• rs-mou10.jpg“Quel avenir pour les peuples d’Europe ?” 

    Réponses de Robert Steuckers sur cette question à la Table Ronde au colloque du Château Coloma, 3 mars 2012

    ♦ Q. : Quelles réactions positives voyez-vous aujourd’hui parmi les peuples européens ?

    RS : Des réactions positives ? Je n’en vois pas beaucoup. J’en retiens 2, marginales sur le plan géographique mais significatives, et, mutatis mutandis, dignes d’être imitées : la mobilisation populaire en Islande et la colère de la foule en Grèce. Il y a d’abord la réaction islandaise, celle de ce petit peuple insulaire de 350.000 habitants, qui a inventé une véritable représentation démocratique dès l’aube de son histoire et forgé la première littérature moderne et profane de notre continent. Dans ce pays, les responsables de la crise de 2008, les infects banksters qui ont commis l’acte abject et méprisable de spéculer, sont traduits en justice, de même que Haarde, le Premier ministre qui a couvert leurs vilénies, tandis que notre “Commission Dexia” patine et qu’on ne verra pas de sitôt l’incarcération, pourtant dûment méritée, de Dehaene à Lantin ou à Jamioulx. En Islande, ses homologues ès-abjection sont derrière les barreaux ou devant les juges. Parallèlement à cette saine réaction, les Islandais ont refusé de rembourser les banques étrangères qui ont participé à la ruine de leur pays et se sont donné une constitution nouvelle où la spéculation est expressément décrite comme un délit et où tous les transferts de souveraineté sont d’emblée condamnés ou, éventuellement, soumis à référendum. Les Islandais ont fait montre de volonté politique : ils ont prouvé qu’un retour au politique était possible dans un monde occidental où règne la dictature subtile du “tout-économique”. Résultat : l’Islande connaît un redéploiement économique assez spectaculaire.

    Dans le reste de l’Europe, c’est l’apathie.

    En Grèce, nous avons vu, ces jours-ci, des émeutes plus violentes encore que celles qui ont secoué Athènes l’an passé. Le peuple refuse le diktat des banques, du FMI et de l’eurocratie. La RTBF comme la VRT ont interrogé des quidams dans la rue ; trois de ceux-ci ont lancé : “C’est bientôt votre tour !”. C’est prophétique et réaliste tout à la fois. En effet, la faiblesse, la lâcheté et la veulerie du monde politique, qui n’ose faire cueillir les escrocs et les banquiers par la police dès potron-minet, en filmant la scène à titre de petite mise au pilori, ne peuvent avoir qu’une seule conséquence à moyen terme : la faillite totale de l’État et l’hellénisation / paupérisation de notre société. Malgré cette colère de la rue à Athènes, les Grecs, contrairement aux Islandais, ont dû accepter, tout comme les Italiens d’ailleurs, un gouvernement d’économistes, de banquiers, de technocrates qui n’ont aucun atome crochu avec la population et, forcément, aucune légitimité démocratique. La dictature a donc fait sa réapparition en Europe, non plus une dictature acclamative ou issue des urnes comme il y en a eu dans l’histoire récente de notre continent, mais une dictature sans acclamations populaires, sans légitimité électorale, qui s’apprête à ruiner toutes les familles grecques et italiennes. Mais où sont les protestataires anti-dictateurs, comme ceux qui s’agitaient contre Franco ou contre les Colonels grecs dans les années 60 et 70 ?

    En France, les grandes leçons du gaullisme des années 60 sont bien oubliées. Aucune réaction saine n’est à attendre du sarközisme néo-libéral. En Espagne, le mouvement des indignés est certes fort sympathique, mais quelles seront ses suites ? L’Espagne, vient de nous dire Jean David, compte aujourd’hui 4 millions de chômeurs, avec un nouveau gouvernement libéral, qui fera la politique du FMI, et préconisera des mesures anti-populaires comme le font déjà anticipativement, chez nous, un Decroo (le fils de son papa) ou un Reynders (qui, dit-on, brigue un haut poste à la BNP à Paris).

    Le mouvement des indignés espagnols montre que toute contestation juvénile est désormais noyée dans ce que le regretté Philippe Muray nommait le “festivisme”. On transforme une protestation, dont les enjeux sont pourtant vitaux pour l’ensemble de la population, en un happening de style Woodstock, ce qui n’inquiète ni les banksters ni leurs serviteurs néo-libéraux. Le danger du “gauchisme”, comme on disait naguère, ne vient nullement de sa nature “contestataire”, antagoniste à l’égard des pouvoirs en place, mais de ses propensions au “festivisme”, tel qu’il a été défini par Muray. La culture festiviste, envahissante, tablant sur les émotions ou sur les désirs, tue de fait les réflexes politiques, basés sur le sérieux de l’existence, sur l’agonalité (Ernst Jünger, Armin Mohler) et sur la prise en compte, pessimiste et prévoyante, des risques et du pire (Clément Rosset). Les exemples abondent pour signaler le glissement des idées en apparence révolutionnaires de mai 68 dans la farce festiviste : l’itinéraire d’un Daniel Cohn-Bendit le prouve amplement, ce pseudo-révolutionnaire du Nanterre de 1968, qui avait mêlé verbiage pseudo-marxiste et obsessions sexuelles, est aujourd’hui un allié du néo-libéral thatchérien Guy Verhofstadt quand il s’agit, dans l’enceinte du Parlement européen, de vitupérer tout réflexe politique naturel, émanant du peuple réel ; ou toute tentative de l’un ou l’autre ponte en place, comme Sarközy, d’utiliser un réflexe populaire naturel pour mener une politique quelconque, par pur calcul politicien et qui, si elle était réellement traduite dans la réalité, serait efficace ou écornerait les intérêts du banksterisme.

    Le philosophe néerlandais Luk van Middelaar parlait, pour la France, d’une culture philosophique du “politicide”, qui s’est développée parallèlement à l’idéologie étatique rigide que la république a toujours tenté de faire triompher dans son propre pré carré. De Sartre aux contestataires de Mai 68, en passant par Michel Foucault ou par le néo-nietzschéanisme exigeant la libération joyeuse et immédiate des “machines à désirer”, par le nouveau néokantisme post-marxisant qui découvrait subitement l’horreur du goulag chez ses anciens alliés soviétiques dans les années 70 ou par l’hypermoralisme hystérique des médias dominants ou par la promotion médiatique d’une “république compassionnelle”, les intellectuels français ont perpétré en permanence un “assassinat du politique” qui ne peut mener qu’à une impasse. Celle dans laquelle nous nous trouvons (Luk van Middelaar, Politicide – De moord op de politiek in de Franse filosofie, van Gennep, Amsterdam, 1999).

    Il faut par conséquent une bataille métapolitique pour éradiquer les affres du festivisme et contrer les effets délétères de l’apathie en laquelle somnolent la plupart de nos concitoyens.

    ♦ Q. : À quels dangers serait soumise une Europe redevenue “populiste” au sens positif du terme ?

    Dresser la liste des dangers qui nous menacent risque d’être un exercice fort long. Si nous prenons la spéculation en cours contre l’euro, phénomène emblématique de l’absence de souveraineté et de vigueur politiques au sein de l’Europe eurocratique, nous constatons que toutes les spéculations hostiles à la monnaie commune européenne ont une origine outre-Atlantique, proviennent du secteur bancaire spéculatif américain. J’en conclus que la spéculation contre les États et les monnaies, dont l’Asie avait connu un précédent en 1997, est un mode (relativement) nouveau de guerre indirecte. Saddam Hussein voulait facturer son pétrole en euro. Ahmadinedjad a envisagé de le faire à son tour pour le pétrole et le gaz iraniens. Les puissances du BRIC (Russie, Chine, Inde, Brésil) emboîtent le pas. L’euro constituait donc le danger le plus grave pour les États-Unis à court et à moyen termes, car il était sur le point de détrôner le roi-dollar. L’Europe, puissance civile et pacifique (Zaki Laïdi), aurait, sans coup férir, damé le pion à l’hegemon Il fallait dès lors frapper cet instrument de souveraineté européenne à son “ventre mou” méditerranéen. Les pays méditerranéens, ceux du groupe PIGS (Portugal, Italie, Grèce, Espagne), sont effectivement les plus fragiles, les plus aisés à faire basculer pour entraîner un effet domino et affaiblir simultanément les pays économiquement plus forts de l’ancienne zone mark (oui, la Belgique est menacée, on le sait ; l’Autriche a perdu un “A” et les Pays-Bas sont inquiets car ils connaissent leurs points faibles, leurs éventuels talons d’Achille). L’Allemagne est encore en mesure de résister vu ses accords gaziers avec la Russie et les marchés qu’elle développe à grande échelle en Chine. L’Allemagne demeure forte parce qu’elle est davantage liée aux puissances du groupe BRIC, parce qu’elle a misé subrepticement sur une carte eurasienne sans renier avec fracas son option atlantiste officielle. Les anciens chanceliers Schmidt et Schröder se sont hissés à la position “catéchonique” de garants de cet axe énergétique Berlin / Moscou, avatar actuel des accords Rathenau / Tchitchérine, signés à Rapallo en 1922.

    Pour revenir à la Grèce, aujourd’hui ruinée, on évoque fort souvent l’insouciance du personnel politique grec, qui a pratiqué une politique démagogique où l’État-Providence était particulièrement généreux et peu regardant (plusieurs centaines d’aveugles disposent de leur permis de conduire...) ou le gouffre financier qu’a constitué l’organisation des jeux olympiques de 2004 mais on omet curieusement de mentionner le coût exorbitant qu’ont entraîné les incendies de forêts et de garrigues que le pays a subi 2 années de suite. Le feu a ravagé les campagnes et s’est avancé jusque dans les banlieues des villes dans des proportions hors du commun. De même, la Russie de Poutine, récalcitrante face aux diktats du “nouvel ordre mondial”, a subi sur son territoire des incendies de grande envergure, inédits dans l’histoire.

    Ces incendies sont-ils dû à des hasards naturels, un peu vite mis sur le compte de l’hypothétique “réchauffement climatique” ? Ou bien sont-ils les effets d’une nouvelle forme de “guerre indirecte” ? La question peut être posée.

    De même, on parle, avec le projet HAARP, de l’éventualité de provoquer artificiellement des catastrophes sismiques ou autres. Le tsunami qui a réduit à néant le nucléaire japonais l’an passé (et conduira à court terme au démantèlement total du secteur nucléaire de l’Empire du Soleil Levant) ou les tempêtes extrêmement violentes que la France a subies il y a quelques années, immédiatement après l’enthousiasme soulevé par la possibilité d’un Axe Paris / Berlin / Moscou, sont-ils des hasards ou non ? Telles sont des questions à étudier avec toute l’attention voulue, comme le fait “Kopp-Verlag” en Allemagne.

    L’arme de la grève sauvage a été utilisée contre Chirac en 1995, après des essais nucléaires à Mururoa. On sait que certains syndicats français, noyautés par des éléments trotskistes ou lambertistes, pendants économico-sociaux des “nouveaux philosophes” agissant dans l’espace médiatique, sont soutenus par la CIA (ou l’ont été par l’ex-OSS quand il a fallu mettre les anciens alliés communistes échec et mat). La France vit en permanence sous l’épée de Damoclès d’une paralysie totale, qui pourrait être due, par ex., à une grève des routiers, qui bloquerait toutes les routes de l’Hexagone et toutes les voies d’accès à celui-ci. Dans de telles conditions, pas besoin de révolution orange en France...

    Reste effectivement le danger des “révolutions colorées”, à l’instar de celle qui a réussi en Géorgie en 2003 et a porté Sakashvili au pouvoir. L’instrument des révolutions colorées est désormais connu et ne fonctionne plus de manière optimale, en dépit d’un personnel très bien écolé, recruté au départ du mouvement serbe OTPOR. En Ukraine, les conséquences de la “révolution orange” de 2004, soit un rapprochement du pays avec les structures atlantistes et eurocratiques, sont annulées sous la pression du réel géographique. L’Ukraine est liée aux espaces déterminés par les grands fleuves (Dniestr, Dniepr, Don) et par la Mer Noire. Elle est aussi liée territorialement à l’espace russe du Nord. La dernière tentative de “révolution orange” en Russie cet hiver, pour faire tomber Poutine, s’est soldée par un échec : les sondages créditent le Premier ministre russe de 66% des intentions de vote ! Pire pour les “occidentistes”, la majorité absolue des voix va non seulement vers le mouvement de Poutine mais aussi, au-delà des deux tiers de votes que les sondages lui attribuent, à des formations politiques d’inspiration communiste ou nationale (Ziouganov et Jirinovski) et non pas vers les tenants d’une ré-occidentalisation de la Russie, avec son cortège de “Gay-Prides” festivistes, d’oligarques et de politiciens véreux et falots.

    Les “printemps arabes”, autre manière de mobiliser les foules pour libérer les marchés potentiels — que constituent les États arabo-musulmans — des structures étatiques traditionnelles et des corruptions claniques, ont fonctionné en Tunisie et, partiellement seulement, en Égypte. En Syrie, cela n’a pas marché et on prépare au pays d’El-Assad un avenir libyen...

    Les pays européens sont finalement à ranger parmi les États de faible personnalité politique. Outre la spéculation contre l’euro, quel instrument garde-t-on au placard pour la faire fléchir si jamais il lui prenait de branler dans le manche ? L’ambassadeur américain Jeremy Rivkin a été trop bavard : il a révélé la nature de l’instrument dont on ferait usage pour déstabiliser les sociétés des Européens de l’Ouest, si ceux-ci devenaient trop récalcitrants. On leur balancerait les déclassés des banlieues dans les pattes. Jeremy Rivkin évoque, sans circonlocutions inutiles, la possibilité de mobiliser les masses immigrées des banlieues pour faire tomber ou pour désarçonner un gouvernement rebelle, surtout en France. Sarkozy doit savoir mieux que personne qu’il a été porté au pouvoir suite aux émeutes des banlieues françaises de novembre 2005. Elles avaient servi à éliminer Chirac, adepte de l’Axe Paris / Berlin / Moscou. Elles pourraient tout aussi bien servir à le faire tomber, lui aussi, s’il ne reste pas sagement dans le sillage de l’hegemon américain et fidèle à son alliance privilégiée avec la Grande-Bretagne de Cameron. Faye avait prédit, à la grande fureur du président français actuel, que la France ne pourrait pas se payer indéfiniment des émeutes de banlieues, surtout si elles éclataient simultanément dans plusieurs grandes agglomérations de l’Hexagone, non plus seulement dans le fameux département n°93, près de Paris, mais aussi à Lyon, Marseille et Lille. Les réseaux salafistes, comme les réseaux lambertistes, sont prêts à faire le jeu de l’hegemon, au détriment des États-hôtes, a fortiori si l’Arabie Saoudite, matrice financière wahhabite des mouvements salafistes, est une alliée inconditionnelle de Washington.

    La méfiance à l’égard de certains réseaux salafistes ne relève donc pas du “racisme” ou de l’“islamophobie”, comme le vocifèrent les médias aux ordres ou le pensent certains magistrats croupions, dont la corporation est dénoncée comme inculte, à l’instar de tous les juristes modernes sans culture générale, par François Ost, ancien recteur des Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles. Cette méfiance à l’égard des salafistes relève d’une simple analyse du terrain politique, où il faut établir l’inventaire des éléments en place : quelles sont les forces dangereuses qui pourraient, dans un avenir prévisible, disloquer la machine étatique, dont je suis citoyen, et plonger la société, en laquelle je vis, dans le chaos ? Quelles sont les forces en présence dans ma société qui pourraient servir de levier, à toutes mauvaises fins utiles, à l’hegemon pour la déstabiliser ou l’affaiblir ?

    ♦ Q. : Quels sont les ennemis intérieurs et extérieurs des peuples européens dans le contexte actuel ?

    Commençons par les ennemis extérieurs, les ennemis intérieurs n’étant que des instruments à leur service. L’ennemi extérieur est bien entendu l’hegemon qui refuse de nous élever à son rang, comme on le ferait en toute bonne logique avec des alliés fidèles à la façon romaine, et nous plonge en permanence dans l’assujetissement, brisant chaque fois, à l’aide d’instruments subtils propres aux nouvelles formes de guerre indirecte, tout nouvel élan économique ou politique de notre Europe. Cet hegemon est une thalassocratie, une puissance essentiellement maritime, une puissance qui domine les “res nullius” que sont les océans et l’espace circumterrestre, tout en imposant des règles internationales fluctuantes, chaque fois interprétées en sa faveur. Je veux bien évidemment parler des États-Unis d’Amérique, tels que les a décrits une figure comme Carl Schmitt. Ce n’est pas la place ici de rappeler les réflexions profondes et pertinentes que C. Schmitt a émises sur la fabrication arbitraire et perfide de règles juridiques internationales floues et boiteuses car tributaires de l’esprit “wilsonien”, destinées à faire avancer les pions de l’impérialisme américain dans le monde ou sur le processus délétère de fluidification et de liquéfaction des certitudes et des traditions diplomatiques que ces règles perfides ont fait éclore. Plus accessibles me semblent les directives émises par un stratégiste américain, Nicholas J. Spykman, dans un bref vade-mecum en annexe de son ouvrage de 1942, America’s Strategy in World Politics.

    Pour lui, l’Europe de son temps possède 10 atouts qui la rendent supérieure aux États-Unis. Ces 10 atouts, que j’énonce par ailleurs (cf. « Panorama théorique de la géopolitique », in Orientations n°12, 1990), lui avaient été inspirés par un géopolitologue allemand de l’école de Haushofer, une certain Robert Strauss-Hupé, émigré aux États-Unis après la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes parce qu’il avait quelque ascendance juive. Les atouts que doit avoir une superpuissance de l’acabit des États-Unis pour Spykman ou les atouts que possédait l’Europe sous hegemon germanique selon Strauss-Hupé sont notamment, je n’en cite ici que 3, l’excellence d’un système scolaire et universitaire, la cohésion ethnique et une économie plus ou moins autarcique (ou semi-autarcique auto-centrée comme le préciseront plus tard les Français François Perroux et André Grjébine) qui permet l’émergence et la consolidation d’un bloc économique concurrent des États-Unis et capable de conquérir et de conserver longtemps des marchés en Asie, en Afrique et en Amérique latine.

    Pour démolir l’enseignement, il y a eu mai 68, avec son cortège de nouvelles pédagogies abracadabrantes et son laxisme implicite, suivi d’une offensive, classée à “droite”, du néo-libéralisme qui a imposé des schémas pédagogiques visant l’acquisition facile de savoirs purement utilitaires au détriment des humanités traditionnelles, totalement battues en brèche. Une fois de plus, ici, le festivisme gauchiste à la sauce 68 n’a jamais cessé de marcher de concert avec le néo-libéralisme utilitariste pour ruiner les acquis de notre civilisation et que leur antagonisme fictif, souvent médiatisé pour faire croire à des alternances démocratiques, ne servait qu’à leurrer les masses. Pour briser la cohésion ethnique, on a d’abord coupé l’Europe occidentale de ses réservoirs habituels de main-d’œuvre supplétive en Europe orientale, on a ensuite freiné tous les processus d’intégration et d’assimilation avec l’aide des réseaux wahhabites / salafistes inféodés à l’allié saoudien (qui promettait aussi un pétrole bon marché à condition que l’Europe s’ouvre à toutes les immigrations musulmanes) ; on s’apprête, avec l’ambassadeur Rivkin, à inciter les nouveaux banlieusards déboussolés, toutes couleurs et toutes confessions confondues, à bloquer le fonctionnement total de l’État et de la société en générant des troubles civils dans les grandes agglomérations ; en Allemagne, Erdogan et Davutoglu menacent de faire jouer, au détriment de l’État allemand, les “sociétés parallèles” turques, étant bien entendu que le néo-libéralisme a eu pour effet de favoriser, de “booster”, toutes les ‘économies diasporiques”, dont les réseaux turcs, axés, dans un premier temps, sur le trafic de l’héroïne ; enfin, la pratique permanente du “politicide”, surtout en France, ne permet aucune restauration du “politique”, au sens où l’entendait le regretté Julien Freund. Sans restauration du politique, nous risquons le déclin total et définitif.

    On s’aperçoit clairement que l’hegemon, qui entend freiner tous nos élans, aligne tout un éventail d’alliés circonstantiels, qui ne sont en aucun cas l’ennemi principal mais bien plutôt les instruments de celui-ci. La rébellion turque, mise en exergue par les médias depuis le “clash” entre Erdogan et son homologue israélien à Davos et depuis l’affaire de la flotille humanitaire turque amenant des médicaments aux Palestiniens de Gaza, est un “show”, destiné à gruger les masses arabo-musulmanes. Outre cette mise en scène, la politique turque n’a guère changé à l’égard de son environnement, en dépit du discours néo-ottoman de Davutoglu qui évoque les notions de “zéro problème avec les voisins” et de solidarité musulmane. En Syrie, depuis août 2011, la Turquie est bel et bien alignée sur l’hegemon américain : Erdogan, Gül et Davutoglu ont tenté de faire fléchir El-Assad, en lui suggérant de prendre dans son gouvernement des ministres appartenant aux “Frères Musulmans” et de ne plus favoriser les Alaouites, adeptes d’un islam à fortes connotations chiites, et de renoncer à la laïcité de l’État, préconisée par l’idéologie baathiste qui refuse toute discrimination entre musulmans (sunnites, chiites, alaouites, druzes, etc.) ou à l’égard des chrétiens arabes / araméens. Le pari baathiste sur la laïcité de l’État syrien, sans violence institutionnelle aucune à l’égard des communautés réelles composant la population syrienne, est plus souple que ne le fut le kémalisme turc, avant son éviction par l’AKP d’Erdogan. Aujourd’hui, c’est par la Turquie (par l’Irak et la Jordanie) que transitent les armes pour les opposants syriens et pour les mercenaires “afghans” ou “libyens” qui affrontent l’armée loyaliste syrienne.

    Par ailleurs, la géopolitique implicite de la Turquie n’est pas assimilable à une géopolitique européenne cohérente : les “directions” qu’entend prendre la géopolitique turque sous-jacente ne vont pas dans le même sens qu’une bonne géopolitique européenne qui serait enfin devenue générale et cohérente : la Turquie, par ex., entend reprendre indirectement pied dans les Balkans, alors que ceux-ci devraient constituer exclusivement un tremplin européen vers la Méditerranée orientale et le Canal de Suez.

    Enfin, l’actuel territoire turc constitue une zone de transit pour une immigration proche-orientale, moyen-orientale et asiatique tentant de s’introduire dans l’espace Schengen. La Turquie, en dépit des subsides considérables qu’elle reçoit de l’Europe eurocratique, ne garde pas ses frontières et laisse passer vers l’Europe des centaines de milliers de futurs clandestins. La police et la flotte grecques sont débordées. Les finances de l’État grec ont été déstabilisées par ce combat à la Sisyphe, tout comme par les incendies de grande ampleur que la Grèce a subi ces derniers étés, et non pas tant, comme veulent le faire accroire les médias véhiculant le discours néo-libéral dominant, par la mauvaise gestion des budgets olympiques de 2004 et par quelques milliers de pauvres grecs véreux et madrés qui escroquaient leur système national de sécurité sociale. Pour endiguer ce gigantesque flot de réfugiés, pire que ceux de Lampedusa aux portes de la Sicile et de Fuerteventura dans les Canaries, l’eurocratie ne débloque qu’un très petit budget pour l’envoi de 200 malheureux gendarmes qui doivent surveiller une frontière qui va des rives pontiques de la Thrace à toutes les îles de l’Égée jusqu’à Rhodes et à toutes les parties de l’archipel du Dodécannèse. L’agence Frontex, chargée en théorie de verrouiller les frontières extérieures de l’espace Schengen pour éviter tous les déséquilibres qu’apporterait une immigration débridée, ne reçoit en réalité aucun appui sérieux et se révèle une “coquille vide”.

    On sait que toutes les menées salafistes ou wahhabites sont en dernière instance téléguidées par le tandem américano-saoudien et s’avèrent idéales pour perpétrer des opérations de guerre indirecte, dites de “low intensity warfare”, ou des actions “fausse-bannière” (false flag operations). On tue un Pim Fortuyn non pas tant parce qu’il serait “islamophobe” mais parce qu’il souhaitait supprimer la participation néerlandaise aux opérations en Afghanistan. On recrute un tueur dans la diaspora marocaine de Molenbeek pour éliminer le Commandant Massoud afin que ce combattant efficace ne prenne pas le pouvoir suite à la chute des talibans, programmée par le Pentagone. On envoie un Jordanien fondamentaliste pour prendre la direction de la rébellion tchétchène sur le tracé d’un oléoduc qui pourrait amener le brut russe et kazakh en Mer Noire, etc. La Russie, fournisseur principal d’hydrocarbures à l’Europe, est fragilisée dans la Caucase du Nord par les fondamentalistes tchétchènes et daghestanais mais aussi et surtout, comme le signale l’observateur allemand Peter Scholl-Latour, par une intervention wahhabite potentielle (et donc indirectement américaine) dans 2 républiques musulmanes de la Fédération de Russie, le Tatarstan et le Baschkirtostan. Si ces 2 républiques basculent dans le désordre civil ou si des fondamentalistes y arrivent au pouvoir, le territoire de la Fédération de Russie serait littéralement coupé en 2 à hauteur de l’Oural, extrême nord excepté, soit au-delà de la limite méridionale de la zone des toundras. L’Europe serait réduite à ce qu’elle était au début du XVIe siècle, avant le déferlement des troupes d’Ivan le Terrible et de Fiodor Ier au XVIe siècle qui, parties de la région de Moscou, conquièrent tout le cours de la Volga et déboulent à Astrakhan en 1556. Kazan, la capitale tatar, était tombée en 1552. Peter Scholl-Latour rappelle que les Tatars ne sont que fort rarement séduits par le “wahhabisme” saoudien ou par l’idéologie égyptienne des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna et de Sayyid Qutb et leur préfèrent une sorte d’islam modernisé, compatible avec la modernité européenne et russe, que l’on appelle le “yadidisme” ou la “voie tatar”, dont le penseur est actuellement Rafael Chakimov. Ce dernier s’insurge contre les volontés wahhabites de vouloir à tout prix imiter les mœurs et coutumes de l’Arabie des VIIe et VIIIe siècles. Les adeptes de Chakimov sont peut-être majoritaires aujourd’hui au Tatarstan mais ils avaient dû prendre en compte les menées de la mosquée “Yoldiz Madrassa”, dans la ville industrielle de Naberechnié Khelny, animée par des enseignants tous issus du monde arabe. Ils ont été expulsés parce que certains de leurs étudiants avaient rejoint les rebelles tchétchènes. L’avenir est ouvert sur les rives de la Kama, affluent de la Volga qui prend ses sources loin au nord, à la limite de la toundra circumarctique. L’hegemon mondial et ses alliés saoudiens pourraient y semer le trouble en luttant contre le “yadidisme” tatar ou en réactivant une forme ou une autre de pantouranisme (pour connaître la question dans tous ses détails et en dehors de toute polémique politique, cf. L’islam de Russie – Conscience communautaire et autonomie politique chez les Tatars de la Volga et de l’Oural depuis le XVIIIe siècle, sous la direction de Stéphane A. Dudoignon, Dämir Is’haqov et Räfyq Möhämmätshin, Maisonneuve & Larose, 1997 ; Peter Scholl-Latour, Russland im Zangengriff – Putins Imperium zwischen Nato, China und Islam, Propyläen Verlag, Berlin, 2006).

    Passons maintenant aux ennemis intérieurs : j’en citerai 3.

    • 1) D’abord le système bancaire, totalement parasitaire et instaurateur d’une véritable ploutocratie (mot que réhabilitent à Paris Pierre-André Taguieff et Jean-François Kahn), qui n’a plus rien, mais alors plus rien de démocratique. À ce système bancaire s’ajoute d’autres instances parasitaires comme les chaînes de supermarchés, qui spéculent sur les denrées alimentaires et sont responsables de leur cherté, plus élevée que dans les pays voisins ; pour bon nombre de produits de première nécessité, les prix varient du simple au double entre notre pays et l’Allemagne, par ex. Le secteur énergétique, entièrement aux mains de la France, nous oblige à payer un gaz et une électricité à des prix incroyablement exagérés : chaque ménage hexagonale ne paie que 62% de notre facture énergétique, ou, autres chiffres, si le ménage hexagonal paie 100%, nous payons 160,97% !! Les déséquilibres provoqués par le gigantisme de ces structures privées, semi-privées ou para-étatiques doivent être impérativement corrigés par des moyens adéquats, si nous ne voulons pas voir s’effondrer définitivement les structures les plus intimes de nos sociétés.

    • 2) Le second ennemi est l’idéologie néo-libérale et ses relais, dont le premier animateur fut, rappelons-le, l’ancien Premier ministre Guy Verhofstadt, qui dirigea le gouvernement “arc-en-ciel”, mélange de néo-libéralisme et de gauchisme festiviste. Cette idéologie est un ennemi intérieur dangereux dans la mesure où elle étouffe, en se parant d’un masque “boniste”, toutes les possibilités d’une révolte constructive.

    • 3) Ensuite, pour épauler la ploutocratie et le néo-libéralisme, nous avons, 3ème ennemi, les diasporas manipulables. Elles sont telles parce qu’on les déclare telles, par la bouche de l’ambassadeur Rivkin ou par la voix du tandem Erdogan / Davutoglu.

    L’objectif est donc de juguler le développement exponentiel du secteur parasitaire / ploutocratique en lui imposant des limites et des contrôles, en le soumettant à une fiscalité juste (le “mulcto” ou “multo” de la République romaine) et à des directives à soubassement éthique, qu’il ne pourrait transgresser sans commettre automatiquement un délit punissable. Le néo-libéralisme et tout le cortège de ses dérivés doit être perçu comme une idéologie “politicide” et dès lors dangereuse pour la sûreté de l’État et de l’Europe tout entière. Quant aux diasporas manipulables, elles sont, surtout depuis les menaces d’Erdogan et de Davutoglu, des “cinquièmes colonnes” passibles des juridictions d’exception. On ne sauvera pas notre civilisation sans des mesures drastiques.

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    Autres entretiens avec Robert Steuckers

     intertitre

     

    ArianeUnité du monde et grand espace européen

    [ci-contre : Ariane par Julie Dillon, 2013]

    Duo quum faciunt idem, non est idem [Si deux hommes font la même chose, ce n'est pourtant pas la même (Térence)]. Si deux hommes parlent entre eux de l'unité de l'Europe, ils croiront sans doute qu'ils sont du même avis. En réalité, l'un voudra l'unité de l'Europe en tant qu'étape vers l'unité du monde, scellée par une socialisation uniformisante de l'humanité, produite par la technique et l'économie, deux facteurs qui rendront superflue toute politique. L'autre interlocuteur, au contraire, voudra l'unité de l'Europe pour mettre un terme à toutes ces tendances universalistes vers l'unité du globe et à la dissolution de toutes les différences existant entre les nations et les cultures. L'Europe doit s'unir, mais pour se délimiter. Elle devra atteindre une nouvelle intensité politique, trouver une nouvelle identité politique, qui lui permettront rapidement de distinguer l'ami de l'ennemi, sur un mode lui aussi nouveau.

    Celui qui parle aujourd'hui de l'Europe doit dire aussi clairement s'il entend servir “l'universalisme” ou le “grand espace” (1), pour reprendre deux concepts chers à Carl Schmitt. S'il souhaite la dissolution du monde dans une seule et unique unité pacifiée, dans laquelle il n'y aurait plus qu'une politique intérieure mondiale, où la paix serait maintenue à l'aide d'expédients de type policier ou s'il désire une organisation régionale des pouvoirs de ce monde, organisation grâce à laquelle les peuples collaboreraient entre eux, dans la sérénité et dans l'indépendance réciproque. Les grands espaces formés de cette manière « recevraient leur centre et leur contenu non seulement de la technique mais aussi de la substance spirituelle des peuples, de leurs religions et de leur race, de leur culture et de leur langue, sur base des forces vivantes de leur hérédité nationale » (2).

    Ces deux conceptions opposées, nous les retrouvons au départ de toutes les réflexions sur la désirabilité de l'union de notre continent. Dans son texte rédigé entre 1294 et 1318, De monarchia, Dante se faisait l'avocat de l'unité du monde (qui, pour lui, était encore identique à l'Europe connue) sous le gouvernement d'un Empereur qui recevrait du Pape la plénitude de son pouvoir.

    Ce n'est pas un hasard si Hans Kelsen, le juriste-philosophe inventeur d'un concept d'ordre juridique mondial, qui conduirait à la dissolution de toutes les souverainetés des États particuliers, commence son œuvre par un éloge actualisé de la pensée de Dante (3). Pierre Dubois (alias Petrus de Bosco), au contraire, explique en 1306, dans De recuperatione Terrae Sanctae,  la nécessité d'une unité de l'Europe et d'une paix durable sous les principes qu'il avait énoncés, dans le but de reconquérir la Terre sainte en lançant une croisade victorieuse. L'unité est nécessaire, ajoutait-il, parce qu'il y a un ennemi (commun) et c'est la présence de cet ennemi qui fait que notre “nous” se constitue.

    D'un point de vue chrétien, l'unité du monde ne peut exister que dans Adam ou dans le Christ. À la fin des temps seulement — qui adviendra  apocalyptiquement et non pas métaphoriquement comme la “fin de l'histoire” dont on parle et reparle aujourd'hui — nous aurons une unité qui se présentera comme dépassement du politique, comme dépassement de l'opposition ami/ennemi. Mais en entendant ce moment eschatologique, dans le temps présent, nous n'aurons jamais qu'une recherche toujours vaine de l'unité du monde, nécessairement placée sous le signe de l'Antéchrist, dont la devise est notoirement pax et securitas. Si le dépassement du politique est le dépassement de l'opposition ami/ennemi, et si ce double dépassement est l'objectif que l'on s'assigne, il ne pourra être atteint qu'au bout d'une longue lutte sanguinaire. À la fin de ce combat, le monde s'unira sous le signe de la technique et de l'économie, celle de Henry Ford ou de Vladimir Illitch Lénine.

    Jusqu'il y a peu d'années, notre situation était la suivante : dans la guerre froide, deux modes d'existence luttaient l'un contre l'autre, mais chacun de ces modes était dépourvu de foi et d'idéologie, ne désirait que le profit ou la jouissance sans autre considération; pire, ces modes d'existence étaient réservés aux masses technico-prolétariennes, fanatisées et maintenues dans la pauvreté (4). Mais les deux partis de cette guerre civile planétaire étaient d'accord sur une chose : après leur victoire, le politique allait disparaître. En 1922, Carl Schmitt écrivait à ce propos : « Aujourd'hui, rien n'est plus à la mode que la lutte contre le politique. Les financiers américains, les techniciens industriels, les socialistes marxistes et les révolutionnaires anarcho-syndicalistes sont tous d'accord pour réclamer l'élimination du pouvoir non objectif de la politique qui s'exerce sur l'objectivité de la vie moderne. Il ne doit plus y avoir désormais que des tâches d'ordre technique ou organisationnel et il ne peut plus y avoir de problèmes politiques » (5).

    Les problèmes politiques auraient véritablement disparu mais seulement si le monde tout entier avait été soumis aux mêmes critères économiques et techniques. Seule une véritable et complète unité du monde, seul un “État mondial” et un “gouvernement mondial” pourraient actualiser la dépolitisation du monde et le stabiliser, croient les adeptes de cette superstition moderne.

    Hans Kelsen, apôtre du mondialisme policier

    Ce gouvernement mondial n'aurait plus eu besoin que d'une police mondiale — seulement pour une période de transition ? — qui aurait eu pour tâche d'annihiler les éventuels rebelles par le truchement d'une police bombing. Ce gouvernement mondial oblitèrerait tous les systèmes juridiques existants dans les États particuliers, au sein des peuples, et imposerait son droit international, après avoir stabilisé l'entièreté du monde. Le droit mondial disciplinerait ensuite tout ce qui vit et croît sur la terre. Écoutons à ce sujet Hans Kelsen : « L'idée de souveraineté doit être radicalement éliminée... la conception de la souveraineté de l’État lui-même est aujourd'hui un obstacle à tout ceux qui envisagent l'élaboration d'un ordre juridique international, inséré dans une organisation prévoyant la division planétaire du travail ; cette idée de souveraineté empêche les organes spéciaux de fonctionner pour que nous débouchions sur le perfectionnement, l'application et l'actualisation du droit international, bloque l'évolution de la communauté internationale en direction d'une... civitas maxima — y compris dans le sens politique et matériel du mot. C'est là une tâche infinie que la constitution de cet État mondial dans lequel nous devons, par tous nos efforts, placer l'organisation mondiale » (6). Si l'unité du monde est réalisée un jour de cette manière et si, dans un tel monde, toute forme d'inimitié est éliminée, nous n'aurions plus rien d'autre que l'émanation d'une humanité qui se déifierait elle-même et commettrait, par là, le plus grand de tous les péchés imaginables. Car le politique en tant que distinction ami/ennemi est enraciné dans le péché originel. Or de-puis que nous ne pouvons plus être ni justes ni bons, nous sommes contraints de faire la distinction ami / ennemi. Certes, chaque fois que nous opérons cette distinction, nous péchons. Mais si nous voulons dépasser cette distinction à l'aide de nos seules forces, nous nous mettons à la place de Dieu, ce qui est un plus grand péché encore.

    Si nous prenons en considération la situation actuelle depuis l'effondrement de l'Union Soviétique et la Guerre du Golfe, si nous nous rappelons les désirs formulés par Boutros-Ghali, le secrétaire général de l'ONU, nous constatons automatiquement que cette idée d'une unité du monde n'est pas qu'une simple spéculation théologique ou une fantaisie de juriste. Il ne faut pas être particulièrement perspicace pour constater que l'unité du monde proclamée aujourd'hui par l'ONU ne sert pas en fait les “intérêts du monde” mais bien plutôt les intérêts concrets de certains États, et plus spécialement, ceux des États-Unis.

    Les étapes vers cette unité du monde ont été le Traité de Versailles et la création de la SDN (1919), le Pacte Briand-Kellogg (1928), la Doctrine Stimson (1932) et la création des Nations-Unies (1944). Tous ces efforts ont été entrepris pour contrer les tentatives de construire de grands espaces organisés par un droit et un ordre spécifiques, au-delà de toute forme d'universalisme. L'argument de “l'unité du monde” a toujours été avancé dans l'intérêt des privilégiés de la planète, des beati possidentes  contre les have-nots qui désiraient se donner un droit taillé à leur mesure, surtout contre l'Allemagne et le Japon, qui, en Europe ou en Asie orientale voulaient constituer de “grands espaces”. Ces beati possidentes  sont aujourd'hui les Anglo-saxons, ou plus précisément, les Américains, qui prétendent représenter seuls la “conscience du monde”. Certes, nous pouvons nous permettre aujourd'hui de critiquer, même avec des arguments faciles ou simplistes, le Traité de Versailles, la SDN, le Pacte Briand-Kellogg, etc. Mais il ne sera pas facile de critiquer l'ONU : le type de juriste aujourd'hui dominant n'oserait pas se le permettre !

    Les horreurs de la “guerre juste”

    Quand on a bombardé l'Irak, il y a deux ans, on l'a fait au nom de la “communauté mondiale” et de la “conscience mondiale”. À partir du moment où l'on a estimé que la guerre de l'Irak contre le Koweït avait coûté au maximum 5.000 vies humaines, la “conscience mondiale” a décidé de se mobiliser et les forces armées destinées à concrétiser les représailles ont pu agir officiellement au nom de l'ONU : elles ont tué 140.000 Irakiens. Ce n'est pas un hasard si cette action a été déclarée “guerre juste”, parce que l'idée que sa propre cause constitue à elle seule la justice absolue justifie l'extermination de l'ennemi, qui n'est plus perçu comme un justus hostis   mais comme un criminel que l'on place derechef hors-la-loi. La notion de “guerre juste”, dans les réflexions de Saint Augustin et de Saint Thomas d'Aquin, était pourtant liée à un calcul de proportionnalité. À leurs yeux, il était impossible d'éliminer une injustice — la mort de 5.000 hommes — en commettant une injustice plus grande — la mort de 140.000 hommes. Cette prudence de nos deux théologiens, quand ils évoquent la conduite de la “guerre juste”, s'explique par la conscience du péché. Le chrétien peut nourrir des doutes quant à sa capacité de reconnaître la volonté de Dieu ; “l'humanité”, en revanche, s'avère incapable de douter d'elle-même. À cela s'ajoute que cette humanité disposait d'interprètes comme le lobbyiste des pétroles texans, George Bush.

    Contre l’Europe et le Japon

    La Guerre du Golfe a pleinement mis en lumière notre problématique, celle de “l'unité du monde” ou de “l'universalisme”, d'une part, et celle du “grand espace”, d'autre part. Outre l'Irak, qui, à long terme, voulait asseoir son hégémonie sur la péninsule arabique et fonder ainsi un “grand espace”, la Guerre du Golfe a connu deux autres perdants : l'Europe occidentale et le Japon. L'Europe occidentale avec son Marché Commun — qui, en un certain sens, mérite d'être qualifié de “grand espace” ; nous y reviendrons — pourrait un jour devenir dangereuse pour les États-Unis. En fait, tant l'Europe occidentale que le Japon ont payé des milliards de dollars pour une guerre à laquelle ils n'avaient aucun intérêt réel. Ils ont payé des milliards aux États-Unis qui, d'une part, se trouvent déjà sur la voie du déclin, et qui, d'autre part, préparent déjà avec une redoutable clairvoyance la lutte pour la domination du monde, une lutte qui s'engagera contre l'Europe occidentale et le Japon !

    Fermer les robinets de pétrole

    L'Europe occidentale et le Japon ont facilité par leurs paiements aux États-Unis le prolongement de la domination américaine sur eux-mêmes ! Comme à une époque déterminée par l'économie, les décisions absurdes doivent être, elles aussi, expliquées par l'économie — pour apparaître “rationnelles” —  on a dit que Saddam Hussein, dès qu'il se serait rendu maître des champs pétrolifères koweïtiens, ferait flamber les prix du pétrole et précipiterait ainsi les économies nationales occidentales dans une crise terrible. Mais, en fait, le prix du pétrole a augmenté après  l'opération militaire victorieuse contre l'Irak, dans des proportions supérieures à ce que Saddam aurait jamais osé faire. Aujourd'hui, en effet, les États-Unis possèdent, grâce aux injections financières des Européens de l'Ouest, de gros intérêts dans le Golfe. En cas de crise, ils pourront très facilement fermer les robinets du pétrole aux Japonais et/ou aux Européens de l'Ouest.

    Dans les années à venir, une telle crise est parfaitement possible, voire probable : l'Europe occidentale et le Japon auront alors financé leur propre étranglement ! L'idée d'un “nouvel ordre mondial”, dont parlait George Bush avec tant d'éloquence à l'époque de la Guerre du Golfe, ne tient que si elle est régulière, que si elle respecte ses propres règles : “ordre” signifie aussi “régularité”. En conséquence, l'ONU a puni l'Irak mais devrait également punir Israël ou la Syrie ; elle devrait également prendre des mesures contre la Turquie ou contre la Chine; elle devrait intervenir avec la même fermeté au Sri Lanka ou au Pérou, en Colombie ou en Azerbaïdjan ; elle devrait étendre ses activités en Yougoslavie et au Cambodge.

    Mais si l'on oublie que l'ONU elle-même repose sur la dualité d'un conseil de sécurité (CS) et d'États-clients, lesquels sont les obligés de membres de ce CS et peuvent, en cas de nécessité, être protégés par un veto, la nouvelle doctrine apparaît à l'évidence comme une pure illusion, qui ressasse à l'envi la thèse du one world. Cette nouvelle doctrine a échoué parce que les intérêts politiques des puissances sont divers et contradictoires et que leurs moyens financiers ne sont pas identiques. Et elle échoue aussi parce que les soldats ne sont guère disponibles ni prompts à se faire tuer comme Italiens au Pérou, comme Allemands au Tibet, comme Turcs au Sri Lanka, etc. Si une telle doctrine triomphait envers et contre les sentiments des peuples, leurs soldats ne mourraient plus pour leur propres pays mais pour l'une ou l'autre résolution de l'ONU, par ex. celle qui porte le numéro 47.634. Imagine-t-on édifier des monuments aux morts, pour la résolution 47.634, dans un avenir proche ?

    Il n’y a pas d’Unité du monde

    L'idéologie de “l'unité du monde” ne fonctionne pas, tout simplement parce que cette unité n'existe pas dans le concret. Mais l'idée de l'unité du monde est fortement ancrée dans certains esprits influents, qui fomentent du désordre dans le monde en voulant la faire passer de la puissance à l'acte, pour le plus grand profit des États-Unis. Tout État qui possède des armes modernes et dispose d'une certaine puissance globale vit en fait dangereusement dans le monde actuel. En effet, il se heurte à la résistance des seuls possesseurs du pouvoir en ce monde qui, en outre, peuvent mobiliser contre lui l'idée de la paix mondiale, qu'il menacerait, et amorcer un processus de discrimination à son encontre en le qualifiant de “criminel” ; en bout de course, cet État pourrait être soumis à un “massacre technologique”. La lutte pour le pouvoir planétaire se donne ainsi une caution morale et oblige tous les adversaires réels et potentiels des puissants à envisager une punition cruelle, parce que le vieil adage romain et gaulois Vae victis, prononcé sous les murs du Capitole par le chef celtique Brennus, est devenu plus actuel que jamais !

    Origines thalassocratiques du droit international actuel

    Nous devons dire une bonne fois pour toutes que l'actuel droit international, qui veut contraindre les peuples à la paix mondiale au lieu de vouloir discipliner et limiter la guerre, s'alimente à deux sources particulièrement troubles : les conceptions internationalistes de la révolution française, d'une part, et celles, tout aussi internationalistes, des grandes puissances maritimes et impérialistes qu'étaient jusqu'en 1914 la Grande-Bretagne et les États-Unis. Aujourd'hui, la seule thalassocratie qui demeure en course, c'est l'Amérique. Nous ne pouvons que définir brièvement ici ces deux systèmes conceptuels, qui affichent la volonté de stabiliser définitivement le monde. Ainsi, conformément à la dogmatique de la révolution française, toute puissance qui menace la liberté républicaine, c'est-à-dire l'idéologie politique générée par les Lumières, est automatiquement hostis injustus. Parce que l'humanité est unité, parce que les conquêtes de la révolution doivent se réaliser partout dans le monde, l'adversaire de ces principes philosophiques et politiques est ennemi du genre humain tout entier (Robespierre : « Celui qui opprime une nation se déclare ennemi de tous »).

    Au départ, le refus de considérer l'adversaire comme justus hostis ne valait que pour les représentants des pouvoirs traditionnels. Mais si un peuple accepte de vivre sur un mode pré-révolutionnaire, non démocratique et anti-républicain, il devient tout entier un “oppresseur”, parce qu'il refuse, par son comportement conservateur, d'accepter une raison universellement valable, prescrivant un standard unique en matières de constitution et de droit. L'expansionnisme napoléonien s'est basé sur ce messianisme révolutionnaire et a dès lors transformé la guerre, qui jusqu'alors était une affaire entre États, disciplinée et fermée, en une guerre civile s'étendant à toute l'Europe, avec ses discriminations, sa propagande agressive et ses bouleversements dans les structures sociales et administratives des pays occupés (7).

    Le droit international et le droit de la guerre maritime de facture anglo-saxonne ne connait pas, lui non plus, de justus hostis. L'ennemi n'est plus seulement le soldat de l’État ennemi, mais aussi chaque civil ressortissant de cet État. N'importe quel civil peut ainsi se voir exproprié, interné et traduit devant un tribunal. Pire, l'ennemi, dans cette optique thalassocratique et anglo-saxonne, peut même être le citoyen d'un État neutre qui, sous une forme ou une autre, pourrait favoriser l'ennemi, par ex. en étant son partenaire commercial. En conséquence, ses biens en haute mer peuvent être saisis et on peut le contraindre à la collaboration économique et au boycott de son propre partenaire, etc. À cette tendance à amplifier et à aggraver la guerre et à abolir l'institution qu'est la neutralité, correspond une propagande qui “satanise” l'ennemi, criminalise son peuple tout entier et l'assimile à une bande de malfaiteurs. Cet état d'esprit rend toute paix définitive impossible, alors qu'une telle paix était précisément l'objet du droit international classique.

    L'ennemi forge des “zones autarciques”

    En fait, dans l'optique universaliste et kelsenienne, il n'y a plus de guerre désormais, mais seulement un commerce libre et pacifique qui ne fait plus qu'un avec l'idéologie des Lumières, le mythe de l'humanité, le culte du progrès, etc. Tous ceux qui feraient mine de former des zones autarciques, de constituer des blocs protégés, menacent directement ce commerce “libre et pacifique”, dominé jadis par l'Angleterre et aujourd'hui par les États-Unis. Ils sont donc en soi des “ennemis”. Au plus tard en 1937, l'Allemagne et l'Italie sont devenus des ennemis pour Washington, le Japon les ayant précédés de quelques années. Les puissances de l'Axe, par leur politique économique, menaçaient la division du marché mondial, imposée par les États-Unis. Roosevelt, pour les besoins de sa propagande, a imaginé, hystérique, des ennemis terrifiants et a préparé dès 1937 son pays à la guerre, alors que Hitler croyait encore en 1939 qu'il pourrait limiter sa guerre à une guerre-éclair, sans que les États-Unis n'aient le temps d'intervenir (8).

    Quand un “ennemi” de cette option universaliste, “commerciale, libre et pacifique” se pointe à l'horizon, on commence par le mettre sous pression économique, on le soumet ensuite à des embargos ou des blocus et, finalement, on le décrète “ennemi de l'humanité” pour pouvoir déclencher contre lui une guerre totale, envisagée comme “sanction”. Il faut, dans cette stratégie, forcer cet “ennemi” à jouer un rôle d’“agresseur”, car, selon le droit international contemporain, toute forme d'agression est interdite, ainsi que le libre droit de conduire une guerre (9).

    Agressions et sanctions

    Fabriquer et provoquer l'agression devient de ce fait l'art décisif de l'homme d’État ; de ce fait, il faut qu'il évite de déclarer expressément la guerre, puisqu'une déclaration de guerre équivaut à une agression. Face à un “agresseur”, tous les coups sont permis : il peut même être puni pendant longtemps, selon le bon vouloir de son vainqueur. Ce fut le cas de l'Allemagne en 1918-19 qui, pendant un an après les combats, fut soumise à un blocus des denrées alimentaires, ce qui a entraîné la mort d'un million de nourrissons et jeunes enfants. Cette pratique de la punition permet également de “légitimer” les carpet bombings,  les expulsions en masse de populations civiles, le procès de Nuremberg ou les atomisations de cités sans défense (Hiroshima, Nagasaki). La “sanction” n'est pas une guerre au sens propre du terme, car elle frappe un “criminel” qui, lui non plus, ne fait pas la guerre mais commet un “crime”. Ce type de droit international, voulu essentiellement par les États-Unis, ne tient nullement compte des régulations et des limites que la civilisation a imposé à la guerre en Europe. En se basant sur l'utopie de vouloir abolir définitivement la guerre, ce droit international “sanctionneur”, cette idéologie de la punition, s'est imposée petit à petit à partir de 1918 ; aujourd'hui, il tend à devenir absolument dominant, à s'accentuer dans le discours et dans les pratiques.

    Examinons quelques faits historiques. Parmi les exemples de la main-mise progressive de cette idéologie juridique internationale, nous avons l'institution de l'auto-défense, acceptée par le pacte Briand-Kellog (1928), où l'on a interdit la guerre. L'internationaliste américain Philipp Jessup écrivait en 1940 : « Les dimensions se sont modifiées et aux intérêts que nous cultivions à propos de Cuba en 1860, correspondent aujourd'hui nos intérêts pour les Iles Hawaï ; l'argument de l'auto-défense conduira un jour les États-Unis à devoir faire la guerre sur le Yang-Tse, la Volga ou le Congo » (10).

    La “Doctrine Stimson” (1932)

    Ensuite, la Doctrine Stimson (c'est-à-dire la non reconnaissance des changements territoriaux obtenus par la force), forgée en 1932 par celui qui était alors Ministre des Affaires étrangères des États-Unis, produit une aggravation des conflits précisément parce qu'elle donne aux États-Unis le droit, sur toute la terre, de juger du droit ou du non-droit des changements territoriaux. « Un acte de guerre n'importe où dans le monde nuit aux intérêts de mon pays », expliquait le Président Hoover pour justifier la doctrine de son Ministre des Affaires étrangères.

    En conséquence, les changements territoriaux survenus par la forces des armes étaient légaux et légitimes avant 1928, illégaux et illégitimes après 1928 ; nous sommes en présence ici d'une variante de la “fin de l'histoire”. Mais nous y trouvons aussi les racines de l'appui qu'apportent les États-Unis aux groupes de résistance, aux partis qui fomentent des guerres civiles, aux juristes qui prétendent défendre les “droits de l'homme”, aux “démocrates” auto-proclamés de toutes sortes, etc. Les changements territoriaux réalisés où que ce soit dans le monde ne peuvent être avalisés d'aucune manière. L'ONU a largement repris ce principe de droit international à son compte et contribue ainsi à rendre impossible toute nouvelle mise en ordre des espaces politiques sur la planète et à empêcher le fonctionnement normal des États, dans la mesure où ces remaniements territoriaux ou ce fonctionnement se conçoivent comme des rapports réciproques de protection et d'obéissance. En avançant cette conception purement instrumentale des droits de l'homme et en pratiquant cet interventionnisme tous azimuts, les États-Unis et l'ONU fragilisent les garanties réelles dont pourraient jouir les hommes sur leur territoire national, car les droits de l'homme, normalement, ne pourraient se concevoir que comme droits de citoyens, ancrés dans une patrie donnée.

    Le grand espace, réponse européenne et japonaise aux USA

    Contre toutes ces idées et ces pratiques de type internationaliste, visant une hypothétique “unité du monde”, ancrées, d'une part, dans l'idéologie révolutionnaire, d'autre part, dans la propension interventionniste mondiale des Anglo-saxons, on en est arrivé, en Europe, au Japon et aussi en Amérique (EU et Am. lat.), à partir de 1939, à formuler l'idée de “grand espace”. De première importance à ce sujet est l'écrit de Carl Schmitt, L'ordre international du grand espace avec interdiction d'intervention pour les puissances extérieures à cet espace  (11).

    Si l'on voulait réduire cet écrit à un slogan simple, nous dirions : “L'Europe aux Européens !” et, pour les tentatives japonaises analogues : “L'Asie aux Asiatiques !”. L'Allemagne et l'Italie d'une part, le Japon, d'autre part, imitaient à leur façon et à leur profit la Doctrine de Monroe (1823) qui revendiquait pour les États-Unis la domination de tout l'espace occupé par les deux Amériques. Les trois principes fondamentaux de la Doctrine de Monroe étaient au départ, selon Schmitt : 1) L'indépendance de tous les États américains par rapport aux puissances extérieures ; 2) Le refus de toute forme de colonisation dans cet espace américain ; 3) La non-intervention de toutes les puissances extra-américaines dans cet espace. Le nouveau grand espace centre-européen devait empêcher toute intervention américaine en Europe et s'interdisait, en contre-partie de s'immiscer dans les affaires des autres espaces. Cette logique du grand espace aurait imposé des limites à l'interventionnisme américain, qui entendait s'immiscer dans les affaires du monde entier.

    En Europe, cette conception grand-spatiale a été remise sur le tapis, après la victoire des armes allemandes à l'Ouest. Schmitt voyait dans le traité d'amitié entre le Reich et l'Union Soviétique (1939) une solution exemplaire : elle excluait l'immixtion de puissances tierces et garantissait aux peuples du “bloc continental” une “vie pacifique correspondant à leurs particularités”. L'Allemagne en tant que puissance-guide de ce nouveau “grand-espace” devait entretenir des rapports de droit public avec chaque pays en particulier, mais à l'extérieur du grand espace — vis-à-vis des autres grands espaces, dont les contours demeuraient flous — tous devaient suivre une même politique étrangère.

    Hégémonie et fédéralisme

    On a ainsi imaginé une hégémonie mais non une absorption des États plus petits, ce qui constitue un véritable fédéralisme. Concoctés par les diplomates professionnels et traditionnels, ce schéma d'organisation ne pouvait être acceptés par les nationaux-socialistes, parce qu'ils pensaient en termes de race et non d'espace (12). Selon leurs propres conceptions, les petits peuples conservaient beaucoup trop de droits. Mais l'idée de Schmitt a été soumise à d'autres critiques encore, notamment en Italie (13).

    Depuis la seconde guerre mondiale et la montée en puissance des États alliés comme les USA et l'URSS, Schmitt ne pouvait plus qu'exprimer l'espoir, en 1962, que les nations et les peuples conservassent la force de rester fidèles à leur culture, leur religion et leur langue (14). Il est vrai que Carl Schmitt considérait que l'idée de nation, d'une organisation purement nationale, était dépassée : par conséquent, le “grand espace” devait servir à détourner l'illusion et le danger américains du one world.  Mais dès que son idée eut pu s'unir à une force réelle pour réaliser vraiment le grand espace, les nations n'auraient plus été que des entités culturelles et non plus politiques.

    L'idée de grand espace n'est pas encore à l'ordre du jour. La CEE d'aujourd'hui prétend être le nouveau grand espace, valable pour tous. Mais si l'idée de Großraum, de “grand espace”, est née de la conviction que les États étaient devenus trop petits au regard du développement de la technique et de l'économie, les théoriciens de ce grand espace ont également dit que celui-ci ne pouvait pas être ni bâti ni organisé en priorité sur l'économie. La conservation de la multiplicité des cultures est désormais un acte politique. Pour organiser un grand espace comme espace politique, il faut préalablement répondre à trois questions :

    • 1) Qui est l'ennemi ? 
    • 2) Quelle est la puissance hégémonique (à l'intérieur du grand espace) ?
    • 3) Existe-t-il une homogénéité qui garantit la durée de la fédération ?

    Réponse à la première question

    L'ennemi du “grand espace” européen ne peut plus être la Russie aujourd'hui. Pour la plupart d'entre nous, l'ennemi est évidemment Washington. Mais cette inimitié, beaucoup d'Européens ne la conçoivent pas encore, ne l'imaginent même pas; par ailleurs, beaucoup d'Européens n'ont pas le courage de l'assumer. Cette ignorance et ce manque de courage ne valent pas seulement pour les Anglais qui sont liés aux Américains par de nombreux liens. De plus, les nations européennes sont trop nettement profilées dans leur identité politique pour songer à harmoniser leur politique extérieure. Où se trouve le point commun de la politique extérieure de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Angleterre, de l'Espagne, de la France ? L'impossibilité de pratiquer une politique extérieure commune, capable de rendre possible une politique militaire commune (pas de chèque sans provision !) s'aperçoit parfaitement dans la crise yougoslave. La définition de l'ennemi n'est possible que s'il existe une unité. À cela s'ajoute que la majorité des Européens, ou du moins un très grand nombre d'entre eux, comprennent l'unité de l'Europe comme une simple étape intermédiaire vers une “unité du monde” qu'ils ne conçoivent que très confusément.

    Réponse à la seconde question

    Du temps de Carl Schmitt, il y avait en Europe une puissance hégémonique : l'Allemagne. Mais elle a perdu la guerre. Hitler lui-même refusait l'idée d'Europe et les représentants de l'idée européenne étaient réduits à l'impuissance sous sa férule (15). Quant à l'Allemagne actuelle, il lui manque toutes les caractéristiques de la puissance hégémonique : sa population est réduite et en phase démographique descendante, elle n'a ni volonté d'assumer un rôle hégémonique ni pouvoir réel ni vision. Les Allemands d'aujourd'hui feignent d'être les meilleurs amis de l'Europe. Mais ils ne s'enthousiasment pour l'Europe qu'en croyant qu'ils vont pouvoir se dissoudre en elle. On pourrait épiloguer sans fin sur les névroses allemandes, sur le complexe de culpabilité allemand, etc. Quoi qu'il en soit, l'Europe ne peut pas fonctionner tant que sa nation la plus importante numériquement ne s'accepte pas elle-même pour elle-même (16). Et quand l'Allemagne actuelle aspire à une position meilleure, dans toute l'Europe fusent articles, émissions, pamphlets où s'exprime la peur du “danger allemand”, alors que personne ne craint plus ce “danger” que les Allemands eux-mêmes !

    L'Angleterre n'est pas intéressée à voir l'influence américaine se réduire en Europe et la position de la France est ambigüe : son anti-américanisme évolue dans des limites très étroites et reste surtout fort rhétorique. Par le Traité de Maastricht, la France espère lier l'Allemagne à la CEE (qui n'est qu'une demie-Europe, une Europe hémiplégique, sans profondeur stratégique). Paris espère véritable enchaîner l'Allemagne, car cela correspond aux vieux intérêts français, surtout si le fruit du labeur permanent des Allemands, si l'argent allemand financent les déficits de la France et les frais de fonctionnement de la CEE. Mais nos voisins ne se rendent pas compte que nous, les Allemands, sommes devenus le peuple le plus paresseux d'Europe et, surcroît, notre croissance démographique est arrêtée voire en recul. Si à tous ces facteurs négatifs s'ajoute la concrétisation des clauses du Traité de Maastricht, notamment l'introduction d'une monnaie unique, l'ECU, qui sera forcément faible par rapport à ce que le DM était et assorti d'un financement des régions pauvres par les régions riches, nous assisterons en Europe à des convulsions politiques dramatiques, d'une ampleur inconnue jusqu'ici (17). À cause de tout cela, l'idée d'unir plusieurs États sans qu'il n'y ait de puissance hégémonique est une impossibilité sociologique. Aucune véritable fédération, au sens propre du terme, ne peut voir le jour sans hegemon.

    Réponse à la troisième question

    Une fédération n'est pas homogène tout simplement parce qu'on tente de la faire. À cette heure, il n'existe pas en Europe de consensus sur ce qui constitue véritablement la “substance” de la culture européenne. Autre question : quels sont les pays qui appartiennent à l'Europe, quels sont ceux qui n'y appartiennent pas ? La Scandinavie en fait-elle partie ? Et l'Angleterre ? L'Espagne ? La Russie ? L'Ukraine ? Il n'est pas évident que les intérêts d'un Portugais, d'un Allemand et d'un Norvégien soient compatibles. Ces problèmes s'aggraveront si la CEE s'étend, si y adhèrent des pays comme la Hongrie, la République tchèque et la Pologne. Cet accroissement de la Communauté risquerait de la jeter dans une période de stagnation économique gravissime. Les conflits et les divisions, qui existent déjà et s'avèrent fort inquiétants, vont alors s'intensifier. L'absence d'un homogénéité historique, sociale et culturelle rendent quasi insoluble un problème politique majeur : qui décidera, le cas échéant, de l’état d'exception ? Dans l'hypothèse où les divisions entre États subsisteraient peu ou prou, une majorité rendue possible par des votes hollandais décidera-t-elle de l'état d'exception en Sicile ? Et une bureaucratie établie à Bruxelles pourra-t-elle bloquer une décision indispensable ailleurs ?

    Toutes les tentatives d'unir l'Europe ont échoué jusqu'ici : celle de Jules César, celle de Charlemagne, celles du Pape Innocent III, de l'absolutisme, de Napoléon et de Hitler. Le problème politique ne peut pas être résolu par Maastricht seul. Ensuite, il n'est pas possible de créer un véritable grand espace européen tant que l'Europe ne sort pas du commerce mondial libre (libéral). Enfin, il faut surtout qu'il y ait un peuple européen. Mais un tel peuple n'existe pas. Si, comme le croient bon nombre d’“Européens” convaincus, le Parlement de Strasbourg se renforce par rapport à la bureaucratie de Bruxelles, cela ne changera rien au fait qu'un Italien ne reconnaîtra jamais son député dans la personne d'un député français. Si les États nationaux sont abolis, les nations seront réduites à des “groupes ethniques” mais il ne naîtra pas pour autant une “nation européenne”. Pire : un parlement européen véritablement puissant sera toujours pour tous les Européens un parlement dominé par des “étrangers”. Les lois de ce parlement seront encore moins acceptées que les délibérations ou les décisions de la Commission de Bruxelles !

    Tout ce qu'on a pu faire de positif dans le sens de l'idée européenne a déjà été fait. Mais si le projet d'union monétaire et financière entre en vigueur, alors la paralysie de la politique étrangère s'accentuera — on pense à la Yougoslavie — et les motifs de conflits politiques augmenteront. Tout progrès de l'unité européenne se muera automatiquement en un progrès de division et de dissensus, où l'Europe se rendra étrangère à elle-même. L'Europe peut être une fédération d’État mais non un “État fédéral”. L'Europe est multiplicité de ses nations, et certainement aussi de ses régions : en dehors de cela, elle n'est rien. L'évolution de l'Europe orientale prouve que la nation demeure la référence politique décisive. Si les nations ne peuvent être conservées, si elles ne peuvent plus défendre leur culture et leurs particularités, on ne pourra pas créer le véritable “grand espace”, différent de celui qu'envisage Maastricht et qui n'est qui n'est que la copie miniature de “l'unité du monde” dont rêvent les utopistes mondialistes.

    Être Européen, cela signifie : connaître et reconnaître la diversité de l'Europe. Seulement quand ce processus de connaissance et de reconnaissance se sera amplifié, aura atteint un certain degré d'opérabilité, l'Europe développera une culture et une identité continentales. Mais l'Europe d'aujourd'hui, qui dit être sur la voie de l'unité, est bien plus éloignée de cette culture continentale que du temps de Nietzsche et de Burckhart, de Karl Vossler et de Benedetto Croce.

    ► Günther Maschke, Vouloir n°114/118, 1994.

    [Allocution de Günther Maschke à Rome, à l'occasion du 4ème Symposium de la revue syndicaliste (CISNAL) Pagine Libere. Thème : “Wall Street ? Non merci !”, 4 & 5 juin 1993]

    Notes :

    • (1) Carl SCHMITT, « Großraum gegen Universalismus » (1939) in : Positionen und Begriffe, Duncker und Humblot, Berlin, 1988. Tr. fr. in : Carl SCHMITT, Du politique, “légalité et légitimité” et autres essais, Pardès, 1990.
    • (2) Carl SCHMITT, « El Orden del Mundo despues la Segunda Guerra Mundial », in : Revista de Estudios Politicos, Madrid, 1962, pp. 36 et ss.
    • (3) Hans KELSEN, Die Staatslehre des Dante Alighieri, Wien, 1905.
    • (4) Ph. DESSAUER, « Die Politik des Antichrist », in : Wort und Wahrheit, 1951, pp. 405-415.
    • (5) Carl SCHMITT, Politische Theologie, München/Leipzig, 1922, pp. 55 ss. Trad. it. in : Le catagorie del politico, Bologna, 1972, pp. 84 ss.
    • (6) Hans KELSEN, Das Problem der Souveränität und die Theorie des Völkerrechts, Tübingen, 1928, pp. 320 ss.
    • (7) Sur le droit international induit par la Révolution française, cf. R. REDSLOB, in Festschrift für O. Mayer, 1916, pp. 271 ss.; B. MIRKINEGUETZEVITCH, L'influence de la Révolution française sur le développement du droit international dans l'Europe orientale, in : Recueil des Cours, 22/1928, pp. 299 ss.
    • (8) Sur les précédents économiques de la Seconde Guerre mondiale, cf. Carlo SCARFOGLIO, Davanti a questa guerra, Milan, 1942 ; D. JUNKER, Der unteilbare Weltmarkt, Stuttgart, 1975.
    • (9) Sur la notion d’“agression”, cf. Carl SCHMITT, Der Nomos der Erde, Köln, 1950, 3ème éd., Berlin, 1988.
    • (10) Philipp JESSUP, « The Monroe Doctrine », in : American Journal of International Law, 1940, pp. 704.
    • (11) La traduction italienne est actuellement la seule disponible : Il concetto d'Impero nel diritto internazionale, édité et préfacé par Luigi Vannutelli Rey, avec un appendice de Franco Pierandrei, Rome, 1941. Les articles de Schmitt en Italie paraissaient surtout dans la revue Lo Stato. Ils ont été repris dans une anthologie : Carl SCHMITT, Scritti politico-giuridici 1933-1942, édité par Alessandro CAMPI, Perugia, 1983.
    • (12) Typique pour la critique nationale-socialiste : R. HÖHN, Reich - Großraum - Großmacht, Darmstadt, 1942.
    • (13) Par ex., chez Giacomo PERTICONE, « Il problema dello “spazio vitale” e del “grande spazio” », in : Lo Stato, 1940, pp. 522-531 ; Cf. également A. MESSINEO, s.j., Spazio vitale e grande spazio, La Civiltà Cattolica, Rome, 1942.
    • (14) cf. note (2).
    • (15) Hans Werner NEULEN, Europa und das Dritte Reich, München, 1987. Cf. Recension de Herbert TAEGE in : Vouloir n°48/49 (1988), pp. 11-13.
    • (16) Sur le problème du “refoulement du passé” en Allemagne, cf. Armin MOHLER, Der Nasenring, München, 1991. Cf. Willy PIETERS, « Les Allemands, leur histoire, leurs névroses », in : Vouloir n°40/42 (1987), pp. 12-14 (Il s'agit plus exactement du commentaire d'un essai paru dans un ouvrage collectif qui, amplifié, allait donner le texte de Der Nasenring).
    • (17) Cf. R. ÜBELACKER, « Zur Problematik der Verträge von Maastricht », in : Festschrift für HJ Arndt : Politische Lageanalyse, Bruchsal, 1993, pp. 381 ss.  

     

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    Réflexions sur les frontières européennes

    L'objet de cet exposé est d'inaugurer une réfle­xion sur les frontières de l'Europe, c'est-à-dire de donner forme à notre projet grand-européen. L'Europe est dans sa phase constructive. Deux stratégies de construction européenne sont au­jourd'hui à l'œuvre, 2 stratégies au poids bien inégal. Sont en concurrence :

    ♦ à l'Ouest, la CEE, depuis 1957, Europe bâtie sur des préceptes économistes et technocratiques (le Grand Marché), mais qui, au cours de la dé­cennie 80 et particulièrement suite aux boulever­sements en Europe de l'Est, s'est renforcée d'une visée d'unification politique à moyen terme (au­tour de l'idée de démocratie libérale/sociale-dé­mocratie).

    ♦ à l'Est, un deuxième projet est né lors de la dé­cennie 80, faisant suite à la perestroïka / glasnost : l'idée de Maison commune proposée par Mikhaïl Gorbatchev. Le concept est encore trop flou pour se positionner à son égard, mais l'on peut dire d'emblée qu'il est plus séduisant que le premier :

    • 1) il est proposé et impulsé par une puissance eu­ropéenne, l'URSS, dans une visée d'indépen­dance réelle du continent et non par une puissance extra-européenne (les États-Unis qui sont partiellement à l'origine du projet ouest-eu­ropéen et qui, dans tous les cas, le tiennent en vassalité).
    • 2) Il est “grand-européen”, dans la mesure où il présuppose par évidence l'intégration au sein de la maison commune d'une URSS (ou tout du moins d'une Russie soviétique) qui en est à l'ori­gine (comme l'écrit Foucher, p. 422, « Gorbat­chev suggère sans l'écrire une Europe allant non pas de l'Atlantique à l'Oural, mais de l'Atlantique au Détroit de Behring »). L'appartenance de la Russie à l'Europe, dont nous allons voir qu'elle est, depuis le XVle siècle, un thème polémi­que, s'en trouve rappelé.

    Il faut fixer les frontières de l'Europe

    Le problème se pose avec urgence comme en té­moignent des demandes d'adhésion à la CEE é­manant du Maroc, de la Turquie ou d'Israël (sans compter des appartenances secondaires qui appa­raissent comme autant de prémisses ; exemples : Israël fait partie de l'Eurovision, du championnat d'Europe de basket, etc.). Il faut donc fixer les frontières de l'Europe, en prenant garde de ne pas sombrer dans le fixisme idéologique.

    La conception européenne de la frontière, comme l'écrit Michel Foucher, en fait une marque affecti­ve, un reflet d'identité : divinisée dans l'Antiquité grecque, c'est le dieu Hermès Épiterios qui veille sur les sanctuaires bordiers distinguant les Grecs des Barbares. La frontière apparaît comme limite de propriété (sens commun) mais aussi comme partie intégrante de la cité (voir notamment le rite de l'éphèbe qui devait passer sa 19ème et sa 20ème année aux confins des cités, sur les fron­tières pour accomplir des rites d'entrée civique dans la cité). « C'est la limite qui fait sens, en sé­parant le sacré de l'impur, le divin de l'humain, le cosmos du chaos » (Foucher, p. 36).

    Le limes romain, exemple stratégique, redécou­vert par les Européens au XIXe siècle (c'est­-à-dire à l'époque des grands tracés de frontière et de la colonisation) s'étendait sur près de 9.000 km. Très diversifié selon les régions qu'il sépa­rait de l'Empire : limes germaniae était une route stratégique, limes syriae ouvert, le limes d'Afri­que du Nord, un limes de pénétration, qui per­mettait d'inclure les économies agro-pastorales des tribus fédérées à l'Empire par des pointes avancées dans le pré-désert du Sahara. Il n'y a donc pas d'image stéréotypée comme celle du XIXe siècle qui y a vu tantôt la frontière li­néaire type, tantôt la frontière agressive-impéria­liste, au gré des récupérations politiques. Le limes était un système très souple, à l'image de l'Empire fédérateur qu'il enserrait.

    De la fluctuance à la rigidité

    L'horogenèse (délimitation des frontières) est de­meurée longtemps fluctuante, n'obéissant qu'aux lois des conquêtes militaires et des traités de paix consécutifs. C'est avec la modernité, au XVIe siècle, qui voit l'émergence de plus en plus af­firmée du fait national, puis national-étatique, que les frontières perdent de leur fluctuance pour prendre un caractère rigide, délimité par le droit (le point où expire la compétence territoriale d'un État). La concurrence des pays européens aboutit au remplissage des “vides de puissances” que sont des territoires à l'appartenance indéterminée, ou ceux naissant de la dislocation d'Empire exis­tant.

    L'idée de délimitation interétatique négociée di­plomatiquement apparaît tardivement : le premier exemple — qui a d'ailleurs valeur de symbole à l'heure où les provinces d'Asie Centrale, c'est-à­-dire de la zone d'extension touranienne, menacent à nouveau de faire sécession face à l'Empire soviétique — est le traité russo-turc de Belgrade (1739, fixant la frontière entre les 2 empires entre Boug et Azov) (commission mixte de tracé des frontières, indépendamment du sort des armes). Cela permet de constater que la question d'Orient agit comme reflet de la conscience européenne (toujours l'adage de Régis Debray, « l'Europe se pose en s'opposant »).

    La frontière est un concept essentiellement euro­péen, au cas d'espèce près de la Muraille de Chi­ne. Néanmoins chaque œcumène (Rome, Byzan­ce, puissance ottomane) ressent le besoin de ma­térialiser ses limites.

    À noter : l'horogenèse suppose un pôle dominant (l'État ou l'organisation qui trace frontières). L'appartenance à l'Europe pourra se déterminer lorsque l'Europe constituera une réalité historique (i.e. politique, militaire, économique). L'Europe conservera des pôles de différenciation qui sont autant de communautés d'espaces historiques (Europe centrale, balkanique, méditerranéenne. occidentale qui auront chacune leur pays moteur, un tel mouvement se fera de lui-même et le plani­fier serait absurde). Les Européens apparaissent comme des grands traceurs de frontières, puis­qu'ils ont tracé les trois-quarts des dyades de la planète. Le processus d'horogenèse est très ré­cent : 76% des frontières européennes actuelles ont été délimitées depuis le XIXe siècle.

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    Carte ethnique de l'Europe : les frontières séparant les ethnies sont claires, non imbriquées, à l'Ouest. Ce qui n'est pas le cas à l'Est où les problèmes inter-ethniques prennent tout de suite des proportions dramatiques.

    La chute du Rideau de fer postule une nouvelle horogenèse

    Le Tiers-Monde, dont les frontières sont nette­ment plus récentes que lés nôtres, ont également des frontières plus “ouvertes” que les Européens, i.e. modifiables beaucoup plus facilement. Michel Foucher constate justement que le problème des frontières a été gelé chez nous par une frontière majeure, alarmante et purement idéologique : la frontière est-ouest qui naît en 1945 et fut symbolisée par le Rideau de fer.

    La disparition progressive de cette frontière va impliquer une nouvelle horogenèse — éventuellement conflictuelle — dont les soulèvements natio­nalistes et les luttes interethniques sont les pro­dromes. Cela montre l'urgence d'une émergence d'une Europe capable de transcender ces cliva­ges, d'en montrer l'anachronisme face aux mena­ces globales (démographique, économique, cul­turelle) qui pèse sur le continent Et aussi de fixer des limites extemes de notre continent. L'horogenèse se fera, dans les années à venir, en Union Soviétique.

    Conséquences de la perestroïka : résurgen­ce des nationalismes, dans un premier temps sur les marches occidentales (Pays baltes, Ukraine) puis, comme le pensait Hélène Carrère d'Encaus­se, aux limites de l'Asie centrale (Géorgie, Ar­ménie, Azerbaïdjan, demain Tadjikistan, Ouzbé­kistan, etc.).

    Les critères d'appartenance à l'Europe

    Quelque soit, dans un proche avenir, le mode d'édification européenne, le problème se posera aux États, peuples ou ethnies susceptibles de s'a­gréger à un projet fédérateur européen. Consé­quemment, le problème de déterminer les critères d'appartenance à l'Europe, ce qui revient à se de­mander ce qu'est l'Europe.

    ♦ Critère ethnique : le premier critère qui vient à l'esprit est celui de l'appartenance raciale / ethni­que. L'Europe pourrait être envisagée comme l'ensemble des peuples issus de la matrice indo-­européenne originelle. Ce critère est évidemment trop flou. Les Indo-Européens n'ont toujours re­présenté, dans les invasions débutant au Illième millénaire, qu'une minorité. Il existait un peuple­ment antérieur à l'Europe, fait des populations autochtones n'ayant pas suivi les glaciers lors du réchauffement géologique du Post-Wurm, à par­tir de -8000, -9000 av JC. S'y ajoutent les po­pulations finno-ougriennes.

    L'appartenance indo-européenne n'a plus de sens réel suite aux multiples brassages de population, particulièrement dans les zones méridionales de notre continent (implantation sarrazine et turque). Les Iraniens et une partie des Hindous sont d'ori­gine indo-européenne, et nul ne songerait aujour­d'hui à les définir comme Européens, etc.

    ♦ Critère linguistique : plus intéressant est le critère linguistique, directement dérivé du fait in­do-européen. La langue n'est pas neutre, elle est le reflet structurant d'une certaine vision du mon­de, une part de l'âme du peuple qui la véhicule. Mais le critère est insuffisant là encore, pour cen­trer sur le fait indo-européen (langue finno-ou­grienne comme l'estonien alors que l'Estonie est parfaitement intégrée à l'ensemble balte). Lié au critère linguistique, celui de l'alphabet. L'Europe suit-elle l'alphabet latin, la zone cyrillique en étant exclue ? Non, bien sûr (la Bulgarie et la Russie seraient non Européennes !).

    ♦ Critère historique : c'est le plus intéressant, l'Europe s'est faite d'Ouest en Est (et c'est encore sensible avec la construction de la CEE aujourd'hui et la réduction de l'Europe à l'Europe occidentale). L'Europe suit la frontière de la reli­gion catholique (front anti-païen). Mais schizo­phrénie anti-romaine (Allemagne et Russie) qui, aboutit aux grands schismes, orthodoxes (autocéphales ou uniates) puis luthérien et calvi­niste.

    L'Europe occidentale se refuse à une conception grande-européenne pour avoir longtemps vécu sous l'angoisse de l'envahisseur de l'Est (en 1914, les Français assimilaient encore les Alle­mands aux Huns).

    ♦ Critère religieux : le critère religieux est é­troitement lié au critère historique. Le rapport Chrétienté-Islam ne résume pas les frontières de l'Europe pour autant que la Chrétienté comme l'Islam ne se traduisent pas en termes d'apparte­nance politique et ethnique : ce sont des œkoumè­nes à vocation universelle. La Chrétienté n'est pas un facteur d'unité européenne, comme une certaine propagande tente aujourd'hui de le faire accroire, notamment avec la récente déclaration papale.

    L'histoire des schismes face à l'Église catholique, apostolique et romaine recouvre au contraire l'histoire des divisions européennes, face à l'Europe slave et balkanique (bulle d'excommunication de 1054, croisade de 1230, naissance des églises autocéphales) ; puis luthé­rien/calviniste et guerre de religion en Europe centrale/occidentale.

    Néanmoins, le facteur religieux peut contribuer, comme le montrent les exemples géorgiens ou arméniens, à l'ancrage européen d'une ethnie ou d'une nation lorsque celle-ci est confrontée à une altérité radicale (l'Islam des peuples turcopho­nes). Symptomatique, la carte de l'Europe propo­sée les 9 et 10 mai 1989 lors d'un congrès pari­sien sur les mouvements nationaux démocrati­ques en URSS, qui incluait toutes les républiques chrétiennes du Caucase.

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    Carte des religions en Europe. Outre les confessions chrétiennes, nous apercevons, à hauteur de l'embou­chure de la Volga, la zone habitée par les Kalmoucks bouddhistes, les flots islamiques des Balkans et le chamanisme finno-ougrien aux confins de la Sibérie septentrionale.

    La “conscience européenne” : un mixte de tous les critères

    Aucun de ces facteurs n'apparaît donc détermi­nant. Le critère de fixation des limites de l'Europe se trouve plutôt dans leur mixte qui s'appelle la conscience européenne d'un peuple donné. Celle-ci se décidera en réalité au fur et à mesure que s'instaurera la multipolarité du monde, par-delà les divisions purement idéologiques de notre XXe siècle. Alors s'affronteront à nouveau des zones de puissances, alors naîtront des projets fédérateurs.

    Géographiquement parlant, l'Europe, isthme oc­cidental du gigantesque continent eurasiatique, connaît des frontières naturelles dans 3 direc­tions :

    • au nord, elle est bordée par l'Océan Arctique ;
    • à l'ouest, par l'Océan Atlantique (y sont évidem­ment intégrés l'Islande et le Groenland, bien que ce dernier, appartenant à la couronne danoise, soit plus proche géographiquement des États-Unis que de l'Europe) ;
    • au sud, dans sa partie occidentale et centrale, par le réseau constitué des mers Méditerranée, Noire et Caspienne, ces 2 dernières étant reliées par la chaîne du Caucase.

    Frontières indéterminées :

    ♦ au Sud, dans l'Europe balkanique et les pro­vinces limitrophes d'Asie centrale au sein de l'Union Soviétique. Au sud, les frontières pro­blématiques se situent dans l'ex-zone d'influence ottomane. La domination turque, du XVIe au XXe siècle, y a laissé sa langue et sa religion (l'Albanie est à 70% musulmane). Zone-frange de l'influence ottomane, aujourd'hui turcophone et musulmane (qui recouvre en fait l'Asie centrale de l'Antiquité) : Chypre, la Crimée, le Caucase (lutte entre Azéris et Arméniens dans la région du Haut-Karabagh).

    ♦ à l'Est, où les limites orientales du sous-conti­nent européen ne peuvent obéir qu'à des impéra­tifs plus politiques et historiques que réellement géographiques. Ainsi l'Oural, chaîne de monta­gnes d'altitude inégale partiellement entrecoupée de plaines, représenté tout au long du XXe siècle comme une “frontière naturelle” n'en est pas une. La Moscovie, aujourd'hui la Russie so­viétique, s'est toujours étendue de part et d'autre des Monts Oural. L'invasion des Huns, puis des Mongols n'a jamais été stoppée par la chaîne ou­ralienne.

    L'Europe va jusqu'au Détroit de Behring

    [Ci-dessous : Les frontières  imposées par le Traité de Versailles en 1919. Elles ont été à l'origine d'indicibles souffrances. Elles dévoilent aujourd'hui leur caducité. Mais en provoquant encore, dans les Balkans, de terribles tragédies humaines]

    europe10.jpgIl n'y a là aucune hésitation : l'Europe intègre l'actuel territoire de la République Fédérative de la Russie Soviétique, c'est-à-dire qu'elle court jusqu'au détroit de Behring en intégrant les Sibéries occidentale et orientale. Cette apparte­nance s'explique par des raisons historiques : de­puis le XVIe siècle, depuis l'épopée du co­saque Ermak qui, à la tête d'un millier d'hommes, s'est enfoncé dans les bassins de l'Ob, de l'Iénissei et de l'Irtych pour atteindre finalement le fleuve Amour, aux avant-gardes de la masse chinoise, la Sibérie est une terre de coloni­sation russe. Les populations indigènes, semi­-nomades et autarciques, n'ont jamais eu à subir, somme les Indiens d'Amérique lors de l'extension de la Frontier, de génocides quel­conques (et jouissent aujourd'hui du statut de Républiques autonomes).

    L'ancrage européen de la Sibérie s'avère égale­ment une nécessité géopolitique à moyen terme. Le géopoliticien anglais Halford Mackinder qui, dès 1904, avait opposé la Terre et la Mer comme les 2 éléments géographiques séparant les puissances maritimes et continentales (alors l'An­gleterre et l'Allemagne). Et démontré, dans l'his­toire, la supériorité des puissances continentales sur les puissances maritimes, ces dernières étant acculées, pour retarder leur déclin et leur inva­sion, à empêcher l'accès à la mer des premières. Ce qu'il résume dans sa célèbre formule lapi­daire : « Qui tient l'Europe orientale tient la terre centrale ; qui tient la terre centrale domine l'île mondiale ; qui domine l'île mondiale tient le mon­de ». Son disciple américain Nicholas Spykman accentua cette théorie, en lui adjoignant celle du rapport heartland / rimland. Le Rimland, c'est la ceinture périphérique qui empêche la puissance centrale (Allemagne, l'URSS ou la Grande Euro­pe) de s'ouvrir aux mers. La Sibérie constitue donc, dans le champ de bataille géopolitique d'une future Europe contre le Japon, la Chine ou les États-Unis, un Rimland potentiel interdisant l'accès à l'Océan Pacifique.

    Enfin elle est un potentiel économique immense, comme le fut l'Alaska pour les États-Unis, vu les ressources de son sous-sol en pétrole et gaz natu­rel cependant trop difficiles et trop lourdes à ex­ploiter pour l'économie soviétique par ailleurs chancelante.

    • Source : Michel Foucher, Fronts et frontières : Un tour du monde géopolitique, Fayard, 1988.

    ► Charles Champetier, Vouloir n°89/92, 1992.


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    ARCHIVES DE "SYNERGIES EUROPEENNES" - 1990

    L'Europe comme «troisième force»

    Malgré les proclamations atlantistes, malgré l'engouement des droites libérales pour le reaganisme, malgré l'oubli général des grands projets d'unification continentale, depuis la fin des années 70, de plus en plus de voix réclament l'européisation de l'Eu­rope. Nos 2 publications, Orientations et Vouloir, se sont fai­tes l'écho de ces revendications, dans la mesure de leurs très fai­bles moyens. Rapellons à nos nouveaux lecteurs que nous avons presque été les seuls à évoquer les thèses du social-démo­crate allemand Peter Bender, auteur en 1981, de Das Ende des ideo­logischen Zeitalter. Die Europäisierung Europas (La fin de l'ère des idéologies. L'Européisation de l'Europe). L'européisme hostile aux deux blocs apparaît encore et toujours comme un ré­sidu des fascismes et de l'«Internationale SS», des rêves de Drieu la Rochelle ou de Léon Degrelle, de Quisling ou de Serrano Su­ñer (cf. Herbert Taege in Vouloir n°48-49, pp. 11 à 13). C'est le reproche qu'on adresse à l'européisme d'un Sir Oswald Mosley, d'un Jean Thiriart et de son mouvement Jeune Europe, ou parfois à l'européisme d'Alain de Benoist, de Guillaume Faye, du GRECE et de nos propres publications. Il existe toutefois une tradition sociale-démocrate et chrétienne-démocrate de gauche qui s'aligne à peu près sur les mêmes principes de base tout en les justifiant très différemment, à l'aide d'autres «dérivations» (pour reprendre à bon escient un vocabulaire parétien). Gesine Schwan, professeur à la Freie Universität Berlin, dans un bref essai inti­tulé Europa als Dritte Kraft (L'Europe comme troisième force), brosse un tableau de cette tradition parallèle à l'européisme fascisant, tout en n'évoquant rien de ces européistes fascisants, qui, pourtant, étaient souvent des transfuges de la so­ciale-démocratie (De Man, Déat) ou du pacifisme (De Brinon, Tollenaere), comme l'explique sans a priori l'historien allemand contemporain Hans Werner Neulen (in Europa und das IIIe Reich, Universitas, München, 1987).

    Dans «Europa als Dritte Kraft», (in Peter HAUNGS, Europäisierung Europas ?, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1989, 160 S.), Gesine Schwan fait commencer le néo-européisme dès 1946, quand la coopération globale entre l'URSS et les Etats-Unis tourne petit à petit à l'échec. L'Europe sent alors confusément qu'elle risque d'être broyée en cas d'affrontement de ces deux su­per-gros. Des esprits indépendants, mus aussi par le désir de reje­ter le libéralisme extrême des Américains et le bolchévisme stalinien des Soviétiques avec toutes leurs conséquences, com­mencent à parler d'«européisation» de l'Europe, ce qui vise à une plus grande unité et une plus grande indépendance du continent vis-à-vis des blocs. La question se pose alors de savoir où s'arrête cette Europe de «troisième voie» ? À la frontière polono-soviétique ? À l'Oural ? Au détroit de Béring et aux confins de la Mandchourie ?

    Mais l'essai de Gesine Schwan comprend un survol historique des conceptions continentales élaborées depuis la première moi­tié du XIXe siècle. Essai qui met l'accent sur le rôle chaque fois imparti à la Russie dans ces plans et ébauches. Au début du XIXe, ni la Russie ni l'Amérique, en tant que telles, n'appa­raissaient comme des dangers pour l'Europe. Le danger majeur était représenté par les idées de la Révolution française. L'Amé­rique les incarnait, après les avoir améliorés, et la Russie repré­sentait le principe légitimiste et monarchiste. Les démo­crates étaient philo-américains; les légitimistes étaient russo­philes. Mais Washington et Petersbourg, bien qu'opposés sur le plan des principes de gouvernement, étaient alliés contre l'Espagne dans le conflit pour la Floride et contre l'Angleterre parce qu'elle était la plus grande puissance de l'époque. Russes et Américains pratiquent alors une Realpolitik pure, sans prétendre universa­liser leurs propres principes de gouvernement. L'Europe est tan­tôt identifiée à l'Angleterre tantôt contre-modèle : foyer de cor­rup­tion et de servilité pour les Américains ; foyer d'athéisme, d'é­goïs­me, d'individualisme pour les Russes.

    L'Europe du XIXe est donc traversée par plusieurs antago­nis­mes entrecroisés: les antagonismes Angleterre / Continent, Eu­­ro­pe/Amérique, Russie / Angleterre, Russie + Amé­rique / An­gle­­terre, Russie / Europe... À ces antagonismes s'en su­perposent d'autres : la césure latinité-romanité/germanité qui se traduit, chez un historien catholique, romanophile et euro-œcu­méniste comme le Baron Johann Christoph von Aretin (1772-1824) en une hos­tilité au pôle protestant, nationaliste et prus­sien ; ensuite la cé­sure chrétienté/islam, concrétisé par l'opposition austro-hon­groi­se et surtout russe à l'Empire Otto­man. Chez Friedrich Gentz se dessine une opposition globale aux diverses formes de l'idéologie bourgeoise: au nationalisme jacobin et à l'interna­tio­na­lisme libéral américain. Contre cet Oc­cident libéral doit se dres­ser une Europe à mi-chemin entre le na­tionalisme et l'inter­na­tionalisme. Le premier auteur, selon Ge­sine Schwan, à prôner la constitution d'un bloc européen contre les États-Unis est le pro­fesseur danois, conseiller d'Etat, C.F. von Schmidt-Phisel­deck (1770-1832). Après avoir lu le cé­lèbre rapport de Tocque­ville sur la démocratie en Amérique, où l'aristocrate normand per­çoit les volontés hégémoniques des Etats-Unis et de la Rus­sie, les Européens commencent à sentir le double danger qui les guette. Outre Tocqueville, d'aucuns, comme Michelet et Henri Martin, craignent l'alliance des slavo­philes, hostiles à l'Europe de l'Ouest décadente et individualiste, et du messianisme pansla­viste moins rétif à l'égard des acquis de la modernité technique.

    La seconde moitié du XIXe est marquée d'une inquiétude : l'Eu­rope n'est plus le seul centre de puissance dans le monde. Pour échapper à cette amorce de déclin, les européistes de l'épo­que prônent une réorganisation du continent, où il n'y aurait plus juxtaposition d'unités fermées sur elles-mêmes mais réseau de liens et de rapports fédérateurs multiples, conduisant à une unité de fait du «grand espace» européen. C'est la grande idée de l'Au­trichien Konstantin Frantz qui voyait l'Empire austro-hon­grois, une Mitteleuropa avant la lettre, comme un tremplin vers une Europe soudée et à l'abri des politiques américaine et russe. K. Frantz et son collègue Joseph Edmund Jörg étaient des con­servateurs soucieux de retrouver l'équilibre de la Pentarchie des années 1815-1830 quand règnait une harmonie entre la Rus­sie, l'Angleterre, la France, la Prusse et l'Autriche-Hongrie. Les prin­cipes fédérateurs de feu le Saint-Empire devaient, dans l'Eu­rope future, provoquer un dépassement des chauvinismes na­tio­naux et des utopismes démocratiques. Quant à Jörg, son conser­vatisme est plus prononcé: il envisage une Europe arbitrée par le Pape et régie par un corporatisme stabilisateur.

    Face aux projets conservateurs de Frantz et Jörg, le radical-démo­crate Julius Fröbel, inspiré par les idées de 1848, constate que l'Europe est située entre les États-Unis et la Russie et que cette détermination géographique doit induire l'éclosion d'un ordre social à mi-chemin entre l'autocratisme tsariste et le libéra­lisme outrancier de l'Amérique. Malheureusement, la défi­nition de cet ordre social reste vague chez Fröbel, plus vague que chez le corporatiste Jörg. Fröbel écrit : « 1. En Russie, on gou­verne trop ; 2. En Amérique, on gouverne trop peu ; 3. En Eu­rope, d'une part, on gouverne trop à mauvais escient et, d'autre part, trop peu à mauvais escient ». Conclusion : le socialisme est une force morale qui doit s'imposer entre le monarchisme et le républicanisme et donner à l'Europe son originalité dans le monde à venir.

    Frantz et Jörg envisageaient une Europe conservatrice, corpora­tiste sur le plan social, soucieuse de combattre les injustices lé­guées par le libéralisme rationaliste de la Révolution française. Leur Europe est donc une Europe germano-slave hostile à une France perçue comme matrice de la déliquescence moderne. Frö­bel, au contraire, voit une France évoluant vers un socialisme solide et envisage un pôle germano-français contre l'autocratisme tsariste. Pour Gesine Schwan, l'échec des projets européens vient du fait que les idées généreuses du socialisme de 48 ont été par­tiellement réalisées à l'échelon national et non à l'échelon conti­nental, notamment dans l'Allemagne bismarckienne, entraînant une fermeture des Etats les uns aux autres, ce qui a débouché sur le désastre de 1914.

    À la suite de la première guerre mondiale, des hécatombes de Verdun et de la Somme, l'Europe connaît une vague de pacifisme où l'on ébauche des plans d'unification du continent. Le plus cé­lèbre de ces plans, nous rappelle Gesine Schwan, fut celui du Comte Richard Coudenhove-Kalergi, fondateur en 1923 de l'Union Paneuropéenne. Cette idée eut un grand retentissement, notamment dans le memorandum pour l'Europe d'Aristide Briand déposé le 17 mai 1930. Briand visait une limitation des souve­rainetés nationales et la création progressive d'une unité écono­mique. La raison pour laquelle son mémorandum n'a été reçu que froide­ment, c'est que le contexte des années 20 et 30 est nette­ment moins irénique que celui du XIXe. Les États-Unis ont pris pied en Europe: leurs prêts permettent des reconstructions tout en fragilisant l'indépendance économique des pays emprun­teurs. La Russie a troqué son autoritarisme monarchiste contre le bolché­visme : d'où les conservateurs ne considèrent plus que la Russie fait partie de l'Europe, inversant leurs positions russo­philes du XIXe ; les socialistes de gauche en revanche es­timent qu'elle est devenue un modèle, alors qu'ils liguaient jadis leurs efforts contre le tsarisme. Les socialistes modérés, dans la tradition de Bernstein, rejoignent les conservateurs, conservant la russophobie de la social-démocratie d'avant 14. 

    Trois traditions européistes sont dès lors en cours: la tradition conser­vatrice héritère de Jörg et Frantz, la tradition sociale-démo­crate pro-occidentale et, enfin, la tradition austro-marxiste qui consi­dère que la Russie fait toujours partie de l'Europe. La tradition sociale-démocrate met l'accent sur la démocratie parle­mentaire, s'oppose à l'Union Soviétique et envisage de s'appuyer sur les États-Unis. Elle est donc atlantiste avant la lettre. La tra­dition austro-marxiste met davantage l'accent sur l'anticapita­lisme que sur l'anti-stalinisme, tout en défendant une forme de parlementa­risme. Son principal théoricien, Otto Bauer, formule à partir de 1919 des projets d'ordre économique socia­liste. Cet or­dre sera planiste et la décision sera entre les mains d'une plu­ralité de commission et de conseils qui choisiront entre diverses planifica­tions possibles. Avant d'accèder à cette phase idéale et finale, la dictature du prolétariat organisera la transition. Dix-sept ans plus tard, en 1936, Bauer souhaite la victoire de la Fran­ce, de la Grande-Bretagne et de la Russie sur l'Allemagne «fasciste», afin d'unir tous les prolétariats européens dans une Europe reposant sur des principes sociaux radicalement différents de ceux préconisés à droite par un Coudenhoven-Kalergi. Mais la faiblesse de l'austro-marxisme de Bauer réside dans son opti­misme rousseauiste, progressiste et universaliste, idéologie aux as­sises intellectuelles dépassées, qui se refuse à percevoir les an­tagonismes réels, difficilement surmontables, entre les «grands es­paces» européen, américain et soviétique.

    Gesine Schwan escamote un peu trop facilement les synthèses fascisantes, soi-disant dérivées des projets conservateurs de Jörg et Frantz et modernisés par Friedrich Naumann (pourtant mem­bre du Parti démocrate, situé sur l'échiquier politique à mi-che­min entre la sociale-démocratie et les libéraux) et Arthur Moeller van den Bruck. L'escamotage de Schwan relève des scru­pules usuels que l'on rencontre en Allemagne aujourd'hui. Des scru­pules que l'on retrouve à bien moindre échelle dans la gauche fran­çaise ; en effet, la revue Hérodote d'Yves Lacoste pu­bliait en 1979 (n°14-15) l'article d'un certain Karl von Bochum (est-ce un pseudonyme ?), intitulé « Aux origines de la Commu­nauté Euro­péenne ». Cet article démontrait que les pères fonda­teurs de la CEE avaient copieusement puisé dans le corpus doc­trinal des «européistes fascisants», lesquels avaient eu bien plus d'impact dans le grand public et dans la presse que les austro-marxistes disciples d'Otto Bauer. Et plus d'impact aussi que les conserva­teurs de la résistance anti-nazie que Gesine Schwan évoque en dé­taillant les diverses écoles qui la constituait : le Cercle de Goer­deler et le Kreisauer Kreis (Cercle de Kreisau).

    Le Cercle de Goerdeler, animé par Goerdeler lui-même et Ulrich von Hassell, a commencé par accepter le fait accompli des vic­toires hitlériennes, en parlant du «rôle dirigeant» du Reich dans l'Europe future, avant de planifier une Fédération Européenne à partir de 1942. Cette évolution correspond curieusement à celle de la «dissidence SS», analysée par Taege et Neulen (cfr. supra). Dans le Kreisauer Kreis, où militent le Comte Helmut James von Moltke et Adam von Trott zu Solz, s'est développée une vision chrétienne et personnaliste de l'Europe, et ont également germé des conceptions auto-gestionnaires anti-capitalistes, as­sor­ties d'une critique acerbe des résultats désastreux du capita­lis­me en général et de l'individualisme américain. Moltke et Trott restent sceptiques quant à la démocratie parlementaire car elle débouche trop souvent sur le lobbyisme. Il serait intéressant de faire un parallèle entre le gaullisme des années 60 et les idées du Krei­sauer Kreis, notamment quand on sait que la revue Ordre Nou­veau d'avant-guerre avait entretenu des rapports avec les person­nalistes allemands de la Konservative Revolution.

    Austro-marxistes, sociaux-démocrates (dans une moindre me­sure), personnalistes conservateurs, etc, ont pour point commun de vouloir une équidistance (terme qui sera repris par le gaul­lisme des années 60) vis-à-vis des deux super-gros. Aux États-Unis, dans l'immédiat après-guerre, on souhaite une unification européenne parce que cela favorisera la répartition des fonds du plan Marshall. Cette attitude positive se modifiera au gré des cir­constances. L'URSS stalinienne, elle, refuse toute unification et entend rester fidèle au système des États nationaux d'avant-guerre, se posant de la sorte en-deça de l'austro-marxisme sur le plan théorique. Les partis communistes occidentaux (France, Ita­lie) lui emboîteront le pas.

    Gesine Schwan perçoit très bien les contradictions des projets socialistes pour l'Europe. L'Europe doit être un tampon entre l'URSS et les États-Unis, affirmait cet européisme socialiste, mais pour être un «tampon», il faut avoir de la force... Et cette for­ce n'était plus. Elle ne pouvait revenir qu'avec les capitaux américains. Par ailleurs, les sociaux-démocrates, dans leur décla­ration de principe, renonçaient à la politique de puissance tradi­tionnelle, qu'ils considéraient comme un mal du passé. Com­ment pouvait-on agir sans détenir de la puissance ? Cette qua­drature du cercle, les socialistes, dont Léon Blum, ont cru la ré­soudre en n'évoquant plus une Europe-tampon mais une Europe qui ferait le «pont» entre les deux systèmes antagonistes. Gesine Schwan souligne très justement que si l'idée d'un tampon arrivait trop tôt dans une Europe en ruines, elle était néanmoins le seul projet concret et réaliste pour lequel il convenait de mobiliser ses efforts. Quant au concept d'Europe-pont, il reposait sur le vague, sur des phrases creuses, sur l'indécision. La sociale-démocratie de­vait servir de modèle au monde entier, sans avoir ni la puis­sance financière ni la puissance militaire ni l'appareil déci­sion­nai­re du stalinisme. Quand survient le coup de Prague en 1948, l'idée d'une grande Europe sociale-démocrate s'écroule et les par­tis socialistes bersteiniens doivent composer avec le libéralisme et les consortiums américains : c'est le programme de Bad-Go­des­berg en Allemagne et le social-atlantisme de Spaak en Bel­gique.

    Malgré ce constat de l'impuissance des modèles socialistes et du passéisme devenu au fil des décennies rédhibitoire des projets conservateurs — un constat qui sonne juste — Gesine Schwan, à cause de son escamotage, ne réussit pas à nous donner un sur­vol complet des projets d'unification européenne. Peut-on igno­rer l'idée d'une restauration du jus publicum europaeum chez Carl Schmitt, le concept d'une indépendance alimentaire chez Herbert Backe, l'idée d'une Europe soustraite aux étalons or, sterling et dollar chez Zischka et Delaisi, le projet d'un espace économique chez Oesterheld, d'un espace géo-stratégique chez Haushofer, d'un nouvel ordre juridique chez Best, etc. etc. Pourtant, il y a cu­rieu­sement un auteur conservateur-révolutionnaire incontour­na­ble que Gesine Schwan cite : Hans Freyer, pour son histoire de l'Europe. Le point fort de son texte reste donc une classification assez claire des écoles entre 1800 et 1914. Pour compléter ce point fort, on lira avec profit un ouvrage collectif édité par Hel­mut Berding (Wirtschaftliche und politische Integration in Eu­ropa im 19. und 20. Jahrhundert, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1984 ; recension in Orientations n°7, pp. 42 à 45).

    ► Luc Nannens.

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     pièce-jointe :

     

    Propositions pour une nouvelle dynamique européenne
    De la nécessité de l’État européen et d’un changement de paradigme

     

    dussou10.jpg◘ Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV, Gérard Dussouy est l'auteur de nombreux ouvrages dont Les théories de la mondialité. Voici la synthèse de son intervention lors de l'université de rentrée du Bloc identitaire.

    Les coups de tonnerre d’août 2008 puis d’août 2011 marquent l’aggravation d’une crise latente aux États-Unis et en Europe. 

    Dans le Vieux Continent, elle est la conséquence de 2 facteurs majeurs et corrélés :

    • la gestion catastrophique des finances publiques depuis plusieurs décennies, qui a pris la forme d’une politique d’endettement. Afin, principalement, de faire face à des dépenses sociales et à des dépenses de fonctionnement de l’État de plus en plus lourdes. On peut considérer qu’en la matière le dernier Premier ministre responsable de sa tâche fut Raymond Barre entre 1976 et 1981. Ce qui fait déjà un bail...
    • l’adoption depuis le début des années 90, sous la pression des 2 puissances anglo-saxonnes, du paradigme ultralibéral qui a mis en marche le rouleau compresseur de la mondialisation. Lequel détruit le travail et les ressources qu’il génère dans les sociétés les plus avancées. 

    Tant et si bien que la crise actuelle est moins conjoncturelle (spéculation sur les subprimes et sur les dettes souveraines) qu’elle n’est structurelle. 

    Compte tenu des niveaux d’endettement des États européens et de leur incapacité (sauf l’Allemagne et les Pays-Bas parmi les économies qui comptent) à réaliser des excédents commerciaux, tout laisse à penser, en effet, que la crise marque le début d’un épisode historique de longue durée (20 à 30 ans) qui va être marqué par l’austérité ou la stagnation. Et très plausiblement, à plus ou moins long terme, par un effondrement, tellement il existe d’indices qui permettent de parler de “syndrome romain” pour caractériser la situation globale de chacune des nations européennes.

    Question qui se pose aujourd’hui : elle est moins de savoir comment éviter la dépression économique et le chaos, sachant que les gouvernements européens ne sont pas décidés à mettre en cause le paradigme ultralibéral, et qu’ils vont poursuivre dans les mêmes errements, mais de savoir comment en sortir avant que ne se soit produite une détérioration dramatique des sociétés européennes.

    La solution n’est certainement pas dans le repli national, dans un chacun pour soi qui ouvrirait la guerre des monnaies en Europe au seul profit des États-Unis et des spéculateurs (ce pourquoi on a justement créé d’abord le système monétaire européen puis l’Euro), et qui s’avérerait des plus pénalisants en raison de l’interdépendance des économies européennes (à lui seul le commerce intra-européen représente presque 20% du commerce mondial).

    Elle est au contraire dans la relance ou dans le lancement du projet d’unification et d’autonomisation de l’Europe.

    Soit, enfin, l’édification d’un État européen disposant d’une masse critique et d’une autonomie de décision suffisantes pour garantir les intérêts et les identités des peuples européens qui voudront bien participer à sa construction.

    Soit, concomitamment, un changement de paradigme afin que la conduite de l’Europe soit en prise avec la réalité du monde. Laquelle n’est pas celle du “doux commerce” et de la prospérité partagée, ni celle de l’harmonie du monde dans le cosmopolitisme. À la logique dogmatique et suicidaire de l’ultralibéralisme multilatéral, il s’agit d’opposer le paradigme pragmatique du néomercantilisme régionalisé qui vise à l’organisation d’échanges régulés (grâce à un protectionnisme souple et adapté) entre les grandes zones économiques disparates de la planète. 

    Qui peut porter un tel projet ?

    Ni, bien entendu, ceux qui adhèrent à l’idéologie dominante, mondialiste, soit qu’ils y trouvent leur intérêt, soit qu’ils sont inhibés ou résignés.

    Ni par ceux qui s’imaginent pouvoir résister seuls à la tectonique géopolitique du monde et qui s’accrochent à une souveraineté fictive.

    Seul, par conséquent, un mouvement ou un parti d’avant-garde, reprenant à son compte l’utopie des Pères Fondateurs mais porteur aussi des réponses rationnelles aux défis qui assaillent la vieille Europe. Il serait susceptible de fédérer les mouvements populaires qui ont déjà commencé à se manifester à travers le continent et qui ne manqueront pas de s’amplifier dans la longue dépression qui l’attend.

    1– Crise systémique et marginalisation de l’Europe

    Pour se convaincre du besoin d’un État européen, fédéral cela va de soi, identitaire et néomercantiliste, il faut bien prendre la mesure de la crise systémique, quasi-existentielle, dans laquelle entrent les nations européennes, et prendre conscience de la nouvelle configuration géopolitique mondiale qui “provincialise” ou marginalise les États européens.

    ◘ 1.1 La crise multidimensionnelle des nations européennes

    À différents degrés ces dernières sont marquées par le “syndrome romain” parce qu’elles sont en crise sur tous les plans (démographique, économique, symbolique et culturel) au point qu’elles sont menacées par un déclin irrémédiable.

    ♦ Crise financière et monétaire : la plus immédiate, celle sur laquelle les médias insistent. Marquée par les crises bancaires et celle de la zone euro. Elle révèle et elle relève d’une crise structurelle : la crise de l’endettement, celle des dettes souveraines (Europe) et souveraines et ménagères (États-Unis).

    ♦ Crise économique et sociale : outre les effets induits attendus de la première sur l’économie réelle (crise des liquidités, du crédit), celle-ci est surtout la conséquence de la désindustrialisation, de la concurrence des pays à bas salaires qui affecte maintenant jusqu’à l’agriculture (malgré les échecs de l’OMC) et l’artisanat. Elle explique le problème gravissime de l’emploi, en particulier chez les jeunes (France, Italie, Espagne notamment), la paupérisation en marche, et l’aggravation très nette des inégalités sociales. Au fond, mais à une autre échelle, c’est le scenario qu’a connu le Royaume Uni au cours du XXe siècle, où le triomphe de la City a occulté longtemps la pauvreté et la dégradation des conditions de vie des classes populaires urbaines.

    ♦ Crise démographique. Sans doute la plus grave parce qu’elle menace tout l’édifice économique et social, qu’elle va poser le problème des rapports intergénérationnels (question des retraites quand il n’y aura plus bientôt qu’un seul actif pour 4 non-actifs contre 2, cinquante ans plus tôt). Tandis qu’au plan international, et on le constate déjà, l’Europe va avoir à gérer la lourde pression des déséquilibres démographiques qui caractérisent ses confins africains (Méditerranée) et asiatiques (de la Turquie à la Sibérie).

    ♦ Crise sociétale. Crise consécutive à ce qu’un politologue a appelé pudiquement le “repeuplement” de l’Europe par des populations allogènes, non européennes, et qui se traduit par l’installation du communautarisme, la fragmentation du territoire en espaces ségrégatifs. Et pour finir, pour marquer l’analogie avec Rome, la mise en cause du “culte de l’empereur”, c’est à dire des symboles et des normes de la République ou de toute autre tradition politique nationale. 

    ◘ 1.2 La marginalisation des puissances européennes

    La mondialisation engendre un changement radical de la géopolitique mondiale qui s’explique par 3 mutations de la puissance.

    ♦ Transformation de la puissance. En se gardant bien de tenir pour obsolètes la puissance militaire et la coercition, il faut remarquer que 2 autres formes de la puissance sont devenues déterminantes. La puissance économique, bien évidemment, tant dans sa dimension matérielle que financière. Or, tout le monde sait ce qu’il en est aujourd’hui, avec la montée de la Chine, mais aussi l’affirmation depuis quelques décennies de certains grands féodaux transnationaux, tels les fonds de pension. Et, la puissance productive, c’est à dire la capacité d’une nation, d’une société ou d’une religion à produire des normes, des valeurs, et au final, à imposer sa vision du monde. Elle a partie liée avec l’économie, les médias (formatage des esprits) et avec la démographie. Du temps de l’hégémonie américaine, les Occidentaux (et la Commission européenne y croit encore) ont pensé, grâce à cette puissance productive, pouvoir homogénéiser le monde selon leurs règles, le modeler à leur guise. Ils se heurtent aujourd’hui à celle du monde confucéen comme à celle de l’Islam. 

    ♦ Transition de la puissance. C’est le phénomène des puissances émergentes qui viennent concurrencer les puissances installées, pouvant contester leur leadership. Cette transition peut être un moment dangereux dans l’histoire, comme ce fut le cas à la fin du XIXe siècle, quand l’Angleterre accepta mal l’émergence de la puissance allemande. 

    ♦ Translation de la puissance. Une nouvelle carte du monde, centrée sur le Nord Pacifique, est en train de se dessiner. C’est la traduction de la montée en puissance de l’Asie Orientale (Chine, Inde, Corée du Sud qui ont rejoint le Japon dans un même espace de croissance très loin encore de son plein régime) et de la formation du duopole, plus ou moins contraint, Chine-USA. En tout état de cause, cela signifie aussi la marginalisation des nations européennes, figées dans leurs ethnocentrismes.

    2 – La seule réponse possible : l’État européen (fédéral, identitaire et néomercantiliste)

    Un nouveau monde s’organise dans lequel chacun des États européens se trouve structurellement dépassé. Et, bien entendu, aucun d’entre eux n’est en mesure, à lui seul ou de façon isolée, d’infléchir la course de l’Histoire, et tout simplement, de s’affranchir des contraintes d’un système économique mondial qui est la cause de ses déboires sociaux et sociétaux. 

    La nécessité d’un centre unique de décision en Europe est devenue une évidence. Les tribulations de la gouvernance intergouvernementale, toujours en retard d’une bataille, incapable d’anticiper sur les événements et les crises, comme on peut le constater tous les jours, en sont les meilleures preuves. Comment avoir une prise de décision efficace, comment arrêter une stratégie dans un domaine ou dans un autre, quand il faut l’accord de 27 gouvernements et la ratification de 27 parlements ? Comment être alors pris au sérieux par les États-Unis, qui, soit dit au passage, se sont toujours réjouis de cette situation, ou par la Chine, ce monolithe de 1,3 milliard d’hommes ?

    La construction de l’Europe politique, sous la forme d’un État digne de ce nom, en panne depuis plusieurs décennies, est de première urgence. Elle est le préalable à la résolution des difficultés de tous ordres qui attendent les peuples européens, et dans un premier temps, à la pérennisation de la zone euro dont l’avenir est, comme l’a écrit un économiste, soit la fédéralisation, soit l’éclatement.

    Cette perspective pose d’emblée 2 questions :

    • 1. Les frontières. L’Europe a des frontières qui sont fonction de sa géographie et de sa civilisation. Elle est l’affaire des seuls Européens qui ont leurs identités respectives et qui se partagent entre plusieurs cultures, mais qui sont issus du même substrat historique et civilisationnel. Dès lors, l’Atlantique, la Méditerranée, la Mer Noire (bien que Constantinople qui fut un haut lieu de la civilisation européenne appartienne à un autre monde et semble perdue à jamais), et le Caucase apparaissent comme ses frontières naturelles. À l’Est, l’Europe pourrait un jour atteindre le Pacifique si la Russie décidait de la rejoindre. Ce qui est hautement souhaitable pour des raisons géostratégiques et de sécurité énergétique et minérale.

    • 2. L’hétérogénéité économique et sociale qui pose des problèmes au sein même de la zone euro (divergence commerciale entre l’Allemagne et quatre autres partenaires d’un côté, et tous les autres de l’autre) et entre la moitié occidentale et la moitié orientale de l’Union européenne (disparités régionales fortes en termes de niveaux de vie et de coûts de production). D’où une absence de cohésion, malgré la politique communautaire du même nom, qui affecte les perceptions qu’ont les Européens les uns des autres, et par conséquent leurs relations mutuelles. 

    Afin de résoudre ce dernier problème, en même temps que toutes les difficultés économiques entrevues et à venir, et ce qui est impossible dans une Europe exposée à la concurrence de pays où les coûts de production sont dérisoires, un changement de régime et de politique économiques s’impose. Il s’agit de retrouver les moyens d’une croissance endogène, d’arrêter la déflation salariale et de créer des emplois, faute de quoi les peuples européens vont s’appauvrir et les dettes ne seront jamais remboursées. Une relance de type keynésien est envisageable, mais à l’échelle européenne et dans le cadre d’une économie autocentrée (d’où une réticence pour la “règle d’or” si elle concerne aussi les dépenses d’investissement) pour qu’elle ne profite pas qu’aux exportations des pays extra-européens. 

    Une croissance plus endogène passe par la dénonciation du multilatéralisme libéral en vigueur, celui qui entend liquider toutes les barrières douanières quelles que soient les disparités sociales des partenaires. Concevable à l’échelle d’un grand espace, comme le continent européen (surtout avec la Russie comprise), elle n’implique pas pour autant le recours à un protectionnisme systématique (à la Jules Méline), mais le remplacement du multilatéralisme, à la façon OMC, par le rétablissement de certaines taxes et par des accords bilatéraux interzones. C’est cette régulation du marché international par le politique, au titre des intérêts européens, économiques et sociaux mais d’autre nature aussi, que l’on peut qualifier de néomercantiliste. 

    La recherche de la cohésion de l’État européen, compte tenu de la grande diversité culturelle et linguistique des populations du continent, ne peut se concevoir que dans une structure fédérative et décentralisée. La question est : à quel niveau, national ou régional. L’opinion majoritaire serait en faveur d’une fédération d’États (États-Unis d’Europe). Celle-ci aurait le défaut de conserver les fortes disparités politiques existantes entre des unités de dimension très inégale. Et par conséquent d’entretenir les reflexes nationalistes. Un fédéralisme régional (soit en gros la transposition du modèle fédéral allemand à l’Europe) serait plus pertinent, surtout en envisageant la possibilité de confédérations régionales culturelles pour traiter de certaines questions comme celle de l’éducation et de l’enseignement, ou du développement. 

    La reprise de la construction politique de l’Europe, si elle a lieu, nécessitera que l’on innove sur bien des plans, car l’entreprise est complexe. Par exemple, au niveau de la communication, si difficile entre les peuples européens et sans doute à l’origine de l’indifférence qu’ils éprouvent les uns envers les autres, comme le montrent plusieurs enquêtes, il faudra bien, un jour, enseigner, parallèlement à la langue maternelle, une langue commune. Laquelle ne saurait être l’Anglais, devenue la langue de la mondialisation. 

    Enfin, quant à cette nouvelle et éventuelle marche vers l’unité de l’Europe, ses modalités et ses étapes dépendront de l’Histoire qui reste à écrire.

    3 – Une prise de conscience, un parti d’avant-garde

    En tout état de cause, la réécriture de leur Histoire, dont ils ont perdu la maîtrise, par les Européens, dépendra de la prise de conscience ou non de leur communauté de destin par les peuples européens. Car l’alternative est entre la prise en charge commune de leur avenir, ce qui implique des révisions assez déchirantes, mais ce qui est possible à l’occasion d’une crise de longue durée, et leur dépérissement ou leur dissolution dans un magma planétaire dominé par 2 ou 3 États géants et un oligopole financier.

    Dans l’immédiat, les turbulences engendrées par la mondialisation sont assez fortes pour soulever des mouvements populaires et entraîner des votes populistes à travers l’Europe. Il reste à mobiliser une véritable opinion publique européenne, sur la base des intérêts communs (défense du niveau de vie, de l’emploi, des identités, etc.), et dans l’objectif d’imposer aux différents gouvernements et à la Commission européenne le changement de paradigme indispensable. À savoir le rejet de l’idéologie libérale mondialiste en faveur de la sauvegarde pragmatique des intérêts légitimes des populations de l’Europe. 

    Sans doute pour y parvenir, faudrait-il l’émergence d’un parti d’avant-garde, sorte de préfiguration de la nouvelle Europe. Supranational, il serait susceptible de fédérer les forces contestataires qui se lèvent pour créer une nouvelle dynamique européenne, à partir d’un projet de réappropriation démocratique et fédérative du destin des peuples du continent. Les prochaines échéances électorales, en particulier celles de 2014, pourraient en être le point de départ.

    ► Gérard Dussouy, septembre 2011. [via blog-identitaire]

     

     

     

     


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