• Communication

    Modernité et communication de masse :

    contradictions, dangers et illusions

     

    tron-110.jpgTraits caractéristiques de la modernité : exigence de communication, nécessité d'une transparence, demande d'un flux libre d'informations. A contrario, la post-modernité se caractérise, entre moultes autres choses, par une critique à l'encontre de cette communication de masse, par des doutes à l'endroit de la transparence, par l'inquiétude face au débordement du flux informatif. Cette communication qui, depuis le XVIIIe siècle était considérée comme un facteur de libération, nous apparaît désormais comme un instrument de domination. D'énormes contradictions sociales et culturelles naissent de l'information de masse et surtout depuis l'application des techniques modernes de communication. La télévision s'assied sur le banc des accusés. Pourtant, jamais inculpé ne fût aussi sûr de se tirer si facilement d'affaire : l'Occident accuse la communication de masse tout en regardant un vidéo-clip. Narcisse est de retour mais cette fois il ne s'agit pas d'un jeune homme qui admire son reflet dans les eaux calmes d'un étang mais d'une masse informe qui égratigne l'écran de ses téléviseurs en essayant d'atteindre ce qui, pour elle, a déjà cessé d'exister : la réalité, l'histoire, la vie.

    010.jpg[Ci-contre : course-poursuite dans les circuits électroniques, scène issue du film Tron de S. Lisberger (1982), possible métaphore de l'homme à la recherche de lui-même au sein du cadastrage des connaissances. La communication de masse a fractalisé la crise de l'individualisme : trop d'informations conduit à l'impossibilité de communiquer. Ainsi les générations “punk” ou “new wave” peuvent être décrites comme les produits, par hétérotélie, d'un bombardement médiatique surabondant, où un trop-­plein d'informations sature le récepteur. Comme l'écrit notre collaborateur Javier Esparza, cette saturation de discours transforme les hommes en automates, qui se programment ensuite sur des attitudes brutales, résignées ou indifférentes. La surabondance de messages, couplée aux litanies universalistes, a noyé toute conscience historique, tout sens de la continuité, toute idée d'imbrication dans une culture donnée. Alors qu'au départ, il y avait volonté rationnelle d'éliminer l'histoire, posée comme irrationnelle, et défaire œuvre d'éducation, de “conscientisation”]

    La société de l'information

    Ce nouveau monde qui naît avec l'explosion des techniques de communication et la culture de masse a reçu le nom de “société de l'information”. Les termes contemporains “société post-industrielle”, “société post-moderne” ou “Nouvelle Société de Consommation” (Faye) sont peu à peu utilisés de­puis la moitié des années 70 pour désigner les so­ciétés occidentales en tant que réseaux de flux infor­matifs : Daniel Bell, Alvin Toffler, S. Nora et Alain Minc, James Martin, J. McHale, Yoneji Misuda ou J. Naisbitt, entre autres, ont popularisé le concept.

    En Espagne, l'un des premiers à introduire ce terme dans le monde universitaire en tant qu'objet d'étude — et à éditer des travaux à ce sujet — a été Francisco Javier Bernal. Salvador Giner accorde une certaine importance à ce terme ; pour lui, « le faisceau de phénomènes évoqué par l'expression “société de l'information” est d'une telle ampleur qu'il faut se demander s'il n'est pas en train de se forger ce que, traditionnellement, on avait coutume d'appeler un “mode de production”, un mode de domination et un ordre culturel distincts, sous ce nom, sous un terme proche ou sous un synonyme ». Pour Giner, ce « faisceau de phénomènes » serait constitué de la télé­matique, de l'informatique, de la microélectronique, de la robotique, de l'intelligence artificielle, etc. Il ne cite pas d'éléments aussi décisifs que la multiplica­tion de l'offre propre à la télévision (chaînes privées, antenne parabolique) ou la publicité. De toute façon, pour Giner, l'expression “société de l'information” n'est qu'« une candidate de plus, parmi d'autres ex­pressions également attirantes, à la définition de ce qui est essentiel aux étapes futures de la modernité ».

    Bien que l'on puisse douter que la modernité (en tant que telle) soit encore à même de nous offrir des « phases futures », l'importance croissante de l'information au sein des structures socio-économiques de l'Occident est indiscutable. D'après Román Gubern, au cours des 30 dernières années de ce siècle, le secteur électronico-informatique a dépassé celui des industries lourdes comme la pétrochimie et l'auto­mobile. Pour l'an 2000, on estime que, dans les pays développés, 90% de la population active tra­vaillera dans le secteur des services et la moitié de ces personnes dans des systèmes d'information ou des réseaux informatisés. Cette conséquence prati­que de l'extension de l'univers médiatique se conju­gue, d'autre part, avec une légitimation sociale (et même psychologique) de son utilisation : dans une société atomisée et individualiste, les média joue­raient le rôle (et c'est ce qu'ils font effectivement) de “thérapeutes sociaux” de l'individu, en essayant de compenser la carence d'une communauté réelle.

    Universalisation et résistance

    Comme l'écrivent Faye et Rizzi, « les média sont l'une des causes majeures de l'isolement individuel actuel mais, en même temps, leur fonction et leur prétention sont d'y apporter un remède. Facteurs d'atomisation — une atomisation dont la société de consommation a besoin pour survivre — ils se présen­tent pourtant à nous comme des antidotes contre l'atomisation » (« Vers la médiatisation totale », in : Nouvelle École n°39, 1982). Nous pourrions dire que la “société de l'information” est celle dans laquelle la société est remplacée par l'information ou, plus précisément, celle dans laquelle la transmission technique de l'information joue le rôle que la société elle-même déte­nait auparavant : définition d'objectifs, normation de règles de conduite, imposition culturelle de modèles,  de formes de production économique, d'échelles de valeurs morales…

    Les conséquences sont évidentes : la société dispa­raît, s'évanouit dans le réseau technique de la communication de masse. Les cosmovisions particuliè­res et enracinées sont remplacées par une culture de masse homogène qui met fin aux cultures tradition­nelles. La communication se met ainsi au service du néo-colonialisme post-industriel et de la cosmopolis marchande. Comme l'affirme le publicitaire David Victoroff, « grâce aux images de marque, la publicité tend à construire de nouvelles valeurs symboliques, communes à la totalité du groupe social, et ce, sur les ruines des systèmes de valeurs et de symboles caractéristiques sous-groupes particuliers ». Un nouvel imaginaire collectif, universaliste, s'installe dans nos sociétés à l’abri de ce que Abraham Moles a appelé « l'opulence communicationnelle ». Mais ce­la ne se passe pas sans résistances. Un fort courant critique verra dans la communication de masse — et concrètement dans la communication technique — un abîme insondable vers lequel notre société se pré­cipite inéluctablement.

    Le regard de la Méduse

    Évidemment, les critiques qui s'adressent à la communication de prirent leur envol hier, avant l'usage généralisé des moyens technologiques les plus sophistiqués. Dans les années 40 et 50, une certaine critique que, par convention, nous appele­rons “de gauche”, a accusé la publicité et la propa­gande d'asservir les masses : Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dwight MacDonald, Irving Howe ou Leo Lowenthal, voyaient, dans la culture de masse, un fauteur de création d'une “fausse conscience”, dans les classes populaires, qui annulait leur puissance révolutionnaire et les intégrait dans un système d'exploitation ; au fond, ils ne critiquaient pas la communication de masse mais son utilisation sociale.

    La perspective de droite, qui leur était antérieure, était différente, elle ne critiquait pas tant la commu­nication que son caractère massif et technique, comme on peut le voir chez Ortega y Gasset ou Carl Schmitt. Entre les années 60 et 70 et malgré ces criti­ques, la communication de masse s'est développée à une vitesse incroyable et elle ne manqua pas de pro­tecteurs pour la légitimer : tantôt on alléguait la pos­sibilité d'une rétroaction et d'une rétro-alimentation (feed-back) qui affirmait que le récepteur pouvait contester le message en agissant selon son libre ar­bitre ; tantôt on disait que, grâce à la communication cation de masse, l'homme moderne pouvait se détacher de la terre à laquelle il était lié et entrer dans une société où il manifesterait librement ses goûts culturels. Ce fut là la position défendue notamment par Edward Shils, Herbert Gans, Raymond Williams, Hans M. Enzensberger ou même Walter Benjamin. Parallèle­ment, et à partir du développement à grande échelle de moyens audiovisuels, des auteurs apparaissaient qui se montraient ouvertement critiques envers la TV : Jerry Mander écrivait ses célèbres Quatre arguments pour éliminer la Télévision qui jouirent d'une influence notable. La télévision devenait le principal accusé. Il y a quelques années, David Mata identifiait l'effet paralysateur de la télé au regard terrifiant de la Méduse mythique.

    La culture de masse serait intimement liée à la démocratie bourgeoise

    [Ci-contre : décoration de façade d'ordinateur portable détournant son célèbre logo. Sous des dehors naïfs, l'image peut aussi servir de facétieuse allégorie : la pomme de la connaissance, vantée par le fondateur-gourou du groupe, ne serait-elle pas un cadeau empoisonné ? « La révolution du bien-être est l'héritière, l'exécutrice testamentaire de la révolution bourgeoise ou simplement de toute révolution qui érige en principe l'égalité des hommes, sans pouvoir (ou sans vouloir) la réaliser au fond (…) Pour être le véhicule du mythe égalitaire, il faut que le bonheur soit mesurable. Il faut que ce soit du bien-être mesurable par des objets et des signes, du “confort”, comme disait Tocqueville qui notait déjà cette tendance des sociétés démocratiques à toujours plus de bien-être, comme résorption des fatalités sociales et égalisation de tous les destins. Le bonheur comme jouissance totale ou intérieure, ce bonheur indépendant des signes qui pourraient le manifester, est donc exclu d'emblée de l'idéal de consommation » note Jean Baudrillard]

    bn-app10.jpgNonobstant, ses défenseurs continuent à insister pour beaucoup d'entre eux, la culture de masse est intimement liée à la modernité occidentale, à la civilisation marchande et à la démocratie bourgeoise. Dans cet agencement complexe, faire abstraction d'un élément impliquerait l'oubli des autres. De là, diverses tentatives visant à concilier démocratie et technologie communicationnelle. C'est notamment l'objectif poursuivi par Manuel Castelles sur le plan de l'informatique ; pour cet auteur, les nouvelles technologies, qui, effectivement, favorisent le con­trôle du citoyen par l'État, pourraient agir inversé­ment en informatisant les procédés de l'Administra­tion et en les ramenant au niveau du citoyen, favori­sant ainsi une transparence publique toujours plus grande.

    Pourtant, ces espoirs de “démocratisation” sont peu nombreux, que nous parlions de la TV, de l'infor­matique ou de la publicité (tout cela forme la “société de l'information”). Christopher Lasch pense que la culture de masse, propre des sociétés modernes, ho­mogénéisée comme elle l'est, n'engendre absolu­ment pas une mentalité éclairée et indépendante mais, au contraire, la passivité intellectuelle, la con­fusion et l'amnésie collective.

    Le message de Baudrillard

    En fait, le problème ne réside pas dans ce que dit l'instrument de masse mais dans la manière dont il agit et dans les effets qu'il crée. Comme l'écrit Jean Baudrillard :

    « Le message de la TV n'est pas consti­tué des images qu'elle transmet mais des nouveaux modes de perception et de relation qu'elle impose : le changement dans les structures traditionnelles de la famille et du groupe. De plus, dans le cas de la TV et des mass-media modernes, ce qui est perçu, assimi­lé, consommé, n'est pas tant le spectacle que la vir­tualité de tous les spectacles. La vérité des moyens de masse est donc la suivante : sa fonction est de neutraliser le caractère vivant, unique, événementiel du monde pour le remplacer par un univers multiple de médias homogènes les uns par rapport aux autres en tant que tels, qui ont de la signification les uns pour les autres et qui renvoient les uns aux autres. En dernière instance, les médias deviennent le conte­nu réciproque les uns des autres — et c'est là que se trouve le message totalitaire d'une société de con­sommation ».

    C'est pour cette raison que toute analyse de la médiation technique ne peut se réduire à une simple posologie, ni se limiter à formuler son “utilisation idéale”. Les média ne dépendent pas uniquement de la manière dont on les utilise. D'une certaine façon, c'est comme s'ils étaient supérieurs à leur propre instrumentalisation.

    Information et inhibition

    La fonction que, dans la culture politique dérivée de l'Illuminisme (des “Lumières”), on attribuait à l'in­formation, c'était de créer une opinion publique ca­pable de discuter les problèmes de gouvernement, de choisir judicieusement ses gouvernants et de décider librement ce qui convenait ou non à la société. On prétendait ainsi créer un espace de liberté à la base, permettant la coexistence démocratique. Les lois ré­gissant la presse, en vigueur au siècle passé et au dé­but de ce siècle, obéissaient à cette logique. Jürgen Habermas a rapporté tout cela de manière fort ex­haustive dans Strukturwandel der Öffentlichkeit.

    Mais, tout comme la naissance de l'information est liée au commerce, à la banque et au pouvoir écono­mique, son développement a continué à dépendre de ce type ou d'autres types de pouvoir. Ainsi, au XXe siècle, l'information se met au service d'une relation “offre-demande” qui sature le récepteur : d'abord, il l'inonde de discours au point de le transformer en automate, puis il le bombarde d'in­formations jusqu'au moment où il ne répond plus et se noie dans l'indifférence. On est passé du désir de participation, encore vivant dans la modernité, à l'inhibition complète des masses.

    L'hypersollicitation et l'implosion du sens

    [La simulation, explique Jean Baudrillard (ci-dessous caricature de David Levine), s'oppose à la représentation. L'image, aujourd'hui, n'est plus le reflet de la réalité. Elle n'en donne même plus une représentation dénaturée. Elle masque l'absence de la réalité. Sans rapport avec quelque réalité que ce soit, elle est à elle-même son propre simulacre. Le réel s'abolit dans “l'hyperréalisation”. De là l'hystérie majeure de notre temps : celle de la production et de la reproduction des choses]

    baudri10.gifEt cette situation débouche sur une grave contradic­tion sociale : « Partout, on cherche à faire parler les masses — écrit Baudrillard —, on les presse d'exister socialement, électoralement, syndicalement, sexuel­lement, dans la participation, dans la fête, dans l'ex­pression libre, etc. Il faut conjurer le spectre, et qu'il dise son nom. Rien ne montre avec plus d'éclat que le seul véritable problème aujourd'hui est le silence de la masse, le silence de la majorité silencieuse ». Et plus on insiste, moins de résultats l'on obtient. La masse ne participe pas, non qu'elle ne le veuille pas mais parce que cela lui importe peu. L'information n'a jamais connu un tel développement et pourtant le narcissisme moderne, comme l'explique Lipovetski, « apparaît comme une forme inédite d'apathie, faite de sensibilisation épidermique au monde en même temps que d'une indifférence profonde envers celui­-ci, paradoxe qui s'explique partiellement par la plé­thore d'informations qui nous accablent et par la rapidité avec laquelle les événements traités par les mass-média se succèdent, empêchant toute émotion durable ». L'individu actuel est complètement indif­férent au monde qui l'entoure, non parce qu'il ne le connaît pas mais parce qu'il le connaît trop : « L'in­différence postmoderne — poursuit Lipovetski — l'est par excès, non par défaut, par hypersollicitation, non par privation ».

    Ce comportement a une explication anthropologique. D'après Arnold Gehlen, l'excès d'informations en­traîne un effet de « sollicitation excessive » provo­quant une insensibilité progressive ; le processus de perte de sens ne cesse donc de s'accentuer. Toute l'ingéniosité dont l'homme fait preuve pour structu­rer le monde en fonction des signaux qu'il en per­çoit, finit par disparaître (ou s'amenuise considéra­blement) lorsque ces signaux se succèdent à une vi­tesse et dans une quantité telles qu'il ne peut plus les appréhender. Aussi toute possibilité de signification disparaît-elle devant l'omniprésence de ce que Kon­rad Lorenz a appelé la « formation indoctrinée » et qui constitue un de nos huit péchés capitaux (Cf. Les huit péchés capitaux de notre civilisation, Flamma­rion). Et ainsi, l'idée de la participation, issue des “Lumières” devient, à travers l'information, à l'ère de la technique, une pure chimère ; l'indifférence dé­truit le vieux rêve de la raison. Pour parler comme Baudrillard, le sens implose.

    Sociabilité et narcissisme

    On observe une contradiction lorsque nous passons au domaine des comportements en société et à la ré­percussion qu'a, sur eux, la communication de mas­se. Dans l'optique moderne de la communication, c'est un lieu commun de dire que celle-ci sert à enve­lopper ce que l'on appelle en sociologie le “proces­sus de socialisation” ; en d'autres mots, il s'agit des processus grâce auxquels l'individu apprend à s'in­tégrer dans la société qui l'entoure. Les théories les plus récentes — surtout après la condamnation des totalitarismes par l'École de Francfort — prétendent que cette socialisation est libre et accroît le sens criti­que de l'individu vis-à-vis des valeurs sociales do­minantes.

    Dans cette perspective, l'information devrait jouer un rôle important puisqu'elle dote l'individu des élé­ments de jugement qui lui sont nécessaires pour se mouvoir de manière critique parmi les valeurs de sa société. Cependant, non seulement on n'observe pas une plus grande intégration de l'individu mais il semble même que, plus l'individu reçoit d'informa­tions, plus il ressent des difficultés à “se socialiser”, à s'intégrer dans la vie sociale.

    La critique développée par les conservateurs fait fré­quemment allusion à une “crise des valeurs” qui fe­rait de la société contemporaine un lieu indésirable et dangereux. Pour Lipovetski, une telle carence des valeurs n'existe pas, on assiste plutôt à la prédomi­nance d'une valeur suprême, celle de l'individu et de son “désir de se réaliser”, d'« être libre dans la me­sure où les techniques de contrôle social déploient des dispositifs de plus en plus sophistiqués et hu­mains ». C'est cette valeur suprême, née précisément de l'hypervaloration du sens critique de l'individu face à la société qui fait que l'individu s'isole et se façonne une sorte de petit monde ambiant. « Le senti­ment communautaire — écrivent Faye et Rizzi — ­disparaît ». L'Autre devient une abstraction. Les capa­cités de sociabilité s'évanouissent. De nombreuses enquêtes ont démontré jusqu'à quel point la télé a contribué à l'extinction des formes de vie commu­nautaires. L'homme moderne ne sait plus ce qu'est l'environnement, cette communauté de proches qui lui est éthologiquement indispensable ».

    Culture de masses et infra­culture

    Une des fonctions primordiales attribuée par la criti­que illuministe à l'information était de faire parvenir la vérité (la raison, la lumière) au plus grand nombre possible d'êtres. Elle pourrait garantir le bonheur de l'homme dans la mesure où elle lui permettrait d'ac­céder, de plus en plus, à la connaissance du monde. Mais le résultat en a été fort différent. Non seule­ment on n'a pas accédé à la connaissance du monde mais plus on prétend accroître l'audience d'un mes­sage, moins le niveau culturel en est élevé. Il existe une proportion inverse entre la hauteur des messages culturels et l'ampleur possible de l'audience. Plus le message est élevé, moins il y a de gens pour le com­prendre. Plus on veut jouir d'une large audience, moins le niveau du message devra être élevé. D'une certaine manière, il s'agit d'une incompatibilité entre ce qui est étendu et ce qui est intense.

    De cette situation découle un abaissement général du niveau culturel. D'après Habermas, « les effets de la communication de masse sont culturellement régres­sifs ». Pour Régis Debray, « les mass-media assurent la plus grande socialisation de l'ignorance privée ». Baudrillard conclut : « L'information, au lieu de transformer la masse en énergie, produit encore plus de masse ».

    L'origine de ces dysfonctions se trouve dans deux théorèmes du système de pensée moderne. Le pre­mier est la croyance que l'ordre naturel de la vie (et, partant, de la culture également) fonctionne comme un marché : le meilleur produit culturel, comme le meilleur homme politique ou la meilleure brosse à dents, sera celui qui suscitera l'unanimité la plus grande dans le public.

    De la Vox populi à “l'effet Coluche”

    Le deuxième théorème (nous pourrions presque dire “mythème”) est celui qui donne origine au premier, comme à toutes les constructions théoriques qui con­cernent “l'opinion publique” et que l'on peut résu­mer par une expression ancienne : Vox populi, vox dei (la voix du peuple est la voix de Dieu), expres­sion qui possède un sens quand, par peuple, on en­tend communauté, mais également un sens fort dif­férent si, par peuple, on entend classe productrice (en termes chers à Dumézil : la troisième fonction). La bourgeoisie a fait ample usage de cette expression à partir du XVIIe siècle en lui attribuant un sens qui corresponde à ses aspirations. Comme dit Julio Caro Baroja, « nous avons tant de raisons de penser que la voix du peuple est la voix de Dieu que d'esti­mer que c'est la voix du Diable ou la voix des imbé­ciles ».

    Nous connaissons bien le résultat de cette manipula­tion : quantitativement, l'opinion d'un acteur ou d'un présentateur suscite plus de considération que celle d'un professeur, d'un philosophe ou d'un scientifi­que, non en raison de la personnalité du sujet mais en raison de sa fonction sociale, qui consiste à di­vertir le particulier. En France, on a appelé ce phé­nomène “l'effet Coluche”, du nom de ce pitre qui, grâce à un discours hyper-humanitaire, prétendit de­venir Président de la République. Quand cette logi­que se transplante sur le terrain culturel, la culture, comme le politique ou le social, devient une mar­chandise.

    Transparences et stratégies

    Le quatrième cauchemar qui angoisse la société mé­diatique provient du rêve irréalisé de la raison : l'im­possibilité de transparence dans la communication entre êtres humains. Toutes les idéologies des XVIIIe et XIXe siècles soulignaient la néces­sité d'élucider, en prenant la raison comme base, le réseau complexe de la vie, en abandonnant les cro­yances irrationnelles et superstitieuses et en accédant à un niveau supérieur, celui de la connaissance transparente, par le truchement de laquelle les hom­mes parviendront à la compréhension rationnelle, tout en dialoguant sans aucun préjugé.

    Sur le plan politique, cette situation s'est traduite dans la transparence administrative, sur le plan inter­personnel, la transparence se manifeste dans l'ab­sence de formalités, dans le tutoiement, dans l'indis­crétion. On doit tout connaître ; s'y opposer, c'est agir contre la raison. La société de la communication totale n'est que le stade ultime de cette soif de trans­parence ; pour Baudrillard, le processus historique qui domine avec la société médiatique est « cette lon­gue voie vers une traductibilité totale », chemin qui est celui de « la transparence superficielle de toutes les choses, de leur publicité absolue ».

    Cependant, la vie n'est pas transparente, les hom­mes non plus et, par conséquent, la communication ne peut l'être. La psychologie (surtout la psycholo­gie jungienne et la néo-jungienne) a prouvé à quel point, dans l'esprit de chaque homme, on trouve des prédispositions déterminées qui rendent totalement opaque son intimité ultime ; et, simultanément, ces prédispositions agissent de telle sorte que cet homme aborde l'autre interlocuteur de front comme s'il s'a­gissait d'un combat. Ces attitudes ont été appelées “stratégies” bien que la majorité d'entre elles soient inconscientes.

    L'École de Palo Alto

    Les théoriciens de l'École de Palo Alto (Bateson, Watzlawick) ont démontré de quelle manière tout co­de de communication est en soi « un régulateur de re­lations de pouvoir » inséparable du système culturel auquel il appartient. Les éthologistes en ont donné une bonne explication. La transparence n'existe pas et encore moins dans les milieux de masse, où la rè­gle est la stratégie du communicateur. De cette ma­nière, une stratégie faisant face à une stratégie, la communication dans la société de masses devient un flux circulaire de discours irréductibles. Le consensus est une illusion. Jürgen Habermas a es­sayé d'esquiver cet écueil en proposant un « horizon communicatif » qui pourrait faciliter le consensus à l'ombre de la Raison Universelle. Cette attitude ne relève que d'une pure accélération dans le vide car si quelque chose démontre bien l'impossibilité de la transparence, ce quelque chose, c'est précisément l'inexistence d'une telle raison.

    Expériences de seconde main

    [Ci-dessous : illustration cyberpunk de Jeffrey Scott. Qui regarde quoi ? La télévision se regarde à tous les âges mais c'est elle aussi qui pose un regard froid sur les téléspectateurs placés devant l'écran. Avant de regarder tel ou tel programme, c'est le médium lui-même que l'on regarde. Toute expérience «spectacularisée» devient une expérience de seconde main. Or, sans expérimentation directe, l'homme tombe en état de dépendance physiologique. L'hypermédiatisation renforce gravement sa fragilité]

    14893210.jpg Le problème ne se situerait pas dans la communi­cation mais, comme on l'a noté auparavant, dans le canal technique de masses, dans la mesure où celui­-ci isole l'individu de la réalité en l'empêchant de l'expérimenter. De cette façon, l'homme “technifié” est un autre type d'homme dont les capacités pour la perception et pour une assimilation de la réalité sont fort différentes de celles de l'homme qui vivait il y a seulement quelques générations. Cette mutation an­thropologique est facilement perceptible aujourd'hui chez les enfants. « L'enfant est abandonné dans un contexte permissif, seul et libre face aux médias et aux appareils électroniques. Il erre parmi une jungle de signes, qu'il peut comprendre techniquement mais dont il n'obtient aucune sens. Il devient un néo-primitif. Drogué par les médias, il voit sans cesse un écran artificiel dressé entre lui et le mon­de… Il faut craindre que les générations qui ont re­çu ce type d'éducation ne soient plus capables d'éva­luer la réalité, de décoder le monde extérieur : la pas­sivité collective naît de l'abrutissement individuel ».

    Serait-il saugrenu de mettre ceci en relation avec l'in­dice élevé d'échecs scolaires que l'on peut noter par­mi les générations éduquées, dès leur plus jeune âge, devant le téléviseur ? La communication médiati­sée par la technique crée des expériences de seconde main dont l'effet se devine : culturellement involutif et individuellement domesticateur.

    Déréalisation et fragilité

    C'est l'anthropologue allemand Arnold Gehlen qui a vu à quel point l'hypermédiatisation ne laissait sub­sister de la vie que ces expériences de seconde main. Gehlen signale que, sans expérimentation directe, l'homme cesse de s'auto-construire. Il tombe dans un état de dépendance psychologique. Les sociétés occidentales, par conséquent, se trompent en se cro­yant mûres ; elles ne se rendent pas compte de leur extraordinaire fragilité physiologique, fragilité qui les laisserait sans recours si, subitement, les techni­ques de médiatisation venaient à manquer. « Aujour­d'hui, tout est sens dessus dessous : les media sup­priment facilement le vécu et le symbolisent de ma­nière incomplète. De là, une fragilité plus grande de l'homme contemporain face à la mort, le combat, la peine, la crise collective… ».

    Tout cela crée des mentalités très particulières. Une de celles-ci, peut-être la plus frappante, est l'attitude qui se situe à mi-chemin entre le nihilisme et le stoï­cisme que Mario Perniola croit discerner dans le mouvement punk. Ce mouvement serait un résultat du bombardement médiatique et de l'indifférence qui en découle. Il naît ainsi un comportement de refus aveugle et passif, dépourvu de sens mais qui, de temps à autre, se fait bruyamment entendre. Tout ce­la provient de l'impossibilité du système médiatique à fabriquer la réalité et à la doter de sens. Comme l'explique Baudrillard, « la demande d'objets et de services peut toujours être suscitée artificiellement… mais le désir de signification, quand il est absent, le désir de réalité, quand il se met à manquer de tous côtés, ne peuvent être comblés et constituent un abîme définitif ». Nous sommes plongés dans cet abîme. La technique nous y a mis ; et la technique ne nous laisse pas en sortir. Le problème se situe-t-il dans la technique elle-même, dans son essence, dans son utilisation sociale ou, même, dans la manière de concevoir la technique et la communication ?

    Le problème de la technique

    Carl Schmitt disait que « culturellement, la technique aveugle ». En effet, si elle ne rend pas aveugle, il est indiscutable que la technique moderne, appliquée à la communication, amenuise considérablement les capacités de l'homme à appréhender le monde. Tout media, tout élément que nous utilisons pour intercé­der entre nous et le monde, modifie notre perception de celui-ci et même la relation physiologique que nous entretenons avec lui. Le cerveau prend note de cette modification et la met en pratique, il la fait se répercuter dans le comportement organique.

    Ce processus s'est déroulé avec la première hache en silex et se répète exactement de la même façon avec l'ordinateur : le nouveau système de médiation conti­nue à exercer des transformations sur l'organisme et le psychisme. En réalité, la différence se situe dans le fait que les nouveaux médiateurs ont remplacé les précédents avec une rapidité inouïe (il n'a fallu qu'une génération) et dans le fait que leur pouvoir quantitatif de transformation de l'organisme puisse toucher toutes les cultures d'un seul coup.

    Konrad Lorenz a examiné ce phénomène avec une inquiétude explicite : « Si le développement culturel poursuit sa course à une vitesse supérieure à celle du développement phylogénétique et, malgré tout, obéit à des lois similaires, il est très probable qu'il (le dé­veloppement culturel) puisse mener à une phylogenèse allant dans son sens, c'est-à-dire, dans une di­rection similaire. Vu les circonstances de notre ordre technocratique mondial, cette direction semble con­duire, sans nul doute, vers le bas ».

    L'analphabétisme informatisé des handicapés réceptifs

    Ces nouvelles formes de mass-médiatisation accen­tuent la distance qui nous sépare de la “nature”, mais, en plus, elles nous éloignent également de no­tre corps. Il ne s'agit pas seulement qu'apparaisse ce que Joseph Weizenbaum appelle l'« analphabétisme informatisé », c'est-à-dire, l'analphabétisme de ceux qui sont considérablement incultes sur le plan géné­ral mais très compétents en informatique — c'est ce qu'Ortega y Gasset a appelé la « barbarie du spécia­liste ». Le problème ne se situe pas non plus unique­ment dans le fait que — comme l'écrit Richeri­ — « l'usage de l'ordinateur favorise une représentation linéaire et non dialectique de la réalité et inhibe la capacité critique de celui qui l'utilise ».

    Le véritable problème, la question réellement préoc­cupante que soulève la technique d'information de masses, en tant qu'intermédiaire entre nous et le monde, est qu'elle nous éloigne de notre propre cer­veau, de notre propre capacité à donner forme au monde que nous voyons et à créer les modèles per­mettant de l'appréhender. Faye et Rizzi écrivent : « Nous pouvons déjà voir à quel point les individus nés dans un environnement hyper-médiatisé (envi­ronnemental et audiovisuel) sont des handicapés ré­ceptifs, équipés de gadgets technologiques qui leur permettent de survivre ».

    Nous avons créé des formes de connaissance qui se développent plus rapidement que nous, qui nous supplantent et qui nous convertissent en êtres limités par rapport à un état antérieur. La communication de masse, au sein d'une société dans laquelle dominent le quantitatif, l'hédonisme et la conception marchan­de de la connaissance, se transforme en un facteur menaçant de décomposition. D'une certaine façon, c'est comme si nous devions reculer organiquement alors que nous sommes allés si loin d'un point de vue technologique. Qui a parlé de progrès ?

    La technique pour quelles valeurs ?

    Cependant et comme on l’a déjà signalé, il serait er­roné de faire endosser à la technique la responsabili­té de tous les maux. Toutes les théories définissant la technique comme un “mal”, oublient que le fait technique est consubstantiel à la nature humaine et que l'homme ne serait pas homme sans ces éléments techniques, qu'il s'agisse du char à bœufs ou du té­lescope. Pourtant, il serait naïf de croire, à l'instar de certains courants libéraux et marxistes, que la technique est un élément neutre en soi, et que tout dépend de son utilisateur et de ses objectifs, en présupposant que la technique sera bonne si on l'utilise au nom du progrès et mauvaise si on l'emploie pour exercer une domination ou quelque chose de sem­blable. Ce point de vue est naïf car, d'abord, de nombreux crimes ont été commis au nom du progrès et, ensuite, parce qu'un des traits caractéristiques de la technique dans le monde moderne est d'être, en soi, un instrument de domination, en marge de celui qui l'utilise.

    La solution serait peut être de voir dans la technique un fait de civilisation, la manifestation d'une manière déterminée de voir le monde ; cette manifestation peut revêtir l'une ou l'autre forme ne dépendant pas de l'utilisateur mais de l'ordre des valeurs dominant. D'après Heidegger, dans le monde grec, la techni­que avait une fonction révélatrice de la réalité, de connaissance, mais pas de domination du monde (ou du moins de faible domination, de domination sans possession) ; dans le monde moderne, au contraire, elle a une fonction exclusive de domination et toute connaissance s'y subordonne. Ce changement d'une conception à une autre est, de fait, parallèle à l'essor des conceptions modernes pour lesquelles toute l'histoire est une ligne ascendante qui conduira l'homme à la domination du monde et au bonheur, dans une utopie universellement réalisée. C'est pré­cisément la même idéologie progressiste, individua­liste et universaliste qui a donné naissance à toutes les contradictions mentionnées ci-dessus.

    En effet, toutes les dysfonctions qui affectent la so­ciété de l'information ne constituent pas tant un pro­duit direct de la communication à travers la techni­que, qu'un résultat, celui d'une manière déterminée de comprendre le monde. Une façon de comprendre le monde définie par l'individualisme, l'universalis­me, la tendance à l'homogénéisation, la foi aveugle dans la raison et la science, le sens quantitatif des choses, la prétention progressiste à faire advenir une utopie rationnelle. Une manière de comprendre le monde qui, en termes généraux, correspond à ce que nous pourrions appeler “idéologie de la modernité” et qu'aujourd'hui, on nous désigne comme une idéologie largement hétérotélique où la distance en­tre l'objectif à atteindre et le but réellement atteint est énorme.

    Vers l'implosion finale ?

    Et comme cet abîme est incontournable, la communi­cation technique essaie de le surmonter en offrant des simulacres, des farces, le spectacle omniprésent de “ce qui devrait être”. En vain. L'individu cherche, dans les media, le “monde ouvert”, la “so­ciété transparente” dont on lui parle. Il ne trouve rien. Et comme plus il se sent isolé, plus il s'a­bandonne aux media, « sa personne, disent Faye et Rizzi, se ferme dans l'illusion dramatique de l'ou­verture… Pareils à des mouches enfermées dans un bocal renversé, les individus s'efforcent de toucher ce monde extérieur, cette société ouverte, qu'ils voient mais qui n'existe pas ».

    Ainsi, il s'agit d'un problème de conception du monde. Et concrètement, la question de savoir com­ment dépasser la vision moderne du monde. Des so­lutions ? Peut-être n'y en a-t-il pas. Peut-être cela exigerait-il des efforts et des volontés collectives qui ont déjà disparu de notre civilisation. Peut-être, par conséquent, serons-nous condamnés à voir, sur no­tre téléviseur, le simulacre gigantesque de ces socié­tés qui, dépourvues de tout sens historique et de tou­te capacité de mobilisation, ont perdu la possibilité de s'auto-représenter et attendent l'implosion finale comme ultime et définitif spectacle — mais qui sera peut-être le plus beau.

    ► Javier Esparza, Vouloir n°45/46, 1988.

    (texte tiré de Punto Y Coma n°8, 1987. Tr. fr. : Nicole Bruhwyler)

    ◘ Bibliographie. Ci-dessous, le lecteur trouvera une bibliographie succincte, se rapportant au thème et son exploitation :

    • Daniel BELL, Les contradictions culturelles du capitalisme, PUF, 1979
    • John NAISBITT, Megatrends, Ten New Directions Transforming Our Lives, Futura/Mac Donald, London/Sidney, 1984
    • Régis DEBRAY, Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay, 1979
    • Gilles LIPOVETSKY, L'ère du vide : Essais sur l'individualisme contemporain, Gal./Folio, 1983
    • Jean BAUDRILLARD, La société de consommation, Gal./Folio, 1974 ; À l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Utopie, Paris, 1978. 2ème éd. : Denoël/ Gonthier, coll. Médiations n°226, 1982
    • Christopher LASCH, Le complexe de Narcisse : La nouvelle sensibilité américaine,  Robert Laffont, 1981

     

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    La société de l'information, nouvelle forme de domination et de colonisation

    Le mythe de l'information a constitué l'un des instruments culturels les plus solides de la modernité. Il a quelques années seulement, personne n'aurait osé s'y opposer victorieusement. Aujourd'hui, cependant, la critique existe et ne manque pas de s'exercer. En Occident, la post­modernité se trouve, pour le moment, aux postes avancés de ce nouveau combat ; il y a longtemps que les pays du tiers-monde, eux, sont engagés dans la bataille. En réalité, le soi-disant “droit de l'information” est apparu comme un élément très efficace de domination et de manipulation, non seulement des individus dans la société de masse mais aussi des peuples tout entiers. Et pas en vain, car ceux qui contrôlent et exercent ce droit agissent comme ceux qui détiennent le pouvoir. Et voilà l'information “informée” et sa colonisation dévoilées. Voici également son alternative : la communication.

     

    Mentalité aux antipodes de l'information

    brain_10.jpgFrazer, tout comme d'autres anthropologues, nous explique que vivent encore sur terre des tri­bus primitives dont les membres refusent d'être photographiés par crainte de se rendre vulnéra­bles. Les animaux s'enfuient eux aussi, quand ils sont surpris, quand leur monde intime est envahi, en dépit du caractère apparemment inoffensif de cette nouvelle mode qu'est le safari photo. La question ne relève pas de l'anecdote. Ces deux exemples constituent véritablement deux paradig­mes, l'un culturel et l'autre naturel, de tout un monde fermé ou semi-fermé à l'information, mais pas à la communication. Toutes les civilisations traditionnelles et primitives savaient que, plus un homme se trouvait exposé, plus grand était son manque de défense. En effet, la liberté, l'autono­mie et la différence provenaient, chez l'homme de l'Antiquité, de son désir de conserver son intério­rité inviolée, de la rendre imperméable de l'ex­térieur. On pouvait difficilement déterminer les impôts à payer selon un pourcentage calculé sur les richesses acquises car cela s'avérait quasi im­possible à déterminer. Tel était le degré d'inexpugnabilité intérieure : cela valait pour les personnes comme pour les institutions. Le savoir tradition­nel possédait la certitude que le Cosmos était une dispersion se composant de deux parties : une par­tie extérieure (tournée vers le froid) et une autre intérieure (tournée vers la chaleur).

    Un ésotérisme qui favorise l'éclosion des différences

    L'homme traditionnel a beau nous raconter qu'il a recherché l'équilibre, il l'a toujours fait en privilégiant la domination de la chaleur sur le froid, du viril sur ce qui est féminin, de l'intérieur sur l'ex­térieur, donnant lieu à toute une série de civilisa­tions basées sur la “loi du secret”. Cette loi per­mettait de distinguer entre ce qui devait être caché et ce qui pouvait être dit ; elle distinguait l'ésoté­rique de l'exotérique, présent jusque dans les reli­gions à prétentions universelles ou mondiales, comme le christianisme. Au sein de celles-ci, l'iconostasie préservait le mystère de la transsub­stantiation et les fidèles se différenciaient les uns des autres : il y avait ceux qui, au cours des pre­miers siècles du Christianisme, pouvaient partici­per à l'Eucharistie et ceux qui ne pouvaient même pas assister au rituel et qui devaient quitter le tem­ple. Cette conception culturelle impliquait logi­quement un sens des plus clairs : les murs d'un château ou d'un monastère que l'on admire tant aujourd'hui, n'avaient que la valeur d'une fron­tière inébranlable, c'est la quotidienneté intérieure qui importait. Cette quotidienneté, qui n'était pas expansive, ne favorisant ni les ouvertures ni les échanges, avait pour pouvoir de stimuler les dif­férences et la diversité en toutes choses. À cette é­poque, chaque monastère pouvait posséder sa propre liqueur ou chaque secte bouddhiste son propre art martial. En ce temps-là, on pouvait à peine apercevoir le Pharaon, le Tenno, ou le Mo­narque ; ils étaient des dieux et en tant que tels, ils se cachaient dans les ténèbres de la communauté, se maintenaient à distance mais ils étaient omni­présents. Grâce à tout cela, le monde se sacrali­sait, était sacralisé et de là provenait une unité iné­branlable entre le transcendant et l'immanent. En échange, la modernité a désacralisé le monde.

    Peu importe que des faits religieux perdurent en son sein : ils n'en sont plus pour autant réalité. La modernité a cassé le monde en faveur de l'exté­riorité pure. Elle a voulu briser tous les scellés. Face à cela, tous ceux qui ont eu la possibilité de préserver le divin, ont finalement été réduits à demeurer cachés. Ils ont donc conservé leur in­vulnérabilité dans la méconnaissance (connaître, c'est pouvoir). D'autres, comme c'est le cas du Japon moderne, n'ont pu qu'emprunter une voie intermédiaire entre là modernité imposée et la fidélité aux traditions de toujours. D'autres, en­fin, comme l'Europe ou l'Amérique, ont préféré la voie de la modernité totale : ils se sont érigés en “société de l'information”.

    Information et communication

    On a beau les employer comme synonymes, “in­formation” et “communication” sont des termes différents. Le premier est post-médiéval et est lié à la naissance de l'imprimerie et à l'affermisse­ment épistémique du visuel. C'est un phénomène strictement humain. La communica­tion, en revanche, est plus ancienne, elle est même antérieure à l'homme. Elle peut être intra­spécifique (au sein de la même espèce) ou inters­pécifique (entre les différentes espèces). Les animaux ne s'informent pas, ils communiquent. La différence essentielle réside probablement dans le fait que l'information est, au fond, unila­térale, alors que la communication est toujours un acte bipolaire. Pour qu'il existe une informa­tion, un émetteur peut transmettre des signaux ou des données informatives gui seront captés par un récepteur sans que celui-ci ne doive répondre ou qu'il n'ait besoin de vérifier un éventuel message qu'il enverrait en retour. C'est le cas du journal ou de la télévision. C'est également, quoique dans un autre ordre d'idées, le cas de la publicité qui cherche à créer des stimulations systématiques et massives conduisant à la consommation : c'est là qu'elle atteint son but.

    Dans ce sens, nous pourrions dire que les mo­yens d'information de masse sont semblables à des bombardiers qui déchargent leurs bombes à l'aveuglette, celles-ci explosant sur les récep­teurs : dans ce cas, il s'agit de bombardements d'idées. On peut aussi parler d'“information” quand nous connectons notre ordinateur à une banque de données et que nous y puisons des in­formations. Il n'existe alors aucune relation so­ciale et pourtant il y a de l'information. Grâce à cette unilatéralité, le monde a pu se remplir de “connaissances” (mieux, de collecteurs d'infor­mations) mais, en aucun cas, elle n'a favorisé la cohésion sociale ; au contraire, la communication a éclaté en mille morceaux, sous son action pré­cisément. Il ne pouvait en être autrement. La pré­tention d'informer est essentiellement un acte de dévoilement, une présentation en plein jour de ce qui est inconnu, caché, secret, bref, de ce qui est intériorisé, que ce soit avec la collaboration de la partie concernée ou sans celle-ci. C'est ce dernier détail précisément que tout le monde craint le plus : les politiciens, les chefs d'entreprise et les industriels, tous les individus qui composent la société sans discrimination, et même les défenseurs les plus décidés de la nou­velle société de l'information.

    L'information vectrice d'un ordre inorganique

    Ce dévoilement dont on parle a donné naissance à une conception du monde, qui voit le monde comme une constellation en expansion constante ; c'est le monde dans lequel nous vivons et auquel l'information prétend imposer son ordre impla­cable en dépit de son inorganicité. Ce n'est pas par hasard qu'informer signifie introduire un or­dre dans la transmission de signaux ou de don­nées que l'on met ainsi à découvert. Pour re­prendre les termes de la culture bourgeoise : ra­tionaliser le système. Le transport des signaux émis serait la technologie des moyens d'information.

    Au contraire, l'acte de communiquer exige une véritable interaction duale entre “l'ego” et “l'alter”. C'est pour cette raison que la communica­tion nourrit toujours les liens sociaux et augmen­te la solidarité. De même, nous verrons claire­ment la différence entre deux exemples extrêmes : si l'information est comparable à un avion (émet­teur) lançant une bombe sur un récepteur (cible), la communication est, elle, comparable, au tour­noi entre deux chevaliers qui luttent au corps à corps : alter et ego sont deux, mais en même temps. L'environnement de la communication renferme tout : le monde naturel, le monde hu­main et le monde divin et seule la communication permet leur connexion et leur cohésion en même temps qu'elle met en évidence leurs différences et leurs identités. Une communication peut, de fait, exister jusque dans le silence qui permet aux êtres humains de s'enrichir par et dans leurs méditations, centrées sur leurs aspirations et leur sagesse supérieure, dans leurs arts et dans leurs pouvoirs. La communauté de la communi­cation serait, par conséquent, l'alternative réelle à la société de l'information en vigueur aujourd'hui.

    La domination par l'information

    Nous savons que le monde antique établissait une distinction claire entre le privé et le public, et, comme je l'ai dit auparavant, entre l'intériorité et l'extériorité. Parmi les assauts les plus décisifs, visant à mettre fin à cette dualité, il y a l'œuvre de Diderot et l'intention qu'il prétendait insuffler à son Encyclopédie. Ce Français célèbre était confronté au silence des corporations qui ne voulaient pas communiquer leur savoir-faire ; elles offraient leurs produits finis, prêts à être consommés ou utilisés, mais se montraient très récalcitrantes quant à la diffusion des secrets concernant les procédés de manufacture. Croyant rendre service à “l'Humanité”, Diderot a même envisagé l'espionnage comme seul moyen de transgresser les ténèbres insondables auxquels il était confronté. Avec l'Encyclopédie, il ne désirait qu'“informer”. En d'autres mots, l'objectif que Diderot prétendait atteindre était identique à celui de Fourier des années plus tard, c'est-à-dire, supprimer tout fossé entre le privé et le publique, de façon à ce que tout “s'éclaire” (n'oublions pas que le siècle de l'Encyclopédie est le siècle des “Lumières”), à ce que tout soit transparent ou, ce qui revient au même, compréhensible, discernable, discutable, rationalisable.

    Évidemment, les bases étaient posées pour que les individus commencent à se sentir sans défen­ses, avec un moins de cette liberté qui leur don­nait la sécurité vitale, que l'on ne confondra pas avec une simple sécurité juridique. Face à ce phénomène, nous pouvons établir un autre paral­lèle : avec l'État moderne né pour soustraire et ac­caparer les pouvoirs autonomes du Moyen Âge, étendus dans une optique communautaire (Max Weber). Nous notons dès lors que la naissance de la modernité, à juger par ses effets, est tout, sauf l'émergence d'une nouveauté dispensatrice de libertés.

    Loi du secret et droit à l'information

    Comme l'intimité demeure perméabilisée par l'information, l'homme a non seulement perdu la liberté mais aussi sa différence. Grâce à l'infor­mation, tout pouvait être partagé par tout le mon­de et voilà que s'ouvrait la voie de l'homogénéi­sation ou de l'égalitarisme dont souffre aujour­d'hui la société de masses. C'est dans cette rup­ture naissante entre les sphères publiques et pri­vées, dans la vie sociale et dans la vie individuel­le, qu'il faut rechercher l'origine de ce phénomè­ne électoral qu'est la Cicciolina aujourd'hui, qui scandalise tant la conscience bien pensante des démocrates et des libéraux. Bien que la “loi du secret” n'ait plus aucun sens face au triomphe du droit à l'information, les individus l'inventent pour s'en recouvrir (en fait, pour se protéger) au sein de la société hyper-ouverte qui est en train de naître. Comme, à partir d'aujourd'hui, le fé­minin va prendre plus de relief, l'homme moder­ne se réfugie dans une de ses qualités les plus si­gnificatives : l'apparence. Actuellement, tout le monde, et les hommes politiques plus que les autres, lui rendent un culte. Tout récemment, Maffesoli a émis quelques réflexions à ce sujet. Les politiciens sont les premiers à feindre de ne pas avoir trop de pouvoir ; cependant, comme dit C. Wright Mills dans The Power Elite, ils arrivent à la politique en recherchant ce pouvoir et dès qu'ils le détiennent, ils l'exercent en se pliant à ce même jeu des apparences, c'est-à­-dire en suivant les méthodes inavouées de la manipulation (p. 294).

    Manipulation et domination qui s'insinuent prin­cipalement à travers les moyens d'information de masses ; non seulement ceux-ci sont le miroir par lequel s'exerce la séduction des images ; en plus, l'État lui-même se soumet à leur contrôle systé­matique et à leurs ordonnances. Comme le déve­loppement de l'information rationalise la vie sociale et augmente la néguentropie — puisqu'on peut tout voir ou découvrir — l'ordre “informa­tif” va ôter de l'espace au “désordre” ou au “confus” (ignorance face à ce qui est caché) ou face à la figure de “l'anarque”. L'individu pos­sède alors moins d'espace libre où cacher son in­timité. Rien ne reste aujourd'hui vraiment “hors de l'État” et rien ne pourra aller à l'encontre de l'État et il n'y a rien qui échappe à l'État. Le Big Brother d'Orwell observe tout à travers l'œil do­mestique du terminal de télévision. Ainsi, grâce à l'information, alliée à l'État détenteur de pouvoir et informatisé, voilà que se consolide le totalitarisme étatique occidental, encore plus méprisable, parce qu'il est hypocrite, que le totalitarisme soviétique. Celui-ci, en fin de compte, est très et trop visible ; l'autre, au con­traire, on ne le perçoit pas aisément, parce qu'il agit derrière un masque cosmétique, sur le mode de la manipulation.

    La comparaison est curieuse. Dans les civilisa­tions traditionnelles, au Japon par ex., l'Empereur divin possédait des symboles, des attributs, des rituels témoignant ostensiblement de sa dignité. Mais il se cachait, il ne se montrait pas aux profanes et s'abstenait d'intervenir directement dans la vie politique concrète et quotidienne, dans l'existence privée de ses sujets. Sa tranquillité lui suffisait et il gouvernait comme le dieu humanisé et mythique qu'il était. L'État moderne agit de manière inverse : il s'est dépouillé des signes qui manifestent et ritualisent son pouvoir, il se dissimule dans la périphérie mais, derrière cette façade, il agit fébrilement, prétendant tout contrôler et il porte son pouvoir jusque dans la vie domestique la plus élémen­taire. Il ne fait aucun doute que le succès de la littérature de Tolkien, qui est dans une certaine mesure contestataire, est due au fait d'avoir basé son récit principal (Le Seigneur des Anneaux) sur la destruction de l'anneau du pouvoir, tant désiré par les habitants des ténèbres qui voulaient être “comme des dieux”.

    L'information : nouvelle forme de colonisation

    Notre dernier siècle occidental, ce siècle dans le­quel nous sommes encore plongés, s'enorgueillit d'avoir vu la fin des colonialismes. De fait, beaucoup de pays colonisateurs ont abandonné, de bon gré ou par la force, d'anciennes terres qui leur appartenaient. De nouvelles nations libres et des gouvernements autonomes ont pris la place abandonnée par les métropoles coloniales. Du moins, c'est ce que disaient les grands discours de la gauche anti-colonialiste et de l'humanisme occidental ; dans le fond, pourtant, la situation a­vait seulement changé de couleur. En réalité, a­vec l'arrivée de nouveaux protagonistes, c'était les moyens de colonisation qui changeaient ; le facteur essentiel de la domination demeurait en place mais de manière plus subtile et plus douce. Le nouvel ordre international de l'information apparaissait : en tant que système visant à domi­ner les peuples et à les soumettre aux pressions idéologiques en vigueur. L'élément paradoxal et vraiment nouveau de l'époque, c'était l'usage croissant du mot “liberté”, puisque, en son nom, on allait domestiquer les peuples.

    Les États-Unis sont sortis renforcés de la Deuxième Guerre mondiale. Ils deviennent les promoteurs principaux de l'idée de la libre circulation des in­formations ou “flux libre des informations” (free flow, expression ingénieuse inventée par W. Churchill). Quand la nouvelle politique fut approuvée par le Congrès américain, l'ASNE (American Society Newspaper Editors) prend la relève et se charge de propager cette foi moder­niste, dont les racines n'étaient pas tellement à rechercher dans la Révolution française de 1789 mais dans la Déclaration de Virginie de 1776 et dans la Constitution américaine elle-même. L'ASNE remplit ses objectifs au niveau interna­tional et, très rapidement, les Nations-Unies redéfinissent grosso modo la question : « la liberté d'information implique le droit à recevoir, trans­mettre et publier les informations sans entraves, en tout lieu, ce qui constitue un élément essentiel pour favoriser la paix et le progrès dans le mon­de ». En résumé, le free flow est définitivement consacré en 1948 dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et lors de la Conférence de Genève, la même année, où il triomphe. Une analyse sommaire de toutes ces discussions, en­tamées lors de cette Conférence, nous permet de comprendre comment le principe se développera dans les meilleures conditions et où se situent les obstacles les plus durs à surmonter. Ainsi, on se rend tout de suite compte que le “flux informa­tif” prospère dans les pays à gouvernements dits libres alors qu'ils est rejeté dans les pays plus fermés ou étatisés. De fait, dans les nations à gouvernements libres ou instrumentalisés, ces derniers n'interviennent que rarement, ce qui favorise les objectifs du free flow ; dans les au­tres États, au contraire, l'opposition au flux pro­vient justement des méthodes interventionnistes.

    Comprendre le conflit mondial froid qui se dé­roule depuis quelques décennies, depuis la “Guerre froide” jusqu'à notre époque de désar­mement, passe par une analyse de cette attitude encourageante ici et de cette attitude découra­geante là-bas. Mais pourquoi y voir un problème alors que la situation semble si salutaire ? La si­tuation, n'est pas si innocente, en effet. Quand on sait que le libre flux de l'information interna­tionale réside et est contrôlé par quelques gran­des Agences Transnationales qui opèrent au-des­sus des gouvernements autochtones, le sujet ne semble déjà plus si innocent, effectivement. On a déjà prouvé et répété que l'opérativité de ces A­gences a une incidence directe au sein des socié­tés où elles agissent, transformant leur culture, leurs codes de valeurs, leurs différences à l'insu de ces mêmes sociétés. Et elles respectent pour cela un critère double : d'un côté, comme dit Esteban López-Escobar (Du nouvel Ordre informa­tif international, p. 310), grâce à la « sélection arbitraire et à l'évaluation tendancieuse de la réa­lité » (mode de diffusion reposant sur un principe posé comme sans appel, propre au monopole in­ternational de l'information dont relevaient ces agences) et, d'un autre côté, en exportant — pas en important — le système des valeurs, la cultu­re, les usages sociaux et idéologiques propres à la structure du pouvoir transnational et à celle du pays qui a donné naissance et a maintenu ce pou­voir. Et voici que le colonialisme dont nous par­lions précédemment est bel et bien remis à l'or­dre du jour.

    Quand les peuples réagissent

    L'UNESCO semble constituer un garant de ce système de domination, peut-être sans le vouloir. Cet organisme défend l'idée que la paix provient de la compréhension mutuelle. Il a également établi que la paix doit reposer sur la solidarité intellectuelle et morale entre les peuples qui constituent l'humanité, grâce à l'existence de moyens d'information et de diffusion culturelle. Voilà un objectif qui s'avère impossible à réaliser puisque jamais l'information n'a entraîné la solidarité, contrairement à la communication. Qui plus est, l'information favorise l'homogénéisation du monde. Mais malgré l'UNESCO, nous l'avons dit, de nombreux peuples ont réagi courageusement et se sont éle­vés face à la colonisation culturelle du free flow, au point de réussir à mettre ce principe en ques­tion, lui qui n'est déjà plus qu'un mythe pour la modernité ! Certains pays en voie de développe­ment ont réagi lors de la Conférence d'Helsinki et lors du Symposium de Tunis en 1976 : on y a dénoncé les transnationales en les présentant comme une menace pour la paix et l'indépendance sociale et politique ; on y deman­dait que soit mis un terme à la pénétration idéo­logique de l'impérialisme. La Conférence de New Delhi (1976) mérite également d'être citée. Les participants s'étaient mis d'accord pour sou­tenir une idée déjà esquissée à Tunis et tout-à-fait comparable à l'esprit japonais contemporain : il est possible de rester fidèle à ses propres tradi­tions et de vivre dans la modernité, imposée de l'extérieur, tout en la dépassant et en la vain­quant avec ses propres armes. De cette réunion de New Delhi a jailli l'idée de constituer un “pool” [pôle] d'Agences d'informations des non-ali­gnés, prétendant rivaliser avec les transnationales occidentales. Le point d'orgue de cette Conférence fut sans nul doute le discours que prononça Indira Gandhi. Ses paroles, sur lesquelles nous concluons cet article, expliquent le problème et, en même temps, expriment une révolte :

    « En dépit de leur souveraineté politique, la majeure partie de nos pays, sortis d'un passé colonial ou semi-colonial, conserve toujours des liens économiques et culturels inégaux avec nos anciens colonisateurs. Ils sont toujours la source principale de nos équipements industriels. La langue européenne, dans laquelle nous nous ex­primons, devient un élément de conditionnement. L'inadéquation des équipements éducatifs indigènes nous rendent dépendants des pays dominants, au niveau universitaire spécialement. Nous gobons leurs préjugés. L'idée que nous nous faisons de nous-mêmes, sans parler de celles que nous avons d'autres pays, tend à se conformer aux leurs » (Cit. par López-Escobar, op. cit., p. 321) .

    Voilà qui doit nous inviter à réfléchir.

    Isidro Juan Palacios, Orientations n°13, 1991.

    (texte tiré de feu la revue madrilène Punto y Coma)

     

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    Culture médiatique

    CommunicationÀ en croire l'intuition du philosophe danois — sans doute le plus grand d'entre eux, Søren Kierkegaard (1813-1855), pasteur protestant contre sa religion, le protestantisme, père de la philosophie existentia­liste —, la culture médiatique trouverait sa source en Luther : « Oh, Luther, combien énorme est ta respon­sabilité ! Car plus j'y songe, plus j'entrevois que si tu as entrepris d'abattre le Pape… c'est pour introniser le Public. Tu as enseigné aux hommes à vaincre par la force du nombre » (Journal intime, 1854).

    Un des ingrédients de la culture médiatique est le public comme masse de consommateurs. Les peuples deviennent des marchés solvables. Et, à coup sûr, la valeur d'un programme télévisuel est proportion­nelle aux indices d'écoute. Nous entendons par “culture médiatique” l'ensemble des manifestations émises par les mass media qui tendent à fondre en un même amalgame uniforme le message émis et l'homme qui le reçoit.

    Réduction de l'homme à un rôle de consommateur

    CommunicationLa culture médiatique est une culture d'interposition entre l'homme et les choses. Mais à vrai dire, c'est en matière de culture au vide intersidéral qu'elle correspond. Car la culture est essentiellement l'activité de l'homme cultivant son propre être, son humanitas. Et c'est ce devenir humain qui est, sans plus, la racine ultime de la culture. D'où cette contradictio in terminis lorsqu'il est fait mention de cette sorte d'entité mi-chair mi-poisson qu'est la culture médiatique.

    Par rapport à celle-ci, l'homme en est réduit purement et simplement à un consommateur : en tant que lec­teur, auditeur ou téléspectateur. Les messages médiatiques sont indifférents aux individualités aux­quelles ils s'adressent ; maigre exutoire, celui proposé par certains journaux dans le “courrier des lec­teurs”. Tous ces messages sont uniquement conçus en fonction d'un accroissement escompté de la consommation des produits dont la publicité soutient économiquement les mass media. Publicité et con­sommation, telles sont les finalités auxquelles l'être humain est confronté, dans ce qui pourrait être quali­fié de “cercle herméneutique de production de sens”.

    De pas son exaltation paroxystique du public, la culture médiatique est l'expression la plus achevée de la modernité; elle gave un public anesthésié d'images télévisées à travers cette immense vitrine que consti­tuent les innombrables écrans de télévision. L'existence en est réduite au niveau de celle des stocks de marchandises, si sagement alignés, par la publicité qui ne connaît d'autre vocation que de vendre : et en l’occurrence, de tout vendre. Le sens ultime de l'existence est compris dans ce tout.

    Domaine privé réduit à zéro

    La société opulente, celle de l'ostentation, des shoppings, a réduit la domaine du privé au dégré zéro : de­puis la mise à nu de l'inconscient par Freud jusqu'aux dernières manipulations génétiques, depuis les bombardements défoliants sur la forêt amazonienne jusqu'aux cartes de crédit qui rendent impossible l'intimité des dépenses, depuis les édifices en verre jusqu'aux vêtements transparents.

    Toute vie privée, comprise comme domaine d'expression de la singularité et de l'unique, ayant été ba­layée par le message homogénéisant de la culture médiatique, la voie est largement ouverte à l'anéantissement des identités des hommes et des peuples, pour en arriver au règne du blue jeans et du light, adoptés par un homme moderne qui n'est plus que pure apparence d'humanité.

    Apparences dans le vêtement, dans le langage, par un baby talk monosyllabique qui permet de paraître plus rude, par la démarche, en se balançant pour paraître plus méchant, par l'allure, en affichant une barbe de quelques jours pour faire “bonne impression”. Mais, bien sûr, paraître ne suffit pas : l'essentiel est d'apparaître. Il faut se montrer en public. Le leitmotiv sera d'attirer l'attention par un aspect de “transgresseur light”. Avec des vêtements paraissant défaits et vieillis mais de bonnes marques. Avec des cheveux à l'indienne mais soigneusement couverts de gel. Avec un mouchoir qui pend un peu à la fa­çon tzigane mais en soie italienne. Est-il malaisé d'ironiser sur l'intensité des soucis que de tels trans­gresseurs peuvent causer aux tenants du pouvoir en place ? La dissidence pourrait-elle être plus finement domestiquée ?

    Tel est l'empire des choses et, pour ainsi dire, des entités, qui, n'obéissant qu'à la loi de leur inertie, écra­sant l'être humain et donnent ainsi le ton de cette fin de millénaire. Ainsi donc, être signifie avoir. Et cela va jusqu'à acheter des choses dans le seul but de les posséder, indépendamment de l'usage qui peut en être fait. Le zapping, succession d'images tronquées, devient une attitude générale face à la vie. L'image, apparence de la réalité, s'est imposée en lieu et place des concepts véhiculés jadis. Ne voyons-nous pas la part des photos s'accroître dans la presse, les textes se faisant au contraire de moins en moins denses.

    Les voyages de masse, le pèlerinage des touristes qui voudraient être partout mais qui en définitive ne se dirigent nulle part, nous montrent l'homme moderne sous son jour le plus authentique : un voyeur qui veut tout regarder, même s'il a du mal à voir. Car pour voir il faut posséder une vision préalable de l'objet re­cherché. Connaissance pré-conceptuelle. Le regard qui voit est celui qui s'insère dans une totalité de sens. Platon affirmait : « La meilleure preuve qu'une nature soit douée ou non de sagesse, c'est la capa­cité que seul le sage possède, d'avoir une vision d'ensemble » (République,  537a, 10-15).

    Minimalisme, pensée faible, hédonisme

    CommunicationOr, c'est à une succession ininterrompue d'images tronquées et sans aucun sens que se livre l'homme médiatique. Lorsque celui-ci se spécialise en quelque chose, c'est dans l'art que nous pourrions qualifier de “minimalisme”. Le profil de l'homme médiatique est light, sa pensée est faible, privée de convictions. Seul savoir en mesure de l'intéresser : celui de savoir ce qui se passe ; il ne songe à poursuivre nulle in­vestigation personnelle ni a fortiori nul changement en quoi que ce soit. Moralement, il ne parvient même pas à être un hédoniste : il ne cherche pas le plaisir, il ne fait qu'être permissif. De cette permissivité il glisse vers un scepticisme et une indifférence généralisée envers toute vérité. L'interminable tolérance qui l'anime en toutes circonstances est le berceau douillet de son relativisme et de son atomisme social.

    Ces jours-ci (15 déc. 1994), le projet de “télévision interactive” a connu une première phase d'accomplissement. Le firme nord-américaine Time Warner a installé dans 5 foyers de la ville d'Orlando un ordinateur, une télévision et une imprimante grâce auxquels les usagers visionneront des films choisis parmi une cinquantaine, commanderont leurs courses dans plusieurs magasins de la ville, dialogueront avec leurs voisins, utiliseront le service de coursiers et liront sur écran les nouvelles locales du journal Orlando Sentinel.

    Tout indique que désormais la télévision, la vidéo, le téléphone, le courrier, l'informatique et beaucoup d'autres éléments s'intègreront dans une autoroute informatique dont le vecteur sera la fibre optique. L'interactivité intégrera l'homme en tant que simple apparence, son image parlant à sa place tandis que l'homme en chair et en os en sera réduit à taper sur le clavier de son terminal.

    Démeubler les âmes, désirs préfabriqués, illusion de liberté

    Autrefois, avant même que n'apparaisse la télévision, Leopoldo Marechal affirma : « Bien rares sont ceux aujourd'hui qui ne reconnaissent et ne vénèrent la radiotéléphonie, un des miracles de la science qui a le plus contribué à exalter la foi en un avenir plein d'artifices admirables, qui, en meublant leurs maisons et en démeublant leurs âmes, permettra aux humains d'atteindre le règne d'une béatitude débarrassée de tout casse-têtes ».

    Meubler leurs maisons de divers appareils électro-domestiques et démeubler leurs âmes : l'homme perd la capacité d'instaurer des valeurs, construire un monde lorsque seuls des désirs préfabriqués l'anime. Sa liberté n'est plus qu'une illusion. Son pouvoir est celui que les mass media lui offrent. Le développement des communications nous a fait passer de l'ère atomique à l'ère satellitaire ou informatique ; le sens natu­rel du monde, comme lieu pour habiter, est annulé : le monde devient un écran où la virtualité supplante la réalité.

    L'accès instantané à l'informatisation, la planétarisation des produits choisis par les mass media incitent l'homme dérivé de la culture médiatique à croire que ce qui apparaît est réel. L'éloignement de l'homme envers lui-même ne connaît dès lors plus de frontière. Dans les sociétés dépendantes comme sont les nôtres, en ce cône méridional du continent américain, l'aliénation médiatique atteint des niveaux invrai­semblables. La boîte à assommer, autrement dit la télévision, s'adresse à une population dont 40% survi­vent dans la pauvreté absolue pour proposer une vision totalement mercantile du monde. Notons que 85% de cette même population possède un téléviseur.

    Virtualité et apparence

    Serait-ce par hasard, à cause précisément de cette masse d'hommes et de femmes constamment mena­cés de noyade par les flots déchaînés de la misère, et qui parviennent de temps à autre à émerger pour assister au spectacle de la société de consommation, que nos technocrates de service appellent nos sociétés du doux euphémisme d'“émergentes” ? Songeons aux 15.000 Mexicains qui tous les ans meurent de diarrhée dans la région de Chiapas. Qu'en est-il de ceux qui périssent, en dehors de toute statistique, en Bolivie, au Pérou, au Paraguay et au Brésil, emportés par le choléra ?

    Ce sont des millions de personnes qui vivent le nez collé à l'écran, voyant, désirant, rêvant un monde au­quel ils n'auront jamais accès, et qui pour eux existe réellement, alors que, pour notre part, nous savons qu'il n'est que virtualité et apparence.

    À l'adage hégélien, selon lequel tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel, nous pouvons rétorquer désormais que tout ce qui est apparent est réel et que tout ce qui est réel est apparent. L'illusion rationaliste a véritablement été éventrée par la mystification, plus puissante et plus radicale, qu'est la culture médiatique. L'homme conditionné par celle-ci, après avoir pris l'image pour une réalité, en finira par jeter sur sa réalité environnante un regard lourd de scepticisme  : car sa réalité finit par être moins réelle à ses yeux que les images télévisées. De ce fait, il marquera son renoncement face à l'entreprise médiatique de déculturation et de colonisation culturelle. L'homme abandonne sa capacité d'être soi-même en perdant son appartenance, son enracinement, ses valeurs, son langage.

    L'homme médiatisé ne médiatisera rien qui lui soit propre ; au contraire, il est l'objet de cette médiatisation qui accapare son être. Combien de fois n'entendons-nous pas affirmer innocemment : « Je ne peux vivre sans la télévision, la radio, le walkman, le journal, etc. ». L'homme secrété par la culture médiatique réali­sera les travaux les plus abrutissants, les plus aliénants, comme si la réalité dans laquelle il baigne ne fût telle ; la réalité s'efface et il n'a de cesse de s'identifier au message que les mass media lui envoient sans discontinuer. Deux exemples extrêmes illustrent cette dialectique. Nous trouvons le premier dans les transports en commun, à Buenos Aires, avec les colectiveros : faune si commune et quotidienne, dont la réalité s'écarte notablement de celles des passagers et dont le souci n'est pas de prendre soin de cette clientèle mais bien d'accomplir leur mission au rythme des messages que les radios, tournées à plein vo­lume, leur divulguent : telle est la réalité illusoire dans laquelle ils se plongent. À l'autre extrême se trou­vent les yuppies de la Bourse, engloutis dans la masse des données que leur vomissent leurs ordina­teurs, contemplant les va-et-vient de leur fortune. La transaction financière est douée d'une vélocité bien supérieure à celle de l'opération commerciale, d'où une “mobilité électronique”, ainsi dénommée par l'économiste Marcelo Lascano, qui permet au spéculateur de réaliser plusieurs transactions financières, totalement fictives, sur une opération commerciale réelle. Couronnées de succès, de telles transactions transforment le yuppie en un millionnaire virtuel, fermé certes à toute considération quant à la virtualité de sa richesse. Son contact avec la réalité, à travers les revers de fortune occasionnels, le remplira de per­plexité.

    Dire "non"  

    CommunicationCe chemin est-il sans retour ? Existe-i-il une sortie ? Il se trouve des sociologues, des anthropologues, des intellectuels, qui se fondent sur un volontarisme optimiste pour parier que notre société et nos peuples d'Amérique latine ont suffisamment de forces inconscientes pour rejeter les valeurs de la contre-culture imposée par les mass media. Nous voyons, pour notre part, une possibilité de sortie non pas dans un appel romantique adressé au Volksgeist  mais en une prise de conscience qui nous permet, face aux mass media et à leurs techniques, leur toute-puissance, de dire : NON. Mais NON peut se dire de plusieurs façons. L'une de ces façons consiste à clôturer toute possibilité de contact. Il faut éteindre la télévision a conseillé Jean-Paul II l'année passée. L'autre de ces façons, tournée vers le discours heideggerien, est de dire “NON et OUI” aux objets techniques. Avoir la capacité de nous en emparer dans la seule mesure de leur utilité. L'utile étant ce que détermine l'être.

    Il s'agit d'une désaffection, un détachement envers les choses, envers la technique comme déesse sal­vatrice, envers la consommation. Ce qui conduit nécessairement à une conduite austère. Heidegger ca­ractérise cette attitude par l'antique vocable germanique Gelassenheit, sérénité. Ainsi affirmait-il, « la sé­rénité envers les choses et l'ouverture aux mystères nous ouvrent la perspective d'un nouvel enracine­ment ». Les philosophes grecs dénommaient phroneseos cette sorte d'hommes, ce qui, par la suite, a été mal traduits par “prudents” [sur le modèle de l'équivalent latin prudentia]. Nous préférons traduire, comme le philosophe italien Giorgio Colli (1917-1978), par “savants”. Mais “savant” au sens véritablement, profondément, étymologique, dérivé de sapio, qui signifie “saveur” (et non au sens donné par le terme hellénique sophos). N'est pas sage celui ayant englobé de vastes quantités de données encyclopédiques, à la façon des érudits, mais celui capable de prendre son temps pour goûter la vie.

    Nous voyons ainsi comment la dialectique médiatique, apparemment sans retour, peut être dépassée par la science de se donner le temps nécessaire à donner à chaque chose sa place.

    ► Prof. Alberto Buela, Nouvelles de Synergies Européennes n°16, 1995.

     (article tiré de Disenso, n°4, 1995)

     

    barre animée

     

    Les États d'ancienne mouture ne contrôlent plus les flux de communication !

    ○ Entretien avec le Prof. Claudio Risé

    « Les hommes politiques italiens qui regardent vers l'avenir et constatent qu'inéluctablement une entité padanienne verra tôt au tard le jour enragent ou se désespèrent. Cette rage et ce désespoir sont pourtant en contradiction avec le sacro-saint droit à l'auto-détermination des peuples et avec l'Histoire, avec un “H” majuscule. Parce que le processus historique actuellement en cours depuis la chute du Mur de Berlin indique clairement que la survie des vieux États nationaux ne peut plus constituer un dogme. Nous nous trouvons aujourd'hui face à une affir­mation globale des différences et des identités ethniques et culturelles qui se développent dans le monde entier. La myopie des politiciens romains les place en dehors de l'histoire ». L'homme qui prononce devant moi ces paroles fortes n'est pas un militant de la Ligue lombarde de Bossi mais un universitaire tranquille qui vit au Sud-Tyrol et à Milan et enseigne à l'Université de Trieste une matière complexe que l'on nomme la “polémologie”, soit l'étude des guerres et surtout des guerres menées à l'époque dite “postmoderne” (de 1945 à nos jours).

    Le Professeur Claudio Risé est aussi psychanalyste et auteur de nombreux livres nous permet­tant de méditer sur le destin et le passé des cultures traditionnelles et identitaires. Parmi ces ouvrages : Psicanalisi della guerre (Red Edizioni) et Misteri, guerra e trasformazione (Società Editrice Barbarossa).

    ◊ Professeur Risé, qu'entendez-vous par “guerre postmoderne” ?

    Si nous entendons par “moderne” l'époque qui a commencé par les révolutions bour­geoises de la fin du XVIIIe, qui se basaient sur les thèses de l'idéologie des Lumières et ont constitué l'origine à leurs avatars : le libéralisme, le marxisme et le fascisme, nous pourrions dé­finir la “postmodernité” comme l'ère de la crise de ces sociétés, crise commencée immédiate­ment après la seconde guerre mondiale qui a atteint son maximum d'acuité après l'effondre­ment de l'empire communiste à l'Est. Nous noterons, dans cette optique, que la ma­jeure partie des conflits qui ont éclaté au cours des 50 dernières années a été déclen­ché au nom de principes considérés à tort comme “dépassés” par les mentalités matérialistes et illuministes : ces principes sont les droit à l'auto-détermination, la défense d'un territoire spéci­fique, la dé­fense existentielle de sa propre nation, que l'on perçoit comme l'expression inalié­nable d'une culture, de facteurs raciaux, de traditions, d'un héritage historique et non plus sim­plement comme un ordre juridique sec et codifié. Les guerres du XIXe siècle et les deux conflits mondiaux de notre siècle n'étaient pas du tout liés à de tels sentiments, à l'exception notable du monde germanique où l'on conservait intacte la notion d'une “Kultur” (c'est-à-dire l'essence des mythes fondant une communauté populaire) que l'on opposait volontiers à la “Zivilisation” (la dimension exclusivement matérielle et technique de l'écoumène humain, di­mension que détestait Spengler).

    ◊ Aujourd'hui, nous assistons effectivement à un réveil des ethnies, que les médias et le monde politique italiens minimisent, ridiculisent ou tentent de criminaliser, notamment quand il s'agit de l'idée de “Padanie”. Ce comporte­ment ne se repère pas avec la même intentisé ailleurs…

    Telle est bien la question. Un État historiquement fort comme la Grande-Bretagne vient à son tour de reconnaître le Pays de Galles comme un État national (potentiel) et révise ses positions dans l'épineuse question irlandaise. Une vieille nation digne comme l'Espagne parle désormais d'autonomie et l'applique comme en Catalogne. En revanche, chez nous, les journaux italiens sont les seuls dans tout le monde civil à refuser de reconnaître comme un fait politique pertinent, de grande portée historique, l'émergence d'une entité padanienne. D'autre part, il faut souligner que les politiciens italiens ignorent les tenants et les aboutissants de cette ques­tion, car ils ne connaissent pas (ou feignent de ne pas connaître) la nature du problème. L'Italie étouffe dans le magma énorme de la bureaucratie étatique, dont le personnel est littéralement terrorisé à l'idée de perdre son travail. L'aversion à l'égard de l'idée padanienne chez beaucoup de fonctionnaires de l'État et de politiciens est ridicule, au-delà même de toute rhétorique de circonstance : elle est principalement motivée par leur instinct de survie, par le désir de maintenir des privilèges acquis. Le régime italien doit retrouver le calme en jettant un œil sur les chiffres réels et non seulement sur les chiffres de propagande : depuis la fin de la guerre jusqu'à au­jourd'hui, le nombre des États est passé d'une quarantaine à près de 200. Faire sem­blant de ne pas voir cette évidence, c'est de la sottise sinon de l'aveuglement.

    ◊ Comment expliquez-vous que, dans une époque essentiellement marquée par le globalisme économique, ce sont justement ces tendances identitaires qui soient en pleine expansion et que l'on redécouvre ses racines ethniques ?

    Le globalisme des marchés s'accompagne d'une informatisation globale : là réside, à mes yeux, la grande innovation positive. Grâce aux réseaux d'internet, par ex., des modèles culturels différents et des mouvements ethniques se diffusent et peuvent s'affronter entre eux chaque jour 24 heures sur 24 : c'est là un phénomène sans précédent. L'ouverture sur Internet a ôté aux États le pouvoir de contrôler la communication de masse. Paradoxalement, nous nous apercevons que le globalisme aide formidablement les revendica­tions ethniques des peuples.

    ◊ Alors, Francis Fukuyama et les partisans du mondialisme, qui proclamaient qu'ils allaient mettre un terme à l'histoire et transformer la planète en un ag­glomérat d'individus sans racines se sont trompés dans leurs calculs ?

    La théorie de Fukuyama a déjà été démentie depuis un certain temps, même s'il ne veut pas l'admettre. Les effets néfastes de la mondialisation sont déjà là, bien concrets, il suffit de garder les yeux ouverts. À leur grande stupeur, les potentats américains ont dû constater que les communautés redécouvraient peu à peu leurs cultures, leurs musiques, leurs littératures. Les forces traditionnelles sont revenues dans le circuit après l'hibernation due au bipolarisme USA/URSS (qui, par ailleurs, était un faux bipolarisme, vu les accords plus ou moins secrets entre les deux superpuissances). Ainsi, les marchés internationaux sont “relus” par les peuples spécifiques : ceux-ci acceptent de rentrer sur ces marchés, mais en n'abandonnant pas leurs ca­ractéristiques particulières et sans s'aligner sur une idéologie exclusivement économiciste. En effet, nous devons être bien attentifs à ne pas confondre le mondialisme homologuant, ennemi des racines des peuples, et le globalisme des échanges. Ce dernier, je le répète, est l'“ami” de l'idéal d'auto-détermination.

    ◊ Selon vous, Prof. Risé, l'entité padanienne en Italie du Nord finira pas s'imposer, puisque l'histoire va dans cette direction. Naîtra-t-elle pacifique­ment ou y a-t-il des risques de tensions entre centralistes et indépendan­tistes, comme semble le prévoir le Prof. Miglio ?

    Je ne suis pas en mesure de prédire l'avenir dans une boule de cristal, mais j'entrevois tout de même un grand danger pour l'Italie : sa faiblesse… Un individu qui possède un “moi” fort se montre plus tolérant que celui que ne possède qu'un “moi” faible. Si l'on reporte le “moi” indivi­duel sur celui de l'État, le résultat est identique. On sait comment est née l'Italie (l'État italien) : sous l'impulsion d'un complot anglo-français, car la France comme l'Angleterre sont les enne­mies jurées de l'institution impériale (le Saint-Empire) et des puissances centre-européennes. Mais le résultat de ces manigances franco-britanniques a été un État faible qui ne manifeste au­cun respect pour les cultures vivantes et réelles à l'intérieur de ses frontières. L'identité des peuples de Padanie et des régions alpines est historiquement liée à la culture du vénérable Saint-Empire romain d'une part, et aux racines celtiques et lombardes, d'autre part. Les cul­tures, les sociétés, les communautés charnelles et réelles de ces régions padaniennes et al­pines ont entre elles des rapports féconds et profonds tandis que l'État italien est né au départ de principes tout-à-fait opposés voire antagonistes à ceux que la romanité antique, solaire et respectueuse de toutes les composantes de son Empire. La Rome antique n'a rien à voir avec la Rome actuelle. Valentin Moroz avait raison d'écrire, après sa condamnation en ex-URSS pour ses activités en faveur du nationalisme ukrainien : « Une nation ne peut exister que s'il y a des hommes prêts à mourir pour elle. Je sais que tous les hommes sont égaux. Ma raison me le dit. Mais en même temps, je sais que ma nation est unique… Mon cœur me le dit ». Il me semble que de tels sentiments sont très éloignés de l'état d'esprit qui règne en Italie aujourd'hui.

    (propos recueillis par Gianluca Savoini, pour le quotidien La Padania, 6 juin 1997)

    Nouvelles de Synergies Européennes n°30/31, 1997.

     

    Communication

     

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      pièces-jointes :

     

    Vers la médiatisation totale     

    [Ci-dessous : couverture de la revue NE n°39 (1982) montrant un homme assis à une terrasse devant Beauboug, hypermarché de la culture de masse, écoutant de manière isolée son “walkman” face à la foule des badauds. « Il n'y a plus de miroir ou de glace dans l'ordre moderne, où l'homme soit affronté à son image pour le meilleur ou pour le pire, il n'y a plus que de la vitrine — lieu géométrique de la consommation, où l'individu ne se réfléchit plus lui-même, mais s'absorbe dans la contemplation des objets/signes multipliés » (Jean Baudrillard). La surcharge d'informations, l'égalitarisme ambiant, l'équivalence radicale des signes, renforcent un sentiment général de solitude et d'incommunicabilité. « Nous vivons à l'abri des signes et dans la dénégation du réel »]

    ne39_c10.jpgOrganiquement dépourvu lorsqu'il paraît au monde, l'homme ne doit sa survie qu'à un certain nombre d'“outils culturels” qui l'aident à prendre progressivement possession de son environnement. Le propre de notre espèce est en effet un développement physiologique retardé et une juvénilité persistante (néoténie) : toute son existence l'homme demeure malléable, et ses instincts organiquement déprogrammés nécessitent d'autres “programmes”, ceux constitués par la culture et les institutions. Celles-ci médiatisent nos rapports avec le monde. Comme l'a établi le sociologue allemand Arnold Gehlen, l'homme se pose face au milieu comme un être d'action, un transformateur, que sa nature amène toujours à prendre position, soit pour survivre, soit pour modifier son environnement. La culture fournit les “outils” nécessaires à cette médiation entre l'homme et le monde. Ces outils sont des relais du corps et du cerveau, mais fonctionnent aussi comme grilles interprétatives du milieu naturel. On peut les qualifier de médias — de médium, “intermédiaire”. (Nous emploierons ici le terme de “médias” dans un souci de simplification lexicale).

    Les outils, les machines, les rites religieux, etc., ont tous pour fonction de s'entremettre entre l'homme et le monde. Ce sont des médias. Chaque culture possède ses médias, c'est-à-dire ses systèmes médiatisés de représentation et d'interprétation du monde, destinés à lui donner un sens et à le rendre acceptable. Et c'est bien parce que les peuples sont différents que leurs médias le sont également. Chaque peuple perçoit et vit son monde selon son propre psychisme. Les médias forment donc une trame essentielle des traditions de chaque culture, que les générations successives modifient, adaptent et enrichissent. Trame qui devient une “seconde nature”, car nous ne pouvons nous passer de notre système de médiatisation. Par les médias, les groupes humains apprivoisent le monde, mais surtout lui donnent du sens. Pour Robert Ardrey, nous sommes entièrement dépendants de nos médias culturels :

    « Nous adoptons et nous inventons un perfectionnement culturel pour aider à notre survie, mais par un processus de rétroaction, nous perdons la capacité naturelle de faire face à la même situation. Ainsi en arrivons-nous à dépendre complètement de l'acquisition culturelle pour survivre » (Et la chasse créa l'homme, Stock, 1977).

    Les médias nous modifient autant que nous modifions le milieu. Ainsi que le souligne Arnold Gehlen, lorsque notre expérimentation et notre perception médiatisées du milieu subissent une évolution, notre rapport au monde se transforme physiologiquement : nous “changeons de peau”. Les médias remplissent donc deux fonctions majeures : une fonction symbolique de représentation et une fonction “technique” d'action. La fonction symbolique sert à nous renvoyer du monde une image adéquate à nos besoins à travers les rites religieux, les arts, les spectacles divers, etc. : les médias s'interposent entre l'homme et son milieu brut pour lui en donner une image. La fonction technique concerne tous les “outils” qui prolongent notre corps et notre cerveau dans leur action sur le monde. Les médias appartenant à cette catégorie, que nous appellerons média-objets, par opposition aux média-images ou aux médias de représentation, font progressivement partie de notre physiologie : le véhicule, l'habitation, l'outil, etc.

    Notre époque a multiplié dans des proportions considérables les média-objets et les média-images, mais surtout elle a créé des médias hybrides objets/images. C'est le cas notamment de la télévision, qui s'instaure à la fois comme média-image et comme média-objet. Or, tout média modifie notre perception du monde et toute introduction d'un nouveau système de médias transforme les rapports physiologiques d'une civilisation au monde. C'est ce que souligne Jean Baudrillard dans La société de consommation (Gallimard, 1970) :

    « Grossièrement, le message du chemin de fer, ce n'est pas le charbon ou les voyageurs qu'il transporte, c'est une vision du monde, un nouveau statut des agglomérations, etc. Le message de la TV, ce ne sont pas les images qu'elle transmet, ce sont les modes nouveaux de relation et de perception qu'elle impose, le changement des structures traditionnelles de la famille et du groupe. Plus loin encore, dans le cas de la TV et des mass-media modernes, ce qui est perçu, assimilé, “consommé”, c'est moins le spectacle que la virtualité de tous les spectacles. La vérité des médias de masse est donc celle-ci : ils ont pour fonction de neutraliser le caractère vécu, unique, événementiel du monde, pour substituer un univers multiple de médias homogènes les uns aux autres en tant que tels, se signifiant l'un l'autre et renvoyant les uns aux autres. À la limite, ils deviennent le contenu réciproque les uns des autres — et c'est là le “message” totalitaire, d'une société de consommation » (p. 189).

    Pour prendre un autre exemple, donné par Konrad Lorenz, l'automobile peut avoir à long terme un effet d'atrophie sur nos organes de déplacement, comme d'ailleurs tous les média-objets tendant à déshabituer de l'effort physique. L'automobile transfigure, en le raccourcissant, notre espace vécu ; elle le rapetisse et le linéarise. Notre ancestral rapport territorial à l'environnement est métamorphosé ; notre perception physique de l'étendue et du déplacement change radicalement de nature. Le cerveau en prend acte et répercute ces modifications sur le comportement organique. Les temps modernes n'ont pas innové en la matière : les nouveaux systèmes de médiations ont toujours eu des effets transformateurs sur l'organisme et le psychisme. Ce qui a changé, c'est la rapidité (une génération) et la puissance quantitative des transformations organiques qui frappent d'un coup toutes les cultures.

    Notre époque se caractérise également par la multiplication des types de médiation. Les média-objets et les média-images se sont multipliés et, de ce fait, notre perception globale du réel éclate et perd sa cohérence. Chaque média, en effet, en s'interposant entre le réel brut et l'individu (ou le groupe) provoque un effet de distanciation. Or, cet effet varie selon les époques et les types de médias. La nature de la médiatisation change elle-même au fur et à mesure que se transforme le média. Le livre, au XVIIe siècle, ne provoquait pas le même type de rapport au monde, dans sa fonction et ses conséquences, que le livre aujourd'hui. Le cinéma des années trente, celui de l'Inde actuelle, celui de l'Occident, révèlent trois types de médiatisation différents. La télévision n'a pas le même effet de distanciation que la chaîne stéréo. Bref, chaque média (objet ou image) produit son propre univers de relation avec le monde.

    des expériences de seconde main

    Jusqu'à une date récente, les médias n'englobaient pas tout le champ de l'expérience humaine, et c'était une bonne chose : nous avons en effet physiquement besoin de rester en prise directe avec les rythmes naturels. Il y a seulement 50 ans, il subsistait encore des tranches d'existence non médiatisées, où la sexualité, la mort, le froid, la peur ou la joie s'éprouvaient de manière directe. Seule intervenait une médiatisation symbolique, par les rites religieux notamment, qui faisait “revivre” ces événements “bruts” et tentait de changer leurs signifiants. Notre époque, elle, se caractérise par la création d'un véritable milieu médian. Constitué par l'ensemble des médias-images et objets, ce “milieu médian” est devenu global : il s'interpose totalement entre le vécu et le réel, laissant de moins en moins de place à la perception directe de l'existence.

    Deux remarques toutefois s'imposent. En premier lieu, il ne servirait à rien de critiquer cette médiatisation globale en elle-même, car cela reviendrait à s'en prendre au fait même de la technique moderne, ce qui n'est pas dans notre intention. La massification et la domestication que produisent les médias constituent plutôt de notre point de vue des défis, notre critique portant seulement sur le fait que ces défis ne sont pas relevés, que les conséquences négatives des médias ne sont pas compensées, notamment parce que les idéologies dominantes de la société marchande s'y opposent. Deuxième remarque, conceptuelle celle-là : il est entendu que le terme popularisé par Marshall McLuhan de mass-media ne s'applique qu'aux médias de communication et de représentation. Pour notre part, nous qualifierons aussi de média l'environnement technique lorsque celui-ci constitue un filtre entre le monde et l'existence vécue.

    Le développement fabuleux — et inquiétant — de la médiatisation se caractérise par sa globalité : nous sommes médiatisés en tout, partout et pour tout. Le déplacement, l'acte social, le regard porté sur le monde, passent par la grille des médias. Souvent, les médias se “médiatisent” eux-mêmes : plus d'accès direct aux machines, mais médiation d'une télécommande ; plus de contact avec le poste de télévision, mais programmation à distance par micro-ondes, etc. Cette médiatisation massive accentue la distance qui nous sépare de la “nature”, mais nous éloigne aussi de notre corps et, avec l'informatique, de notre cerveau. Sans y prendre garde, nous nous rapprochons d'un monde semblable à celui qu'a décrit François Truffaut dans Farenheit 451, où, à la suite de Bradbury, il évoque des « hommes-troncs » abîmés dans la contemplation animale d'un mur d'images qui leur tient lieu de tout. On peut d'ailleurs estimer déjà que les individus nés dans une ambiance hyper-médiatisée (environnnementale et audio-visuelle) sont des infirmes réceptifs, équipés pour “survivre” de béquilles technologiques.

    La distanciation du réel provoquée par le milieu médian fait perdre au monde son caractère de densité vivante. La campagne survolée à 10.000 mètres ou perçue par les vitres d'une auto filant sur l'autoroute n'est plus qu'une “idée”, qu'une abstraction de campagne. C'est la société tout entière et, avec elle, le vécu existentiel et social, qui sont, au sens propre, “télévisés”, regardés de loin et spectacularisés par les avions, les autos, les télévisions, etc.

    À la suite d'Arnold Gehlen, il faut reconnaître que l'hyper-médiatisation ne laisse plus subsister de la vie que des expériences de seconde main. L'éprouvé vital de la mort, du combat, des sensations organiques, des rythmes biologiques, est aseptisé et médiatisé par le cinéma, le milieu médian et tout l'appareillage technologique. Les expérimentations directes sont atténuées et supprimées ou bien, ce qui est encore pire, elles sont reconstituées ; le film ou la presse nous fournissent des trompe-l'œil d'événements que nous ne vivons plus : la sexualité revue et corrigée par l'érotisme sur papier glacé, l'historicité par les revues d'histoire, la guerre et le combat par le cinéma, la passion affective par le roman, etc. Or, sans expérimentation directe, l'homme ne s'auto-construit plus. Il tombe en état de dépendance physiologique. C'est bien à tort que les sociétés occidentales, hyper-médiatisées, se croient matures. Elles ne prennent pas conscience de leur extraordinaire fragilité physiologique, fragilité qui les laisserait sans ressources si les techniques de médiatisation venaient soudain à faire défaut.

    Ce qui caractérisait les époques précédentes n'était pas, comme le sous-entend Arnold Gehlen, la régularité des expériences de première main (on entend par “expérience de première main” celle qui est vécue directement, et par “expérience de seconde main”, celle vécue à travers un ou plusieurs médias), car des expériences vitales comme la mort des proches, la souffrance, etc., étaient aussi médiatisées. Mais elles l'étaient de manière symbolique, par les rites religieux et les discours sociaux. Les expériences vitales étaient symboliquement médiatisées, mais physiquement vécues, ce qui correspond très exactement à la fonction d'un système culturel : rendre la vie signifiante sans l'évacuer, afin qu'elle soit positivement supportée. Aujourd'hui, c'est l'inverse : le milieu des médias ne se contente pas de transfigurer -symboliquement le vécu brut, il le supprime physiquement et s'y substitue. Là où l'éprouvé vital était symbolisé, physiquement vécu et supporté, il est désormais incomplètement symbolisé, quasiment évacué, donc non vécu, et surtout mal supporté. Ce qui en subsiste devient insupportable. Ce qui reste des expériences de combat, de mort, d'affliction, de crise collective, de pénibilité physique et psychique, même atténué et/ou reconstitué par les “signaux” techniques des médias modernes, heurte et traumatise le psychisme fragile de l'homme contemporain domestiqué.

    L'hyper-médiatisation tend aussi à aggraver la “perte de signification” de la vie que les individus éprouvent dans la société marchande. L'univers d'objets, de marchandises et de relations sociales éclatées qui constituent le lot de l'homme occidental, aboutit à vider de sens l'existence sociale et à ôter toute légitimation spirituelle à la société. L'extraordinaire disparité des formes de médiatisation et leur surabondance contribuent à renforcer ce phénomène. On a vu plus haut que chaque média produisait son propre rapport de relations au monde et de reconstruction du monde : immergé dans le milieu médian, l'individu change sans cesse de média, passant de la télévision à la cassette, de la machine-outil à l'automobile. À la télévision même, les thèmes se succèdent sans cohérence, ballotant en tout sens l'imagination du spectateur. Nous vivons de la sorte une succession disparate, syncopée, segmentaire, de rapports artificiels au monde. Comme l'indique Baudrillard : « Ce que véhicule le médium TV, c'est à travers son organisation technique l'idée (l'idéologie) d'un monde visualisable à merci, découpable à merci et lisible en images. Elle véhicule l'idéologie de la toute-puissance d'un système de lecture du monde devenu système de signes » (op. cit.) Or le signe n'est pas le sens. L'ère du signe, c'est celui du nons-sens, du non relié. C'est une apparence — et cette apparence est aussi totalitaire que vide. D'où un paradoxal détachement de ce “monde” que voudraient nous faire éprouver les médias ; d'où un isolement de l'individu au sein de ce monde, dont la perception, hyper-sollicitée, ne retient plus rien. Paradoxalement, cette société qui se caractérise par une homogénéisation des valeurs, cultive, à travers ses médias, l'hétérogénéité des signes : discontinuité des rapports artificiels au monde qui est à mettre en rapport avec la variabilité des types de vie et de mœurs. Les individus perdent alors tout point de repère dans leur système de représentation et d'action. Le monde se travestit de mille manières différentes selon les médias qu'ils utilisent, dans le plus grand désordre, et le réel devient pour eux une notion vide de sens. D'où le déclin des conceptions cohérentes du monde ; et aussi le déclin de la conscience, c'est-à-dire de l'exacte perception de soi-même dans le monde.

    L'hétérogénéité des médias vient à son tour renforcer un grave défaut de nos sociétés marchandes : l'instabilité des formes de vie. Nous sommes sans cesse appelés à changer de type de vie pour des raisons professionnelles, de niveau de revenu, d'évolution des mœurs, etc. Or, ces multiples micro-variations individuelles (qui contrastent avec la macro-stabilité du système social) superficialisent le vécu social et entravent la transmission des valeurs culturelles. Le kaléidoscope de fausses impressions — vitales ou imagées — que nous fournit le milieu médian contribue à nous déraciner un peu plus encore. Comment, par ex., s'enraciner dans une culture lorsque nous pouvons consommer — par le disque, le livre, l'audiovisuel, etc. — toutes les cultures du monde et recréer artificiellement une ambiance culturelle pseudo-américaine ?

    Autre inconvénient physiologique de l'hyper-médiatisation : ce que l'on pourrait appeler le “syndrome du spectateur”. Notre “société du spectacle”, dépourvue de conscience historique (dans le sens d'un destin à assumer, d'un projet à accomplir), compense l'inactivité profonde où elle plonge les existences individuelles (et surtout collectives) par l'agitation formelle, mais dépourvue de sens, de la civilisation techno-économique, fondée sur la surabondance des spectacles (revues, feuilletons, presse, télévisions, films, etc.). D'acteur culturel, l'individu devient spectateur passif d'un jeu dont il n'est plus partie prenante, et qui se passe “derrière la machine” (le studio de télévision, la salle de rédaction du magazine, etc.). D'où la résignation, l'inaptitude à l'action qui caractérise le psychisme des “spectateurs”, et particulièrement celui des générations récentes. Le subjectivisme prend des proportions d'autisme ; l'individu se croit, grâce à son système de médiatisation domestique, auto-suffisant et se coupe toujours davantage du monde vécu. Nous verrons d'ailleurs plus loin que cette atomisation des existences conduit à une massification sociale dont le système marchand a besoin pour survivre.

    Exemple extrême de repli sur soi : le walkman, dont la réclusion auditive volontaire à l'intérieur même du milieu ambiant traduit un besoin d'isolement et de “maternation” frustrée, une inaptitude profonde à la communication, précisément du fait de l'inflation des pseudo-communications. On peut déceler par cet exemple un effet tout à fait ambigu des média-images modernes : ils constituent une des causes de l'isolement individuel, mais ont pour fonction — et pour prétention — d'y apporter un remède. Facteurs d'atomisation sociale, ils se donnent comme un antidote à l'atomisation.

    Le système de médiatisation contemporain tend ainsi à affaiblir la résistance psychologique individuelle. L'individu — et, partant, la société — présente une inaptitude au réel qui devient pathologique. Plutôt que d'affronter les difficultés, on vit désormais tout événement qui sort de l'ordinaire et qui, par malheur, a échappé à la médiatisation, comme un “drame”, une “crise”. Les comportements de fuite, l'hypertrophie du principe de plaisir — et son échec —, le refus du réel et de la structure aléatoire du vécu (individuel ou politique), sont devenus des attitudes banales. La multiplication, des fausses expériences nous fait entrer dans un monde “romanesque”, dans la vie rêvée. Nous sommes immergés dans les actes manqués, actes que nous ne pourrons jamais vivre dans notre univers sécurisé, mais qui nous assaillent comme des rêveries infantiles. Les sous-expériences proposées par le milieu médian sont inaptes à favoriser l'apprentissage social, à enseigner de nouveaux comportements par “dressage” individuel ; elles ont, de ce fait, un effet culturellement involuant et individuellement “domestiquant”.

    un sentiment d'absurdité existentielle

    [Ci-dessous : scène de Play Time de Jacques Tati, 1967. « Le passage des signes qui dissimulent quelque chose aux signes qui dissimulent qu'il n'y a rien, marque le tournant décisif. Les premiers renvoient à une théologie de la vérité et du secret, dont fait encore partie l'idéologie. Les seconds inaugurent l'ère des simulacres et de la simulation » écrit Jean Baudrillard]

    playti10.jpgPuisque la vie n'est plus éprouvée que par l'entremise de relais techniques, l'opinion — toujours vague — se substitue à l'expérimentation : encore un facteur d'infantilisation, intellectuelle celle-là. Ce ne sont plus les “choses” que nous connaissons, mais ce qu'on en dit et qu'il convient d'en penser. Aussi, dans nos attitudes, parodions-nous et mimons-nous les comportements fondamentaux (combat, mort, amour, joie), faute de pouvoir les vivre dans leur rigueur originelle. L'horreur, la catastrophe, la sexualité “cinématographiques” fonctionnent comme des substituts émotionnels et sont re-vécus comme émotions artificielles. L'homme occidental contemporain traduit par là un manque de stress auquel les médias tentent de suppléer artificiellement. Mais ce faisant, ils ne font qu'accentuer ce manque. Nous croyons vivre une époque “stressante” parce que, devenus hypersensibles, le moindre choc nous ébranle ; mais nous n'éprouvons plus les “vrais” stress de nos prédécesseurs, stress pourtant nécessaires à la structuration psychique et au dressage physiologique de la personnalité. Quel peut être l'avenir d'une civilisation dont les membres n'expérimentent plus la “vie”, et dont les pulsions aventureuses, érotiques ou guerrières ne s'expriment plus que dans la passivité d'un spectacle médiatisé ?

    Apparemment synonyme de “monde ouvert”, de “communication”, le système des médias fabrique, en fait, des univers individuels clos. Le malaise naît de ce qu'une apparence de communication provoquée par l'avalanche des messages et des “informations”, débouche en pratique sur la non-communication. L'individu recherche dans les média-images le “monde ouvert”, la “société transparente” dont on lui parle. Il ne trouve rien. Et comme, plus il se sent isolé, plus il s'abandonne aux médias, sa prison se resserre dans l'illusion dramatique de l'ouverture. Le monde social prend ainsi l'apparence d'une prison aux murs peints en rose, d'une cage transparente dans laquelle, comme des mouches dans un verre renversé, les individus s'agitent pour “toucher” ce “monde extérieur”, cette société ouverte qu'ils voient, mais qui n'existe pas.

    L'individu, habitué à consommer ou à regarder, pris en charge par le système des médias, oublie que tout acquis suppose une conquête. Confondant le monde réel et le monde médiatisé, il perd de vue que l'environnement social et la culture reposent sur des circuits d'effort et sur le principe d'activité. La vie par trop médiatisée, et surtout en proie à une médiatisation brutale, globale, hétérogène (Jean Baudrillard ajouterait : totalitaire), qui n'est plus dirigée par les valeurs d'une culture ou par un projet collectif, mais par le profit marchand, perd son statut d'existence. L'hyper-médiatisation, parce qu'elle n'est pas compensée, porte une grande responsabilité dans le sentiment d'absurdité existentielle qui marque notre époque. Sans expériences directes éventuellement difficiles, le temps vital perd sa valeur. L'homme contemporain, ponctuellement stimulé par quelques promesses, par quelque stimulus de courte durée — promotion professionnelle, achat d'une nouvelle voiture, film le soir à la télévision, etc. — retombe aussitôt dans la léthargie et l'insensibilité d'une existence sans but. Ni un projet à long terme, ni la qualité des passions ne viennent apporter de sens. Nous devenons d'ailleurs inaptes aux passions. D'une part, à la sénilité passionnelle répond l'infantilisme intellectuel ; d'autre part, et depuis plus d'un siècle, les divers médias nous plongent dans une hypertrophie de passions rêvées. L'individu tend de plus en plus à mimer dans sa vie les personnages passionnels auxquels il s'identifie. Il confond vie et rêverie. On tombe aujourd'hui amoureux à tout bout de champ, d'un être humain comme d'un “hobby”. On surinvestit dans cette “passion” apparemment intense, mais sans durée ni fondement psychologique, et l'on se retrouve “déchiré” dés qu'elle s'effondre. Le mariage lui-même, fondé sur un amour-passion inspiré par des médias romanesques, connaît de ce fait un très fort taux d'échecs, surtout, fait significatif, dans les milieux urbains. On oublie que les plus forts attachements, ceux qui agissent sur le long terme — attachements à des individus comme à des valeurs —, ne se bornent pas à une intensité synchronique, mais correspondent à des affinités psychiques profondes, lentement maturées. Malheureusement, dans un monde où la maturation culturelle disparaît au profit de micro-chocs qui martèlent l'individu de sollicitations constantes, les passions gagnent en fausse intensité ce qu'elles perdent en force profonde et en sérénité.

    quand l'Autre devient une abstraction

    Autre trait de caractère de notre époque : la médiocrité des sentiments. Les signes extérieurs d'amitié et de sollicitude se galvaudent et cachent hypocritement un faux attachement envers des “contacts” qu'au fond l'on ignore. Nous vivons une époque de contacts faciles, où le lien humain n'est plus qu'une “relation” qui dure l'espace d'une phase utilitaire de vie. La fausse chaleur humaine dont s'entourent les relations affectives et la rapidité des prises d'intimité, notamment dans le milieu des affaires, traduisent, non seulement une mercantilisation des sentiments, mais un mimétisme des structures de familiarité relationnelles entretenues avec les médias (tutoiement, usage systématique du prénom, etc.). C'est en partie parce que l'homme contemporain éprouve une multiplicité de “contacts” avec des images médiatisées, parce qu'il ingurgite une surabondance d'impressions et d'informations, que son psychisme projette dans son monde vécu personnel ce type de démarche relationnelle. Le sentiment communautaire disparaît ; l'individualisme s'accroît et l’Autre devient une abstraction. Le “moi” hypertrophié à la fois par l'ambiance consumériste et par l'illusion d'autonomie apportée par le système des médias perd “l'expérience des autres”. Les capacités de sociabilité se délitent. On a pu, au cours de multiples enquêtes, s'apercevoir à quel point la télévision avait contribué à l'extinction des formes de vie communautaires. L'homme moderne ne sait plus ce que signifie l'entourage, cette communauté des proches qui lui est “éthologiquement” indispensable. En revanche, il multiplie les relations. Il regarde mille visages par jour, mais il n'en voit aucun. Au bout du compte, il y a trop plein de rencontres, de “croisements” ; tous ces visages entrevus, ces voix entendues, ne s'intègrent plus dans le psychisme.

    Saturés d'expériences médiatisées, nous devenons alors insensibles, non seulement au “monde réel”, que nous éprouvons de plus en plus difficilement, mais aux messages des médias eux-mêmes. L'excès d'informations constitue à cet égard ce que Arnold Gehlen a appelé un “trop plein de sollicitations”. Qu'est-ce que cela signifie ? L'ouverture de l'homme au monde constitue pour lui un handicap, un “fardeau” ; chez lui, les “trop pleins de sollicitations” du monde extérieur ne sont pas triés, délestés, par des filtres naturels comme chez les animaux. Le milieu environnant est pour l'homme un monde toujours excessivement foisonnant. Pour y vivre, celui-ci a besoin d'un “délestage” (Entlastung) d'impressions et d'informations. Normalement, c'est la culture qui prend en charge ce délestage, qui filtre et allége les impacts du milieu en sélectionnant ceux qui sont utiles et significatifs. Le délestage est donc un fait collectif ; chaque “grille culturelle” l'opère et, ce faisant, donne un sens aux multiples “instants” du monde extérieur. Or, le système moderne des médias ne remplit plus ce rôle. Au contraire, il surcharge nos perceptions. Non seulement il ne remplit pas une fonction de filtre, mais il joue le rôle inverse. (Il faut savoir à ce propos que les progrès de l'électronique vont permettre de fabriquer des “médias complets” — la télématique — en face desquels l'individu se sentira aussi seul qu'autonome pour gérer sa vie dans tous les domaines et répondre à tous ses besoins : spectacles, achats, réservations, budgets, etc.).

    dans la jungle des signes : le non-sens

    CommunicationLe trop plein de sollicitations, issu des médias, contribue à accentuer la perte de “sens” que l'an constate dans la société marchande. Il est impossible de reconnaître la moindre valeur, le moindre message, dans une cacophonie de signes. L'expression de Marshall McLuhan, medium is message, prend ici toute sa portée. Le vrai message, ce ne sont plus les informations données par les discours médiatisés, mais les appareillages techniques eux-mêmes, qui délivrent les “messages”. Le spectateur, noyé dans un flot de discours insignifiants, perd toute faculté de classer, de hiérarchiser ses appréciations, non seulement sur les messages eux-mêmes, mais sur l'ensemble du monde environnant. L'hétérogénéité apparente, mais répétitive, des discours des médias — écrits et audio-visuels — donne lieu à une perception homogénéisée. L'intelligence sélective s'émousse, non seulement du fait de la médiocrité des messages, mais à cause de leur surabondance rythmique qui tue toute sensibilité harmonique. L'inflation du système des médias ne “déforme” pas le jugement ; il le rend informe. Conséquence grave pour la transmission culturelle : des générations entièrement élevées dans une ambiance “médiatisée” perdent l'habitude psychologique du monde extérieur. Les générations qui ont connu tardivement les médias actuels ont en effet conservé une certaine habitude du délestage, et demeurent mieux armées face aux impressions du milieu médian. Par contre, lorsque des individus ont été dés l'enfance mis en présence d'un univers sans délestage et pléthorique en messages vides, ils n'ont plus aucune ressource critique ; ils ne sont plus aptes à sélectionner les impressions et les chocs d'images ou de discours reçus de l'extérieur. Les médias, pour eux, parlent à l'état brut, sans filtre. Ne disposant plus d'aucune valeur de référence, ils sont, au sens plein du terme, ahuris. Voilà qui peut avoir des conséquences très graves pour la capacité de résistance générale de la société.

    L'enfant est délaissé, dans un contexte permissif, seul et “libre” face aux médias et aux gadgets électroniques. Il erre parmi une jungle de signes, qu'il peut certes “comprendre” techniquement, mais dont il ne retiré aucun sens. Il devient un néo-primitif. Drogué par les médias, il voit sans cesse se dresser un écran artificiel entre lui et le monde. “Ça parle”. (Et même le message dit “de qualité” n'est pas correctement reçu, puisque le média lui-même tend à s'y substituer). Il est à craindre que des générations élevées de la sorte ne soient plus capables de valoriser le réel, de décoder le monde extérieur : la passivité collective est engendrée par l'abrutissement individuel.

    Trop sollicité par l'extériorité du discours des médias, l'individu néglige son entourage et son proche milieu. Mis artificiellement en présence du monde entier, il se déracine et néglige ce qui le concerne immédiatement. Il perd le sens de la proximité et s'enthousiasme pour n'importe quelle cause. S'ajoute à cela la fausse certitude de savoir et de compétence que donne au spectateur le message d'“information”. Bien conçu techniquement, ce message donne au receveur l'illusion de lui faire tout savoir, alors qu'en fait il continue de ne rien savoir — car il ne retient de ce message que des signes et non du sens. L'univers médiatisé fabrique ainsi des demi-habiles très utiles au système marchand, grâce à une propagande fondée sur l'illusion du “libre arbitre”. Il tend à déstabiliser et à déstructurer le psychisme individuel, et cette déstabilisation est d'autant plus dangereuse que les victimes n'en prennent pas conscience.

    Le système (cf. G. Faye, Le système à tuer les peuples, Copernic, 1981) trouve donc dans les médias un auxiliaire de choix. Les medias assurent la divulgation du complexe de l'assisté. La société marchande a besoin de la dictature de l'image pour endormir l'esprit critique du spectateur, le délasser, le dé-tendre, c'est-à-dire en fait lui faire oublier ce qui est essentiel, le dépolitiser, le pacifier. Dans le cumul des signes, ce qui disparaît c'est le message lui-même, et ce qui apparaît c'est le binôme constitué par des images et un langage agglutinant. Abêtissement, déracinement culturel, illusion de l'information et du savoir vont de pair. Le système des médias prépare les robots surinformés de la “ville mondiale”, mais dont l'information demeure opaque à toute transmission de valeurs. Opacité : voici la caractéristique des sociétés modernes médiatisées. Elles ne créent de “transparence” qu'apparente. Techniquement, ça circule. Ça : l'information de toute nature qui, par tous les canaux, s'abat sur les spectateurs. Jean Baudrillard a raison quand il nous dit : « Ce qui caractérise cette société, c'est l'absence de “réflexion”, de perspective sur elle-même. Il n'y a donc plus non plus d'instance maléfique comme celle du Diable, avec qui s'engager sur un pacte faustien pour acquérir la richesse et la gloire, puisque ceci vous est donné par une ambiance bénéfique et maternelle, la société d'abondance elle-même » (op. cit., p. 309). L'homme absorbé et digéré par le milieu médian devient un être sans mémoire, le “rien” sur lequel peut régner en maître le dictateur totalitaire et sans visage de la société libérale et marchande avancée.

    ► Guillaume Faye & Patrick Rizzi, Nouvelle École n°39, 1982.

     

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    Information et implosion du sens

    [Ci-dessous : défilement de données numériques illustrant le flux constant d'un système informatique. Représentation empruntée par le film pompier Matrix (1999) à Ghost in the shell (1989). « Au-delà du sens, il y a la fascination, qui résulte de la neutralisation et de l'implosion du sens. Au-delà de l'horizon du social, il y a les masses, qui résultent de la neutralisation et de l'implosion du social. L'essentiel aujourd'hui est d'évaluer ce double défi – défi au sens par les masses et leur silence, défi au sens venu des médias et de leur fascination. Toutes les tentatives marginales, alternatives, de ressusciter du sens, sont secondaires au regard de cela » (Jean Baudrillard, Simulacres et simulation)]

    matrix10.gifL’information est censée produire une circulation accélérée du sens, une plus-value de sens homologue à celle, économique, qui provient dé la rotation accélérée du capital. L'information est donnée comme créatrice de communication, et même si le gaspillage est énorme, un consensus général veut qu'il y ait cependant au total un excédent de sens, qui se redistribue dans tous les interstices du social — tout comme un consensus veut que la production matérielle, malgré ses dysfonctionnements et ses irrationalités débouche quand même sur un plus de richesse et dé finalité sociale. Nous sommes tous complices de ce mythe. C'est l'alpha et l'oméga de notre modernité, sans lequel la crédibilité de notre organisation sociale s'effondrerait. Or, le fait est qu'elle s'effondre, et pour cette raison même. Car là où nous pensons que l'information produit du sens, c'est l'inverse. L'information dévore ses propres contenus. Elle dévore la communication et le social. Et ceci pour deux raisons.

    1. Au lieu de faire communiquer, elle s'épuise dans la mise en scène de la communication. Au lieu de produire du sens, elle s'épuise dans la mise en scène du sens. Gigantesque processus de simulation que nous connaissons bien. L'interview non directif, la parole, les téléphones d'auditeurs, la participation tous azimuts, le chantage à la parole : « Vous êtes concernés, c'est vous l'événement, etc.» De plus en plus l'information est envahie par cette sorte de contenu fantôme, de greffe homéopathique, de rêve éveillé de la communication. Agencement circulaire où on met en scène le désir de la salle, anti-théâtre de la communication, qui, comme on sait, n'est jamais que le recyclage en négatif de l'institution traditionnelle, le circuit intégré du négatif. Immenses énergies déployées pour tenir à bout de bras ce simulacre, pour éviter la dési-mulation brutale qui nous confronterait à l'évidente réalité d'une perte radicale du sens.

    Inutile de se demander si c'est la perte de la communication qui entraîne cette surenchère dans le simulacre, ou si c'est le simulacre qui est là d'abord à des fins dissuasives, celles de court-circuiter à l'avance toute possibilité de communication (précession du modèle qui met fin au réel). Inutile de se demander quel est le terme premier, il n'y en a pas, c'est un processus circulaire — celui de la simulation, celui de l'hyperréel. Hyperréalité de la communication et du sens. Plus réel que le réel, c'est ainsi qu'on abolit le réel (…)

    2. Derrière cette mise en scène exacerbée de la communication, les mass-media, l'information au forcing poursuivent une irrésistible destruction du social. Ainsi l'information dissout le social, dans une sorte de nébuleuse vouée non pas du tout à un surcroît d'innovation, mais tout au contraire à l'entropie totale.

    Ainsi les media sont effecteurs, non pas de la socialisation, mais, juste à l'inverse, de l'implosion du social dans les masses. Et ceci n'est que l'extension macroscopique de l'implosion du sens au niveau microscopique du signe. Celle-ci est à analyser à partir de la formule de McLuhan medium is message, dont on est loin d'avoir épuisé les conséquences.

    Le sens en est que tous les contenus de sens sont absorbés dans la seule forme dominante du medium. Le medium seul fait événement — et ceci quels que soient les contenus, conformes ou subversifs. Sérieux problème pour toute contre-information, radios-pirates, anti-media, etc. Mais il y a plus grave, que McLuhan lui-même n'a pas dégagé. Car au-delà de cette neutralisation de tous les contenus, on pourrait espérer travailler encore le medium dans sa forme, et transformer le réel en utilisant l'impact du medium comme forme. Tous les contenus annulés, il y a peut-être encore une valeur d'usage révolutionnaire, subversive, du medium en tant que tel. Or — et c'est là où mène à son extrême limite la formule de McLuhan —, il n'y a pas seulement implosion du message dans le medium, il y a, dans le même mouvement, implosion du medium lui-même dans le réel, implosion du medium et du réel, dans une sorte de nébuleuse hyperréelle, où même la définition et l'action distincte du medium ne sont pas repérables (…)

    Pour tout dire, medium is message ne signifie pas seulement la fin du message, mais aussi la fin du medium. Il n'y a plus de media au sens littéral du terme (je parle souvent des media électroniques de masse) — c'est-à-dire d'instance médiatrice d'une réalité à une autre, d'un état du réel à un autre: Ni dans le contenu, ni dans la forme. C'est ce que signifie rigoureusement l'implosion. Absorption des pôles l'un dans l'autre, court-circuit entre les pôles de tout système différentiel de sens, écrasement des termes et des oppositions distinctes, dont celle du medium et du réel — donc impossibilité de toute médiation, de toute intervention dialectique entre les deux ou de l'un à l'autre. Circularité de tous les effets media. Impossibilité d'un sens, au sens littéral d'un vecteur unilatéral qui mène d'un pôle à un autre. Il faut envisager jusqu'au bout cette situation critique, mais originale : c'est la seule qui nous soit laissée. Inutile de rêver d'une révolution par les contenus, inutile de rêver d'une révolution par la forme, puisque medium et réel sont désormais une seule nébuleuse indéchiffrable dans sa vérité.

    ► Jean Baudrillard, extrait de : Simulacres et simulation, Galilée, 1981.

     

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    Publicité : la saturation par le vide

    [Ci-dessous : Las Vegas by night : l'être et le néon ? « Quand on voit Las Vegas surgir tout entière du désert par le rayonnement publicitaire à la tombée du jour, et retourner au désert quand le jour se lève, on voit que la publicité n'est pas ce qui égaie ou décore les murs, elle est ce qui efface les murs, efface les rues, les façades et toute l'architecture, efface tout support et toute profondeur... » Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, 1981]

    lasveg10.jpgCe que nous vivons, c'est l'absorption de tous les modes d'expression virtuels dans celui de la publicité. Toutes les formes culturelles originales, tous les langages déterminés s'absorbent dans celui-ci parce qu'il est sans profondeur, instantané et instantanément oublié. Triomphe de la forme superficielle, plus petit commun dénominateur de toutes significations, degré zéro du sens, triomphe de l'entropie sur tous les tropes possibles. Forme la plus basse de l'énergie du signe. Cette forme inarticulée, instantanée, sans passé, sans avenir, sans métamorphose possible, puisqu'elle est la dernière, a puissance sur toutes les autres. Toutes les formes actuelles d'activité tendent vers la publicité, et la plupart s'y épuisent. Pas forcément la publicité nominale, celle qui se produit comme telle — mais la forme publicitaire, celle d'un mode opérationnel simplifié, vaguement séductif, vaguement consensuel (toutes les modalités y sont confondues, mais sur un mode atténué, énervé). Plus généralement, la forme publicitaire est celle où tous les contenus singuliers s'annulent dans le moment même où ils peuvent se transcrire les uns dans les autres, alors que le propre des énoncés “lourds”, des formes articulées de sens (ou de style) est de ne pouvoir se traduire les unes dans les autres, pas plus que les règles d'un jeu.

    Ce long cheminement vers une traductibilité et donc une combinatoire totale est celle de la transparence superficielle de toutes choses, de leur publicité absolue (…)

    La forme publicitaire s'est imposée et développée aux dépens de tous les autres langages, comme rhétorique de plus en plus neutre, équivalente, sans affects, comme « nébuleuse asyntaxique », dirait Yves Stourdzé, qui nous enveloppe de toutes parts (et qui élimine du même coup le problème tellement controversé de la “croyance” et de l'efficacité : elle ne propose pas de signifiés à investir, elle offre une équivalence simplifiée de tous les signes jadis distincts, et les dissuade par cette équivalence même). Ceci définit les limites de sa puissance actuelle et les conditions de sa disparition.

    L'aspect le plus intéressant actuellement de la publicité est, en effet, sa disparition, sa dilution comme forme spécifique, ou comme medium tout simplement. Elle n'est plus (l'a-t-elle jamais été ?) un moyen de communication ou d'information. Ou bien elle est prise de cette folie spécifique des systèmes sur-développés de se plébisciter à chaque instant, et donc de se parodier elle-même. Si à un moment donné la marchandise était sa propre publicité (il n'y en avait pas d'autre), aujourd'hui la publicité est devenue sa propre marchandise.

    En tant que medium devenu son propre message (ce qui fait qu'il y a désormais une demande de publicité pour elle-même, et que donc la question d'y “croire” ou non ne se pose même plus), la publicité est tout à fait à l'unisson du social, dont l'exigence historique s'est trouvé absorbée par la pure et simple demande de social : demande de fonctionnement du social comme d'une entreprise, comme d'un ensemble de services, comme d'un mode de vie ou de survie (il faut sauver le social comme il faut préserver la nature : le social est notre niche) — alors qu'il était jadis une sorte de révolution dans son projet même. Ceci est bien perdu : le social a perdu justement cette puissance d'illusion, il est tombé dans le registre de l'offre et de la demande, comme le travail est passé de force antagoniste du capital à un simple statut d'emploi, c'est-à-dire d'un bien (éventuellement rare) et d'un service comme les autres (…)

    Il n'y a plus de scène de la marchandise : il n'y en a plus que la forme obscène et vide. Et la publicité est l'illustration de cette forme saturée et vide. 

    ► Jean Baudrillard, extrait de : Simulacres et simulation, Galilée, 1981.

     

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    “L'expérience” de la télévision

    [Ci-dessous : illustration. De même que la surinformation équivaut à l'absence totale d'information, la communication de masse aboutit à la non-communication. Dans une foule dont tous les éléments sont pris comme équivalents, l'individu se retrouve plus isolé que jamais. Les structures organiques intermédiaires font défaut. Différenciation et identification s'abolissent en même temps. La société devient une prison où la cacophonie finit par créer le silence, comme la surabondance des signes aboutit à généraliser le non-sens]

    wowro710.jpgLes premiers ensembles de données réellement choquantes sont apparus dans la presse au début des années 70. On a alors appris que, dans la génération d'après 1945, 99% des foyers américains avaient acquis au moins un poste de télévision ; qu'au cours d'une soirée, en moyenne, plus de 80 millions de gens regardaient la télévision ; que 30 millions d'entre eux regardaient le même programme. Et que dans certains cas, cent millions de personnes regardaient le même programme au même moment.

    En moyenne, dans chaque foyer, les programmes de télévision étaient regardés pendant plus de 6 heures par jour. Pour les enfants, la moyenne était de plus de 8 heures par jour. Pour l'adulte moyen, le temps passé devant la télévision excédait quatre heures par jour. Si l'on compte 8 heures de sommeil et 8 heures de travail, c'est donc à peu prés la moitié du temps libre qu'un adulte consacrait à la télévision chaque jour. Et comme c'était là des chiffres moyens, il fallait considérer que la moitié des Américains regardaient la télévision encore plus longtemps.

    Au moment où ces chiffres furent publiés, je m'aperçus qu'il y avait un certain changement dans la façon dont l'information était reçue par les gens, et plus encore dans la façon dont ils comprenaient et expérimentaient le monde. En une seule génération, faisant suite, dans le cours de l'évolution, à des centaines de milliers d'autres générations, l'Amérique était devenue la première culture à avoir substitué des formes secondaires, médiatisées, d'expérience à l'expérience directe du monde. Des interprétations et des représentations du monde étaient prises comme des expériences, et la différence entre les deux restait obscure à la plupart d'entre nous.

    J'entendais beaucoup de gens dire : « La télévision est formidable ! Il y a tellement de choses que nous n'aurions jamais connues sans elle ! » Les gens voyaient à la télévision des images des forêts de Bornéo, des ballets européens, des scènes de la vie familiale, des actions policières lointaines, des événements du moment ou des reconstitutions de drames historiques, et ils croyaient avoir une expérience de ces endroits, de ces personnes et de ces événements qu'ils regardaient. Pourtant, il est bien clair qu'ils n'avaient nullement l'expérience des forêts de Bornéo, des informations ou des événements historiques en question. En fait d'expérience, ils avaient seulement celle d'être assis dans une salle mal éclairée, pour y regarder, dans une lumière papillonnante, les images produites, coupées, arrangées, accélérées ou ralenties qu'on leur proposait de digérer. Se doutaient-ils de la différence ?

    Bien qu'ayant travaillé dans la publicité, je ne m'étais jamais penché en détail sur le pouvoir des images. J'ignorais comment l'esprit des gens était relié à ces images, s'ils étaient capables de faire la distinction entre une image caractérisant une expérience directe, et une image fabriquée et déformée qui leur parvenait en dehors de son contexte. Je voyais mal si les gens accordaient, consciemment ou inconsciemment, la même crédibilité à ces deux catégories, et comment cela pouvait affecter leur mode de compréhension.

    Néanmoins, à partir de mon propre travail, il me devint évident que quelque chose n'allait pas dans la façon dont les gens comprenaient (ou ne comprenaient pas) les choses. L'esprit public était en train de s'engluer. Les schémas de discernement, de discrimination, de compréhension, étaient en train de s'effriter. Les gens paraissaient être incapables de faire la distinction entre les informations mises en forme à l'avance et filtrées au travers d'un appareillage technique, et celles qui leur arrivaient directement, globalement, par l'expérience vécue. L'idée qu'on ne doit croire que ce que l'on voit affectait peut-être leur jugement. En même temps, personne n'avait même l'idée d'écrire sur la façon dont la technique moderne modifiait l'information. Très peu de gens s'en rendaient compte. C'est seulement le monde de la publicité qui étudiait la façon dont l'information télévisée modifiait la nature des données : cela faisait en effet partie de son travail de transformer et de façonner l'information à l'avance de façon à obtenir l'effet recherché. Des centaines de milliers de dollars furent d'ailleurs dépensés à cette fin…

    C'est ainsi, petit à petit, que je commençai à me rendre compte du caractère ambigu de la télévision. Si les gens commençaient à croire que l'image de la réalité était la même chose (ou même pouvait vraiment se comparer) à l'expérience directe de cette réalité, s'ils pouvaient être assez satisfaits des images qu'ils voyaient pour ne plus avoir envie d'expérience directe, alors nous allions vers de sérieux ennuis.

    ► Jerry Mander, extrait de : Four Arguments For the Elimination of Television, Morro Quill, New York, 1978.

     

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    Un regard de Méduse

    Mythe grec célèbre chez les Grecs et les Romains, la Gorgone est devenue réalité. Seules différences, la télévision pétrifie lentement, et nul n'échappe à son regard “empierrant”, pour reprendre un terme de la poésie baroque. Cautionnées par McLuhan, Malraux, par bien d'autres, les médias ont fait en un tournemain la conquête des têtes pensantes. Médusés par la télé, séduits par ses prestiges, écrivains et philosophes, dans leur grande majorité, abdiquent devant elle tout esprit critique.

    Les seuls reproches qu'ils lui adressent portent sur la composition des programmes, lesquels, selon eux, font une place trop grande aux jeux, aux variétés, à la frivolité en un mot. Un souci missionnaire anime certains d'entre eux : introduire dans les cités-dortoirs Brecht, Shakespeare et Xénakis. Avec une naïveté confondante, ils semblent croire que des doses hebdomadaires de musique concrète et de théâtre abstrait peuvent suffire à régénérer un organisme usé par le métro et le boulot.

    Le monde moderne succombe à ces maux que sont le surarmement, la surpopulation et la surinformation (où Bunuel l'admirable voit le fléau majeur), mais les amis de l'homme ne désespèrent pas. Le remède, existe, affirment-ils. Ce reméde, cette panacée, c'est ce que j'appellerai la culturothérapie. Leur hostilité à la frivolité se concevrait sans peine s'ils renvoyaient dos à dos, ce que l'on attendrait d'un clerc digne du nom, Sheila et Brel, Barbara et Johnny Halliday. Au lieu de cela, ils établissent de subtils distinguos (j'ai bien dit “subtils”) entre des idoles qui, vulgaires ou barbifiantes, appartiennent toutes, en fin de compte, au même monde doré, futile et tapageur du show business. Qu'il y ait des poètes de la chanson, on peut l'admettre, à la condition de ne pas confondre Brel et Rimbaud, Brassens et Verlaine, de ne pas consacrer les mêmes thèses savantes à des vers de mirliton qu'aux Illuminations ou aux Fêtes galantes. À la condition de ne pas oublier ce qu'écrivait Hermann Hesse : « Il n'y a pas de chansons populaires, il n'y a plus que des succès commerciaux ».

    Comment, d'autre part, critiquer de façon convaincante la télé-spectacle si on ne s'insurge pas contre le sport quotidien, contre sa monstrueuse omniprésence. Abusivement assimilé à la fête, à tort comparé aux compétitions antiques, le sport est devenu l'opium du peuple. Opium officiel dont, comme de la chansonnette, les États savent tirer parti. Mais il y a plus grave que le règne de la bêtise, que le règne d'un histrion trop vilipendé, qui donnait après tout à la plèbe romaine les divertissements dont on ne saurait nier sans mauvaise foi qu'elle est friande. Ce qui est grave, c'est que la mode des débats filmés ait converti la littérature en spectacle, c'est-à-dire, par une sorte d'alchimie à rebours, l'or en plomb. Il nous manque un Molière qui dirait le ridicule des émissions littéraires, ce passe-temps distingué. Qui fustigerait à la fois l'exhibitionnisme de la “canaille écrivante” et l'idolâtrie béate d'un public qu'un rien émerveille. Que le Rien émerveille.

    Entre deux moutons, l'un lettré, l'autre illettré, quelle différence ? Les variétés ont tout contaminé, tout adultéré. Or, il est urgent de le rappeler, le divertissement, même s'il se prétend de qualité, n'est pas la culture. Lisez Baudrillard à ce sujet, lisez Éclipse de l'intellectuel d'Élémire Zolla. Lisez et relisez ces pages du Jeu des perles de verre où Hesse cloue au pilori l'âge des variétés. Ce qui désole est que les clercs de cette fin de siècle aient eux aussi rendu les armes, élites changées en ilotes.

    Le treizième César assoit de jour en jour son empire. Quand les esprits dont la place à l'Ouest comme à l'Est devrait être dans la dissidence, quand les éveilleurs s'endorment, alors l'homme-masse redouté par Ortega, le robot détesté par Bernanos, l'homme unidimensionnel dénoncé par Marcuse, alors ces trois monstres qui n'en font qu'un s'emparent des leviers de commande. La société marchande où nous vivons est leur œuvre. La culture, l'alibi de cette société.

    ► David Mata, Le Monde, 27 juillet 1982.

     

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    MAUVAIS TRIP

    buk1ah10.jpgAvez-vous remarqué que le LSD et la télé en couleurs sont arrivés sur le marché à la même époque ? Toutes ces inventions nous matraquent, et que faisons-nous ? On interdit le LSD et on fait de la télé merdeuse. La télé, c'est évident, est sabotée par tous ceux qui en font aujourd'hui. Ça ne se discute même pas. J'ai lu récemment qu'au cours d'une descente un inspecteur aurait reçu une bonbonne d'acide qu'un soi-disant fabricant de drogue hallucinogène lui aurait balancée à la figure. Encore un exemple de gâchis ! Il y a de bonnes raisons d'interdire le LSD, le DMT, le STP, on peut bousiller définitivement sa tête avec, mais pas plus qu'au ramassage des betteraves ou en bossant à la chaîne chez General Motors, en faisant la plonge ou en enseignant l'anglais dans une fac. Si on interdisait tout ce qui nous rend dingues, toute la société y passerait : le mariage, la guerre, le métro, les abattoirs, les clapiers, les tables d'opération, etc.

    Tout peut virtuellement nous faire craquer parce que la société repose sur des piliers pourris. D'ici à ce qu'on lui botte le cul et qu'on reparte à zéro, il y a encore du beau temps pour les asiles ! Et la réduction du budget des asiles par notre cher gouverneur signifie, à mes yeux, que la société se débarrasse de ceux qu'elle a rendus fous, spécialement en période d'inflation et de déficit de la balance commerciale. On ferait mieux de dépenser notre fric à construire des routes ou bien à arroser les nègres pour les retenir de brûler nos villes. J'ai une idée : pourquoi ne pas massacrer les fous ? Pensez à toutes les économies. Ça mange, un fou, il lui faut un trou pour dormir, et puis ces ordures m'écœurent avec leur manie de pleurnicher, d'étaler leur merde sur les murs. Tout ce dont on a besoin, c'est d'une petite équipe de médecins pour décider qui est fou et d'une paire d'infirmières (ou d'infirmiers) pour baiser avec les psychiatres.

    Reparlons du LSD. S'il est vrai que moins tu en fourgues plus c'est risqué, on peut dire aussi que plus tu en prends plus c'est risqué. Toute activité créatrice complexe, comme la peinture, la poésie, le braquage de banques, la prise du pouvoir, te mène au point où le miracle et le danger se ressemblent comme des frères siamois. Ça ne marche pas toujours comme sur des roulettes, mais quand ça marche, la vie vaut vraiment le coup. C'est chouette de coucher avec la femme d'autrui mais tu sais qu'un jour tu te feras prendre les fesses à l'air. Ça donne du piquant à l'action. Avec les péchés que fabrique le ciel nous nous construisons un enfer, dont nous avons un réel besoin. Deviens fortiche dans ton truc et tu auras des ennemis. On tire la langue aux champions ; la foule brûle de les voir ramper, ça la ramène dans sa merde. On n'assassine pas tellement les pauvres types ; un gagneur risque d'être descendu avec un fusil acheté par correspondance (comme le veut la légende), ou avec sa propre carabine dans un bled appelé Ketchum. Ou comme Adolphe et sa pute : la chute de Berlin à la dernière page du roman.

    Le LSD peut te démolir aussi parce que ça n'est pas vraiment fait pour les ringards. D'accord, un mauvais trip épuise comme une mauvaise pute. La baignoire pleine de gin et le whisky de contrebande ont déjà eu leur heure de gloire. La loi sécrète une maladie : le marché noir du poison. Mais, au fond, la plupart des mauvais trips viennent de ce que l'individu est empoisonné d'avance par la société. Quand un homme s'angoisse pour son loyer, les traites de sa voiture, le réveille-matin, l'éducation du gosse, un dîner à dix dollars avec sa petite amie, l'opinion du voisin, le prestige du drapeau ou les malheurs de Brenda Starr, une pilule de LSD a toutes les chances de le rendre fou parce qu'il est déjà fou en un sens, écrabouillé par les interdits sociaux et rendu inapte à toute réflexion personnelle.

    L'acide ne vaut que pour les hommes qu'on n'a pas encore engagés, qu'on n'a pas encore enculés avec la grande Peur qui fait marcher tout le système. Malheureusement, la plupart des gens se croient plus libres qu'ils ne sont, et la génération hippie se trompe quand elle décide de ne pas faire confiance aux plus de trente ans. Trente ans, ça ne veut rien dire. La plupart des gens se font coincer et mouler, en bloc, dès l'âge de 7 ou 8 ans. Beaucoup de jeunes ont l'AIR libre, mais ce n'est qu'une chimie des cellules, de l'énergie, pas un fait de l'esprit. J'ai rencontré des hommes libres dans les endroits les plus bizarres et de TOUS les âges, des portiers de nuit, des voleurs de voitures, des laveurs de voitures, et quelques femmes libres aussi, surtout des infirmières ou des entraîneuses. Un être libre, c'est rare, mais tu le repères tout de suite, d'abord parce que tu te sens bien, très bien, quand tu es avec lui.

    Un trip au LSD te fait voir des choses qui échappent aux règlements. Ça te fait piger des trucs qui ne sont pas dans les manuels et dont tu ne peux pas te plaindre à ton conseiller municipal. L'herbe ne fait que rendre la société actuelle plus supportable; le LSD est déjà en soi une autre société.

    Si tu respectes la loi, rien ne t'empêche d'étiqueter le LSD comme “drogue hallucinogène”, ce qui est un moyen facile de s'en tirer et de ne pas poser de questions. Mais l'hallucination, d'après le dictionnaire, dépend de l'endroit d'où tu agis. Tout ce qui t'arrive au moment où ça t'arrive au moment où ça t'arrive devient la réalité, que ce soit un film ou un rêve, baiser ou tuer, être tué ou manger un ice-cream. Les mensonges viennent après ; ce qui doit arriver arrive. L'hallucination, ce n'est qu'un mot dans le dictionnaire. Pour un homme qui meurt, la mort est toute la réalité ; pour les autres, ce n'est que de la malchance ou un mauvais moment à passer.

    Forest Lawn s'occupe de tout. Quand on admettra qu'il faut de TOUT pour faire le monde, alors on aura une chance. Tout ce qu'un homme voit existe. Ca ne vient pas d'une force étrangère et c'était là avant sa naissance. Ne lui reproche pas de le découvrir aujourd'hui, et ne lui reproche pas de devenir fou parce qu'on ne lui a pas appris que l'aventure est sans fin et que nous sommes tous des petits paquets de merde et rien d'autre. Le mauvais trip ne vient pas du LSD, mais de ta mère, du Président, de la petite fille d'en face, des vendeurs d'ice-creams aux mains sales, d'un cours d'algèbre ou d'espagnol obligatoire, ça vient d'une odeur de chiottes en 1926, d'un type avec un long nez quand tu croyais que les longs nez étaient laids, ça vient d'un laxatif, de la brigade Abraham Lincoln, des sucettes ou de Bugs Bunny, ça vient de la tête de Roosevelt, d'un verre de vinaigre, de passer dix ans dans une usine et te faire virer parce que tu as cinq minutes de retard, ça vient de la vieille outre qui t'a appris l'histoire de ton pays en sixième, de ton chien qui s'est perdu sans que personne ne t'aide à le retrouver, ça vient d'une liste longue de trente pages et haute de cinq kilomètres.

    Un mauvais trip ? Ce pays tout entier, cette planète est dans un mauvais trip, l'ami. Mais on t'arrêtera si tu avales une pilule.

    Je reste fidèle à la bière parce que, au fond, à quarante-sept ans, ils m'ont bien harponné. Je serais pour le coup un vrai dingue si je croyais avoir échappé à tous leurs filets. Je crois que Jeffers le dit joliment bien quand il dit, en gros, attention aux pièges à con, l'ami, il y en a partout, il paraît que même Dieu y est tombé quand Il a débarqué sur la Terre.

    Certes, nous sommes désormais quelques-uns à penser que ce n'était pas forcément Dieu qui débarquait, mais, qui que ce fût, il connaissait de sacrés bons coups. Nous avons seulement l'impression qu'il parlait trop. Ça arrive à tout le monde. Même à Leary. Ou à moi.

    On est aujourd'hui samedi, il fait froid et le soleil va se coucher. Que faire l'après-midi ? Si j’étais Liza, je me peignerais les cheveux mais je ne suis pas Liza. Bon, j'ai un vieux National Geographic et les pages brillent comme des vrais paysages. Évidemment, ce sont des faux. Autour de moi dans l'immeuble, ils sont tous soûls. Une pleine termitière de pochards. Les dames passent sous ma fenêtre. Je pète, je murmure un “merde” tendre et fatigué, puis j'arrache cette page de ma machine. Elle est à toi.

    ► Charles Bukowski, extrait de : Erections, ejaculations, exhibitions and general tales of ordinary madness, no original, San Francisco, 1967-1972. (tr. fr. : L. Mercadet, Nouveaux contes de la folie ordinaire, Grasset, 1982, pp. 135-139)

     

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    « Le magazine, le film, la télévision gavent l'œil et réduisent le reste de l'homme à néant. L'homme d'aujourd'hui se promène muselé et manchot dans un palais de mirages. » Michel Tournier

     

     

     

     

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    Les troubles de la communication dans la société de masse

    30897410.jpgPour bon nombre de nos semblables, les contacts humains s'avèrent difficiles. Les uns ont un comporte­ment asocial et se détachent de leur milieu pour sombrer dans la solitude. D'autres repoussent leurs prochains par leur irritabilité. On a l'impression que, perdu dans une société de masse, l'homme est sursaturé de communications et que, pour cette raison, il est devenu asocial, qu'il fuit la présence d'autres hom­mes. Mais est-il vraiment possible de présenter le phénomène en le résumant dans une formule aussi simple ? Non, car les hommes présentant un comportement peu sociable se plaignent aussi de leur isolement dans la masse. Par ailleurs, les hommes vivent parfois entassés les uns sur les autres sans pour autant se montrer agres­sifs : on ne peut guère vivre davantage au contact les uns des autres que dans un village boschiman ou waïka. Pourtant, ces représentants des peuples dits primitifs ne se lassent pas — et ne se lasseront pas, leur vie durant — d'avoir des contacts étroits avec leurs semblables.

    Cette contradiction s'explique par le fait que des hommes qui vivent ensemble adoptent des comportements visant à l'établissement de contacts, aussi bien que des comportements en vue d'éviter les contacts, et ce simul­tanément. Dans ce processus, la connaissance personnelle atténue l'effet de peur provoqué par la perception des caractères propres aux autres individus. C'est ce que nous enseigne déjà l'observation du nourrisson. À l'âge de 6 à 8 mois, les nourrissons réagissent avec une ambiguïté manifeste à l'approche d'une personne étrangère. Ils sourient à l'étranger et sont simultanément intimidés par lui, ce qui déclenche alors un réflexe de défense et la recherche d'une protection auprès de la mère. Si, en dépit de cette intimidation évidente, l'étranger continue d'approcher, l'intimidation se transforme en peur et en rejet de l'étranger : l'enfant pleure, se réfugie auprès de la personne qui s'occupe de lui, et a finalement des gestes de répulsion envers l'étranger si celui-ci s'avise de rechercher un contact plus poussé. Nous avons noté ce désarroi suscité par une personne étrangère chez des nourrissons des Boschimans, des Indiens Yanomani, des Papous et de nombreuses autres populations. Cette réaction se développe dans les contextes les plus divers et — la chose est établie — sans que l'enfant ait nécessairement eu, au préalable, des expériences fâcheuses avec quelque personne étrangère. Tout se passe donc absolument comme si, à cet âge, l'enfant commençait, en vertu de processus de maturation, à réagir à des carac­téristiques déclenchant chez lui la peur et la défense, tandis que d'autres modes de comportement suscitent la sympathie. Le conflit entre ces deux modes de comportement engendre un mouvement pendulaire, une alter­nance entre l'attirance et la répulsion, ou encore une superposition simultanée des deux modes de comportement.

    Cette ambivalence dans les relations entre les hommes se prolonge jusqu'à l'âge adulte. Dans les cultures les plus diverses, j'ai vu des jeunes filles et des jeunes femmes qui témoignaient, lors de contacts visuels, exacte­ment du même conflit entre des réactions d'attirance et des réactions de répulsion. Ce syndrome comportemen­tal est connu sous le nom de comportement d'embarras. À première vue, il apparaît comme étant extrêmement variable. Une jeune fille embarrassée (ou flirtant) peut adresser un regard et un sourire à son interlocuteur, puis baisser les yeux ou tourner complètement la tête, pour chercher ensuite un nouveau contact visuel, et ainsi de suite, dans une alternance cyclique d'attirance et de répulsion. Les comportements exprimant cette disposition à accepter le contact et à le refuser peuvent aussi se superposer : la jeune fille sourit et réfrène en même temps ce sourire (sourire gêné) ou se détourne de la main tendue vers elle. Elle peut aussi réprimer plus énergi­quement ce sourire en se mordant la lèvre inférieure. Mais cette superposition peut également s'exprimer par le fait que la jeune fille détourne la partie supérieure du corps et la tête, tournant ainsi presque le dos à son interlocuteur, mais établissant en même temps un contact visuel par le sourire.

    On voit très clairement qu'à travers une grande richesse de variantes possibles, il s'agit bel et bien de la superpo­sition d'un petit nombre de comportements-types. Deux ensembles de modes de comportement, susceptibles de se combiner simultanément ou successivement, entrent en jeu ici. Il s'agit des modes de comportement d'in­clination (mouvements d'orientation et mouvements d'expression) et des modes de comportement de ce qu'il est convenu d'appeler le système “agonistique”, qui englobe la répulsion (fuite), la défense et l'agressivité. Les composantes de fuite ou d'esquive (le fait de se cacher, de se détourner) propres au système agonistique sont généralement plus fortement activées que les composantes d'agressivité, qui se traduisent de façon plus subtile, par des modes de comportement tels que le fait de se ronger les ongles, de se mordre les lèvres, de trépigner et autres symptômes. Étant donné que les modes de comportement caractérisant l'un et l'autre systèmes sont identiques dans toutes les cultures, nous comprenons immédiatement cette expression, même chez des person­nes appartenant à d'autres cultures.

    On ne connaît que partiellement les signaux de nos semblables auxquels nous réagissons par de l'appréhension. Nous savons, par ex., que nous réagissons de façon ambivalente aux contacts visuels. Certes, nous som­mes bien obligés d'adresser un regard aux autres pour indiquer que nous sommes prêts à communiquer. Mais, ce faisant, il ne nous est pas permis de maintenir trop longtemps le contact visuel ; sinon ce contact tourne au regard fixe, susceptible d'être interprété comme menaçant et dominateur. La personne qui parle évite nor­malement une telle escalade en ne cessant, automatiquement, de rompre le contact visuel. Il existe cependant d'autres caractéristiques déterminant une action ambivalente, comme des signaux d'ordre olfactif, dont l'étude ne fait toutefois que commencer. Or, tous les hommes sont porteurs de tels signaux, y compris la mère de l'en­fant. Néanmoins, celle-ci ne déclenche aucune — ou, à y regarder de près, presque aucune appréhension. C'est que la connaissance personnelle atténue chez l'homme, dans une large mesure, l'effet des signaux déclenchant la crainte. Cela fait glisser sur une pente descendante, en direction de la confiance, le comportement de l'inter­locuteur. Le besoin qu'éprouve l'homme de créer des relations personnelles fait partie des dispositions qui lui sont innées. Bowlby, en 1959, a parlé d'une « monotropie » du nourrisson et des analyses assez récentes auxquel­les nous avons également participé montrent que le nouveau-né est déjà “programmé” en vue de l'établissement de tels contacts.

    Ces normes de réaction — simples en soi — conditionnent la vie en commun des hommes dans une mesure tout à fait déterminante. Elles favorisent l'association d'individus en petits groupes dont tous les membres se connaissent personnellement, et le fait est que, pendant la majeure partie de l'histoire, les hommes ont vécu en groupes de ce type, au sein desquels une confiance extrêmement ancienne était à la base de toutes les rela­tions. Les personnes étrangères ne jouaient pas un rôle important dans la vie de tous les jours. Mais la situation s'est modifiée de façon décisive avec le développement des grandes sociétés. Cette évolution se caractérise par un anonymat croissant des relations entre les hommes.

    Aujourd'hui, c'est le contact avec les “étrangers” qui domine et qui fait que tous les signaux de nos semblables déclenchant la dérobade et l'aversion agissent plus fortement que dans un groupe très restreint. Le comporte­ment est ainsi décalé en direction de la méfiance. On le constate, sans autre forme de procès, en observant le comportement des habitants des grandes villes. Ceux-ci font preuve, tout d'abord, de modes évidents de com­portement visant à éviter les contacts. Ils se dérobent en particulier au contact visuel avec des personnes étran­gères. Le phénomène est connu de tous ceux qui s'observent et observent les autres dans un ascenseur d'hôtel. On évite de dévisager ses semblables. Goffman, en 1963, a parlé à ce sujet d'« inattention polie ». Celle-ci prend une tournure moins polie quand elle se traduit par le fait que des hommes passent devant un de leurs semblables se trouvant dans une situation difficile, sans y prêter autrement attention.

    De plus, dans l'agitation fébrile d'une société anonyme, les individus masquent leurs impressions. Ils affectent de se maîtriser et ne trahissent pas leurs sentiments. C'est une espèce d'autoprotection, engendrée par la méfiance : on pense qu'un étranger pourrait utiliser à son profit la disposition d'esprit qu'on manifeste soi-même. C'est pourquoi, en société, nous nous efforçons particulièrement de ne pas perdre la face et de ne laisser paraître aucune faiblesse. Cela peut devenir une habitude si profondément ancrée que, même dans leur cercle familial, certains individus ne parviennent pas à se dépouiller de leur masque et sont finalement obligés de faire appel à l'aide de thérapeutes de la communication.

    Nous observons ensuite, spécialement chez les représentants du sexe masculin, une tendance croissante à l'anony­mat dans les contacts humains : ils s'efforcent de faire aussi peu que possible étalage de ce qui les distingue les uns des autres. Nous notons une homogénéisation de leurs mimiques et, dans une certaine mesure, de leurs vêtements. Notre thèse selon laquelle le système d'évitement des contacts reçoit des impulsions plus fortes dans une société de masse anonyme que dans des groupes fortement individualisés, a d'ailleurs été corroborée par la constatation suivante (qui a fait l'objet d'une étude, en 1976, dans la revue Nature) : les citadins marchent d'autant plus vite à travers les rues de leur ville que le nombre d'habitants de celle-ci est plus élevé (Bornstein, 1976). Dans les sociétés de masse, nos semblables deviennent autant de facteurs de stress. Toutefois, cela ne devrait pas être inéluctablement le cas, car l'homme fait également de nombreuses tentatives pour établir des contacts avec des étrangers. Il aimerait aussi trouver dans ces sociétés de masse un cercle d'amis et de connais­sances, car c'est là une institution qui fait défaut. La mobilité tant vantée de ces sociétés a pour effet de rompre constamment les liens familiaux et relationnels. Et ni les urbanistes ni les hommes politiques ne font quoi que ce soit pour remédier à cette situation.

    Une opinion encore répandue voulant que l'être humain n'ait pas de prédispositions innées, on semble ainsi penser que l'homme est susceptible de s'adapter à n'importe quelles circonstances. C'est ainsi que l'on continue à construire des immeubles avec des aires de jeux insuffisantes pour les enfants, de même qu'on continue à percer des rues à travers les centres encore intacts des villes, comme si l'on n'admettait pas la nécessité de tels lieux de rencontre. En Bavière, il n'y a pas si longtemps, on a dissous, pour des raisons administratives, un grand nombre de petites communes et, ces temps derniers, on a beaucoup discuté sur la tendance à la création de grands ensembles scolaires, avec des classes aux effectifs changeants. Au fond, on fait tout ce qu'on peut pour renforcer l'anonymat.

    On peut mettre au compte d'une naïve théorie du milieu l'insouciance avec laquelle on procède. Certes, on lit de plus en plus fréquemment, dans les revues de psychologie et de sociologie, que l'hérédité joue un rôle important dans le comportement humain, mais ce ne sont souvent là que propos en l'air, car on affirme peu après que l'être humain possède des facultés illimitées pour déterminer lui-même (ou selon le souhait d'autres que lui) son comportement, et qu'il ne dépend pour ce faire que des limites qui lui sont imposées par ses facultés corporelles. C'est dans ce sens que s'est exprimé par ex. V. Reynolds, en 1976, dans The Biology of Human Action. Bien entendu, il y a dans cette thèse quelque chose d'exact : par l'éducation, l'homme peut modifier tout programme de comportement auquel le prédestine son hérédité. Il peut même l'éliminer dans une mesure considérable. Mais cela ne veut pas dire que l'homme qui vient au monde est comparable à une feuille de papier sur laquelle rien n'est inscrit. Nous devons bien plutôt nous attendre à ce que l'être humain fasse preuve d'une certaine résistance à l'encontre de nombreux efforts d'éducation, tandis qu'il en accepte facilement d'autres, comme si ces derniers correspondaient à sa nature. Ce qui ne signifie certainement pas que l'on doive, en consé­quence, dispenser toujours une éducation “conforme à la nature”. Il est permis de supposer que bien des facul­tés adaptatives, transmises par l'hérédité et l'histoire, ne répondent plus aux critères d'intégration aux sociétés de grande taille. Si tel était le cas, force serait d'ailleurs de mettre au point des processus éducatifs contredisant nos pulsions innées.

    En ce sens, Freud aussi a raison quand il estime que la civilisation est répressive. Elle ne l'est cependant pas toujours, et lorsqu'elle l'est, on devrait se poser la question de savoir dans quelle mesure elle doit être répressive pour accomplir les tâches qui lui sont dévolues. Il est certainement bon, pour l'homme, que les programmes d'éducation tiennent compte, dans la mesure du possible, du facteur “nature humaine”, afin d'épargner aux hommes des frustrations obligées (par manque d'expériences vécues).

    C'est intentionnellement que j'ai posé, au point de départ de mon propos, une disposition mentale relativement simple. Il existe toute une série de dispositions analogues et elles déterminent le comportement entre les hom­mes de multiples façons (voir à ce sujet mon article paru dans Gruppendynamik, 4, 1980). M. Spiro a consacré à ce thème un article tout à fait remarquable. Au tout début des années 50, il a étudié un kibboutz israé­lien qui avait été fondé dans les années 20. À l'époque, M. Spiro était, comme il l'avoue lui-même, un adepte de la théorie traditionnelle du milieu, qui occupait une place de choix dans les cercles américains des sociolo­gues et des partisans du béhaviorisme. Dans son ouvrage Gender and Culture : Kibbutz Women Revisited, publié en 1979, Spiro rend compte de sa deuxième enquête, effectuée une vingtaine d'années après sa première visite. À sa grande surprise, il constata que la révolte féministe de la génération des fondateurs avait été suivie par une « contre-révolution féminine ». Alors que la génération des fondateurs avait tenté de réaliser l'émanci­pation de la femme par l'introduction des activités féminines dans des professions jusque-là réservées aux hom­mes, ainsi que par une éducation collective des enfants — on entendait rompre la dépendance de la femme vis­-à-vis de l'homme et celle de la mère vis-à-vis des enfants —, la génération des femmes nées dans ce kibboutz s'est détournée de cet idéal. Bien qu'elles aient été élevées collectivement dans un milieu pédagogique égalitaire et favorable à cette philosophie, les femmes se sont retirées, dans une mesure grandissante, de la vie politique, ainsi que des secteurs de la vie professionnelle qu'elles avaient partagés avec les hommes, afin de se consacrer toujours plus aux soins de leurs enfants. Elles s'habillèrent comme des femmes, et le mariage qui, auparavant, avait été tout juste toléré par la communauté — l'individualisme y étant suspect —, recouvra sa qualité d'insti­tution sociale reconnue.

    Spiro est d'avis que ces phénomènes prouvent que des déterminants “préculturels” jouent un rôle essentiel dans la différenciation psychique du rôle tenu par le sexe. En bon sociologue qu'il est, il évite d'employer le terme “biologique”, mais il signale, à ce sujet, qu'au kibboutz les filles et les garçons jouaient à des jeux différents. Dans leurs jeux, les fillettes notamment n'imitaient que des rôles féminins, et seulement des rôles dans lesquels les femmes s'occupaient de leurs enfants, bien que garçons et filles aient été élevés dans un seul et même milieu d'enseignement. Cela recoupe tout à fait les conclusions tirées des observations culturelles comparatives que nous avons faites sur les peuples “primitifs”.

    L'interprétation de telles expériences de société, de même que les comparaisons entre les cultures, l'étude de l'évolution de la jeunesse et, enfin, la comparaison avec des primates n'appartenant pas à l'espèce humaine, montrent que notre comportement social est bien, dans une mesure considérable, élaboré par des facultés adap­tatives relevant du patrimoine héréditaire et historique. Des phénomènes comme l'émulation en vue d'amélio­rer son rang, la personnalité inhérente au terroir, le contact avec un partenaire se manifestent, certes, par des expressions culturelles diverses, mais n'en sont pas moins des phénomènes universels qui se rattachent directe­ment au comportement des primates n'appartenant pas à l'espèce humaine.

    On doit absolument connaître ces données si l'on veut adapter avec succès le comportement humain aux besoins des temps modernes. Nous sommes libres de donner à notre vie la forme que nous voulons, mais cette liberté suppose la connaissance des bases de notre comportement. On ne pourra donner à la vie, dans la société de l'anonymat, une forme supportable que si nous parvenons à y développer les relations individuelles entre ses membres. C'est dans de telles sociétés seulement que se développe le sentiment d'amour du prochain et, partant, le sens des responsabilités vis-à-vis de communautés plus étendues. L'anonymat signifie la mort de l'amour.

    ► Irenäus Eibl-Eibesfeldt, Nouvelle École n°44, 1987.

    (tr. fr. : Jean-Louis Pesteil, article paru initialement dans la revue Gruppendynamik : Zeitschrift für angewandte Sozialwissenschaft n°13, 1982)

    ◘ Bibliographie :

    M.H. Bornstein et H.G. Bornstein, « The Pace of Life », in : Nature, 1976, 259, 557-558 ; J. Bowlby, Attachment and Loss, Hogarth Press, London, 1959 ; I. Eibl-Eibesfeldt, « Human Ethology : Concepts and Implications for the Sciences of Man », in : The Behavioral and Brain Sciences, 1979, 2, 1-57 ; « Ritual and Ritualization from a Biological Perspective », in : D. Ploog (ed.), Human Ethology : Glaims and Limits of a New Discipline, Maison des sciences de l'homme et Cambridge University, 1979, 3-93 ; Liebe und Hass : Zur Naturgeschichte elementa­rer Verhaltensweisen, Piper, München, 1970 ; E. Goffman, Behavior in Public Places, Free Press, 1966 ; V. Rey­nolds, The Biology of Human Action, Freeman & Co., New York, 1976 ; M. E. Spiro, Gender and Culture : Kibbutz Women Revisited, Duke University Press, Durham, 1979 ; L.A. Sroufe, « Wariness of Stranger and the Study of Infant Development » in : Child Development, 1977, 48, 731-746.

     

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    La culture-marchandise

    [Ci-dessous : Le meilleur des mondes (détail), huile sur toile d'Olivier Carré (1980) ayant servi de couverture à éléments n°37, 1981. Dans une société obéissant aux seules lois de la marchandise, les différences nationales et culturelles font obstacle à l'homogénéisation du marché. Les multinationales réalisent l'idéal du cosmopolitisme plus efficacement qu'aucun système politique ou institutionnel n'y était parvenu avant elles. La société marchande se définit comme une simple addition d'atomes interchangeables. C'est une société-contrat, où les associations sont hasardeuses et transitoires. L'individu abstrait y prend le pas sur la personne différenciée. L'universalisme et l'égalitarisme vont de pair]

    carre-10.jpgL’identification du propriétaire à la personne naturelle, au pur et simple être humain, suppose qu'il y ait au sein du domaine privé une nette séparation entre, d'une part, les affaires que les personnes privées traitent, chacun pour soi, dans l'intérêt proprement individuel de la reproduction de leur existence, et, d'autre part, le “commerce” de société qui les rassemble en un public. Or, c'est précisément cette ligne de démarcation qui s'estompe dés lors que (et dans la mesure où) la sphère publique littéraire a pour moteur de son évolution la seule consommation des biens culturels (…)

    À partir du moment où les lois du marché qui dominent la sphère des échanges et du travail social pénètrent aussi dans la sphère réservée aux personnes privées rassemblées en un public, le raisonnement tend à se trans-former en consommation, et la cohérence de la communication publique se dissout en des attitudes, comme toujours stéréotypées, de réceptions isolées. Ce qui a pour effet direct de bouleverser la sphère privée corrélative d'un public. Les modèles qui autrefois portaient l'empreinte littéraire du tissu même de l'intimité circulent aujourd'hui comme les secrets de fabrication délibérés d'une industrie culturelle patentée dont les produits, diffusés par les media dans le public, ne produisent à leur manière dans la conscience des consommateurs que l'illusion d'une sphère privée bourgeoise. Cette subversion d'ordre psycho-sociologique du rapport originel entre domaine intime et sphère publique littéraire va de pair, sur le plan sociologique, avec une transformation des structures de la famille (…)

    L'idéal bourgeois prévoyait qu'une sphère publique littéraire se formerait à partir de la sphère intime, solidement assise, de la subjectivité corrélative d'un public. Au lieu de quoi, la sphère publique littéraire est aujourd'hui la porte ouverte par où s'engouffre, pour envahir le domaine d'intimité familiale, certaines forces sociales soutenues par cette sphère publique de la culture de masse que constituent les media. Le domaine intime, déjà dépouillé de sa nature privée, est sapé par des éléments de caractère public ; une pseudo publicité privée de son caractère littéraire en est réduite à n'être plus que l'espace où une sorte de superfamille retrouve un climat, non plus d'intimité, mais de simple promiscuité (…)

    La discussion de société entre individus n'est plus le modèle des relations sociales : elle cède la place à des activités de groupe dont le caractère obligatoire est plus ou moins accentué. Celles-ci créent aussi des cadres fixes pour une convivialité informelle ; mais il leur manque toutefois cette force spécifique de l'institution qui autrefois assurait la cohérence des contacts de société et en faisait le substrat de la communication publique ; or, les group activities ne suscitent aucun public. Même dans le fait d'aller ensemble au cinéma, d'écouter ensemble la radio ou de regarder ensemble la télévision, rien ne subsiste des relations caractéristiques d'une sphère privée corrélative d'un public : la communication propre au public qui faisait un usage culturel de sa raison allait étroitement de pair avec la lecture qu'on pratiquait dans cette retraite qu'offrait la sphère privée domestique. Les occupations dont le public consommateur de culture meuble ses loisirs se déroulent au contraire au sein d'un climat social, sans qu'elles aient aucunement besoin de se poursuivre sous la forme de discussion : la disparition de la forme privée de l'assimilation entraîne avec elle celle de la discussion publique sur ce qui avait été assimilé. Et la tension dialectique qui liait l'une à l'autre se trouve neutralisée dans le cadre des activités de groupe (…) Déjà les lois du marché ont pénétré la substance même des œuvres et leur sont devenues immanentes tels des principes directeurs. Dans le domaine très large de la culture de consommation, ce sont des considérations dictées par la stratégie de la vente qui déterminent, non plus seulement le choix, la diffusion, la présentation et le conditionnement des œuvres, mais aussi leur production en tant que telle. Si la culture de masse porte ce nom équivoque, c'est bien précisément parce qu'elle peut étendre son chiffre d'affaires en se conformant au besoin de détente et de distraction d'une clientèle dont le niveau culturel est relativement bas, et non parce qu'elle chercherait au contraire à étendre son public en le formant à une culture dont la substance resterait intacte (…)

    Dans la mesure où la culture devient une marchandise, non plus seulement dans sa forme, mais dans son contenu même, elle s'aliène ceux de ses aspects dont la compréhension suppose une certaine formation — processus où l'assimilation “réussie” élève à son tour la capacité même d'assimiler. La commercialisation des biens culturels entre dans un rapport de proportionnalité inverse avec leur difficulté, non pas du fait de la seule standardisation, mais bien parce que ces produits sont préfabriqués de sorte qu'ils sont déjà prêts à être consommés, c'est-à-dire qu'ils offrent la garantie de pouvoir être assimilés sans préalables exigeants, sans laisser non plus, il est vrai, de marques sensibles. Entrer en commerce avec la culture exerce l'esprit, tandis que la consommation de la culture de masse ne laisse aucune trace et procure ce genre d'expériences dont les effets ne sont pas cumulatifs, mais régressifs (…)

    La consommation culturelle s'est largement dégagée d'une médiation proprement littéraire. Des informations non verbales, ou d'autres qui, si elles ne sont pas pour l'essentiel converties en sons et en images, bénéficient néanmoins d'un soutien optique ou phonique qui facilite leur assimilation, évincent dans une proportion plus ou moins grande les moyens classiques de la production littéraire. Et même la presse quotidienne, qui en est extrêmement proche, subit elle aussi les mêmes évolutions. Une mise en page aérée et une illustration variée soutiennent la lecture dont la marge de spontanéité est de toute façon réduite par une préparation de son contenu (techniques de patterning et de predigesting). Les prises de position de la rédaction cèdent le pas aux informations transmises par les agences spécialisées et aux reportages des correspondants ; les décisions, prises en comité restreint, sur la sélection et la présentation de la matière prennent le pas sur le raisonnement, et l'on n'accorde plus la même place aux informations politiquement orientées ou qui ont une signification sur le plan politique : « les affaires publiques, les problèmes sociaux, les questions économiques, l'éducation, la santé » — pour reprendre l'introduction à une enquête menée par deux auteurs américains —, c'est-à-dire précisément les « informations dont le bénéfice n'est pas immédiat », ne sont pas seulement évincées au profit des « informations dont l'aspect gratifiant est immédiat : bandes dessinées, faits divers, catastrophes, sport, loisirs, nouvelles de la haute société, histoires vécues », elles sont aussi effectivement moins lues et plus rarement, comme l'indique déjà la distinction opérée par les auteurs. Les nouvelles finissent par être essentiellement travesties et sont assimilées à un récit (news stories) dont elles adoptent le format et jusqu'aux caractéristiques stylistiques ; la stricte frontière entre fact et fiction ne cesse de s'estomper. Les informations, les reportages et même les prises de position sont présentés selon des méthodes identiques à celles employées dans la publication de la littérature récréative, tandis que, par ailleurs, les articles culturels tendent, dans un style strictement “réaliste”, à redoubler un état de fait de toute façon subsumé sous des clichés, et lèvent à leur tour la barrière entre roman et reportage.

    Cette évolution qui se manifeste depuis peu dans la presse quotidienne est depuis longtemps à l'œuvre dans les media plus récents : le fait d'intégrer la littérature au journalisme, domaines autrefois distincts, raison critique et information d'un côté, littérature proprement dite de l'autre, provoque un déport de la réalité d'un genre tout à fait singulier, et fait en même temps s'entrecroiser des niveaux de réalité différents. Sous le dénominateur commun de ce qu'on appelle human interest, on voit apparaître ce genre composite des divertissements à la fois agréables et facilement assimilables qui tend à substituer le prêt-à-consommer à une représentation objective de la réalité et qui rend attirante la consommation impersonnelle des avantages de la détente, plutôt qu'il ne conduit à faire de sa propre raison un usage public. La radio, le cinéma et la télévision font radicalement disparaître la distance que le lecteur est obligé d'observer lorsqu'il lit un texte imprimé — distance qui exigeait de l'assimilation qu'elle ait un caractère privé, de même qu'elle était la condition nécessaire d'une sphère publique où pouvait avoir lieu un échange réfléchi sur ce qui avait été lu. Les nouveaux media transforment la structure de la communication en tant que telle ; leur impact est, dans cette mesure-là, plus pénétrant, au sens littéral du terme, que ne fut jamais celui de la presse. Le comportement du public se transforme aussi sous la contrainte du don't talk back, car les émissions d'importance publique sont travesties sous une présentation qui leur donne un caractère privé, et défigurées jusqu'à être méconnaissables parce qu'on les personnalise. Ce qui en résulte avec la force d'une nécessité sur le plan psychosociologique, c'est-à-dire un certain sentimentalisme à l'égard des personnes doublé d'une attitude cynique vis-à-vis des institutions, réduit alors, c'est évident, la capacité de faire usage critique de sa raison contre les instances du pouvoir public à n'être plus que subjective, là même où cette critique serait encore objectivement possible.

    Même dans les couches de la population que l'on aurait auparavant considérées comme cultivées, le domaine autrefois protégé de la sphère d'intimité familiale s'est à ce point effondré que les occupations privées, comme la lecture des romans ou la correspondance, ne sont plus du tout les conditions nécessaires d'une participation à une sphère publique dont la littérature serait l'élément. Par rapport au comportement du public des lecteurs bourgeois, on peut considérer comme certain que l'extension de la lecture au sein du public élargi des mass media a rapidement régressé. L'habitude d'entretenir des échanges épistolaires d'ordre intime devrait également avoir disparu, tout au moins dans une proportion équivalente. S'y est substituée, sous bien des aspects, la participation aux dialogues épistolaires qu'entretiennent la rédaction des journaux et des revues avec leurs lecteurs, mais aussi les stations de radio et les chaînes de télévision avec leur public. Plus encore, les media se présentent comme des instances à qui l'on peut s'adresser pour leur confier des difficultés et des détresses personnelles, et s'affirment compétentes pour aider les gens dans leur existence : radio et télévision offrent de multiples possibilités d'identification, de nombreuses occasions de ressusciter en quelque sorte le domaine privé grâce au fond disponible que constituent les services “publics” de conseil et d'encouragement. Le rapport qu'entretenait à l'origine la sphère d'intimité à la sphère publique littéraire s'inverse : l'intériorité corrélative de la publicité recule sans cesse face aux progrès d'une réification corrélative de l'intimité. Tous les problèmes qui se posent dans le cadre de l'existence privée sont dans une certaine mesure aspirés par la sphère publique, et, s'ils n'y sont pas réglés, ils sont du moins étalés au grand jour sous la haute surveillance d'instances publiques. Mais par ailleurs, les gens prennent une conscience plus aiguë de leur sphère privée, précisément à cause de cette “publication” qui confère à la sphère produite par les media certains aspects d'une intimité de second ordre (…)

    Il est possible de résumer ainsi encore une fois le déclin de la sphère publique littéraire : la surface de résonance que devait constituer cette couche sociale cultivée et éduquée pour faire de sa raison un usage public, a volé en éclats ; le public s'est scindé d'une part en minorités de spécialistes dont l'usage qu'ils font de leur raison n'est pas public, et d'autre part en cette grande masse de consommateurs d'une culture qu'ils reçoivent par l'entremise de media publics. Mais, par là même, le public a dù renoncer à la forme de communication qui lui était spécifique.

    ► Jürgen Habermas, L'espace public, Payot, 1978.

     

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    Sociologie de la communication

    [Les machines prothèses de l'âge industriel faisaient encore retour sur le corps avant d'en modifier l'image. Les prothèses techniques s'infiltrent aujourd'hui au cœur même de l'organisme. On atteint ainsi un point de non-retour dans la simulation. Le corps devient une métastase de sa “technique de base”. Ci-dessous : une illustration de ce que l'essayiste Éric Sardin nomme un “rapport haptique” (montré dans le film Minority report), par ”haptique” étant désigné  la science du toucher : il s’agit d’un nouveau type de rapport de l’humain aux objets techniques ou électroniques sans cesse plus nombreux de notre environnement, . Des dispositifs comme les smartphones et les tablettes à écrans tactiles constitueraient une généralisation de ce processus d’évolution qui, prétendent certains, deviendraient le nouveau paradigme comportemental de l’homme moderne, hyperconnecté, et dans lequel les “interfaces homme-machine” deviennent de plus en plus fines et perméables, créant en cela une “rupture anthropologique“]

    minori10.jpgL’histoire naturelle des communications reste encore à faire. Et leur étude comparée demeure un sujet admirable qui dort dans les cartons de la science. Nous en savons cependant assez pour dégager des tendances. Ce sont elles qui nous persuadent que la psychologie des foules, mise à contribution par Tarde, saisit d'emblée la portée des communications dites de masse. Et ses traits essentiels se révèlent à partir de la naissance de la presse. On hésite à parler de lois à ce propos, tant le mot est galvaudé et dangereux. Retenons donc 3 tendances qui se confirment sans cesse.

    La première concerne le renversement du rôle respectif de la conversation et de la presse — ajoutons-y la radio, la télévision, bref les media — dans la création des opinions publiques. Avant la société de masse, les cercles de discussion, l'échange d'individu à individu, représentent l'élément décisif. À partir de là, les idées et sentiments circulent et pénètrent peu à peu dans des cercles de plus en plus larges. Enfin, le livre et le journal les transportent plus loin et plus vite, de même que le train et l'avion transportent plus loin et plus vite les voyageurs.

    Avec la société de masse, la presse devient la source première, l'origine des opinions qui se diffusent instantanément et sans intermédiaire aux quatre coins du pays, voire dans le monde entier. Ayant en partie remplacé la conversation, elle la domine en partie. Ce n'est donc pas directement qu'elle crée son public et l'influence ; c'est par le moyen des causeries qu'elle stimule et asservit pour en faire des caisses de résonances. Comme le dit Tarde : « Il suffit d'une plume pour mettre en mouvement des millions de langues » (Gabriel Tarde, L'opinion et la foule).

    Il y aurait ainsi, dans l'action des communications de masse, deux étapes. L'une va de la presse vers les cercles restreints, vers les groupes élémentaires de “causeurs”. L'autre va à l'intérieur de ces groupes où chacun est suggestionné, influencé par les autres. L'effet recherché est de changer les opinions et les comportements des gens, leur vote ou leur attitude vis-à-vis d'un parti, par ex. « De telle sorte qu'en fin de compte, les actes mêmes du pouvoir, triturés par la presse, remâchés par la conversation, contribuent pour une large part à la transformation du pouvoir » (ibid.).

    Cette vue de l'action de la communication en deux étapes est celle à laquelle, après un demi-siècle de recherches, se sont ralliés la plupart des spécialistes (cf. E. Katz et P. Lazarsfeld, Personal Influence, Free Press, NY, 1965). Les mass media, en tant que tels, sont dépourvus d'efficacité au niveau de l'individu. Ils ne modifient ni ses opinions, ni ses attitudes. Mais, en pénétrant dans les groupes élémentaires de voisinage, famille, amis, etc., par le truchement de ces colloques personnels, ils finissent par l'influencer et le changer. Bref, une campagne de presse, de radio ou de télévision qui n'est pas relayée par une action directe, de porte à porte, de bouche à oreille, a peu de chances d'avoir un grand impact : « Les cafés, les clubs, les salons, les boutiques, les lieux quelconques où l'on cause sont les vraies causes du pouvoir », écrit Tarde (op. cit.). Point n'est besoin de partager son analyse de la société ou sa confiance dans la puissance de la conversation pour reconnaître qu'à un certain niveau ces observations sont marquées au coin du bon sens et vérifiées par l'expérience.

    Tournons-nous vers la deuxième tendance : la succession des moyens de communication fait constamment passer les foules d'un état rassemblé à un état dispersé. Celui-ci relâche les contacts entre leurs membres, les isole et les met à disposition de ceux qui cherchent à les influencer. Il y a une alternance remarquable des mouvements d'association et de dissociation, produite par des procédés techniques, entraînant des conséquences mentales et sociales. D'abord, la conversation réunit un petit nombre d'interlocuteurs dans un même espace où ils se voient et s'entendent. Ensuite, la presse les éloigne les uns des autres et les transforme en autant de lecteurs séparés. Le cinéma rassemble des individus divers en un lieu où se produit une contagion directe des pensées et des sentiments. De nouveau, la télévision les éparpille, les enferme dans leur maison, les cloue devant le petit écran, et même avec leur famille immédiate le contact est restreint.

    Donc une communication réelle, de proche en proche, alterne avec une communication purement idéale, à laquelle correspond un groupement abstrait. Une foule au premier degré se change en une foule au second degré, mais dont l'emprise sur ses membres, pour être de plus en plus vaste, n'en est pas moins effective.

    La troisième tendance, enfin, est celle de la polarisation des communications dans chaque société. On a pu affirmer, à tort mais non sans une apparence de raison, que leur évolution se produit dans le sens d'une plus grande démocratie et d'une participation accrue des publics. Mais quand on les étudie dans le détail, on observe le contraire. Revenons sur nos pas. Dans les milliers de causeries face à face, les individus échangent des opinions, se questionnent et se répondent. Ils sont dans une relation d'égalité, chacun ayant les mêmes chances d'influencer l'autre. Ces cercles de discussion constituent autant de centres éparpillés de décision et de pouvoir dans un milieu délimité.

    À mesure que les media se développent, ils délogent les conversations et rabotent le rôle de ces cercles de discussion. Chacun est seul devant son journal, son poste, et réagit seul à leurs messages et à leurs suggestions. Les relations de réciprocité entre interlocuteurs se transforment en relations de non-réciprocité entre le lecteur et son journal, le spectateur et la télévision. Il peut voir, écouter, mais il n'a plus aucune possibilité de riposter. Même mis en cause, les conditions dans lesquelles il peut user du droit de réponse le désavantagent toujours. Acclamer, huer, démentir ou rectifier, répliquer au paragraphe du journal, à l'image qui s'étale sur l'écran ou la voix de la radio, tout cela devient impossible. Nous sommes dès lors exposés passivement à leur emprise, soumis à l'autorité de la chose imprimée ou de l'image projetée. Et d'autant plus que l'isolement du lecteur, de l'auditeur ou du téléspectateur lui interdit de savoir combien de personnes partagent ou désapprouvent son opinion. L'inégalité qui va croissant, la dissymétrie fait que « le public réagit donc parfois sur le journaliste, mais celui-ci agit continuellement sur son public » (G. Tarde, op. cit.). Ainsi, sauf exception, la règle générale est que les communications se polarisent. Elles sont de plus en plus à sens unique, de moins en moins réciproques.

    Ces 3 tendances — le recul de la conversation, le passage de l'état rassemblé à l'état dispersé, la polarisation de la presse radio etc. —, autant que par leur nature, se ressemblent par leurs causes et leurs effets. Elles concourent ensemble, mais inégalement, à délivrer des messages bien dorés, comme des médicaments qui peuvent souvent calmer, mais aussi, quand il le faut, exciter les esprits. Jusqu'à ce que ceux-ci ne puissent plus s'en passer. Et le besoin de ces moyens de communication est celui qu'éprouvent les drogués. Sans difficulté, ne parviennent-ils pas à réaliser la suggestion et la domination mentale que leurs maîtres attendent d'eux ? Je m'abstiens de porter un jugement moral dans un domaine où il y a pléthore. Je rapporte seulement un fait que rien n'a démenti depuis le jour où il fut annoncé.

    ► Serge Moscovici, L'âge des foules, Fayard, 1981.

     

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    L'Histoire tuée par l'Événement

    En reculant les bornes de l'écoute, les mass media ont démultiplié les sources de la légitimité intellectuelle, en englobant l'étroite sphère de l'intelligentsia professionnelle, source classique de légitimité, dans des cercles concentriques plus larges, moins exigeants et donc plus faciles à gagner. D'où la possibilité de faire jouer les grands anneaux contre les petits, l'exotérique contre l'ésotérique, les amateurs contre les professionnels. C'est-à-dire, par ex., l'hebdo contre la revue spécialisée, voire le grand quotidien contre l'hebdo culturel, et en derrière instance la télé contre l'hebdo. La loi du marché donnant par définition raison au plus grand cercle, le plus petit ne pourra que s'aligner sur le grand s'il ne veut pas se voir confisquer son propre marché. Les mass media ont fait sauter les clôtures de l'intelligentsia traditionnelle, et avec elles ses normes d'appréciation et ses barèmes de valeur. Cette massification s'est logiquement accompagnée d'un atomisation des intellectuels. Éclaté, dispersé, désintégré, le milieu, quel que soit son degré de concentration géographique ou sociologique, perd sa densité sociale, comme les liens et relations internes des membres de leur intensité d'autrefois. Dissolution des groupes, diaspora des familles, extinction des rites communautaires (la correspondance, la lecture à voix haute, le cénacle, la revue, etc.) (…)

    En diluant le moi collectif de l'ancienne intelligentsia, les media désintègrent l'ancien surmoi professionnel de ses membres. En 1950, aucun philosophe — la peur du ridicule aidant — n'aurait osé publier un ouvrage comme ceux qui ont dernièrement occupé les magazines, car l'environnement universitaire avait gardé assez de compacité pour fonctionner comme autocensure. Il ne s'était pas encore dissous dans le deuxième cercle d'autorité, dont l'existence permet à présent à la fois de court-circuiter et de circonvenir le premier. Camus lui-même, avec l'avantage de l'intégrité et de ne pas appartenir à la corporation universitaire, n'avait pas réussi à imposer son Homme révolté en tant que réflexion philosophique — les salves des hommes de métier Sartre et Jeanson (dont il serait sectaire de réduire la réaction à du sectarisme) ayant suffi à dégonfler la chose aux yeux des lettrés. En 1951, les journalistes finiront par se ranger à l'avis des professeurs, un quart de siècle plus tard des professeurs se rangent à l'avis des journalistes. Il ne s'agit pas de dire qui a raison ou tort, mais de repérer l'interversion des champs. À présent, la sous-traitance du concept philosophique en généralité littéraire est redevenue une option rentable, car le tribunal intérieur du grand journalisme idéologique a fait sauter le verrou de l'ex-communauté philosophique. Puisque le marché fait loi, et que l'Université n'a plus le monopole des légitimités intellectuelles, il n'est pas du tout déraisonnable de faire ouvertement l'impasse sur l'avis de 2.000 professionnels en leur opposant un million de lecteurs de magazines et dix millions de téléspectateurs. En modifiant la composition du référentiel, l'accroissement du jury compétent — et des compétences du jury — a donc eu des effets sur la fonction et la qualité de la production. Non qu'on soit passé du “pas sérieux s'abstenir” au “sérieux s'abstenir” : chaque époque médiologique détermine par consensus ce qui doit être tenu pour “sérieux”, de même que chaque époque idéologique produit sa réalité en modifiant ce que les hommes s'accordent à tenir pour “réel”. Dans les années 50, un universitaire qui donnait un texte à France-Soir, ou un écrivain qui allait à une émission de variétés télévisées, “ça faisait drôle”. Dans les années 80, ceux qui n'y seront pas paraîtront sans doute un peu louches (…)

    Le grand roque du “Journaliste” et de “l'Auteur”, c'est la destitution de l'Œuvre par l'Événement. La royauté de l'écrivain avait pu résister aux horreurs et aux bourrasques du siècle tant que primait une certaine idée de permanence, selon laquelle, plus important que l'histoire contingente, était le sens qu'elle abrite et qui lui survit. Dos Passos, Hemingway, Malraux, Vaillant, Cendrars : ceux qui se sont le mieux incorporés à l'Aventure, parmi les écrivains de la première moitié du siècle (qui va, compte tenu du fameux décalage des 15 ans, jusqu'aux années 60) ne rattrapèrent à tout prix l'événement ou l'exotique que pour les radiographier et détecter à contre-jour, à fleur de temps, les maladies cachées des hommes. Ils traquaient dans la violence un en deçà de valeurs et de mythes — ou un au-delà, peu importe ici. L'espoir est un reportage métaphysique, parce qu'en 1936 chaque homme en tant qu'homme était à son insu un combattant de la guerre d'Espagne. “Couvrir l'actualité”, non pour se découvrir soi-même, mais pour dépister ce qui relie ce moi à tous les autres hommes : il y avait du narcissisme — mais éthique — chez ces grands écumeurs de désastres. Faux journalisme, vraie littérature. Mais le journalisme ne s'égale à lui-même que sur fond d'éternité. Quand l'observation, à force d'exactitude et d'humilité, redevient poème. Un témoin qui s'annule derrière son témoignage annule aussi sa contingence : paradoxe et récompense des modestes qui savent faire attention.

    Vingt ans. En se troublant, le cristal historique se brise en “actualité” ; et l'émiettement du sens libère une poussière d'événements et de “sensations” qui ne doivent plus leur valeur à leur pouvoir de révélation, mais à leur mise en scène et à leur force de dissuasion (…) Adieu mémoire — qui enracinait le sens dans une continuité. Adieu postérité : si le présent peut se passer de souvenirs, pourquoi le futur s'encombrerait-il d'un passé ? L'histoire reflue sur l'instant, les jours s'effacent les uns les autres sur le sable. Quand les significations s'effritent, il n'y a plus que des “nouvelles”. Et les nouvelles, c'est l'affaire des journaux. L'information devient son propre horizon. Plus de codage, plus de déchiffreurs : on enregistre, on tourne, on prend des notes, et point final. Les laborieux, les ciseleurs du sens, les employés du chiffre et des secrets cèdent la place aux metteurs en page, les conservateurs d'archives aux fabricants de surprises. S'il n'y a rien de plus dans l'événement que dans le téléscripteur, à quoi servent les maniaques du décryptage, les traducteurs de l'événement en œuvre d'art ? Journal, notre frère, qui rôde à ras de terre, donne-nous notre faim quotidienne et que ta volonté soit faite sur la terre comme aux cieux : advienne chaque jour le règne du non-sens.

    Le sacre de “l'Événement” (avec la consécration de tous ceux qui sont en position de le fabriquer) n'a pas été, bien entendu, un événement. Trop décisif pour être aussitôt aperçu, trop prégnant pour faire reconnaître son vrai relief. Il n'a pas eu lieu un beau jour, et toute datation force le trait. Le seuil critique des mutations semble néanmoins avoir été atteint en 1968. L'Événement s'installe en maître quand l'Histoire fait le vide. N'est-il pas paradoxal de faire remonter son règne au moment le plus plein de la France moderne ? En mai 68, pour la première fois, les media font l'Histoire en direct, le sort du pays se décide à la radio et se mime à la télé ; le journaliste, qui décernait déjà des lauriers, dépose, propose et repose la couronne : qui t'a fait roi — qui t'a fait prince ? Pourquoi pas ? Les producteurs de biens matériels sont en grève et la machine politique en panne : il fallait bien quelqu'un pour occuper le terrain. L'appel d'air dresse au premier rang ceux qui sont le mieux outillés pour “faire de l'air”. Les maîtres des ondes et les faiseurs de titres détrônent les maîtres de la langue et les faiseurs de cours. La Roche tarpéienne est proche du Capitole. Sartre ne triomphe en Sorbonne que parce que Sartre et la Sorbonne vont être mis à bas : en 68 la pièce s'est parlée à l'envers ; après quoi les acteurs de la révolte intellectuelle (pas tous, bien sûr) entrent dans leur carrière à reculons. Ils avaient commencé par lutter, au nom des opprimés, contre les “media pourris” ; ils collaborent au pourrissement des luttes par les media ; au nom du Savoir, contre les despotismes ; ils répètent que tout savoir est despotique ; au nom de la vérité, contre la censure et le carton-pâte ; ils manient comme personne le ciseau de l'éteignoir ; et l'on ne voit et n'entend plus qu'eux en tous les lieux d'État. Bref, ils ont gagné la partie, sauf que nul ne règne innocemment, les médiocrates moins que personne.

    ► Régis Debray, Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay, 1979.

     

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    La culture de masse en question

    [« Le langage se laisse alors entraîner par son double, et joint le meilleur au pire pour un fantôme de rationalité dont la formule est : tout le monde doit y croire. Tel est le message de ce qui nous masse » (J.L. Bouttes, «Le destructeur d'intensités»). Le langage publicitaire a envahi tous les langages. La publicité n'informe plus sur les produits. Devenue à elle-même sa propre marchandise, elle constitue désormais l'image sans cesse produite et reproduite de la dissolution du social. Tous les artifices du sens et du non-sens s'y répètent avec lassitude à l'intention d'un marché de consommateurs rendu de plus en plus homogène]

    philo10.jpgTout homme de gauche serait probablement d'accord pour dire que des institutions politiques représentatives ne garantissent pas à elles seules un mode de vie démocratique. Par opposition à la conception minimaliste de la démocratie — qui cherche seulement à libérer la compétition industrielle des interférences de l'État, qui définit la démocratie par l'abolition des privilèges particuliers, et qui demande à ce que soient appliquées de façon impartiale les règles destinées à donner à tous des chances égales au départ dans la vie —, la gauche a toujours soutenu une vision plus large, qui ne touche pas seulement la démocratie politique, mais aussi la démocratie économique et la démocratisation de la culture.

    La critique de gauche de la libre entreprise commence par constater que l'existence de règles de compétition formelles ne donne nullement des chances égales à chacun. De fait, la facilité avec laquelle les avantages de classe se perpétuent dans un système de démocratie politique a parfois conduit certains radicaux à la croyance, d'ailleurs erronée, que la démocratie politique est un trompe-l'œil et que les “libertés politiques bourgeoises” sont seulement un instrument de la domination de classe. Mais même ceux qui considèrent la liberté d'expression, le suffrage universel et des institutions représentatives comme des conditions absolument essentielles de la démocratie (et il serait réconfortant de penser qu'ils sont maintenant une majorité à gauche) admettront facilement que ces garanties politiques ne représentent rien d'autre qu'un début (1). À leur avis, la démocratie exige aussi, pour le moins, des syndicats puissants, un impôt proportionnel sur le revenu et des interventions du gouvernement pour encadrer l'activité industrielle. Beaucoup ajouteront même qu'elle exige aussi la socialisation des moyens de production.

    Il est bien clair toutefois que le socialisme lui-même n'est pas une garantie de la démocratie ; et c'est un fait que le caractère autoritaire des régimes socialistes existants a conduit la gauche, non seulement à réviser ses opinions sur la démocratie politique, mais aussi à penser de plus en plus fermement qu'une “révolution culturelle” pourrait bien représenter l'élément le plus important pour établir une société vraiment démocratique. Cette idée un peu abstraite signifie évidemment des choses différentes pour différentes personnes. En général, on veut dire par là que les vieilles habitudes de soumission à l'autorité tendent à réapparaître au sein même des mouvements dont les objectifs sont démocratiques, et qu'à moins que ces habitudes soient arrachées à la racine, les mouvements révolutionnaires continueront toujours à recréer les conditions qu'ils cherchent précisément à abolir. Les partisans d'une révolution culturelle mettent l'accent sur la réapparition des vieux schémas autoritaires en Union soviétique et dans les autres régimes socialistes, ou encore sur la réapparition des tendances sexistes à l'intérieur de la Nouvelle gauche la plus “libérée”. Ils en concluent qu'aussi longtemps que ces schémas de domination n'auront pas été détruits, les mouvements démocratiques manqueront toujours leurs objectifs de départ.

    L'idée d'une révolution culturelle n'est pas nouvelle. Sous une forme ou une autre, elle a toujours fait partie de l'idéologie démocratique depuis ses débuts. Les meneurs des révolutions démocratiques du XVIIIe siècle insistaient sur le fait que la démocratie exige que les citoyens soient “éclairés”. Au XIXe siècle, l'institution du suffrage universel pour les hommes ajouta encore à la croyance selon laquelle, pour que les institutions démocratiques prospèrent, les masses devraient être poussées à sortir de leur torpeur intellectuelle séculaire et munies des outils de la pensée critique (2). Au XXe siècle, la démocratisation de la culture est devenue une préoccupation centrale pour les penseurs de la tradition progressiste. Certains d'entre eux se sont rangés à l'opinion de John Dewey, selon qui des réformes anti-autoritaires dans l'enseignement encourageraient la formation d'habitudes mentales critiques et scientifiques. D'autres, comme Thorstein Veblen, ont plutôt mis leur confiance dans les effets intellectuellement émancipateurs de l'activité industrielle (3). D'autres encore ont mis l'accent sur les capacités d'“auto-éducation” des masses, ou sur le rôle dirigeant d'une élite tutélaire. Toutes ces positions ont au moins comme point commun de se fonder sur un ensemble de postulats ayant trait à l'effet dissolvant exercé par la “modernité” sur les modes de pensée “traditionnels”. L'opinion qui a prévalu est que la démocratisation de la culture exige au préalable un programme éducatif ou un processus social (ou encore les deux), qui soit capable d'arracher les individus à leur contexte habituel, d'affaiblir les liens de parenté, les traditions locales et régionales, et toutes les formes d'attachement au sol. Aux États-Unis en particulier, la suppression des racines a toujours été perçue comme la condition essentielle de la croissance des libertés. Les symboles dominants de la vie américaine, la “frontière” et le melting pot, ont contribué, entre autres, à développer l'idée que seuls les déracinés peuvent parvenir à une véritable liberté intellectuelle et politique.

    marketing de masse et réduction des choix

    Ce modèle implicite d'éducation “éclairée” doit être révisé. Il est à bien des égards fallacieux. Il sous-estime la puissance et la valeur des attachements traditionnels. Il donne à tort l'impression que les sociétés “traditionnelles” sont en état de stagnation intellectuelle et technologique, et, en même temps, il encourage la surestimation des accomplissements de l'esprit moderne “affranchi”. Il représente le sens du lieu et le sens du passé comme absolument réactionnaires dans leurs implications politiques, et ignore le rôle important qu'ils ont joué dans les mouvements démocratiques et les révolutions populaires. Non seulement il exagère les effets libérateurs du déracinement, mais il véhicule une conception appauvrie de la liberté. Il confond la liberté avec l'absence de contraintes.

    La critique dirigée contre cette conception dominante — l'analyse dominante du processus de “modernisation” — doit s'effectuer de deux façons. La première a pour objet de faire apparaître la persistance des formes prétendument démodées de particularisme — liens familiaux, religion, conscience ethnique, nationalisme noir — qui, non seulement ont elles-mêmes démontré qu'elles résistaient au melting pot, mais continuent de fournir aux gens des ressources psychologiques et spirituelles essentielles à une citoyenneté vraiment démocratique et à une vue universelle des choses, par opposition au point de vue déraciné, désorienté, que l'on confond si souvent aujourd'hui avec la libération intellectuelle. La seconde doit tenter d'expliquer pourquoi la culture de masse, homogénéisée, des sociétés modernes n'engendre nullement une mentalité “éclairée” et indépendante, mais au contraire la passivité intellectuelle, la confusion et l'amnésie collective. Le présent article entre dans la seconde catégorie. Il entend sortir la discussion sur la “culture de masse” des ornières dans lesquelles elle s'est embourbée depuis les années 40 et 50, lorsque Dwight Macdonald, Irwing Howe, Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Leo Lowenthal et bien d'autres avaient commencé à soutenir que les masses n'avaient abandonné leurs anciennes habitudes que pour devenir les victimes de la publicité et de la propagande moderne (4). Cette critique de la culture de masse présentait en effet beaucoup de défauts, et c'est la raison pour laquelle il a été facile aux écrivains des années 60 et 70 de la rejeter plutôt que de chercher à l'affiner et à la remodeler. Ceux qui s'en prenaient à la culture de masse témoignaient, par ex., d'une compréhension très faible de l'art populaire (Adorno écrit ainsi à propos du jazz que le « caractère plaintif de sa musique traduit une nostalgie… de la soumission ») (5). Nombre de ces critiques basaient leur argumentation sur l'idée douteuse que les structures de classe, ayant éclaté, avaient été remplacées par la “société de masse”. Ils minimisaient les capacités de résistance populaire ou publique à la “manipulation” psychologique opérée par les médias. Ils pensaient que les médias avaient détruit toute trace d'une vraie culture populaire et que, de ce fait, les seuls opposants à la culture de masse provenaient de la petite minorité des tenants d'une “haute culture”. Leur attachement personnel au modernisme culturel était souvent dépourvu de tout esprit critique, et tendait lui-même à justifier leur adhésion à des mouvements élitistes ou d'avant-garde, non seulement dans le domaine culturel, mais aussi dans le domaine politique — aspect particulièrement fâcheux de leur position (6).

    Pourtant, malgré ses graves défauts, la critique de la culture de masse était porteuse d'une perspective historique importante, que l'on peut retracer de la façon suivante. Depuis le XVIIIe siècle, l'offensive contre le particularisme culturel et l'autorité patriarcale, qui avait pour but — tout au moins au début — d'encourager l'indépendance psychologique et l'esprit critique, a perdu toute signification du fait de l'apparition d'un marché universel de facilités, qui a abouti à l'effet opposé. Or, ces deux processus sont étroitement liés ; ils font partie de la même séquence historique. Le développement d'un marché de masse qui détruit l'intimité, décourage l'esprit d'indépendance et met les individus dans la dépendance de la consommation en vue de la satisfaction de leurs besoins, anéantit les possibilités de libération que la destruction des anciennes contraintes pesant sur l'intellect et sur l'imagination avait laissé entrevoir. Le résultat est que la suppression de ces contraintes revient souvent, dans la pratique, à générer seulement la liberté de choisir entre des facilités plus ou moins indiscernables. L'homme ou la femme moderne, émancipé et “éclairé”, se révèle, quand on y regarde de près, un simple consommateur qui n'est pas tellement souverain. Au lieu d'assister à la démocratisation de la culture, nous assistons en fait à sa complète assimilation aux exigences du marché.

    Or, la confusion de la démocratie avec la libre circulation des biens de consommation est si profonde que toute protestation contre l'industrialisation de la culture est automatiquement rejetée et perçue comme une protestation contre la démocratie elle-même, tandis que, d'un autre côté, la culture de masse est défendue à partir de l'idée qu'elle a permis de faire accéder chacun à un éventail de choix qui était autrefois réservé aux plus riches. En fait, le marketing de masse — dans le domaine culturel comme ailleurs — n'augmente pas, mais réduit les possibilités de choix des consommateurs. Les produits en état de compétition ouverte peuvent être de moins en moins distingués ; d'où la nécessité de donner l'illusion de la variété en les présentant comme des innovations “révolutionnaires”, des produits stupéfiants de la science et de la technologie moderne, ou, dans le cas des productions de l'esprit, comme des découvertes intellectuelles dont la consommation favorisera instantanément la profondeur de vue, le succès matériel ou la paix de l'esprit. Pourtant, dans toutes les discussions sur la culture de masse, les effets les plus familiers du marketing de masse — la consolidation du pouvoir financier, la standardisation des produits, le déclin de la dextérité personnelle — disparaissent dans un nuage de rhétorique populiste. Il est particulièrement remarquable, par ex., que, dans ce débat sur la culture de masse, tant d'hommes de gauche, toujours prompts à se défendre des accusations d'élitisme, n'hésitent pas à se réclamer d'une sorte d'idéologie de la libre entreprise en défendant la culture de masse, idéologie qu'ils seraient les premiers à rejeter si l'on en tirait prétexte pour empêcher le gouvernement d'intervenir dans la vie industrielle. C'est ainsi que Herbert Gans rejette toute critique de la culture de masse, sous le prétexte qu'il existe un « impact pavlovien » sur les mass-média, résultant, dit-il, de ce que le public « répond (aux médias) d'un certain nombre de façons (et) contribue à créer (le contenu des médias) par un effet de rétroaction exercé sur elles » (7). Or, c'est exactement le même type de raisonnement qu'utilisent les défenseurs du capitalisme financier pour essayer de démontrer que la politique des sociétés commerciales obéit aux décisions du “consommateur souverain” et que, de ce fait, toute tentative visant à règlementer leurs activités empêchera le consommateur d'exercer “librement” son choix.

    D'après Gans, la critique de la culture de masse « ignore les caractéristiques et les désirs des gens qui choisissent la culture ». Non seulement elle conteste leurs jugements, mais elle s'en prend aussi à leur droit d'exercer librement leur choix. Elle ne saurait donc être utilisée pour déterminer une politique officielle : « Dans une société démocratique, toute opinion susceptible d'inspirer une politique doit commencer par prendre en compte le fait que les cultures sont choisies par les individus et qu'elles ne peuvent pas exister sans eux ». En fait, non seulement Gans exagère l'éventail des choix existants, mais il rend le débat sur la culture de masse parfaitement insignifiant en le ramenant à de simples questions de goût. Pour lui, les adversaires de la culture de masse veulent tout simplement imposer leurs goûts raffinés aux membres moins riches et moins bien éduqués de la société, lesquels ont le droit de manifester des préférences plus simples et d'avoir une culture « liée à leurs propres expériences ». Les propagandistes d'une culture de haut niveau prétendent que celle-ci dispense « une gratification esthétique plus forte et peut-être plus durable », mais cette « assertion — affirme Gans, en se réclamant de ce qu'il croit être l'objectivité scientifique — demande encore à être vérifiée empiriquement ». Les adversaires de la culture de masse n'auraient pas non plus donné la preuve que « les choix portant sur les goûts culturels affectent la capacité des individus à vivre en société », ni que « les créateurs d'un goût culturel donné agissent volontairement de façon telle qu'ils amoindrissent cette capacité ». Ce qui revient à dire que la culture de masse ne peut être considérée comme une affaire de politique officielle qu'à la condition que la Médecine Générale certifie, non seulement que la consommation de camelote est destructrice pour l'esprit, mais encore que ceux qui fabriquent cette camelote la mettent au point délibérément pour qu'elle ait des effets néfastes !

    Totalement aveugle devant les rapports existants entre culture et politique, sinon les plus grossiers, Gans affirme que la mise au point d'une « politique économique égalitaire est largement prioritaire par rapport à la vie culturelle ». La culture, après tout, sert essentiellement selon lui à éviter de s'ennuyer, « à faire passer le temps plus agréablement » ! Ni l'amélioration du temps libre ni la “réalisation de soi-même” (l'autre fonction, plutôt nébuleuse, que Gans attribue à la culture) ne dépendent d'un « niveau de goût élevé ». « Si les gens sont capables de faire prévaloir leurs propres standards esthétiques et y trouvent un contenu culturel qui les satisfait, il leur est possible de parvenir à tous les niveaux à une réalisation d'eux-mêmes et à un aménagement satisfaisant — c'est-à-dire caractérisé par un minimum d'ennui (!) — de leur temps libre ». Une telle défense du « pluralisme esthétique » (pour reprendre l'expression avec laquelle Gans caractérise son programme) tient donc pour acquise la conception appauvrie de la culture à laquelle les adversaires de la culture de masse entendent précisément s'attaquer, conception qui, de leur point de vue, résulte de la séparation du travail et du jeu, de l'organisation des “distractions” par les mêmes forces mercantiles qui ont déjà envahi la sphère du travail, et de la réduction qui s'ensuit de la culture à un passe-temps de diversion, à une activité routinière destinée à s'occuper pendant des moments de temps libre qui sont déjà devenus aussi vides que les moments de travail.

    Ce ne sont pas seulement les défenseurs du “pluralisme culturel” qui appauvrissent l'idée même de culture et qui ignorent le rapport entre la liberté intellectuelle et la liberté politique — ou qui définissent la liberté intellectuelle de façon si étroite qu'elle en est pratiquement réduite à néant. La culture de masse a elle-même parfois dégénéré en une simple satire contre le goût populaire, au lieu d'être une véritable analyse de la production de “facilités”. Vers 1960, l'enjeu du débat était devenu si obscur que Dwight Macdonald pouvait se débarrasser de l'objection selon laquelle son plaidoyer en faveur d'une culture de haut niveau était antidémocratique, en déclarant que “là n'était pas la question”. « Les grandes cultures du passé ont toujours été l'affaire d'une élite », affirmait-il ; et l'espoir qu'une culture de l'élite puisse trouver une audience populaire était devenu illusoire. La « noble vision » évoquée par Whitman d'une culture démocratique élaborée par des intellectuels « si populaires et si sublimes qu'ils auraient même pu influencer les élections », apparaissait comme une « absurdité ». Le mieux que l'on pouvait espérer, dans les sociétés industrielles avancées, était la mise au point d'une politique culturelle capable de séparer les « deux cultures » et d'encourager l'émergence d'un « certain nombre de publics plus petits et plus spécialisés » (8).

    Les partisans d'une culture de haut niveau se retrouvaient ainsi dans la même position que leurs adversaires. Ni les uns ni les autres ne croyaient plus à la possibilité d'une authentique démocratisation de la culture. De même que les politologues des années 50 et 60 avaient commencé à dire, à partir d'une conception tout aussi pauvre du pluralisme, que l'existence des démocraties reposait sur l'organisation de petits groupes d'intérêts spécialisés plutôt que sur la participation populaire, et que, par conséquent, les sociétés démocratiques pouvaient très bien continuer à fonctionner (voire fonctionner mieux qu'auparavant) même si la moitié de l'électorat ne prenait plus la peine de voter, de même les partisans du “pluralisme” culturel se bornaient à demander, selon les termes utilisés par Gans, une politique qui « répondrait à tous les goûts du public », en « offrant à chacun les programmes culturels répondant à ses standards esthétiques ». Gans rejette d'ailleurs explicitement toute politique éducative ayant pour but d'élever le niveau du goût populaire de masse. « Les pauvres — déclare-t-il avec condescendance — ont droit à leur culture comme n'importe qui », et, de toute façon, « une culture de haut niveau exige de se sentir affectivement concerné à un tel point par rapport à un certain nombre d'idées et de symboles » que seule une petite minorité en est capable. « La théorie démocratique affirme certes que tous les citoyens doivent recevoir une éducation dans tous les domaines » concluait-il ; « il n'en reste pas moins que les démocraties fonctionnent et doivent fonctionner même lorsque les citoyens ne sont pas éduqués » (9).

    Si ces opinions émanaient d'un sociologue isolé, on pourrait les considérer comme simplement superficielles et mal informées. Mais les mêmes arguments ont été avancés par un grand nombre d'hommes de gauche, et leur diffusion donne à penser qu'il existe de graves confusions concernant la nature même de la démocratie et de la liberté. En outre, notre système d'éducation repose lui-même de plus en plus sur l'idée implicite que les démocraties peuvent « fonctionner même lorsque les citoyens ne sont pas éduqués ». Sous prétexte de respecter le droit des minorités « à leur culture » et, plus généralement, sous prétexter de respecter les droits des jeunes, les écoles ont abandonné tout effort réel pour faire connaître « ce que l'on sait et ce que l'on pense de mieux dans le monde ». Elle se basent désormais sur l'idée qu'une culture dite de haut niveau est intrinsèquement élitiste, que l'on ne doit jamais demander à quelqu'un d'apprendre quelque chose de difficile, et qu'il faut cesser d'“imposer” aux pauvres les valeurs de la classe moyenne (10). Tout comme Gans, les enseignants américains invoquent des slogans démocratiques pour justifier des programmes qui condamnent la plupart de nos concitoyens à être des demi-illettrés. Ils font appel au dogme du “pluralisme culturel” pour justifier l'échec massif de l'enseignement public.

    la masse, constituée en société

    On mesure parfaitement la dégradation du dogme démocratique en comparant les conceptions actuelles en matière de “pluralisme culturel” avec les conceptions bien différentes proposées dans le passé par Randolph Bourne, écrivain que l'on présente souvent comme le “grand ancêtre” de ceux qui parlent aujourd'hui en faveur de la conscience ethnique et de la diversité culturelle. Dans son essai intitulé Trans-National America, paru en 1916, Bourne proposait une conception pluraliste de la culture américaine, mais il ne disait nullement qu'une “culture de haut niveau” demande trop d'effort et d'éducation pour être communiquée aux masses, que les individus défavorisés ont “droit” à une culture de troisième niveau, que “tout le monde a le droit de s'évader un peu”, ou encore que, de toute façon, le “niveau culturel d'une société” est moins important qu'un “bon standard de vie” (11). De tels arguments lui seraient probablement apparus comme tout aussi antidémocratiques dans leurs implications que la volonté d'imposer à tous les immigrants une culture anglo-saxonne uniforme — qui était précisément ce à quoi il s'attaquait le plus. S'il s'opposait à la diffusion généralisée « des snobismes anglais, de la religion anglaise, des styles littéraires anglais, des canons et des convenances littéraires anglais, de la morale anglaise et de la supériorité anglaise », ce n'était pas parce qu'il pensait qu'il n'était pas bien de demander aux enfants d'immigrants d'apprendre la langue anglaise ou d'étudier les chefs-d'œuvre de la littérature anglaise, mais parce que, à son avis, le « désir de tout fondre dans un moule anglo-saxon » ne pouvait qu'aboutir à « créer des tensions et une crise de confiance ». Le plaidoyer de Bourne en faveur de la diversité ne récusait nullement la nécessité d'une « force motrice d'intégration ». Tout au contraire, c'est justement parce que la culture “coloniale”, “paroissiale”, de l'élite anglo-américaine s'était révélée incapable de fournir une force d'intégration de ce genre, qu'il estimait que la société américaine avait commencé à se dissoudre en “pièces détachées”, donnant naissance à une vie américaine « composée d'éléments épars, caractérisée par un niveau de civilisation déclinant, une fausseté générale de l'apparence générale et du goût, des clins d'œil bon marché, l'absence d'esprit et de sentiments authentiques que l'on peut voir dans nos petites villes débraillées, nos films insipides, nos romans populaires, et les visages vides des individus dans la foule des rues des grandes cités ». Le livre de Bourne reste un modéle par rapport auquel on peut comprendre à quel point se trouve aujourd'hui appauvris, non seulement le “pluralisme” qui est à la base de nos récentes politiques d'éducation et des débats récents sur la culture de masse, mais aussi cette conception de la “libération culturelle” selon laquelle le mouvement historique vers « l'autonomie et l'intégration » exige la dissolution des cultures “traditionnelles”. La façon dont on considére la liberté comme synonyme d'absence de toute influence extérieure et de possibilité de choisir parmi les différents produits qui sont en compétition ouverte les uns avec les autres, dérive en partie d'une aperception simpliste d'un processus de “modernisation”, qui se contente de souligner « le caractère positif des mouvements tendant vers l'autonomie », d'« opposer l'individu à toute autorité », de plaider pour la « suppression des contraintes extérieures » et pour une « délégation plus grande des pouvoirs sociaux », tous phénomènes qui, dit-on, permettraient aux individus de « se fixer des objectifs personnels à partir d'un éventail plus large de fins légitimes » (12). Selon les sociologues qui se rallient à cette conception de la modernisation, la critique de la culture de masse, tout comme la critique marxiste du capitalisme dont elle a hérité, n'est qu'une interprétation romantique de la société “traditionnelle”, qui ne veut pas voir les effets stérilisants que celle-ci exerce sur l'esprit et qui ne tient pas compte des améliorations intervenues dans le mode de vie ou le goût populaire. « La société nouvelle — écrit Edward Shils — est une société de masse, en ce sens précisément que la masse de la population a été constituée en société » (13). Pour la première fois, l'homme du commun a la possibilité de « sortir de son existence séculaire, immémoriale, attachée à la terre », et de « devenir un membre à part entière de la société, en menant une vie humaine dans laquelle il peut manifester ses goûts culturels » (14). Selon cette vue des choses, ce n'est pas l'exploitation capitaliste ou la cage de fer de la rationalité bureaucratique qui est à l'origine de ce malaise de l'homme moderne dont on parle tant, mais l'abondance même des choix auxquels les gens sont désormais confrontés : « Lorsqu'il existe dans la société des alternatives complexes, l'individu doit apprendre à se diriger dans l'existence sans compter sur ses appuis traditionnels, c'est-à-dire sans tenir compte des liens ethniques, de classe ou de parenté. Cette nécessité dans laquelle il se trouve de faire des choix (fait naître chez lui) un sentiment persistant de mécontentement » (15).

    L'idée symbolique du melting pot est peut-être passée de mode, mais l'idée plus générale qui l'inspirait est toujours bien vivante : l'idée que les individus doivent renoncer à leurs racines pour devenir des citoyens du monde moderne. L'argument-clé auquel Gans a recours contre les partisans d'une “culture de haut niveau” revient à dire que ces derniers, étant des intellectuels déracinés, ont déjà suivi le chemin difficile qui mène de la tradition à la modernité, et qu'ils s'imaginent que n'importe qui peut partager leurs idées en matière de “créativité” et de “réalisation de soi-même” et leur morale « de l'individualisme et de la résolution individuelle des problèmes ». De façon à nouveau assez paternaliste, Gans affirme que « bien des Américains appartenant au monde du travail, ou même à la classe moyenne, sont encore en train de se libérer des cultures parentales traditionnelles et d'apprendre à se comporter en individus autonomes, avec leurs propres besoins et leurs propres valeurs ». En d'autres termes, ils commencent à se rapprocher du haut niveau de l'élite “éclairée” ; et les médias, toujours selon Gans, jouent un rôle “progressiste” à cet égard, en contribuant à faire éclater les cadres restrictifs de la culture patriarcale et “traditionnelle” dont les travailleurs commencent tout juste à se libérer. Les médias, par ex., “libèrent” la ménagère des contraintes parentales, en lui permettant de prendre des décisions et d'agir en fonction des jugements et des goûts qui sont les siens. « Imaginons une ménagére qui a décidé qu'elle allait décorer sa maison à sa façon, plutôt qu'à la façon dont ses parents et ses voisins l'ont toujours fait » : les médias « lui fournissent, non seulement une justification de son désir de s'exprimer par elle-même, mais encore toute une série de solutions, liées à des goûts culturels différents, à partir desquels elle pourra commencer à développer le sien ». De même, « la diffusion des articles sur la libération de la femme dans les magazines féminins les plus répandus peut aider une femme qui est encore plongée dans une société de type sexiste à formuler des sentiments et des idées qui lui permettront de commencer à se battre pour sa propre liberté » (16).

    En fait, comme bien d'autres analystes de la “modernisation”, Gans passe complètement à côté du fait, plutôt ironique, que la “libération” de la ménagère par rapport aux attitudes “traditionnelles” repose presque exclusivement dans l'exercice de ses choix de consommation. La ménagère ne se libère de la tradition que pour se plier à la tyrannie de la mode. Son individuation et son “inclusion” dans notre culture se traduit par une intégration, non dans une communauté d'égaux, mais dans un marché de biens de consommation. En pratique, il n'y a pas d'autre liberté que la liberté de choisir entre la marque X et la marque Y. Et quant aux “idées” et aux “jugements” parmi lesquels la ménagère libérée est conviée à choisir, ils ne se forment pas non plus à partir de ses besoins ou de son expérience. Dans la mesure où la ménagère fait confiance aux mass media pour trouver des images de libération personnelle, elle n'a en fait la possibilité de choisir qu'entre des opinions préfa-briquées et des idéologies mises au point par des manipulateurs d'opinion, qui, comme toutes les autres “commodités”, ont surtout été mises sur le marché en fonction de leur valeur d'échange plus que de leur valeur d'usage. Avec un tel matériau, le mieux qu'une ménagère puisse faire n'est pas de construire une vie, mais un “style de vie”…

    [Ci-dessous : Affiche de juin 1998 par Publicis pour l'événement promotionnel Nike Park à Paris-La Défense (qui attirera plus de 10.000 jeunes), mettant en scène de manière parodique un Éric Cantona dominateur à la manière du Duce haranguant les foules (l'affiche sera retirée suite à une plainte du MRAP). Ce choix iconographique s'inscrit dans la logique de la guérilla publicitaire (embush marketing) qui consiste pour une marque à "parasiter" un évènement profitant d’une forte exposition médiatique, comme ici la Coupe du monde de football (sponsorisée par Adidas) : il s’agit dans ce cas d’essayer d’obtenir une visibilité pour une marque sans pour autant être partenaire-sponsor de l’évènement. Par-delà la polémique stérile sur ce cas particulier de stratégie publicitaire, il n'en reste pas moins que publicité et propagande, toutes deux issues de la production de masse, voient leurs registres se rapprocher. Jean Baudrillard constate : « Cette convergence définit une société, la nôtre, où il n'y a plus de différence entre l'économique et le politique, d'une société donc où l'économie politique, littéralement parlant, est enfin pleinement réalisée. C'est-à-dire dissoute comme instance spécifique, résolue, absorbée dans une langue sans contradictions » ; « On peut avancer que l'ère de la consommation, étant l'aboutissement historique de tout le processus de productivité accélérée sous le signe du capital, est aussi l'ère de l'aliénation radicale (...) La consommation n'est pas prométhéenne, elle est hédoniste et régressive. Son procès n'est plus un procès de travail et de dépassement, c'est un procès d'absorption de signes, et d'absorption par les signes... » ; « Le ludique de la consommation s'est substitué au tragique de l'identité » (La société de consommation, 1970) ;  « Une sorte d'immense narcissisme collectif porte la société à se convaincre d'elle-même comme la publicité finit par convaincre les gens de leur corps et de ses prestiges »]

    libert10.jpgUne étude classique des effets de démocratisation produits par les moyens modernes de communication de masse a été publiée par Walter Benjamin, sous le titre The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction. Tout comme Veblen et Dewey, Benjamin soutient que la technique moderne, de par sa nature propre, coupe les masses de leurs superstitions et de leur environnement traditionnels, et, par suite, façonne leur esprit dans un sens plus irrespectueux, plus critique et plus scientifique. Appliquée à la reproduction des œuvres d'art, la technologie moderne démystifie ces dernières, les rend plus accessibles, et favorise un “mode de participation” à la vie culturelle plus proche de l'usage que font habituellement des vieilles bâtisses ceux qui les occupent que de l'attention dévote que leur porte le touriste. Contrairement à nombre de sociologues américains spécialistes de la “modernisation”, Benjamin a très bien compris que l'effet immédiat des communications de masse est d'accroître le « charme factice des commodités », mais il affirme qu'à long terme, un déracinement prolongé finira par donner naissance à une nouvelle forme de fraternité. Il partage la croyance de Bertolt Brecht, selon laquelle l'art doit « aller sans la moindre réserve mentale jusqu'au bout de la phase (capitaliste industrielle) », afin de déboucher sur une forme de société socialiste où les avantages de la technologie moderne serviront les besoins de tous au lieu de profiter seulement aux capitalistes. Dans cette perspective, les côtés les moins attrayants de la culture de masse moderne — son clinquant artificiel, sa trivialité, son « culte de la star de cinéma » — ne sont pas dus à la technologie des communications de masse elle-même, mais à son contrôle par la bourgeoisie, autrement dit à la « contradiction entre des moyens de production formidables et leur utilisation inadaptée au processus de production » (17).

    La théorie marxiste de la technologie — en particulier, de la technologie des communications de masse — partage avec la sociologie libérale l'idée fondamentale que les liens ethniques, les réseaux de parenté, les croyances, les religions et les autres formes de particularisme, sont des obstacles à une pensée autonome et contribuent à maintenir les masses dans la passivité et l'inertie. Dans cette interprétation marxiste des processus de modernisation, la culture de masse, même si son organisation actuelle refléte des priorités capitalistes, a le mérite de dissoudre les anciennes croyances et les anciens modes de vie populaires, et donc contribue à créer les conditions d'un réveil intellectuel des masses et d'un stade plus avancé de l'organisation sociale. Alors que les sociologues libéraux soulignent les résultats “positifs” immédiats de la culture de masse, essentiellement la promotion de l'individualisme et du “libre choix”, les marxistes, eux, se tournent vers l'avenir, et attendent le moment où le socialisme fera disparaître la contradiction existant entre les “forces de production” et les “relations sociales de production” — entre les effets potentiellement libérateurs des communications de masse et leur contrôle par la bourgeoisie. Mais en dépit de la différence entre leurs positions, les sociologues marxistes et libéraux souscrivent les uns et les autres au même mythe du progrès historique et, de ce fait, regardent toute critique de la technologie moderne et de la culture de masse comme inspirée par la “nostalgie” — ou, comme Edward Shils l'a écrit, comme le résultat « d'un préjugé politique déçu, d'une vague aspiration vers un idéal irréalisable, d'un ressentiment contre la société américaine, et, en fin de compte, d'une sorte de romantisme travesti sous le langage de la sociologie, de la psychanalyse et de l'existentialisme » (18).

    la technologie, instrument de contrôle social

    L'un des acquis les plus importants des théories sociales récentes est d'avoir découvert que la technologie moderne reflète, dans sa conception même, le besoin d'assurer un contrôle gestionnaire sur les forces de travail (19). Une société dans laquelle le pouvoir économique et politique est concentré dans les mains d'une petite classe de capitalistes, de managers et de spécialistes, a inventé des formes appropriées de technologie pour perpétuer la division hiérarchique du travail et miner les anciennes formes de mutualité et d'entraide collective. Dans de telles conditions, “l'individualisation” revient à éroder la capacité d'apprentissage, la compréhension informelle que les travailleurs peuvent avoir de ce que signifie une “belle journée de travail”, les organisations informelles concernant la santé et la sécurité de chacun, les organisations autonomes populaires de retransmission de la culture — bref, à éroder toutes les formes autonomes de culture populaire. La technologie moderne a donné naissance, à dessein, à un système à sens unique de gestion et de communication. Elle concentre le pouvoir de contrôle économique et politique — et aussi, de plus en plus, de contrôle culturel — entre les mains d'une petite élite de planificateurs de sociétés, d'analystes de marché et de spécialistes des questions sociales. Elle ne recherche d'“information” ou de “rétroaction d'opinions” en provenance du peuple que sous la forme de boîtes à suggestions, d'enquêtes de marché ou de sondages d'opinion (20). De cette façon, la technologie devient elle-même un instrument efficace de contrôle social — dans le cas des médias, en court-circuitant le processus normal du vote par des enquêtes d'opinion qui servent à former l'opinion beaucoup plus qu'à l'“enregistrer”, en choisissant des dirigeants et des “porte-parole” politiques, et en ramenant le choix des dirigeants et des partis à un simple acte de consommation supplémentaire. Ainsi que l'a dit, sans exagérer, Régis Debray, les médias créent un état de « contre-révolution préventive permanente » (21).

    Dans cette perspective, les mass media ne doivent pas être perçus comme un simple vecteur de l'idéologie bourgeoise, ni même comme un moyen grâce auquel les propagandistes et les publicitaires de la bourgeoisie manipulent l'opinion publique, mais comme un système de communication qui sape systématiquement la possibilité même de communication et rend la notion d'“opinion publique” elle-même de plus en plus anachronique. C'est là le point essentiel de la formule de Marshall McLuhan, selon laquelle “le médium est le message” (et non le fait que certaines techniques déterminent automatiquement le contenu de la communication, ou encore que la télévision a mis un terme à la pensée “linéaire”). Le fait principal n'est pas que la technologie commande le changement social, ni que toute révolution sociale trouve désormais son origine dans une révolution des moyens de communication, mais bien le fait que les communications de masse, de par leur nature propre, renforcent la concentration du pouvoir et la structure hiérarchique de la société industrielle. Et qu'elles ne font pas cela en répandant une idéologie patriotique, militariste, autoritaire, ni une idéologie de soumission, ainsi que le croient tant de critiques de gauche, mais en détruisant la mémoire collective, en remplaçant les autorités auxquelles on pouvait se fier par le star system, enfin en traitant toutes les idées, tous les programmes politiques, toutes les controverses et tous les débats comme autant de sujets également dignes d'intérêt du point de vue de “l'information”, également dignes de retenir quelques instants une attention capricieuse, comme autant de sujets par conséquent également oubliables et dépourvus de signification.

    D'un point de vue superficiel, les techniques de communication avancées semblent simplement faciliter la diffusion de l'information sur une échelle plus large qu'auparavant, sans déterminer par avance de quelque façon que ce soit le contenu de cette information. Si la reproduction mécanique de la culture donne la possibilité aux annonceurs de toucher des millions de consommateurs avec un message publicitaire de 30 secondes ou permet aux politiciens en place d'avoir accès à un électorat de masse, elle devrait également bien se prêter, semblerait-il, à la retransmission de messages à caractère contestataire. L'expérience récente tend pourtant à remettre cette idée en question. Au cours des années 60, les milieux radicaux ont cherché à utiliser à leur profit « l'attention publique qu'on a maintenant pour ce qu'elle vaut », ainsi que le disait l'un des dirigeants du SDS (22), mais ils se sont alors aperçus que l'attention que leur prêtaient les médias transformait la nature même de leurs mouvements (23). Alors qu'il espérait manipuler les médias à ses propres fins, le SDS s'est retrouvé dans une situation où c'était lui qui devait servir les intérêts des médias. Ce processus a été étudié en détail par Todd Gitlin. Celui-ci a montré comment « les médias choisissaient pour les rendre célèbres » les dirigeants du mouvement « qui correspondaient le plus étroitement à l'image préfabriquée de ce à quoi un dirigeant d'opposition devait le plus ressembler ». Il a aussi montré comment le goût propre aux médias pour la violence ou les confrontations spectaculaires commença à dicter au mouvement sa stratégie et sa tactique, en favorisant la montée de l'activisme, l'escalade de plus en plus rapide vers les actions « théâtrales » et une « recherche auto-mystificatrice de la révolution ». Il a montré enfin comment la recherche médiatique de dirigeants d'extrême gauche “spectaculaires” et plus ou moins hystériques a influencé, non seulement la tactique du mouvement, mais aussi sa structure, en faisant entrer dans le star system des personnages comme Mark Rudd, Jerry Rubin ou Abbie Hoffmann — “artistes dramatiques” de la contre-culture, qui n'avaient reçu de délégation de pouvoir de personne, mais qui n'en furent pas moins considérés comme les porte-parole de la gauche radicale. Et ce n'est pas seulement dans leur façon de parler de la gauche, mais plus généralement dans leur façon de parler de la politique, que les médias, dit Gitlin, substituent à « une autorité authentique fondée sur l'excellence du caractère, l'expérience, le savoir et l'aptitude », une nouvelle forme de pseudo-autorité uniquement fondée sur la célébrité (24).

    La même chose peut être dite concernant l’impact des communications de masse sur le monde des idées. Là aussi, une analyse superficielle pourrait donner à croire que de nouvelles formes de communication donnent aux artistes et aux intellectuels la possibilité de toucher un public plus large que celui dont ils ont jamais pu rêver. Or, au contraire, les nouveaux médias se bornent à universaliser l'influence du marché, en réduisant les idées à des “commodités”. De la même façon qu'ils transforment la sélection et la confirmation de la capacité politique à diriger en substituant au jugement populaire des opinions fondées sur le fait que “ça vaut (ou non) la peine d'en parler”, les médias transforment la confirmation du mérite artistique ou littéraire. Leur appétit insatiable pour la “nouveauté” (c'est-à-dire pour de vieilles formules présentées sous un nouvel habillage), l'importance qu'elles attachent au succès immédiat du produit, ainsi que leur besoin d'une « révolution idéologique annuelle », comme dit Régis Debray, font de la «capacité de spectacle» le seul critère du mérite intellectuel. Le premier jugement porté sur un livre ou sur une idée devient immédiatement le dernier ; un livre est ou bien un best seller ou bien n'a aucun succès ; et de toute façon, le livre n'a qu'un intérêt secondaire par rapport aux interviews et aux articles qu'il occasionne. Ici comme ailleurs, le journalisme ne rapporte plus les événements, il les crée. Il se réfère de moins en moins à des événements réels, et de plus en plus à un processus circulaire de publicité en forme d'autojustification. Il ne présuppose plus que le monde existe indépendamment des images qu'on en donne. L'intellectuel, tout comme le militant politique, découvre alors qu'« il doit payer tribut à un nouveau type de médium, qui, non content de transmettre une influence, lui superpose son propre code » (25).

    Des études comme celles de Gitlin et de Debray devraient permettre de répudier les théories abstraites à propos des médias, et de jeter les bases d'un débat, non à partir d'enquêtes sociologiques “empiriques” sur les “goûts culturels” comme Herbert Gans souhaiterait qu'on en fasse, mais à partir de l'expérience historique concrète de ceux qui ont utilisé les mass media à des fins critiques, subversives ou révolutionnaires. La conclusion pratique que l'on peut tirer de ces livres est en effet que de tels efforts sont promis à l'échec. Les militants politiques qui cherchent à changer la société feraient mieux de se consacrer à un travail méthodique d'organisation politique, plutôt, comme l'a dit Renjie Davis, que d'organiser un mouvement en se basant “sur des miroirs” (26). De leur côté, les écrivains et les intellectuels doivent apprendre que les médias ne donnent accès à une plus large audience qu'à partir de leurs propres critères. Il est certes tentant pour des gens de gauche de croire qu'en retransmettant des images de révolte politique ou des idées radicales, l'industrie de la communication pourrait se trans-former en agence de contre-propagande. Mais en fait, au lieu de subvertir le statu quo, les médias subvertissent les idées radicales et les mouvements radicaux dans l'instant même qu'ils leur donnent un “égal temps de parole”.

    Toutes ces observations nous amènent à des conclusions plus générales. Ce n'est pas avec les mass media et les autres entreprises d'homogénéisation culturelle, ni avec la vision d'une société sans autorité, sans pères et sans passé, que la gauche doit chercher à s'allier, mais avec les forces vives du monde moderne qui résistent à l'assimilation, au déracinement et à la “modernisation” forcée. Il faut en premier lieu que la gauche révise ses idées sur ce qui fait accéder les hommes à la modernité. Maintenant que l'histoire “moderne” commence elle-même à reculer dans le passé, nous pouvons nous rendre compte que le modernisme artistique est beaucoup plus profondément lié à la tradition que ne l'avaient cru les pionniers du modernisme ; et la même constatation vaut pour la culture moderne dans son ensemble. Une culture vraiment moderne n'a jamais consisté simplement à répudier les schémas “traditionnels” ; au contraire, c'est de leur persistance qu'elle a tiré beaucoup de sa force. Randolph Bourne avait raison de dire qu'une vue vraiment universelle des choses doit s'enraciner dans le particularisme. L'expérience du déracinement ne conduit pas au pluralisme culturel, mais à un nationalisme agressif, à la centralisation et à la consolidation du pouvoir étatique et financier. Au lendemain de l'entrée de l'Amérique dans la Seconde Guerre mondiale, au moment où l'espoir d'un renouveau culturel aux États-Unis commençait à disparaître, Bourne se consacra, non sans raison, à l'étude de cette machine de guerre qu'est l'État moderne. Un autre écrivain, qui comprenait ces questions mieux que les étudiants en sociologie de la culture de masse (y compris ceux dont les sympathies sont à gauche), après s'être étonné de voir « combien certaines époques presque dépourvues de moyens matériels de communication dépassaient la nôtre pour la richesse, la variété, la fécondité, l'intensité de vie dans les échanges de pensées à travers les plus vastes territoires », a proposé une analyse identique des liens existant entre le déracinement et le “provincialisme” qui sous-tend les phénomènes modernes de consolidation nationale. « L'homme sent qu'une vie humaine sans fidélité est quelque chose de hideux », écrivait Simone Weil ; mais dans le monde moderne, « il n'y a rien, hors l'État, où la fidélité puisse s'accrocher » (27).

    Le dépérissement de presque toutes les formes d'association populaire spontanée ne détruit pas le désir d'association. Le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines.

    ► Christopher Lasch, Nouvelle École n°39, 1982.

    (Titre original : « Mass Culture Reconsidered », étude publiée dans la revue Democracy 1, 4, oct. 1981, pp. 7-22, tr. fr. : Alain de Benoist)

    ◘ Notes :

    • (1) Les membres du Rotary, les dirigeants de Chambres de commerce, les membres de conseils d'administration et autres défenseurs du mode de vie américain considèrent la démocratie comme un système établi. Ce qui est propre à la gauche, c'est la conviction que la démocratie au sens plein du terme n'existe pas encore.
    • (2) S'il faut en croire le positiviste français Michel Chevalier (1806-1879), les masses avaient déjà été “initiées” à la découverte intellectuelle de la modernité aux États-Unis, au moment où, en France, l'ignorance populaire s'opposait encore au progrès économique et politique. Le contraste qu'il dessine en 1838, entre l'entrepreneur rural américain et le paysan européen dominé par le clergé, constitue une profession de foi démocratique classique : « Examinez la population de nos campagnes, sondez les esprits de nos paysans, et vous constaterez que le ressort de toutes leurs activités est un mélange confus de paraboles bibliques et de légendes superstitieuses. Essayez de faire. de même avec le fermier américain, et vous vous apercevrez que, chez lui, la grande tradition de l'Écriture se combine harmonieusement avec les principes de la science moderne énoncés par Bacon et Descartes, avec la doctrine de l'autonomie morale et religieuse proclamée par Luther, et avec les conceptions plus récentes encore de la liberté politique. Le fermier américain est l'un des initiés » (Society, Manners and Politics in the United States : Letters on North America, Doubleday & Co., NY, 1961, ch. 34).
    • (3) Sur les différentes formes de l'argument selon lequel l'éducation populaire “éclairée” se confond avec la diffusion de ce que Dewey appelait les « habitudes mentales scientifiques », cf. John Dewey, « Science as Subject-Matter and as Method », in : Science, 31, 28 janv. 1910, 121-127 ; Thorstein Veblen, « The Place of Science in Modern Civilization » in : American Journal of Sociology, 11, 1906, 585-609 ; et Karl Mannheim, The Democratization of Culture (1933), in : Kurt H. Wolff, ed., From Karl Mannheim, Oxford Univ. Press, NY, 1971, 271-346.
    • (4) Parmi les auteurs qui ont développé cette critique de la culture de masse, citons, par ordre chronologique : Max Horkheimer, « Art and Mass Culture » : in Studies in Philosophy and Social Science n°9, 1941, 290-304 ; Dwight Macdonald, « A Theory of Popular Culture », in : Politics, 1, fév. 1944, 20-23 ; Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, « The Culture industry : Enlightenment as Mass Deception », in : Dialectics of Enlightenment (1947), Herder & Herder, NY, 1972, pp. 120-167 ; Irving Howe, « Notes on Mass Culture », in : Politics n°5, printemps 1948, 120-123 ; Leo Lowenthal, « Historical Perspectives of Popular Culture », in : American Journal of Sociology n°55, 1950, 323-332 ; Dwight Macdonald, « A Theory of Mass Culture », in : Diogenes n°3, été 1953, 1-17 ; Dwight Macdonald, « Masscult and Midcult », in : Partisan Review n°27, 1960, 203-233 (repris dans Against the American Grain, Random House, NY, 1962, pp. 3-75). Certains de ces textes ont été repris, avec beaucoup d'autres exprimant des opinions différentes, dans Bernard Rosenberg et David Manning White, ed., Mass Culture : The Popular Arts in America, Free Press, NY, 1975. Il est à noter que toutes ces attaques contre la culture de masse proviennent de la gauche. La culture de masse a aussi été attaquée par la droite ; la critique conservatrice est toutefois moins intéressante que la critique radicale, d'abord parce qu'elle est idéologiquement prévisible, ensuite parce qu'elle se fonde en général sur l'idée que les masses ont renversé les élites établies et se sont elles-mêmes emparées du pouvoir politique. Le meilleur exemple de cette tendance est José Ortega y Gasset, The Revolt of Masses, W. W. Norton & Co., NY, 1932 (tr. fr. : La révolte des masses, Stock, 1962).
    • (5) Recension de deux livres sur le jazz, in : Studies in Philosophy and Social Science n°9, 1941, 170.
    • (6) J'ai analysé cette célébration acritique du modernisme dans « Modernism, Politics and Philip Rahv » in Partisan Review, 47, 1980, 183-194.
    • (7) Herbert Gans, Popular Culture and High Culture : An Analysis and Evaluation of Taste, Basic Books, NY, 1974, p. 32. Les citations figurant dans ce paragraphe et dans les deux suivants proviennent des pages 126, 125, 130-131 et 134. Un exemple plus subtil et plus nuancé de ce type d'argument se trouve dans le livre de Raymond Williams, Television : Technology and Cultural Form, Schocken Books, NY, 1975. Selon Williams, les nouvelles techniques de communication ont fréquemment des effets inattendus et imprévus par ceux qui les ont mises au point, par ex. le « désir d'utiliser la technologie pour soi-même ». Les consommateurs de la culture de masse ne seraient pas des victimes passives d'une manipulation ; ils utiliseraient au contraire les nouveaux médias à leurs propres fins. Williams ne donne malheureusement aucun exemple de cette « interaction compliquée » entre ceux qui contrôlent les médias et ceux qui les “utilisent”.
    • (8) Dwight Macdonald, Against the American Grain, op. cit., pp. 55-56 et 72-73.
    • (9) Herbert Gans, Popular Culture and High Culture, op. cit., pp. 133-135.
    • (10) Dans la rhétorique libérale, les valeurs morales ne sont plus enseignées ou transmises par l'exemple et la persuasion, mais réguliérement “imposées” à des victimes non consentantes. Toute tentative pour rallier quelqu'un à un point de vue, ou même pour lui exprimer un point de vue différent du sien, revient à porter atteinte à sa “liberté de choix”. Il est clair que de telles idées interdisent toute discussion publique sur les valeurs.
    • (11) Herbert Gans, Popular Culture and High Culture, op. cit., pp. 172-173. Le texte de Bourne, paru à l'origine dans la revue Atlantic, est reproduit dans Olaf Hansen, ed., The Radical Will : Selected Writings of Randolph Bourne, Urizen Books, NY, 1977, pp. 248-264.
    • (12) Fred Weinstein et Gerald M. Platt, The Wish to Be Free. Society, Psyche and Value Change, Univ. of California Press, Berkeley, 1969, pp. 214-215 et 219.
    • (13) Edward Shils, Mass Society and Its Culture, in Norman Jacobs, Culture for the Millions, Van Nostrand, Princeton, 1961, 1. Gans cite cette opinion en l'approuvant.
    • (14) Edward Shils, « Daydreams and Nightmares : Reflections on the Criticism of Mass Culture », in : Sewanee Review, 65, 1957, 608.
    • (15) Fred Weinstein et Gerald M. Platt, The Wish to Be Free, op. cit., pp. 215 et 219.
    • (16) Herbert Gans, Popular Culture and High Culture, op. cit., p. 59:
    • (17) Walter Benjamin, Illuminations (édité par Hannah Arendt), Schocken Books, 1969, pp. 231, 239-240, 242 et 246 (note 9). Des arguments analogues ont été présentés plus récemment par Hans Magnus Enzensberger, The Consciousness Industry, Seabury Press, NY, 1974. Pour une critique pénétrante des positions de Benjamin, de Brecht et d'Enzensberger, cf. J. Baudrillard, For a Critique of the Political Economy of the Sign, Telos Press, St Louis, 1981 (Pour une critique de l'économie politique du signe, Gal., 1972 et 1979), en particulier le chapitre intitulé « Requiem pour les médias », pp. 164-184 (éd. fr. : pp. 200-228). « Cette pensée rationaliste – écrit Baudrillard – n'a pas renié la pensée bourgeoise des Lumières, elle est l'héritière de toutes ses conceptions sur la vertu démocratique (ici révolutionnaire) de la diffusion des lumières. Dans son illusion pédagogique, cette pensée oublie que – l'acte politique visant délibérément les médias et attendant d'eux son pouvoir – les médias, eux aussi, le visent délibérément pour le dépolitiser » (pp. 215-216 de l'éd. fr.).
    • (18) Edward Shils, « Daydreams and Nightmares », art. cit., 596.
    • (19) Cf. par ex. Stephen Marglin, « What Do Bosses Do ? », in : Review of Radical Political Economics n°6, 1974, 60-112, et n°7, 1975, 20-37 ; Harry Braverman, Labor and Monopoly Capital, Monthly Review Press, NY, 1974 ; David F. Noble, America by Design : Science, Technology and the Rise of Corporate Capitalism, Alfred A. Knopf, NY, 1977 ; et David Montgomery, « Workers' Control of Machine Production in the 19th Century », in : Labor History n°17, 1976, 485-509.
    • (20) Le terme de “rétroaction” (feedback) dit bien quelle est la nature réelle de l'échange. Il évoque l'effet électronique qui résulte de la mauvaise installation d'un microphone. De même, l'effet de “rétroaction” exercé par le peuple sur les décisions de ceux qui élaborent les programmes politiques ne provient nullement d'initiatives populaires autonomes, mais de perturbations de faible ampleur dans le système de communications à sens unique, perturbations qui doivent être éliminées aussi rapidement que possible.
    • (21) Régis Debray, Teachers, Writers, Celebrities. The Intellectuals of Modern France, New Left Books, London, 1981, p. 195 (Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay, 1979).
    • (22) Le SDS (Students for a Democratic Society) a été, dans les années 60, l'un des principaux mouvements universitaires de la Nouvelle gauche américaine (NDT)
    • (23) Paul Booth, cité par Todd Gitlin, The Whole World is Watching : Mass Media in the Making and Unmaking of the New Left, Univ. of California Press, Berkeley, 1980, p. 91.
    • (24) T. Gitlin, The Whole World is Watching…, op. cit., pp. 149, 155 et 160.
    • (25) R. Debray, op. cit.
    • (26) T. Gitlin, The Whole World is Watching…, op. cit., p. 167. « Cette expression abrupte – écrit Gitlin – renvoie à la façon dont on réalise un projet en se contentant de lui créer une réputation ».
    • (27) Simone Weil, The Need for Roots, Putnam, 1952, pp. 123 et 127 (éd. fr. : L'enracinement, Gallimard-Idées, 1962, pp. 158 et 164).

     

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    “Le Complexe de Narcisse”, recension de l’ouvrage de C. Lasch

    clcn10.jpg« Partout, la société bourgeoise semble avoir épuisé sa réserve d’idées créatrices (…) La crise politique du capitalisme reflète une crise générale de la culture occidentale. Le libéralisme (…) a perdu la capacité d’expliquer les événements dans un monde où règnent l’État-Providence et les sociétés multinationales et rien ne l’a remplacé. En faillite sur le plan politique, le libéralisme l’est tout autant sur le plan intellectuel ».

    Ce diagnostic porté par Christopher Lasch, l’un des observateurs les plus lucides de l’actuelle société américaine, donne le ton du réquisitoire qu’il a fait paraitre contre la mentalité et l’idéologie décadente des sociétés bourgeoises, sous le titre de The Culture of Narcissism (en traduction française, Le complexe de Narcisse). Dans cet essai, Lasch s’efforce de donner une description aussi précise que possible d’une « nouvelle sensibilité américaine » que l’on retrouve aujourd’hui, plus ou moins atténuée ou déformée, dans la plupart des pays industriels. Conclusion générale de son analyse l’individualisme traditionnel propre à l’idéologie libérale ne se traduit plus aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait encore dans les années 60, par une politisation de l’opinion ou une radicalisation de la recherche du bien-être économique, mais par un repli radical sur le “moi” individuel. Ce repli correspond à la poursuite effrénée du “bonheur intérieur”. L’homme contemporain part à la recherche de lui-même, sans illusions politiques, mû par une angoisse qu’il tente d’apaiser par un recours systématique à toutes les formes de sécurité. C’est le triomphe de Narcisse.

    Passant en revue l’évolution de la littérature, du système d’éducation, des médias de masse et du discours politique, C. Lasch dresse ainsi la “géographie” d’un narcissisme contemporain dans lequel il n’est pas éloigné de voir, à juste titre, le stade ultime du déclin d’une civilisation.

    L’« invasion de la société par le moi » produit, dit-il, une course sans limites vers la « sécurité physique et psychique ». Équivalant à une existence menée dans un perpétuel présent, elle interdit « tout sens de la continuité historique ». Les modes “psy”, les obsessions sexuelles étalées dans le discours public, la frénésie des “expérimentations personnelles”, le désintérêt pour le travail, “l’égotisme” d’une famille nucléaire essentiellement consommatrice, la “théâtralisation de l’existence”, le mimétisme vis-à-vis des “vedettes” de la scène ou de la chanson, sont autant de traits caractéristiques du narcissisme.

    « Cette concentration sur soi définit (…) le mouvement de la nouvelle conscience », note Lasch, qui ajoute : « La recherche de son propre accomplissement a remplacé la conquête de la nature et de nouvelles frontières ». Sur le plan politique, un tel comportement s’observe à gauche aussi bien qu’à droite. La gauche était d’ailleurs, depuis longtemps, acquise à une idéologie de refus de la vie-comme-combat. La droite, elle, a peu à peu été gagnée aux valeurs de la pensée rationnelle, calculatrice et bourgeoise. La fuite devant la lutte aboutit ainsi à un psychisme « misérabiliste », que Lasch décrit en ces termes : l’homme « est hanté, non par la culpabilité, mais par l’anxiété (…) Il se sent en compétition avec tout le monde pour l’obtention des faveurs que dispense l’État paternaliste. Sur le plan de la sexualité (…) son émancipation des anciens tabous ne lui apporte pas la paix (…) Il répudie les idéologies fondées sur la rivalité, en honneur à un stade antérieur du développement capitaliste. Il exige une gratification immédiate et vit dans un état de désir inquiet et perpétuellement inassouvi ».

    L’origine de ce « complexe de Narcisse », état psychologique ultime de la mentalité individualiste, est à rechercher dans la décomposition d’une société qui, fondée sur l’égalité et l’autonomie individuelle, s’est peu à peu transformée en jungle sociale. « La culture de l’individualisme compétitif est une manière de vivre qui est en train de mourir — note à ce propos C. Lasch. Celle-ci, dans sa décadence, a poussé la logique de l’individualisme jusqu’à l’extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu’à l’impasse d’une obsession narcissique de l’individu pour lui-même. La stratégie de la survie narcissique (…) donne naissance à une « révolution culturelle qui reproduit les pires traits de cette même civilisation croulante qu’elle prétend critiquer (…) La personnalité autoritaire n’est plus le prototype de l’homme économique. Ce dernier a cédé la place à l’homme psychologique de notre temps — dernier avatar de l’individualisme bourgeois ».

    Soumis aux “experts” et dominé par les psychiatres, l’homme contemporain s’est donc anxieusement lancé à la poursuite de son “moi”. Démobilisé dans ses instances profondes, imperméable à toute visée politique de longue durée, inapte à la compréhension d’un destin collectif, indifférent à l’histoire, il planifie, comme un comptable, l’obtention de son bonheur intime. Ce dernier, jusqu’à la fin des années 60, se confondait avec la réussite matérielle et le bien-être du confort domestique. C’était l’époque de la deuxième “révolution industrielle”, animée par une idéologie de la compétition individuelle et caractérisée par l’accession massive des classes moyennes au standing de la bourgeoisie aisée. Mais aujourd’hui, l’idée de bonheur a pris une autre résonance. Elle a dépassé sa connotation purement matérielle pour se doter d’une portée “psychologique”. Il s’agit maintenant de sécuriser son “moi”, de “partir à la recherche de soi-même”, sur la base d’une introspection presque pathologique. À la quête du bonheur économique, dont les limites apparaissent désormais clairement, s’ajoute la recherche du “bonheur intérieur”. L’idéal mercantile du bien-être petit-bourgeois conserve sa vigueur, mais il ne suffit plus à étancher la soif de l’homme contemporain. Celui-ci veut accéder à la “félicité psychique”. Il se tourne vers une série d’utopies nouvelles. L’État-Providence est là pour lui promettre la “bonne vie” sans le stress, le maximum de droits avec le minimum de devoirs, le confort à peu de frais, la prospérité matérielle dans la quiétude du “moi”.

    Toutefois, les gourous du mieux-vivre, s’ils ont rejeté les valeurs de compétition et de risque, n’ont pas abandonné pour autant les aspirations matérialistes de la bourgeoisie traditionnelle. Narcisse, obsédé par son désir d’apaiser ses “tensions” psychologiques, de réaliser ses “pulsions” libidinales, n’entame pas une critique sur le fond de la société de consommation. Il veut l’abondance, mais sans avoir à se battre pour l’obtenir ; la richesse, mais sans effort, et, en plus, la plénitude sexuelle et l’apaisement de ses conflits quotidiens.

    L’impossibilité évidente de satisfaire en même temps ces exigences contradictoires donne à la mentalité narcissique une conscience à la fois infantile et douloureuse. Plus l’individu se replie sur lui-même, plus il se découvre des “problèmes” nouveaux et insolubles. La recherche du bonheur débouche sur une angoisse qui n’est plus regardée comme un défi, mais comme une menace. La nouvelle bourgeoisie narcissique est une classe fragile, inquiète, hypersensible, superficielle, instable.

    Une autre cause du narcissisme contemporain, qui « recroqueville le moi vers un état primaire et passif dans lequel le monde n’est ni crée ni formé », réside dans la permissivité sociale et la bureaucratisation. La permissivité détruit les normes de conduite collectives. Loin de libérer, elle isole. Elle fait exploser le sens. Privé du cadre éducatif et des institutions hérités, l’individu ne sait plus comment se comporter. Il s’en remet alors ans injonctions éphémères que lui distillent les médias, la publicité, les “manuels” d’éducation sexuelle, etc. Les conseils (intéressés) des magazines ou de la télévision se substituent à l’expérience intériorisée de la tradition familiale ou communautaire. Les règles de vie ne sont plus trouvées que par fragments ou par accident, dans le champ anonyme et frustrant du “discours public”. Le “surmoi” social s’est effondré. Les normes de comportement, auxquelles nulle société n’échappent, ne proviennent plus que des structures dominantes, économiques et techniques, de la société, Privé d’autodiscipline, puisqu’il n’intériorise pas les règles sociales, l’individu se heurte brutalement aux interdits socio-économiques qu’il découvre en arrivant à l’âge adulte : règles bureaucratiques, pratiques bancaires, impératifs commerciaux, etc. Élevé dans le mythe d’une “liberté” formelle, il supporte de moins en moins bien ces contraintes et réagit en se renfermant d’autant plus sur lui-même.

    La bureaucratisation des activités sociales accentue la tendance. Déchargeant les hommes des soucis de la lutte quotidienne, elle donne aux hommes l’illusion de l’irresponsabilité. L’individu se découvre étranger à ceux qui l’entourent, à ceux qui partagent son existence quotidienne et à qui, désormais, plus rien ne le lie. La mentalité d’assistance, le recours perpétuel à des “droits” que rien ne vient plus fonder, la sécurisation de la vie privée par la bureaucratisation de l’État-Providence décharge l’individu de son rôle actif. Que lui reste-t-il à faire alors, puisque rien ne l’attache plus aux autres, sinon à se passionner pour lui-même ?

    Le déclin des idéaux révolutionnaires et du marxisme orthodoxe a fait perdre l’espoir d’une transformation radicale de la société. L‘idéologie égalitaire a reporté ses visées dans le domaine des contre-pouvoirs insignifiants et des micro-aménagements quotidiens. L’égalitarisme ne laisse plus entrevoir de “paradis social”, mais seulement des “paradis individuels”. L’utopie du bonheur s’affaiblit sur le plan collectif et se rétracte au niveau intime et personnel. Nous en sommes à l’ère, prévue (et voulue) par l’École de Francfort, des “révolutions minuscules”.

    La “fin de l’histoire”, elle aussi, est recherchée sur le plan individuel après l’avoir usé sur le plan social et collectif, Même la société “bonheurisée” et privée de véritable histoire politique que nous connaissons actuellement apparaît comme trop astreignante. Elle ne constitue pas encore un refuge suffisamment sécurisant contre le stress. Elle n’endort pas encore assez. L’individu, en se repliant sur sa sphère psychique, prend mentalement sa retraite dès l’âge de 20 ans. La société n’entend plus sortir directement de l’histoire ; c’est l’individu qui se retire de la société.

    Oublieuse de toute notion de continuité historique, de toute perception dense des liens sociaux, la société narcissique incite à vivre pour soi-même et à n’exister que dans l’instant. Tel est d’ailleurs le sens de la plupart des messages publicitaires. Tel est aussi le “discours” distillé à longueur de temps par des magazines, de plus en plus nombreux, qui se spécialisent dans la résolution “catégorielle” des problèmes individuels (parents, enfants, jeunes femmes, amateurs de vidéo, etc.) et l’étude “micro-dimensionnelle” de la vie quotidienne. Dans cette recherche, nulle place n’est laissée à l’accomplissement personnel dans le sens d’un style aristocratique ou d’un dépassement de soi. On en reste aux fantasmes stéréotypes, à la planification “micro-procédurière”, à l’introspection complaisante d’un “moi” de plus en plus étiolé. « La survie individuelle est maintenant le seul bien », observe C. Lasch. Le XXIe siècle, à ce rythme, ne sera pas un siècle religieux, mais un siècle thérapeutique.

    Dans cette perspective, le culte de la fausse intimité, l’intensification artificiel le des rapports subjectifs, la simplification primitiviste des “rituels” de séduction et d’approche, constituent des formes maladroites de compensation par rapport au cynisme social et à l’absence de valeurs partagées. L’existence de liens entre l’individu et des valeurs de type communautaire reste en effet une nécessité inéluctable dans toute société, quand bien même la conscience individuelle les refuse. Les liens affectifs individuels demeurent insuffisants pour donner aux individus un sens à leur existence. Ainsi, paradoxalement, la vague actuelle de “sentimentalité” qui tend à isoler l’individu à l’intérieur du couple, et le couple à l’intérieur de l’ensemble de la société, débouche sur la mort de toute affection authentique et sur la fragilisation des rapports d’union. L’amour comme l’amitié, pour être durables, doivent s’insérer dans un cadre plus large que celui défini par leurs protagonistes immédiats. Or, c’est cette dimension communautaire que le “narcissisme” attaque dans ses racines. Lorsque l’individu ne peut plus ni percevoir ni “idéaliser” le groupe, la cité, la communauté à laquelle il appartient, il est obligatoirement conduit à intensifier ses rapports infimes de façon si hypertrophique qu’il finit en fait par les détruire. C’est ainsi, par ex., que la vague récente de “néoromantisme”, évoquée par Edouard Shorter (Naissance de la famille moderne, Seuil, 1979), ne débouche pas sur l’amour, mais sur l’égotisme et sur l’obsession de soi.

    De même, les fausses expérimentations vitales, qui ne reposent sur aucune habitude culturelle, sur aucun besoin intériorisé, dépersonnalisent l’individu au lieu de le recentrer, le “débranchent” en quelque sorte du monde vécu sans lui fournir “l’autre dimension” souhaitée. N’ayant pas trouvé le bonheur dans la consommation matérielle et le confort économique, la nouvelle bourgeoisie “narcissique” tente de l’atteindre dans une consommation de “produits spirituels”, dont la qualité laisse, évidemment, fort à désirer. Les États-Unis, et plus spécialement la sphère “californienne”, sont particulièrement en pointe dans ce style d’entreprises, dont certains essaient de nous persuader qu’elles constituent la naissance d’une nouvelle culture ou la source possible d’un renouveau de la spiritualité.

    La description que donne C. Lasch est convaincante de bout en bout. Pourtant, Lasch semble ne pas tirer toutes les conclusions de son propos, probablement parce qu’il se trouve lui-même immergé dans une société américaine dont il n’ose pas remettre en cause les idéaux fondateurs (dont le “narcissisme” est pourtant l’aboutissement). C’est pourquoi il propose, de façon assez peu crédible un retour à des valeurs anciennes auxquels il n’envisage à aucun moment de donner un nouveau fondement. (Certains pourront voir là un essai de réactivation du puritanisme américain traditionnel).

    Ce n’est pourtant pas, à notre avis, dans un quelconque “ordre moral” que réside la solution au “mal de vivre” de Narcisse. La solution ne peut procéder d’une manipulation sociale, d’une transformation des institutions, d’une évolution mécanique des codes sociaux ou d’un discours purement moral, Pour en finir avec “l’idéologie de la compassion” et la mentalité de “l’avoir-droit narcissique”, toute attitude répressive ou, au contraire, de simple lamentation, ne peut que se révéler sans effet. Seuls peuvent mobiliser les individus en tant que parties intégrantes d’un peuple, des projets d’essence politique et culturelle, fondés sur des valeurs (et des contre-valeurs) entièrement opposées à celles qui ont présidé à la naissance de la “république universelle” des États-Unis d’Amérique. Ce n’est pas, bien entendu, d’outre-Atlantique, que l’on peut les attendre.

    Le complexe de Narcisse : La nouvelle sensibilité américaine, traduit par Michel Landa, Robert Laffont, coll. Libertés 2000, 1981. [Version remaniée : La Culture du narcissisme, Champs-Flam, 2006]

    ► Guillaume Faye, Nouvelle École n°37, 1982.

     

    Communication

     

    Anonyme anomie...

    CommunicationAvant l'avènement et le développement des moyens de communication tels que le télégraphe, le téléphone, le chemin de fer, le journal, apparu au XVIIIe siècle, avait déjà tenté de réduire les distances dans l'ordre de la diffusion des informations et des savoirs, de sorte qu'est vite apparue une culture journalistique, celle-là même que dénonce Nietzsche comme une « pseudo-culture ». C'est donc moins la présence du journal en tant que tel qui joue son rôle pour ce qui concerne la connaissance des événements du monde que la prétention de cet intermédiaire de se substituer à ce que Nietzsche qui vise le plein épanouissement de la personnalité autonome ; en allemand, Bildung désigne l'action formatrice que la vie exerce sur l'individu, c'est pourquoi l'influence de l'entourage ou du milieu lui paraissait décisive.

     Qui va assurer la formation ? Pour Nietzsche, il ne peut s'agir que de gens compétents et de spécialistes. Mais qui sont-ils et à qui s'adressent-ils ? Faut-il faire accéder à la culture tout individu ? Si oui, qui seront les formateurs, les médiateurs par qui transite la culture ? Une culture de masse est-elle encore une culture? Faut-il réserver la culture à une élite ? Ce sont ces questions, parmi d'autres, que sous-entendent les conférences de Nietzsche intitulées « Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement » prononcées à Bâle au cours du premier trimestre 1872.

     En critiquant le mythe d'une « culture générale » (allgemeine Bildung), Nietzsche reproche à ses contemporains de ne pas avoir accompli la destination de la culture, c'est-à-dire la formation véritable de la personnalité, la transmission d'une forme de culture bien délimitée (Bestimmheit), de sorte qu'elle libère l'homme de ce qui le rend commun et grégaire. Il combat donc la tendance des modernes et surtout des instances dirigeantes éducatives et politiques à exiger de l'enseignement et des établissements du même nom cette culture générale qui veut l'extension des connaissances au plus grand nombre et produit, pour une part, le risque d'un nivellement et, pour une autre, ce qu'il appelle une « pseudo-culture ». Mais l'essentiel de cette pseudo-culture était assuré par les journaux et les revues pour grand public dont l'impact sur les élèves et la société en général était assez grand pour que s'en émeuve. 

     Le journalisme apparaît à ses yeux, non seulement comme le lieu de jonction ou de confluence entre deux courants opposés « pareillement néfastes dans leurs effets (et) réunis dans leurs résultats » — l'un consistant dans l'extension maximale de la culture, l'autre dans sa réduction maximale, équivalents actuels de sa massification ou de sa mondialisation avec le risque potentiel de l'uniformisation de la culture, et de sa diversification en fonction des goûts de chacun — mais encore comme la substitution même de la culture : « le journal se substitue à la culture » parce qu'il en tient lieu, et le journaliste, « le maître de l'instant, a pris la place du grand génie ». 

    C'est pourquoi la culture journalistique peut se donner comme une pseudo-culture : pseudo parce qu'elle n'est pas la vraie culture, et pseudo parce qu'elle se fait passer pour ce qu'elle n'est pas, elle en tient lieu. De fait, le journal, au sens large du terme, ne peut donner au public ou aux masses la culture : au mieux (ou au pis) il lui en offre une de substitution. Sans dénier à notre situation actuelle sa spécificité révélée par la mondialisation de la culture — Nietzsche en parlait en termes qu'elle se ramenât au seul média de grande diffusion de l'époque, la presse écrite — on voit donc déjà apparaître et se développer en cette seconde moitié du XIXe siècle et grâce à la prodigieuse rapidité des techniques de communication, ce que Pierre Bourdieu, dans une courte mais rigoureuse analyse, a appelé « l'emprise du journalisme ». 

    Pendant un peu plus d'un siècle on a pu penser, à juste titre, qu'il s'agissait du « pouvoir du journaliste », ou de ce qu'on a appelé « le quatrième pouvoir », qui s'exerçait à tous les niveaux de la société, depuis l'écolier jusqu'au fonctionnaire le plus cultivé, en passant par toutes les classes sociales. Ce que Nietzsche semble constater amèrement et critiquer simultanément, c'est le moment où des revues spécialisées à prétention scientifique virent le jour, autrement dit lorsque les savoirs élaborés dans les universités commencèrent à se démocratiser : la culture vulgarisée à la portée de tous, mais surtout sa place dans une économie de marché. Il n'est donc pas impensable qu'à cette époque, « l'emprise du journalisme » ait été extrêmement forte, quand on accepte, avec Bourdieu, que « le champ journalistique et à travers lui la logique du marché exercent sur les champs de production culturelle un réel pouvoir ». Une logique du marché déjà définie, sommairement certes, par Nietzsche, comme une logique du profit, en tant qu'elle s'inscrit en même temps comme « but et fin de la culture ». 

    Certes, la culture, malgré son inévitable mondialisation auxquelles des élites nouvelles sont aujourd'hui formées à travers notamment des écoles internationales et de grandes universités américaines et européennes, ne s'inscrit pas dans la seule perspective de l'économisme qui l'enfermerait plus qu'elle ne l'ouvrirait au plus grand nombre. Il reste que les invectives de Nietzsche contre le seul média de communication de masse de son époque, (la presse en général, appuyée par des groupes financiers fortement implantés en Europe occidentale), auraient été les mêmes, et sans doute plus véhémentes encore à l'égard de toutes les nouvelles technologies de diffusion des innombrables produits culturels dont nos contemporains sont aussi avides que ceux de son époque.

    Face au phénomène dominant de la mondialisation auquel la culture dite « classique », formatrice de la personnalité — celle-là même que Nietzsche voit s'éloigner et filer à la dérive — paie cher son tribut au point que « la culture la plus universelle, c'est justement la barbarie », face à la massification du système éducatif qui permet une diffusion croissante d'un capital culturel commun auprès des nouvelles générations, on voit émerger un nouveau rapport à la culture. Ce rapport, loin d'être égalitaire, contribue non seulement, grâce aux divers modèles de comportements proposés aux jeunes générations, à reproduire les structures et les mécanismes de la hiérarchisation sociale, mais donne naissance à ce qu'on pourrait appeler un homme cultivé sauvage.

    Il est d'usage, dans la langue commune, de distinguer entre « être cultivé » et « avoir une » ou « de la culture », car si l'homme cultivé a fait l'effort actif de développer son esprit, ce n'est pas pour autant qu'il participe à un « esprit collectif » ou qu'il a accumulé un capital culturel énorme. Le sens commun valorise d'ailleurs plus volontiers le fait d'être cultivé que celui d'avoir de la culture : tandis que les pédants étalent une doctrine qu'ils ne font que répéter, les hommes cultivés puisent en effet dans leur culture une inspiration et non un savoir mort. Ce savoir, c'est celui de l'homme moderne dont Nietzsche parle en ces termes dans la deuxième des Considérations Inactuelles : « L'homme moderne, en fin de compte, traîne avec lui une énorme masse de cailloux de l'indigeste savoir qui, à l'occasion, font entendre dans son ventre un bruit sourd, comme il est dit dans la fable », de sorte que sa culture « n'est point une véritable culture, mais seulement une sorte de connaissance de la culture ». 

    Il absorbe massivement des connaissances éparses sans avoir faim, et cela d'autant plus rapidement qu'à peine produites, elles s'étalent dans la presse, et, aujourd'hui, à travers les réseaux d'Internet. C'est pourtant et paradoxalement un éternel boulimique, ce nouvel homme de culture : « Né pour la culture et élevé pour l'inculture ! Barbare sans recours, esclave du jour, lié par la chaîne de l'instant et affamé — éternellement affamé ! ». C'est le temps des hommes « bariolés », des barbares « barbouillés de culture » qui s'épanouissent et prolifèrent comme une nouvelle flore dans le jardin de l'inculture : 

    « Aussi sont-ils ensorcelés par ces puissances du temps présent qui leur crient jour après jour, par l'inlassable voix des organes de presse : "Nous sommes la culture ! Nous sommes l'éducation ! Nous sommes les cimes ! Nous sommes au sommet de la pyramide ! Nous sommes le but de l'histoire universelle", lorsqu'ils entendent les journaux et les revues leur vanter « comme le fondement d'une forme de culture toute nouvelle, supérieure à toutes les autres, parce que plus mûre qu'elles, les signes les plus honteux de l'inculture, le caractère plébéien publiquement affiché, de ce qu'on nomme les "intérêts culturels" ! ».

    Ce n'est pas ici le lieu de rechercher en quoi la symptomatologie sociale du malaise que décèle Nietzsche dans les temps de la modernité est en mesure de confirmer cette anticipation d'un accroissement inexorable des instruments techniques de la communication de masse et de la diffusion des produits culturels si diversifiés aujourd'hui et si inextricablement liés, voire asservis aux grands groupes financiers. De cela, Nietzsche était pleinement conscient « car, écrit-il, il existe une façon d'abuser de la culture et d'en faire une serve — il suffit de regarder autour de soi ! Et les puissances qui, de nos jours travaillent le plus pour la culture, nourrissent précisément des arrière-pensées et ne se conduisent pas envers elle selon une optique pure et désintéressée ». Aussi est-ce « l'égoïsme des affairistes qui a besoin de l'aide de la culture et qui par gratitude l'aide en retour, tout en désirant bien entendu lui prescrire ce faisant le but et la mesure » (id.). Quand le philosophe «pense à la hâte générale, à la croissance de la vitesse de chute, à la disparition de tout recueillement, il lui semble presque discerner les symptômes d'une extirpation, d'un déracinement complets de la culture (…) les classes cultivées et les États sont emportés par un courant d'argent gigantesque et méprisable. Jamais le monde n'a été plus mondain, plus pauvre d'amour et de bonté… Tout est au service de la barbarie qui vient, tout y compris l'art et la science de ce temps ». 

    Sans doute, Nietzsche n'avait-il pas les outils conceptuels contemporains pour analyser la situation de la grande distribution de la culture universelle, mais il était lucide quant aux motivations profondes qui déterminaient les pouvoirs économiques et les instances politiques à vouloir, pour reprendre l'expression d'Alain Minc, une « mondialisation heureuse », ce qui ne signifie d'aucune façon, dans l'esprit de Nietzsche, une finalité dans l'histoire à la manière hégélienne, comme s'il s'agissait d'un accomplissement historique du capitalisme.

    Il semble donc plutôt que Nietzsche exprime à la fois une crainte — celle de voir disparaître la véritable Bildungsous les flots d'une culture mondialisée par les procès du libre échange — et une espérance — celle de promouvoir une nouvelle culture qui mettrait en avant les qualités individuelles non pas pour posséder une culture, mais pour être cultivé, pour faire de l'homme un être libre, un esprit libre et par conséquent favoriser le développement de toute la personne.

    L'esprit libre, c'est d'abord l'esprit délivré des structures qui déterminent la moyenne et l'homme commun pour qui seul compte le tout (tout savoir sur tout) car en lui s'étale la puissance de la bêtise bourgeoise, au sens flaubertien du terme. La seule arme pour la combattre, selon Nietzsche, est l'action éducative, une mission confiée aux « philosophes à venir » qui sont loin de se réduire à des écrivains ou à des professeurs. Il appartient à chacun d'en faire partie à la mesure de sa capacité à se dépasser. Si la mondialisation du système éducatif a cette ambition, alors, et alors seulement, elle sera justifiée pour former l'homme de demain. La culture trouvera ainsi sa nécessité si elle prend en compte toutes les facultés de la nature humaine, la sensibilité autant que la raison, l'une et l'autre devant faire l'objet de la pédagogie. 

    Par ailleurs, c'est l'ouverture aux autres cultures qui parviendra à renforcer le désir de chaque homme d'être soi et, sans doute davantage, pour reprendre l'expression de Paul Ricœur, « soi-même comme un autre ». Cette ouverture sur l'altérité est inséparable de l'ouverture sur l'universel, car elle est ouverture absolue sur tout homme : c'est elle qu'il faut préserver dans le processus de la mondialisation afin qu'elle ne se réduise pas à ce nihilisme que Nietzsche décriait en son temps, où l'essentiel est de vouloir ce qui arrive et faire ce qui se fait dans l'urgence du présent, où les individus deviennent tributaires de la simplification, relayée et amplifiée par les médias, au détriment de l'interprétation qui, elle, suppose la durée par laquelle, très précisément, naîtra l'homme cultivé à venir. 

    ► Extrait de : « Culture et mondialisation : lecture de Nietzsche », Jacques Goetschel, in : Horizons philosophiques n° 2 vol. 15, 2005.

     

    Communication

     

    On achète bien les cerveaux... Sur la publicité et les médias

    Les liens des régies publicitaires avec les neurosciences prouvent que la fabrication de "cerveaux humains disponibles" chers à Patrick Le Lay, le président de TF1, est devenue une réalité des médias. Une idéologie est à l’œuvre : elle vise à nous rendre étrangers à nous-mêmes pour faire de nous des cibles normées en fonction d’intérêts marketing.

    Je suis l’auteur d’un livre dont vous n’entendrez probablement jamais parler dans vos journaux, à la télévision ou même à la radio. Son nom ? On achète bien les cerveaux (éd. Raisons d’agir, 2007). Il ne s’agit pas d’un opuscule tendancieux ou d’un brûlot d’extrême gauche ou d’extrême droite. Simplement, c’est un livre qui prétend apporter une analyse critique sur un phénomène qui rythme notre quotidien : l’omniprésence massive de la publicité et ses conséquences sur les médias. Le titre fait bien sûr référence à la phrase prononcée en 2004 par Patrick Le Lay, le PDG de TF1, sur le « temps de cerveau humain disponible » que le patron de la chaîne s’enorgueillit de vendre à Coca-Cola. Je suis allée enquêter dans le cœur même de la machinerie publicitaire de la Une. Et ce dont je me suis aperçue, c’est que la commercialisation du cerveau du téléspectateur n’est pas un phantasme ou un abus de langage. C’est le reflet de la plus stricte vérité si l’on en croit les propos de neurologues qui travaillent aujourd’hui pour les principaux médias, dont TF1, sur l’impact de la publicité dans la mémoire.

    Le temps n’est plus où l’on se contentait de tests et de post-tests pour prouver l’efficacité des messages publicitaires. Face à des nouveaux médias comme Google ou Yahoo, qui proposent à l’annonceur de payer pour chaque contact transformé en trafic et de suivre le client à la trace, les grands médias cherchent à montrer qu’ils arrivent à pénétrer l’inconscient des consommateurs. À l’instar des grands annonceurs américains, ils ont confié à une société spécialiste des sciences cognitives, Impact Mémoire, le soin d’explorer ce que le cerveau retient dans la communication publicitaire. Pour cela, les « neuromarketers » ont recours à une machine uniquement utilisée jusqu’à présent à des fins médicales, pour détecter les tumeurs par ex. : l’imagerie à résonance magnétique (IRM). Que disent les expériences menées en laboratoires ? Que la zone du cerveau réactive aux images publicitaires, le cortex prefrontal médian, est associée à l’image de soi et à la connaissance intime qu’on a de soi-même (c’est la région cérébrale qui est affectée lorsqu’il y a des troubles de schizophrénie par ex.). En activant le cortex prefrontal médian, les neuromarketers cherchent donc à réussir l’alchimie parfaite : l’opération qui consiste à transformer tout amour de soi en tant que soi — le narcissisme — en amour de soi en tant qu’autre - une cible publicitaire. La publicité vise donc à nous rendre en quelque sorte étrangers à nous-mêmes pour modeler en nous des comportements normatifs qui épousent les intérêts des firmes commerciales.

    On le sait depuis Jean Baudrillard et John Kenneth Galbraith, la société de consommation ne peut exister sans son corollaire publicitaire. Car seule la publicité crée dans les têtes une urgence fantasmatique et pavlovienne sans laquelle il n’est pas de tension consumériste : c’est parce que je suis sans cesse sollicité par un univers euphorisant, rempli de symboles de bonheur, que je tends vers la jouissance de l’acquisition matérielle. De cette tension naît un désir structurant dans la mesure où il permet à l’individu d’exister en tant qu’homo consumans. Adhérer aux valeurs de l’imagerie publicitaire — « On vous doit plus que la lumière », « Vous n’irez plus chez nous par hasard », « Parce que je le vaux bien » —, c’est communier aux nouvelles icônes des temps modernes. Il s’agit de prendre corps dans l’espace collectif, de se transfigurer dans une identité à la fois plurielle et, puisqu’elle s’adresse à moi en tant que cible, singulière. L’essayiste François Brune parle d’une « volonté de saisie intégrale de l’individu dans ce qu’il a d’anonyme ». D’où un principe-clef de la domestication des esprits : chacun cherche à se ressembler en tant que tribu consommatrice. C’est en effet parce que je renonce à mon appartenance à une identité universelle pour m’inscrire dans une fonctionnalité « tribalisée » que j’abdique de ma citoyenneté au profit d’un label de consommateur tel que l’entend l’ordre marchand. Ce faisant, la publicité permet la mutation d’une société de classes vers autant de cibles qu’il y a d’intérêts et de positions économiques à défendre. Elle vise la reproduction et la permanence de stéréotypes inhérents à tout message établi en fonction d’un statut supposé sur l’échelle sociale.

    Seulement, puis-je réellement me retrouver dans cette incessante musique d’ambiance que je n’ai pas sollicitée ? Comme l’a montré Bernard Stiegler dans De la misère symbolique (éd. Galilée, 2004), « on ne peut s’aimer soi-même qu’à partir du savoir intime que l’on a de sa propre singularité ». Or les techniques marketing, parce qu’elles me donnent à entendre et à voir des sons et des images identiques à celles de mon voisin, me construisent une histoire qui est semblable à celle de mes congénères. Comme tel, c’est bien à un effondrement de la conscience individuelle et à une dissolution du désir que nous conduit l’idéologie publicitaire : « Mon passé étant de moins en moins différent de celui des autres parce que mon passé se constitue de plus en plus dans les images et les sons que les médias déversent dans ma conscience, mais aussi dans les objets et les rapports aux objets que ces images me conduisent à consommer, il perd sa singularité, c’est-à-dire que je me perds comme singularité » (De la misère symbolique, op. cit. p. 26). Selon B. Stiegler, le règne hégémonique du marché entraîne inexorablement la ruine d’un « narcissisme primordial » en ce sens qu’il induit un « conditionnement esthétique » qui est aussi une « misère libidinale et affective ». En s’identifiant à la cible publicitaire à laquelle il est supposé appartenir, le consommateur consent par là même à la dissolution de son désir individuel dans un « nous » artificiel créé pour les besoins d’édification du marché des classes dominantes.

    De ce conditionnement va naître une nouvelle socialité phantasmatique qui amène le consommateur à se sentir déterminé beaucoup moins par son groupe de classe, son origine sociale, que par des aspirations collectives véhiculées par les médias. Ce n’est d’ailleurs pas tant des emblèmes statutaires que cherche à promouvoir la publicité que des rapports imaginaires qui permettent à l’individu d’exister virtuellement dans le regard de ses contemporains. Tout est prétendument accessible, y compris le luxe, puisque je ne suis plus prisonnier de mon statut mais libéré par ma consommation. À la vieille division archaïque entre dominants et dominés doivent venir se substituer des communautés de désirs susceptibles de reconstruire un « nous entièrement fabriqué par le produit ou le service » comme dit Stiegler.

    L’homo economicus est en quelque sorte consommé par ce qu’il consomme. Il se jette à corps perdu dans l’addiction consumériste, non pas tant dans une course éperdue à l’avoir, comme on le croit souvent, mais pour être. Car le bonheur publicitaire apporte une forme de plénitude fugace dans une société privée de repères politiques et esthétiques. Après la fin proclamée des idéologies et l’avènement d’une classe moyenne de plus en plus compromise par des tensions inégalitaires, il structure notre être de façon rituelle en permettant la transfiguration d’un « je » devenu anarchique, incontrôlé, en un « nous-cible » standardisé et resocialisé.

    Créée en 1836 pour aider les journaux à mieux se vendre aux masses populaires, la publicité s’impose aujourd’hui comme le mode de financement principal, voire exclusif, des médias à l’ère numérique. Le consommateur accepte avec insouciance cette manne providentielle qui lui permet d’accéder à des contenus. Mais en connaît-il vraiment le prix ? Information altérée au profit d’intérêts économiques, positionnements éditoriaux déterminés par les perspectives de recettes des annonceurs, campagnes véhiculant des stéréotypes sociaux… Parce qu’elle structure de façon incontestée notre inconscient collectif, la publicité est devenue un vecteur non plus seulement de revenus mais de sens… Les médias tendent à se transformer en zélés prédateurs d’une clientèle-proie pour le compte de leurs principaux clients. Des neurosciences au travestissement des contenus, tout est mis en place pour parvenir à cet objectif. Ce livre se propose d’étudier comment l’instrument économique d’une démocratisation de l’information s’est peu à peu mué en outil politique d’une domination économique.

    ► Marie Bénilde, 2007.

    [Habillage musical : Popol Vuh - Aguirre II / Carter Burwell - Malkovich Materpiece Remix / Aphex Twin (Gentle People Remix) - Journey / Homestretch - 6 millions ways to fly]

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