertébrale, à la hauteur du nombril, à la hauteur du cœur et dans la gorge.

    Au premier stage, para, dans la masse des possibilités non encore différenciées, apparaît comme un remous orienté, la tendance vers l’idée. Cette idée peu à peu prend forme et s’élève au-dessus de la masse indistincte du non-différencié. Vers le second centre elle peut être distinguée. Mais si on peut la percevoir, on ne peut pas encore l’exprimer. Elle existe comme un tout indivis qui devra être ultérieurement divisé analytiquement pour pouvoir être communiqué. C’est le stage visible (Pashyantï) qui correspond au Non-manifesté (Avyaktâ). L’idée est alors projetée dans le moule des formes. Dans le troisième centre elle s’exprime en termes de rapports de vibrations encore subtiles mais différenciées. Ce stage est appelé Intermédiaire (Madhyamâ) puisque c’est là que la vibration-idée et la vibration-son s’unissent. En fait Madhyamâ est l’équivalent de la Vibration, Créatrice (Nâdà). Enfin, au quatrième degré, cette vibration s’exprime en termes de sons. C’est maintenant le son matériel qui est devenu l’élément prédominant, le véhicule qui transporte l’idée. C’est par analogie avec ce caractère du son audible que le son du Védà est personnifié sous la forme d’un oiseau appelé Garudâ (les ailes de la parole) qui transporte sur ses ailes le Principe Divin pénétrant toutes choses, Vishnou, l’Omniprésent.

    « La voix de l’au-delà, Para Vâk, est le pouvoir du Conscient, l’énergie enroulée sur elle-même (kundalinï) dont la substance est le Principe du Verbe. Elle correspond au divin pouvoir d’Illusion (Mâyâ) ou “Nature Transcendante” (Prakriti) qualifiée par le Conscient. À l’état de repos, les trois qualités fondamentales (gunàs) qui constituent la Nature sont en équilibre. Lorsque Prakriti commence à s’émouvoir, à vibrer, c’est que cet équilibre est rompu. C’est alors que Pashyantï et les autres degrés de la manifestation apparaissent. La nature de Pashyantï est-la Connaissance, jnânâ, sa forme est l’Embryon d’Or (l’Intelligence Cosmique, Hiranyagarbhâ) que le Sarikhy " appelle le Grand Principe (Mahat Tattvà) » (Yogatrayânandâ, Shivâ-archanâ tattvà, p. 42).

    Le langage vrai

    De ce qui a été dit, il résulte qu’il existe nécessairement un langage vrai qui est la représentation exacte du procédé par lequel la pensée donne naissance aux formes visibles de l’univers. Si affaibli qu’en soit le reflet qui constitue un langage vrai humain, ce langage ouvre cependant des possibilités magiques prodigieuses. Étant donnée la correspondance des sons et des formes, les sons, s’ils sont parfaitement exacts, ont un pouvoir extraordinaire sur les choses car, comme l’explique Sayanâchàryà le commentateur des Védâs, ces “mots vrais” (satyukti) reproduisent le procédé par lequel « se développent la Terre et l’Espace, le jour et la nuit. C’est dans ces rythmes vrais que les êtres trouvent le repos et s’endorment quand ils sont las, c’est en eux qu’ils se dissolvent à l’heure de la destruction. C’est par ces rythmes vrais que chaque être vivant vibre, se meut, c’est-à-dire se livre à la pensée et à l’action dont la nature est vibration. C’est par ces rythmes vrais que les vagues s’agitent et que le soleil se lève chaque jour ». C’est à cause de son pouvoir que le langage vrai, qui était le langage des sages des premiers âges dont chaque parole se réalisait nécessairement, ne put être laissé à la portée des hommes et fut voilé sous la confusion des langues multiples.

    Bien que toutes les langues humaines et animales soient dérivées du langage vrai originel, leur forme a été systématiquement déviée et leur principe confondu de manière à détruire leur pouvoir de création et le réduire à un simple pouvoir d’évocation. Les formes essentielles du langage vrai sont toutefois préservées par certaines chaînes d’individus soigneusement choisis. Les mots vrais forment les mantrâs ou formules magiques dont la transmission fait l’objet des rites initiatiques. Toutes les langues humaines, même si elles s’éloignent quelque peu des formes sonores originelles, conservent cependant dans les grandes lignes certains caractères essentiels et les racines du langage vrai. De plus, lorsque le son d’un mot a tendance à trop s’écarter du mot vrai, toutes les langues finissent par lui substituer un mot nouveau dont le son est plus proche du “mot naturel” parce que la connexion des sons et des formes n’est en rien arbitraire mais correspond à la nature même des sons et des choses.

    Le Védâ ou la Connaissance Éternelle

    L’ensemble des lois, des nombres, des rythmes, des sons qui régissent la manifestation constitue la Connaissance Éternelle, le Védâ. Ces lois, ces rythmes, ces sons existent par eux-mêmes et sont la loi naturelle de toute chose, que quelqu’un les perçoive ou non. On peut les comparer aux propriétés des figures géométriques qui existent par elles-mêmes et ne sont pas altérées lorsqu’elles sont découvertes par les mathématiciens. Le Védà est donc l’ensemble des lois et des principes universels dont l’expression intelligible et visible est généralement obtenue depuis les premiers âges du monde par l’intermédiaire des prophètes ou plus exactement des Voyants, les Rishis, à qui leurs perceptions supra-naturelles permettent de “voir” ces lois et ces principes universels. Et comme seule la connaissance de ces lois peut permettre aux êtres vivants d’échapper aux cycles qui les enchaînent, c’est la connaissance du Védâ, de la Vérité Éternelle, qui est le but de toute religion, de toute science vraie.

    Dans un univers où tout est vibration, le Védà est la clef des lois vibratoires, le principe même du son. Le Védâ est le “Principe du Verbe” (Shabdà Brahmâ). Et c’est seulement lorsque le Védâ apparaît dans son esprit comme une masse indivise que le Créateur peut créer. En prononçant le Védâ il profère l’univers. Le son de cette parole créatrice est le son du Védâ, sa forme en est le monde visible » (Swâmï Hariharânandâ Sarasvatï, Shabdâ aur Arthâ). Le Védâ est donc d’un certain point de vue identique à la Vibration Primordiale, Nâdà. Le Védâ est la Parole première, le rythme, l’idée, Nâdà en est la forme, la vibration, le son. Et de même qu’un objet est inséparable de sa forme, de même le Védà et Nâdâ, le Verbe et le Son Primordial sont inséparables l’un de l’autre.

    Les origines des Écritures

    « Les sages ayant suivi la trace du Verbe au travers des actes rituels découvrirent sa demeure dans le cœur des prophètes » (Rig-Védà, X, 71, 3).

    « Personne ne peut découvrir des Écritures qui n’ont pas été composées par quelqu’un. Mais lorsque toutes les Écritures seront détruites, leur principe demeurera, et c’est ce principe qui est appelé le Triple (Védà). Lorsque toutes les doctrines auront disparu et qu’il ne restera personne pour les expliquer, l’univers continuera de suivre la Loi (Dharmà) définie par la Tradition Primordiale (Shruti) et les révélations des prophètes (Smritis) » (Vakyà Padïyà, 134, 135).

    « Il n’est pas besoin d’Écritures pour connaître les choses qui sont évidentes. C’est la Loi universelle (Dharmà) qui est la source de la connaissance et cette loi est renfermée dans la Connaissance traditionnelle » (Vdkyâ Padïyâ, 136).

    Le mot Rishi (Voyant) s’applique au Védà lui-même et à ceux qui en ont la vision ! « Le mot “Voyant” (Rishi) se rapporte soit au Védà, soit à des (sages) tels que Vashishthâ, soit aux rayons de la Lumière » (Medini). Les prophètes des premiers âges, les Rishis qui “voyaient” toutes choses pouvaient apercevoir cette masse (rashï) éternelle (nityâ) de la Connaissance, du Védà dans son état naturel (prâkrità Védà). Et parce qu’ils possédaient la connaissance subtile (vidyâ) des sons (svarâs) et des rythmes (chhandàs) qui existent dans ce Védâ naturel, ils ont pu transposer en termes de mots la Connaissance, composer le Védà. Les divisions qui existaient dans l’un se retrouvèrent dans l’autre. C’est pourquoi les formules rythmiques, telles qu’elles apparaissent dans le Védà. écrit sont l’image (pratikriti) exacte des rythmes du Védà éternel. Mais il est difficile de ne pas défigurer leur forme dans la relation (târatamyâ) des consonnes (varnàs), des voyelles (svarâs), des syllabes longues ou brèves (mâtrâs). Si les mantrâs sont prononcés avec une précision suffisante, il est possible à l’aide de ces formules faites de sons articulés (shabdà-âtmaka) d’atteindre (sangrahanà) le principe même de la connaissance, le Védâ naturel.

    Prakriti, l’Énergie primordiale, à l’aide de (ces lois fondamentales qui sont le) Védà, procrée l’Univers. Nous pouvons imiter ce procédé. Le nom de cet (art de la création) est la “Science du rituel” (Yajiià-vidyà) qui n’est autre que la Science des Principes (Brahmà Vidyâ). « Tout ce qui existe est issu de la Science des Principes » (Motilal Sharmâ Gaud, Vedâ kâ svarûpâ vichâra, Kalyânà, Vedântânkâ).

    Son musical et son articulé

    Les rapports des sons reproduisant la nature des choses et des idées, il existe un rapport profond entre la musique et le langage. Les divisions du son musical et du son articulé sont parallèles et interdépendantes. La musique comme le langage est un moyen d’exprimer des sentiments, des idées, des images par les sons. Et c’est seulement si nous pouvons remonter à leur source commune que nous pourrons vraiment en comprendre la nature et établir une science des sons basée sur des principes irréfutables et non pas seulement sur des observations incomplètes et discontinues. Le son musical est limité à deux éléments fondamentaux qui sont la hauteur du son (ou longueur de corde, ou variation de fréquence) et le rythme ou durée relative des sons. Le son articulé se sert des mêmes éléments — hauteur et durée des sons — bien que sous une forme généralement moins élaborée et y ajoute différents efforts ou interruptions partielles ou totales du son dans les cinq places d’articulation. La science des sons articulés, la théorie du langage, est rattachée comme la musique à la théorie générale du son, mais elle forme aussi l’objet d’une science spéciale, le Vyâkaranâ, l’Analyse ou grammaire qui est appelée la “Bouche du Védà”.

    Le son musical

    Les divisions du son musical sont similaires à celles du son articulé mais restent plus proches de la vibration originelle, de Nâdâ. Leur sens est donc plus général, moins particularisé que celui des sons articulés et représente les lois générales d’expression par les sons dont le langage articulé est une application spéciale. En ce sens la musique ressemble au langage des Anges ou à celui des sages des premiers âges, tout proches encore du Principe Créateur, langage lumineux qui a peu de mots mais dont chaque son a un sens fondamental susceptible de multiples applications. C’est pourquoi la musique est associée avec les Gândharvâs ou musiciens célestes dont le nom est aussi connecté avec la notion d’odeur (gandhà), car les idées ou émotions sont apportées directement par les sons musicaux comme un parfum par la brise sans l’intermédiaire de l’analyse. La musique a donc une place toute spéciale dans le rituel et est en fait une des voies les plus directes pour atteindre à l’expérience mystique et à la connaissance. C’est en vertu de la prédominance de l’idée, de l’expression sur le son physique, qui n’en est que le véhicule, que les modes musicaux sont décrits moins en termes d’arrangements de notes que comme des états émotionnels qui peuvent difficilement s’exprimer par des mots à moins que ce ne soit à l’aide des implications subtiles des rythmes de la poésie.

    Le Gândharvâ Védà

    Pour conclure, et pour donner un aperçu des principaux aspects de la théorie du son envisagés par la philosophie hindoue, voici un bref résumé du contenu du Gândharvâ Védà, un appendice du Sâmà Védà, qui explique la théorie du son. Le texte principal en est maintenant considéré comme perdu. Il faisait partie de la section Vashneyâ du Sâmâ Védà dont seulement treize sections sur neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ont survécu jusqu’à nos jours. Nous pouvons toutefois nous faire une idée de l’importance du Gândharvâ Védà d’après les tables des matières que la tradition a conservées. Pandit Râm-dâs Gaud, dans son large ouvrage Hin-dutvâ (Bénarès, 1935), en donne un résumé dont voici les principaux éléments :

    1) Définition de la Parole audible. Origine du son vrai. Effet de l’audition. Origine du son relatif (pratidhvani). Effet du son relatif et ses formes.

    2) Origine du langage. Origine de l’articulation (varnâ). Les formes (prâkarà) vibratoires. Les modes (vidhi) vibratoires. Nature des sons continus (notes ou voyelles, svarà). Les différents sons continus. Nature des consonnes (vyafijanà). Les différents groupes de consonnes.

    3) Réunion des sons continus et des consonnes. Durée et hauteur de son. La forme des sons continus. Les sept notes : Shadjà (ut), Rishabhà (ré), Gândhârà (mi), Madhyamà (fa), Panchamà (sol), Dhaivatâ (la), Nishâdâ (si). Les deux formes du bémol et du dièze pour chaque note. Les trois échelles sonores (grâmâs). Leurs vingt et une formes plagales. Formation des modes principaux (râgâs) ; des modes secondaires (râginls). Modes hybrides. Modes combinés. Intervalles harmonieux ou discordants. Description des neuf catégories d’émotions (rasas). Notes prédominantes. Consonance (Samvâdï), Dissonance (Vivâdï), Assonance (Anuvâdï), Disharmonie (Virodhi), Enharmonie (Pratirodhi), Harmonie (Anurodhi). Différences des formes musicales suivant l’époque, l’effet voulu, les pays et l’inspiration individuelle.

    4) Nature de l’expression. Utilisation de l’expression. Possibilités d’expression. Les trente-six formes d’expression (parmi elles est comptée la science erotique, Kàmà Shâstrà). La sensation de plaisir. Sa cause. Son instigation. Sa projection. Sa diffusion. Sa concentration. Union indissoluble du langage et du temps. Correspondances naturelles. Origine des désordres expliqués comme des manques de conformité aux rythmes du Temps. Guérison des désordres. Guérison des maladies. La formation des formules hermétiques (mantrâs). Méthodes magiques (tantrâ). Figures magiques (Yan-tràs). Comment contre-balancer l’action de certaines forces. Comment contre-balancer l’action de certaines sciences. Déplacement des objets.

    5) Couleur et forme des mots. Leurs dieux. Le pouvoir des modes musicaux. Aspects divins correspondant aux modes. Correspondances métaphysiques (paramâtmikà sambandhà). Origine de l’attachement. Mise en garde. Les six saisons. Méthode pour arrêter l’effet des saisons. Méthode pour arrêter l’effet des actions.

    6) Symbolisme des mots…

    7) Frottements (sangharshanà) de l’Éther. Attraction et répulsion des éléments subtils.

    8) Contrôle des éléments subtils. Suppression de la souffrance. Évocation des êtres célestes. Leur libération. Relations terrestres.

    9) Rapport des sons continus et du temps. Leur dissociation. Réunion et dissociation des éléments.

    10) La splendeur divine. La connaissance des causes. La connaissance du Créateur.

    11) Effet bénéfique de certaines formules sonores. Invocations préliminaires. Nécessité des rites. La musique rituelle (Yajfià gânâ).

    12) La musique des forêts (Aranyà gânà). La musique transcendante (Uhyà gânà). La musique instrumentale (Vainyà gânà).

    13) La danse. Nécessité de la danse. La construction de la salle de danse. Les formes de danse. Origine du rythme. Les différents rythmes. Relation du rythme et de la danse. Musique instrumentale. Objet de la musique instrumentale. Les instruments et l’expression musicale. Les différents instruments. La musique des sphères (âkàshikà gânâ). La musique céleste basée sur les formules hermétiques. La musique des musiciens célestes (gândharvà gânà) et des mimes célestes (chàranà gânà). La danse des Apsarâs (danseuses célestes). La danse des génies (Uragàs). La danse du paon. La danse rituelle masculine. Les dif-i férentes flûtes. Attraction. Enchantement. Stupeur. Les liens rythmiques. Les clochettes des chevilles. Les guirlandes. Les lits de fleurs. Forme et usage. Chants solaires. Chants lunaires. Chants stellaires. Rythmes transcendants.

    14) Les anciens ouvrages sur la science des sons et leur contenu… (En général ce contenu est limité aux éléments déjà mentionnés dans la liste précédente. Citons cependant dans l’ouvrage de Vâmà-devà Mahârishi trois chapitres sur la médecine par les sons, la danse des oiseaux et la danse cosmique). Dans l’ouvrage de Sanatkumârà, l’État de veille, de rêve et de sommeil des sons, la langue des oiseaux, chants d’amour des oiseaux, etc.).

    ► Alain Daniélou, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

     

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    Râmânoudja

    Râmânoudja marque le point de maturité d’une élaboration complexe à laquelle ont participé, d’un côté, toute une lignée de commentaires sanskrits des Védânta-soûtras, étrangère à la tradition çankarienne, et d’un autre côté, une longue suite de poètes mystiques qui chantèrent Vichnou en tamoul et dont l’inspiration fut par la suite mise en œuvre liturgiquement, socialement, doctrinalement, par une chaîne de docteurs et de pontifes. L’honneur lui revient d’avoir conduit à son terme ce mouvement de fusion du Védânta et du Vichnouisme, de lui avoir donné une forme parfaite, que plusieurs autres suivront, sans en effacer l’originalité, sans en diminuer l’importance [1]. En tant que Védântin, Râmânoudja se réclame lui-même d’une ascendance intellectuelle considérable : Bodhâyana, antérieur à Çankara qu’il a critiqué, et une suite d’“anciens maîtres” dont quelques-uns au moins sont nommément connus. Ces docteurs étaient-ils aussi vichnouites ? Nous n’en avons pas de preuve formelle. Mais la prédilection que leur porte Râmânoudja nous invite à le croire. L’on peut aussi penser que certains d’entre eux étaient des hommes du Sud. Toutefois, la réaction la plus originale de la terre dravidienne aux sollicitations du Vichnouisme est moins à chercher, antérieurement à la synthèse râmânoudjienne, dans son apport à la double doctrine védântique et vichnouite que dans les effusions lyriques des Alvârs. Ce mot tamoul désigne douze “saints” [2] dont les hymnes célèbrent la gloire et la grâce de Vichnou et de ses diverses manifestations, et sont l’expression directe et fervente d’âmes vivant tout entières de la bhakti (voir plus bas). Avec eux le sens de l’individualité humaine s’approfondit, et donc celui de sa responsabilité, de son indignité, de son péché, moins peut-être, au dire de certains experts, que dans la littérature parallèle des saints çivaïtes, assez cependant pour rendre nécessaires les affirmations râmânoudjiennes touchant l’irréductible réalité métaphysique de l’individu. La chronologie des Alvârs est encore sujette à controverse. Il sera prudent pour le moment de les situer entre le VIe et le Xe siècle de notre ère. Le plus grand d’entre eux, et l’un des derniers, est Nammâlvar. C’est à Nâthamouni, son disciple, que la tradition assigne la constitution du corpus canonique des hymnes. Il est aussi l’un de ces “maîtres” dont l’activité succède à celle des Alvârs et qui , commencèrent le travail de synthèse sociale et doctrinale auquel Râmânoudja devait mettre le sceau. Yâmounâtchârya, surnommé en tamoul Alavandar, le Conquérant, poursuivit l’œuvre de Nâthamouni, son grand-père. Son enseignement est contenu dans un ouvrage intitulé siddhi-trayam, où il expose les thèses majeures reprises par Râmânoudja, qui le cite souvent.

    Râmânoudja naquit en 1017 [3] de notre ère dans la région de Madras (ou de Trichinopoly), selon la tradition. Par sa mère il était le petit-fils d’Alavandar. Il perdit son père très jeune, mais n’en reçut pas moins l’éducation d’un brahmane de son pays. Quand ses études furent assez avancées, il se mit en quête d’un maître de philosophie et porta son choix sur un Védântin réputé qui tenait école à Konjî-véram. Le maître et l’élève ne purent s’entendre sur des points essentiels et se séparèrent. Nous trouvons ensuite cet étudiant si personnel attaché comme prêtre au service du Dieu Vichnou dans l’un de ses temples de Konjîvéram. Alavandar qui, sans le lui faire savoir, comptait beaucoup sur lui pour lui confier sa succession, le manda à Çrî Rangam, centre de la communauté vichnouite, lorsqu’il sentit sa fin prochaine. Le jeune homme arriva trop tard. On lui transmit néanmoins le testament spirituel de son grand-père. Il n’assuma pas immédiatement la charge qu’il lui-imposait, rentra chez lui et reprit sa vie pieuse. Cependant l’idée de sa mission mûrissait lentement en son cœur. Il vit enfin nettement qu’il devait tout ensemble se dévouer à la cause de Vichnou et défendre une philosophie et une théologie de ld personnalité et de la grâce divines qui fût en accord avec l’orthodoxie védântique. Il renonça à l’état de mariage et prit la robe jaune des moines indiens. Il vivra désormais surtout à Çrî Rangam, où sou séjour sera néanmoins coupé de voyages et d’un temps d’exil forcé, lors de la persécution dirigée contre les Vichnouites par un roi du pays, çivaïte zélé, vers 1096. Son œuvre doctrinale se compose principalement des trois traités intitulés Essence du Védânta, Résumé du sens du Véda, Lumière du Védânta, et de deux commentaires hautement significatifs sur la Bhagavad-Gîtâ et les Aphorismes du Védânta. Il acheva par ailleurs d’organiser sa communauté et d’en asseoir l’autorité, établissant, notamment, une fête annuelle pour la récitation des œuvres lyriques des Alvârs. Il serait mort en 1137 à l’âge de cent-vingt ans, après avoir désigné parmi ses fidèles soixante-quatorze hiérarques auxquels il laissait la charge de perpétuer son œuvre.

    La tradition issue de son enseignement, qui dure encore, se subdivisera en deux courants nettement différenciés : l’école du Sud, Ten-galai, dont Pillai Lokâtchârya (né en 1213) sera le chef, professera que la meilleure voie vers la délivrance est celle qui fait à la grâce divine toute la place ; l’école du Nord, Vada-galai, dont Védânta-Déçika (contemporain de Pillai Lokâtchârya, mais plus jeune que lui) sera le coryphée, donnera au contraire une part très large à l’initiative et à l’énergie de la créature. Responsable des destinées philosophiques de la bhakti qui vient d’entrer, avec lui dans son âge de maturité conceptuelle et systématique, assuré d’autre part qu’il n’est sur la terre sacrée de l’Inde, demeure spirituelle mieux fondée que celle de l’orthodoxie védântique, Ramânoudja ne peut laisser s’y établir définitivement la suprématie de l’interprétation çankarienne, qui sape par la base ses convictions les plus chères. Bien qu’il eût connu d’emblée un prodigieux succès, l’enseignement de Çankara était sans doute encore loin, vers la fin du XIe siècle, de s’imposer avec l’autorité incomparable qui est la sienne aujourd’hui : il fallait néanmoins une grande vigueur de pensée et beaucoup de courage pour s’attaquer à lui. Ramânoudja ne manquait ni de l’une ni de l’autre.

    Ce contre quoi l’expérience religieuse de la bhakti, telle que lentement elle s’est développée jusqu’à lui, l’oblige d’abord à réagir, c’est le thème central du Védânta non dualiste, savoir qu’il n’y a de réalité véritable que dans l’identité et l’indifférenciation pures. Non, la vie spirituelle n’est pas une perte mystique de la personne individuelle en l’absolu transpersonnel, mais l’union intime de personnes distinctes, personne individuelle et personne divine. Au lieu donc de renvoyer à l’irréel et à l’illusion le divers et le fini, il faut professer un réalisme intégral qui sache reconnaître en la plus petite parcelle d’être la dignité, l’authenticité de l’être. Au lieu de ne retenir pour essentiels et premiers que les textes révélés enseignant la “non-différence”, et de rejeter les autres dans la catégorie des enseignements mineurs et provisoires, il faut les respecter tous comme annonçant la vérité. Mais il ne peut être question de tomber dans le pluralisme non compensé de tant de systèmes étrangers au Védânta. L’unité n’est jamais déchirée par la multiplicité. La synthèse organique qui constitue en un tout infrangible les diverses parties du jugement, est l’expression logico-grammaticale de ce principe métaphysique. Et s’il est vrai qu’entre le Brahman et les créatures il y ait distinction, il n’y a pas entre eux séparation, pas plus qu’entre la substance et ses attributs dont la différence même implique une unité fondamentale.

    Reste un troisième écueil à éviter : le panthéisme, lequel en sa synthèse de l’un et du divers, ne sauve le premier que d’intention, et le soumet en fait à l’hégémonie du second. La transcendance de la cause universelle par rapport à ses effets, de la substance brahmique par rapport à ses attributs cosmiques, est éternellement actuelle, ne souffre ni éclipse ni vicissitude. Le mot qui dans la doctrine de Râmânoudja résume tous les aspects sous lesquels la créature peut être envisagée par rapport à sa source est celui de “mode” :

    • Aspect logique : attribut de la substance ;
    • Aspects ontologiques : effet de la cause substantielle, partie du tout universel ;
    • Aspect éthique enfin : caractère subordonné et dépendant de l’esprit fini relativement à l’esprit infini, son principe premier et sa fin ultime.


    Mais la notion de mode, si riche soit-elle, demeurerait encore trop abstraite et froide, si elle ne s’achevait en celle de mode corporel : est-il relation plus étroite, plus intime, plus vitale, que celle de l’âme et du corps ? Où, mieux qu’en elle, l’équilibre entre l’inamissible transcendance de l’esprit et sa parfaite immanence à ce qu’il anime, trouve-t-il à se réaliser ? Le monde physique et le monde des esprits finis constituent le corps du Seigneur. Ainsi se justifie l’appellation même de la doctrine râmânoudjienne : “non-dualisme du divers en tant que tel” ou, plus simplement, “monisme tempéré”.

    L’esprit créé soutient avec le Brahman une double relation : sous un certain angle, il n’en est pas différent dans son essence pure, et cette communauté de nature est la raison profonde pour laquelle l’âme émane éternellement et nécessairement du Brahman, pour laquelle c’est en lui qu’elle trouve sa véritable liberté, pour laquelle il est sa fin ultime. Il n’en est pas moins vrai que sous un autre angle l’âme est distincte du Brahman et que celui-ci ne rentre sous aucun genre commun avec quoi que ce soit d’autre. Et comme pour confirmer ces deux thèses contrastantes, nous voyons Râmânoudja admettre une certaine forme de délivrance, c’est-à-dire de rupture définitive avec la transmigration où l’âme n’entre pas en communion personnelle avec Dieu mais s’isole dans sa nature propre et dans la béatitude qui lui est essentielle, en tant que cette nature propre a pour soi-même, c’est-à-dire pour essence de son essence, le suprême Brahman. Sans doute tient-il cette forme de salut pour inférieure à la béatitude qui nous vient de Dieu connu et aimé comme personne et non pas seulement perçu comme substance et âme universelles et impersonnelles. Il l’admet néanmoins. Or c’est le même Brahman qui est Dieu personnel et substance cosmique, et c’est la même nature spirituelle créée qui est capable de l’atteindre sous ces deux aspects. Ceci n’implique-t-il pas qu’il y a dans la nature propre de l’âme individuelle comme une sorte de dédoublement essentiel, une possibilité réelle de s’arrêter à ce qu’elle a d’immédiatement commun avec le Brahman, c’est-à-dire de s’arrêter en elle-même, et une possibilité non moins réelle et positive, mais qui ne saurait s’actualiser sans une grâce suprême de Dieu, d’entrer en communion intégrale et personnelle avec Lui ? ou, si l’on préfère, que la participation de l’âme à la vie la plus haute et la plus réservée de la Divinité ne se réalise pas immédiatement et par les seules puissances de sa nature propre, bien que la convenance d’une telle participation soit positivement inscrite en cette nature, mais à laquelle il ne saurait être satisfait sans la médiation de deux libertés, celle de la créature qui peut préférer s’en tenir à “elle-même” et celle de la grâce qui choisit librement ses amis ?

    Deux morales vont découler de ces thèses métaphysiques : Râmânoudja croira devoir les accepter ensemble en se bornant à les hiérarchiser : morale de l’immanence et de l’autonomie, morale de la transcendance et de l’amitié avec Dieu. La bhakti est une connaissance aimante, intuitive, expérimentale du Bienheureux Seigneur en sa souveraine et intime personnalité. Ce n’en est pas moins une connaissance de soi-même, et il faut méditer sur le Brahman non pas comme sur un être hétérogène et extérieur à l’âme mais comme sur notre soi-même au sens le plus rigoureux de ce terme. L’âme n’est-elle pas un mode du Brahman, de la même nature spirituelle que lui ? Ne fait-elle point partie intégrante de son “corps cosmique” et, comme telle, ne se trouve-t-elle pas aussi étroitement unie à son être divin que le corps humain l’est à l’existence humaine de l’esprit fini ? Par là sont sauvegardées et la nécessaire intériorité de la vie spirituelle et l’inamissible transcendance du Bienheureux. Par là sont respectés tous les textes de l’Écriture, ceux qui nous interdisent de concevoir entre Dieu et nous aucune division, et ceux qui nous commandent de Le reconnaître pour transcendant à toutes ses créatures.

    Tous ceux dont l’esprit est assez purifié pour atteindre à la perception du Brahman en son essence, sont aptes à l’entrée définitive dans la liberté. Mais nous savons qu’ils sont de deux sortes : les uns ont suivi la voie difficile, périlleuse, de la connaissance nue et cherché le salut dans un état d’isolement absolu de l’âme. Ils ont médité sur la pure spiritualité de leur essence et l’ont reconnue comme réellement distincte de la nature matérielle et comme ayant le Brahman universel pour soi-même. L’éternité s’écoulera pour eux dans la surconscience expérimentale de leur spiritualité bienheureuse homogène à celle du Brahman. Mais ils n’auront point accès à la Personnalité même de celui-ci, ayant toujours gardé leur vue fixée sur son aspect immanent, exclusivement. Ils ne connaîtront pas cette béatitude indiciblement précieuse de vivre la vie la plus profonde et la plus sublime de Dieu, par une connaissance qui soit aussi amour, par la bhakti. Cette part, qui est la meilleure, est réservée à ceux qui, sans négliger la culture et l’effort spirituels, ont plus compté sur la grâce que sur eux-mêmes, préféré la voie de l’amitié à celle de l’immanence, voie plus facile parce que mieux protégée contre l’orgueil et parce que forte du constant secours divin, voie qui conduit plus haut et plus loin par ces raisons mêmes. Mais, pour les uns comme pour les autres, il n’y aura plus de retour aux misères de la transmigration, pas de rechute en la servitude.

    ► Olivier Lacombe, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

    [1] Les principaux de ces docteurs à la fois védântiques et vichnouites sont : Madhva (1197-1276 ou 1238-1317) dont le point de vue est généralement qualifié de “dualiste”. Il accuse en effet fortement la distinction ontologique du Créateur et de la créature ; Nimbārka (XIIIe siècle) : point de vue de la “distinction et non-distinction” entre l’âme individuelle et l’Être universel ; Vallabha (1479-1531) : point de vue du “dualisme et non-dualisme”.

    [2] Nous espérons que notre position personnelle de catholique est suffisamment connue pour qu’il soit inutile d’insister sur la portée simplement analogique que nous donnons en cet article aux expressions tirées du vocabulaire chrétien dont nous sommes obligé de faire usage, par transposition, afin d’être entendu.

    [3] D’autres disent 1049, ou même dans la seconde moitié du XIe siècle.

     

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    Pour approcher l'art poétique hindou

    J’appris un jour de vive voix que tous ces livres ne m’avaient offert que des plans fragmentaires du palais. La première connaissance à acquérir, douloureuse et réelle, était celle de ma prison. La première réalité à éprouver, c’était celle de mon ignorance, de ma vanité, de ma paresse, de tout ce qui me lie à la prison. Et quand à nouveau je regardai les images de ces trésors que, par la voie des livres et de l’intellect, l’Inde m’avait envoyés, je vis pourquoi ces messages nous restent incompris. Nous allons vers ces antiques et vivantes vérités avec nos attitudes psychiques d’Européens modernes, d’où de perpétuels malentendus.

    Le Moderne se croit adulte, parachevé, n’ayant plus jusqu’à sa mort qu’à gagner et dépenser alternativement des matières (argent, forces vitales, savoirs), sans que ces échanges affectent la chose qui se dénomme « je ». L’Hindou [1] se regarde comme une chose à parfaire, une fausse vision à redresser, un composé de substances à transformer, une multitude à unifier. Chez nous, on appelle connaissance l’activité spécifique de l’intellect. Pour l’Hindou, toutes les fonctions de l’homme sont tenues de participer à la connaissance. Nous appelons progrès de la connaissance l’acquisition, par nos appareils perceptifs et logiques actuels, de nouveaux renseignements sur les choses que nous pouvons percevoir ou dont nous pouvons entendre parler. Dans la pensée hindoue, le progrès de la connaissance, c’est le perfectionnement de ces appareils et l’acquisition organique de nouvelles facultés de connaître. Nous disons que connaître, c’est pouvoir et prévoir. Pour l’Hindou, c’est devenir et se transformer.

    Notre méthode expérimentale a l’ambition de s’appliquer à tous les objets — sauf au « soi », qui est rejeté dans les domaines de la spéculation philosophique ou de la foi religieuse. Pour l’Hindou, le « soi » est l’objet premier, dernier et fondamental de la connaissance ; connaissance non seulement expérimentale, mais transformatrice [2]. Chez nous l’on tient les hommes pour égaux en être, et ne différant que par l’avoir : qualités innées et savoirs acquis. L’Hindou reconnaît une hiérarchie dans l’être des hommes ; le maître n’est pas seulement plus savant ou plus habile que l’élève, il est, substantiellement, plus que lui. Et c’est ce qui rend possible la transmission ininterrompue de la vérité. Pour le Moderne, enfin, la connaissance est une activité séparée, indépendante (ou désirée indépendante) des autres. Pour l’Hindou, l’acquisition de la connaissance, étant changement de l’homme même, entraîne et suppose le changement de toutes ses manifestations, de toute sa manière de vivre.

    Ce changement de la manière de vivre se manifeste différemment selon les types humains (institution originelle des castes [3]) ; selon les âges. et les stades de la vie (règle des âçrama [4]) ; et selon les métiers et les fonctions sociales (doctrine du dharma [5]). Je ne puis accéder directement et pratiquement aux hymnes védiques, n’étant pas brahmane ; ni aux upanishad, n’étant pas un sannyâsin. Je né puis que me laisser illuminer, de temps en temps, de leurs éclairs. Les traités de liturgie, de droit, d’architecture, de stratégie, d’art vétérinaire, de cambriolage… et cent autres par lesquels la doctrine une descend dans les diverses activités humaines, ne sont pas pour moi. Mais je suis, de mon métier, écrivain, et je voudrais un jour être poète. La porte qui s’ouvre pour moi sur la tradition hindoue, c’est donc celle des sciences du langage, de la rhétorique et de la poétique [6]. C’est en suivant mon dharma d’écrivain que je pourrai donner un contenu pratique aux enseignements des livres. J’essaierai ici de donner quelques aperçus sur les idées les plus fécondantes qu’un écrivain peut rencontrer dans les traités hindous d’esthétique et de poésie.

    Origine de l’art

    L’art n’est pas une activité naturelle [7] de l’homme. Dans les âges où la connaissance du Réel était le but le plus important de la vie humaine, toutes les activités naturelles étaient en même temps des analogies, des signes et des épreuves de la recherche intérieure. Quand vint l’époque d’obscurcissement du Kali-yuga (au milieu duquel nous sommes), les hommes se mirent à pratiquer ces activités pour leurs seuls fruits extérieurs. Le couple « agréable-désagréable », menant le cortège des passions, devint le principal mob.ile de la conduite. Les castes inférieures, en même temps, proliféraient. Les dieux, raconte-t-on [8], excédés de ce désordre, vinrent prier Brahmâ de « produire un nouveau Véda, un cinquième, destiné à toutes les castes… » « Et, de la substance des Quatre Védas, Celui qui voit les choses telles qu’elles sont forma l’Art dramatique. » Le Théâtre devait être une « analogie du mouvement du monde [9] », une représentation condensée du « Triple monde » et des lois universelles, et, en particulier, des « quatre sortes de mobiles » de la conduite humaine : artha, « les choses, les biens matériels », mobiles du corps physique ; kâma, « le désir, la passion », mobiles du sentiment ; dharma, « le devoir », mobiles moraux et intellectuels ; et moksha, « délivrance », désir de libération des mobiles précédents, donc de nature « supra-mondaine ». Tous les types humains, toutes les castes, tous les métiers devaient s’y retrouver. Chacun devait donc y éprouver la profonde satisfaction de se voir représenté, compris, situé à sa place dans le mouvement universel. Chacun, sot ou savant, poltron ou héros, misérable ou grand seigneur, y verrait sa propre raison d’être dans l’harmonie des mondes et, par cette porte de l’émotion individuelle, il entrerait en contact avec l’enseignement sacré [10].

    Ainsi l’Art fut lancé dans le monde par des êtres supérieurs dans le but d’habiller la vérité et d’attirer à elle, par artifice, nos esprits devenus incapables de l’aimer toute nue. La même idée est reprise par l’auteur du Miroir de la Composition [11], que nous citerons souvent par la suite : « La connaissance des quatre sortes de mobiles, telle qu’elle est présentée dans les traités védiques, est déjà difficile pour ceux dont la raison est à pleine maturité, parce qu’elle y est donnée sans aucune saveur… Grâce à la poésie, elle devient accessible même à ceux dont la raison est encore dans la tendre enfance… »

    L’art n’est donc pas une fin en soi. Il est un moyen au service de la connaissance sacrée. Mais si l’art hindou est fait pour représenter les lois universelles et pour nous déterminer « à nous conduire comme Râma et ses pareils et non comme Râvana et ses pareils » [12], il s’en faut de beaucoup qu’il soit didactique et moralisateur. Les traités instructifs et les livres de morale s’adressent à l’intellect. L’art, par la voie du sentiment, cherche à toucher l’être même. Et c’est trop peu dire que l’art « représente » l’univers ; il le refait, réellement, il en reconstruit une analogie.

    Donc, deux principes, étroitement liés, sont à la base de l’esthétique. L’un — recréation, analogie de l’univers — est surtout manifeste dans les arts plastiques. L’autre — établissement d’un contact émotionnel entre l’individu et les lois universelles — apparaît davantage dans la musique, la danse, la poésie. Le premier s’exprime en particulier par la notion de pramâna (proportion juste, exactitude analogique, conformité à l’idée modèle [13]) dans l’architecture, la sculpture, la peinture. Le second se montre en poésie par la notion du rasa, « saveur » appréhension directe d’un état de l’être, dont nous parlerons tout à l’heure.

    La doctrine du langage

    Avant d’essayer de suivre les esthéticiens hindous dans les derniers mystères poétiques, où l’opération verbale est l’image d’un travail sur soi-même, il faut se rappeler la base artisanale de l’art hindou. Pour l’Hindou, l’expression de la personnalité n’a aucune valeur artistique. Le beau, c’est la puissance émouvante du vrai [14]. L’artiste est d’abord un artisan, qui a pour tâche de faire certains objets selon certaines règles et dans un certain but. Il doit connaître d’abord la matière qu’il a à travailler. L’art poétique est donc fondé sur une science et sur une doctrine d’emploi du langage.

    Entre les mots et les choses, y a-t-il un rapport de simple convention [15] ou une appropriation éternelle ? Les deux thèses, aux Indes comme en Grèce, ont été soutenues. Mais la seconde — exposée par Bhartrihari [16] — n’exclut pas la première. D’après Bhartrihari, il existe deux sortes de langage. L’un est fait de mots-germes (sphota), idéaux, inaltérables, qui sont les modalités de l’âtman universel, les divisions réelles de l’univers ; le mot-sphota est à l’objet dans le rapport de cause manifestante à effet manifesté [17]. L’autre est fait de mots sonores (dhvani), mots usuels, soumis aux lois naturelles, c’est-à-dire aux règles de la phonétique et de la grammaire [18]. Lorsque Mammata et Viçvanâtha expliquent comment les sens conventionnels s’associent aux mots (par concomitance de perceptions, réflexion, ou enseignement direct), ils ne parlent assurément que de ce langage naturel et sensible ; cela ne veut pas dire qu’ils nient la réalité de formes préexistantes aux mots et aux objets.

    La doctrine du sphota n’est certes pas facile à comprendre, et elle me réserve sans doute bien des découvertes. L’existence d’une pensée sans mots mais non sans formes est pourtant nécessaire, par exemple, à tout travail de traduction. Tout bon traducteur s’efforce, sans bien s’en rendre compte, de traduire d’abord son texte en sphota, pour le retraduire, de là, dans la seconde langue ; mais il serait encore meilleur traducteur s’il se rendait clairement compte de cette opération.

    Les pouvoirs de la parole [19]

    La matière travaillée par le poète est faite de vocable (çabda) et de sens (artha). Un mot (pada), c’est un vocable associé à un sens. Le « sens » du mot n’est pas une simple désignation abstraite ; artha veut dire « chose, objet, valeur », mais aussi « but », car le contenu psychologique du mot, c’est l’intention de celui qui parle, c’est une modalité de son « je ». Le sens est d’ailleurs aussi nommé « fruit » (phala) du mot, quand on considère son effet sur l’auditeur.

    Les « mots » ont trois sortes de sens. Autrement dit, les « vocables » (qui sont des mots en puissance) ont trois « pouvoirs » : ils peuvent porter des sens littéraux, des sens dérivés (figurés, métaphoriques) ou des sens suggérés. Au sens littéral, un mot désigne un « genre », une « qualité spécifique », une « substance » (ou être individuel), ou une « action » (ou qualité transitoire). Le sens figuré naît d’une incompatibilité entre le sens littéral et le contexte (« la vache parle » : « vache » est ici un sobriquet donné aux gens d’un certain pays). Ce mécanisme de résolution.des sens contradictoires en sens dérivés est décrit avec toute la rigoureuse minutie des dialecticiens hindous. Ces deux sortes de sens suffisent aux besoins du langage ordinaire et de la littérature didactique [20]. Mais si l’on analyse un poème (reconnu tel par « ceux qui ont un cœur »), une fois énumérés ses sens littéraux et dérivés, il reste un « surplus de sens », différent des sens précédents, ne s’en déduisant pas par inférence logique, et perçu pourtant comme le sens véritable du poème par « celui qui le goûte ». Ce sens, ce nouveau « pouvoir » de la parole, est nommé « résonance » (dhvanï), ou « suggestion » (vyanjana), ou encore « gustation » (rasana). Il naît de certaines combinaisons de mots que l’interprétation par les sens littéraux et dérivés ne suffit pas à justifier. Ici encore, les mécanismes psycho-linguistiques par lesquels le « sens suggéré » surgit des autres sens sont décrits et classés avec une subtilité et une précision d’analyse qui donnent presque le vertige [21].

    La Saveur

    Mais quel est le contenu de cette « suggestion », qu’est-ce qui résonne dans cette « résonance » qui est le sens même du poème ? Autrement dit, qu’est, dans son essence, la poésie ? Après avoir réfuté un certain nombre de définitions proposées par d’autres auteurs [22], Viçvanâtha dit : « La poésie est une parole dont l’essence est saveur » [23]. Et il explique ce qu’est la « saveur » (rasa) : « Une émotion fondamentale, telle que l’amour, manifestée par la représentation de ses causes occasionnelles, de ses accompagnements sensibles et de ses effets, devient saveur pour ceux qui ont une conscience. » La Saveur n’est donc pas l’émotion brute, liée à la vie personnelle ; c’en est une représentation « surnaturelle » (lokottara), c’est un moment de conscience provoqué par les moyens de l’art et coloré par un sentiment. Oserais-je dire : une émotion objective ? Ce serait une notion bien étrangère à notre mentalité, mais si nous nous rappelons les moments d’émotion esthétique intense que nous avons vécus, il nous en viendra un certain « goût » : et vous voyez comme s’impose cette image gustative. La Saveur est essentiellement une cognition, « brillant de sa propre évidence », donc immédiate. Elle est « joie consciente (ânandacinmaya)… même dans la représentation d’objets douloureux », car elle n’est pas liée au « monde » ordinaire ; elle en est une recréation sur un autre plan. Elle est animée par l’ « admiration surnaturelle ». Elle est « sœur jumelle de la gustation du sacré ». « Celui qui est capable de la percevoir la goûte, non comme une chose séparée, mais comme sa propre essence. » Elle est « simple, comme la saveur d’un plat complexe » [24]. Elle ne peut être saisie que par les hommes « capables de juger » [25], ayant un « pouvoir de représentation » et elle exige un acte de « communion » [26]. Elle n’est cas un objet existant avant d’être perçu, « comme une cruche qu’on vient à éclairer avec une lampe » ; elle existe dans la mesure où elle est goûtée. Elle n’est pas un « effet » mécanique des moyens artistiques, qui ne font que la « manifester ». Elle n’est pas soumise à notre temps (le tri-kâla : passé, présent, futur). Elle n’est donc pas « de ce monde ». « On ne la connaît qu’en la mangeant ». C’est cette Saveur que le « pouvoir de suggestion » du langage a pour fonction de manifester [27]. La notion de rasa est au centre de l’esthétique hindoue. Je ne commenterai pas les citations qui précèdent. L’illusion de les avoir comprises m’empêcherait de travailler à les comprendre, et cet effort pour comprendre toujours un peu mieux a été pour moi des plus féconds.

    L’analogie poème-homme

    La Saveur est l’essence, le « soi » (âtman) du poème. De même que chez l’homme, dans le poème l’âtman se manifeste par certaines « vertus » (guna), qu’on appelle aussi « fonctions, activités spécifiques » (dharma) de la Saveur. Elles se rangent en trois catégories : suavité, qui « liquéfie l’esprit », l’attendrit ; ardeur, qui « l’embrase », l’exalte ; évidence, qui l’illumine « avec la rapidité du feu dans le bois sec ». De ces trois types’ dérivent les différentes sortes d’émotions poétiques [28].

    De même que l’état intérieur de l’homme s’exprime par des attitudes, la poésie a ses « allures » (rîti), étroitement liées aux « vertus ». À chacune correspond l’emploi de certaines sonorités et de certaines tournures syntaxiques. Il y a une « allure » aisée, douce, où le sens de la phrase se développe graduellement du premier mot au dernier. L’ « allure » opposée, exaltante,-tient l’auditeur en suspens jusqu’aux derniers termes de la phrase, qui l’illuminent d’une façon explosive [29]. Et il y a les « allures » intermédiaires. Chacune correspond à une attitude profonde du poète, qu’il veut transmettre à l’auditeur [30]. Avant de composer un poème, le poète doit donc se composer lui-même, se disposer intérieurement pour être le meilleur réceptacle possible de la Saveur. Pour cela, il doit mettre de côté ce que nous appelons sa « personnalité », dompter les impulsions de sa vanité et les caprices de son imagination.

    Le poème a un « corps », qui est fait « des sons et des sens », et qui est soumis aux lois des « trois pouvoirs » du langage. La matière que le poète travaille n’est donc pas seulement une matière sonore ; c’est surtout une matière psychologique. Employer un mot, ce n’est pas seulement produire des sons vocaux, c’est ébranler tout un monde d’associations, de sens figurés et dérivés, de suggestions, dont il faut connaître les lois. Et pour celui qui connaît ces lois, « un seul mot, bien employé et parfaitement compris, c’est, dit-on, au Ciel et en ce monde, la Vache à combler tous désirs ». Ce corps, comme le corps humain, a ses « défauts » (dosha) : fautes, « du son » ou « du sens », qu’il faut éliminer autant que possible. Et il a ses parures, les figures de rhétorique ou « ornements » (alamkâra). L’étude des « ornements » est, matériellement, celle qui tient le plus de place dans les traités de poétique [31]. Il n’y a guère de poésie sans ornement. Mais si ceux-ci l’emportent sur la saveur, s’ils sont employés pour eux-mêmes, la poésie qui en résulte est considérée comme de mauvais goût et d’une sorte inférieure. L’ornement n’est légitime que comme un condiment destiné à « rehausser la Saveur », et alors son véritable sens est la suggestion même de cette saveur — l’intention profonde du poète qui l’emploie. À cette condition, l’Hindou ne se lassera jamais d’un alamkâra, d’un cliché répété depuis des siècles par tous les poètes, puisqu’il s’est montré bon à l’usage [32]. L’image du dieu à l’arc fleuri qui perce les cœurs des jeunes gens, employée par un vrai poète, est aussi émouvante aujourd’hui qu’hier ou il y a mille ans.

    La prosodie aussi concerne le « corps » du poème. Mais les Hindous ne confondent jamais métrique et poésie. La plupart de leurs ouvrages didactiques sont en vers et, si la poésie est le plus souvent métrique, elle ne l’est pas nécessairement. La métrique ne prend de valeur esthétique précise que dans le chant. Ce qui correspond, en poésie, à la notion de « rythme », ce n’est pas la forme métrique qui n’intéresse que les sons, mais plutôt les « allures », qui règlent la marche si complexe des sons et des sens, images et émotions ; c’est, plus généralement, la manière dont le poète fait aller ensemble ces mouvements simultanés [33].

    J’espère avoir montré par ces notes que la poésie, pour les Hindous, si elle n’est qu’un moyen au service de la connaissance, est aussi une des plus hautes activités que l’homme puisse exercer. « L’état d’homme est difficile à atteindre en ce monde, et la connaissance alors est très difficile à atteindre. L’état de poète est difficile alors à atteindre, et la puissance créatrice est alors très difficile à atteindre [34]. » L’opération poétique — dont la gustation poétique est le reflet — est un véritable travail du poète, non seulement pour connaître les lois de sa matière et les règles de son métier, mais aussi, travail intérieur, pour se discipliner et s’ordonner lui-même afin de devenir un meilleur instrument des fonctions « supra-naturelles » — en somme, une sorte de yoga. Par le jeu des sons, des sens, des résonances, des allures, tout son monde intérieur est mis en branle. Et, comme il est une lueur reflétée de l’âtman universel, son acte poétique participe au mouvement cosmique. « Tous les poèmes récités, et tous les chants sans exception, ce sont des portions de Vishnu, du Grand-Être, revêtu d’une forme sonore » [35].

    J’aurais aimé donner des exemples. Mais leurs traductions ne donneraient pas grand’chose. Chacun pourra en chercher, pour son compte, parmi les poètes qu’il goûte, car les lois de la poétique hindoue, dans leurs principes, sont valables pour toutes les langues. Mais attention. Chez nos poètes, la puissance de suggestion du rasa s’exerce un peu au hasard, selon des mécanismes qu’ils connaissent mal et qu’on classe sous la notion très vague d’« inspiration ». L’apprentissage se fait sans méthode, et les réussites sont accidentelles. Le poète hindou est le produit d’une éducation méthodique, poursuivie auprès d’un maître, et dans un but supérieur à l’art lui-même. Le poète occidental se forme tant bien que mal, sans trop savoir comment, et, presque toujours, son talent se spécialise dans l’expression des sentiments les plus conformes à sa nature individuelle. Racine est un merveilleux poète de l’Érotique — mais presque uniquement de l’Érotique — dans plusieurs de ses nuances. Le poète hindou doit pouvoir, en bon artisan, jouer de toute la gamme de chaque sentiment. La différence est encore plus frappante pour l’acteur-danseur, mais elle est bien visible dans tous les arts [36].

    J’aurais voulu aussi montrer comment tous les arts hindous sont liés ; le Théâtre les contient tous ; l’analogie corporelle du poème n’est vraiment compréhensible que par la danse ; la peinture, dit-on, ne se comprend pas sans la danse, qui ne se comprend pas sans la musique [37] ; dans la statuaire et dans la danse, on retrouve la même science des attitudes — dont les principes appartiennent au yoga —, et le même langage par signes manuels… J’aurais été tenté de dire comment, d’après ce que j’ai lu et entendu, les mêmes principes de la poésie régissent la danse, la mimique, la musique et les arts plastiques. Mais il n’est rien d’aussi contraire au génie hindou que de traiter de sujets que l’on ne connaît pas pratiquement. Ganeça ne me l’aurait pas pardonné.

    ► René Daumal, in : Approches de l’Inde : Tradition et incidences, 1949.

    [1] « Hindou », ici comme dans l’ensemble de ce recueil, signifie : quelqu’un qui reconnaît l’autorité de la tradition védique. Mais les attitudes mentales ici décrites seraient aussi celles de quiconque reconnaît l’autorité de tout autre aspect de la tradition universelle.
    [2] D’où la multiplicité apparente des sens du mot âtman en sanskrit classique (en védique, il est encore lié à l’image du « souffle vital ») ; âtman, « soi », c’est ce à quoi l’être s’identifie lorsqu’il dit « je » : ce peut être sa personnalité sociale et extérieure, ou son corps, ses sentiments, ses pensées — tout cela illusions ; c’est, pour celui qui s’est fait, le « maître du char » dont parle la Katha-upanishad ; ou la Personne divine, ou l’Être absolu ; voir à ce sujet l’enseignement de Prajâpati dans la Chândogya-upanishad.
    [3] D’après le Rig-Véda (X, 91) lorsque l’Homme primordial eut été dépecé sacrificiellement, « sa bouche fut le brahmane (la caste sacerdotale), de ses bras fut fait le royal (la caste des kshatriya), ses cuisses furent le vaiçya (la caste plébéienne) et de ses pieds naquit le çûdra (la caste servile). » Une analogie corporelle et sociale équivalente se retrouve dans la République de Platon. Voir aussi les Lois de Manu, chap. 1.
    [4] L’enseignement du Véda s’offre d’abord : 1° au brahmacarin (« étudiant en science sacrée », depuis l’investiture du cordon faite au 6e jour, jusqu’au mariage) sous forme de règles de conduite, d’observances religieuses et d’études intellectuelles ; 2° au grihastha (« maître de maison », du mariage à l’état de grand-père) sous forme d’art sacrificiel, de mythologie et de théologie, dans les brâhmana ; 3° au vanaprastha (« habitant des bois, anachorète étudiant auprès d’un maître), sous forme du sacrifice intérieur, dans les âranyaka, « livres des forêts » ; 4° enfin au sannyâsin (« renonçant », « déposant » les lois des castes et des stades de vie), sous la forme la plus profonde de la « connaissance du soi », dans les upanishad. (Voir Max Muller, Origine et développement de la religion à la lumière des religions de l’Inde, trad. fr. de J. Darmesteter).
    [5] Exposée tout spécialement dans la Bhagavad-gîtâ. Sur les castes et les stades de vie, voir les Lois de Manu. Le rejet des castes et des âçrama, et la négation de l’autorité du Véda, caractérisent les deux grandes hérésies, jaïnisme et bouddhisme.
    [6] Large porte, car la littérature sanskrite est de toutes les littératures anciennes la plus riche en ce domaine. Sur les six sciences annexes indispensables à l’étude des Védas (védânga), quatre sont relatives au langage (phonétique, grammaire, lexicologie, métrique ; les deux autres sont le rituel et l’astronomie). L’œuvre monumentale de Panini (VIe ou Ve siècle av. JC) avec ses commentaires, est encore pleine d’enseignements pour nos phonéticiens et grammairiens modernes. Paul Regnaud, dans sa Rhétorique sanskrite cite une quarantaine d’ouvrages, souvent enrichis de commentaires, relatifs à la rhétorique, à la composition dramatique et à la poésie.
    [7] Prâkrita, « naturel, produit de prakriti », s’oppose à samskrita, « parachevé, fait ou refait intentionnellement », dans un certain sens « consacré ». Ainsi, les langues se divisent en prâkrit et sanskrit ; l’homme, tel que la nature et la société naturelle le produisent, est prâkrita, ou encore akritâtman, « qui ne s’est pas fait un soi » ; il devient samskrita et kritâtman par la connaissance sacrée, symbolisée et effectuée par les « sacrements » ou samskâra.
    [8] Dans la Première Lecture du Nâtya-çâstra, « Traité du Théâtre », attribué au muni Bharata. C’est la plus antique autorité en matière d’esthétique (car le Théâtre est l’art total), unanimement reconnue par les esthéticiens hindous jusqu’à nos jours. J’ai tenté une traduction de cette Origine du Théâtre dans la revue Mesures, octobre 1935.
    [9] Lokavrittânukarana (Nâtya-çâstra, I, 110). Le mot loka a les diverses significations du français « monde » : l’univers dans un sens général et plus ou moins vague ; tel ou tel système cosmique particulier ; l’ensemble des choses sensibles ; l’humanité et spécialement l’humanité profane, la société naturelle, « les gens ».
    [10] La première représentation fit scandale. Le saint Bharata, chargé, avec ses cent fils, de l’organiser, n’avait rien trouvé de mieux que de mettre en scène la lutte victorieuse des Devas contre les Asuras. Ceux-ci, invités au spectacle, se fâchèrent et, en pleine salle, la lutte reprit pour de bon. Brahmâ dut intervenir et expliquer aux deux troupes ennemies que, dans leur antagonisme, Devas et Asuras étaient indispensables à l’harmonie de l’univers, et par conséquent à celle du Théâtre qui en est l’image (ibid.).
    [11] Sâhitya-darpana, par Viçvanatha Kaviraja. Cet ouvrage (XIVe siècle de notre ère ?) est le plus représentatif de l’école du rasa (de la « Saveur », voir plus loin), et peut-être le plus approfondi de tous les traités d’art poétique, hindous et autres. Il en existe une traduction anglaise, très littéraire et de lecture ardue, par J. R. Ballantyne et Pramada Dasa Mitra (Bibliotheca Indica, Calcutta, 1875).
    [12] Sâhitya-darpana, I, 2. Il est fait allusion ici aux principaux protagonistes du Râmâyana.
    [13] Voir P. Masson-Oursel, Une connexion entre l’esthétique et la philosophie de l’Inde, la notion de pramâna, dans Revue des Arts Asiatiques, 1925 et L’esthétique indienne, dans Rev. de Métaph. et de Morale, 1936. Voir aussi A. K. Coomaraswamy, Introduction to the art of Eastern Asia, Boston, et autres ouvrages.
    [14] Aucun mot sanskrit, dois-je dire, ne pourrait traduire « beau » dans cette phrase. La valeur esthétique d’une œuvre plastique se traduit par sa « conformité aux pramâna », celle d’une œuvre poétique par sa « richesse en rasa ». À côté de cela, une quantité de termes (çobka, saundarya, etc.) désignent la « beauté » extérieure et sensible, qui peut appartenir aux objets naturels aussi bien qu’aux œuvres d’art, et qui, dans ces dernières, n’est qu’un agrément accessoire. Un mot, pourtant, dans les traités de poétique, définit la beauté psychologiquement : camatkâritâ, « le pouvoir de provoquer l’Admiration (surnaturelle) ». Voir plus loin, la Saveur.
    [15] Samketa. C’est la thèse du Kâvya-prakâça, important traité de Mammatacarya (XIIIe ou XIVe siècle de notre ère).
    [16] Bhartrihari, un des « joyaux » de la cour du roi-soleil Vikramâditya (début du Ve siècle de notre ère ?) est surtout connu pour ses Centuries d’allure profane. Mais ; adepte du Védânta, il a aussi exposé la doctrine linguistique de l’école dans, le Vâkyapadîya (« De la phrase et du mot »), malheureusement inédit en Europe.
    [17] Sphota évoque l’éclosion d’une fleur, le développement d’un bourgeon — donc une puissance germinatrice constante et cachée sous les apparences qui la manifestent.
    [18] Il y a de même deux musiques : l’une, anâhata, « non produite par ébranlement (physique) », est celle des dieux et des anciens rishi ; l’autre, âhata, est la musique sensible à l’oreille. Et deux sortes de danse et de mimique dramatique, etc.
    [19] Sur ce sujet, j’ai donné plus de détails dans la revue Mesures, avril 1938.
    Il est entendu que nous ne parlons ici que des usages rhétoriques et poétiques du langage. Dans la liturgie et dans l’art incantatoire interviennent encore d’autres « pouvoirs » du langage : vertus des timbres, articulations, accents, mètres, modes de récitation, etc., qui relèvent de la science des montra ; celle-ci est réservée à un petit nombre, tandis que la poésie s’adresse à tous ceux « qui ont un cœur » (sahridaya). Nous ne parlons pas non plus de la poésie védique, fruit d’un art « non humain ».
    Dans les textes didactiques, les glossaires védiques, les commentaires aux textes sacrés, un autre ressort du langage est encore employé. C’est le nirukta, « explication des mots », dont les indianistes aiment tant à se gausser. Traduisant nirukta par « étymologie », ils ont beau jeu d’appeler cette étymologie « fantaisiste » et de n’y voir que de pédants calembours. Or, le nirukta n’a pas la prétention d’être une « étymologie scientifique » -— si tant est qu’il puisse exister une étymologie scientifique. Le nirukta « explique » les mots, en développant les sens contenus dans ses parties constitutives et les associations verbales qui peuvent aider à fixer dans la mémoire le contenu du mot et les divers aspects de l’idée qu’il signifie. Ainsi, l’étymologie d’upanishad par la racine sad « s’asseoir » — « réunion des disciples assis aux pieds du maître » — est « scientifiquement exacte », mais elle nous apprend beaucoup moins que l’ « étymologie fantaisiste » donnée par Çankara : « ce qui tranche complètement, à ras (l’erreur) » (Commentaire à la Katha-up.). De même l’explication de sâman « chant liturgique » par sâ « elle » et âma « lui », longuement développée dans la Chândogya-up., rappelle au chantre qu’en chantant il accomplit réellement en soi un mariage entre deux forces, mâle et femelle ; et le même texte donne par ailleurs du même mot une explication toute différente, ce qui prouve bien qu’il ne s’agit pas d’ « étymologie scientifique ». Cette digression m’a semblé utile pour souligner la valeur spirituellement pratique (et non intellectuellement discursive) des élaborations verbales des. Hindous.
    [20] Les adeptes du Nyâya admettent encore une autre fonction significatrice, appartenant, non plus aux mots séparés, mais à l’ensemble de la phrase, dont elle assurerait la liaison logique. Pour notre auteur, qui suit le Védânta, cette fonction n’est rien de distinct de l’acte même du" discours, elle se confond avec l’intention du parleur. La première thèse est une vue de logicien, la seconde une vue de psychologue.
    [21] L’analyse du Sâhitya-darpana aboutit à 5.355 sortes de « suggestions ».
    [22] Définitions incomplètes, parce qu’elles ne font qu’énumérer des caractères extérieurs de la poésie (voir plus loin : vertus, ornements) ou en indiquent des conditions nécessaires mais non suffisantes (comme l’ « harmonie des mots et des sens », Mammata, Bhamaha) ; mais ne disent pas ce qui est suggéré. Le roi Bhoja et l’auteur du Vyaktiviveka définissent aussi l’essence de la poésie comme étant le rasa, et cette doctrine est certainement la plus riche de sens.
    [23] Vâkyam rasâtmàkan kâvyam, Sâhitya-darpana, I, 3. — Citations suivantes : ibid., Ill, 33 sq.
    [24] La comparaison entre la gustation poétique et la gustation d’une préparation culinaire est déjà développée dans la> Sixième Lecture du Nâtya-çâstra (voir Subodh Chandra Mukerjee, The Nâtya-çâstra of Bharata, ch. VI, rasâdhyâya, thèse, Paris, 1926).
    [25] Pramâtri. Cette « capacité de juger », cette mesure intérieure est, d’après un commentaire, « le résultat des mérites d’une existence antérieure ». On peut goûter la beauté dans la mesure où l’on s’y est préparé.
    [26] La Saveur n’appartient pas personnellement au poète ni à l’auditeur ; à l’acteur ni au spectateur ; mais elle les unit dans un même moment de conscience.
    [27] Bien que le rasa soit unique, on distingue pratiquement plusieurs « saveurs », selon le sentiment qui le colore : Érotique, Comique, Furieux, Pathétique, Héroïque, Merveilleux, Répugnant, Terrifique, auxquels on ajoute souvent le Quiétique (« apaisement » des émotions, venant avec le désir de la délivrance et lié à l’amour religieux) et le Parental (amour maternel ou paternel).
    [28] Chez d’autres auteurs (comme Dandin), les guna ne se distinguent guère des « ornements ». Je suis toujours Viçvanatha (S. D., VIII) qui suit ici Mammata. De même pour les rîti (S. D., IX).
    [29] Cela est rendu possible par la syntaxe sanskrite qui peut être plus « analytique » ou plus « synthétique » selon qu’elle emploie peu ou beaucoup les longs mots composés. Mais chaque langue peut obtenir les mêmes effets avec ses ressources propres.
    [30] Je dis toujours « auditeur » et non « lecteur », parce que la lecture silencieuse n’est jamais qu’un substitut de l’audition directe ; et même lorsqu’on lit, on écoute intérieurement.
    [31] Il y en a 79 principaux dans le Sâhitya-darpana. Les uns « du son » (allitérations, etc.), les autres « du sens » ; ces derniers se ramènent, pour la plupart, à la comparaison explicite (upama) ou implicite (rûpaka, métaphore). L’importance des différents modes de la comparaison marque bien le caractère de l’opération artistique : un même acte intérieur fonde une identité analogique entre des phénomènes de natures différentes. La « comparaison » existe aussi dans les arts plastiques ; le tracé de l’œil d’une femme est le même que celui du corps d’un cyprin, un torse d’homme se dessine comme une tête de taureau vue de face, etc. Notons ici qu’un des grands ressorts de notre art, l’imitation de la nature, n’est pour les Hindous qu’un alamkâra peu important, et dont il ne faudrait pas abuser (c’est le 68e dans le S. D.).
    [32] De même pour les ornements musicaux, architecturaux, etc..
    [33] Il y a pourtant certaines correspondances entre les mètres et les rasa. Les syllabes longues en séries conviennent au Pathétique, au Répugnant ; les brèves en successions rapides à l’Héroïque, au Furieux, etc. (Nâtya-Çâstra, XVII, 99 sq.). La prosodie sanskrite diffère peu de la prosodie gréco-latine. Les mètres sont à nombre de syllabes fixe ou variable, à quantité entièrement ou partiellement fixée. Il existe aussi une prose cadencée, dite « prose à parfum de mètre ».
    [34] Agni-purâna, Lecture 336, st. 3 et 4.
    [35] Vishnu-purâna, cité dans Sâhitya-darpana, I. Un auteur sur le samgîta (l’ensemble : chant-musique-danse) dit de même : « En servant le Son (musical), on sert les dieux Brahmâ, Vishnu, Çiva, puisqu’eux-mêmes sont faits de lui. »
    [36] La musique dansée (nritya, supérieure au nritta ou danse imitatrice, et base du nâtya ou art dramatique) est, comme la poésie, un art mettant en jeu, simultanément, des matières distinctes : rythmes liés à la musique ; sentiments (bhâva) exprimés par les attitudes et les modes du mouvement et qui sont les supports des rasa ; et significations intellectuelles des gestes (kara, véritables mots manuels, plus connus sous le nom de mudrâ dans la statuaire bouddhiste). Les conditions nécessaires pour former un poète, d’après le Kâvyaprakâça sont : 1° une aptitude naturelle (çakti), une certaine « conformation » (samskâra) interne, sans laquelle il ne peut y avoir qu’une caricature de poésie ; 2° un savoir technique (nipunatâ) qui s’acquiert par l’étude du monde, des sciences du langage, des quatre « mobiles » de la vie humaine, des sciences de la nature, des poèmes célèbres, etc. (Vamana, plus anciennement, citait en outre la science érotique et l’art politique, auquel il donne un rôle important) ; 30 des exercices poursuivis d’une manière assidue sous la direction d’un maître.
    [37] Vishnudharmottara-purâna, cité par P. Masson-Oursel, l’Esthétique indienne (art. cité), d’après J. Przyluski, Danseur et musicien, dans Revue des Arts asiatiques, 1931, 2, p. 79.

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