• Guénon

    GuénonGuénon, ou l’orgueil d’être “réactionnaire”

    Il y a 50 ans [en 2001], René Guénon mourait au Caire. Il avait été le principal théoricien de la Tradition. Peu d’auteurs, en ce siècle qui vient de se terminer, ont fait montre d’une clarté aussi cristalline et d’une rigueur intellectuelle aussi sévère que René Guénon. Mathématicien et surtout métaphysicien français, profond connaisseur des systèmes religieux et philosophiques, né à Blois en 1886 et mort au Caire le 7 janvier 1951, il y a 50 ans, Guénon peut être considéré comme l’un des réactionnaires les plus radicaux de tous les temps ; la cohérence et la radicalité de sa pensée en ont fait le chef de file d’une école “l’école traditionaliste” qui apparaît dans ses ramifications variées, comme un grand arbre au milieu du désert, celui du monde moderne. Avec Julius Evola, il est considéré comme le principal exposant de la pensée traditionnelle en Europe. Le fondement de la pensée de Guénon est la dialectique entre modernité et tradition, étant conçues comme deux réalités aprioristiques et antithétiques dans le monde. « L’origine de la Tradition ― écrivait Guénon dans La Métaphysique orientale, un de ses essais brefs et dense de 1939 ― si le mot “origine” a encore une raison d’exister dans ce cas, est non humaine comme la métaphysique elle-même ».

    Cette conception de la Tradition universelle et supra-historique, représentée comme une flamme divine qui se transmet dans le temps à travers les diverses traditions singulières, se fonde sur la sapience même que les religions recèlent, transmises par les textes sacrés comme par le symbolisme, par le langage du mythe et par la transmission initiatique. L’ésotérisme est donc la voie par excellence, dans le monde moderne, par laquelle la Tradition sacrée se perpétue comme une flamme inextinguible qui passe de main en main et unit ainsi les générations humaines en une chaîne sacrée. Guénon écrit avec une clarté limpide et absolue sur la tradition hyperboréenne primordiale qui se diffuse depuis son siège polaire originel, sur la genèse des races humaines, sur le fondement sacré des systèmes de castes, sur l’inégalité des hommes et sur les cycles cosmiques, qu’il considère comme des phénomènes absolument certains. Le fondement de sa pensée repose sur le sacré, car, citant le Mahabharata, il nous rappelle : « Tous les livres qui ne sont pas fondés sur la Tradition sont issus de la main de l’homme et périront : cette origine qui est la leur démontre qu’ils sont inutiles et mensongers ». La vision du temps, chez Guénon, est cyclique : à l’intérieur de chacun des cycles cosmiques pris en particulier (le Manvantara de l’hindouisme), depuis l’Âge d’or des origines, on chemine, progressivement, à travers des sédimentations progressives, vers l’Âge du fer (le kali youga sanskrit) puis vers les temps sombres que nous connaissons et vivons aujourd’hui. Nous avons là une vision grandiose de l’histoire humaine que Guénon nous esquisse dans La Crise du monde moderne : c’est la conception générale du temps dans les formes traditionnelles et les cycles cosmiques.

    Quelles sont les perspectives spirituelles pour l’homme dans ce monde entièrement désacralisé ? La réponse de Guénon se différencie de celle d’Evola, l’autre interprète majeur du Monde de la Tradition. Dans cette divergence d’interprétation, nous trouvons deux attitudes différentes, majoritairement sacerdotale et contemplative chez Guénon, active et guerrière chez Evola. Pour Guénon, l’homme “différencié”, qui veut trouver une réalisation spirituelle propre, ne peut que partir à la “recherche” d’un centre de transmission authentique de la Tradition. Mais, simultanément, Guénon ne cesse de mettre en garde contre les mille et un périls que réserve cette voie : la prolifération de mouvements religieux de tous types, le phénomène qu’Oswald Spengler définit comme celui de la “seconde religiosité“, l’infection psychanalytique et l’erreur du spiritisme ne sont qu’autant de miroirs aux alouettes dans un monde crépusculaire.

    Agarthi, souverain universel

    On trouvera des pages très évocatrices dans Le Roi du monde ; elles contiennent, en germe et en condensé, le noyau même de la réponse qu’apporte Guénon à ce problème central ; Guénon y part de la légende d’Agarthi, patrie mythique du “Souverain universel”. Le métaphysicien français révèle comment la Tradition est encore vive, bien que cachée, « dans un Tibet des plus obscurs ». On ne peut que conseiller ce livre, de même que celui qu’il a consacré aux Symboles de la science sacrée, à tous ceux qui veulent s’approcher, pour la première fois, des splendeurs cristallines des pages de Guénon.

    Lié aux milieux du traditionalisme catholique et converti au soufisme de facture islamique, Guénon est également un représentant de cette radicalité aristocratique et réactionnaire ; il n’était aucunement impliqué dans les débats et les conflits d’ordre politique. Il se limitait à théoriser, en termes généraux, l’opportunité d’une réforme de sens traditionnel en Occident, sous le signe d’un catholicisme intégral. Mais cette vision ne peut trouver aucune réalisation aujourd’hui, car, il est vrai et triste que l’on est obligé de constater que l’Église du XXe siècle est profondément dégradée, privée qu’elle est désormais de toute véritable conscience des symboles qu’elle utilise et évoque pourtant constamment. Le message de Guénon nous a laissé, à nous, hommes d’aujourd’hui, c’est qu’« il n’y a nulle raison de désespérer : même si on ne peut espérer atteindre un résultat sensible, avant que le monde moderne ne s’écroule, ce n’est pas une raison pour ne pas entamer une œuvre dont la portée va bien au-delà de l’époque actuelle ».

    ► Alberto Lombardo, Nouvelles de Synergies Européennes n°52, 2001.

    (texte issu de La Padania, 10 janvier 2001)

     

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    GuénonRené Guénon : mystique, tradition et Islam

    Vie et influence de René Guénon

    [ci-contre : René Guénon au Caire en 1945]

    Pietro Di Vona, professeur d'histoire et de philosophie, écrit, dans son ouvrage volumineux intitulé Evola e Guénon - Tradizione e Civiltá : « Nous pensons être dans le juste en affirmant que l'histoire de la pensée de droite dans l'Europe du XXe siècle serait incorrecte et incomplète si elle ne tenait pas compte de la pensée de René Guénon et de son influence ». En effet, il est étonnant de constater combien ce traditionaliste a été “oublié”, houspillé dans le coin sombre où l'on exile intellectuellement les “maudits”, les “empêcheurs de penser en rond”, tandis qu'un nombre assez impressionnant d'“érudits” copiaient mot pour mot des passages entiers de ses livres et le plagiaient sans vergogne.

    Mais malgré ces inélégances, l'impact de la pensée guénonienne est grand. Dans le cadre de notre article, nous allons essayer de communiquer au lecteur, qui ignore encore l'œuvre de Guénon, les lignes de faîte de sa pensée et les principaux éléments de sa critique du monde moderne.

    René Guénon est né le 15 novembre 1886 à Blois en France, dans le foyer d'un architecte. À Paris, plus tard, il étudie les mathématiques et la philosophie, matières qu'il enseignera ultérieurement. Guénon était un étudiant brillant, malgré une santé faible. Pendant sa jeunesse, éclot un intérêt pour les groupes occultes et pour la franc-maçonnerie. Le jeune Guénon adhère à plusieurs groupes et cercles de ce type, comme, par ex., l'Ordre Hermétique Martiniste et l'Église gnostique. Au même moment de sa vie, Guénon écrit plusieurs articles sous le pseudonyme de Palingenius (dans La Gnose) et entre en contact avec un initié au soufisme, Abdul-Haqq et avec le spécialiste français du Tao, Albert de Pounourville. Ces rencontres modifient de fond en comble sa vie ultérieure. C'est la raison pour laquelle il embrasse l'Islam en 1912, ce qui ne l'empêche pas de poursuivre ses études scientifiques de religion comparée. L'influence des écrits de Guénon ne cesse plus de s'accroître parmi les savants et les érudits. Diverses personnalités entretiennent une correspondance avec lui, notamment Jacques Maritain et René Grousset. Le premier livre publié de Guénon connaît immédiatement un impact retentissant : en effet, son Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues constitue un grand tournant dans l'étude des doctrines orientales en Occident. Pour la première fois, on voyait clairement quel était la fonction réelle de la religion dans le cadre du politique.

    Quand, en 1930, l'épouse française de Guénon meurt, il quitte la France pour Le Caire, où il vit en Musulman et se fait appeler Shaykh'Abd al-Wâhid Yahya ; il entretient des relations étroites avec quelques autorités éminentes en Égypte, comme le Shaykh al-Halim Mahmud, plus tard Shaykh à l'Université al-Azhar. Guénon publie une quantité de livres spécialisés qui suscitent tout de suite un vif débat, opposant adeptes et critiques de ses thèses. Les défenseurs des thèses de Guénon forment rapidement ce que l'on a nommé “l'école traditionaliste”, bien qu'il n'y ait jamais eu formellement une école pour exposer et diffuser ces doctrines. Mais il y a eu des noms tels Ananda Coomaraswamy, Marco Pallis, Leopold Ziegler, Julius Evola, Titus Burckhardt et Frithjof Schuon. Toutes ces grandes figures de la pensée visent, par l'étude des anciennes religions traditionnelles, à redécouvrir les racines de notre propre culture et à saisir l'essence de notre civilisation indo-européenne, puis à faire ré-éclore celle-ci dans la population.

    Guénon meurt dans la nuit du 7 janvier 1951, après une longue maladie, et est enterré selon les rites islamiques dans un cimetière près du Caire. En 1934, il s'était remarié avec le fille du Shaykh Mohammed Ibrahim.

    Les idées religieuses

    Il est difficile de résumer la matière extrêmement complexe que recèlent les œuvres de Guénon. Et nous devons dire aussi que Guénon lui-même s'opposait à toute forme de réduction. Quoi qu'il en soit, nous sommes contraints, si nous voulons donner au débutant un point d'appui pour aller plus en avant dans la lecture de Guénon, de donner un panorama succinct de sa vision, en tâchant de ne pas nous éloigner trop de sa pensée.

    Dans Études carmélitaines, en 1948, le Catholique Frank-Duquesne écrit, dans un article consacré à l'idée de Satan : « J'ai toujours appelé un chat un chat et Guénon un ennemi du Christ et de l'Église ». Quant à l'ambassadeur du Saint-Siège, Jacques Maritain, allait encore plus loin : il proposait de mettre Guénon à l'index. Le Vatican n'est pas allé jusque là. Mais quelles étaient les raisons de cette violente hostilité ? Que craignait l'Église ? Nous devons replacer les choses correctement dans leur contexte, de façon à ce que l'essence de cette opposition nous apparaisse en toute clarté.

    Guénon s'est toujours opposé au déclin de la religion, qui s'exprime :

    • 1. Par “l'occulticisation” des idées religieuses (cf. Le théosophisme, histoire d'une pseudo-religion)
    • 2. Par la dissociation entre religion et politique (Guénon écrit à ce propos : « L'homme occidental d'après la Renaissance s'est coupé du ciel sous le prétexte de pouvoir dominer la terre »)
    • 3. Par la “profanisation” des idées et idéologies religieuses (Guénon écrit : « Il est évident qu'une masse ne peut exercer une puissance qu'elle ne possède pas en elle-même ; la véritable puissance ne peut venir que d'en haut, raison pour laquelle elle ne peut qu'être légitimée par le renforcement de quelque chose qui est supérieur à l'ordre social, en somme une autorité spirituelle »).


    Les idées religieuses de Guénon ne suivent pas un plan bien déterminé à l'avance, mais se profilent selon un schéma strictement scientifique. C'est ainsi que Guénon a étudié le lien entre le domaine religieux et le domaine temporel, entre la religion et l'État. C'est à ce niveau que nous trouvons bon nombre de points de comparaison avec la vision d'Evola. Guénon est, en somme, un archéologue de la Tradition. Il part à la recherche de l'origine (hyperboréenne) de la Tradition Primordiale et la trouve dans le symbole de la swastika, que l'on interprète souvent erronément, à l'instar des explications naturalistes en vogue sous le national-socialisme. Pour les nationaux-socialistes, la swastika est symbole du devenir incessant de la nature, de l'activité fébrile des activistes qui ne connaissent jamais le repos, de l'action qui prime et domine les principes immobiles. Pour Guénon, au contraire, la swastika possède un axe immobile en son milieu; le mouvement qu'elle symbolise n'est pas fin en soi, n'est pas l'essentiel, mais est rotation autour d'un axe immobile, symbole des principes immuables.

    Ensuite, Guénon présente une vision cyclique du temps et de l'histoire où se succèdent une émergence, une maturité, un déclin et une restauration après une catastrophe : « La restauration doit être préparée, visiblement, avant même la fin de ce cycle ». Et cette préparation ne peut s'opérer que par l'intermédiaire de ceux qui unissent en eux le sacré et le temporel. Un grand nombre de mythes expriment cette tendance, notamment celui du “Troisième Frédéric”, qui se cache dans un endroit inaccessible (souvent une montagne) et qui dort (ou, pour le dire comme Evola : vivit non vivit). Ce mythe de l'empereur endormi remonte au mythe vieux-norrois de la “Chasse Sauvage”). Guénon se place donc clairement dans le cadre des doctrines des cycles, ce qui est une position diamétralement opposée à la vision linéaire de la pensée judéo-chrétienne.

    Pour le Cardinal Daniélou, « l'histoire peut être le lieu où s'accomplit le plan divin, lequel se déploie progressivement ». Cette vision est inacceptable pour Guénon, qui, avec Evola, partage une vision involutive de l'histoire. Mais dans ce sens aussi, Guénon est diamétralement opposé au christianisme dogmatique et prend fait et cause pour les mystiques qui fondent leur religiosité sur la connaissance, comme en témoigne ce passage de l'œuvre de Maître Eckehart :

    « Lorsque j'étais encore immergé dans ma première cause, je n'avais pas de Dieu, et je n'étais que ma propre origine. Je ne voulais rien, je ne désirais rien et je me connaissais moi-même dans la joie de la Vérité. C'était moi-même que je voulais, et rien d'autre ; ce que je voulais, je l'étais, et ce que j'étais, je le voulais ; j'étais libre de Dieu et de toutes les choses. Mais lorsque je suis sorti de ma libre volonté et que j'ai reçu ma personne créée, j'avais un Dieu ; car avant qu'il n'y ait eu des créatures, Dieu n'était pas encore Dieu, mais Il était ce qu'Il était. Mais dès que la création est advenue et qu'elle a reçu sa nature de création, Dieu n'était plus Dieu-en-lui-même, Il est devenu Dieu-dans-la-création ».

    Dans ce sens, nous pouvons également comprendre la parole de Heidegger : « Dans la construction de son essence, l'homme doit se manifester de la même manière que se manifeste l'Être qui, d'une façon supérieure, est Dieu : l'homme est Dieu ». Cette proximité du discours guénonien avec la mystique de Maître Eckehart et la philosophie de Heidegger, a fait qu'on a reproché à Guénon d'être “panthéiste”, ce qui lui a valu le mépris des cercles proches de l'Action Française (ndlr : lesquels étaient et demeurent totalement imperméables aux subtilités philosophiques, quelles qu'elles soient ; dans ces milieux, panthéisme et existentialisme sont des philosophies “boches” ou “judéo-allemandes”, facteurs de “désordre”).

    Pour Guénon, la religion est une donnée extrêmement complexe, avec un noyau intérieur et une périphérie. On peut la représenter par une roue. Toute véritable religion est constituée selon ce schéma de la roue : le noyau intérieur de la religon en est l'essence, qui s'exprime en un langage très spécifique, tandis que la périphérie extérieure implique un tout autre mode d'approche, où chacun peut se retrouver. Pour désigner ces 2 plans, on parle parfois aussi d'ésotérique et d'exotérique.

    Lorsque Frithjof Schuon affirme qu'il n'existe qu'une et une seule religion, il a raison essentiellement, car le noyau de toute religion est le même, fondamentalement ; seuls diffèrent les expressions. Le plan ésotérique est maintenu par les groupes initiatiques, qui fondent l'orthodoxie véritable et ultime, nécessaire pour conserver l'intégrité de la religion. Dans certaines religions, ce noyau intérieur est solidement charpenté, notamment dans la société tibétaine de Gelugpa, en Islam dans les confréries soufies et chez les Brahmanes dans l’hindouisme, etc.

    D'après Guénon, l'Occident a perdu son élan spirituel. La doctrine chrétienne a été largement sécularisée et plus personne ne comprend la véritable symbolique intérieure du christianisme ésotérique. Pour affirmer cela, Guénon se base sur ses études de l'hébreu, de l'araméen, de l'arabe, du sanskrit et du pali. Admirable et remarquable est la souplesse avec laquelle Guénon utilise les ressources de ces langues dans la perspective de faire ressortir les mythes et la mystique qu'elles recèlent. L'Occident a donc perdu sa base spirituelle, ce qui doit conduire, inéluctablement, au déclin du monde européen. Ce qui s'aperçoit déjà dans tous les domaines, surtout dans celui de la politique.

    Les conséquences politiques

    Les conséquences de la disparition des assises spirituelles de l'Occident sont patentes, surtout dans les orbites culturelle et politique. Guénon s'oppose avec ferveur à tout ce qui découle de cette disparition des aspects qualitatifs (c'est-à-dire spirituels) en Occident. Il rejette l'égalitarisme, la démocratie, le progrès, la pseudo-spiritualité, l'individualisme et le collectivisme. Mais ce n'est pas tout : Guénon s'attaque également à la science moderne. Par cette radicalité dans ses refus, Guénon se place résolument dans l'orbite du pessimisme culturel des pensées de droite en Europe.

    La cause principale du déclin de notre société réside, selon Guénon, dans le refus de la diversité : « La cause de ce désordre réside dans la négation des différences, ce qui conduit à refuser toute véritable hiérarchie sociale ; ...on peut affirmer qu'avant de ne plus tenir compte de la nature des individus, on a commencé par s'en méfier, et cette méfiance est présentée par les modernistes sous la forme d'un “pseudo-principe” que l'on appelle “l'égalité” ». Ces idées ont été élaborées au cours du XVIIIe siècle, époque où l'on a voulu définitivement séparer le politique du religieux.

    Mais cette involution n'est arrivé à son sommet que très lentement; dans ce sens, nous pouvons nous demander si la monarchie française du XIVe siècle n'a pas déjà préparé inconsciemment la révolution de 1789. Lorsque Guénon traite des étapes successives du processus de refus des différences et de la diversité, il parle toujours de “pseudo-principes” : « Il s'agit ici, s'il l'on peut dire, d'idées fausses ou, mieux encore, de “pseudo-idées”, spécifiquement destinées à causer des réactions sentimentales, ce qui est la manière la plus sûre et la plus facile de travailler les masses » [La crise du monde moderne, ch. 6]. Travailler les masses s'effectue dans les démocraties au moyen du “consensus général”, promu au rang de “critère de vérité”. « Dans une foule, l'ensemble des réactions de tous les individus dont elle est composée ne produit même pas une résultante qui atteint la moyenne, mais une résultante qui reflète les réactions de ses individus les plus inférieurs ». Et ces réactions nées généralement d'émotions et de passions empêchent toute réflexion, toute remise en question des états de choses présents et toute pensée profonde sur certaines problématiques bien déterminées.

    C'est dans le marécage formé par cette forme inférieure de la politique que la politicaille et les démagogues du “démocratisme” jouent et mettent émotions et passions au service d'objectifs de bas étage. Guénon arrive à la conclusion, comme le constate aussi Julius Evola dans Révolte contre le monde moderne, que la politique actuelle est le contraire exact de l'ordre normal régnant dans les sociétés traditionnelles. Guénon dit que la collectivisme (le système communiste) et l'individualisme (le système libéral-démocratique ou capitaliste) ne sont, dans leur essence, qu'une seule et même chose, car ces 2 idéologies refusent toutes deux de reconnaître les principes supra-individuels. En ce sens, une certaine forme de nationalisme constitue un danger de même nature (Evola aussi demandait à ses lecteurs d'y prendre garde). Pour Guénon, un peuple doit être soudé par un principe supérieur, par un “ciment sacré”.

    Comment Guénon conçoit-il l'État ? Au centre de sa conception de l'État, se trouve la figure-pivot, qui est roi ou empereur, et qui sert la communauté politique dans le sens où il est le “moteur immobile”, pour reprendre la terminologie d'Aristote. Cette figure-pivot est le pôle, l'axe, autour duquel tout tourne. Elle est assistée par une aristocratie qui, tout comme le roi ou l'empereur, relève de l'essence, du cercle ésotérique. Autour du souverain et des aristocrates, se rassemblent les états naturels de la société. Nous avons donc affaire à une vision strictement élitaire, présentée dans le livre fort controversé de Guénon, Le Roi du monde. Cette structure, nous la retrouvons notamment dans les vieux mythes indo-européens (par ex. celui du Roi Arthur) et dans les rythmes de la vie au Tibet, derniers reflets de la sacralité indo-européenne des origines.

    À notre époque moderne, quelle voie nous reste ouverte pour retourner à un mode de vie communautaire, traditionnel et organique ? Guénon nous dit :  « Il n'y a qu'une seule manière de sortir de ce chaos : restaurer l'intellectualité dans sa dimension spirituelle et supra-individuelle, qu'elle a toujours, de tous temps, eu dans les civilisations normales ; ce qui a pour conséquence de recréer une élite, momentanément absente en Occident ».

    Guénon a toujours joué un rôle important dans le développement de nouveaux concepts organiques et nous ne pouvons nullement sous-estimer son influence, même de nos jours. Je voudrais dès lors terminer par une citation de Seyyed Hossein Nasr, extraite de The Encyclopedia of Religion (ouvrage dirigé par le célèbre Mircea Eliade) :

    « Ses écrits jettent une lumière pénétrante sur les doctrines et symboles qui étaient devenus obscurs et avaient perdu tout leur sens en Occident, conséquence de la perte de toute connaissance métaphysique. Guénon a redonné aux concepts et aux symboles traditionnels leur signification véritable, qui étaient devenus inaccessibles depuis la Renaissance pour la plus grande partie de l'Occident. Il a également communiqué à l'Occident, pour la première fois, les doctrines essentielles des traditions de l'Orient, et cela, de la manière la plus authentique et ses conceptions ont été acceptées par les autorités de ces traditions qui étaient encore en vie. Ensuite, Guénon a tenté d'insuffler une nouvelle vie à la Tradition, à la lumière de la vérité essentielle et métaphysique et son œuvre nous fournit les armes nécessaires pour combattre les erreurs du monde moderne. Guénon doit être perçu comme le premier exposant, en Occident, de l'école traditionnelle dans son ensemble, une école qui s'identifie avec la philosophie éternelle. Dans sa tâche, il a eu des successeurs, qui ont également tenté de faire revivre les doctrines traditionnelles en Occident : Coomaraswamy et Schuon, dont les travaux complètent la sophia perennis et la doctrine traditionnelle. L'influence de Guénon s'étend plus loin encore que le filon strictement traditionnel ; un grand nombre d'étudiants en religion, de théologiens et de philosophes utilisent, la plupart du temps sans en être conscients, ses doctrines et son enseignement ».

    ► Koenraad Logghe, Vouloir n°89/92, 1992.

    (article tiré de Teksten, kommentaren en studies n°62/1991)
     

    Venner

    pièces-jointes

     

    Mouvements antimodernes et retour à la Métaphysique : René Guénon

    Parmi les diverses attitudes « réactionnaires » les plus dignes d’intérêt adoptées en face du monde moderne, une place à part doit être faite à celle dont, en France, René Guénon est le représentant. Par le sérieux et la sûreté de ses jugements, par ses connaissances vraiment exceptionnelles en matière de traditions religieuses, de mythes et de symboles et, plus spécialement, de doctrines orientales, par son constant souci de considérer les choses dans le moindre détail tout en conservant un point de vue synthétique, l’œuvre de Guénon ne doit pas être comparée à celle d’auteurs qui ont pu traiter de problèmes similaires ― comme, par exemple, un Massis, un Benda ou un Keyserling ―, même si leurs œuvres peuvent avoir éveillé davantage d’écho parmi un public superficiel à prétentions littéraires.

    La position de Guénon est une position monolithique. Il s’agit, comme nous le verrons, d’accepter ou non un système de références : mais si l’on adhère à celui que ― même s’il ne le présente pas délibérément en termes de choix ― Guénon a fait sien, il est difficile de ne pas le suivre dans les déductions qu’il en tire.

    Les divers ouvrages de René Guénon obéissent à un plan préétabli dont ils suivent, point par point, les étapes. L’objectif initial est purement négatif, et on peut en expliciter le sens de la façon suivante : pris dans les tenailles du matérialisme, l’Occident des dernières décennies s’est mis à éprouver un confus engouement pour quelque chose d’« autre », mais s’est révélé seulement capable de déboucher sur des formes ambiguës, superstitieuses et inconsistantes qui, contrefaçons d’une « spiritualité » véritable, ont fini par constituer un danger tout aussi réel que celui du matérialisme dont elles étaient parties. C’est ainsi que Guénon a cru opportun, dès le départ, de s’en prendre aux « néo-spiritualismes » les plus en vogue, procédant à une démolition systématique et, selon nous, salutaire.

    Le premier à s’effondrer sous ses coups fut le spiritisme. Son livre, L’erreur spirite (Paris, 1923) mérite véritablement d’être lu car nulle part ailleurs on ne trouve une mise au point de cet ordre. À cet égard, il faut bien comprendre la position adoptée par Guénon : il ne conteste pas la réalité des faits, reconnaissant même comme fondé d’admettre bien davantage que ne pourrait le faire un quelconque spirite. Ce qu’il affirme, se conformant à l’opinion de ceux qui, comme les Orientaux, étaient, par ailleurs, des orfèvres en matière de phénomènes psychiques, c’est que de tels « faits » (médiumnité, etc.) n’ont aucune valeur spirituelle ; que toute curiosité extra-expérimentale à leur sujet est malsaine et porte le sceau d’une dégénérescence ; qu’outre son caractère arbitraire, l’hypothèse spirite est, en elle-même, contradictoire et que la pseudo-religion qui, dans certains milieux, en dérive, est proprement aberrante. Des « ouvertures » par-delà le « normal » peuvent certes être créées, et d’une tout autre dimension, mais avec des méthodes et une attitude intérieure bien différentes si c’est vraiment de « spiritualité» que l’on veut parler.

    Le second coup fut assené à la théosophie anglo-indienne et à ses dérivations plus ou moins occultistes, pour lesquelles est proposé le terme générique de « théosophisme » (Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion, Paris, 1921). Guénon s’y montre terriblement informé de tous les dessous cachés du mouvement et il en fait bon usage afin de montrer le caractère trouble de telles eaux. Simultanément, mais, toutefois, pas de façon systématique (et, à cet égard, son premier livre est supérieur), il s’attache à montrer tout ce qui, dans le théosophisme, se réduit aux divagations maladives d’esprits confus, entremêlées de singulières déformations de doctrines orientales sous les effets des pires préjugés occidentaux. Et, de même que l’antispiritisme de Guénon n’était pas l’expression d’un matérialisme philistin, mais tout à fait le contraire, de même, son antithéosophisme procède-t-il uniquement de la nécessité de défendre certaines positions, certaines doctrines spirituelles et traditionnelles auxquelles ce même théosophisme prétend se référer ― et ne débouche, au contraire, que sur des contrefaçons parmi les plus nocives qui soient.

    Mais, l’œuvre de démolition de Guénon ne s’arrête pas en si bon chemin. Après les velléités « néo-spiritualistes », c’est au tour de la culture occidentale, dans son ensemble, de tomber sous ses coups (Orient et Occident, 1924 ; La crise du monde moderne, 1927 ; et même l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 1921). Plus particulièrement, il s’agit de ce à quoi l’Occident a donné lieu à partir, en gros, de l’Humanisme et de la Réforme, en d’autres termes, du monde moderne, et dans lequel Guénon n’hésite pas à reconnaître la perversion la plus achevée de tout ordre normal des choses. Pour celui qui veut suivre Guénon, ici, le chemin devient ardu car, pour le plus grand nombre, il est difficile de se rendre pleinement compte du point de vue adopté par l’auteur.

    Guénon soutient que la cause de la crise du « monde moderne » réside principalement dans sa perte de contact avec la « réalité métaphysique » et dans la subséquente extinction de traditions qui, chacune, étaient dépositaires d’un corpus de principes, de valeurs et d’enseignements.

    Pour bien comprendre ce terme de « réalité métaphysique », au sens où l’emploie Guénon, il est nécessaire de revenir à des doctrines « pré-modernes » et « dépassées », du moins aux yeux de la philosophie moderne : à la scolastique, par exemple, ou à Plotin, ou encore aux grandes écoles spéculatives orientales. Au-delà de tout ce qui est spatial et temporel ― c’est-à-dire sujet au changement, entaché de particularité, d’individualité et de sensibilité ―, il existerait un monde d’essences intellectuelles, non pas en tant qu’hypothèse ou qu’abstraction cérébrale, mais, au contraire, comme la plus réelle des réalités. L’homme pourrait le « réaliser », c’est-à-dire en avoir une expérience aussi directe que celle qui lui est donnée, par ses sens physiques, lorsqu’il parvient à se hisser à un état « suprarationnel » d’« intellectualité pure » ― en d’autres termes, à un acte transcendant de l’intellect, purifié de tout élément proprement humain, psychologique, affectivo-subjectif et même « mystique » et individualiste : et c’est en relation avec tout ceci (et non pas par référence à une quelconque spéculation philosophique) que le terme « métaphysique » est utilisé.

    Comme chacun peut le voir, il s’agit là de choses qui n’ont rien de nouveau. À cet égard, Guénon se déclare, a priori, l’ennemi irréductible de tout ce qui est « nouveau » et « moderne ». Et, dans l’idée que, pour une doctrine, , son importance puisse dépendre du fait qu’elle soit « originale », « personnelle » et même « vraie », Guénon dénonce l’une des plus singulières déviations de la mentalité contemporaine.

    De ce contact avec la « réalité métaphysique », l’homme, nous l’avons vu, peut extraire un ensemble de principes qui rendraient possible une perspective non humaine pour considérer et ordonner les choses humaines : il disposerait de points d’appui dont, par adaptation aux divers plans, pourraient être déduits des principes applicables aux connaissances particulières ― certes diverses, mais toujours ordonnées hiérarchiquement par rapport à un axe unique surnaturel. Pour Guénon, telle serait la caractéristique des « sciences traditionnelles » connues des anciens cycles de culture, par opposition aux sciences modernes, inductivo-extérioristes, particularistes, privées de point de référence unitaire, et capables non de connaître, mais simplement de « savoir » d’une façon purement « profane ».

    Par ailleurs, transposée sur le plan de l’action, relativement à la « réalité métaphysique », la « connaissance » fournirait des points de vue supérieurs, des principes pour la direction des intérêts terrestres, pour donner un cadre aux activités mondaines ― pour prolonger, en somme, la « vie » en quelque chose qui est plus que la « vie ».

    Et ce n’est pas une valeur purement idéale ou polémique qu’il faut donner à cette seconde application : ce qui ne commence ni ne finit avec l’élément « homme », donne lieu à des rapports bien précis de distinction et de « dignité » entre les différentes formes d’existence. C’est ainsi que naît la possibilité de cette « hiérarchie », bien connue des antiques organisations sociales : en Inde, en Extrême-Orient et aussi dans l’aire paléo-méditerranéenne jusqu’à ce Moyen Âge catholico-féodal pour lequel, avec Berdiaev, Guénon revendique une signification spéciale en fait de valeur. Plutôt que d’un jeu de forces externes, ce serait donc de l’action universelle et, si l’on peut dire, catalytique de la « connaissance métaphysique » que procèderaient les structures de tels ordonnancements jusque dans la vie pratique et politique.

    Par sa nature non humaine, cette « connaissance » aurait un caractère universel, celui d’une universalité concrète basée sur une expérience transcendante, répétons-le, et non pas abstraite ou éventuellement rationaliste. Et, de même que, selon d’antiques théories, la puissance du feu existerait toujours et partout, quoiqu’elle ne se manifeste visiblement qu’à partir du moment où certains déterminismes sont présents et, alors, uniquement sous telle ou telle forme contingente ― de même, la connaissance métaphysique disposerait-elle, pour se manifester, du corpus des enseignements propres aux diverses traditions et religions, variables dans le temps et l’espace, mais toujours reconductibles à l’« invariant » d’une tradition unique ou « primordiale ». Et il convient d’utiliser cette expression au sens non pas temporel et historique, mais métaphysique et spirituel. C’est ainsi, par exemple, que faisant montre d’une vaste et exceptionnellement intelligente érudition en matière de symboles, de mythes, de cultes, etc., Guénon, dans un ouvrage récent (Le Roi du monde, 1927) s’est attaché à montrer la récurrence, dans les traditions les plus variées, de l’une des doctrines appartenant à la « tradition primordiale » ― expression de l’adaptation, sur le plan historico-social, d’une conception propre à cette dernière. De même qu’au-delà de la variété des formes et des degrés de conscience, les diverses traditions peuvent dériver d’une « connaissance » unique ― de même, au-delà des divers centres dominant, de façon plus ou moins visible, les grands courants historiques, on devrait retrouver un centre unique, celui du « Roi du Monde ». Notion qui, à l’instar de celle de « tradition primordiale », doit être comprise, essentiellement, au sens métaphysique et supra-individuel, comme l’efficience continue d’une « influence spirituelle », quasiment comme la « providence » chrétienne, et non nécessairement manifestée à travers des êtres incarnés et visibles ― ou, alors, simplement en tant que « supports ».

    En Orient comme en Occident, le sens de la « tradition » s’est, selon Guénon, progressivement estompé : son ultime forme occidentale aurait été le christianisme et, plus particulièrement, le catholicisme en sa réalisation médiévale. À cet égard, ce que dit Guénon à plusieurs occasions sur certains enseignements et symboles de la tradition chrétienne et biblique ― et qui démontreraient l’« orthodo-orthodoxie » et la « régularité » de cette dernière vis-à-vis de la tradition primordiale ― ne manque pas d’intérêt. Nous l’avons vu, c’est avec, d’une part, la Réforme et, d’autre part, l’Humanisme qu’aurait eu lieu le coup d’arrêt, débouchant sur la phase finale d’un cycle que l’Orient avait prévu et auquel fut donné le nom d’« âge sombre » (Kali-Yuga). Pour Guénon, Réforme et Humanisme auraient substitué le point de vue humain au point de vue métaphysique ; aussi le voit-on considérer la Réforme avant tout sous son aspect de libre-examen, de remise en cause du ritualisme et d’individualisme, négligeant l’aspect simultanément présent (et repris, de nos jours, par un Karl Barth) où l’on insiste, en revanche, sur une transcendance intégrale débarrassée de tout anthropocentrisme comme de tout concept de « valeur » et de « justice » ayant pour mesure l’« homme ».

    Quoi qu’il en soit, à partir de l’Humanisme, Guénon voit prendre forme une culture « involutive » , puisque basée uniquement sur l’« humain ». Les facultés rationnelles se substituent à l’« intellectualité pure », l’abstraction philosophique à la connaissance métaphysique, l’immanence à la transcendance, l’individuel à l’universel, le mouvement à la stabilité ― l’antitradition à la tradition. Simultanément, le pôle matériel et pratique de la vie s’hypertrophie, devient prépondérant et prend le pas sur tout le reste. De nouvelles manifestations de l’« humain » : le moralisme, le sentimentalisme, l’exaltation du « moi », l’agitation désordonnée (l’activisme), la tension privée de transcendance (le « volontarisme »), se répandent un peu partout dans le monde moderne ― de pair avec une absence totale de « principes », un chaos social et idéologique, une contaminante mystique de la « vie » et du « devenir » qui battent la mesure d’une sorte de course à l’abîme sous le signe arhimanique d’une grandeur purement mécanique et matérialiste. Et, partant de l’Europe, le mal se diffuse alentour comme une nouvelle barbarie : l’anti-tradition s’insinue partout avec son standard of living, « modernisant » des civilisations qui, comme l’Islam, l’Inde et la Chine conservaient encore, même sous forme de reflets lointains, des valeurs propres à l’ancien ordre. Ce qui amène Guénon ― à juste titre, selon nous ― à dire, contre Massis, que ce n’est pas d’un « péril oriental » contre l’Occident qu’il faut parler, mais bien d’un « péril occidental » contre l’Orient. Et on a déjà pu voir, en Occident, où conduisent les tentatives de réaction : ce sont les déviations néospiritualistes et spirites, elles-mêmes reflets de la tyrannie des facultés infra-intellectuelles et de l’incompréhension pour une réalité qui, ici et là, a pu être surprise au travers d’« ouvertures » lucifériennement entrebâillées. Et quand bien même il ne s’agirait pas de théosophismes et autres spiritismes, le renouveau chrétien lui-même, avec ses sectes et ses « retours », est le plus éloigné qui soit de ce sévère ensemble de connaissances ascétiques et symboliques qui, à travers le christianisme, pourrait conduire à une reprise de contact avec la réalité métaphysique et la tradition, en tant que libération et réintégration du Moi.

    Pour Guénon, le panorama offert par l’époque moderne est plutôt bouché. Et notre auteur n’est pas disposé à transiger : il dit non à l’esprit occidental pris en bloc, et doute qu’il soit encore temps pour arrêter la course qui nous entraîne sans rémission vers une issue catastrophique. Quoi qu’il en soit, cela exige, en premier lieu, la formation d’élites chez lesquelles reprendrait vie le sens de la réalité métaphysique. Mais, entre ces élites (qui, d’ailleurs, pourraient exister déjà, plus ou moins dans la coulisse) et les grandes masses de la société moderne, comment peut-on envisager que s’établisse une communication ? Et quand bien même ce pas serait franchi, est-ce que la « tradition » , au sens large, cesserait pour autant d’être un problème ?

    La tentative de partir de l’une des traditions encore existantes et de procéder, à partir de là, par l’« intégration », pourrait offrir de bien meilleures possibilités. À cet égard, l’attention de Guénon s’est portée sur le catholicisme. Comme on l’a vu, il considère que, plus que toute autre, la tradition catholique a été, en Occident, le dépositaire de la « tradition primordiale » : dépôt reçu avant tout sous une forme religieuse et passé, de nos jours, à l’« état latent » en tant que corps de doctrines et de symboles dans la compréhension desquels n’entre plus rien de métaphysique. Il conviendrait, par contre, qu’une élite, qui en soit capable, se dégage des rangs du catholicisme. Quant à la réintégration, elle pourrait, selon Guénon, s’appuyer sur la connaissance de doctrines orientales qui, à l’instar du Vêdânta (dont il a donné lui-même un excellent exposé dans L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, Paris, 1925), auraient conservé, jusqu’à nos jours, l’enseignement orthodoxe sous une forme plus pure et plus métaphysique. Ce n’est qu’alors que le catholicisme pourrait se ressaisir et se poser comme un principe positif en face de la crise du monde moderne. Combien sont illusoires de telles espérances, ce n’est pas ici le lieu de le relever : et Guénon laisse d’ailleurs transparaître une certaine désillusion faisant suite à diverses expériences personnelles en ce domaine. Quoi qu’il en soit, n’en demeurerait pas moins entier ce problème : jusqu’à quel point peut-on penser que le catholicisme, même ainsi « réintégré » , est à même de réorganiser, dans l’unité d’une tradition universelle, le monde moderne ? En tant que fondement, il ne faut se faire aucune illusion : désormais, le catholicisme ne constitue plus le centre du monde moderne ― là où il prédomine encore, c’est de façon toute superficielle et il n’empêche pas que le principal pôle d’intérêt dans l’existence soit d’un tout autre ordre : laïc et anti-traditionnel.

    Allons plus loin : la compréhension même de la réalité métaphysique, telle que Guénon la présente, est en contradiction avec l’esprit de l’Occident non pas seulement post-humaniste, mais aussi classique, nordico-germanique et hellénique : il est donc inévitable que Guénon voie en lui une impasse et se borne à prononcer un verdict de condamnation privé d’effets. On peut, toutefois, se demander si la façon dont il conçoit le métaphysique est vraiment la seule possible et la seule légitime.

    Nous touchons là un point névralgique ― où le système de défense de Guénon offre une brèche. C’est que le terme d’« intellectualité pure », utilisé par lui comme organe de la « connaissance métaphysique », recèle une équivoque et même un paralogisme, car il signifie en fait « réalisation » ; or, toute « réalisation » comporte deux aspects, deux possibilités qui sont : l’action et la contemplation. De façon subreptice, Guénon identifie le point de vue métaphysique avec celui où la contemplation prédomine sur l’action ― alors que revêt une égale dignité le point de vue où l’action prédomine, au contraire, sur la contemplation, et s’offre, elle aussi, comme une voie et un témoignage de la transcendance. Comme c’est le cas dans les traditions sapientielles héroïques des Kshatriya (guerriers), bien connues également de l’Orient, même si elles s’opposent fréquemment à celles, plus influentes, des Brahmana auxquels se rattache la position de Guénon. Mais, du point de vue « brahmane », l’antagonisme vis-à-vis de l’Occident s’avère âpre et irréductible, car l’esprit de ce dernier possède précisément une tradition essentiellement guerrière, mais qui ne révèle la possibilité de voies de réintégration latentes que si on l’aborde en partant des principes et de la compréhension du métaphysique propres à une sagesse guerrière (1). Et ces valeurs occidentales ― telles que celles de l’affirmation de l’individu, de la pluralité, de la libre-initiative et de l’immanence ― apparaîtraient alors, non pas comme des négations, mais comme des éléments à l’état matériel qu’il faudrait élever à l’état spirituel, et ce, conformément à l’âme d’une tradition authentiquement occidentale, c’est-à-dire guerrière.

    On peut dire, par conséquent, que l’œuvre de Guénon se révèle positive dans sa phase négative et négative dans sa phase positive, car, ici, son entreprise apparaît privée du point d’appui indispensable qui lui permettrait d’agir sur cette réalité comme il souhaiterait le faire. C’est, au contraire, en incluant le substrat héroïco-guerrier, que recèlent, aujourd’hui encore, les formes opaques du monde moderne, et en montrant par quelle voie on pourrait l’affranchir d’un tel plan et l’amener à se réaffirmer selon un ordre supérieur (et ces antiques traditions, dans lesquelles le Héros, le Seigneur et le Roi apparaissaient simultanément comme porteurs de valeurs et d’influences non humaines, pourraient, en ce domaine, nous en dire beaucoup) que l’on peut parvenir, en Occident, à quelque chose de plus qu’une stérile négation qui en méconnaît les véritables traits.

    C’est pourquoi ― et bien qu’en face de Guénon, un Keyserling ne soit qu’un philosophe de salon, dilettante, et qu’en ce qui concerne Steiner, plus d’un coup destiné au théosophisme le concerne au premier chef ― l’idée que l’Orient doit intégrer l’Occident comme un « sens » s’ajoutant à un « corps » qui en sort non pas altéré, mais vivifié (Keyserling) ― un « sens » qui libère la volonté occidentale tandis que, simultanément, il « énergise » (Erkraft) la spiritualité orientale (Steiner) ―, cette idée doit être étudiée et mise en valeur parallèlement, et contrairement, à ce que dit Guénon.

    À celui-ci revient, toutefois, le mérite d’avoir affirmé la nécessité d’un retour à un point de vue « non humain », au sens le plus intégral, clair, virilement ascétique, à la fois suprarationaliste et suprarationnel, du terme ; or, c’est là le principe de tout, ce qui compte au premier chef et sans lequel le problème de l’esprit du monde moderne serait condamné à rester insoluble.

    ► Julius Evola, in : L'Âge d'Or n°4, 1985. [trad. Gérard Boulanger]

    ♦ Ce texte est paru en juillet 1930 dans Bilychnis sous le titre : « Movimenti antimo-derni e ritorni alla metafisica : René Guénon » (rééd. par Aldo Perez, Rome, 1979).

    Note :

    1) Nous avons explicité les termes d'une compréhension du métaphysique dans cette direction dans : « Le sapientel, l'héroïque et la tradition occidentale », paru dans la revue Ur n°11-12, 1928. De son côté, Guénon, dans l'un de ses derniers livres (Autorité spirituelle et pouvoir temporel, 1929), persiste dans ce déplorable unilatéralisme qui montre sa méconnaissance des possibilités spirituelles offertes par les antiques traditions de l'action et de la royauté.

     

    Guénon

     

    GuénonRené Guénon et la Tradition Primordiale

    Exerçant avec une souveraine lucidité cet art de l'Universel qu'est la métaphysique, René Guénon sut convier notre intelligence à se déprendre de toute partialité et de tout assujettissement aux absurdes débats du monde moderne. Dès lors que l'on se situe à la hauteur des Principes, le paysage apparaît dans son ensemble et nous comprenons, par exemple, en quoi et pourquoi des forces politiques, qui paraissent s'opposer, conspirent en réalité au même but, fut-ce en toute ignorance de cause.

    Voici longtemps que la terrible rivalité des fascismes et des communismes ne dissimule plus davantage leur identité que celle-ci ne se distingue de l'identité démocratique et bourgeoise.

    La définition guénonienne du monde moderne en tant que Règne de la Quantité nous donne à comprendre, dans sa sereine et lumineuse démonstration, les mêmes précises raisons d'être des fulgurantes intuitions de Bernanos. Il existe ainsi des moments de grâce ou le langage du cœur entre en parfaite concordance avec le langage de l'lntellect. Cette concordance est pure musique, langue des oiseaux, comme disent les Alchimistes, dont le secret appartient aux poètes.

    L’Idée Royale, au regard de la primordialité de la Tradition dont l'œuvre de René Guénon porte témoignage s'amplifie et s'approfondit pour trouver enfin sa véritable dimension qui n'est plus d'ordre politique. La vérité et la vertu du Symbole dépassent toute interprétation pragmatique. Le roi n'est pas seulement celui dont l’intérêt personnel se confond avec l'intéret de la nation, il est d'abord le très-obéissant Serviteur de l'Unique souveraineté de l'Esprit, l'auguste et principal témoin de la sainteté de l'Esprit vers laquelle toute œuvre politique et artistique doit s'orienter.

    Dans cette perspective, l’Idée Royale est la clef de voute du principe d'apesanteur des sociétés humaines dont la vocation primordiale fut toujours de s'arracher à la matière et au temps.

    La Tradition Primordiale dont nous entretient l'œuvre de René Guénon ne se situe pas à l'origine de l'Histoire mais en son cœur qui est hors du temps. La diversité des formes symboliques et religieuses n'est autre que cette périphérie dont chaque point détermine un rayon dont la juste méditation peut nous reporter vers le centre pour peu que nous en pressentions l'existence.

    On peut dire, à cet égard, de l'œuvre de René Guénon, qu'elle nous délivre à tout jamais de ce piège, — de grande malignité —, qui consiste à opposer les traditions les unes aux autres et à faire ainsi l'œuvre du Diviseur. La division précède l'uniformité de même que le sens de l'unité sauve, du syncrétisme et de la confusion moderniste, la légitime beauté singulière de la forme et du style.

    Œuvre française, l'œuvre de René Guénon serait ainsi, de par les actes et les constitutions d'une chevalerie française, I'exaucement de l'intelligence et la délivrance de ce feu royal qui glorifie de ses chatoiements l'unificence des traditions dans le creuset de la France Aurélienne.

    L'ésotérisme de René Guénon, sa gnose, dont certains feignent de s'inquiéter, si, de fait, elle abolit le particularisme qui absurdement pré-conçoit un “salut” différent selon les religions, ne fut jamais que la recherche éminemment traditionnelle de la vérité intérieure des religions, qui n'est autre que la sophia perennis.

    Loin de rejoindre les amalgames formalistes de l'œcuménisme moderne  — contre lequel les intégristes auraient raison de nous alarmer s'ils ne le faisaient avec des arguments aussi pauvres et une morale aussi misérable  —, cette recherche ésotérique n'est pas sans analogie avec les réflexions de Saint Augustin sur la “religion vraie” laquelle, je cite : « n'a jamais cessé d'exister depuis l'origine du genre humain ». De même pour le Cardinal Nicolas de Cuse : « Il y a donc une seule religion et un seul culte pour tous les êtres doués d'entendement et cette religion est présupposée à travers la variété des rites ». Chacun se souvient également de la phrase fameuse de Joseph de Maistre : « La vraie religion a bien plus de dix-huit siècles, elle naquit le jour ou naquirent les jours ».

    Semblablement, la vérité de l'ldée Royale échappe à tout particularisme. Sa splendeur même, dans la mémoire française, est le miroir d'une vérité qui dépasse toute mémoire et tout pays et, par cela même, donne à cette mémoire et à ce pays une légitimité et une mission qui ne se réduisent pas au coup de force ou à l'ambition personnelle ou collective.

    En établissant la distinction primordiale entre l'Autorité et le pouvoir, l'œuvre de René Guénon nous établit au cœur de ce dessein limpide qui nous éveille au retour vers le centre, vers l'Unité, qui est cette Norme métaphysique, véritablement sacrée et royale qui seule peut nous délivrer de l'esprit de secte et de division que le moderne a favorisé au-delà de toute mesure : « L'esprit, écrit René Guénon, est unité, la matière est multiplicité et division et plus on s'éloigne de la spiritualité, plus les antagonismes s'accentuent et s'amplifient ».

    Qu'elle parlât au nom du “progrès” ou de la “tradition”, la bourgeoisie fut toujours, avant toute chose, soucieuse de ses intérêts. Le progrès n'est jamais pour elle que celui de ses affaires et jamais la tradition, selon son propos, n'eut d'autre but que de conserver ses biens. Usant de la vieille stratégie qui consiste à diviser pour régner, la bourgeoisie inventa des appartenances et des identités afin de tirer profit de leurs antagonismes.

    Or, on ne saurait concevoir œuvre plus étrangère aux sinistres stratégies de la bourgeoisie, et donc promesse plus royale, que l'œuvre de René Guénon dont le centre de gravité est radicalement ailleurs. La culture elle-même — telle que la bourgeoisie s'en délecte, une culture d'objets, susceptible d'être analysée, expliquée et vendue —, est dans l'œuvre de R. Guénon tout simplement hors de propos, comme désormais elle est devenue hors de propos pour tout auteur digne de ce nom. Comment nommer un écrivain qui ne voit dans son œuvre qu'un travail ? Comment œuvrer avec le langage si l'on méconnait ses vertus de divine spéculation. Notre génie n'est autre que notre confiance et notre transparence.

    L'œuvre de R. Guénon, qui dépasse magnifiquement la politique et la littérature tout en les éclairant, peut se lire comme une œuvre de purification. Afin de recevoir et d'être reçu, et d'être au vrai sens le récipiendaire de l'Ordre de l'Esprit-Saint, l'âme doit conquérir, par l'ardent désir de ne rien posséder, la diaphanéité de l'aube première, véritable primordialité de la Tradition.

    ► Luc-Olivier d'Algange, La Place Royale n°26, 1994.

    ◘ Sur l'auteur, voir entrée Stefan George.

     

    Guénon

     

    les-edwardsPour une entrée en Tradition

    Prolégomènes à une métaphysique opérative

    [ci-contre : ill. de Les Edwards ©]

    L'idée de Tradition, au sens guénonien du terme, connaît aujourd'hui un incontestable regain d'intérêt dans des milieux encore quantitativement restreints mais qui n'en paraissent pas moins appelés à jouir d'une influence grandissante, encore que celle-ci doive surtout, de par sa nature “subtile”, se faire sentir sur un plan très largement ignoré du grand public. De même, un certain nombre de personnes, légitimement insatisfaites des réponses apportées par le monde moderne à leur exigence spirituelle, poursuivent, le plus souvent à titre individuel, une recherche dans ce domaine, en s'appliquant à éviter autant que faire se peut les pièges d'un spiritualisme dévoyé et humanitariste. Devant cette situation, nous voudrions tenter d'apporter dans les lignes qui vont suivre une clarification quant à la véritable nature de la “Tradition” dont les premiers se réclament et à laquelle les secondes aspirent. Il nous semble en effet que le mot, s'il n'est pas toujours, à proprement parler, galvaudé, n'est que trop rarement employé dans la plénitude de sa signification, des valences secondaires lui étant trop fréquemment attachées. Cette volonté de clarification nous conduira également à préciser ce qu'il convient d'entendre, dans l'optique Traditionnelle, lorsque référence est faite à la “métaphysique”.

    Envisagé dans la plénitude effective de sa définition, le mot “Tradition” ne désigne essentiellement nulle autre chose que la perception de l'immanence de la Transcendance, suivie de la transmission doctrinale de la possibilité de cette perception. Est donc “traditionniste”, pour employer le néologisme forgé par Pierre A. Riffard (1), tout homme qui vit hic et nunc cette Transcendance, c'est-à-dire qui ressent dans son Esprit, son âme et sa chair ― indissociablement ― l'action de celle-ci, sur le plan tant personnel qu'historique et / ou politique. Les mots n'étant que ce qu'ils sont, cette sensation renvoie, dans ses profondeurs ultimes, au registre de l'indicible, ce dont les adversaires de la vision du monde Traditionnelle ne manquent pas de tirer argument pour reléguer cette dernière au rayon des sous-produits de l'idéalisme, quand ce n'est pas à celui des délires quasi-psychotiques. Dans ce dernier cas, la volonté de vivre l'enseignement Traditionnel est ramené à un phantasme de réunification fusionnelle, affirmé fondé sur la nostalgie refoulée de l'état de non-séparation entre mère et nourrisson. Il n'est plus alors question de dépassement de la condition humaine et de rattachement au divin, mais au contraire de régression, soit intellectuelle soit affective, soit les deux à la fois. L'expérimentation de la Transcendance, identique, dès lors qu'elle est stabilisée, à la re-divinisation, ne s'analyse plus, dans le cadre de cette conception spirituellement mutilante, que comme une hallucination, provoquée par le désir angoissé d'échapper à la condition d'être « marqués par leur radicale finitude », ainsi que l'écrit un auteur par ailleurs intéressant mais qui n'en confond pas moins trop facilement la pensée de la Tradition avec sa parodie New Age (2).

    En réalité, que l'appel à l'Esprit puisse effectivement, dans certains cas, cacher un malaise existentiel, le fait n'est pas niable, encore que les conséquences en soient parfois, même dans ces conditions, bien plus positives qu'on ne veut bien l'admettre (3). Mais vouloir à toute force tout ramener à cela, généralement, d'ailleurs, pour les besoins d'une cause partisane, philosophique ou religieuse, plus ou moins avouée revient à adopter l'attitude moderne par excellence qui consiste à toujours prétendre expliquer à bon droit le supérieur par l'inférieur, et à ne reconnaître in fine de légitimité au premier que du moment que l'on est (croit-on) parvenu à le réduire au second (4). Face à une contestation ainsi dirigée, la réaction des hommes de Tradition ne peut être d'engager la discussion selon une tactique “arguments / contre-arguments”, ceci en raison du caractère d'indicibilité ultime de l'expérience de l'immanence de la Transcendance mentionné plus haut. Il n'est pas pour autant question pour eux de se draper dans leur superbe pour mieux poitriner aux quolibets, ni davantage de reprendre à leur compte quelque saugrenu credo quia absurdum, mais simplement de relever que l'affirmation et sa réfutation ne sont pas, en l'occurrence, au même niveau, qu'elles ne renvoient pas, précisément, au même registre. C'est pourquoi il n'y a, à parler strictement, rien à répondre à qui nie la possibilité d'atteindre ― c'est-à-dire de retrouver ― des états de conscience supérieurs à celui partagé par l'immense majorité de factuelle humanité, ou, à plus forte raison, qui rejette l'éventualité même de l'existence de ces états. Ce qui doit parler ici, c'est seulement la force de l'exemple. Non que chacun soit libre de le suivre ou non, d'accepter ou de refuser la transmission (le tradere) de la doctrine puis de s'engager dans l'expérience de la Transcendance vécue en mode immanent. Il y a tout au contraire en ce domaine comme l'effet d'une Grâce (si l'on veut s'exprimer à la manière des théologiens) qui détermine pour chacun, au moins dans les conditions de son existence présente, une manière de prédestination (5).

    On comprend aisément que ce vécu immanentiste de la Transcendance soit plus que difficilement compatible avec toute forme d'exclusivisme religieux, surtout militant et prosélyte. La forme, certes nécessaire sur son plan propre, que telle ou telle religion donne à l'expérience de la Transcendance a en effet pour conséquence inévitable de “figer” celle-ci dans son expression, ce par le mouvement même dans lequel elle en dévoile l'existence ; c'est pourquoi une religion peut être tout aussi bien un chemin d'accès à l'Absolu que l'occasion d'un piétinement, si ce n'est d'un égarement, spirituel. Nous retrouvons ici la distinction bien connue de l'ésotérisme et de l'exotérisme, distinction qui repose en dernière instance sur la faculté de passer, littéralement, “au travers des formes”. Il faut également souligner qu'un tel vécu interdit le culte de tout “impératif catégorique” moral, quelle qu'en puisse être la source. Dût ceci choquer certains parmi nos lecteurs, nous affirmons que la Tradition, parce qu'elle est d'essence métaphysique, ne saurait être en aucune manière “morale”. Si l'on veut authentiquement retraduire en langage normatif l'expérience des états supra-humains, c'est sur le plan de l'éthique et non sur celui de la morale qu'il convient de se situer, la seconde étant universaliste par définition alors que la première est différentialiste au sens où elle ne connaît d'autre loi que celle qui s'impose, à des fins de conservation (6), à un être particulier en fonction de sa nature propre, c'est-à-dire en fonction du niveau d'expérimentation de la Transcendance dont il est effectivement capable. Que des normes soient ― si l'on peut dire ― encloses dans chacun des « états multiples de l'Être » (7), nous ne songeons nullement à le nier. Mais, précisément parce que chaque norme est consubstantielle à l'état au niveau duquel (et à partir duquel) elle se manifeste, aucune d'entre elles ne saurait se prévaloir d'une validité universelle (8). C'est pourquoi celui qui atteint l'Absolu ne peut plus connaître de normes, puisqu'il les a toutes expérimentées et finalement dépassées, un tel être devenant donc « à lui-même sa propre Loi » (9). La morale possède certes sa justification sur le plan qui est légitimement le sien, celui de l'aide apportée, si l'on veut à la manière d'une béquille, aux individus incapables de se rendre authentiquement libres et donc de se tenir debout par leurs seules forces. Mais lui accorder une valeur éminente, c'est couper l'accès à l'Absolu, en bornant l'expérience de la Transcendance à l'un des niveaux de la Manifestation illusoirement posé comme ultime. De fait, l'Absolu ne mériterait pas son nom s'il ne contenait toutes les normes, y compris les plus “immorales”, chacun des « états multiples de l'Être » manifestant telle d'entre elles selon sa potentialité et sa valence particulières. Dès que conscience est prise de ceci, le refus d'un comportement quelconque ne peut plus se fonder sur des préceptes affirmés valides dans l'universel, mais uniquement sur l'affirmation de valeurs supérieures d'un point de vue métaphysique, c'est-à-dire témoignant d'un état de l'Être plus élevé et contenant de ce fait les précédents états qu'il dépasse selon le principe de l'intégration hiérarchisante. Repousser cette conception revient à rejeter principiellement la nécessaire dimension destructrice de l'Être et donc à mutiler intellectuellement l'Absolu.

    Ces précisions indispensables étant apportées, la Tradition commence à apparaître sous son jour véritable. Ce dont celle-ci témoigne, c'est d'une Connaissance expérimentale, celle de la présence active de forces non-humaines dans le monde des hommes. Mais il faut prendre garde de n'enfermer la formule dans une dimension ni étroitement théiste ni, à l'inverse, vaguement “occultisante”. Ce qui est évoqué ici, ce n'est pas faction providentielle d'un Dieu personnalisé ou les agissements de “Supérieurs Inconnus” et autres entités plus ou moins désincarnées. Que de pareilles choses appartiennent au possible ― et tout particulièrement les secondes ―, nous ne songeons pas le moins du monde à le nier. Mais il s'agit là de phénomènes qui renvoient, du seul fait qu'ils sont, précisément, des phénomènes, au domaine de la physique (10), non à celui de la métaphysique. La Connaissance Traditionnelle, de nature authentiquement métaphysique parce que d'essence contemplative, est celle de l'Action, impersonnelle et détachée, de l'Absolu en tant que Source d'où jaillissent et où retournent s'anéantir tous les contraires dyadiquement unis dont l'entrelacs cosmique forme la trame de la Manifestation (11). La perception de l'immanence de la Transcendance repose sur la contemplation de (et la participation à l'éternel maelström d'Énergie qui danse sans début ni fin au sein du Vide universel comme dans le Cœur de l'Homme (12), maelström que l'Hindouisme représente par l'image du Shiva Nataraj dans un cercle de flammes (13). C'est sur cette base qu'il revient à chacun, s'il en ressent la vocation et entend l'appel de ce qui en lui est plus que simplement humain, de tenter, au risque très réel d'y perdre la raison et sans doute bien davantage, de faire sien ce « chaos vivant dans lequel est contenue chaque possibilité » (14), d'unir indissolublement en lui-même Connaissance et Puissance, ce qui est la seule manière réelle de dépasser tout aussi bien le nihilisme (Connaissance désespérée car sans Puissance) que le titanisme (Puissance enivrée car sans Connaissance). Si la quête vient à être couronnée de succès, celui qui l'aura menée à terme en recueillera les lauriers destinés à ceux auxquels il a été promis qu'ils re-deviendraient “comme des dieux”, c'est-à-dire qu'ils retrouveraient leur nature originelle non bornée. Toute la légitimité de la Voie tantrique, plus spécialement dans son orientation dite “de Main Gauche”, en tant que mode de déconditionnement et de réintégration au Divin reposant sur une intensification énergétique appropriée aux conditions du Kali Yuga, est là.

    Cette mention du caractère originellement non borné ― donc essentiellement et absolument libre ― de la nature humaine, caractère qui la constitue immédiatement en tant que « préternature » selon la formule de Pierre Gordon (15), nous conduit à examiner le sens du mot “métaphysique” tel que l'emploient les traditionnistes afin de dissiper une confusion. En effet, la métaphysique Traditionnelle n'est pas la métaphysique moderne, celle des traités de philosophie rédigés dans le sillage du réductionnisme ontologique aristotélicien (16), même si l'assimilation est aujourd'hui trop répandue qui mène à ne voir dans la métaphysique qu'une espèce de sous-catégorie de la philosophie au surplus rendue obsolète par les prétendues conquêtes intellectuelles du positivisme logique (17). Or la métaphysique n'est pas la philosophie mais autre chose et davantage que celle-ci ; l'opposition complémentaire des deux disciplines renvoie à celle du sacré et du profane, et leur confusion en dit par elle-même long sur l'état réel du monde moderne (18). Non que la seconde soit dépourvue de sens et donc de légitimité. Mais la quête du Vrai qui la constitue et la « passion de la vérité » (19) qui l'évertue ne peuvent prétendre, du simple fait que la philosophie est une démarche tout humaine avec les limitations que cette qualification implique, s'élever au-dessus des horizons de l'intelligence logico-conceptuelle et spéculative. D'où la volonté, chez ceux qui en tiennent pour la thèse de la métaphysique philosophique, de parvenir à l'élimination de celle-ci.

    Le cas d'un Ludwig Wittgenstein est de ce point de vue tout à fait significatif. En écrivant la phrase fameuse qui clôt le non moins fameux Tractacus (20) : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », celui-ci n'aurait fait qu'énoncer une banalité fort peu “philosophique”, s'il n'avait eu pour projet, ce faisant, de mettre fin à la métaphysique en démasquant derrière celle-ci une faiblesse logique, létale selon lui, qui proviendrait du caractère d'au-delà du langage qu'il lui impute. « La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la nature ― donc quelque chose qui n'a rien à voir avec la philosophie ― et puis à chaque fois qu'un autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu'il n'a pas donné de signification à certains signes dans ses propositions. Cette méthode ne serait pas satisfaisante pour l'autre ― il n'aurait pas le sentiment que nous lui enseignons de la philosophie ― mais elle serait la seule rigoureusement juste », lit-on un peu plus haut (21) dans le même ouvrage. Mais la métaphysique que Wittgenstein poursuit de sa vindicte n'est que la métaphysique des philosophes, non la seule métaphysique que l'on doit tenir pour authentique précisément parce qu'elle se situe par-delà les enchaînements purement logiques (formels) de la philosophie, ce que l'emploi synonymique des deux termes dans le passage cité montre sans hésitation possible.

    De la métaphysique authentique, on ne saurait d'ailleurs dire qu'elle est indicible formellement, même si elle le demeure, avons-nous dit, fondamentalement, l'indicibilité métaphysique de l'Absolu par le relatif que constitue le langage étant tout autre chose que l'indicibilité absolue de la métaphysique, ce dans la mesure où, si le signe n'est certes pas le sens, il n'en représente pas moins sa trace. Trace à dire vrai moins rémanente qu'actualisante et même incitatrice, car le sens, s'il fallut qu'il fût “voilé” ― ou encore “abrité” ― comme tout ce qui possède Gloire (22), appelle de ce fait son nécessaire dévoilement, non dans les rêveries “mystiques” au douteux parfum d'évasionnisme pseudo-spirituel (et au goût trop réellement infernal) chères aux zélateurs du soi-disant “Nouvel Âge-à-venir-pour-nous- apporter-le-bonheur” (23), mais dans le recueil patient des modalités horizontalement divergentes et verticalement convergentes de l'être-là. À cette nécessité du recueil peut seule faire droit la réconciliation de l'Attention, qui enveloppe amoureusement du regard le monde phénoménal, et de la Contemplation, qui transperce ce même monde pour atteindre au Mystère du « supramonde », lequel est aussi et tout autant un « intramonde ». Car, puisque le Monde est essentiellement un du Principe au plus bas étage de Sa manifestation (24), connaître, ce ne peut être voir simplement au-delà des formes mais également au travers de celles-ci, ce qui suppose que soit préalablement renversée en soi-même l'opacification, contrepartie individuelle de la « solidification du monde » (25), qui s'oppose à l'acuité du Regard. La « perspective métaphysique » (Georges Vallin) repose ainsi en dernière instance sur l'élection continuée de l'ascèse du diaphane. La formule selon laquelle « ce qui concerne la métaphysique, c'est ce qui est au delà de la nature » (26) est évidemment indiscutable, mais celle qui affirmerait que « ce qui concerne la métaphysique, c'est ce qui transparaît au travers de la nature » le serait tout autant. Ne serait-ce que parce que « la nature tout entière n'est qu'un symbole des réalités transcendantes » (27).

    Si Wittgenstein, pour en revenir à lui, était parvenu à dépasser le simple niveau de la métaphysique des philosophes, il aurait pris conscience que ce dont on ne peut parler demande moins à être tu qu'à être vécu, car « ce dont il s'agit (pour (le métaphysicien), c'est de connaître ce qui est, et de le connaître de telle façon qu'on est soi-même, réellement et effectivement, tout ce que l'on connaît » (28). C'est pourquoi, après avoir écrit que « le monde est indépendant de ma volonté » (29), il aurait pu ajouter, en toute orthodoxie Traditionnelle (et “tantrique”) que ma volonté peut à son tour se rendre indépendante du Monde, et donc, à la fin, rendre le Monde dépendant d'elle, en s'enracinant dans ce qui transcende les phénomènes, c'est-à-dire en devenant identique à l'objet de ma Connaissance. Mais Wittgenstein, en tant que philosophe, ne peut pas ne pas être prisonnier des limitations formelles de la logique, et plus particulièrement de la formulation aristotélicienne du tiers-exclu, d'où sa conviction que « de même qu'il n'y a qu'une nécessité logique, il n'y a qu'une impossibilité logique » (30), ce qui l'amène à tenir pour « clair que le produit logique de deux propositions élémentaires ne peut être ni une tautologie ni une contradiction » (31), sans qu'il se doute apparemment que la notion de “contradiction” n'est elle-même qu'une conséquence de l'adoption d'un schéma exclusivement logique, schéma qui peut être dépassé par l'intuition de la non-contradiction absolue des contraires. Intuition intellectuelle, bien entendu, et non psychologique, donc essentiellement contemplative et non discursive, ceci parce qu'« en toute conception vraiment métaphysique, il faut toujours réserver la part de l'inexprimable ; et même tout ce qu'on peut exprimer n'est littéralement rien au regard de ce qui dépasse toute expression comme le fini, quelle que soit sa grandeur, est nul vis-à-vis de l'Infini » (32).

    Cette dimension apophatique de la Connaissance, aucun système philosophique ne saurait l'admettre, simplement parce que, en tant que système, il est une “mise en discours” du Monde, le non-discours étant assimilé par les esprits systématiques au non-sens (33). D'où l'illusion dont est victime, après et avec bien d'autres, Wittgenstein et qui lui fait croire que « le sens du monde doit se trouver en dehors du monde », parce qu'« il n'y a pas en lui de valeur ― et s'il y en avait une, elle n'aurait pas de valeur » (34), alors que le sens du Monde réside, tout au contraire, dans la manifestation mondaine du sens, lequel, s'il n'est pas de ce Monde, n'en est pas moins dans ce monde. Pour le métaphysicien traditionniste, la radicale contingence des événements pointés dans le Tractacus (35) par la formule : « Car tout événement et être-tel ne sont qu'accidentels. Ce qui les rend non-accidentels ne peut se trouver dans le monde, car autrement cela aussi serait accidentel », cède la place à la signifiance, tout aussi radicale parce que nécessaire, de l'avènement décrypté par la pensée analogico-symbolique dont le déploiement constitue proprement l'ésotérisme. Le principe de l'homogénéité du Monde, que la Table d'Émeraude énonce, on le sait, sous la forme célèbre : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut », implique celui de l'homogénéité du sens, ce qui signifie que toute chose, même celle apparemment la plus insignifiante, est susceptible d'un dévoilement, non dans la singularité de sa présence mais par sa mise en relations avec l'ensemble des choses autres qu'elles-même, ensemble que le Tout recueille sous l'égide de l'Unité. Le rôle des symboles, dont chacun manifeste le Tout en récapitulant, sous la forme particulière et selon la logique articulatoire qui lui sont consubstantielles en raison des contingences ethno-historiques (36), la somme des relations universelles, est de rappeler cette homogénéité tout en offrant sous une forme voilée les moyens du dévoilement, lequel culmine dans la gnose. C'est pourquoi René Guénon peut affirmer que le symbolisme est « le moyen le mieux adapté à l'enseignement des vérités d'ordre supérieur, religieuses ou métaphysiques, c'est-à-dire de tout ce que repousse ou néglige l'esprit moderne » (37).

    Si la philosophie demeure par nature étrangère à toute possibilité (et même à toute finalité) de Réalisation, la métaphysique, en revanche, prend en compte, ainsi que nous l'avons vu, l'obligation pour qui veut réellement connaître de devenir ce qu'il connaît, sans limitation aucune ― c'est-à-dire sans plus succomber à l'illusion suprême, celle de l'opposition du sujet et de l'objet ―, l'« affirmation de l'identification par la connaissance » s'identifiant elle-même au « principe même de la réalisation métaphysique » (38). Cette identification conduit dès lors à la Réalisation, non certes tout un chacun, mais ceux qui se montrent capables d'y parvenir au travers des épreuves, « car il y a, pour certaines individualités humaines, des limitations qui sont inhérentes à leur nature même et qu'il leur est impossible de franchir » (39). Ce n'est par conséquent nullement s'opposer à la pensée de la Tradition que d'affirmer que la métaphysique véritable se distingue aussi de la métaphysique moderne par son caractère essentiellement élitiste. René Guénon lie en effet explicitement “intellectualité” (dans le sens de “capacité d'accès à la gnose”) et “élite” ― par ex. dans la formule suivante : « Il ne peut y avoir qu'un seul moyen de sortir du chaos : la restauration de l'intellectualité et, par suite, la reconstitution d'une élite » (40) ― et précise que si l'Occident connut au Moyen Âge « des doctrines purement métaphysiques et que nous pouvons dire complètes », celles-ci demeurèrent toujours réservées « à l'usage d'une élite » (41). Quant à ceux que leurs « limitations » empêchent d'accéder à la Connaissance pleine et entière, il reste le secours des dogmes et de la foi (42).

    Cette Réalisation que permet la démarche métaphysique et sans laquelle elle ne se justifierait aucunement (43), n'est en réalité rien d'autre qu'une ré-intégration, la restauration de l'« état primordial » qui est « celui qui était normal aux origines de l'humanité, tandis que l'état présent n'est que le résultat d'une déchéance, l'effet d'une sorte de matérialisation progressive qui s'est produite au cours des âges, pendant la durée d'un certain cycle » (44). Il s'agit donc bien moins de se rendre autre que l'on est que tel que l'on fut, ou, pour le dire avec une plus grande précision, de se ressaisir ainsi que l'on est toujours demeuré depuis il Origine, même si l'on avait oublié ce que l'on était. Ce ressaisissement, en tant que sortie hors de l'illusion du temps et accès à l'Éternité (45), est ainsi identique au « déchirement du Voile » qui dissimule la Réalité suprême (46).

    Discipline éminemment pratique, opérative, si l'on considère le mot dans la plénitude de son acception ― en tant que voie de réalisation ―, la métaphysique l'est tout autant si on l'envisage de manière complémentaire comme grille d'intellection universelle. En tant qu'elle possède par nature le statut de métalangue par rapport à tous les énoncés ou vision du monde d'origine et de nature uniquement humaine, la perspective qui est sienne peut en effet légitimement s'appliquer à l'analyse des formes produites par telle ou telle civilisation, y compris, bien entendu, le monde moderne. C'est sur sa base que René Guénon ouvre le chapitre premier d'Orient et Occident en fondant l'étude de la civilisation occidentale comme tératologie (47) ; sur elle encore qu'il diagnostique des « signes des temps » dans les diverses manifestations de la modernité (48) ; sur elle toujours qu'il entreprend son « œuvre d'assainissement » en en condamnant théosophisme et spiritisme (49), peu avant que Julius Evola n'entreprenne, selon la même logique, d'arracher les « masques » du spiritualisme contemporain pour en révéler les « visages » (50). C'est sur elle enfin qu'il devient possible de comprendre la signification réelle des idéologies aujourd'hui dominantes.

    Ainsi du libéralisme. Pour qui est demeuré capable de voir, il est patent que les analyses sociologiques ou économiques, si elles peuvent en éclairer certains aspects, sont incapables de rendre entièrement compte de celui-ci. Envisagé d'un point de vue métaphysique, le libéralisme apparaît comme une forme de “satanisme” plus précisément comme la forme que prend ce dernier, non seulement en tant qu'« esprit de négation et de subversion » (51), mais aussi de parodie, dès lors qu'il entend agir dans le domaine idéologico-politique. L'inversion des traits propres au mode de vie Traditionnel est visible à tous les niveaux du discours libéral. À la figure de l'Initié qui n'est devenu “à lui-même sa propre Loi” que parce qu'il a triomphé des épreuves et connu la renaissance spirituelle qui le place légitimement au-dessus de la condition humaine, et donc des règles qui s'appliquent, pour son bien propre et celui de sa Communauté, à tout homme qui n'a pas dépassé cette condition, le libéralisme substitue celle de l'Individu, lequel refuse toute autorité parce qu'il ne reconnaît d'autre loi que celle du désir sans frein, ce qui fait de lui un esclave alors même qu'il proclame en tous lieux sa liberté prétendument inaliénable. De même, l'idéologie libérale ― dont la devise “Laisser faire, laisser passer” est déjà en soi une parodie, celle de l'“Agir sans agir” taoïste ― remplace la doctrine Traditionnelle de l'Harmonie spontanée, et maintenue vivante par l'interactivité universelle innervée par l'Esprit, par la fiction mécaniste du Marché autorégulateur, allant jusqu'à affirmer que, dès lors que ce dernier pourra fonctionner sans contrôle, “la somme des déséquilibres particuliers ne pourra que créer l'intérêt général”, alors que la vérité est très exactement l'inverse, à savoir que c'est “l'équilibre général” (dans le sens d'“universel”) préexistant qui garantit seul le caractère éthiquement acceptable parce que métaphysiquement signifiant de ce qui apparaît, non comme des “déséquilibres particuliers”, mais comme des “modes d'expression”, nécessairement limitée, de l'Absolu à l'un ou l'autre niveau de sa Manifestation. Les affirmations prévaricatrices du libéralisme reviennent ici à affirmer que ce qui est en haut se trouve sous la dépendance de ce qui est en bas, ce qui représente le complet renversement de l'enseignement de la Tradition. De plus, le libéralisme est structurellement incapable de présenter la hiérarchisation sociale en termes autres qu'économiques, comme le résultat des mérites respectifs d'acteurs engagés dans un éternel procès de production et d'échange de biens matériels, ce qui : premièrement, constitue un mensonge, car le processus d'accumulation du capital empêche le jeu pourtant affirmé “libre” de la promotion sociale (52) ; deuxièmement, entraîne un état de guerre de chacun contre tous en exacerbant les rivalités mimétiques et les jalousies du ressentiment ; troisièmement, aboutit à nier toute vie, donc toute hiérarchie, spirituelle, en ramenant l'expérience de l'Être au niveau de la simple recherche de la satisfaction des besoins organiques, c'est-à-dire en prônant comme valeur dominante de la Cité un comportement caractéristique des stades les plus primitifs du comportement animal.

    Ainsi mis en perspective, le libéralisme se laisse saisir pour ce qu'il est vraiment, une idéologie que l'on peut qualifier d'authentiquement “infernale”, d'autant plus que la volonté de séduire pour tromper et soumettre ― signature du satanique ― ne lui fait nullement défaut. En effet, le libéralisme joue analogiquement dans le domaine idéologico-politique le rôle que joue le New Age dans le domaine spirituel, parce qu'il s'agit, ici comme là de présenter une image dégradée de la liberté en l'assimilant à l'individualisme. La différence de positionnement des discours s'explique par celle des cibles (au sens où les spécialistes du “marketing” entendent ce mot) et tient à ce que le libéralisme s'adresse à ceux qui ne conçoivent même plus une autre vie que celle de la jungle, soit qu'il leur fournisse des armes afin qu'ils deviennent de meilleurs prédateurs, soit qu'il tente de les persuader que la jungle est un jardin d'enfants pour qu'ils demeurent des proies faciles (mais il s'agit toujours de faire en sorte que la jungle ne cesse pas d'être une jungle), alors que le New Age trouve un écho chez ceux qui s'imaginent qu'il est possible d'“humaniser” et de “spiritualiser” cette jungle en y baguenaudant pour y planter des fleurs multicolores au gré de ses caprices. Dans les deux cas, le but, qui ne situe pas seulement, répétons-le, à vue humaine, est d'empêcher la transmutation alchimique de la jungle en “forêt” (au sens d'Ernst Jünger), comme prélude à la concentration intensificatrice de cette dernière en « Arbre du Monde » en tant qu'« Arbre de Vie et de l'Immortalité » (53).

    Sans doute, à ce stade de l'exposé, n'est-il pas inutile de revenir, pour préciser un point fondamental que nous n'avons fait jusqu'ici qu'effleurer, sur la question de l'origine de la métaphysique. Dans la mesure où elle voit (et donne à voir) le Monde depuis un point de vue que nous qualifierions volontiers, si le mot n'était si galvaudé, de “surhumain” (54), et où elle permet, dans le même temps, le dépassement effectif de la condition désormais commune à la quasi-totalité des hommes, la métaphysique ne saurait avoir une origine humaine. Cette nécessité, à la fois principielle et logique, d'une source an-historique et non-humaine est exposée par René Guénon dans La métaphysique orientale (55) : « Ces doctrines métaphysiques traditionnelles auxquelles nous empruntons toutes les données que nous exposons, qu'elle en est l'origine ? La réponse est très simple, encore qu'elle risque de soulever les protestations de ceux qui voudraient tout envisager au point de vue historique : c'est qu'il n'y a pas d'origine ; nous voulons dire par là qu'il n'y a pas d'origine humaine, susceptible d'être déterminée dans le temps. En d'autres termes, l'origine de la Tradition, si tant est que ce mot d'origine ait encore une raison d'être en pareil cas, est “non-humaine”, comme la métaphysique elle-même ». Cette origine ne peut donc être que l'Absolu, en entendant bien évidemment ce terme dans un sens a-personnel (non-théiste) puisque les “personnifications” n'importent pas davantage en sens ascendant que descendant, ne serait-ce que parce que la notion d'un Dieu personnalisé et dans le même temps absolutisé présente une contradiction dans les termes car la personnalité, du fait qu'elle se définit par la possession et la manifestation d'un certain nombre de traits idiosyncrasiques, implique la repérabilité et renvoie donc en toute rigueur au relatif et non à l'Absolu.

    La métaphysique, en tant qu'elle s'identifie à la Tradition elle-même, peut donc être définie la codification inséparablement doctrinale et opérative d'une inspiration délivrée par l'Absolu (56). Encore reste-t-il à définir ce dernier.

    Disons-le clairement : s'il est un point sur lequel nous estimons que les analyses évoliennes touchent juste, c'est l'affirmation selon laquelle l'Absolu ne mérite pleinement ce nom que d'être défini comme Puissance. Ceci parce que « la notion de puissance (çakti) (…) s'associe invariablement au concept de Divin, lequel est un et sans second. C'est par la vertu de cette çakti que le microcosme (adhyâtma) et la macrocosme (adhidaiva) sont étroitement reliés l'un à l'autre, et que tout ce qui se trouve dans l'un d'eux se trouve se retrouve nécessairement dans l'autre » (57). René Guénon ou Frithjof Schuon, pour des raisons qui tiennent à leur nature brahmanique, ne paraissent guère s'être arrêtés à cette conception, alors qu'Evola lui a toujours donné la place qui lui revient de droit en écrivant : « Et nous affirmons que le principe de l'absolu est la puissance (çakti), et que tout système qui pose dans l'ordre métaphysique quelque chose avant ou au-dessus de la puissance est rationaliste (au sens péjoratif utilisé par Guénon) et abstrait » (58). Sans doute, d'ailleurs, n'est-il pas tout à fait inutile de saisir l'occasion afin de préciser un point qui n'est pour nous nullement de détail : ce n'est pas parce que nous pensons que le métaphysicien italien a raison ici contre “l'orthodoxie” guénonienne que nous croyons qu'il en va de même partout et toujours. Nous nous en sommes expliqué autre part (59), en particulier en ce qui concerne l'incontestable erreur évolienne à propos de la hiérarchisation de la Royauté et du Sacerdoce et de ce qui en découle quant aux relations entre Action et Contemplation. Il est pour nous hors de discussion que la Contemplation est supérieure à l'Action comme sattwa l'est à rajas. Mais ceci ne nous incite aucunement à croire que la Connaissance l'est absolument à la Puissance, sauf à entendre celle-ci dans le seul sens dégradé de force motrice de l'action non-maîtrisée, ce qui n'est nullement notre cas. Pour reprendre une formule guénonienne déjà citée dans cet article, Connaissance et Puissance expriment à nos yeux un seul et même état, celui de l'être qui est « soi-même, réellement et effectivement tout ce qu'il connaît ». Qui connaît l'Absolu est l'Absolu, et la Puissance de celui-ci devient de ce fait la sienne, ce qui ne signifie évidemment pas qu'un être parvenu à un tel niveau de Réalisation fasse servir cette Puissance à la satisfaction de desseins personnels fondés sur le désir. Ceux qui voient dans l'exposition de telles doctrines un symptôme de “satanisme”, alors même qu'ils ignorent les agissements de ce dernier là où il se manifeste authentiquement, ne saisissent pas la contradiction qu'il y a à soutenir qu'un être qui a atteint l'Absolu, et qui a donc cessé d'être un “individu”, puisse encore éprouver des désirs, lesquels sont, par définition, relatifs aux conditions existentielles d'une individualité donnée. Croit-on vraiment que quiconque est réalisé éprouve la moindre envie de se gaspiller en soustrayant à l'Absolu, c'est-à-dire à lui-même, ne fût-ce qu'une parcelle de Puissance ? Si la Contemplation est traditionnellement reconnue supérieure à l'Action, c'est bien parce que la Réalisation conduit à la première et non à la seconde.

    Pour notre part, nous appelons “puissance” l'intensité vibratoire d'un être individualisé, c'est-à-dire existant au niveau de tel plan de la Manifestation, et “Puissance” (avec la majuscule, donc) la vibration originelle unique dont la différenciation intensive crée les divers plans de Réalité (60). Jean Marquès-Rivière a fort éloquemment précisé cette distinction en écrivant : « En fait, il y a une communauté vibratoire étroite entre le corps humain et le cosmos, et l'on peut, avec les grandes cosmogonies asiatiques, considérer qu'il existe une seule et même substance qui se différencie par vibrations de plus en plus “lourdes”, de moins en moins rapides, la vibration originelle étant métaphysiquement à l'infini. Ces différenciations vibratoires créent des “mondes” ou plus exactement des “plans vibratoires” divers ayant chacun leur forme, leurs activités, leurs créatures et leurs lois » (61). La Puissance est l'essence de l'Absolu ― et c'est pourquoi il a pu être dit : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu » (62), la Parole évangélique n'étant autre que la « Parole de Puissance » (Mantrashakti) qui est originellement et éternellement identique à l'Absolu en tant que Principe créateur ― comme les puissances sont celles de innombrables entités qui peuplent le Monde, tant au plan matériel qu'à des niveaux infiniment plus subtils et, de ce fait, devenus inaccessibles à l'homme moderne. La “nature propre” (svadharma) d'un être donné est ainsi très exactement identique à son intensité vibratoire. Plus un être est “évolué”, c'est-à-dire plus il se trouve situé à un emplacement élevé sur l'échelle de la Manifestation (donc moins il s'est éloigné du Centre, donc, en fait, moins il est “involué”), plus il vibre rapidement. La doctrine des Gunas n'a pas d'autre signification : de sattwa à rajas puis à tamas, c'est l'« alourdissement vibratoire » qui s'accentue, ce qui explique et justifie la distribution hiérarchique des hommes en castes. On peut remarquer en passant qu'un être dont l'intensité vibratoire est incommensurablement supérieure à celle d'un autre être demeure de ce fait invisible aux yeux de ce dernier. C'est ce qui explique « l'éloignement » des dieux par rapport aux hommes depuis la séparation des deux lignées « qui étaient une à l'origine » (Hésiode), et c'est ce qui explique aussi, en sens inverse, les diverses apparitions religieuses, tant “divines” que “démoniaques”, lesquelles proviennent du rapprochement momentané ― qu'il soit accidentel ou délibéré ― de deux intensités vibratoires normalement incomparables.

    On comprend à présent pourquoi la Réalisation ne peut être autre chose qu'une restauration, elle qui consiste dans la ré-élévation d'une intensité vibratoire particulière jusqu'au niveau de celle de la vibration originelle ; par cette ré-élévation, qui constitue stricto sensu l'initiation, la qualité humaine disparaît en cédant la place à ce qui est infiniment plus grand, car plus puissant, qu'elle, ce même si l'être “régénéré” demeure apparemment inchangé aux yeux des hommes communs. Les initiés sont dès lors “redevenus comme des dieux”, demeuraient-ils parmi les hommes jusqu'à la conclusion de leur existence terrestre, ce que Gustav Meyrink illustre à sa manière en évoquant « la loi sur laquelle repose toute magie : si deux grandeurs sont égales, elles se réduisent à une seule, quand bien même elles auraient une existence en apparence séparée dans l'espace et dans le temps » (63). On comprend aussi pourquoi la métaphysique, ainsi que nous l'avons déjà mentionné, ne peut être qu'a-morale (au sens d'un dépassement ou, pour mieux dire, d'un “laisser-derrière-soi” de la morale), dans la mesure où la Puissance ne saurait être ni “bonne” ni “mauvaise”, ce qui représenterait encore des limitations et nous ramènerait au domaine des simples puissances et donc du relatif (64). La Puissance est, tout simplement et tout uniment, à jamais irréductible à tout autre qu'Elle-même, et à jamais présente en toute forme manifestée, forme qui n'est que l'actualisation oublieuse d'Elle-même. Il ne nous semble pas faire preuve d'une trop grande audace intellectuelle en voyant ici la définition de l'Absolu, au souvenir duquel nous convie, et plus encore à la reconquête duquel nous appelle, la métaphysique authentique, c'est-à-dire la métaphysique intégrale et donc opérative.

    ► Jean-Paul Lippi, Antaïos n°15, 1999.

    ◘ Né à Marseille en 1961, Jean-Claude Lippi est diplômé de l'Institut d'Études Politiques d'Aix-en-Provence et docteur en Droit. Depuis quelques années, il s'impose comme l'un des meilleurs connaisseurs de la pensée traditionnelle. Son livre, Julius Evola, métaphysicien et penseur politique : Essai d'analyse structurale (Âge d'Homme 1998) constitue le texte de sa thèse. L'auteur a publié aux éditions Pardès, un remarquable Qui suis-je ? consacré à Evola (1898-1974), penseur de la Tradition pérenne et révolté contre le monde moderne. Présenter l'œuvre de Julius Evola, « un érudit de génie » (Marguerite Yourcenar) en moins de cent pages (nombreuses photographies, bibliographie), sans simplification ni hagiographie était un défi que JP Lippi a relevé avec brio. Voilà un parfait vade-mecum pour tous les passionnés de la pensée traditionnelle, qui permettra à l'honnête homme de mieux connaître le “sulfureux” Evola, depuis l'agitation dadaïste jusqu'à la contemplation immobile. Dans un texte consacré aux Mystères de Mithra, Evola écrivait précisément : « Notre désir d'infini, (…) notre seule valeur : une vie solaire et royale, une vie de lumière, de liberté, de puissance ». Ces simples mots devraient suffire à faire de lui un compagnon de veille et de randonnée.

     • Notes :

    1) « Qu'est-ce que l'ésotérisme ? », suivi de « Anthologie de l'ésotérisme occidental », in L'ésotérisme, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1990, pp. 11-397, cit. p. 47. Les « traditionnistes » s'opposent à « ceux que l'on peut qualifier proprement de “traditionalistes”, c'est-à-dire ceux qui ont seulement une sorte de tendance ou d'aspiration vers la Tradition, sans aucune connaissance réelle de celle-ci » (René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, 1945, Gallimard, coll. Tradition, 1972, p. 205).

    2) Bernard Bastian, Le New Age ; D'où vient-il, que dit-il ? Réponses pour un discernement chrétien, O.E.I.L., Paris, 1991, p. 136

    3) Frithjof Schuon l'a exprimé mieux que nous ne saurions le faire : « (…) la question qui ce pose n'est pas de savoir quel peut être le conditionnement psychologique d'une attitude, mais bien au contraire quel en est le résultat. Quand on nous apprend par ex. qu'un tel a choisi la métaphysique à titre d'“évasion” ou de “sublimation” et à cause d'un “complexe d'infériorité” ou d'un “refoulement”, cela est sans importance aucune, car béni soit le “complexe” qui est la cause occasionnelle de l'acceptation du vrai et du bien ! » (« L'imposture du psychologisme », in Résumé de métaphysique intégrale, Le Courrier du Livre, 1985, pp. 101-107, cit. pp. 105-106).

    4) Cette attitude est tout aussi bien politique que scientifique ou philosophique ; dans le premier cas, elle fonde la profession de foi démocratique, dans le second elle sous-tend les diverses doctrines évolutionnistes, dans le troisième elle légitime le progressisme.

    5) Rien n'est en effet plus étranger à l'authentique esprit Traditionnel que l'idée moderne de tabula rasa qui égalise les hommes dans le néant à l'instant de leur naissance. Pour la Tradition, chacun naît porteur de qualifications précises, tout à la fois spécifiques dans leur modalité et partagées dans leur essence. C'est pourquoi un homme réalisé est en même temps un être unique (une Personne) et le membre d'un groupe ― réel ou idéal ― formé de ceux qui sont semblables à lui sous le rapport des qualifications (une caste). Ceci relève de la nécessité ; quant à la liberté, elle est donnée par le fait que chacun peut, sur la base existentielle fournie par ses qualifications propres, s'élever ou, au contraire, s'abaisser dans la hiérarchie des êtres, l'ante mortem ayant ici des répercussions obligées sur le post mortem et l'éventuelle procession vers une nouvelle existence terrestre. Cet enchaînement constitue la lai du Karma envisagée dans sa véritable dimension, technique et déterminante et non morale.

    6) Nous entendons le mot au sens où Louis de Bonald écrit : « Qu est-ce que la conservation d'un être ? C'est son existence dans un état conforme à sa nature » (Théorie du pouvoir politique et religieux, 1796, suivi de Théorie de l'éducation sociale, choix et présentation par Colette Capitan, UGE, coll. 10-18, 1966, p. 31).

    7) Cf. R. Guénon, Les états multiples de l'Être, 1932, Éd. Traditionnelles, 1984.

    8) Tel est l'argument que l'on peut apposer à la morale kantienne, laquelle fait, comme on le sait, reposer la morale sur la raison, en prétendant de ce fait lui conférer une valeur indépendante de toute considération “existentielle”. Emmanuel Kant tient en effet pour « évident que tous les concepts moraux ont leur siège et leur origine complètement a priori dans la raison, dans la raison humaine la plus commune aussi bien que dans celle qui est au plus haut degré spéculative », d'où il conclut, après avoir exigé que soit admis comme étant « de la plus grande importance pratique de puiser ces concepts et ces lois à la source de la raison pure », que les lois morales doivent valoir non seulement pour l'homme mais aussi « pour tout être raisonnable en général » (Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, traduit de l l'allemand par Victor Delbos : Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, Deuxième section, Delagrave, 1971, pp. 120-121). Or, même si l'on accepte de reconnaître en la raison une instance immédiatement normative, ce qui apparaît bien davantage comme une pétition de principe que comme une nécessité, l'impératif que celle-ci produit ne peut être dit catégorique qu'au seul niveau des êtres gouvernés exclusivement par elle, et non à celui d'êtres participant dune connaissance supra-rationnelle. Pour ces derniers, l'impératif catégorique tombe du fait qu'ils se situent, au sens littéral de l'expression, “par-delà bien et mal” parce que par-delà les bornes du monde balisé par la seule raison.

    9) C'est le sens de la sortie des castes “par le haut”, celle du ativarna, par opposition à la même sortie effectuée “par le bas”, laquelle est propre au paria.

    10) Nous ne disons point du “surnaturel” car ce mot, s'il ne vient que trop aisément sous la plume, n'en est pas moins dépourvu de sens. Tout ce qui existe, en quelque mode que l'on voudra, est naturel, c'est-à-dire engendré. Seul peut être à bon droit qualifié de “surnaturel” ce qui n'existe pas mais est, en ce qu'il demeure étranger à la temporalité du fait qu'il possède en soi-même sa propre cause identique à sa propre perfection (entéléchie nécessaire de l'Absolu). Stanislas de Guaita, au milieu de considérations toutes personnelles, à écrit des lignes non dépourvues d'intérêt sur cette question (cf. Essais de Sciences maudites : Le Serpent de la Genèse, 1897, Seconde Septaine - Livre II - La clef de la magie noire, coéd. Trédaniel / Savoir Pour Être, coll. Les trésors de l'ésotérisme, 1995, « Le surnaturel existe-t-il ? », pp. 14-17).

    11) « L’Univers est un tissu fait de nécessité et de liberté, de rigueur mathématique et de jeu musical ; tout phénomène participe de ces deux principes » écrit F. Schuon (Résumé de métaphysique intégrale, op. cit., p. 16).

    12) De l'Homme, mais non de lui seul. La perception de l'unité supramondaine interdit de conférer à l'Humanité une suprématie sur le reste de la Manifestation, hormis sur un seul point : autant qu'il nous est permis d'en juger, et dans le cadre de notre propre continuum, l'Homme est le seul être par le truchement duquel le Principe se rend à même de parvenir de manière intégrale à la ressaisie de Lui-même.

    13) Jean Parvulesco, dont la vision du monde repose sur ce que nous qualifierions volontiers de “tantrisme marial”, rend cette idée par l'emploi d'une image véritablement prodigieuse : « Un immense lac de feu tournoyant sur lui-même, avec en son centre, la sur-centralité polaire de l'amour de Dieu et de Marie, tel est le dispositif en action de la divinité vivante, tel est le mystère de l'Ædificium Caritatis, tel est l'être même de Dieu » (« Dieu est amour, et l'amour soutient l'empire de la charité », in éléments n°95, « Avec ou sans Dieu ? », juin 1999, pp. 40-44, cit. p. 43).

    14) Julius Evola, La tradizione ermetica, nei suoi simboli, nella sua dottrina e nella sua “arte regia”, traduit de l'italien par Yvonne J. Tortat : La tradition hermétique  : Les symboles et la doctrine. “L'art royal” hermétique, 1931, Éd. Traditionnelles, 1988, p. 35. C'est cette « coexistence » qui rend ce « chaos » indissociablement créateur et destructeur. Si c'est la seconde potentialité qui vient à prévaloir, soit par l'effet d'une évertuation ponctuelle volontaire (magie prétendue “noire” ou goétie), soit simplement par celui des lois cycliques de la Manifestation, nous trouvons l'image du Shiva tamasique ou, sur un plan plus cosmologique que métaphysique, celle du « Grand Dieu Pan » cher à Arthur Machen.

    15) « Nos travaux antérieurs nous ont montré qu'au point de départ de nos annales se situe une Révélation, ou illumination primitive de la pensée humaine ; celle-ci se trouvait pourvue, en effet, originairement d'un potentiel mental supérieur, qui l'exhaussait au-dessus de la “nature”. Le péché, en la dessoudant de Dieu, autrement dit de l'Être, l'a dépouillée ipso facto de sa puissance première, et scindée de l'essence des choses. C'est ce dénivellement, cette chute vers un palier inférieur de connaissance, qui a ravalé le surhomme du début au rang d'homme, et déterminé la vision de l'univers comme un fluctuant agrégat de mécanismes physiques (…) L'on nomme Révélation Primitive la communication spéciale qui s'est établie, tout au début de l'histoire humaine, entre l'homme et la préternature. Par préternature nous entendons l'univers transcendant ou dynamique qui forme le substrat des choses accessibles à nos sens » (Pierre Gordon, La révélation primitive, Dervy, 1951, pp. 9 et 17, souligné dans le texte).

    16) Pour une étude pénétrante des conséquences de la réduction de la métaphysique stricto sensu à la seule ontologie, cf. Georges Vallin, La perspective métaphysique, Dervy-Livres, 1977.

    17) Cf. O. Hanfling, Logical Positivism, éd. Blackwell, Oxford, 1981.

    18) Pour un exposé synthétique des rapports entre les 2 disciplines, cf.R. Guénon, Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, 1921, Deuxième partie : « Les modes généraux de la pensée orientale », chapitre VIII : « Pensée métaphysique et pensée philosophique », Trédaniel, 1997, pp. 123-140.

    19) Étienne Borne, Passion de la vérité, Fayard, 1962.

    20) Ludwig Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus, Vienne, 1918. Nous citons d'après la traduction due à Pierre Klossowski, Gallimard/Tel, 1989, p. 107 (texte suivi par les Investigations philosophiques).

    21) pp. 106-107 (6.53), souligné dans le texte.

    22) Ésaïe, IV, 5.

    23) Il est trop évident (pour qui se donne la peine de regarder) que le New Age s'inscrit dans le cadre de la contre-Tradition et de la parodie dénoncées par R. Guénon pour qu'il soit indispensable d y insister. Disons simplement qu'il contribue, tant par son message de spiritualité à bon marché ― et donc à la portée du premier venu qui est toujours le moins qualifié ― que par les pratiques magico-religieuses qu'il génère de la part d'individus totalement inconscients de la véritable nature des forces avec lesquelles ils entrent en contact, à augmenter le chaos ambiant, y compris sur des plans tout à fait concrets.

    24) La perception de l'Unité transtatique [transphénoménale] entraîne la prise de conscience de la présence continue du supra-mondain dans la Monde [enstase], donc l'élaboration de la doctrine immanentiste de la Transcendance que nous avons déjà évoquée. Insistons sur le fait que c'est bien cette perception (intuitive, dans le sens de “supra-sensible”) qui est première [l'intuition intellectuelle, ce qui pourrait être entendu, en termes kantiens, non pas par intuition sensible mais par intuition pure, perception des formes a priori de notre sensibilité  espace et temps , vides de tout contenu], et non l'élaboration doctrinale, celle-ci [l'intuition intellectuelle] suffisant à distinguer la métaphysique [ici au sens de monisme métaphysique] de la philosophie  [mais ne suffisant pas à écarter le risque de confusion entre métaphysique de l'Un et émanatisme gnostique ; cf « Gnose et gnosticisme chez RG », J. Borella].

    25) Cf. R. Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, op. cit., ch. XVII, « Solidification du monde ».

    26) R. Guénon, La métaphysique orientale, 1939, Éd. Traditionnelles, 1985, p. 7.

    27) R. Guénon, Le Symbolisme de la Croix, 1931, coéd. Trédaniel-Véga, 1984, p. 10.

    28) René Guénon, La métaphysique orientale, op. cit., p. 14, nous soulignons. Cette mise au point illustre ce que Georges Vallin décrit comme « le caractère d'intégralité qui permet à la perspective métaphysique de dépasser les limitations dogmatiques en général (La perspective métaphysique, op. cit., p. 153), limitations qui naissent inévitablement du fait que « la formulation dogmatique se révèle ordinairement par l'exclusion systématique d'un aspect du réel au profit d'un autre » (ibid., p. I55). On notera que, dans le cadre d'une critique des thèses de la métaphysique Traditionnelle telles que les expose précisément Vallin dans la fidélité à la Lux Guenoniana, critique conduite depuis des positions chrétiennes, Christophe Andruzac écrit : « La recherche d'un “Absolu” au-delà de toute dualité (être / agir, connaissance / connu, être / connaître, cause / effet, etc.), exprime à notre sens très profondément le thumos vers une vie de l'intelligence qui serait coextensive à la totalité de l'être. Mais cette vision n’exprime-t-elle pas la nostalgie qu'éprouve l'intelligence du contemplatif de connaître de la connaissance-même du Créateur ? » (R. Guénon. La contemplation métaphysique et l'expérience mystique, Dervy-Livres, coll. Mystiques et Religions, 1980, p. 45). On saisit bien à travers ces propos tout ce qui sépare la religion, en particulier dans le cadre des monothéismes, de la métaphysique. La première est structurellement incapable de dépasser le dualisme de la nature et de la surnature (du “contemplatif” / créature et du “Créateur” / contemplé) car elle demeure inéluctablement bloquée dans une conception antinomique de l'immanence et de la Transcendance, alors même que, comme le souligne à juste titre Vallin : « L'intuition intellectuelle de l'Un dépasse l'antinomie en posant la cause première à partir de l'Un et en intégrant dans l'Infini métaphysique l'indéfinité de l'existence “phénoménale” » (La perspective métaphysique, op. cit., p. 153).

    29) Tractacus logico-philosophicus, op. cit., p. 102 (6.373).

    30) Ibidem (6.375), souligné dans le texte.

    31) Ibidem, p. 103 (6.3751).

    32) René Guénon, La métaphysique orientale, op. cit., p. 10.

    33) « Une réponse qui ne peut être exprimée suppose une question qui elle non plus ne peut être exprimée. L'énigme n'existe pas. Si une question se peut absolument poser, elle peut aussi trouver sa réponse » (Tractacus logico-philosophicus, op. cit., p. 105 (65), souligné dans le texte).

    34) Ibidem, p. 103 (6.41), souligné dans le texte.

    35) Ibidem.

    36) La synergie de cette forme et de cette logique détermine l'action historique et culturelle (le la Tradition.

    37) Symboles fondamentaux de la Science sacrée, Gallimard, 1962. Cette “efficacité” du symbole ― qui n'est certes pas réductible à une efficacité symbolique ― est fort bien explicitée par René Alleau : « Or la nature fondamentale du symbole étant d'élever l'âme humaine vers le surhumain, le mouvement même de la connaissance symbolique correspondait à un élan vers la Lumière incréée, au delà des apparences repérables de toute création matérielle et des bornes concevables de l'univers du discours » (De la nature des symboles : Introduction à la symbolique générale, 1958, Petite Bibliothèque Payot, 1997, p. 18).

    38) R. Guénon, La métaphysique orientale, op. cit., p. 13.

    39) Ibidem, p. 7.

    40) La crise du monde moderne, 1927, Gallimard, coll. Tradition, 1973, p. 94.

    41) La métaphysique orientale, op. cit., p. 14. Il va sans dire que prétendre donner au mot “élite” une signification sociologique et “réactionnaire” serait une lourde erreur, même si certains, en toute bonne foi “évangélique” (mais sans doute plus encore néo-conciliaire) semblent surtout avoir retenu de l'enseignement guénonien le risque qui serait le sien d'être : « récupéré par les milieux d'extrême-droite » (Bernard Bastian, Le New Age, op. cit., p. 38).

    42) Nous ne pouvons que nous opposer sur ce point à notre excellent ami Arnaud Guyot-Jeannin, lequel écrit : « La Connaissance n'est rien d'autre que l'approfondissement de la foi. Sans foi, pas de Connaissance ! » (« Tradition d'abord ! », in Tradition - Lettre d'information du Cercle Sol lnvictus n°1, automne 1998, p. 2). Il nous semble au contraire que la Connaissance est non “l'approfondissement” de la foi, mais bien son dépassement. Celui qui connaît est de ce fait dispensé de croire. Le voudrait-il, d'ailleurs, qu'il ne le pourrait, puisque la foi suppose une séparation entre le sujet qui croit et l'objet de sa foi, ainsi qu'une ignorance, au moins relative, de la nature dernière de cet objet. Séparation et ignorance que la gnose laisse derrière elle sans possibilité de retour car « tout résultat, même partiel, obtenu par l être au cours de la réalisation métaphysique l'est de façon définitive » (R. Guénon, La métaphysique orientale, op. cit., p.20). Il y a des étapes sur le chemin de la Connaissance et la foi est l'une d'entre elles, supérieure certainement à l'agnosticisme, mais il n'y a pas de retour en arrière.

    43) Affirmons-le sans barguigner, quitte à paraître provocateur : si la métaphysique ne conduisait pas à la Réalisation, autant vaudrait jouer aux petits chevaux que de s'en occuper. Quelle valeur réelle pourrait avoir une Connaissance qui ne serait pas immédiatement opérative, et qui demeurerait donc non intégrée à celui qui la posséderait ?

    44) René Guénon, La métaphysique orientale, op. cit., p. 18.

    45) Le ressaisissement se trouve tout à la fois au début de la Réalisation et à sa conclusion, celui-là apparaissant comme la préfiguration “possibilisante” de celle-ci. « La première chose à faire pour qui veut parvenir véritablement à la connaissance métaphysique, écrit Guénon, c'est de se placer hors du temps, nous dirions volontiers dans le “non-temps” si une telle expression ne devait pas paraître trop singulière et inusitée. Cette conscience de l'intemporel peut d'ailleurs être atteinte d'une certaine façon, sans doute très incomplète, mais déjà bien réelle pourtant, bien avant que soit obtenu dans sa plénitude cet “état primordial” dont nous venons de parler » (La métaphysique orientale, op. cit., p. 18).

    46) La signification ultime de ce Voile, qui est celui d'lsis et que l'Hindouisme connaît comme Maya et l'Islam comme Hijâb, a été exposée par Frithjof Schuon dans une étude intitulée « Le mystère du Voile » publiée in L'ésotérisme comme Principe et comme Voie, Dervy, coll. L'Être et l'Esprit, 1997, pp. 45-62.

    47) « La civilisation occidentale moderne apparaît dans l'histoire comme une véritable anomalie : parmi toutes celles qui nous sont connues plus ou moins complètement, cette civilisation est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, et ce développement monstrueux, dont le début coïncide avec ce qu'il est convenu d'appeler la Renaissance, a été accompagné, comme il devait l'être fatalement, d'une régression intellectuelle correspondante ; nous ne disons pas équivalente, car il s'agit là de deux ordres de choses entre lesquels il ne saurait y avoir aucune commune mesure » (Orient et Occident, Payot, 1924, p. 9, nous soulignons).

    48) Cf. Le Règne de la quantité et les signes des temps, op. cit.

    49) Cf. Le théosophisme : histoire d'une pseudo-religion, 1921, Éd. Traditionnelles, 1966, et L'erreur spirite, 1923, mêmes éditions, 1952 (l'expression « œuvre d'assainissement » est due à Raymond Abellio et figure in « L'esprit moderne et la Tradition », introduction à Paul Sérant, Au seuil de l'ésotérisme, Grasset, coll. Correspondances, 1955, pp. 9-81, cit. p. 81).

    50) Cf. Masques et visages du spiritualisme contemporain, 1932, Pardès, 1991.

    51) R. Guénon, La crise du monde moderne, op. cit., p. 116. Lorsque nous évoquons le satanisme libéral, précisons-le, nous n'avons nullement à l'esprit l'image d'Épinal de l'entité à cornes et à queue fourchue, même si ce n'est certainement pas glisser de l'ésotérisme à l'occultisme vulgaire que d'admettre la possibilité, ici comme en d'autres endroits, d'une action “démoniaque” au sens usuel du terme. Citons encore une fois René Guénon afin de dissiper l'éventuel malentendu : « Quand nous qualifions de “satanique” l'action antitraditionnelle dont nous étudions ici les divers aspects, il doit être bien entendu que cela est entièrement indépendant de l'idée plus particulière que chacun pourra se faire de ce qui est appelé “Satan”, conformément à certaines vues théologiques ou autres, car il va de soi que les “personnifications” n'importent pas à notre point de vue et n'ont aucunement à intervenir dans ces considérations (Le Règne de la quantité et les signes des temps, op. cit., p. 236).

    52) Point n'est besoin d'être marxiste pour comprendre ces choses. Mais le problème de ceux qui se réclament de la Tradition, y compris dans sa dimension politique de Droite, est souvent leur hostilité, certes compréhensible mais trop aisément bornée, au collectivisme, hostilité qui les empêche de distinguer le véritable ennemi. C'est ce qui conduit un certain nombre de personnes, par ailleurs correctement orientées sur le plan principiel, à adopter à l'encontre des victimes de la « démonie de l'économie » (pour nous exprimer à la manière évolienne) une attitude empreinte de la sécheresse de Cœur dont a toujours fait preuve la bourgeoisie, et donc à rejoindre d'une certaine façon les positions du monde moderne qu'elles prétendent combattre. Or, si la Tradition mène à défendre, au niveau politique, des valeurs qui appellent le qualificatif d'“aristocratiques”, cet aristocratisme ne peut être que social.

    53) Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase, 1951, Payot, 1996, p. 220.

    54) Le surhumanisme de la métaphysique Traditionnelle est tout autre chose que celui dont Zarathoustra se fait le héraut. Pour dissiper les malentendus, mieux vaut parler de “suprahumanisme”.

    55) Op. cit., p. 23.

    56) C'est en ce sens que René Guénon peut parler de « métaphysique intégrale » et Frithjof Schuon reprendre cette expression pour en faire le titre de l'un de ses ouvrages (Résumé de métaphysique intégrale, op. cit.).

    57) Comment discriminer le spectateur du spectacle ? (Drg - drçya - viveka), traduction par Michel Sauton d'après la version anglaise du swâmi Nikhilânanda, éd. Adrien Maisonneuve, coll. Vandé Mâtram, Paris, 1945.

    58) « Il Problema di Oriente et Occidente » (Le Problème d'Orient et Occident), recension de René Guénon, Orient et Occident, in : Ultra, 1925, traduit de l'italien par P. Baillet et reproduit in  : Guido De Giorgio, L'Instant et l'Éternité et autres textes sur la Tradition, éd. Archè, Milan, 1987, pp. 259-260, cit. p. 260, souligné dans le texte (il faut lire ce dernier en faisant abstraction du ton inutilement polémique adopté par un homme alors encore très jeune).

    59) Cf. notre ouvrage Julius Evola, métaphysicien et penseur politique : Essai d'analyse structurale, L'Âge d Homme, coll. Les études H, Lausanne, 1998, ainsi que notre entretien dans le n°14 de la présente revue, équinoxe de printemps 1999, pp. 76-86.

    60) Nous pourrions tout aussi bien écrire « les diverses Réalités », puisque, pour n'importe quel être, son Monde est le Monde. C'est en ce sens qu' il faut entendre la formule conclusive du Règne de la quantité et les Signes des temps (op. cit., p. 272) : « Et c'est ainsi que, si l'on veut aller jusqu'à la réalité de l'ordre le plus profond, on peut dire en toute rigueur que la “fin d'un monde” n'est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d une illusion ».

    61) Le yoga tantrique hindou et tibétain, 4° éd. revue et augmentée, Archè, Milan, 1979, Introduction, p. XVII. C'est cette même conception, qui détermine la doctrine Traditionnelle en tant que monisme émanationniste, que Frithjof Schuon, dans le cadre d'une réflexion sur le problème du mal, rend par l'image du « rayonnement » qui émane du Centre Primordial, en précisant que si ce rayonnement est une nécessité, il n'en demeure pas moins que « qui dit rayonnement, dit éloignement, donc aliénation ou appauvrissement » (Résumé de métaphysique intégrale, op. cit., p. 16).

    62) Évangile selon Jean, I, 1, traduction Louis Segond d'après le texte grec.

    63) Walpurgisnacht, 1917, traduit de l'allemand par A. D. Sampiéri : La nuit de Walpurgis, Bibliothèque Marabout, 1973, pp. 90-91, souligné dans le texte. Précisons que nous sommes tout à fait conscient des réticences que suscite souvent la mention du nom d'un auteur que beaucoup de traditionnistes, à commencer par René Guénon lui-même, ont condamné dans les termes les plus sévères. Mais les zones d'ombre du personnage ne doivent pas interdire de reconnaître l'intérêt majeur que son œuvre présente.

    64) C'est ce qu'Arthur Avalon (Sir John Woodroffe) exprime en disant du Mantra, qu'il définit comme « en un mot, une puissance (Shakti), la puissance sous la forme du son », que celui-ci « se prête impartialement à tout usage ». The Serpent Power, traduit de l'anglais par Charles Vachot d'après la 4° édition de 1950 : La puissance du Serpent : Introduction au tantrisme, Dervy-Livres, coll. Mystiques et Religions, 1990, pp. 88 et 87.

     

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    René Guénon et l'hindouisme

    La tradition hindoue est omniprésente dans l’œuvre de René Guénon, qui la considérait comme « l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale ». S’il n’a consacré que deux ouvrages à l’hindouisme proprement dit (plus un recueil posthume d’études et de comptes rendus), il n’est aucun de ses autres livres où l’Inde — sa métaphysique, sa cosmologie, ses sciences traditionnelles, son organisation sociale — n’apparaisse comme une référence majeure, quasi absolue, à tel point que certains ont pu se demander pourquoi, dans sa voie personnelle, il n’avait pas embrassé l’hindouisme plutôt que l’islamisme. Paul Chacornac, son premier biographe [1], nous fournit une réponse dont beaucoup se sont contentés : « Les modalités d’initiation hindoue étant liées à l’institution des castes, on ne voit pas comment un Occidental, par définition sans caste, pourrait y accéder. D’autre part, le rituel hindou ne se prête, en aucune manière, à la vie occidentale, tandis que le rituel islamique, quelles que soient les difficultés pratiques qu’il présente, n’est tout de même pas incompatible avec la vie de l’Occidental moderne ». À quoi l’on peut objecter qu’il y a eu malgré tout des exemples, rares mais non douteux, d’Occidentaux qui se sont intégrés dans l’hindouisme ; eût-il décidé de vivre en Inde que Guénon eût certainement mené la vie rituelle d’un hindou, tout comme, établi en Egypte, il a mené la vie rituelle d’un musulman. On ne voit donc pas, dans son cas si exceptionnel, d’impossibilité radicale à “devenir hindou”, la notion de “caste” s’effaçant dans certains types d’initiation et n’ayant plus le moindre sens dans le cas du samnyâsin. La “conversion” à l’islam — bien antérieure, comme on le sait, à l’installation en Égypte [2 — s’explique peut-être par la place “intermédiaire” entre l’Orient et l’Occident qu’occupe cette tradition, en accord avec la propre fonction intermédiaire de Guénon, et aussi par le caractère “ultime” de la religion du Prophète, en correspondance avec le caractère ultime du message guénonien [3]. Ce seraient là néanmoins, reconnaissons-le, des motivations assez abstraites, même pour un homme dont la vie revêt un incontestable “symbolisme” et que l’on a de plus en plus tendance à “mythifier”. La véritable raison du “choix” d’une forme traditionnelle (choisit-on, est-on choisi ?) relève de l’intimité mystérieuse de chaque être et n’est pas comparable à une stratégie militaire ou à un mariage de raison.

    Un peu moins vaine mais aussi peu résoluble apparaît cette question maintes fois posée : Guénon, dans ses années de formation parisiennes, a t-il eu un ou des maîtres hindous ?. Quels que fussent ses dons intellectuels, il est difficile de croire qu’il ait pu parvenir seul ou juste avec l’aide de quelques livres à cette compréhension lumineuse du Vêdânta qu’il manifeste dès l’âge de vingt-trois ans, lors de ses premiers articles publiés sous le nom de Palingenius dans la Gnose. À moins d’aller chercher des explications fantastiques, il faut donc supposer une rencontre et un contact humains, une transmission orale et directe. Or celle-ci ne pouvait assurément pas venir des indianistes français, auprès desquels Guénon a pris quelques cours, ni des membres de la Société théosophique, dont l’enseignement était extravagant, ni d’autres individualités néo-spiritualistes vivant alors dans la capitale [4]. On inclinera donc à croire Chacornac lorsqu’il affirme : « Guénon a eu un Maître ou des Maîtres hindous. Il nous a été impossible d’avoir la moindre précision sur l’identité de ce ou ces personnages, et tout ce qu’on peut en dire avec certitude, c’est qu’il s’agissait en tout cas d’un ou de représentants de l’école Védânta adwaita, ce qui n’exclut pas qu’il y en eut d’autres » [5]. Ce que vient corroborer le témoignage du Hollandais Frans Vreede, qui fut un ami très proche de Guénon pendant trente ans : « Il [Guénon] fut initié par une personnalité hindoue, affiliée à une branche régulière d’un ordre initiatique remontant à Shankarâchârya » [6].

    En dehors de cet “initiateur” dont il est peu probable et d’ailleurs peu utile qu’on découvre jamais l’identité, Guénon eut aussi, tout au long de sa vie, de bons informateurs d’une certaine réalité indienne, tel Hiran Singh qui lui procura une partie de sa documentation pour le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion (1921). Assez gratuitement, d’aucuns ont supposé que les “contacts hindous” de Guénon s’interrompirent après la parution du Roi du monde (1927), ouvrage dans lequel il en aurait “trop dit” sur l’Agarttha. Rien ne permet de l’affirmer. Il est évident que les jugements sévères (et parfois légèrement excessifs, nous y reviendrons) que Guénon porta sur telle ou telle personnalité hindoue alors à la mode — et relevant plutôt du “néo-hindouisme” que de l’hindouisme orthodoxe — lui attirèrent quelques rancœurs tenaces, non éteintes encore aujourd’hui, dans ce milieu qui n’est ni vraiment d’Orient ni vraiment d’Occident. Mais, à ces acidités résiduelles, on peut préférer d’autres témoignages autrement convaincants, par ex. celui de Roger du Pasquier : « Ce n’est qu’en 1949, lors d’un séjour à Bénarès, que j’ai fait connaissance de l’œuvre de René Guénon. Sa lecture m’avait été recommandée par Alain Daniélou, lequel avait soumis les ouvrages de Guénon à des pandits orthodoxes. Le verdict de ceux-ci fut net : de tous les Occidentaux qui se sont occupés des doctrines hindoues, seul Guénon, dirent-ils, en a vraiment compris le sens » [7].

    L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, qui est en fait une introduction générale à tout le grand œuvre guénonien — la “charpente et comme la structure” de celui-ci selon Jean-Claude Frère [8], “l’indispensable prolégomène” selon Jean Robin [9] —, fut publiée en 1921 par l’éditeur Marcel Rivière et présentée en Sorbonne comme thèse de doctorat ès lettres. Sylvain Lévi, dont Guénon avait suivi les cours au Collège de France, régnait alors sur l’indianisme français [10]. Voici la conclusion du rapport mitigé qu’il fit de la thèse de Guénon au doyen Brunot : « En tout cas, il [Guénon] témoigne d’un effort personnel de pensée qui est respectable et que les philosophes apprécieront ; il apporte une conception curieuse des systèmes philosophiques de l’Inde, qui tout en choquant les indianistes peuvent les inviter à d’utiles réflexions. Enfin, la Faculté donnera une preuve manifeste de son libéralisme en acceptant cette critique violente de la “science officielle” des philosophes comme des indianistes. Je crois donc devoir vous engager, Monsieur le Doyen, à accorder votre visa à la thèse de Monsieur Guénon » [11]. Ledit Doyen ne fut point sensible à l’argument “libéral” puisqu’il refusa la thèse. Noële Maurice-Denis Boulet, qui rédigea un compte rendu de l’Introduction générale dans la Revue universelle du 15 juillet 1921 (compte rendu élogieux à l’exception d’une phrase finale un tantinet perfide due à Maritain [12]), devait plus tard attribuer ce refus au fait que « la méthode d’exposition de René Guénon n’avait rien de la méthode historique et critique universitaire », ce qui tombe sous le sens. Ce fut là, en tout cas, le point de départ ou peut-être la cristallisation du long “désamour” entre René Guénon et l’Université française. Il faut constater que, sournoise ou virulente, allant de la conspiration du silence au dénigrement systématique (Louis Renou en fut un spécialiste), l’hostilité des indianistes hexagonaux envers Guénon n’a jamais vraiment cessé. Si quelques-uns aujourd’hui admettent son apport constructif, c’est généralement en privé ou du bout des lèvres, comme si un hommage public (voire une simple mention bibliographique) risquait de compromettre leur carrière [13]. En 1921, ce n’était sans doute pas cette crainte qui prévalait. Tout simplement les idées de Guénon étaient trop nouvelles — en dépit ou à cause de leur référence à une Tradition immémoriale — pour être entendues de ces bons docteurs nourris aux mamelles du scientisme et du positivisme, ces orientalistes “officiels” qui, en réalité, pour leur mode de pensée, ne différaient guère de leurs collègues latinistes ou hellénistes. Qu’ils fussent chrétiens, athées ou agnostiques, ils ne pouvaient penser l’hindouisme qu’en termes de religion ou de philosophie occidentales et, au nom de “l’objectivité scientifique” (grande vache sacrée de l’alma mater), étouffaient en eux-mêmes toute sensibilité spirituelle qui eût pu les rendre réceptifs à l’interprétation guénonienne. Lui parlait “du dedans”, eux “du dehors”. Et le fait que cet indianiste non patenté s’exprimât en un langage clair, précis, “classique” sans effets littéraires, “cartésien” (un “Descartes de l’ésotérisme”, dira-t-on plus tard avec un brin de malice) et s’appuyât sur une érudition discrète mais évidente n’arrangeait rien, bien au contraire, rendant l’adversaire encore plus insaisissable. Comme il eût été plus facile de le classer définitivement parmi ces “néo-spiritualistes” et ces “théosophistes”, ces plumeurs de chimères et ces marchands d’exotisme frelaté dont il ne cessait, et avec beaucoup plus de détermination que les orientalistes eux-mêmes, de dénoncer les impostures !

    Quand on relit l’Introduction avec le recul de quatre-vingts ans, elle fait vraiment — sous son allure correcte, un peu guindée, un peu “premier de la classe” — l’effet d’une bombe, et peut-être davantage dans ses deux premières parties qui opposent, de façon générale, les modes de la pensée orientale et les modes de la pensée occidentale (ou, en filigrane, les modes de la pensée traditionnelle et de la pensée moderne) que dans ses deux dernières qui traitent directement des doctrines hindoues et de leurs fausses interprétations. Toutes ces définitions coupantes, ces grandes distinctions guénoniennes entre tradition et religion, pensée métaphysique et pensée théologique ou philosophique ou scientifique, ésotérisme et exotérisme, non-dualisme et monisme, création et manifestation, etc., sont maintenant familières aux lecteurs de cette revue — on veut l’espérer ! — mais, à l’époque, elles dérangeaient passablement les idées reçues et le ronronnement intellectuel ambiant. La première qualité qui éclatait dans ces pages, c’est ce génie de la “discrimination”, au sens védantique du terme, cette lucidité suraiguë — qu’aucun auteur du siècle dernier n’a poussée à ce degré —, cet art de discerner, de démêler le vrai du faux et parfois de trancher l’erreur d’un coup d’épée vigoureux, sans souci de la peine ou du plaisir que l’on causera à l’un ou à l’autre. Un brâhmane oui, mais un brâhmane militant (comme son maître Shankara ou comme, dans la Chrétienté, saint Bernard), affable et délicat dans la vie privée mais pugnace et inflexible quand il s’agissait de défendre la vérité.

    Venons-en aux doctrines hindoues proprement dites. Si l’Introduction générale reste le meilleur livre en langue française que l’on puisse, aujourd’hui encore, recommander à une personne qui voudrait commencer à étudier l’hindouisme — hors de toute ambition universitaire, bien sûr —, on ne saurait cependant s’en contenter absolument ni lui vouer une admiration béate [14]. Le dédain de la “méthode historique” se retourne ici un peu contre l’auteur, empêchant toute perspective et donnant de la tradition hindoue une image trop monolithique et trop statique. Ce n’eût pas été céder au “progressisme” haï que de relever qu’à certaines époques il a pu y avoir passage d’un ritualisme prédominant (voire dominateur) à des formes plus spéculatives puis plus dévotionnelles, cette évolution n’excluant pas que les trois tendances aient pu toujours, plus ou moins, coexister en Inde et jusqu’à nos jours, où pourtant la bhakti l’emporte indiscutablement. Ce n’eût pas été non plus attenter à la hiérarchie traditionnelle que de reconnaître que tous les maîtres spirituels de l’Inde ne furent pas des brâhmanes, que, même sur ce plan intellectuel cher à Guénon, les kshatriyas n’eurent pas toujours un rôle subversif mais au contraire positif (ne les voit-on pas, dans certaines “joutes” upanishadiques, triompher doctrinalement des représentants de la caste sacerdotale ?), ou encore que, dans les temps “vêdiques”, les femmes paraissent bien avoir eu accès à l’enseignement sacré. Justifiant avec raison l’institution des castes, sans laquelle il n’y aurait plus d’hindouisme du tout, Guénon omet tout de même de signaler combien ce système est dégénéré et sert de prétexte à toutes sortes d’abus et d’oppressions (sans compter qu’il laisse en dehors de lui des dizaines de millions d’“intouchables”). Lui, si sagace sur les autres traditions [15], “idéalise” parfois légèrement l’Inde, par ex. lorsqu’il nous dit que « le point de vue moral n’y existe point » : comment expliquer alors que le moralisme soit devenu tellement envahissant dans l’Inde moderne si rien, dans la mentalité indienne, n’avait été prêt à l’accueillir ? Et n’est-ce pas encore embellir un peu cette même mentalité que d’affirmer que les darshanas — dont la coordination au demeurant ne semble pas très ancienne —, les six “points de vue” orthodoxes « ne sauraient naturellement entrer en conflit ou en contradiction » ? Les traités spéculatifs hindous — y compris ceux du “non-dualiste Shankara” — sont remplis de controverses et de polémiques, parfois âcres et pointilleuses, sans parler des rivalités féroces qui peuvent exister entre certains ordres ascétiques.

    Au fond tout se ramène à ceci : pour Guénon, n’est vrai que ce qui est orthodoxe et n’est orthodoxe que ce qui est strictement conforme au Vêda. C’est laisser penser d’abord que le Vêda ne contient aucune contradiction, ensuite que tous les brâhmanes l’interprètent de la même manière, enfin qu’il existerait des critères unanimement acceptés de l’orthodoxie ; mais, plus fâcheux peut-être, c’est méconnaître qu’il y a toujours eu en Inde — ou en tout cas depuis des temps fort lointains — deux traditions, parfaitement légitimes, que l’on peut considérer tantôt comme concurrentes, tantôt comme complémentaires ou encore “superposées” : la tradition vêdique — la seule que reconnaît Guénon où à laquelle il voudrait rattacher et subordonner l’autre — et la tradition qu’on pourrait appeler “âgamique” (ce qui n’est pas absolument synonyme de “tantrique”). Cette distinction n’est ni ethnique (“Aryens” contre “Dravidiens”) ni sociale (brâhmanes contre kshatriyas ou d’autres castes) ; elle est spirituelle et initiatique [16]. Les shivaïtes non dualistes du Cachemire, par exemple, qui relèvent de la tradition âgamique, tiennent leurs textes sacrés comme révélés par Shiva lui-même à la Déesse (Shakti) ; cette nouvelle révélation [17] ne s’oppose pas au Vêda, ne le combat pas mais le rend en quelque sorte caduc ; elle s’adresse, quant à elle, à tous les hommes sans restriction de race, de caste, de sexe, de croyance ou de mode de vie, et cela dans une perspective eschatologique plus ou moins marquée ; elle possède ses propres rites et ses propres modes d’initiation, ce qui n’implique nullement qu’elle soit en dehors de “l’hindouité” et ne puisse emprunter à la tradition vêdique tel ou tel élément (la réciproque étant possible). À la fois ouverte et “secrète” (rahasya) — ouverte socialement et secrète pour des raisons techniques —, elle n’en est pas moins, en tout cas, “orthodoxe” et il ne viendrait jamais à l’esprit d’un brâhmane intelligent — tous ne le sont pas — de traiter d’“hétérodoxe” le maître incontesté de cette école Trika, Abhinavagupta, qui était d’ailleurs aussi un brâhmane très respecté et dont le génie métaphysique n’a rien à envier à celui de Shankara. Mais Guénon ne semble jamais avoir entendu parler du Trika ou, du moins, n’y fait point allusion dans ses livres. Il a par contre, et il faut lui en rendre hommage, écrit des pages très pénétrantes sur le tantrisme, dont les orientalistes de son temps — à l’exception de John Woodroffe (Arthur Avalon) — avaient une vue complètement déformée : ses exposés sur le Kundalinî-yoga, Tantrisme et magie [18] restent des modèles de perspicacité et de justesse en un domaine où n’importe qui, plus que jamais, dit n’importe quoi. Néanmoins, gardant toujours son point de vue de “brâhmane vêdique” — l’expression lui eût paru pléonastique alors qu’elle ne l’est pas absolument —, il s’en tient à une conception quelque peu “légaliste” du tantrisme comme un “cinquième Vêda” et n’aperçoit peut-être pas avec une audace suffisante son caractère universaliste ni les possibilités qu’il pourrait offrir aux hommes des “derniers temps”. Car enfin, si les mots ont un sens, le fait de s’adresser à tous les individus, « sans restriction de race, de caste, de sexe ou de croyance », n’indique-t-il pas avec clarté que cette nouvelle révélation (ou cette nouvelle adaptation du Vêda si l’on préfère) a vocation de dépasser les cadres de l’hindouisme ? C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait avec le bouddhisme tibétain (dont on voit aujourd’hui, par les malheurs des temps, l’étonnante expansion, même si ses aspects tantriques, hors d’Asie, n’apparaissent que d’une façon assez floue). Elle a également touché l’islam, quoique de manière, on s’en doutera, plus discrète (Bauls musulmans du Bengale, soufis du Cachemire) et rencontré le taoïsme en Chine. Avec le christianisme la “greffe” paraît exclue, du moins tant que cette religion ne se sera pas “réconciliée” avec son propre ésotérisme [19]. Mais l’esprit tantrique reste “disponible” pour tous, n’importe l’appartenance ethnique ou religieuse, tout simplement parce que notre époque entière est sous le signe de “l’Énergie”, Énergie mal maîtrisée à l’évidence et de plus en plus menaçante et autonome, “Science sans conscience”, Kâlî déchaînée. Parce que, en dépit d’un certain côté “guerrier” de sa nature, Guénon n’avait pas vraiment un “tempérament tantrique”, il n’envisageait pas que le “remède” pût se trouver là même où était le “poison” et que, pour redresser un monde déchu, il fût parfois nécessaire de descendre à son niveau, pénétrer dans le camp de l’adversaire pour mieux le détruire ou encore “pousser à la Roue”.

    La dernière partie de l’Introduction générale est consacrée aux “interprétations occidentales” de la tradition hindoue, et bien évidemment pour en dénoncer l’inanité et la fausseté. Nous ne reviendrons pas sur les orientalistes “officiels”, sauf à rappeler que la “myopie intellectuelle” qu’il diagnostiquait chez eux n’est pas tout à fait guérie. En ce qui concerne les théosophistes, le danger paraît plus écarté, encore que les élucubrations de Madame Blavatsky ou d’Alice Bailey occupent toujours de pleins rayons de librairies. À ce propos, Guénon stigmatise, comme il le fera si souvent par la suite (en la distinguant soigneusement de la transmigration et de la métempsycose), la croyance en la réincarnation. On ne peut que lui donner raison si l’on songe que celle-ci a encore gagné du terrain depuis 1921, est devenue un véritable dogme dans quantité d’écoles spiritualistes et fait quasiment partie désormais du bagage culturel de l’Occidental moyen (avec les “chakras” et le Tantra de supermarché), générant toute une littérature aussi poisseuse qu’indigeste. Pourtant, quitte à froisser certains admirateurs inconditionnels de Guénon pour lesquels l’antiréincarnationnisme est devenu à son tour une sorte de “dogme”, il faut ici un peu déchanter : c’est prendre son désir pour une réalité que d’affirmer que « tous les Orientaux, sauf peut-être quelques ignorants plus ou moins occidentalisés dont l’opinion est sans aucune valeur, sont unanimement opposés » au réincarnationnisme. En ce cas il faudrait considérer comme “ignorants” bien des brâhmanes et bien des maîtres spirituels de l’Inde, nés avant que les Occidentaux ne soient arrivés dans leur pays. Qu’on le déplore ou non, la croyance en la réincarnation, entendue au sens le plus littéral (retour dans un corps humain, animal ou végétal), n’est pas simplement le fait de basses castes, elle est répandue dans toutes les couches de la population hindouiste (et partagée par les jaïns, les bouddhistes, les Sikhs). Est-ce à dire que Guénon se serait magistralement trompé et que sa doctrine des “états multiples de l’Être” comporterait une fissure ? À Shiva ne plaise. Mais tout Hindou n’est pas si “naturellement métaphysicien” que Guénon l’a voulu. S’il a l’esprit ouvert, on pourra très bien lui “démontrer”, selon le terme guénonien ici par trop mathématique, que la réincarnation « est une absurdité métaphysique, car admettre qu’un être peut passer plusieurs fois par le même état revient à supposer une limitation de la Possibilité universelle, c’est-à-dire à nier l’Infini, et cette négation est, en elle-même, contradictoire au suprême degré ». Une logique aussi éblouissante — étayée par de brillantes considérations de géométrie sacrée — ne manquera pas de frapper son intelligence mais, paradoxalement, il n’est pas sûr qu’elle le convainque jusqu’au fond. Par “instinct métaphysique” justement, et par le fait d’une imagination très développée (cette faculté dont Guénon avouait être dépourvu), il se peut qu’il n’exclue pas la possibilité d’encore “autre chose”, ou de “quelque chose de plus”, au-delà de la logique (la “Possibilité universelle” admettant même la répétition ou “l’auto-limitation”). Et, s’il a le respect des Écritures (les Lois de Manu pour ne citer qu’elles), comment lui faire croire que toutes les allusions à la réincarnation dont elles regorgent ne devraient être entendues que “symboliquement” ? Pourquoi ces symboles ? s’étonnera-t-il, et pourquoi les anciens maîtres n’auraient-ils pas dit la vérité telle qu’elle est — surtout une vérité dont on ne voit pas bien en quoi elle serait dangereuse —, évitant ainsi à leurs descendants de tomber dans une interprétation littéraliste, avec toutes les illusions et les grossières confusions qu’elle entraîne [20] ?

    Après les théosophistes — qui n’auront jamais d’antagoniste plus déclaré que lui — Guénon s’en prend sans ménagement aux propagateurs d’un “Vêdânta occidentalisé” (pour la plupart, soit dit en passant, natifs du Bengale). En commentant la fondation par Râm Mohun Roy (1772-1833) — celui qu’on a appelé “le père de l’Inde moderne” — du Brahmo Samaj ou “Église hindoue réformée”, il note que « ce fut, en fait, la première tentative pour faire du Brâhmanisme une religion au sens occidental de ce mot ». Or, bien que, depuis cette époque, beaucoup d’eau ait coulé entre les rives du Gange, on constate que cette volonté de transformer l’hindouisme en “religion” (et en religion militante) persiste, quoique sous des formes modifiées, dans l’Inde d’aujourd’hui. Au temps du Raj britannique, il s’agissait de réaliser une improbable synthèse entre la philosophie des Lumières, un certain protestantisme moralisant et le brahman impersonnel du Vêdânta, et un tel syncrétisme, nébuleux et hostile à la caste brahmanique, faisait plutôt le jeu du colonisateur. De nos jours, c’est sur fond de xénophobie et de nationalisme exacerbé que se poursuit le projet d’imposer une “religion hindoue” capable, non seulement de concurrencer, mais d’évincer l’islamisme et le christianisme, religions étrangères. Néanmoins l’esprit antitraditionnel [21], d’un point de vue guénonien, est le même et bien naïfs ceux qui confondraient le Sanâtana Dharma authentique avec ce traditionalisme crispé ou ce faux “retour à la Tradition” qu’ont incarné successivement, et avec différentes contorsions, l’Arya Samaj, la Hindu Mahasabhâ, le RSS ou d’autres mouvements politiques plus récents [22].        

    Autre Hindou occidentalisé dont Guénon supportait mal la tendance au prosélytisme et à la vulgarisation : Vivekânanda (1863-1902), « disciple de l’illustre Râmakrishna mais infidèle à ses enseignements » : c’est là un verdict assez grave si l’on se remémore le lien spirituel tout à fait privilégié qui a uni ces deux yogis. Guénon dira mieux un autre jour : « Vivekânanda aurait pu être un homme fort remarquable s’il avait rempli une fonction convenant à sa nature de Kshatriya, mais le rôle intellectuel et spirituel d’un Brâhmane n’était certes pas fait pour lui » [23]. Néanmoins, n’est-ce pas encore réduire un peu trop le personnage ? Au-delà de ses conférences et de ses écrits qui se ressentent du style humanitaire et progressiste de l’époque, Vivekânanda était un être de feu, doué d’un charisme extraordinaire. Et puisque Guénon convenait que le tempérament “kshatriya” prédominait chez les Occidentaux, un tel maître ne leur était-il pas parfaitement approprié ?

    Sur ses contemporains hindous les plus célèbres, Guénon s’est cependant peu trompé. D’emblée, il a perçu l’authenticité de Ramana Maharshi. Il a estimé Tilak (1856-1920) qui partageait avec lui la certitude d’une origine “arctique” du Vêda et faisait de la Bhagavad-Gîtâ une lecture nettement plus “virile” que Gandhi. La pensée de Krishnamurti, même après que celui-ci se fut dégagé, non sans courage, de la Société théosophique, ne pouvait le séduire (et pas davantage s’il l’eût connue dans ses derniers développements) : d’abord parce que, dans son désir farouche de repartir en quête de la vérité, elle répudie violemment toutes les traditions, jetant pour ainsi dire “le bébé avec l’eau du bain” ; ensuite parce que, comme il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ce qu’elle retrouve de la tradition, et comme malgré elle, est plus bouddhiste qu’hindou, allant dans un sens déstructurant et dissolvant peu sympathique à Guénon ; enfin parce qu’elle est fortement psychologique, à tel point qu’on peut se demander si Krishnamurti n’appartient pas davantage à l’histoire de la psychologie qu’à celle de la spiritualité. Or Guénon abhorrait tout “psychologisme” appliqué au domaine métaphysique ou symbolique [24].

    Pour ce qui est d’Aurobindo, l’appréciation de Guénon fut assez mouvante, très favorable au début, plus réticente à la fin (et sans doute fût-elle devenue franchement réprobatrice après la mort du maître, à l’endroit de la “Mère” et de ceux qui prétendaient prolonger son enseignement). “L’évolutionnisme” d’Aurobindo, pour être plus lumineux que celui de Nietzsche et plus intelligent que celui de Teilhard de Chardin, n’en était pas moins difficilement conciliable, pour Guénon, avec la doctrine authentique des cycles cosmiques. Enfin la terminologie lourde et filandreuse que le sage de Pondichéry crut bon de réinventer pour exposer des conceptions souvent traditionnelles ne pouvait que gêner Guénon, si rigoureux et si net quant à lui dans son vocabulaire. Au fond Aurobindo n’aurait-il pas été le premier Indien à créer un “système philosophique”, ce que n’étaient point les darshanas avant lui ? Cette marque d’individualisme expliquerait l’attrait qu’il exerce sur les intellectuels occidentaux, outre l’aspect “progressiste” auxquels ils sont généralement sensibles. Mais, d’un autre côté, on observera que, depuis la mort d’Aurobindo (qui se produisit la même année que celle de Ramana Maharshi, dernier grand sage traditionnel de l’Inde [25]), aucun effort spéculatif d’envergure n’est apparu dans ce pays. Et cet “essoufflement” spirituel, sur lequel nous reviendrons, ne laisse pas d’inquiéter.

    Le deuxième livre que Guénon a consacré à l’Inde, l’Homme et son devenir selon le Vêdânta (1925), est également son premier grand exposé métaphysique, le premier “vol de l’aigle” dans un domaine où, au XXe siècle, il n’aura jamais de véritable rival [26]. Certes il suit presque exclusivement le point de vue d’une seule des cinq écoles védantiques : celle, shivaïte, de Shankara ; et il ne prétend pas traiter toutes les questions qu’a pu se poser cette école adwaita (sur le thème de la “réalisation”, notamment, il reste comme toujours très retenu). C’est sous un angle bien défini — l’étude de la nature et de la constitution de l’être humain et son évolution posthume — que Guénon aborde l’enseignement “non dualiste”, mais en réalité il élargit constamment son sujet, traverse d’autres darshanas (Sânkhya, Yoga), relie avec un doigté incomparable toutes les traditions et nous offre l’exposé le plus complet, le plus profond et, disons le mot, le plus “inspiré” de la doctrine de “l’Identité suprême” publié jusqu’alors en Occident. L’analyse détaillée de cet ouvrage est ici impossible et l’on ne peut mieux faire que de renvoyer chacun à sa lecture (ou à sa relecture) directe [27]. On ne saurait trouver de nourriture plus substantielle pour l’intelligence ni d’antidote plus puissant contre la paresse d’esprit. Le “déroulement” de la pensée guénonienne, majestueux et minutieux à la fois, avec ses longues phrases balancées, droites dans l’intention et sinueuses dans le parcours [28], avec ses parenthèses riches de sens, ses notes qui sont comme autant d’“écrins” pleins de joyaux en bas de page — formant presque un “second livre” encore plus ésotérique  —, cette parole qui prend tout son temps mais ne se laisse jamais distraire exige aussi du lecteur une attention sans faille, capable d’arrêts, de retours, d’interrogations et de silence (la “part de l’inexprimable”, disait-il), attention ferme et souple, totalement à rebours de notre époque avide et dispersée ; elle est, dans son essence comme dans sa forme, “initiatique” (“écouter” le maître puis “méditer” ce qu’il a dit sont d’ailleurs les deux premiers paliers de l’apprentissage védantique). Aussi, aux austères chefs-d’œuvre métaphysiques de Guénon (l’Homme et son devenir, le Symbolisme de la Croix, les États multiples de l’Être), beaucoup préfèrent-ils sa veine plus “polémique” et “prophétique”, qui stimule davantage le “mental” et moins “l’intellect”.

    Approchant du terme de cette étude, peut-on risquer un jugement d’ensemble, non pas sur toute l’œuvre de Guénon — ce qui excéderait nettement nos forces et poserait au demeurant bien des problèmes, tant cette œuvre, prétendue impersonnelle et détachée, continue de provoquer passions et tensions —, mais sur sa contribution particulière à la connaissance des doctrines hindoues ? On ne soulignera jamais assez combien cet apport fut novateur et, en un sens bien éloigné de celui qu’on donne habituellement à ce mot, “révolutionnaire” : en ce domaine comme en bien d’autres — mais d’une manière qu’il a voulue lui-même plus centrale et plus primordiale — il y a vraiment un avant et un après-Guénon. Toute une certaine façon d’interpréter le Vêdânta à travers des catégories philosophiques occidentales — panthéisme, idéalisme, monisme spiritualiste, etc. — semble aujourd’hui obsolète, du moins à ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Toute une certaine rhétorique hindouisante — qui va des attendrissements de Schopenhauer aux trémolos délirants d’André Malraux en passant par l’ascétisme théâtral de Lanza del Vasto et les sucreries de Romain Rolland — paraît désormais insupportable à qui a goûté un pain plus amer mais plus substantiel. Grâce à Guénon les masques tombent et les marionnettes ont les fils coupés. On sait que la “Délivrance” métaphysique est beaucoup plus que le “salut” religieux. On sait – et qui l’avait montré avant lui, nous disons bien montré et pas seulement rêvé ou pressenti ? — que la doctrine hindoue de la non-dualité trouve des équivalents exacts dans le taoïsme, dans la kabbale, dans le soufisme et peut-être dans certains courants ésotériques chrétiens ; que l’on croie ou non à une “Tradition primordiale” (et c’est là une pierre d’achoppement pour beaucoup), les ressemblances sont trop éclatantes, trop troublantes pour que l’on se contente des sempiternelles explications par les “influences” historiques ou un vague “fonds commun” de l’humanité. Enfin, et toujours grâce à Guénon (on serait tenté de dire au seul Guénon), on dispose d’une connaissance suffisante des cycles cosmiques — même si l’on ne connaît pas “le jour et l’heure” — pour se repérer dans un monde en décomposition accélérée.

    Reste cependant le recul nécessaire à qui sait bien admirer [29]. Guénon a dit l’essentiel mais il n’a pas tout dit (personne, sur l'hindouisme, n’en serait capable). On a signalé quelques menues lacunes, simplifications, exagérations, on a soulevé quelques objections, ne doutant d’ailleurs pas que, s’il était toujours vivant, il trouverait le moyen de les balayer. Deux points demeurent plus problématiques, l’un qui concerne frontalement l’hindouisme, l’autre qui le concerne aussi mais de manière plus indirecte et dérivée.

    En premier lieu donc, comment ne pas constater que Guénon a, sinon ignoré, du moins déprécié à l’excès une composante majeure de la tradition hindoue : la bhakti ? Il y a vu, avant tout, une voie “sentimentale”. Sentimentale elle l’est, et elle peut même aller, dans l’Inde actuelle, jusqu’à une mièvrerie proprement écœurante ! Mais elle peut aussi être chose, autre chose même qu’une “voie pour kshatriyas” puisque nombre de brâhmanes la pratiquent et que nombre de spirituels hindous, parmi les plus grands, l’ont recommandée à leurs disciples. En réalité, pour qui ne “sait” pas encore, la bhakti s’avère un moyen particulièrement rapide et efficace de connaissance ; et pour qui “sait” déjà, pour qui a compris la théorie, elle devient un accomplissement naturel, un prolongement spontané. On se demande donc si, en ce domaine précis, la réticence de Guénon ne vient pas d’une compréhension insuffisante, tout autant que d’un manque évident d’affinité. Mais n’a-t-il pas éprouvé la même difficulté vis-à-vis du mysticisme chrétien, auquel il reprochait, encore davantage, sa “sentimentalité” et sa “passivité” ? Ce qui est manifeste de beaucoup de mystiques “mineurs” mais non des plus grands, Maître Eckhart, Tauler, Ruysbroeck ou saint Jean de la Croix, sans parler des maîtres hésychastes qui disposaient d’une méthode proprement initiatique [30]. Dans la bhakti – cette participation unifiante à l’Etre divin – il existe également bien des degrés et Guénon n’a peut-être pas perçu à quel point, en Inde, les voies spirituelles communiquent et se mêlent constamment et librement : c’est ainsi que Shankara et Abhinavagupta ont pu composer à la fois des traités de pure gnose, des hymnes dévotionnels et même — bien que la chose soit moins connue pour le premier que pour le second — des écrits tantriques. Être, connaître, aimer et pouvoir ne font qu’un pour un homme vraiment “réalisé”. Absorbé par la recherche de la “source”, Guénon pouvait-il voir dans toute son ampleur la nature “océanique”, tumultueuse et “joueuse” de l’hindouisme ?

    Autre domaine où le discernement de Guénon n’apparaît pas parfait : le bouddhisme. Pendant longtemps, reflétant en    cela les opinions du brâhmanisme le plus rigide [31], il n’a voulu voir dans la doctrine de Shâkyamuni, qu’une “hétérodoxie” sans intérêt métaphysique, “diamétralement opposée à la mentalité hindoue”, moralisante et “sentimentale”, le simple produit d’une “révolte des Kshatriyas contre les Brâhmanes” |32], allant jusqu’à établir un parallèle entre la situation du bouddhisme par rapport à l’hindouisme et celle du protestantisme par rapport au catholicisme [33], sans d’ailleurs vraiment se demander ce qui, dans l’un et l’autre cas, au-delà de la simple explication temporelle, avait pu provoquer (et qui sait en partie justifier ?) une telle “révolte”. Plus tard, on le sait, sous l’influence notamment d’Ananda Coomaraswamy, son jugement évolua dans un sens plus favorable et il eut l’honnêteté intellectuelle de rectifier ses premières erreurs. Nonobstant, sa relation au bouddhisme demeura toujours assez froide (et même franchement “glaciale” vis-à-vis du Hînâyâna). Pour autant qu’il l’ait connu, le lamaïsme tibétain lui a inspiré des lignes pleines de finesse et de respect. Mais il ne semble pas avoir perçu le génie métaphysique de Nâgârjuna et il n’a pratiquement rien dit du ch’an chinois ni du zen japonais, voies antisentimentalistes s’il en est mais aussi, d’un autre côté, trop anti-intellectualistes pour son tempérament. On dirait que, de façon générale, il n’a pu penser le bouddhisme que par rapport à l’hindouisme [34], soit en le regardant avec sévérité comme une “déviation”, soit en le relégitimant, en le ramenant en quelque sorte doctrinalement dans le giron de la tradition mère (ce qui fut aussi l’effort, magnifique mais discutable, de Coomaraswamy). Lorsqu’il nous dit que le bouddhisme a été « réellement destiné à des peuples non indiens », que ce fut là, dès l’origine, sa véritable raison d’être (en somme, pour parler familièrement, une espèce d’hindouisme “au rabais”, conçu pour l’exportation), lorsqu’il lui dénie toute “originalité” métaphysique, – sans doute, de son point de vue de brâhmane, croit-il lui faire un cadeau, mais en même temps n’est-ce pas là passer à côté de l’essentiel, comme si l’on voulait sauver du christianisme ce qui est acceptable pour les juifs ? Et, plus profondément, cet attachement imperturbable à “l’orthodoxie” ne l’a-t-elle pas amené par moments à méconnaître la spiritualité toute pure, le fait spirituel lui-même, dans son jaillissement vif et spontané ? À oublier que l’Esprit souffle où Il veut, quand Il veut et comme Il veut, et qu’à la limite peu importe qu’une tradition soit “orthodoxe” ou non si elle est capable de produire des saints, des sages et des éveillés [35].

    Peut-être ces dernières réflexions paraîtront-elles encore trop “sentimentales”, et par surcroît sacrilèges, à ces guénoniens “passifs et pétrifiés” dont parlait Jean Tourniac ou à tous ceux qui voudraient que la jungle hindoue ressemblât à un jardin à la française. Pourtant elles viennent d’un homme qui n’est ni un bouddhiste déguisé ni un bhakta enflammé ni encore moins un disciple masqué de Luther ou de Calvin ; un homme qui doit tout à Guénon, – sauf les moyens “pratiques” pour parvenir au but que Guénon a fixé. Ayant “choisi” l’hindouisme (mais ne parlant au nom d’aucune école particulière), je reste cependant songeur devant cet Hindou “naturellement métaphysicien”, métaphysicien “en quelque sorte par définition” auquel Guénon se réfère avec tant de certitude. Cet “Hindou” archétypal, intemporel en somme, je ne doute pas qu’il soit dans l’absolu, je doute seulement un peu qu’il existe encore. Celui qui existe, c’est “l’Indien”, homme ou femme plus préoccupé d’artha et de kâma que de dharma et de moksha [36], procédurier et ratiocineur, débordé parfois par le sentiment, et alors plus violemment encore que l’Occidental, capable de rêves fous, d’une plasticité psychique infinie, doué d’une imagination sans limites, être composite et multiple, tantôt incroyablement dogmatique et tortueux, tantôt merveilleusement généreux et limpide… Cet Indien-là, Guénon, réfractaire à toute approche historique ou sociologique, psychologique ou esthétique, ne s’y est pas intéressé, quoiqu’il existât déjà de son temps, et s’y intéresserait encore moins aujourd’hui – où il bouillonne et  prolifère –, sinon pour le conjurer de ne pas tomber jusqu’au cou dans les pièges de l’Occident. Mais peut-être rêvait-il, hélas, lui si peu rêveur quoique inconscient poète, quand il prédisait que l’Inde serait l’ultime refuge de la spiritualité, qu’elle opposerait par son élite « une barrière infranchissable à l’envahissement de l’esprit occidental moderne », qu’elle conserverait intacte, « au milieu d’un monde agité par des changements incessants, la conscience du permanent, de l’immuable et de l’éternel [37] ». Combien d’Indiens aujourd’hui, plus fascinés par l’informatique que par la métaphysique et par le “règne de la quantité” que par “l’Un sans second”, auraient besoin de lire René Guénon – le catholique de la Loire, le soufi du Caire – pour “redevenir hindous” !

    ► Pierre Feuga, Connaissance des religions n°65/66, 2002.

    1. La Vie simple de René Guénon, Éd. traditionnelles, 1958, p. 48.
    2. Guénon récusait d’ailleurs ce terme de “conversion” en ce qui le concernait : « Je ne me suis jamais converti à quoi que ce soit ».
    3. On peut y ajouter l’universalité des deux traditions et le fait qu’elles se “répondent” aux deux extrémités du cycle, au point qu’il n’est pas interdit d’imaginer que celui-ci se terminera par leur affrontement ou  leur conjonction : « Il est intéressant de remarquer que la tradition hindoue et la tradition islamique sont les seules qui affirment explicitement la validité de toutes les autres traditions orthodoxes ; et, s’il en est ainsi, c’est parce que, étant la première et la dernière en date au cours du Manvantara, elles doivent intégrer également, quoique sous des modes différents, toutes ces formes diverses qui se sont produites dans l’intervalle afin de rendre possible le “retour aux origines” par lequel la fin du cycle devra rejoindre son commencement et qui, au point de départ d’un autre Manvantara, manifestera de nouveau à l’extérieur le véritable Sanâtana Dharma » (Études sur l’hindouisme, « Sanâtana Dharma », Éd. traditionnelles, 1970, p. 114.)
    4. Il ne semble pas qu’il y ait eu, dans le Paris de la Belle Epoque, d’équivalent pour l’hindouisme de ce que furent, par ex., Pouvourville-Matgioi pour le taoïsme et Aguéli-Abdul Hâdi pour le soufisme : des Européens capables de transmettre un enseignement oriental, limité peut-être mais authentique, et une initiation régulière.
    5. P.Chacornac, op. cit., p. 42.
    6. P. 197 de René Guénon et l’actualité de la pensée traditionnelle, « Actes du colloque international de Cerisy-la-Salle : 13-20 juillet 1973 », Ed. du Baucens, 1977. Vreede ajoute ce commentaire fort pertinent qui devrait faire réfléchir ceux des guénoniens qui ont une conception trop ritualiste et figée de l’initiation : « Comme Guénon n’était jamais allé en Inde, il n’a pu constater sur place la multiplicité et la diversité des modes d’initiation aussi authentiques que celui qu’il avait connu lui-même : le mode d’initiation propre aux brâhmanes orthodoxes. C’est pour cela qu’il a tant insisté sur la nécessité pour le disciple d’être rattaché à une organisation traditionnelle. Plus tard, un jour que nous en reparlions, il reconnut de bonne grâce la valeur restreinte de son insistance sur ce point ». Il me semble également que le schéma guénonien de l’initiation, valable pour l’Occident et pour l’Islam, ne s’applique pas tout à fait à l’extraordinaire richesse du monde hindou.
    7. P. Chacornac, op. cit., p. 74.
    8. N° de Planète 1970 consacré à Guénon. On y trouve un article de Jean Filliozat, presque amusant d’incompréhension, qui nous dit que « les exposés de Guénon sont en général conformes à ceux de l’enseignement indianiste de son temps » (!), rattache Guénon aux “doctrinaires” et aux “occultistes” et lui refuse finalement le droit d’entrée dans l’histoire de l’indianisme mais non – merveilleuse générosité ! – dans celle de la philosophie…
    9. René Guénon : Témoin de la Tradition, Trédaniel, 1978, p. 74.
    10. C’est le même Sylvain Lévi qui écrivait : « L’Inde a donné au problème de la vie et de la destinée une solution si particulière qu’elle se sépare du reste du monde. Impuissante à dépasser l’horizon de son pays natal, elle n’a jamais pu s’élever à une vision universelle de l’homme et de la vie humaine » (Cité par Henri Massis dans l’Occident et son destin). Cette vision réductrice et péjorative, surprenante à première vue, n’était pas rare chez les universitaires de l’époque, tant français qu’anglais et allemands : ils révéraient “l’indianisme” - leur spécialité et leur chasse gardée – mais, au fond d’eux-mêmes, détestaient l’Inde. Aujourd’hui personne n’oserait écrire de semblables énormités mais la tendance est au contraire à tout relativiser et à tout niveler, au nom d’un humanisme multiculturel.
    11. Texte cité par Michel Vâlsan dans Études traditionnelles, sept.-oct. 1971. D’après d’autres auteurs (J.-P. Laurant, M.-F. James), c’est Sylvain Lévi qui aurait refusé lui-même l’approbation écrite pour enregistrer le sujet.
    12. Voici cette “flèche du Parthe” néo-thomiste : « Si le pseudo-orientalisme théosophiste dont la propagande inonde actuellement l’Occident représente pour l’intelligence une menace de déliquescence et de corruption radicale, il faut bien avouer que le remède proposé par M. Guénon — c’est-à-dire, à parler franc, une rénovation hindouiste de l’antique Gnose, mère des hérésies —, ne serait propre qu’à aggraver le mal ».
    13. Un cas ambigu fut celui de Mircea Eliade (que l’on ne saurait d’ailleurs rattacher à l’indianisme français), dont l’œuvre doit beaucoup à Guénon — il sut, comme H. Corbin et G. Dumézil, diffuser certaines idées traditionnelles dans un langage et avec un appareil critique acceptables par les universitaires — mais qui n’eut jamais le courage de reconnaître sa dette intellectuelle. Il y aurait d’autre part bien des choses à dire sur la “récupération” diffuse de certains thèmes guénoniens par nombre d’auteurs, en les isolant de leur axe essentiel et en les détournant, avec plus ou moins d’adresse, pour leurs propres fins (pseudo-ésotériques, voire politiques). Guénon disait lui-même : « La meilleure façon de faire le silence sur une œuvre, c’est de la plagier ».
    14. Trop de guénoniens s’estiment quittes avec la tradition hindoue lorsqu’ils ont lu les deux ou trois livres du maître sur le sujet. Ceux-ci sont indispensables mais on ne saurait s’y limiter, sous peine de méconnaître des pans entiers de l’hindouisme, comme nous le montrerons dans la suite de cet article. On constate aussi que, à de rares exceptions près, les guénoniens de la “première génération” ne se sont pas tournés vers l’Inde, paralysés sans doute par l’impossibilité (?) d’obtenir un rattachement initiatique.
    15. Mais on peut aussi contester son appréciation des Chinois, « le peuple le plus profondément pacifique qui existe » (Orient et Occident, Trédaniel, 1987, p. 1O3) et estimer que, de façon générale, il a surévalué la capacité de résistance de l’Orient traditionnel au modernisme occidental.
    16. Sans se confondre pourtant avec la division occidentale entre “exotérisme” et “ésotérisme” car chacun des deux courants possède un aspect “public” et un aspect caché.
    17. Nous savons que Guénon n’aimait pas ce terme, trop lié aux trois religions monothéistes pour s’appliquer adéquatement à la Shruti ; il préférait parler d’ « inspiration  directe ». Toujours est-il que l’Agama tient son autorité de lui-même et non du Vêda, même si ce n’est pas l’opinion des brâhmanes “orthodoxes” (au sens guénonien) qui voudraient ranger Agamas et Tantras dans la Smriti.
    18. Études sur l’hindouisme, chap. III et VII. Guénon dissipe la confusion fréquente entre tantrisme et magie ; reconnaissant celle-ci comme une science traditionnelle authentique, il lui refuse nonobstant toute qualité initiatique. Cependant comment a-t-il pu nier que la magie joue un rôle important dans le quatrième Vêda ?
    19. On répondra que le hatha-yoga, discipline tantrique en son origine et en son essence, a déjà largement pénétré l’Occident mais en fait c’est un leurre, car personne ou presque ne l’enseigne dans cet esprit : soit on en fait une gymnastique raffinée, soit, quand on le spiritualise, c’est dans un vague sens “patañjalien”, en oubliant du reste que les Yoga-sûtras ne s’adressent pas à des “maîtres de maison” mais à des ascètes renonçants.
    20. Les objections que nous prêtons à notre “Hindou à l’esprit ouvert” (aussi hypothétique et imaginaire, nous le reconnaissons, que le “Persan” de Montesquieu) peuvent paraître contredire l’appréciation très élogieuse portée sur Guénon par les pandits de Bénarès (voir note 7). Mais ceux-ci, que fréquenta Alain Daniélou, forment une élite très particulière. Il vaudrait aujourd’hui de leur poser une semblable question. Rappelons aussi la phrase de Ramana Maharshi : « La réincarnation existe aussi longtemps que l’ignorance existe ». C’est un thème fréquent de l’hindouisme qu’une chose peut être vraie à un certain niveau de la conscience et cesser de l’être à un niveau supérieur. René Allar a écrit assez justement : « Il y a réincarnation du point de vue empirique, transmigration du point de vue théologique et ni l’une ni l’autre du point de vue métaphysique ».
    21. Quoique le nationalisme soit une doctrine antitraditionnelle, il faut cependant comprendre, si l’on se reporte au XIXe siècle et à la première moitié du XXe, qu’il était un mal nécessaire et un passage obligé, non seulement pour se libérer du joug anglais mais même pour réveiller les énergies spirituelles du sous-continent. Malheureusement, lorsqu’on utilise les idées de l’adversaire on en est toujours un peu contaminé.
    22. Précisons toutefois, pour faire bonne mesure, que Gandhi n’est pas davantage, au même sens guénonien, un “homme de la Tradition”. D’une intellectualité réduite, ayant subi beaucoup d’influences occidentales (protestantisme, théosophisme, Tolstoï, Ruskin, Thoreau) ou extra-hindoues (puritanisme jaïn), il ne peut être considéré comme un vrai maître spirituel, malgré son incontestable force d’âme ; sa haine du sexe, la façon quasi “magique” dont il a utilisé le jeûne, et sa “non-violence” même qui a déchaîné tant de violence sont des signes au moins ambigus et peut-être inquiétants ; du moins une part de son psychisme était-elle profondément en phase avec la sensibilité populaire hindoue. Chez ses “successeurs” (Nehru et sa dynastie), plus rien de l’esprit traditionnel ne subsiste, sinon sur un mode purement rhétorique et tactique. Le laïcisme, le socialisme, l’humanisme peuvent en effet avoir leur utilité comme “contrepoids” au fanatisme intégriste, mais ils n’ont pas la moindre résonance avec le Sanâtana Dharma.
    23. Études sur l’hindouisme, p. 159 (à propos du livre de Vivekânanda sur le Râja-yoga).
    24. C’est la même aversion qui le fit se méprendre sur Jung. Partant du principe que toute la psychanalyse est diabolique et contre-initiatique, Guénon n’a pas vu que le rôle (providentiel ?) de Jung avait été, non pas de tirer l’homme encore plus bas, de “l’enfoncer” encore plus que ne l’avait fait Freud, mais au contraire de limiter les dégâts, d’opérer un certain redressement en sauvant de la méthode ce qui méritait de l’être et en la débarrassant de ses opacités et de ses obsessions les plus vénéneuses. Qu’il n’ait pas été suivi ou bien compris est une autre affaire mais c’est son mérite d’avoir tenté — quoique trop timidement car il n’osait s’affranchir de son milieu — de réorienter le “psychique” vers le “spirituel”. Il est vrai que Guénon n’a pu connaître ses écrits les plus intéressants, ce “dernier Jung” alchimique et catholique.
    25. Tous deux disparurent en 1950 et Guénon (dont on sait qu’il naquit l’année de la mort de Râmakrishna) les suivit de très près.- On ne peut nier la valeur de certains maîtres hindous plus récents (par ex. Shri Nisagardatta Maharaj ou W.L. Poonja) mais ils se situent, pour parler vite, dans la lignée “néo-védantine” de Ramana Maharshi, en y ajoutant une certaine tendance “psychologisante” (et même franchement “psychanalysante” chez un Swami Prajnanpad). Ces modernes gurus, comme beaucoup de lamas tibétains , répondent moins à un besoin doctrinal qu’à une angoisse existentielle, plus térébrante encore aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, et il est frappant que même la méditation soit utilisée désormais dans un but thérapeutique, alors qu’on n’y accédait pas autrefois avant que le “mental” ne fût complètement purifié.
    26. On ne veut pas diminuer ici l’apport de Frithjof Schuon, de Julius Evola ou de A.K. Coomaraswamy (qui fut peut-être le vrai “frère spirituel” de Guénon) mais, d’une part, tous lui doivent immensément et, d’autre part, aucun n’a eu un sens métaphysique aussi pur et une connaissance aussi vaste de la Science sacrée.
    27. Les lecteurs curieux d’observer certaines modifications que Guénon a décidé d’introduire dans la réédition de 1947 (actuellement la seule disponible) par rapport à l’édition de 1925 se reporteront au livre très fouillé de Bruno Hapel, René Guénon et l’esprit de l’Inde (Trédaniel, 1998). Cet auteur, qui poursuit un admirable travail documentaire sur des écrits peu connus de Guénon (cf. son dernier ouvrage René Guénon et le Roi du monde, même éditeur, 2001), déplore avec raison le manque consternant de soin avec lequel certains de ses ouvrages posthumes ont été publiés. Comment ne pas souscrire à la remarque qu’il exprime p. 147, note 26 : «  On peut regretter de ne pas disposer d’une édition complète de l’œuvre de René Guénon proposant tous les textes avec leurs variantes qui sont riches d’enseignements. Le lecteur confronté à l’édition actuelle (malheureusement désordonnée) de cette œuvre devra se soucier de la chronologie qui en marque le déploiement cyclique » ?
    28. Raymond Queneau comparait même Guénon à Proust ! Indépendamment du style, et avec la distance qui sépare un métaphysicien d’un romancier, les deux hommes ont en commun une certaine recherche de “l’origine” et de “l’éternel présent”.
    29. Qualifier René Guénon (comme l’a fait, par une gratitude compréhensible, Michel Vâlsan) de “Boussole infaillible” et de “Cuirasse impénétrable” n’est peut-être pas la meilleure manière de servir sa mémoire. De telles expressions tendent à accentuer l’aspect défensif et fermé d’une œuvre qui est assez forte pour supporter la critique et qui, quand on la lit bien, est beaucoup plus ouverte et nuancée qu’on ne le dit.
    30. La distinction guénonienne entre “voie mystique” et “voie initiatique” reste cependant valable mais souffre quelques exceptions ou admet des cas ambivalents. Elle ne peut se réduire de toute façon aux termes contraires de “passivité” et d’“activité”, car ces deux attitudes coexistent ou alternent dans toute vie spirituelle authentique (à une telle opposition la sagesse hindoue répondrait peut-être neti neti…). D’autre part, il n’est pas sûr que le mysticisme soit un phénomène purement occidental : le soufisme persan, le sikhisme, la bhakti hindouiste elle-même (tant shivaïte que vishnouite), tout en étant aussi des voies initiatiques, présentent des traits mystiques. – Sur cette question de “l’antimysticisme” de Guénon, le récent livre de Xavier Accart, l’Ermite de Duqqi (Archè, 2001) apporte un éclairage assez nouveau, surtout dans le dernier chapitre intitulé “Feu et diamant” qui traite de la relation, sinon “conflictuelle” du moins difficile, entre Louis Massignon et René Guénon.
    31. Dire que Shankara n’a attaqué que les formes dégénérées du bouddhisme et jamais le Bouddha lui-même est inexact. Malheureusement, il a accusé Shâkyamuni de s’être adonné au “délire” et d’avoir eu du “dédain pour les créatures”, ce qui est un comble quand on connaît la compassion universelle de l’Éveillé. Cf. Maître Shankara, Discours sur le bouddhisme, traduction, présentation et notes par Prithwindra Mukherjee, Guy Trédaniel, 1985.
    32. Dans la première édition de Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929), il emploie même l’expression « révolution antibrâhmanique et antitraditionnelle » (cité dans B. Hapel, René Guénon et l’esprit de l’Inde, p. 142). À ses yeux, le bouddhisme n’est pas seulement “révolutionnaire” mais “véritablement anarchique”, de par sa négation absolue des castes (ibid., p. 139).
    33. Dans cette même édition originale d’ASPT, Guénon consacre tout un passage (qu’il fera bien de supprimer dans la seconde édition de 1947) à ce “parallèle” entre deux doctrines « ayant le même caractère négatif et anti-traditionnel ». « Le Protestantisme, écrit-il [nous respectons ses majuscules], fut surtout l’œuvre des princes et des souverains, qui l’utilisèrent à des fins politiques, et sans lesquels […] il n’aurait sans doute eu qu’une importance fort limitée ; il supprime le clergé, comme le Bouddhisme rejette l’autorité des Brâhmanes ; ses tendances individualistes, qui préparaient la voie aux conceptions démocratiques et égalitaires, représentent en cela l’équivalent de la négation des castes ; et il ne serait peut-être pas très difficile de trouver encore d’autres points de comparaison ». Et il ajoute en note : « Il y a lieu de noter cependant, sur un point important, une différence au moins apparente : le Protestantisme maintient l’autorité de la Bible, tandis que le Bouddhisme rejette celle du Vêda ; mais, en fait, il ruine cette autorité par le “libre examen”, de sorte que cette différence est beaucoup plus théorique qu’effective » (B. Hapel, ibid., pp. 144-145).
    34. Ou par rapport au taoïsme quand il s’agit du bouddhisme chinois : le second, selon lui, aurait emprunté certaines de ses méthodes au premier, quand il ne lui aurait pas même servi de “couverture”. Cela n’est pas nécessairement faux mais revient encore à dévaloriser l’originalité du bouddhisme.
    35. Peu importe aussi, lorsqu’on écoute la musique de Bach, de savoir qu’il était protestant et donc appartenait à une tradition “hétérodoxe”…
    36. Cette opinion paraîtra bien pessimiste à tous ceux qu’émerveille le fait que certains pèlerinages hindous puissent encore rassembler des dizaines de millions de personnes. Mais cette ferveur incontestable et spectaculaire n’empêche pas le matérialisme pratique de “progresser” fortement en Inde et d’ailleurs on ne voit pas, étant donné le contexte historique et “cyclique”, comment il pourrait en aller autrement.
    37. Études sur l’hindouisme, « L’Esprit de l’Inde », p. 23.

     

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    Guénon, l'ésotérisme et la modernité

    « La nuit est indispensable à l'esprit de l'homme, comme à son corps le sommeil. »

    Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse

    Le soupçon guénonien jeté sur l'historicité est caractéristique du rap­port équivoque entretenu par l'ésotérisme avec la modernité. Au ras de l'événement, la pensée de Guénon inventorie l'histoire, en procédant à une dévaluation radicale de sa légitimité. Ne constitue-t-elle pas le terrain approprié à une descente progressive, le domaine particulier où la quantité investit toutes les modalités de la signification, l'instance suprême qui préside à la solidification croissante du monde, « éloignement graduel du principe, nécessairement inhérent à tout processus de manifestation, […] le point le plus bas revêt l'aspect de la quantité pure, dépourvue de toute dis­tinction qualitative […] », limite au demeurant hors d'atteinte, « en dehors et au-dessous de toute existence réalisée et même réalisable » (1). Même cette face lumineuse sur laquelle Jean-Pierre Laurant a insisté, site de la trans­mission initiatique malgré tout, parachève l'inéluctable obscurcissement de la connaissance, sauf chez ceux qui s'avèrent destinés « à préparer, dans une mesure ou dans une autre, les germes du cycle futur » (2). Cependant, la dénégation de l'histoire, en l'affaire, prend encore appui sur l'historicité, puisque l'invite à détacher le cyclique du linéaire, provoque la reprise symbolique d'un corpus événementiel qui ne fait que changer de statut.

    Loin de dissoudre un fait, unique dans sa détermination, les correspon­dances, qui le révèlent sur leur trame, en assurent la pertinence aux différents niveaux de la compréhension. Tout se passe comme si l'ésotérique retournait l'historique selon une série temporelle involutive, le couple descente/remontée rétablissant, de l'envers à l'endroit, la fonction dévolue précédemment à la dualité grandeur/décadence. Prospective à rebours, les indicateurs du présent ouvrent alors aux commutations du primordial plutôt qu'aux altérations de l'institué. Seulement le primordial et l'institué sont désormais reconduits à ce terme insaisissable du futur antérieur où depuis toujours bascule le temps. L'ésotérique profite des difficultés de l'historicité à dissoudre un surcroît de significations excédant la rationalité des projets successifs qui la nourrissent. Orbites insolites, phénomènes récurrents, structures erratiques, autant de résidus statistiques dessinant plusieurs formations aléatoires susceptibles de résister aux hypothèses de la linéarité cumulative et de la causalité régressive. L'ésotérique n'abolit pas l'historique, non plus qu'il lui échappe, quoiqu'il en parut, mais au bout d'un certain nombre de silences, le progrès se trouve en posture sociologique d'être appréhendé comme un mystère à élucider.

    Pour preuve, dans la pensée de Guénon, le statut reconnu au Kali-­yuga, à la fois accomplissement d'un processus cyclique de la dégradation et renversement du cycle sur lui-même :

    « […] il faut que son développement se poursuive jusqu'au bout, y compris celui des possibilités inférieures de "l'âge sombre" pour que l'intégration de ces résultats soit possible et devienne le principe immédiat d'un autre cycle de manifestations et c'est là ce qui constitue son sens bénéfique » (3).

    D'où la tentation qui pourrait ne pas s'avérer qu'intellectuelle de concourir humainement à presser un enchaînement irrésistible. On sait que Guénon fit un choix opposé dont cependant l'issue métaphysique démentait a priori le succès. L'élite de ceux qui savent n'était-elle pas amenée à diminuer jusqu'à une quasi-extinction au fur et à mesure des amplitudes du Kali-yuga ? De toute manière céder à une fuite en avant gnostique serait revenu à acquiescer aux impostures les plus manifestes imputées à la modernité, qui, effaçant la différence ontologique jusqu'au point ultime de sa dissolution, n'hésite pas à ériger l'archaïque en mode d'établissement d'une Tradition dépouillée de maintien régulier :

    « […] il ne s'agit plus simplement […] de la constitution d'une sorte de "mosaïque" de débris traditionnels, qui pourrait en somme n'être qu'un jeu tout à fait vain, mais à peu près inof­fensif ; il s'agit de dénaturation et, pourrait-on dire, de "détour­nement" des éléments empruntés puisqu'on sera amené aussi à leur attribuer un sens qui sera altéré, pour s'accorder à "l'idée directrice", jusqu'à aller directement à l'encontre du sens tra­ditionnel » (4).

    Le danger de contaminer l'éternel par l'élémentaire ou par l'éphé­mère, incita Guénon à mettre l'accent sur l'intégrité des rites face aux avatars prétendument initiatiques banalisés par le siècle. Pas plus que l'on l’imaginerait demander aux traces matérielles livrées par l'archéologie la restitution des traits de l'âge d'or, arrêtée que serait la démarche rétros­pective aux prises avec de véritables seuils cognitifs, un mouvement de direction contraire, destiné à accélérer la réintégration principielle, n'évi­terait pas de buter sur l'impossible vulgarisation d'une connaissance médiate à l'histoire qui va l'obscurcissant (5). Impasse prévisible d'un développement déjà à l'œuvre dans les cultures les mieux préservées :

    « […] il suffit d'ail­leurs de voir, dans n'importe quel pays d'Orient, combien les préoccu­pations politiques  […] nuisent à la connaissance des vérités traditionnelles […] » (6).

    Dans ces conditions ne demeure logique qu'une inlassable volonté de rattachement. Reste que Guénon, désillusionné des ressources de l'Oc­cident, privilégia l'Islam à la veille de ses convulsions majeures. Reste aussi que l'alternative de la plupart des Églises chrétiennes, l'Église catho­lique au premier rang, en faveur d'un décentrement stratégique, les portera à sanctifier les pires errements du monde moderne, du moins tels qu'elles les considéraient auparavant. C'est que l'antithèse des voies dissimulait l'unité historiale du parcours, à savoir l'homogénéisation croissante de la planète sous le signe d'une Technique assez absolue pour mobiliser les énergies réputées les plus extérieures au champ de l'histoire. Pressentant l'âge sombre à l'aube des Lumières, Vico évoquait l'avènement d'une bar­barie cultivée. Ne pourrait-on en parallèle, désigner l'organisation du Chaos comme la figure métaphysique du règne sans partage de la Technique ? Car les sociétés profanisantes tirent leur énergie du bouleversement sys­tématique des valeurs, conditionné par l'irréversibilité du rapport entre production et consommation.

    Dorénavant, le désordre matriciel prime et réprime l'ordre principiel, inversant l'herméneutique des sociétés tradi­tionnelles, qui retournaient au chaos périodiquement, dans l'intention de l'exorciser en s'y rajeunissant. Inclinaison de pôle à pôle, l'axe de la connaissance ordonne une culture-mosaïque dont la cohésion repose sur la seule densité de sa masse, « assemblage de fragments par proximité, sans construction, sans points de repère, où aucune idée n'est forcément générale, mais où beaucoup d'idées sont importantes (idées-force, mots-­clefs) », distribuée en structures molles, si l'on ose dire, un fait additionné à un autre, un événement repoussant le précédent, culture qui s'alimente au bruit, rejetant au néant ce dont on ne parle pas ou ce dont on ne parle plus, mais culture qui est parasitée par le bruit, où l'information devient opaque à force de surabondance et demeure toujours sous la menace d'une implosion (7). Qui ne voit que la sociologie de l'occulte redouble, qu'un pareil régime de l'imaginaire prétendrait contraindre à la désoccultation permanente ?

    On sait le scrupule de Guénon recommandant, lors de ses dernières années, sans que l'option musulmane diminuât la valeur du propos :

    « […] pour le rattachement à plusieurs organisations, à la condition qu'il n'y ait pas d'incompatibilité entre elles (cela peut arriver dans certains cas), il me semble qu'on pourrait y appli­quer un proverbe qui dit : "Deux sûretés valent mieux qu'une" parce que surtout au milieu de la confusion actuelle, quelqu'un peut très bien ne pas savoir à l'avance de quel côté il lui sera possible d'obtenir les meilleurs résultats » (8).

    Si la modernité procède par l'aplatissement de toutes les valeurs également pesées à l'aune de l'évaluation individuelle, les mises en garde guénoniennes confortent, à première vue historique, les adeptes contem­porains du grand Tour de la spiritualité postmarxiste, de Katmandou à La Mecque ou à Taizé, du zen aux herbes sacrées. Cette quête, menée de désabusement en désabusement, ne réinvente-t-elle pas les images de l'er­rance qui, depuis Ulysse, signalent les aventures de la conscience occiden­tale ? Parce que rupture avec l'Orient des origines, la découverte de soi et du monde implique, pour parler comme Heidegger, la proximité de la distance. Le voyageur, lancé au péril des flots, attend des dieux qu'ils aident à son rapatriement, dans le sens le plus juste du mot. Mais, pour conduire trop loin et trop longtemps, le périple commence à effacer la trace des dieux eux-mêmes et, à leur suite, jusqu'au souvenir des terres essentielles. Pire, les substances se sont vues sommées d'entrer à leur façon dans le mouvement : « […] l'Orient immémorial doit lui aussi être débloqué », en effet « l'Orient fut immobile parce qu'il devait être la source éternelle de nos destinées progressives » (9).

    Il est vrai que cette prescience de Ballanche affectait l'universel enrôlement du sacré réalisé à son bénéfice par une démocratie soucieuse de fermer l'histoire. Faute d'une politique explicite, l'ésotérisme serait-il condamné à travailler pour autrui ou, malgré ses succès, à se rétracter selon une morphologie sectaire ? Seulement le roman­tisme, tirant les conséquences de la révolution kantienne, a transféré à la littérature la plus grande part des pouvoirs de la métaphysique. De ce fait, l'ésotérique et le poétique sont entrés en connivence, latéralement à une société dont le futur ébauche un gigantesque chantier aux dimensions de la Terre. De Hölderlin à Rilke, l'exil des hommes a suivi l'exil des dieux. Conscience de déficience du réel, une esthétique de l'absence répond à la prise de possession du monde par le Même :

    « Le temps de la détresse est celui où l'essence de l'amour, de la souffrance et de la mort n'est plus appris. L'homme lui-même sombre dans l'indéterminé quant à son être » (10).

    Très tôt, le sentiment fut vivace, de l'artiste à l'artisan, d'une défaite de l'homme devant la machine, et il n'est pas exagéré de dire que le socialisme originel y puisa d'instinct. Mais le règne de la quantité abolit l'harmonie des correspondances : en clôturant le monde sur le profane, il matérialise le sensible et solidifie le visible. Chiffres et jalons également communs à la poésie et à l'initiation :

    « Pour nos grands-parents encore, une "maison", une "fon­taine", une tour familière, et même leurs habits, leur manteau, étaient infiniment plus, infiniment plus familiers, chaque chose ou presque, un réceptacle dans lesquels ils trouvaient de l'humain et en épargnaient. Aujourd'hui l'Amérique nous inonde de choses vides, indifférentes, de pseudo-choses, d'attrapes-vies […]. Une maison au sens américain, une pomme ou une grappe de raisin américains n'ont rien de commun avec la maison, le froment, la grappe qu'avaient imprégnées les pensives expériences de nos aïeux […] Les choses douées de vie, les choses vécues, conscientes de nous, sont sur leur déclin et ne seront pas remplacées. Nous sommes peut-être les derniers qui aurons connu encore de telles choses. Nous avons la responsabilité de sauvegarder non seulement leur sou­venir (ce serait peu de chose et bien peu sûr) mais leur valeur humaine et larique (au sens des divinités du foyer) » (11).

    Déjà, en contrepoint des Lumières, avait-on vu courir d'antiques ter­reurs, mal jugulées par le rationalisme triomphant, et qui accompagnent plus qu'on ne l'a dit la Révolution française conquérante. Julien Gracq leur a rapporté la fortune du roman noir qui lézarde alors les belles certitudes de la culture classique (12). Vecteurs impérieux d'archétypes, les mythes reviennent en force tant éclate l'ambivalence de la modernité, entre la table rase qu'elle postule et les décombres dont elle fabrique son langage. Nietzsche, comme toujours, apprécie sans fard le dilemme :

    « […] il faut aller de l'avant, je veux dire avancer pas à pas dans la décadence (c'est ma définition du progrès moderne) » (13).

    L'éternel retour, suppose, dans sa pensée, une circularité qui n'est pas négation de l'historique, mais épure de son déroulement, de même que Guénon critiquera la conception cyclique chère à Mircea Eliade, trop marquée au regard de la Tradition d'une peur anachronique de l'histoire (14). Si donc les hantises perdurent, dans cette décadence qui colle au progrès, fascinante à l'instar de la décomposition des corps ou de la boue originelle, le retour d'Hermès contraste irrésistiblement avec l'acculturation au siècle des grandes reli­gions établies. Étrange chassé-croisé, de l'occulte et de l'institué, avertissant que le divin change de masque à la faveur d'une autre gésine de la Terre. Mais qu'en soit menacé le secret et les obstacles qui le préservent jailliront en files serrées. Guénon avisa de la multiplication des leurres, théosophie, spiritisme, recherches d'illusoires pouvoirs destinés à mettre leurs adeptes, quoiqu'ils en eussent, en bien étrange possession.

    Destruction de l'appa­rence, au cours d'une première longue durée, la modernité expose le sens, pendant une seconde, sous une impitoyable lueur qui le précipite à son tour dans la fusion dévorante d'une planète embrasée par sa propre unité (15). L'occulte prolifère, de tous les abois, exaspéré jusque dans ses rattache­ments, popularisant une eschatologie en guise de prévision. La désagrégation de l'histoire commence lorsque sa matière se dévoile : « Les idées ne convainquent plus, et les sacrifices qu'on leur a consentis déconcertent » (16), tandis que l'imaginaire dissout le réel au fur et à mesure que recule l'im­possible : « Ce qui aplanit les différences et favorise un clair-obscur où se fondent le soleil et le songe. La société n'est plus guère prise au sérieux… » (17).

    Pour sa part, Guénon ramasse et épure le long effort de restitution des sciences secrètes entrepris depuis cent ans et plus. Il l'accomplit et, l'ac­complissant, lui imprime une direction qui en accentue les effets. D'une certaine manière, l'ésotérisme fin de siècle, une fois dépouillées ses vêtures romantiques et quarante-huitardes, bascule à droite, comme le nationalisme et le régionalisme, selon une pondération stratégique de la France bour­geoise, mais d'autre part l'ésotérisme reconduit à sa vocation métaphysique, assigne au politique la part réduite des épiphénomènes. En réalité, au-delà de la doctrine, le déclassement ne couvrirait-il pas une dissimulation autre­ment décisive ? « Quand on veut dérober une entreprise à la vue de la société, il existe un moyen éprouvé : la tisser dans la trame d'une autre qu'elle approuve, et même tient pour digne d'éloges » (18). L'État universel en ges­tation ressent l'urgence de désamorcer les résistances en édulcorant l'his­toricité. Au reste, comment la leçon ne serait-elle pas tirée des impasses de la contre-révolution :

    « Si la tradition se maintient, c'est lorsqu'elle touche au fond et donc touche son fond… » (19).

    Lorsqu'il trace ces lignes, Jünger garde-t-il en mémoire un symbolisme quasi maistrien, prix à payer, dans les guerres et dans le sang, pour le passage d'un règne à l'autre, initiation à des métamorphoses de la substance rendant dérisoires les effondrements de sens qui partout les signalent ? Derrière la convulsion des formes, l'angoisse se profile, d'un fonds biologique en train de vaciller.

    « L'agitation moléculaire qui atteint aujourd'hui son maxi­mum historique, qui s'étend à la dimension planétaire, qui semble devoir s'accélérer jusqu'au paroxysme, signifie-t-elle la fin des structures, de toute structure, et prépare-t-elle la dissolution ? » (20)

    Or, Guénon, qui n'a pas traité de la Technique en tant que telle, a mis cependant en accusation l'utilitarisme promoteur d'un rapport uni­voque de l'homme à ses produits. Le travailleur moderne ne parvient plus à transcender l'usage de l'objet fabriqué en une médiation qui le parti­cularise dans l'ordo rerum, à la différence de l'artisan des sociétés tradi­tionnelles, dont l'activité recouvrait l'exacte portée d'un sacerdoce (21). Pareille régulation trouve son antithèse et prouve son manque dans la dégénéres­cence de l'argent et par l'argent, selon l'exacte mesure de la poésie ril­kienne : « Le monde rentre en lui-même ; les choses de leur côté, font de même, dès lors que de plus en plus, leur existence se transfère dans la vibration de l'argent et y développe une espèce de réalité spirituelle qui, aujourd'hui déjà, l'emporte sur sa réalité tangible » (22), frisson sacré devant lequel Guénon diagnostiqua le tarissement du monde livré au seul étalon, et prenons le mot dans tous ses sens, dont le règne de la quantité puisse s'accommoder sans restrictions (23).

    On comprend pourquoi, depuis l'âge romantique, et pas seulement dans la littérature, de petits groupes d'hommes ont mis l'accent sur un courant d'émotion à capter quelque part, société, nature, divinité, si le rassemblement des individus doit triompher de leur éparpillement à l'in­térieur de chacun d'eux comme dans leurs relations propres. Alors, le pèlerinage aux sources remplace les années d'apprentissage, l'éducation devient une quête, au terme de laquelle le candidat se découvre initié à l'essence de la vie plutôt que formé par ses difficultés (24). Le rapport de la modernité au sacré paraît inversement proportionnel au décloisonnement des sociétés d'ordres : il les reconstitue sur un mode incandescent. De là l'inachèvement, l'instabilité, la dissidence du pouvoir spirituel, toutes fron­tières brouillées avec le temporel. La cléricature laïcisée cherche sa légi­timité du côté de l'opinion, à qui elle rétrocède son magistère : « Il n'y a plus de descente inéluctable, univoque, nécessaire, du principe à l'événe­ment mais des interprétations contingentes et multiples... », donc tentation permanente pour les clercs de mettre l'éternel à l'encan (25).

    Une fascination pour la communauté fermée lui répond, créatrice de mythes, obsédée par les clefs cachées de l'histoire, au moment même où l'irruption des masses prétend installer la transparence au cœur de la Cité. Par le détour du roman, de la presse, de l'idéologie, la notion d'ordre expulsée des temps démocratiques revient au gré de leurs achoppements, puisque les foules n'éprouvent la souveraineté qu'en la ramenant à une matrice providen­tielle. Quelle meilleure justification que la conjuration permanente de ceux qui se ressemblent, communion des forts en lutte avec la société qu'ils prétendent dominer, devant les vieilles angoisses sans cesse renouvelées : « Les crises, les guerres, les révolutions se produisent sans qu'on ait pu les prévoir, ou les éviter, si on les avait prévues » (26). Évidence transcen­dantale pour l'ésotérisme que cet effacement des rangs, ensuite redistribués sur le tas, dès l'instant où les hommes choisissent de se classer plutôt que de se compter, mais, qui pour autant s'abandonnent à une dynamique purement réactionnelle : « […] personne dans l'état présent du monde occi­dental, ne se trouve plus à la place qui lui convient normalement en raison de sa nature propre », constatait Guénon (27).

    La dénonciation de la caste ou sa valorisation font appel à des malentendus identiques, négligeant qu'elle figure « la nature individuelle elle-même, avec tout l'ensemble des aptitudes spéciales qu'elle comporte et qui prédisposent chaque homme à l'accomplissement de telle ou telle fonction déterminée » (28). Mais rétablir envers et contre tout un pôle métaphysique interdit justement de céder à l'obsession du social, fut-il à manipuler au lieu de le subir. L'activisme ne perdure qu'en fonction d'une substitution moderne de la suggestion au symbole, du suffrage à l'appartenance. L'Orient détient sans doute la faculté d'un redressement qui échappe peu ou prou à l'Occident sinon analogi­quement et, en se portant vers le modèle oriental, sa vraie réforme, l'Oc­cident trouverait une protection contre lui-même. Toutefois l'envahisse­ment occidental a pris désormais des dimensions assez alarmantes pour entraîner l'Orient dans sa ruine :

    « […] ce mouvement anti-traditionnel peut gagner du terrain, et il faut envisager toutes les éventualités, même les plus défa­vorables ; déjà l'esprit traditionnel se replie en quelque sorte sur lui-même, les centres où il se conserve intégralement deviennent de plus en plus fermés et difficilement accessibles et cette géné­ralisation du désordre, correspond bien à ce qui doit se produire dans la phase finale du Kali-yuga » (29).

    L'hypothèse de la crise passagère d'un Orient sous influence, cède en conséquence devant celle d'une chute irrémédiable de l'Occident emportant avec lui le reste de la planète. Mais le pire, serait-il sûr, « le signe précurseur du moment où suivant la tradition hindoue, la doctrine sacrée doit être enfermée tout entière dans une conque, pour en sortir intacte à l'aube du monde nouveau », la prévision guénonienne balise une retraite en bon ordre :

    « L'esprit traditionnel ne peut mourir, parce qu'il est, dans son essence, supérieur à la mort et au changement, mais il peut se retirer entièrement du monde extérieur et alors ce sera véri­tablement la fin d'un monde » (30).

    Autour du mythe de l'arche s'est toujours cristallisée l'attente de grands passages, dont les eaux viennent engloutir terres et villes légen­daires. Mais l'imaginaire des mutations sacrées revendique aussi l'enfouis­sement des existences souterraines, descente « dans l'invisible, dans l'oc­culte ou le non-manifesté, du centre qui conserve intacte la spiritualité primordiale non humaine » (31). Et il y a peut-être un signe des temps à ce que cette doctrine traditionnelle devienne très exactement une poétique sous la plume de Rilke, acharné à soustraire une réalité dont il devine que partout l'âme commence à dépérir :

    « La nature, les choses de notre commerce et de notre usage, sont choses provisoires et caduques ; mais elles sont aussi [...] des complices de notre détresse et de notre joie, comme elles ont été les familières de nos ancêtres. Il ne s'agit donc pas seulement de ne pas condamner ou rabaisser l'Ici ; mais du fait même de la précarité qu'ils partagent avec nous, ces phénomènes et ces choses doivent être par nous compris selon la plus intime entente et transformés. Transformés ? Oui, car notre tâche est d'imprimer en nous cette terre provisoire et caduque si profondément, si douloureusement et si passionnément que son essence ressuscite "invisible" en nous. Nous sommes les abeilles de l'Invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible, pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'Invisible » (32).

    La fragilité intérieure de Rilke, elle revient si souvent dans sa cor­respondance avec Lou Andreas-Salomé, « tout me traverse au galop, l'es­sentiel et le plus accessoire, sans que se forme jamais en moi un noyau, un point fixe » (33), le dispose à fondre l'art avec la vie comme instrument destiné à sauver, l'heure presse sur l'horloge du Temps, qui hâte leur disparition, leur inutilité, nous dirions leur obsolescence, « tant de choses visibles qui ne seront pas remplacées » (34), et les sauvant, à les réunir aux archives vivantes de l'éternel :

    « La terre n'a pas d'autre issue que de devenir invisible : en nous qui participons pour une part de nous-mêmes à l'Invisible, qui en possédons (au moins) des actions et qui pouvons aug­menter notre capital d'Invisible pendant que nous sommes ici ― en nous seulement peut s'accepter cette transfiguration intime et durable du Visible en Invisible, en une réalité qui n'ait plus besoin d'être visible et tangible, de même que notre propre destin, en nous, ne cesse de se faire à la fois invisible et plus présent. Les Élégies instituent cette norme de l'existence : elles affirment, elles fêtent cette conscience. Elles l'intègrent prudemment dans son histoire, en mobilisant pour cette hypothèse de très anciennes traditions ou rumeurs de traditions […] » (35).

    De la recharge de sacré à la revendication emblématique, il n'y a qu'un pas : « Nous sommes […] ces transformateurs de la terre », puisant dans une hétérogénéité radicale, celle de l'intercession, « l'ange des Élégies est le garant du plus haut degré de réalité de l'Invisible », figure étrange de gardien du mystère, « Tous les mondes de l'univers s'abîment dans l'Invisible, qui est pour eux le degré de réalité suivant, plus profond… », figure terrible de veilleur hiératique, « quelques étoiles s'exaltent immédia­tement et disparaissent dans la conscience infinie des anges », témoin de l'intériorité dont le secret hante l'artiste voué à l'insécurité de l'entre-­deux, à l'épuisement de convertir en un double l'Ouvert des choses, « d'autres sont affectées à des êtres qui les transforment lentement, labo­rieusement, et dans l'effroi et le ravissement de qui elles accèdent à leur état suivant, à leur réalisation invisible » (36). L'art devient cette initiation d'un autre genre, maintenant que « tout paraît volatilisé et devenu flot­tant », que « les événements qui nous touchent le plus renoncent à être visibles », que « presque partout les catastrophes matérielles ont remplacé les événements chargés de l'esprit » (37). Il n'est pas étonnant que l'on ait pu dater la naissance de la philosophie moderne du jour où elle cessa d'accorder intérêt aux anges (38). En revanche l'angélologie rilkienne répond à une sorte de décréation, elle vise un état problématique où l'introduit l'exil gnostique :

    « Mon corps est devenu une sorte de trappe ; au lieu d'accueillir et de restituer, comme jadis, il happe, il enferme ; une surface faite de trappes dans lesquelles des impressions torturées dépé­rissent, une zone figée, un matériau non conducteur ; et, très très loin, comme au centre d'un astre en train de refroidir, le feu merveilleux qui ne peut plus que provoquer une éruption ici ou là, sous des formes troublantes et redoutables comme un cata­clysme pour la croûte indifférente. N'est-ce pas le tableau d'une véritable maladie, cet écartèlement de la vie en trois zones dont la plus superficielle ne recherche des stimulations que dans la mesure même où les puissances intérieures ne l'atteignent et ne l'ébranlent plus » (39).

    Tout se passe comme si la modernité bouleversait l'économie sym­bolique en déréglant les rapports entre l'âme, l'esprit et le sensible. Temps de l'histoire et temps du secret permutent dorénavant, de la renaissance à la nostalgie... L'obscurcissement de la Tradition s'accompagne du scin­tillement des Lumières, tandis que la remontée de l'occulte assujettit la connaissance au regard vulgaire. Guénon, de ce point de vue n'a ménagé ni les illusions ni les compromis, là où tant d'initiés prétendus se flattaient d'apporter réparations et convenances. Le déroulement cyclique ira à son terme puisqu'il est développement d'un principe. Pour autant, l'auteur de La Crise du monde moderne n'évitait pas de donner l'impression qu'il y aurait malgré tout des sites privilégiés, quant à l'esprit traditionnel, mani­festant une supériorité intrinsèque de l'Orient sur l'Occident, et de façon certaine une difficulté du christianisme, de ce point de vue, religion trop moralisante, trop sentimentale, en un mot trop offerte aux sécularisations.

    Au reste, la gnose contemporaine reprendra ces critiques sous l'accusation d'un historicisme généralisé, qui conduira à une identique survalorisation musulmane, par ex. dans la pensée d'Henry Corbin. Pour sa part, Rilke écartait du « ciel chrétien » l'ange des Élégies en le rapprochant au contraire des « figures d'anges de l'Islam », principes liés à la manifestation qui le touchaient directement : « Il y a en moi une manière, une passion finalement tout à fait indéfinissable de vivre Dieu », plus proche aussi de l'Ancien Testament que de ce qu'il appelait « la Messiade », préférence pour une divinité qui ne réclame pas la foi mais engendre l'appartenance, « Un Dieu à qui l'on appartient de par son peuple, parce qu'il vous a fait et formé depuis toujours dans vos pères », tel celui adoré par les Juifs ou les Arabes, voire « les Russes orthodoxes » ou encore « les peuples de l'Orient et de l'Ancien Mexique » (40).

    Alors que la foi nécessite de « tenir pour vrai ce qui partout où Dieu est origine, est vrai », un Dieu « éprouvé originel­lement ne sépare ni ne distingue le Bien du Mal par rapport aux humains mais pour lui-même… » (41). Réflexions qui n'étonnent guère chez un lecteur attentif de Fabre d'Olivet, et qui esquissent une politica hermetica hors des tentations de forcer la société, dans une direction ou dans une autre. Rilke qui définissait la révolution comme « l'élimination des abus au profit de la tradition la plus profonde » (42), et qui montrait un goût prononcé pour Spengler et son Déclin de l'Occident (43), pouvait à l'occasion céder à un emportement face aux soubresauts de l'histoire, mais doutait au fond de l'événement, de son intérêt, de la créance en la justice sociale : « La situation de personne dans le monde n'est telle qu'elle ne puisse tour­ner au profit particulier de son âme… » (44), intuition corroborée par les récurrences du déséquilibre métaphysique :

    « Dans un monde qui essaie de diluer le Divin dans une sorte d'anonymat, il était inévitable que prospérât cette surestimation de l'humanitarisme qui fait attendre de l'aide humaine ce qu'elle ne peut pas donner. Et la bonté divine est si mystérieusement liée à la dureté divine qu'une époque qui entreprend de la dis­tribuer en devançant la Providence fait resurgir du même coup parmi les hommes les plus vieilles réserves de cruauté » (45).

    Jamais l'ésotérisme ne se trouve en porte à faux aussi évident que lorsqu'il affronte les croyances égalitaires. Prétendre lire en filigrane des sociétés et des civilisations (et logiquement l'ésotérisme parle plus volon­tiers des secondes que des premières), la présence, fût-ce en creux, d'une répartition des hommes suivant un système de castes qui seraient natu­relles, creuse la distance majeure. À première vue, l'incompatibilité éclate, foncière, avec la démocratie, le régime par excellence frappé au signe du Kali-yuga, et l'occulte semble tenir lieu d'un exotisme par d'autres moyens. Au mal d'être-en-situation les remèdes diffèrent. Gobineau s'en va, revient, repart encore, perpétuel errant poursuivi par son époque, que l'Orient tiendra sans pouvoir le retenir, puisque les fils de Roi n'ont plus leur place nulle part, mais Guénon longtemps sédentaire, excepté son séjour algérien, ne rejoindra l'Orient qu'au terme d'un cheminement dans la Tradition.

    Mais pour Nerval, la conjugaison du dépaysement intérieur et extérieur n'empêchera pas la catastrophe finale… La Tradition pays de nulle part, le seul que le progrès n'atteigne jamais ? Et le départ de l'initié resterait-­il sans conséquences sur l'initiation ? Alors, l'abandon de l'Europe, dit­-on, par les Rose-croix, en plein XVIIe siècle, fournit un inépuisable sujet de méditations à l'adepte ou à celui qui, faute de mieux, se glisse dans la peau de l'adepte. Partout la connaissance différencie le savoir que répand l'égalité. Sur le triple critère de l'affiliation, de la transmission et de la hiérarchie, comment classer la Maçonnerie, par ex., à droite, à gauche ou encore au-dessus ? Équivoque de l'occulte, même désaccordé, qui s'ac­commode mal de la souveraineté de la foule tandis qu'il profite des coups portés par elle aux croyances officielles.

    C'est que l'ambiguïté s'attache particulièrement aux phénomènes de masses à la fois destructeurs et créa­teurs de pouvoirs, destabilisateurs sans réticence et propagateurs de confor­misme. D'une part, la modernité postule la levée de tous les secrets, de l'autre ses faveurs en accroissent irrésistiblement le volume. Il n'y a pas de découverte qui ne se paie, quelque part, d'une recouverte, un gain qui ne se traduise par une perte. Au gré des nostalgies de l'homme occidental confronté au recul de l'organique devant le mécanique, les figures du retrait purent proliférer. L'ésotérisme reproduit à ce stade, un univers absolu de la mémoire donné comme le nom profane de la Tradition. Cependant l'humanité ambitionne de mettre la science au service d'une récapitulation générale des siècles. Les contaminations étaient inévitables, dont Guénon avertira que sous prétexte de spiritualisme renouvelé, l'invisible se trouve rabaissé en technique :

    « Quant à retourner effectivement dans le passé, c'est là une chose qui, comme nous le disons ailleurs, est manifestement aussi impossible à l'individu humain que de se transporter dans l'ave­nir » (46).

    Contre les divagations des théosophes et des spirites, il en appelle à la théorie du mouvement ou à la physiologie du cerveau (47). Ce refus d'un occulte naturalisé en anticipation situe l'exacte réformation guénonienne, soucieuse de toujours rapporter la Tradition à la métaphysique, et qui donc, avec rigueur, déclasse la matière communément appelée occulte. En revanche, si pareille matière a nourri beaucoup d'élaborations sectaires, si elle a parsemé de ses atomes doctrines et comportements, la grande production idéologique lui a échappé. Difficultés de nature ou difficultés de circonstances ? L'hypothèse que l'idéologie naîtrait d'une mutation gnos­tique des grands monothéismes n'affecte pas l'occulte proprement dit. En effet, la foi lui fait défaut et il se dérobe à l'histoire, conjonction interdisant la foi en l'histoire et dans ses transformations » (48). Alors, son organisation profite-t-elle de toutes les ruptures de niveau qui réfractent le sacré ? Certainement, mais sur cette limite : les catégories du rattachement restent assujetties à la pesanteur du cycle. En quelque sorte une omniprésence sans imperium, une connaissance en danger de travestissement permanent, une autorité appuyée sur une morphologie précaire. Plus qu'un moteur, l'oc­culte ne serait-il pas une énergie ? Il constituerait, selon le sociologue américain Edward A. Tiryakian, « le sous-sol culturel » de la société occi­dentale, et serait par conséquent affecté de mouvements quasi géologiques :

    « Il y a des périodes historiques où l'ésotérique et l'occulte "font surface", où ils manifestent plus ouvertement, et ces périodes sont des périodes de changement qui s'accompagnent de tensions sociales et de déstructurations, par ex. à la Renaissance, au romantisme ou encore en notre siècle » (49).

    Ainsi l'ésotérique, partie prenante de l'avant-garde, s'avère-t-il exempt du soupçon de faire rétrograder l'esprit. Une telle sociologie de l'occulte milite pour un renversement de perspective qui prenne en considération la généralité du phénomène jusqu'à le constituer en troisième force entre la science et la religion, la science comme socle de la technologie et la religion en tant que croyance validée par l'histoire (50). Toutefois, aurions­nous affaire à la troisième composante d'une culture post-moderne ou bien à la première étape de cette dernière ? Dans les deux cas, une lecture purement profane, qui réserve plus qu'elle nie la dimension sacrée, accen­tue sans conteste la part du culturel dans les facteurs d'entraînement de ladite post-modernité (51). Assisterions-nous à la fin de l'ésotérisme, doré­navant à ciel ouvert d'après Raymond Abellio ? (52)

    Mais la matière occulte reste diverse, et dans le détail sa remontée prend des voies opposées, dont Guénon, censeur de l'occultisme, a marqué les contrastes : la fermeture aux influences d'en haut produirait un déséquilibre au bénéfice des influences d'en bas. La clôture du monde laisse proliférer la contre-initiation, telle la psychanalyse procédant par l'analyse obligatoire du futur analyste (53). Elle exploite les « résidus psychiques », provenant de centres initiatiques éteints ou de civilisations disparues, et qui en suspension dans l'air du temps deviennent aisément manipulable (54). Donc, la banalisation d'un certain occulte, loin de manifester un caractère positif, correspond à l'obs­curcissement accru de la Tradition, concourt à la descente prévisible du cycle. Là-dessus, le règne de la quantité n'offre aucune échappatoire et accentue encore, si besoin était, le pessimisme (mais quelle- signification ce mot peut-il prendre là ?) guénonien. Nous sommes loin de l'attente du Verseau, où notre fin de siècle berce quelques chimères tenaces que Guénon n'eut pas jugé aussi innocentes qu'il y paraîtrait (55). Déjà, à la fin du précédent, Saint-Yves d'Alveydre supputait la prochaine venue d'un âge d'or… (56)

    Finalement, le rapport ésotérisme/exotérisme inscrit la courbure révé­latrice. Car la Technique, en prenant possession de la Terre, laboure au plus profond. Elle ramène les songes évanouis, les pratiques disparues, les dieux oubliés. Dynamisme au rebours que Guénon a deviné et désigné. Seulement, la Technique ne travaille pas impunément à brouiller les repères qui signalent son empire, elle installe le monde dans un immense jeu de rôles incessamment redistribués, dans un échange perpétuel des identités. Comme Rilke le discerna, il s'agit de sauver les phénomènes au moment où vacillent les essences. Qu'Abellio ou Corbin aient dit leurs dettes envers la phénoménologie ne relève pas du hasard non plus. La Tradition recon­duit à l'autorité spirituelle débarrassée de tous ses adventices, Guénon n'y manqua pas :

    « Le pouvoir temporel […] concerne le monde de l'action et du changement : or le changement n'ayant pas en lui sa raison suffisante doit recevoir d'un principe supérieur sa loi… » (57).

    Nul besoin pour le spi­rituel de valoir autrement que pour ce qu'il représente, encore qu'à l'heure de la progressive fermeture des centres initiatiques plane la menace gran­dissante d'allégeances retournées. Alors le tellurisme insinue-t-il ses sym­boles et ses figures à la faveur des grandes conflagrations de l'âge noir. Mais la réduction au bios exalte particulièrement un recours à l'héroïcité. Elle n'exprime du reste que le premier stade de l'avènement du Travailleur souligné par Jünger, en ramenant toutefois le type dégagé à un matériau humain de plus en plus indifférencié et qui, par cette indifférenciation mimétique, décalque l'ordre du vivant afin de maîtriser la reproduction de son programme. La subversion de la nature élevée au rang d'une exploitation planifiée sous couleur de bonheur universel dévoile peut-être la grande finalité cachée des sociétés profanisantes. À suivre Jünger, la Technique présenterait désormais à l'homme une traite restée trop long­temps impayée. Or, de place en place, l'homogénéité gagne les écosystèmes, fabriquant une invisible entropie depuis longtemps redoutée par la science et que Zinoniev a sans doute touchée au plus juste avec la société de rats où il croit apercevoir le communisme déjà réalisé autour de nous et même dans nos projections mentales (58). Précisément l'ésotérisme est à contre-­courant de cette involution.

    La Tradition est mère d'un modèle d'homme différencié, selon la terminologie d'Evola qui, pénétré du désa­justement actuel de chaque individu entre les 3 races le constituant à l'état normal (où elles trouvent une possibilité d'accord), celle du sang, celle de l'âme et celle de l'esprit, concluait, pour notre âge sombre, à la seule justification d'une paternité spirituelle, « absurdité de la procréation » rem­placée par « la transmission d'un savoir et d'une orientation intérieure à ceux qui sont qualifiés… » (59). Ultime aboutissement du processus de descente cyclique : l'initié ne pouvant plus rien sur le monde ordonne sa vie de telle manière que le monde ne puisse pas plus sur lui, et s'ensevelit vivant dans l'initiation qui devient une espèce d'univers parallèle au nôtre mais de plus en plus séparé de lui. Les mariages de Guénon, la fondation d'une famille, l'existence très bourgeoise qui fut la sienne, aux antipodes des refus évoliens, tout cela manifesterait-il une différence de tactique ou une opposition de stratégie ? À une Voie de la main droite, faudrait-il, pour la Tradition, préférer une Voie de la main gauche appropriée aux Signes du temps ? (60) Le débat ne relève pas de l'anecdote, non plus qu'il se résout en une question de tempérament. Dénoncer l'illusion historique implique-t-il l'accès à autre Chose que l'historicité ? (61) Ou bien, l'histoire nous gorgerait-elle d'un leurre supplémentaire ? Entre la Tradition ruse de l'histoire et l'histoire ruse de la Tradition, la limite est-elle réellement une frontière ? Et pourquoi pas le point imperceptible où le cycle opère son renversement ?

    Evola rejetait l'idée de « restes traditionnels » encore assez puissants pour exercer une influence réelle (62). Il remettait donc en question la pri­mauté orientale selon Guénon : « C'est en Orient seulement qu'on peut trouver actuellement les exemples dont il conviendrait de s'inspirer », au nom du principe même (63). En vertu de quelle raison, l'enchaînement cyclique eût-il été brisé ici et non ailleurs ? L'approche de la fin du cycle ne faisait-elle pas que presser à son tour le déclin oriental ? Guénon abandonnant l'Europe, ce départ prenait une valeur symbolique qui évo­quait le repli mythique des Rose-croix. Mais. Guénon allait mourir un an seulement avant la prise du pouvoir par Nasser, et il avait eu le temps, avec le premier conflit israélo-arabe d'assister à l'éclatement de la nouvelle question d'Orient ? N'en fut-il pas de même pour Mat-Gioï (Albert de Pouvourville), mort au bout de 1939, alors que flambait l'Asie taoïste déjà minée par la révolution (64). Et que dire de Corbin, disparaissant lorsque le shi'isme prenait le visage d'une terreur parfaitement moderne (65). Occi­dentalisation néfaste serait en l'occurrence trop peu dire, puisque le révo­lutionnaire s'exprime dans le langage et dans la doctrine du religieux. Il n'y a pas exclusion mais mutation :

    « Le contenu du Livre saint ne peut donc, dans cette logique se justifier que s'il satisfait les besoins matériels et spirituels de notre temps ; plus : que s'il les satisfait mieux encore que n'importe quelle autre école ou doctrine » (66).

    Constat iranien qui vaut ailleurs, pour des formes asymptotiques de l'occidentalisation, entendons de la modernité puisque le Québec catholique expérimenta une révolution précisément tranquille, mais génératrices de bouleversements et susceptibles de dérapages, révolution islamique aujour­d'hui, demain bouddhiste ou hindoue, s'il se peut autres encore, toutes dressées contre l'Occident mais utilisant à son égard les puissances du négatif dégagées par ce dernier, puis imposées par lui à l'ensemble de la nature comme au reste du globe (67). Il en résulte que la tradition devient idéologie, descend dans l'histoire qui la sécularise promptement en la portant à l'incandescence de l'immédiat et lui impute une justification au monde par le développement de la raison, modèle de dégénérescence (ou d'acculturation) frappant par son universalité, théologie chrétienne de la révolution ou Islam révolutionnaire, correspondant à l'avènement mondial des masses, à la naissance de l'homme générique réduit aux attributs de l'espèce tel que le célèbre le règne de la quantité.

    De toute façon, il ne saurait y avoir de « révolution » guénonienne puisque le déroulement cyclique interdit à la Tradition de se manifester au rebours de la nécessité supra-humaine qui la commande. En s'obscur­cissant, la Tradition s'éloigne, elle ne décline pas dans une révolution qui l'abandonnerait aux avatars de l'humanité. La Tradition se retire de l'his­toire, elle la déleste et lui imprime en conséquence un mouvement accéléré de descente, à l'instar d'une trajectoire astronomique qui fait retour à son point de départ. Aussi, la réappropriation de l'occulte par une culture de la communication précipite-t-elle le retour d'Hermès, le bien nommé, dans une conversion du temps en espace gouvernée par l'achèvement du cycle actuel. La pensée de Guénon rejoint alors l'œuvre de Rilke, toutes deux raccordées à cet imaginal où Corbin avait désigné le paysage naturel de la Tradition. Espace de l'imagination créatrice, topographie spirituelle (68), qui ne se confond pas cependant avec l'espace initiatique, celui des centres réguliers, celui de l'Agartha dévolu au mystérieux Roi du Monde, celui où se tiennent ces Supérieurs plus ou moins inconnus (dont Fulcanelli offre le type énigmatique), même s'il en supporte les croyances adressées à un autre plan, monde intermédiaire parce que monde intérieur où s'épanouit « l'activité créatrice de l'homme » (69).

    Car tant de traits qui dénotent l'oc­culte nous reviennent au détour de recherches seulement philologiques ! Entre l'ésotérisme ressaisi par Guénon et l'idéologie restituée par Dumézil, n'y aurait-il que le moyen terme des origines hyperboréennes de la Tra­dition selon Evola ? Quelque chose ne serait-il en acte, ni métaphysique, ni histoire, « le symbolique dure et son évolution est largement indépen­dante de l'évolution économique et sociale » (70), qui conserverait la même autonomie vis-à-vis du Principe, existerait sans pour autant se traduire en institution ou en rattachement, et malgré tout constituerait un fonds inavoué, ou inavouable, ou encore inconscient, de représentations, que Tiryakian désigne comme un soubassement de la culture dont elles consti­tuent plutôt la superstructure, formes archétypales, structures anthropo­logiques de l'imaginaire d'après Gilbert Durand, soucieux d'en déduire une sociologie des profondeurs, retrouvailles avec la synarchie au premier sens du mot, socialité enracinée dans l'imaginaire des grandes fonctions, reflet de leurs tensions ou de leurs concordances :

    « […] l'histoire sociale est faite de l'éternel retour et de l'éternelle éclipse des mythes qui lentement émer­gent de l'inconscient collectif, composent et rusent… » (71).

    Pourtant, cette topique sociologique garde un ton trop analytique pour satisfaire un point de vue traditionnel. Ou la sinusoïde n'exprimerait alors qu'un énoncé purement descriptif de l'idéologie (selon l'acception du mot venant de Dumézil) des sociétés : « […] toute intention historique d'une société donnée se résout en mythe ; toute société repose sur un socle mythique diversifié, tout mythe est lui-même un "récital" de mythèmes dilemmatiques » (72), tandis qu'elle réserverait le sens d'une révolution cyclique effectuée sur un autre plan, l'idéologie, dans la signification accordée par Besançon, manifestant l'abaissement de la courbe appropriée à ce qu'Ortega y Gasset appelait la révolte des masses :

    « La masse en révolte a perdu toute capacité de religion et de connaissance, elle ne peut plus contenir que de la politique ― une politique frénétique, délirante, une politesse exorbitée puis­qu'elle prétend supplanter la connaissance, la religion, la "sagesse", en un mot les seules choses que leur substance rend propres à occuper le centre de l'esprit humain. La politique vide l'homme de sa solitude et de sa vie intime, voilà pourquoi la prédication du politicisme intégral est une des techniques que l'on emploie pour le socialiser » (73).

    Si le philosophe espagnol retrouve empiriquement les préoccupations topiques de la sociologie, confronté à l'homogénéisation de la société, en relevant les vieilles démonstrations de Guizot, de Humboldt, de Stuart Mill ― « pour que l'être humain s'enrichisse, se consolide et se perfectionne, il faut […] qu'il existe une "variété de situations". Aussi, lorsqu'une possibilité fait faillite, d'autres restent ouvertes » (74), l'homme-masse partout, triomphant et d'abord au cœur de l'Europe longtemps patrie de l'homme différencié, lui inspire un sentiment de pression à la hausse, « montée du niveau historique », « hauteur du temps », « croissance de la vie », offrant parmi les métaphores les plus saisissantes de l'emballement de l'histoire (75).

    L'épistémologie contemporaine intègre de mieux en mieux le catastro­phisme dans ses hypothèses, mais elle répugne encore à considérer l'éso­térisme comme quelque chose qui en dépasserait une illustration forte mais simple. Pourtant la saturation universelle par quoi se caractérise le règne de la quantité, masses, production, matière, n'induit-elle pas un renversement de figure familier à cette logique particulière de la contra­diction qu'est la ratio hermetica ? À un certain degré de vitesse acquise, une civilisation ne se trouve-t-elle pas en difficulté de produire toujours plus le type d'homme que son mouvement créateur exige d'elle pour la soutenir ? Il aura fallu notre fin de siècle frappée de plein fouet par la crise des valeurs prométhéennes, pour comprendre que le progrès n'a jamais été un principe de réalité que pour des couches sociales bien déli­mitées, bourgeoisies occidentales ou occidentalisées, selon la conscience du futur propre à l'homme faustien (76).

    Mais Faust ne présente-t-il pas un double visage ? Lorsque le progrès se brouille, l'eschatologie réapparaît, substitution que Tiryakian interroge sans sortir de la modernité : la fin de l'illusion et l'illusion de la fin (77). Plus qu'ils ne changent, les rôles s'échangent : l'Occident réintègre le concept de tradition au moment où l'Orient éprouve le besoin de maîtriser la pratique de la modernité. Mais ni l'un ni l'autre n'entendent perdre les fruits de leurs situations anté­rieures. Stratégies croisées qui exacerbent encore les malentendus ou les haines parce que désormais les rapports de force entrevus par Guénon commencent à développer toutes leurs conséquences (78). Ce qui fait que les combats se déroulent rarement terme à terme, mais souvent à fronts renversés (79). Si bien qu'on en arrive à se demander si la renaissance de la pensée traditionnelle n'est pas pour l'Occident un moyen inédit de surmonter la crise qui l'affecte comme elle affecte le monde, crise dont Guénon, avant nul autre, si ce n'est mieux que nul autre, sut retracer la dimension métaphysique.

    L'Occident n'a-t-il pas forgé son identité phi­losophique par le statut qu'il a reconnu à la rupture ? (80) Toute l'œuvre guénonienne tourne autour de la notion de crise, et la remontée vers la Tradition de l'âge sombre à l'âge d'or passe par elle. Guénon penseur de la crise ? Certainement, dans la mesure où il est le penseur de l'obscur­cissement de la Tradition, de sa nuit. Or, la modernité à son tour glisse dans la pénombre. Double obscuration. Les raisons de l'une ne sont-elles que l'envers de l'autre ? Alors fin d'un monde, non fin du monde, comme il y a fin d'un jour. Les romantiques ont abusé de la symbolique nocturne. À cet égard, mieux que Breton, Guénon ferme le romantisme, par ses sources venu jusqu'à lui (81). Quoi qu'il arrive en effet, la nuit finira. Mais, la veille ne se ramène pas à une question physique d'abord. C'est une décision intellectuelle, et elle s'appelle l'initiation. L'initiation ou la condi­tion de l'homme post-moderne, cet autre nom de l'homme occidental / occidentalisé au stade du Kali-yuga où il est parvenu. Car, l'Orient ne se trouve plus en Orient, il serait temps que l'Occident le comprenne… (82)

    ► Victor Nguyen, Cahiers de l'Herne n°49 consacré à R. Guénon, 1985.

    ◘ Notes :

    • 1. R. Guénon, Le Règne de la quantité et les Signes des Temps, Gal., 1945, Avant-­propos, p. 9.
    • 2. Ibid., p. 10.
    • 3. Ibid., p. 279.
    • 4. Ibid., pp. 240-241.
    • 5. Ibid., pp. 127-134.
    • 6. « La Diffusion de la connaissance et l'esprit moderne », Études traditionnelles, mai 1940, repris dans Mélanges, Gal., 1976, p. 145.
    • 7. Abraham Moles, Socio-dynamique de la culture, Denoël, 1965, p. 66.
    • 8. Lettre à F. G. Galvao, 12-11-1959, d'après J.-P. Laurant, Le Sens caché dans l'œuvre de René Guénon, L'Âge d'Homme, 1975, p. 240.
    • 9. J.-F. Marquet, « Ballanche et l'initiative odysséenne de l'Occident », in Les Pèlerins de l'Orient et les vagabonds de l'Occident, Cahiers de l'Université Saint-Jean de Jérusalem, Berg international, 1978, p. 39.
    • 10. Jean-Michel Palmier, Les Écrits politiques de Heidegger, l'Herne, 1968, p. 230.
    • 11. RM Rilke, « lettre à Witold von Hulewicz », 13 nov. 1925, Œuvres, t. III, Corres­pondance, Seuil, 1972, pp. 590-591.
    • 12. Julien Gracq, Préférences, José Corti, 1981, p. 119.
    • 13. F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Œuvres philosophiques complètes, Gal., 1974, p. 138.
    • 14. R. Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, Gal., 1970, pp. 25-28.
    • 15. Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Grasset, 1982, passim.
    • 16. Ernst Jünger, Eumeswil, La Table Ronde, 1978, p. 52.
    • 17. Ibid., p. 83.
    • 18. Ibid., p. 140.
    • 19. Ibid., p. 152.
    • 20. François Meyer, La Surchauffe de la croissance, Fayard, 1974, p. 124.
    • 21. Cf. Le Règne de la quantité, op. cit., pp. 53-65 et La Crise du monde moderne, Gal., 1946, pp. 96-112.
    • 22. RM Rilke, Œuvres, t. III, op. cit., lettre à Lou Andreas-Salomé, 1er mars 1912, p. 213.
    • 23. R. Guénon, Le Règne de la Quantité..., op. cit., chap. XV, « La dégénérescence de la monnaie », pp. 108-122.
    • 24. J. Gracq, op. cit., pp. 235-276.
    • 25. Roger Caillois, Approches de l'imaginaire, Gal., 1974, p. 65.
    • 26. Ibid., p. 85 ; de même : « […] pour instaurer dans la société un pouvoir spirituel, il faut réunir et séparer en elle une société tout inverse, spirituelle elle aussi, dont il émanera. Elle n'aura, pour se faire écouter, que le prestige de l'esprit. Ne disposant d'aucune contrainte, il faudra qu'elle fascine », p. 88.
    • 27. R. Guénon, La Crise du monde moderne, op. cit., p. 83.
    • 28. Ibid., pp. 83-84.
    • 29. Ibid., p. 114.
    • 30. Ibid., p. 115.
    • 31. J. Evola, Révolte contre le monde moderne, éd. de l'Homme, 1972, p. 277.
    • 32. RM Rilke, lettre à Witold von Hulewicz, op. cit., p. 590.
    • 33. Rilke à Lou Andreas-Salomé, 10 août 1903, in RM Rilke-Lou Andréas-Salomé, Correspondance, Gal., 1980, p. 94.
    • 34. Lettre à W. von Hulewicz, ibid.
    • 35. Ibid., p. 591.
    • 36. Id. pp. 591-592.
    • 37. Lettre à la duchesse Gallarati Scotti, 17 jan. 1926, RM Rilke, Lettres milanaises, Plon, 1956, p. 85.
    • 38. H. Corbin, préface à Aurélia Stapfert, L'Ange roman dans la pensée et dans l'art, Berg international, 1975, p. 10. Le numéro des Cahiers de l'Hermétisme, consacré à l'Ange et l'homme, 1978, sous la direction d'A. Faivre et de F. Tristan, montre bien que les anges permettent à l'esprit de surmonter ce que les auteurs repèrent comme le dilemme typi­quement occidental du mythe et de l'histoire, de l'inconscient et du conscient.
    • 39. Lettre à Lou Andreas-Salomé, in RM Rilke-Lou Andreas-Salomé, Correspondance, op. cit., pp. 308-309.
    • 40. Lettres à W. von Hulewicz, op. cit., p. 591, à Rudolf Zimmerman, 10 mars 1922, ibid., p. 508, et à Ilse Blumenthal Weiss, 28 déc. 1921, ibid., p. 485.
    • 41. Lettre à Ilse Blumenthal Weiss, ibid., p. 486.
    • 42. Lettre à Dorothéa von Ledebur, 19 déc. 1918, citée par Philippe Jacottet, Rilke par lui-même, Le Seuil, 1970, p. 126. Quant à ce « singulier Fabre d'Olivet », Rilke en parlait en termes particulièrement élogieux : « Pour la première fois j'ai l'impression qu'il y avait là quelqu'un qui possédait la juste notion des systèmes antiques, de l'essence de leurs communication et de leurs secrets », lettre à Marie de Tour et Taxis, 17 nov. 1912, Œuvre t. IIl, op. cit., p. 43. Aussi Furio Jesi, Esoterismo e linguaggio mitologico, studi su R.-M. Rilke, G. d'Anna, 1976.
    • 43. « Le Spengler est la première chose depuis longtemps qui m'ait refait quelque unité... » écrivait Rilke à Lou Andreas-Salomé (21 fév. 1919, Correspondance, op. cit., p. 361) à qui il avait envoyé Le Déclin de l'Occident : « [...] le gros, le merveilleux Spengler est arrivé le matin de mon anniversaire et cette journée que je n'avais jamais distinguée des autres le sera désormais, cette lecture l'a remplie du matin à la nuit, et j'ai continué depuis, comme si aujourd'hui lui aussi était encore un anniversaire sans fin » (L. Andreas-­Salomé à Rilke, 17 fév. 1919, I, p. 358).
    • 44. Lettre à Herman Pongs, 21-11-7924, Œuvres, t. III, p. 580. Rappelons que les évé­nements allemands de 1918 qui trouvèrent Rilke à Munich, avaient brièvement suscité son intérêt, cf. lettre à Clara Rilke, 7 nov. 1918, Œuvres, t. III, op. cit., p. 404.
    • 45. Lettre à H. Pongs, ibid., p. 582.
    • 46. R. Guénon, « La Gnose et les écoles philosophiques », série d'articles parus dans la Gnose en 1909 et 1911, repris dans Mélanges, Gal., 1976, p. 205.
    • 47. Ibid., pp. 206-209.
    • 48. Sur les rapports entre gnose et religion dans la genèse des formations spécifiques de la pensée que sont les idéologies, on se reportera au livre fondamental d'Alain Besançon, Les Origines intellectuelles du léninisme, Calmann-Lévy, 1977.
    • 49. Edward A. Tiryakian, « Ésotérisme et exotérisme en sociologie : La sociologie de l'Âge du Verseau », Cahiers internationaux de sociologie, vol. II, 1972, p. 48. Du même auteur « The Sociology of Esoteric Culture », American journal of Sociology, vol. 78, n° 3, nov. 1971, pp. 491-512, ainsi que le recueil de textes réunis par ses soins, On the Margin of the Visible : Sociology, the Esoteric and the Occult, John Wiley, New York, 1974.
    • 50. « La sociologie à l'Âge du Verseau », op. cit., pp. 49-50.
    • 51. Tiryakian s'appuie en particulier sur le point de vue de D. Bell, ibid., p. 39.
    • 52. R. Abellio, La Fin de l'ésotérisme, Flammarion, 1973, ainsi que Approche de la nouvelle gnose, Gal., 1981, sans oublier le Cahier de l'Herne à lui consacré en 1979 sous la direction de J.-P. Lombard.
    • 53. Le Règne de la Quantité.... op. cit., chap. XXXIV, « Les méfaits de la psychanalyse », pp. 222-229.
    • 54. Sur la notion de résidus psychiques, résidus abandonnés par les influences spiri­tuelles, lors de leur retraite sur « leurs anciens supports corporels, lieux ou objets », donc chargés encore d'éléments psychiques qui les rendent aisément manipulables, c£ Le Règne de la Quantité..., op. cit., chap. XXVII, pp. 181-196.
    • 55. À propos de l'ère du Verseau, le célèbre astrologue André Barbault remarque qu'elle ne débutera, de toute façon, pas avant le milieu du prochain millénaire : Connaissance de l'astrologie, entretiens avec Michel Reboul, Pierre Horay, 1978, p. 99.
    • 56. Cf. l'excellente monographie de Jean Saunier, Saint-Yves d'Alveydre : Ou la Synarchie sans énigme, Dervy-livre, 1982, passim.
    • 57. Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Vrin, 1929, p. 148.
    • 58. Sur le fameux Der Arbeiter (1932) qui a nourri la méditation heideggerienne de la Technique (cf. JM Palmier, Les Écrits politiques de Heidegger, l'Herne, 1968, pp. 187­-2l2) voir le livre de J. Evola, L'Operaio nel pensiero di E. Jünger, Volpe, Roma, 1974. Du même Evola ses mémoires, Le Chemin du Cinabre, Arché, Milan, 1983, pp. 189-195. Quant à Alexandre Zinoniev, la meilleure introduction à son œuvre demeure Le Communisme comme réalité, l'Âge d'Homme, 1981.
    • 59. Le Chemin du Cinabre, op. cit., p. 201, sur sa théorie des trois races, ibid., pp. 146­-158 et ses ouvrages antérieurs, depuis réédités, Il mito del sangue, Éd. di Ar, Padova, 1978 et Sintesi di una dettrina della razza, id.
    • 60. Le Chemin du Cinabre, op. cit., pp. 186-188 et 197-198.
    • 61. Cf. J.-L. Vieillard-Baron, L'Illusion historique et l'Espérance terrestre, Berg inter­national, 1981.
    • 62. Le Chemin du Cinabre, op. cit., p. 203. 63. Orient et Occident, Payot, 1924, p. 193.
    • 64. Sur ce Lorrain (1861-1939), condisciple et ami de Barrès et de Stanislas de Guaïta, passionné par la civilisation traditionnelle du Viêtnam, qui fut l'introducteur du taoïsme en France, on se reportera à la précieuse étude de J.-P. Laurant, Mat-Gioi : un aventurier taoïste, Dervy, 1982.
    • 65. L'œuvre majeure d'Henry Corbin (1903-1978) a fait l'objet d'un remarquable Cahier de l'Herne, sous la direction de Christian Jambet, en 1981.
    • 66. Daryush Shayegan, Qu'est-ce qu'une révolution religieuse ?, les Presses d'aujourd'hui, 1982, p. 124. De même, pour taoïsme et communisme, voir Mat-Gioi, Griffes rouges sur l'Asie, Baudinière, 1933.
    • 67. Ibid., l'ensemble du chap. V, « L'idéologisation de la tradition », pp. 179-238.
    • 68. H. Corbin, L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn'Arabi, Flammarion, 1976, pp. 11 et sq, et cette explication du mundus imaginalis qui est imaginal et non imaginaire (au sens restrictif du terme), « notion de l'imagination comme étant la production magique d'une image, le type même de l'action magique, voire de toute action comme telle, mais par excellence de toute action créatrice; et d'autre part la notion de l'image comme d'un corps (un corps magique, un corps mental) dans lequel s'incarnent la pensée et la volonté de l'âme », ibid., p. 139. De ce point de vue, la concordance est significative entre le salut du phénomène par l'ange rilkien qui transforme le visible en invisible et les propos du théologien shi'ite Mohammad Hosayn Tabâtabâ' Y définissant l'ange comme « un atelier à produire de l'invisible » (cf. H. Corbin, Nécessité de l'angélologie, l'Ange et l'homme, op. cit., p. 68). Non que de Rilke fut un néo-musulman, même s'il peut écrire, pendant certain séjour andalou, étalant « un antichristianisme furibond » : « je lis le Coran et en maints passages, je l'entends parler d'une voix dans laquelle j'entre moi-même de toutes mes forces... » (lettre à Marie de Tour et Taxis, 17 déc. 1912, Œuvres, t. III, p. 23 ; aussi la lettre à L. Andreas-Salomé, 19 déc. 1912, Correspondance, op. cit., p. 249, « [...] ici, je lis le Coran dans une véritable stupeur ― et je reprends goût aux choses arabes ») et encore moins le thuriféraire d'un quelconque impérialisme religieux. Seulement ces rencontres et ces influences ne font jouer la cohérence de la Tradition dans son imaginal qu'afin d'en particulariser les modalités diverses et opposées de son inscription historique. La commu­nication ne s'opère que dans et par l'invisible. Elle suppose, de fait ou de rite, une initiation préalable. Ce qui remet à sa juste place, dans le déroulement du Kali-yuga, le tropisme œcuménique dont nos contemporains sont saisis. Jamais la religion ne s'est autant réclamée du seul for intime, et jamais elle n'a autant prétendu au rassemblement des croyants au nom d'une morale minimum. Entreprise idéologique évidente, où chaque religion se donne comme la mieux adaptée aux problèmes du temps, ou l'histoire asservit la métaphysique, où la théologie confond l'imaginal avec le social. Historiquement, le social, comme le pressent Baudrillard, ne résulte-t-il pas du décloisonnement des sociétés d'ordres (à rap­procher de la situation des hors castes dans le monde hindou) et précisément par désa­cralisation de l'imaginal rabaissé en imaginaire tout profane ? Quitte après expérience faite des catastrophes mondaines, de se rejeter dans une esthétique du rêve, fût-il éveillé. L'âme romantique témoigne de ces oscillations de forte amplitude. En Occident comme en Orient, n'y aurait-il donc de révolution que religieuse, ou si l'on préfère en forme de sous-produit de la religion, dont elle traduirait la mutation temporelle lorsque l'imaginal d'une culture est confronté à des changements trop nombreux et trop importants pour qu'il puisse en rendre compte dans la sémiotique qui lui est propre ? En ce cas-là une tendance latente et conjoncturelle serait devenue, avec la modernité, un phénomène dominant et structurel. Et s'il est vrai que l'âge sombre marque l'avènement de l'État universel, le discours « spi­ritualiste » non moins universel qui en justifie les prétentions s'avère d'autant plus suspect qu'il revendique l'unanimité confessionnelle par l'action. Sous ce masque, une politique se dissimule, qui n'ose pas dire son nom, précisément celle du Kali-yuga, celle de l'oubli de la Tradition, celle de la confusion répandue en toute chose au nom d'une unité précipitée du ciel sur la terre. On assiste alors à la naturalisation d'une origine donnée pour supra­humaine mais que l'histoire entraîne dans sa descente. L'idéologie a remplacé l'imaginal, et substitue l'engagement à l'initiation. Nous sommes dans le domaine de l'exotérisme pur, au point le plus bas de l'involution. Par ex. cette prospective au futur antérieur, avec le colloque de Téhéran, en octobre 1977, dont le thème était : L'impact de la pensée occidentale rend-il possible un dialogue réel entre les civilisations ? À plusieurs reprises, H. Corbin dut s'employer à recentrer des débats qui tournaient à l'illusionnisme politique, comme à l'hystérie anti-occidentale (op. cit., Berg international, 1979, passim). Faut-il ajouter que depuis... Et en domaine chrétien, cf. les pertinentes analyses de l'abbé Jean Milet, « Dieu ou le Christ ? Les Conséquences de l'expansion du christocentrisme dans l'Église catholique du XVIIe à nos jours », Études de psychologie sociale, Trévise, 1980.
    • 69. L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn' Arabi, op. cit., p. 140. Sur la possibilité d'un espace imbriqué dans le nôtre dont il différerait qualitativement, voir les propos d'Eugène Canseliet à Robert Amadou, Le Feu du soleil, Entretiens sur l'Alchimie, Pauvert, 1976, pp. 68-69 : « […] je suis persuadé qu'il y a toute une société sur la terre, une catégorie d'individus qui vivent sur un plan autre que le nôtre », ne constituant pas réellement une société, mais « [...] le consensus des adeptes, de ceux qui ont réussi, les vrais Rose-croix », p. 70.
    • 70. Jean Molino, « Le symbole et les Trois Fonctions », in Georges Dumézil, Pour un temps, Centre Georges Pompidou/Pandora éd., 1981, p. 75. Dans le dialogue avec Jacques Bonnet et Didier Pralon qui ouvre le volume, Dumézil précise que le problème principal reste « de savoir dans quelle mesure l'idéologie et ses expressions évoluent lorsque évolue, matériellement et intellectuellement, la société qui les professe. J'ai rencontré des cas étonnants où l'idéologie tripartite subsiste alors que la société, et depuis longtemps, s'analyse et fonctionne tout autrement », p. 29, tandis que François Desbordes nous rappelle la définition dumézilienne de l'idéologie, où les mythes impliquent la religion en tant que rituel, théologie, littérature sacrée, etc. « [...] mais tous ces éléments sont eux-mêmes subor­donnés à quelque chose de plus profond qui les oriente, les groupe, en fait l'unité, et que je propose d'appeler, malgré d'autres usages du mot, l'idéologie, c'est-à-dire une conception et une appréciation des grandes forces qui animent le monde et la société et de leurs rapports », « Le Comparatisme de Georges Dumézil : une introduction », ibid., p. 52. L'oc­culte nous reviendrait-il incessamment en tant qu'archéologie de notre savoir occidental rétablissant toutes ces parentés ? Ou bien comme culture hétérodoxe enfin rendue au grand jour ? Et en pareil cas, l'aveu de son influence ne signalerait-il pas un délitement grandissant de l'objet secret sous la pression du Kali-yuga ? Tensions entre l'occultisme et l'ésotérique, mais coexistence de la pensée critique et de la ratio hermetica, l'imaginaire, à défaut de l'imaginal, différencie les approches d'une insaisissable modernité qui se dévoile en mythe sans cesser de se donner pour raison. Avec, en épaisseur, mythe du mythe et raison de la raison. Ainsi, Dumézil écrivant sa « sotie nostradamique », « ... Le Moyne noir engris dedans Varenne », Gal., 1983.
    • 71. « Le Social et le mythique. Pour une topique sociologique », Cahiers internationaux de sociologie, n° spécial, Les sociologies, vol. LXX, 1981, p. 304. Gilbert Durand a présenté un panorama conceptuel de sa théorie beaucoup plus poussé dans « La Cité et les Divisions du Royaume : Vers une sociologie des profondeurs », in L'un et le Divers, Eranos Jahrbuch, vol. 45, 1980, pp. 165-219. Pour l'attention de Guénon aux travaux de Dumezil, cf. Comptes rendus, éd. Traditionnelles, 1973, pp. 189-190. Y aurait-il eu beaucoup plus si Guénon avait vécu, que des notes de lecture ?
    • 72. Le Social et le Mythique, op. cit., p. 294.
    • 73. La Révolte des masses, Stock, 1937, Préface, p. XXVI.
    • 74. Ibid., p. XXII. Et cette réflexion : « Lorsque Guizot... oppose la civilisation européenne à toutes les autres, en faisant remarquer que jamais en Europe aucun principe, aucune idée, aucun groupe, aucune classe n'a triomphé sous une forme absolue et que c'est à cela que sont dus son développement permanent et son caractère progressif, nous ne pouvons nous empêcher de dresser l'oreille », p. XIV. Mais la démarche de Guizot ne sépare pas vraiment la raison de l'histoire. On l'aura compris...
    • 75. Ibid., titres des chap.II, III et IV.
    • 76. E. A. Tiryakian « La Fin d'une illusion et l'Illusion de la fin », in Le Progrès en question, Actes du IXe colloque de l'Association internationale des sociologues de langue française, Menton, 12-17 mai 1975, Anthropos, 1978, t. II, pp 89-129, et, du même, l'article publié en collaboration avec Ivo Rans, « Réflexions sur le catastrophisme actuel », in Pour une histoire qualitative, Études offertes à Svan Stelling-Michaud, Presses universitaires romandes, 1975, pp. 283-321.
    • 77. « [...] la présence du futur constitue le facteur sous-jacent de l'importance culturelle accordée à la modernité. Par modernité, j'entends un agglomérat d'éléments conceptuels et structuraux qui : a) soutiennent et encouragent la recherche du neuf en poussant à l'innovation, b) entraînent une évaluation positive du présent en lui accordant une légi­timité égale voire supérieure à celle de la "tradition", c) envisagent l'organisation sociale actuelle comme un instrument pour engendrer la société à venir, et d) font d'aujourd'hui le juge d'hier et de demain celui d'aujourd'hui (au lieu de l'inverse) », « La fin d'une illusion et l'illusion de la fin », ibid., p. 383. Également, Mircea Eliade, Occultisme, Sorcellerie et Modes culturelles, Gal., 1976, et Gunther Stent, L'Avènement de l'âge d'or, Fayard, 1973.
    • 78. Dans le cas où l'Occident se montrerait incapable de se réformer, Guénon avait pressenti qu'il risquerait « l'absorption ou l'assimilation » par des civilisations mieux pré­servées et que d'inévitables « révolutions ethniques » en résulteraient, Orient et Occident, op. cit., p. 125. Cf. le point de vue de Raymond Ruyer, Les Cent prochains siècles, le Destin historique de l'homme selon la nouvelle gnose américaine, Fayard, 1977.
    • 79. Ainsi lors du colloque de Téhéran, le procès sans nuances fait à l'Occident par l'ex-­marxiste et futur néo-musulman Roger Garaudy contrastant avec les interventions beaucoup plus mesurées des participants iraniens, en particulier Daryus Shayegan, « L'impact de la pensée occidentale... », op. cit., passim. Avec son livre Qu'est-ce qu'une révolution religieuse ?, op. cit., Shayegan, poussera plus loin sa critique devenue entre-temps celle de l'Islam révolutionnaire et de la révolution par la tradition.
    • 80. Qui douterait de cette spécificité n'aurait qu'à se reporter à des ouvrages aussi pénétrants que ceux de Richard Sinding, Qu'est-ce qu'une crise ?, PUF, 1981 et de Julien Freund, Sociologie du conflit, PUF, 1983.
    • 81. Eddy Batache a dressé un parallèle éclairant, Surréalisme et Tradition : La Pensée d'A. Breton jugée selon l'œuvre de R. Guénon,éd. Traditionnelles, 1978.
    • 82. La médiocre influence de Guénon en terre d'Islam comme les incertitudes de ses disciples devenus musulmans, soulignées par le grand travail de Marie-France James, Ésotérisme et christianisme autour de Renée Guénon, Nouvelles Éditions latines, 1982, évitent difficilement d'être mis en rapport avec les remarques, pour beaucoup, provocantes, qui ont constitué la contribution de Robert Amadou à la Décade de Cerisy-la-Salle, « René Guénon et l'actualité de la pensée traditionnelle », 13-20 juil. 1973, sous la direction de René Alleau et de Marina Scriabine (Arche, Milan, 1980, réédition). Celui-ci, à partir de ce qu'il nomme le guénonisme, insiste sur les désaccords de faits et de doctrines entre Guénon et l'Islam. R. Amadou qui ne se prononce pas sur « l'Islam personnel » de Guénon, sur la valeur de sa foi, s'attache à la situation de Guénon par rapport à l'Islam, à son « traditionalisme spécifique », en concurrence avec toute dogmatique religieuse, du fait que la distinction/opposition entre ésotérisme et exotérisme dénierait, en pratique, à l'orthodoxie le droit de désigner et de qualifier l'hérésie, op. cit., p. 107. Surtout, nous semble-t-il, cette difficulté, cette incompatibilité peut-être de Guénon avec les religions installées et leurs exigences dogmatiques et disciplinaires, sont à la mesure d'une dérive par l'histoire, dans laquelle désormais les orthodoxies légitiment leur autorité. Reste l'occulte, en meilleure posture pour valider un recours par d'autres moyens. Mais, de toute manière, la pensée critique reçoit sa part, manifeste, que l'histoire la dégage ou que la tradition la lui abandonne. En ce sens, la modernité est déjà derrière nous, dont Malraux a décrit le climat spirituel : « La nature d'une civilisation, c'est ce qui s'agrège autour d'une religion et le phénomène que nous sentons très bien depuis que la machine est entrée en jeu (pas la science, la machine), c'est la fin de ce qu'on pourrait appeler la valeur suprême, avec en même temps quelque chose qui semble tout le temps la rechercher », entretien avec Kommen Becirovic, André Malraux, Cahier de l'Herne, 1982, p. 21. La condition post­moderne, entre autres, ne serait-elle pas, en effet, celle où la connaissance (et le mot vaut dans une signification courante aussi) redécouverte comme périlleuse à tous les niveaux de l'histoire (la plus quotidienne ou la plus générale), l'initiation vient seule réduire, à défaut de le surmonter, le hiatus entre l'intelligence et la volonté. Ou, si l'on préfère, plus trivialement, l'ésotérisme comme trou noir dans l'historicité. En attendant la fin du cycle.

     

     

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    Puissance et spiritualité dans le traditionalisme intégral

    L'œuvre de René Guénon est indissociable d'un vaste courant phi­losophico-littéraire qui trahit l'inquiétude européenne devant l'essor tech­nique et industriel. Ce courant regroupe, au mépris des frontières natio­nales, idéologiques et confessionnelles, Georges Bernanos et Oswald Spengler, Paul Valéry et Nicolas Berdiaev, Gabriel Marcel et Miguel de Unamuno, Simone Weil et José Ortega y Gasset. Ces penseurs lucides traquent les symptômes de déclin spirituel derrière le fallacieux déploiement de puis­sance économique. À ces courageux prophètes convaincus que l'Occident athée, scientiste et matérialiste n'échappera pas à l'inexorable loi de mor­talité des civilisations, il faut joindre la génération des écrivains éprouvés au feu : les Ernst Jünger, Pierre Drieu la Rochelle et autres Henry Barbusse, dont la douloureuse interrogation sur le sens de la vie est née sous les “orages d'acier” de 1914-1918. C'est à cette génération qu'appartient Julius Évola.

    Au début des années 20, J. Évola exprime à travers des poèmes d'inspiration dadaïste le drame d'une personnalité forgée dans le vacarme des canons. La Guerre, notre mère : tel est aussi le titre d'un livre d'Ernst Jünger. C'est l'époque où R. Guénon rédige l'Introduction générale aux doctrines hindoues, et où G. Marcel fait incarner par les personnages de ses premières pièces les pôles de sa vision de l'existence : l'Être et l'Avoir. Chez l'auteur du Cœur des Autres (1919), le « procès de l'objec­tivation » annonce déjà la critique guénonienne du « règne de la quantité ». En 1927 paraît La Crise du monde moderne. Cette année-là, Emmanuel Berl diagnostique la « mort de la pensée bourgeoise » et G. Bernanos, dans une retentissante conférence prononcée à Bruxelles, dénonce la « reli­gion du progrès » comme « une gigantesque escroquerie à l'espérance ». N. Berdiaev appelle de ses vœux « un mouvement vers ce qui est élevé et profond ». Il croira le trouver quelques années plus tard dans le « per­sonnalisme » d'Emmanuel Mounier.

    De l'aveu même du fondateur de la revue Esprit, les alternatives doctrinales de ceux qu'on a nommés “les non-conformistes des années 30” ne sont toutefois que des slogans philosophiques exempts de toute rigueur, des cris de guerre et de ralliement, de faciles dichotomies aux assises intellectuelles fragiles. Le mot d'ordre “primauté du spirituel”, les évanescentes approximations de la “personne” que l'on oppose à “l'in­dividu” tout cela laisse sur sa faim l'esprit friand de ces références solides sans lesquelles la révolte antimoderne se dissout en une angoisse opaque de type “existentialiste”, un vague malaise néo-romantique, une “difficulté d'être” dépourvue d'horizon lumineux. On peut en dire autant de l'an­tagonisme spenglerien culture-civilisation (repris par N. Berdiaev), de la distinction établie par M. de Unamuno entre la « métaphysique vitale  » et la « métaphysique rationnelle », de l'opposition développée par S. Weil entre la « pesanteur » et la « grâce », et de tous les spiritua­lismes mal définis que le bouillonnement spéculatif de l'entre-deux-guerres fait émerger sur la toile de fond d'un obscur sentiment de décadence.

    Autant l'historien des idées ne peut qu'épingler la solidarité objective qui lie R. Guénon à tous les essayistes confessant leur anxiété devant la suicidaire “fuite en avant” d'un monde d'où « Dieu s'est retiré » (G. Bernanos), autant le regard critique, soucieux de dégager de cette fermen­tation intellectuelle une nette hiérarchie, appréhende obligatoirement la distance qui sépare le “guénonisme” non seulement de ce spiritualisme flou et nébuleux, mais aussi d'un certain passéisme politique et religieux qui, sous prétexte d'endiguer la « rébellion des masses » (O. y Gasset), « l'irruption verticale des barbares » (Rathenau), préconise un retour au monarchisme catholique. C'est notamment pour éviter toute confusion avec le traditionalisme à courte vue de Charles Maurras et d'Action Française que le traditionalisme guénonien se dit volontiers “intégral”, ce dernier adjectif soulignant par ailleurs le caractère supra-historique de la réfé­rence.

    La Tradition dont parle R. Guénon est en effet le dénominateur métaphysique commun à toutes les doctrines, religions et mythologies du passé, le noyau originel dont les croyances et les légendes ne constituent que l'écorce historique, le savoir primordial et universel qui fut révélé à l'homme au début du présent cycle, que l'humanité perdit au fil des âges, qui survécut à travers les vestiges épars des traditions particulières et dont le monde moderne consacre l’ oubli définitif, « pulvérisation de l'acquis » dont Émil Cioran fait à juste titre la caractéristique majeure de la mentalité des derniers temps.

    J. Évola a toujours partagé la conception guénonienne des origines de l'humanité, la certitude de l'existence d'une Tradition primordiale, la conviction que son oubli est à la base du développement de la modernité. L'affirmation commune d'un « dualisme de civilisation » et d'un processus involutif conduisant du monde traditionnel au monde moderne explique l'estime réciproque dont R. Guénon et J. Évola ne cessèrent de se témoigner. Le second nommé écrit :

    « Parmi les rares écrivains qui, en Occident, non par érudition, mais par un savoir effectif sur base initiatique, ont donné une contribution d'orientation et de clarification dans le domaine des sciences ésotériques et de la spiritualité traditionnelle, René Gué­non tient une place de relief » (1).

    C'est pourquoi le directeur du Diorama philosophique, expérience jour­nalistique que Pierre Pascal qualifie d'« unique et inimitable pour son originalité et sa vivacité intellectuelle » (2) convia R. Guénon à y écrire aux côtés d'Othmar Spahn, Edmund Dodsworth et Gonzague de Reynold (3).

    Réciproquement, il suffit de parcourir les ouvrages posthumes où sont recueillis les comptes rendus de R. Guénon pour s'apercevoir que ce dernier a suivi de près les moindres publications de J. Évola, y compris des articles parus dans Vita Italania et jusqu'à la présentation (préface et annotations) de Il mondo magico degli Heroi de Cesare della Riviera (4). À plus forte raison le chroniqueur du Voile d'Isis se pencha-t-il sur Révolte contre le monde moderne avec une sympathie ne l'empêchant pas de noter que « l'auteur a une tendance très marquée à mettre l'accent sur l'aspect royal au détriment de l'aspect sacerdotal » (5). Que J. Evola soit « séduit par l'assimilation de l'hermétisme â la magie » (6), qu'il tende « presque constamment à établir » cette « assimilation » (7), R. Guénon le déplore d'autant plus que la Tradition hermétique lui semble un livre « intéressant à bien des égards ». Il attribue cette fausse assimilation à une perception erronée des « rapports de l'initiation sacerdotale et de l'initiation royale », et à une volonté d'affirmer « l'indépendance de la seconde » (8).

    L'admiration mutuelle des 2 principaux représentants du tradi­tionalisme intégral ne va donc pas sans quelques réserves d'ailleurs bila­térales. Dans l'Arc et la Massue, J. Évola répond à R. Guénon sur la question fondamentale des rapports entre le sacerdoce et la royauté. Il lui reproche d'avoir « affirmé que dans les civilisations traditionnelles normales, on trouve toujours le prêtre au centre et au sommet, comme représentant suprême de l'autorité spirituelle, la royauté étant subordonnée à une caste sacerdotale » (9). Il ajoute que « cela ne se rapporte pas du tout à l'état originel, mais concerne une situation qui n'est déjà plus normale du point de vue traditionnel ».

    Les relations entre l'autorité spirituelle et le pouvoir temporel ont préoccupé R. Guénon à un point tel qu'un passage d'un de ses livres les présente comme le moteur essentiel du devenir global de l'humanité. Évoquant le conflit des brahmanes et des kshatriyas qui secoua dès la plus haute Antiquité le système hindou des castes, il écrit :

    « Il ne serait d'ailleurs que trop facile de constater que la même lutte se poursuit encore de nos jours, quoique, du fait du désordre moderne et du “mélange des castes”, elle se complique d'éléments hétérogènes qui peuvent la dissimuler parfois aux regards d'un observateur superficiel » (10).

    Ces lignes capitales ne sont compréhensibles qu'à condition de donner aux mots brahmane et kshatriya une signification ontologique, une accep­tion dépassant le cadre des castes et des fonctions sociales, un sens s'élevant au niveau d'une véritable typologie spirituelle. À cette hauteur, il ne s'agit plus seulement de “prêtres” et de “guerriers”, mais d'une classification naturelle des êtres humains, d'une bipolarité psychique fondamentale dont Raymond Abellio définit très bien les termes lorsqu'il distingue les « hommes de connaissance » et les « hommes de puissance ».

    Dans le monde de la Tradition, il y a une parfaite correspondance entre d'une part l'exercice du sacerdoce et de la royauté, et d'autre part l’appartenance à l'une ou l'autre de ces catégories ontologiques. C'est l’homme de connaissance qui est dépositaire de l'autorité spirituelle. C'est l'homme de puissance qui détient le pouvoir temporel. Le « mélange des castes » est notamment illustré par l'intrusion des kshatriyas dans l’Église catholique, par l'irruption d'une “volonté de puissance” sacer­dotale qui détermine l'antagonisme médiéval des “Guelfes” et des “Gibe­lins” (la “Querelle des Investitures”, le conflit de la Papauté et de l'Empire). Dans l'opposition ultérieure, sans cesse renouvelée, de l'Église et de l'État, apparaissent les « éléments hétérogènes » notamment véhiculés par l'as­cension des vaishyas. Ceux-ci constituent davantage que la “bourgeoisie marchande”. Pour rester dans la terminologie abellienne, ils forment la classe ontologique des « hommes de gestion ».

    L'envahissement de la sphère politique par la mentalité gestionnaire explique par ex. la vision prospective d'un James Burnham annonçant dans les années 1945-1950 « l'ère des organisateurs », métamorphose déci­sive de la fonction étatique. De cette situation anormale découle le transfert de la “volonté de puissance” dans des domaines autres que la politique (théorie gramsciste de la conquête de pouvoir culturel, objectif commun à la “nouvelle Gauche” et à la “nouvelle Droite”). Parallèlement, les “hommes de connaissance” se réfugient dans des milieux spirituels situés en marge des Églises (d'où la prolifération et le succès des “sectes”). L'ancienne lutte des brahmanes et des kshatriyas se poursuit sur les champs de bataille modernes de la “métapolitique” et de la “nouvelle Gnose”. R. Guénon a raison d'y voir, non seulement un conflit de castes carac­téristique des civilisations traditionnelles, mais aussi l'antagonisme de 2 types humains fondamentaux (2 « classes d'hommes », dirait Jean Thiriart) animant la totalité du devenir historique.

    R. Guénon n'a pas seulement mis de l'ordre dans le fatras ésotériste du début du siècle. C'est dans le champ de toute la pensée spiritualiste contemporaine que s'exerce son influence clarificatrice. Les actuels “révo­lutionnaires” de gauche ou de droite qui prônent une “nouvelle culture” contre la “société de consommation” ou la “civilisation marchande” opèrent une régression intellectuelle vers le stade préguénonien de la critique antimoderne. Leur horizon mental ne dépasse pas celui des spi­ritualistes d'avant-guerre, à qui suffisait la dénonciation polémique du “matérialisme”, alors que s'avère tout aussi importante la distinction des niveaux de spiritualité. Pour R. Guénon, la décadence moderne ne résulte pas d'une « négation pure et simple » du spirituel. Elle provient d'une descente d'un degré supérieur de spiritualité (la connaissance) à un degré inférieur de spiritualité (la puissance). La puissance est donc considérée comme un niveau de conscience spirituelle, ce qui conduit R. Guénon à juger les philosophies vitalistes (Nietzsche, Bergson) infiniment plus dangereuses que le matérialisme grossier qui les précède et contre lequel elles réagissent. La « contre-tradition » est plus redoutable que l'« antitra­dition », la « parodie » de la spiritualité plus menaçante que sa « négation pure et simple » (11).

    On peut citer de nombreux passages de Masques et Visages du spi­ritualisme moderne et de Chevaucher le Tigre (13) illustrant sur ce point l'accord de J. Évola. Dans le dernier ouvrage cité, et récemment réédité, le penseur italien développe une réfutation de la Weltanschauung nietzs­chéenne aussi définitive que la critique du bergsonisme à laquelle le méta­physicien français consacre un chapitre du Règne de la quantité. Ainsi, dans leur testament spirituel respectif, R. Guénon et J. Évola dénon­cent l'essentiel de l'aberration moderniste comme la réduction de l'homme à un “élan vital”, à une “volonté de puissance”. Une divergence les sépare toutefois et, tout en nous efforçant de la cerner, nous tenterons de déter­miner si J. Évola ouvre la voie à une critique post-guénonienne de la civilisation moderne, s'il opère ce nécessaire dépassement du guénonisme que les actuels pseudo-révolutionnaires de tous bords sont incapables de réaliser.

    Préfacier de la récente réédition de Chevaucher le Tigre, “évolien” compétent quoique trop souvent inconditionnel, Philippe Baillet analyse la conception que J. Evola se fait de l'Absolu. Après avoir rappelé que, pour l'auteur du Yoga tantrique, « l'Absolu n'est pas une substance fixe et immobile, mais une potestas qui reste éternellement elle-même dans la forme comme dans le sans-forme », il conclut que J. Évola « adhère à une idée de l'Être comme hiérarchie d'états de puissance » (14).

    Un des fondements du traditionalisme intégral est la “doctrine de l'identité suprême”, dont R. Guénon et J. Evola parlent à maintes reprises. Selon cette doctrine, le degré le plus élevé de spiritualité est atteint par l'identification à l'Absolu. Il en résulte que, dans la perspective évolienne, la puissance peut se situer à un niveau spirituel supérieur à celui de la connaissance. En d'autres termes, cela revient à dire que le kshatriya peut revendiquer une supériorité spirituelle par rapport au brah­mane, à condition que sa “volonté de puissance” ne se confonde pas avec « l'affirmation d'un Moi guidé […] par la convoitise et par l'orgueil » (15), à condition que son “élan vital” soit au contraire animé « par une orien­tation transfigurante » (16). C'est toute la différence que fait J. Évola entre l'individualisme moderne, qu'il condamne aussi violemment que R. Guénon, et l'héroïsme traditionnel pour lequel il réclame, en oppo­sition avec R. Guénon, une spiritualité et une primordialité plus grandes que celles de la connaissance sacerdotale.

    Pour J. Évola, il a existé à l'origine, avant l'âge théocratique des prêtres, un « cycle héroïque » qui constitue la première phase du monde de la Tradition et qui, seul, peut servir de référence et de “mythe mobi­lisateur” dans la critique et l'action révolutionnaire antimodernes. L'ère de la théocratie sacerdotale constitue déjà un stade involutif par rapport à “l'âge d'or” qui la précède et qui est placé sous le signe de la “royauté initiatique”. Les révoltes des kshatriyas qui ébranlent le monde tradi­tionnel dans sa phase ultime rendent possibles le dépassement du point de vue sacerdotal et le retour à la spiritualité primordiale de type héroïque, à condition que la “volonté de puissance” ne dégénère pas en hypertrophie de l'ego, mais se mue au contraire en une expérience initiatique d'iden­tification avec l'Absolu envisagé comme source inépuisable d'énergie.

    De même que l'absence de cette dimension initiatique motive à elle seule les réticences de J. Évola envers le fascisme, ainsi l'auteur de Chevaucher le Tigre donne-t-il parfois l'impression que le vitalisme moderne se justifierait à ses yeux au seul prix d'une orientation intérieure vers ce qu'il nomme l'« impersonnalité active ». Cette ambiguïté pour le moins fâcheuse expose J. Évola à servir de caution spirituelle à ceux qui veulent infléchir la modernité dans le sens d'un élitisme biologique (17).

    Un tel risque de récupération idéologique existait dès 1938, date à partir de laquelle J. Evola développa sa métaphysique de la race. Rendant compte d'un article paru dans Vita Italiana, R. Guénon réfute en ces termes la distinction évolienne des « races de nature » et des « races de tradition » :

    « Il n'existe point de “races de nature”, car toute race a nécessairement une tradition à l'origine, et elle peut seulement l'avoir perdue plus ou moins complètement par dégénérescence, ce qui est le cas des peuples dits “sauvages” » (18).

    N'en déplaise à « ceux qui voudraient tout envisager au point de vue historique », écrit-il ailleurs, la Tradition est « éternelle ». Elle possède le « caractère intemporel » propre à « tout ce qui est métaphysique ». Les doctrines qui la formulent « n'ont pas apparu à un moment quelconque de l'histoire de l'humanité ». Il en résulte qu'« il y a toujours eu des êtres qui ont pu la connaître », transmettre lesdites doctrines, concevoir « réel­lement et totalement » la « vérité métaphysique » qu'elles contiennent (19).

    En conséquence, le substrat humain, dont J. Évola souligne la présence au début du présent cycle, ne constitue nullement une espèce “inférieure” par rapport au “surhomme” primordial d'origine hyper­boréenne. Il ne s'agit pas de « races de nature » auxquelles la Tradition n'aurait jamais été révélée, mais de « races de tradition », en déclin spirituel relativement à un cycle antérieur où elles maîtrisaient « réellement et totalement » la vérité métaphysique. Ces races ne méritent donc absolument pas le mépris qui affleure de temps à autre sous la plume de J. Évola, auquel l'ambiance culturelle des années 30 peut servir de circonstance atténuante dans la mesure où les esprits les plus libres échappent diffici­lement à “l'air du temps”, mais dont il convient de mettre en exergue la parenté de ton avec l'arrogance d'un récent courant de pensée mêlant le social-darwinisme à l'idolâtrie nordique.

    Il est exact que la volonté guénonienne de préserver la théocratie sacerdotale contre les usurpations des kshatriyas est susceptible d'inspirer de regrettables erreurs. Ainsi en est-il de la méprise de R. Guénon lui­-même en ce qui concerne le bouddhisme sur lequel il ne rectifia son jugement qu'en 1947, grâce à l'influence éclairante de Marco Pallis et d'A. K. Coomaraswamy. Mais il est tout aussi évident que l'incompréhen­sion de J. Évola et des évoliens envers le christianisme (20) dérive de l'inaptitude à concevoir l'« identité suprême » autrement que comme ouver­ture initiatique à la pure immanence de l'Absolu.

    Or, ainsi que le montre Georges Vallin dans une remarquable étude d'inspiration guénonienne (21), l'Absolu est aussi pure transcendance, point central du cosmos échappant à tout devenir, Principe imprimant à l'univers son mouvement sans y participer et sans en être affecté. C'est la doctrine aristotélicienne du “moteur immobile”, écho occidental de “l'agir sans agir” (wei-wu-wei) taoïste. Un tel envisagement de l'Absolu implique une conception de l'« identité suprême » qu'exprime notamment cette parole de Jésus : « Je suis dans le Père et le Père est en moi ». Le degré le plus élevé de la réalisation spirituelle est l'acquisition de cette centralité inté­rieure, reflet microcosmique de ce que l'ésotérisme islamique appelle la “station divine”. Telle est, selon R. Guénon, la spiritualité primordiale propre à l'initié détenteur de la « fonction suprême » (22).

    L'apport guénonien à la critique antimoderne réside pour l'essentiel dans le refus de réduire la modernité au “matérialisme” et de confondre la fin ultime de la civilisation technico-industrielle avec le « règne de la quantité » qui n'en est que la phase préparatoire. C'est ce qui différencie R. Guénon, non seulement des spiritualistes de la première moitié du siècle, mais aussi des “révolutionnaires” d'aujourd'hui, dont le regard myope s'acharne sur le “bourgeoisisme” et la “démonie de l'économie” [affirmation sectaire du nécessaire primat de l'économie].

    Ces dernières expressions sont de J. Évola. Cela ne signifie pas pour autant que la dénonciation évolienne du monde moderne épouse le mouvement régressif du gauchisme et de la “nouvelle Droite” vers un spiritualisme préguénonien. En effet, parmi les « manifestations du démo­nique dans le monde moderne », J. Évola ne cite pas seulement « la civilisation mécanique, l'économie souveraine, la civilisation de la pro­duction ». Il épingle aussi « l'exaltation du devenir et du progrès », la glorification de « l'élan vital illimité » (13). J. Évola est donc d'accord avec R. Guénon pour déceler dans la mentalité moderne une composante vitaliste fondamentale, capable d'infléchir la civilisation technico-indus­trielle vers un néo-élitisme et un néo-spiritualisme douteux, par-delà les phénomènes transitoires de l'égalitarisme et du matérialisme.

    Nous ne pensons pas que les évoliens puissent contester la pertinence de ces lignes prophétiques de R. Guénon :

    « Ce ne sera certes plus le “règne de la quantité”, qui n'était en somme que l'aboutissement de “l'antitradition” ; ce sera au contraire, sous le prétexte d'une fausse “restauration spiri­tuelle”, une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d'une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale » (24).

    R. Guénon ajoute qu'« après l'égalitarisme de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inver­sée, c'est-à-dire proprement une contre-hiérarchie, dont le sommet sera occupé par l'être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des abîmes infernaux » (25).

    La fin dernière du monde moderne n'est pas la victoire du matéria­lisme et de l'égalitarisme, mais le triomphe d'un type de spiritualité fon­dant une nouvelle hiérarchie au sommet de laquelle les “hommes de puissance” auront remplacé les “hommes de connaissance”. Les origines lointaines de la modernité se situent donc dans les révoltes des “guerriers” contre les “prêtres”, dans le conflit des kshatriyas et des brahmanes qui ébranla depuis la plus haute Antiquité les théocraties traditionnelles. Ce qui doit être dépassé au sein même du guénonisme, c'est la tentation de proposer, comme remède à la crise du monde moderne, un prétendu modèle théocratique. En indiquant les limites de l'initiation sacerdotale comme degré de réalisation spirituelle, J. Évola offre aux guénoniens l'occasion d'éviter le piège du passéisme religieux. En préconisant une sorte d'al­chimie spirituelle qui transmute la “volonté de puissance” en initiation héroïque, en faisant de celle-ci le trait dominant d'un cycle plus originel que l'âge théocratique des prêtres, il oblige les guénoniens à remplacer leur référence traditionnelle par une exigence de primordialité.

    On ne peut néanmoins dire que J. Évola ouvre l'accès au stade postguénonien du traditionalisme intégral. L'œuvre de R. Guénon recèle en elle-même les germes de son propre dépassement. J. Évola peut contribuer à transcender le guénonisme en abolissant le facile antagonisme de la puissance et de la spiritualité, en dénonçant la confusion de celle-ci avec la connaissance, en complétant par le haut les degrés de réalisation initiatique, en dotant la “volonté de puissance” d'un niveau spirituel supérieur à celui du point de vue sacerdotal. Mais c'est une plus grande primordialité encore qu'est en droit de revendiquer la conception gué­nonienne de l'« identité suprême » qui fait de l'initié, non un héros épou­sant le flux perpétuel du devenir cosmique (aspect immanent de l'Absolu), mais un sage en quête d'une centralité intérieure reflétant l'unité du monde (aspect transcendant de l'Absolu).

    Il a sans doute existé à l'origine un cycle de civilisation héroïque. Il n'est pas interdit de le situer au sein de cet “âge d'or” dont parlent toutes les traditions. Mais on aurait tort de croire que “l'âge d'or” fut une époque sans histoire. La mythologie universelle nous suggère même le contraire en nous relatant les tragiques batailles qui déchirèrent le monde des origines : combat des Devas contre les Asuras dans la tradition hindoue, lutte des titans contre les dieux dans la légende hellénique, guerre des anges dans l'hébraïsme, Tuatha de Danann contre Fomoire chez les Celtes, etc. Cet archétype de la bataille primordiale peut être symbolique­ment interprété comme un conflit survenu au sein de la spiritualité des origines et opposant les adeptes de l'initiation sapientielle à ceux de l'ini­tiation héroïque.

    Si l'on s'en tient au plan de l'initiation, on peut trancher la question de la primordialité par une sorte de “jugement de Salomon”, en soutenant que les voies sapientielle et héroïque ont une valeur relative à ce que J. Evola nomme « l'équation personnelle ». Par ex., du point de vue strictement initiatique, le choix de la voix héroïque peut paraître légitime pour un une nature biologiquement privilégiée. Encore ne faut-il pas oublier que, selon certaines doctrines, et notamment dans la tradition hindoue, l'immanence cosmique à laquelle s'identifie le héros est considérée comme l'aspect “non suprême” du Principe, l'aspect “suprême” étant la trans­cendance métaphysique à laquelle aspire le sage en quête de son unité intérieure.

    Si l'on passe à présent au plan de la civilisation, il est évident, d'une part que seul un nouveau cycle sapientiel peut résoudre la crise du monde moderne, d'autre part que l'ouverture d'un nouveau cycle héroïque mar­querait, non pas l'aube d'une révolution antimoderne, mais l'actualisation des potentialités les plus profondes du monde technico-industriel. Le tra­ditionalisme intégral ne peut faire l'économie d'une reconsidération des rapports entre la puissance et la spiritualité. C'est en ce sens qu'il doit assumer l'apport de J. Évola. Mais R. Guénon doit demeurer sa référence principale, car loin de n'offrir qu'une exaltation passéiste de la théocratie, loin de ne proposer comme idéal que la connaissance spéculative propre à la fonction sacerdotale, le message guénonien présente la seule alternative valable au culte moderne de la force vitale : la beauté intérieure du sage qui retrouve en lui-même la grande harmonie de l'univers.

    ► Daniel Cologne, Cahiers de l'Herne n°49 consacré à R. Guénon, 1985.

    ◘ Notes :

    • 1. La Doctrine de l'éveil, Milan, Arché, 1976, p. 285.
    • 2. Julius Évola : le Visionnaire foudroyé, Copernic, 1977, p. 17.
    • 3. Le Diorama Filosofico était une page spéciale du quotidien Il Regime Fascista, dont la direction fut confiée à J. Évola et à laquelle, selon Pierre Pascal, « collaborèrent quelques-uns des meilleurs représentants du traditionalisme italien et européen ».
    • 4. R. Guénon juge « dignes d'intérêt » les notes introductives et explicatives de J. Évola, bien qu'elles « appellent parfois des réserves » et recèlent des « interprétations quelque peu tendancieuses ».
    • 5. Comptes rendus, éd. Traditionnelles, 1973, p. 136.
    • 6. Ibid., p. 7.
    • 7. Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, Gal., 1970, p. 123.
    • 8. Ibid., p. 119.
    • 9. Actuellement inédit en français, ce livre sera publié prochainement par les éd. Pardès (trad. de l'italien par Philippe Baillet).
    • 10. Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Paris, Véga, 1976, p. 26.
    • 11. Cf. Le Règne de la quantité et les Signes des temps, Gal., 1946.
    • 12. Montréal, éd. de l'Homme, 1972.
    • 13. Éd. de la Maisnie, 1982.
    • 14. Chevaucher le Tigre, Préface, pp. XIII et XXII.
    • 15. J. Évola, Le Mystère du Graal, éd. Traditionnelles, 1977, p. 107.
    • 16. Ibid., p. 108.
    • 17. Sur le sens ultime de la civilisation moderne tel que nous le concevons, cf. notre livre Cyclologie biblique et Métaphysique de l'histoire, Pardès, coll. L'Âge d'Or, 1982.
    • 18. Comptes rendus, op. cit., p. 147.
    • 19. La Métaphysique orientale, éd. Traditionnelles, 1979, p. 23.
    • 20. Cf. notre ouvrage Julius Evola, René Guénon et le Christianisme, Paris, Éric Vatré, 1978 (diffusé par les éd. Pardès).
    • 21. La Perspective métaphysique, Paris, Dervy-Livres, 1976.
    • 22. Le Roi du Monde, Gal., 1958. C'est la fonction initiatique symbolisée,  chez Saint-Yves d'Alveydre, par le personnage du Brahatma, qui « parle à Dieu face-à-face ». Les 2 autres fonctions suprêmes, mais inférieures à la fonction initiatique, sont symbolisées par le Mahatma, qui « connaît les événements de l'avenir » (fonction sacer­dotale), et le Mahanga, qui « dirige les causes de ces événements » (fonction royale).
    • 23. Révolte contre le monde moderne, Montréal, éd. de l'Homme, 1972, p. 459.
    • 24. Le Règne de la quantité..., op. cit., p. 363.
    • 25. Pour le commentaire détaillé de ce passage, cf. notre livre Cyclologie biblique et Métaphysique de l'histoire, op. cit., p. 19.

     


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