• Bloy

    Bloy◘ Ernst Jünger, lecteur de Léon Bloy

    [Ci-contre : Dom Léon Bloy, Uzès, in : Le Chat Noir n°136, 16 août 1884]

    Les 7 marins du “renversement copernicien” sont un symbole, qu’Ernst Jünger met en exergue dans la préface des 6 volumes de ses Journaux, intitulés Strahlungen. Les notes de ces Journaux, rédigées pendant l’hiver 1933/1934 « sur la petite île de Saint-Maurice dans l’Océan Glacial Arctique » signalent, d’après Jünger, que « l’auteur se retire du monde », retrait caractéristique de l’ère moderne. Le moi moderne est parti à la découverte de lui-même, explique Jünger, conduisant à des observations de plus en plus précises, à une conscience plus forte, à la solitude et à la douleur. Aucun des marins ne survivra à l’hiver arctique. Nous avons énuméré là quelques caractéristiques majeures des Journaux de Jünger. Celui-ci rappelle simultanément les pierres angulaires de l’œuvre et de l’univers d’un très grand écrivain français, qu’il a intensément pratiqué entre 1939 et 1945 : Léon Bloy.

    Léon Henri Marie Bloy est né le 11 juillet 1846 à Périgueux. Il est mort le 3 novembre 1917 à Bourg-la-Reine. Il se qualifiait lui-même de “Pèlerin de l’Absolu”. Converti au catholicisme sous l’impulsion de Barbey d’Aurevilly en 1869, il devient journaliste, critique littéraire et écrivain et va mener un combat constant et vital contre la modernité sécularisée, contre la bêtise, l’hypocrisie et le relativisme, contre l’indifférence que génère un ordre matérialiste. Bloy remet radicalement en question tout ce qui fait les assises de l’individu, de la société et de l’État, ce qui le conduit, bien évidemment, à la marginalisation dans une société à laquelle il s’oppose entièrement.

    ropsPour Bloy, Dieu n’était pas mort, il s’était “retiré”

    [Ci-contre : Satan semant l'ivraie, Félicien Rops, 1882]

    Conséquences de la radicalité de ses propos, de son œuvre et de sa langue furent la pauvreté extrême, l’isolement, le mépris et la haine. Sa langue surtout car Bloy est un polémiste virulent, à côté de beaucoup d’autres. Son Journal, qui compte plusieurs volumes, couvre les années de 1892 à 1917 ; sa correspondance est prolixe et bigarrée ; ses nombreux essais, dont Sueur de sang (1893), Exégèse des lieux communs (1902), Le Sang du pauvre (1909), Jeanne d’Arc et l’Allemagne (1915) et surtout ses deux romans, Le désespéré (1887) et La femme pauvre (1897) forment, tous ensemble, une œuvre vouée à la transgression, que l’on ne peut évaluer selon les critères conventionnels. La pensée et la langue, la connaissance et l’intuition, l’amour et la haine, l’élévation et la déchéance constituent, dans les œuvres de Bloy, une unité indissoluble. Il enfonce ainsi un pieu fait d’absolu dans le corps en voie de putréfaction de la civilisation occidentale. Ainsi, Bloy se pose, à côté de Nietzsche, auquel il ressemble physiquement, comme l’un de ces hommes qui secouent et ébranlent fondamentalement la modernité.

    L’impact de Bloy ne peut toutefois se comparer à celui de Nietzsche. Il y a une raison à cela. Tandis que Nietzsche dit : “Dieu est mort”, Bloy affirme “Dieu se retire”. Nietzsche en appelle à un homme nouveau qui se dressera contre Dieu ; Bloy réclame la rénovation de l’homme ancien dans une communauté radicale avec Dieu. Nous nous situons ici véritablement — disons le simplement pour amorcer le débat — à la croisée des chemins de la modernité. Aux limites d’une époque, dans le maelström, une rénovation s’annonce en effet, que Nietzsche et Bloy perçoivent, mais ils en tirent des prophéties fondamentalement différentes. Chez Nietzsche, ce qui atteint son sommet, c’est la libération de l’homme par lui-même, qui se dégage ainsi des ordonnancements du monde occidental, démarche qui correspond à pousser les Lumières jusqu’au bout ; chez Bloy, au contraire, nous trouvons l’opposition la plus radicale aux Lumières, assortie d’une définition eschatologique de l’existence humaine. Nietzsche a fait école, parce que sa pensée restait toujours liée aux Lumières, même par le biais d’une dialectique négative. Pour paraphraser une formule de Jünger : Nietzsche présente le côté face de la médaille, celle que façonne la conscience.

    Bloy a été banni, côté pile. Il est demeuré jusqu’à aujourd’hui un auteur ésotérique. Ses textes, nous rappelle Jünger, sont « hiéroglyphiques ». Ils sont « des œuvres, pour lesquelles, nous lecteurs, ne sommes mûrs qu’aujourd’hui seulement ». « Elles ressemblent à des banderoles, dont les inscriptions dévoilent l’apparence d’un monde de feu ». Mais malgré leurs différences Nietzsche et Bloy constituent, comme Charybde et Scylla, la porte qui donne accès au XXe siècle. Impossible de se décider pour l’un ou pour l’autre : nous devons voguer entre les deux, comme l’histoire nous l’a montré. Bloy et Nietzsche sont les véritables Dioscures du maelström. Peu d’observateurs et d’analystes les ont perçus tels. Et, dans ce petit nombre, on compte le catholique Carl Schmitt et le protestant Ernst Jünger.

    Si nous posons cette polarité Nietzsche/Bloy, nous considérons derechef que l’importance de Bloy dépasse largement celle d’un “rénovateur du catholicisme”, posture à laquelle on le réduit trop souvent. Dans sa préface à ses propres Strahlungen ainsi que dans bon nombre de notices de ses Journaux, EJ cite Bloy très souvent en même temps que la Bible. Car il a lu Bloy et la Bible en parallèle, comme le montrent, par ex., les notices des 2 et 4 octobre 1942 et du 20 avril 1943. C’est à partir de Bloy que Jünger part explorer « le Livre d’entre les Livres », ce « manuel de tous les savoirs, qui a accompagné d’innombrables hommes dans ce monde de terreurs », comme il nous l’écrit dans la préface des Strahlungen. Bloy a donné à Jünger des « suggestions méthodologiques » pour cette nouvelle théologie, qui doit advenir, pour une « exégèse au sens du XXe siècle ».

    Mais Jünger place également Bloy dans la catégorie des « augures des profondeurs du maelström », parmi lesquels il compte aussi Poe, Melville, Hölderlin, Tocqueville, Dostoievski, Burckhardt, Nietzsche, Rimbaud, Conrad et Kierkegaard. Tous ces auteurs, Jünger les appelle aussi des « séismographes », dans la mesure où ils sont des écrivains qui connaissent « l’autre face », qui sentent arriver l’ère des titans et les catastrophes à venir ou qui les saisissent par la force de l’esprit. Dans Le Mur du Temps, Jünger nous rappelle que ces hommes énoncent clairement leur vision du temps, de l’histoire et du destin. Trop souvent, dit Jünger, ces “augures” s’effondrent, à la suite de l’audace qu’ils ont montrée ; ce fut surtout le cas de Nietzsche, « qu’il est de bon ton de lapider aujourd’hui » ; ensuite ce fut aussi celui de Hamann qui, souvent, « ne se comprenait plus lui-même ». On peut deviner que Jünger, à son tour, se comptait parmi les représentants de cette tradition : « Après le séisme, on s’en prend aux séismographes » — modèle explicatif qui peut parfaitement valoir pour la réception de l’œuvre de Jünger lui-même.

    Le chemin qui a mené Jünger à Bloy ne fut guère facile. Jünger le reconnait : « Je devais surmonter une réticence (…) — mais aujourd’hui il faut accepter la vérité, d’où qu’elle se présente. Elle nous tombe dessus, à l’instar de la lumière, et non pas toujours à l’endroit le plus agréable ». Qu’est-ce donc que cet “endroit désagréable”, qui suscite la réticence de Jünger ? Dans sa notice du 30 octobre 1944, rédigée à Kirchhorst, Jünger écrit : « Continué Léon Bloy. Sa véritable valeur, c’est de représenter l’être humain, dans son infamie, mais aussi dans sa gloire ». Pour comprendre plus en détail cette notice d’octobre 1944, il faut se référer à celle du 7 juillet 1939, qui apparaît dans toute sa dimension drastique :

    « Bloy est un cristal jumelé de diamant et de boue. Son mot le plus fréquent : ordure. Son héros Marchenoir dit de lui-même qu’il entrera au paradis avec une couronne tressée d’excréments humains. Madame Chapuis n’est plus bonne qu’à épousseter les niches funéraires d’un hôpital de lépreux. Dans un jardin parisien, qu’il décrit, règne une telle puanteur qu’un derviche cagneux, qui est devenu l’équarrisseur des chameaux morts de la peste, serait atteint de la folie de persécution. Madame Poulot porte sous sa chemise noire un buste qui ressemble à un morceau de veau roulé dans la crasse et qu’une meute de chiens a abandonné après l’avoir rapidement compissé. Et ainsi de suite. Dans les intervalles, nous rencontrons des sentences aussi parfaites et vraies que celle-ci : ‘La fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraît pas mortel’ ».

    Bloy descend en profondeur dans le maelström, les yeux grand ouverts. Cela nous rappelle la marche de Jünger, en plein éveil et clairvoyance, à travers le “Foyer de la mort”, dans Jardins et routes. Ce qui m’apparaît décisif, c’est que Bloy, lui aussi, indique une voie pour sortir du tourbillon, qu’il ressort, lui aussi, toujours du maelström : « Bloy est pareil à un arbre qui, plongeant sa racine dans les cloaques, porterait à sa cime des fleurs sublimes » (notice du 28 oct. 1944). Cette image d’une ascension hors des bassesses de la matière, qui s’élance vers le sublime de l’esprit, nous la retrouvons dans la notice du 23 mai 1945, rédigée à la suite d’une lecture du texte de Bloy, Le salut par les juifs :

    « Cette lecture ressemble à la montée que l’on entreprend dans un ravin de montagne, où vêtements et peau sont déchiquetés par les épines. Elle trouve sa récompense sur l’arête ; ce sont quelques phrases, quelques fleurons qui appartiennent à une flore autrement éteinte, mais inestimable pour la vie supérieure ».

    Bloy« On doit prendre la vérité où on la trouve »

    Dans la pensée de Bloy, Jünger ne trouve pas seulement une véhémence de propos qui détruit toutes les pesanteurs de l’ici-bas, mais aussi les prémisses d’un renouveau, d’une Kehre, soit d’un retournement, des premières manifestations d’une époque spirituelle au-delà du Mur du temps, quand les forces titanesques seront immobilisées et matées, quand l’homme et la Terre seront à nouveau réconciliés. Nous ne pouvons entamer, ici, une réflexion quant à savoir si Jünger comprend la pensée sotériologique de Bloy de manière “métaphorique”, comme tend à le faire penser Martin Meyer dans son énorme ouvrage sur Jünger, ou s’il voit en Bloy la dissolution du nihilisme annoncé par Nietzsche — cette thèse pourrait être confirmée par la dernière citation que nous venons de faire où l’image de l’épine et de la peau indique un ancrage dans la tradition chrétienne. Mais une chose est certaine : Bloy a été, à côté de Nietzsche, celui qui a contribué à forger la philosophie de l’histoire de Jünger.

    « Les créneaux de sa tour touchent l’atmosphère du sublime. Cette position est à mettre en rapport avec son désir de la mort, qu’il exprime souvent de manière fort puissante : c’est un désir de voir représenter la pierre des sages, issue des écumes les plus basses, des lies les plus sombres : un désir de grande distillation ».

    ► Alexander Pschera. (article tiré de Junge Freiheit n°09/2005)

    [Ci-dessus : Léon Bloy en prière à Notre-Dame de la Salette]

    ♦ Cf. aussi, « Ernst Jünger et Léon Bloy », Danièle Beltran-Vidal, in : Revue de Littérature Comparée, numéro spécial « Ernst Jünger », n° 284 (vol. 71, n°4), oct-déc. 1997 [sommaire].

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    pièces-jointes :

     

    BloyLéon Bloy

    Léon Bloy est né le 11 juillet 1846, dans une famille qui compta 7 enfants. Son père était fonctionnaire aux Ponts et Chaussées, et probablement franc-maçon. Sa mère, d'ascendance espagnole était très pieuse. L'enfant avait un caractère rêveur et enclin aux larmes. Ses parents furent cependant contraints de le retirer du lycée, parce que considéré comme insociable et paresseux, après qu'il se fut rué, armé d'un couteau, sur des camarades qui l'avaient, il est vrai frappé. Il occupera divers petits métiers jusqu'à la guerre de 1870. Enclin à la révolte, imperméable à toute discipline, il a perdu la foi et professe des idées républicaines et anarchisantes. Il semble avoir bien connu le futur communard Vallès. La rencontre de l'écrivain Barbey d'Aurevilly, qui le pousse à lire les écrivains contre-révolutionnaires tels Maistre ou Bonald, l'amène à abandonner ses idées républicaines et le ramènent à la foi. Il prit part, pendant la guerre de 1870, aux opérations de l'Armée de la Loire et se fit remarquer par sa bravoure. Il racontera cette expérience dans Sueur de sang. Démobilisé, sans situation et sans but, il va errer jusqu'en 1873 où, grâce à Barbey d'Aurevilly il entre à L'Univers, le grand quotidien catholique dirigé par Louis Veuillot qui lui donne des conseils de modération. Conseils que Léon Bloy s'empresse de ne pas suivre. Très vite, en raison de son intransigeance religieuse et de sa violence, il se brouille avec Veuillot et quittera le journal dès juin 1874.

    Sa vie bascule à nouveau en 1877. Il rencontre Anne-Marie Roulé, prostituée occasionnelle, qu'il recueille et convertit en 1878. Rapidement, la passion que vivent Bloy et la jeune femme se transforme en aventure mystique, avec visions et pressentiments apocalyptiques. Elle se met à prophétiser. Elle passe de dix à quinze heures en prière, s'adressant à Jésus-Christ comme s'il était devant elle. Elle est persuadée, et Léon Bloy tout autant, que des événements extraordinaires vont se produire le jour de la saint-Joseph, le 19 mars 1879. Léon Bloy écrira : « Jésus-Christ crucifié ne peut plus attendre que quelques jours ». Rien ne se passe. L'échéance est repoussée à 1880. Léon Bloy en gardera rancune à… Dieu. Il écrira : « En récompense tout m'est refusé. Cette œuvre était uniquement à la gloire de Dieu. Eh bien, j'aurais honte de traiter un chien galeux comme Dieu me traite » ! Bloy, qui était aussi exalté que son épouse, prétendra disposer d'« un secret inouï, effroyable que je ne puis communiquer à personne », « un secret à déconcerter l'équilibre des constellations et de l'entendement des deux. » Il prétendait avoir « reçu le don de "l'intelligence" des réalités profondes » qu'il n'avait pas le droit de divulguer, prétendant « vivre en contact permanent avec un être tout à fait exceptionnel ».

    Début 1882, Anne-Marie commence à donner des signes de folie. Elle sera internée en juin à l'hôpital Sainte-Anne de Paris. Léon Bloy est atteint au plus profond de lui-même, mais ne la reverra plus. Il restera convaincu toute sa vie que la fin du monde était proche et qu'il aurait un rôle à y jouer. Ce curieux catholique n'hésite pas à flirter dangereusement avec les hérésies, expliquant dans Le salut par les juifs que la Rédemption n'était pas achevée, Jésus toujours crucifié, bafoué par la populace et maudit par Dieu lui-même. Il reprendra même à son compte une vieille hérésie, défendue notamment par les Cathares, celle dite « des deux fils », selon laquelle Satan est le second fils de Dieu. Curieusement, la lecture de ce livre permit la conversion de Jacques et Raïssa Maritain, cette dernière étant juive, qui furent des personnalités intellectuelles et mondaines de premier plan en ce début de siècle, qui convertirent eux-mêmes de nombreuses personnalités du monde littéraire notamment, dont cet étonnant Maurice Sachs, personnage tout à fait fascinant, excellent écrivain auteur du Sabbat, qui porte bien son nom, juif qui voulut entrer dans les ordres, qui a escroqué et volé ses protecteurs, dont l'écrivain juif Marcel Schwob, qui travailla avec la Gestapo, dénonçant des juifs avant de tenter d'escroquer les Allemands. Il disparut dans un camp allemand, décapité, dit-on, par des résistants qu'il avait aussi trahis.

    Mais revenons à Léon Bloy et à ses idées politiques. Il pratique aisément l'invective, l'insulte, mais sans aucune profondeur dans la pensée. Il n'aime pas la République et méprise le suffrage universel mais ne dit pas vraiment pourquoi. Le 14 juillet, c'est « la fête de la canaille ». Il poursuit par : « Les nuages et le tonnerre étaient refoulés, pourchassés au-delà des monts, pour que les bombes et pétards de l'anniversaire des Assassins puissent être ouïs exclusivement sur le territoire de la République ». Léon Bloy hait le monde moderne et admire le Moyen-Âge. Il exalte la pauvreté, qu'il écrit avec un P majuscule, alors qu'il fut en permanence à la recherche d'un riche mécène, qu'il ne trouva jamais. Il se déclare cependant adversaire de l'argent et de la bourgeoisie, patriote et opposé à la colonisation. Ce très curieux personnage s'éteint à Bourg-la-Reine, le 3 novembre 1917.

    ► R. S., Rivarol du 1er juin 2012.

     

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    BloyLéon Bloy l'Intempestif

    « Il est indispensable que la Vérité soit dans la Gloire » (Léon Bloy)

    À mesure que les années passent, avec une feinte ressemblance dans leur cours de plus en plus désastreux depuis la première parution du Journal de Léon Bloy, l'écart n'a cessé de se creuser entre ceux qui entendent cette parole furibonde et ceux qui n'y entendent rien. Certes, on ne saurait s'attendre à ce que les rééditions des œuvres de Léon Bloy fussent accueillies comme des événements ou des révélations par un milieu “culturel” qui ne cesse de donner les preuves de sa soumission à l'Opinion majoritaire, de son aveuglement et de son mépris pour toute forme de pensée originale. Une sourde hostilité est la règle et je lisais encore des jours-ci un folliculaire récriminant contre « le douloureux labyrinthe narcissique » que serait à ses yeux le Journal de Léon Bloy. Certes, labyrinthiques et préoccupés de l'Auteur, tous les journaux le sont par définition, mais au contraire du fastidieux et potinier Journal de Léautaud, devant lequel maints critiques modernes pratiquèrent une ostensible génuflexion, le Journal de Bloy est d'une vivacité électrique. L'humour ravageur, les flambées de colère, les fulgurantes intuitions mystiques, un style d'une densité et d'une musicalité prodigieuse font de ce Journal un chef d'œuvre de la forme brève, aphoristique ou illuminative. Que lui vaut donc cette disgrâce où nous le voyons ? Sans doute la pensée qui s'y affirme et s'y précise sous la forme d'une critique radicale du monde moderne, dans la lignée de Barbey d'Aurevilly et de Villiers de L'Isle-Adam.

    « Tout ce qui est moderne est du démon », — écrit Léon Bloy, le 7 août 1910. C'était, il nous semble, bien avant les guerres mondiales, les bombes atomiques et les catastrophes nucléaires, les camps de concentration, les manipulations génétiques et le totalitarisme cybernétique. En 1910, Léon Bloy pouvait passer pour un extravagant ; désormais ses aperçus, comme ceux du génial Villiers de L’Isle-Adam des Contes Cruels, sont d'une pertinence troublante. L'écart se creuse, et il se creuse bien, entre ceux qui somnolent à côté de leur temps et ne comprennent rien à ses épreuves et à ses horreurs, et ceux-là qui, à l'exemple de Léon Bloy, vivent au cœur de leur temps si exactement qu'ils touchent ce point de non-retour où le temps est compris, jugé et dépassé. Léon Bloy écrit dans l'attente de l'Apocalypse. Tous ces événements, singuliers ou caractéristiques qui adviennent dans une temporalité en apparence profane, Léon Bloy les analyse dans une perspective sacrée. L'histoire visible, que Léon Bloy est loin de méconnaître, n'est pour lui que l'écho d'une histoire invisible. « Tout n'est qu'apparence, tout n'est que symbole — écrit Léon Bloy. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil. Nous ne pouvons jamais savoir si telle chose qui nous afflige n'est pas le principe de notre joie ultérieure ».

    Cette perspective symbolique est la plus étrangère qui soit à la mentalité moderne. Pour le Moderne, le temps et l'histoire se réduisent à ce qu'ils paraissent être. Pour Bloy, le temps n'est, comme pour Platon et la Théologie médiévale, que « l'image mobile de l'éternité » et l'histoire délivre un message qu'il appartient à l'écrivain-prophète de déchiffrer et de divulguer à ses semblables. Pour Léon Bloy, le Journal, loin de se borner à la description psychologique de son auteur a pour dessein de consigner les « signes » et les « intersignes » de l'histoire visible et invisible afin de favoriser le retour du temps dans la structure souveraine de l'éternité.

    Pour Léon Bloy, qui se définit lui-même comme « un esprit intuitif et d'aperception lointaine, par conséquent toujours aspiré en deçà ou au-delà du temps », la fonction de l'auteur écrivant son journal n'est pas de se soumettre à l'aléa de la temporalité, du passager ou du fugitif, mais tout au contraire « d'envelopper d'un regard unique la multitude infinie des gestes concomitants de la Providence ». Le Journal, — tout en marquant le pas, en laissant retentir en soi, et dans l'âme du lecteur ami, la souffrance ou la joie, plus rare, de chaque jour, les « nouveautés » menues ou grandioses du monde, ne s'inscrit pas moins dans une rébellion contre le fragmentaire, le relatif ou l'éphémère. Ce Journal, et c'est en quoi il décontenance un lecteur moderne, n'a d'autre dessein que de déchiffrer la grammaire de Dieu.

    Là où le Moderne ne distingue que des vocables sans suite, de purs signes arbitraires, Léon Bloy devine une cohérence éblouissante, et, par certains égards, vertigineuse et terrifiante. Léon Bloy n'est pas de ces dévots qui trouvent dans la foi et dans l’Église de quoi se rassurer. Ces dévots modernes, bourgeois au sens flaubertien, Léon Bloy les fustige ainsi que la « société sans grandeur ni force » dont ils sont les défenseurs. Il est fort improbable, quoiqu'en disent les journaleux peu informés qui voient en Bloy un “intégriste”, que l'auteur du Désespéré et de La Femme Pauvre se fût retrouvé du côté de nos actuels, trop actuels “défenseurs des valeurs”, moralisateurs sans envergure ni générosité, — et par voie de conséquence, sans le moindre sens de la rébellion. Or s'il est un mot qui qualifie avec précision la tournure d'esprit de cet homme de Tradition, c'est rebelle !

    Pour Léon Bloy, quel que soit par moment son harassement, le combat n'est pas fini, il y retourne, chaque jour est le moment décisif d'une guerre sainte. Léon Bloy est un moine-soldat qui va son chemin d'écrivain, non sans donner ici et là quelques coups de massue, pour reprendre la formule évolienne. Ainsi le sport, objet, depuis peu, d'un nouveau culte national est-il, pour Léon Bloy « le moyen le plus sûr de produire une génération d'infirmes et de crétins malfaisants ». Quant à la Démocratie, bien vantée, elle lui suggère cette réflexion : « Un des inconvénients les moins observés du suffrage universel, c'est de contraindre des citoyens en putréfaction à sortir de leurs sépulcres pour élire ou pour être élus ». Cette outrance verbale dissimule souvent une intuition. Tout, dans ce monde planifié, ne conjure-t-il pas à faire de nous une race de morts-vivants, réduits à la survie, dans une radicale dépossession spirituelle. Que sont les Modernes devant leurs écrans ? Quels songe de mort les hante ? Les rêveries du Moderne ne sont-elles pas avant tout macabres ? Non, la religion de Léon Bloy n'est pas faite pour les “tièdes”. C'est une religion pour ceux qui ressentent les grandes froidures et qui attendent l'embrasement des âmes et des esprits. Le modèle littéraire de Léon Bloy ce sont les langues de feu de la Pentecôte.

    Léon Bloy s'est nommé lui-même « Le Pélerin de l'Absolu ». Chaque jour qui advient, et que l'auteur traverse comme une nouvelle épreuve où se forge son courage et son style, le rapproche du moment crucial où apparaîtront dans une lumière parfaite la concordance de l'histoire visible et de l'histoire invisible. Cette quête que Léon Bloy partage avec Joseph de Maistre et Balzac le conduit à une vision du monde littéralement liturgique. L'histoire de l'univers, comme celle de l'auteur esseulé dans son malheur et dans son combat, est « un immense Texte liturgique. » Les Symboles, ces « hiéroglyphes divins », corroborent la réalité où ils s'inscrivent, de même que les actes humains sont « la syntaxe infinie d'un livre insoupçonné et plein de mystères ».

    Cette vision symbolique et théologique du monde en tant que Mystère limpide, c'est à dire offert à l'illumination (« l'illumination, lieu d'embarquement de tout enseignement théologique et mystique ») est à la fois la cause majeure de l'éloignement de l'œuvre de Léon Bloy et le principe de sa proximité extrême. Pour le moderne, la “folie” de Léon Bloy n'est pas dans sa véhémence, ni dans son lyrisme polémique, mais bien dans cette vision métaphysique et surnaturelle des destinées humaines et universelles. Pour Léon Bloy, qui n'est point hégélien, et qui va jusqu'à taquiner Villiers pour son hégélianisme « magique », les contraires s'embrassent et s'étreignent avec fougue. La nature porte la marque de la Surnature, mais par un vide qui serait l'empreinte du Sceau. De même, l'extrême pauvreté engendre le style le plus fastueux. C'est précisément car l'écrivain est pauvre que son style doit témoigner de la plus exubérante richesse. La pauvreté matérielle est ce vide qui laisse sa place à la dispendieuse nature poétique. Car la pauvreté, pour Bloy, n'est pas le fait du hasard, elle est la preuve d'une élection, elle est le signe visible d'un privilège invisible qu'il appartient à l'Auteur de célébrer somptueusement. La richesse verbale de Léon Bloy est toute entière un hommage à la pauvreté, à sa profondeur lumineuse, à la grâce qu'elle fait à la générosité de se manifester. Celui qui donne se sauve. Le mendiant peut donc, à bon droit être « ingrat ». Son ingratitude rédime celui qui pourrait s'en offenser. Mais qu'est-ce qu'un pauvre, dans la perspective métaphysique ? C'est avant tout celui qui récuse par avance toute vénalité. Or qu'est-ce que le monde moderne si ce n'est un monde qui fait de la vénalité même un principe moral, une cause efficiente du Bien et « des biens » ? Pour le Moderne, celui qui parvient à se vendre prouve son utilité dans la société et donc sa valeur morale. Celui qui ne parvient pas, ou, pire, qui ne veut pas se vendre est immoral.

    BloyContre ce sinistre état de fait, qui pervertit l'esprit humain, l'œuvre de Léon Bloy dresse un grandiose et intarissable réquisitoire. Or, c'est bien ce réquisitoire que les Modernes ne veulent pas entendre et qu'ils cherchent à minimiser en le réduisant à la “singularité” de l'auteur. Certes Léon Bloy est singulier, mais c'est d'abord parce qu'il se veut religieusement « un Unique pour un Unique ». La situation dans laquelle il se trouve enchaîné n'en est pas moins réelle et la description qu'il en donne particulièrement pertinente en ces temps où face à la marchandise mondiale le Pauvre est devenu encore beaucoup plus radicalement pauvre qu'il ne l'était au XIXe siècle. La morale désormais se confond avec le Marché, et l'on pourrait presque dire que, pour le Moderne libéral, la notion d'immoralité et celle de non-rentabilité ne font plus qu'une. Refuser ce règne de l'économie, c'est à coup sûr être ou devenir pauvre et accueillir en soi les gloires du Saint-Esprit, dont la nature dispensatrice, effusive et lumineuse ne connaît point de limite.

    Contre le monde moderne, Léon Bloy ne convoque point des utopies sociales, ni même un retour au “religieux” ou à quelque manifestation “révolutionnaire” ou “contre-révolutionnaire” de la puissance temporelle. Contre ce monde, « qui est du démon », Léon Bloy évoque le Saint-Esprit, au point que certains critiques ont cru voir en lui un de ces mystiques du “troisième Règne”, qui prophétisent après le règne du Père, et le règne du Fils, la venue d'un règne du Saint-Esprit coïncidant avec un retour de l'Âge d'Or. Lorsqu'un véritable écrivain s'empare d'une vision dont la justesse foudroie, peu importent les terminologies. Sa vision le précède, elle n'en précède que mieux les interprétations historiographiques. « Aussi longtemps que le Surnaturel n'apparaîtra pas manifestement, incontestablement, délicieusement, il n'y aura rien de fait ».

    ► Luc-Olivier d'Algange, extrait de : Lux Umbra Dei, éd. Arma Artis, 2012. [recension]

     

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    BloyLéon Bloy, un Céline chrétien

    De même que tout antisémite a ses bons juifs, j'ai, moi, mes bons catholiques. Parmi les Français, ce sont Balzac, Barbey d'Aurevilly, Léon Bloy, Paul Claudel et aussi François Mauriac (Le nœud de vipères, Genitrix, Galigaï, Le sagouin…). Parmi les étrangers, c'est d'abord Ramon del Valle Inclan, le Barbey d'Aurevilly espagnol (Jardin ombreux, Divines paroles…), et puis quelques anglo-saxons comme le romancier Ewelyn Waugh et l'essayiste G.K. Chesterton. Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres ? Et qu'ont-ils en commun ? D'abord mes bons chrétiens sont tous des agressifs, des méchants, des affreux, depuis Balzac qui prend, dans Les paysans, la défense du féodalisme contre la vermine républicaine et les acheteurs de biens nationaux, jusqu'à Claudel, qui n'hésite pas à faire l'éloge de la « bonté terrible » de l'Inquisition, en passant par les histoires d'O.A.S. du Chouan Barbey d'Aurevilly et la démocratie musclée du père Chesterton, lequel, dans Manalive, nous laisse gentiment le choix entre l'optimisme et la mort. Avec ces cocos-là, pas question de dorer la pilule, de “rendre Dieu aimable” ou de nous avoir au charme ! Beaucoup d'entre eux, tels Bloy et Mauriac, n'épargnent même pas leurs coreligionnaires, et réservent leurs flèches les plus acérées aux catholiques mondains, rassurés, rassurants, bien installés dans leur argent et dans leur dévotion,

    Il va sans dire que de tels monstres de sincérité seraient parfaitement odieux s'ils étaient au pouvoir. Mais en politique, on le sait, l'opportunisme et l’hypocrisie sont des qualités indispensables. En littérature au contraire, il faut préférer le cynisme : rien de plus insipide que les bonnes âmes, les conciliateurs, les modestes, les onctueux. On ne demande pas à l'écrivain d'être juste, on lui demande de nous faire pénétrer, au moins provisoirement, dans son univers, de nous le faire comprendre de l'intérieur. Le grand homme sera donc celui qui représentera sa famille spirituelle dans toute sa rigueur, sans concessions ni indulgence. Cela vaut mille fois mieux, en tout cas, que d'adopter une attitude d'inhibition en parsemant sa prose d'expressions lénitives du genre peut-être-le-plus-souvent-si-j'ose-dire-dans-une-certaine-mesure… D'ailleurs, mes bons chrétiens dédaignent de convertir. Plutôt que de faire la retape en adoptant cette attitude ambiguë, à la fois de menace, de chantage et de courtisanerie, qui est celle du missionnaire, ils préfèrent nous engueuler, ce qui est beaucoup plus sympathique et, en fin de compte, plus respectueux pour la personne humaine. Et puis, ils sont bien trop intelligents pour confondre la Foi avec la certitude. Leur foi, ils la subissent, comme chacun de nous subit sa race, son caractère, sa constitution génétique. Ils ont besoin de Dieu, ils l'inventeraient s'il le fallait, comme d'autres ont besoin d'un monde unique, sans au-delà ni transcendance. Ils pourraient contresigner cette pensée de Dostoïevsky, qui est peut-être l'aveu le plus sincère qu'un croyant ait jamais lâché :

    — Si j'avais à choisir entre le Christ et la vérité, je laisserais la vérité pour suivre le Christ.

    Bref, ce que j'aime, chez ces catholiques intraitables, c'est qu'ils incarnent, avec une netteté absolue, l'une des cinq ou six attitudes-clés que l'homme peut adopter en face de son destin.

    Diététique et engueulade

    J'ai eu, voici quelques années, l'occasion de lire un livre du Docteur Paul Carton consacré à Léon Bloy, Pour ceux qui ne le connaissent pas, je précise que Paul Carton est le fondateur d'une de ces innombrables écoles diététiques que l'on voit pulluler aujourd'hui, et qui, toutes sans exception, se doublent d'une secte religieuse. C'est ainsi que nous avons des régimes alimentaires adventistes, indouistes, bouddhistes, yin-yang etc. Le Docteur Carton était, lui, un ancien théosophe converti au catholicisme, ce qui a pour conséquence de lui faire tenir de singuliers propos, où se mêlent bizarrement des théories sur la nature septénaire de l'homme et le catéchisme du Concile de Trente. Catholique donc, et amoureux de symboles, Carton ne peut que se sentir en sympathie avec Léon Bloy, qu'il admire comme écrivain. Mais, en tant que diététicien, il le désapprouve, et il se livre, le plus sérieusement du monde, à une critique serrée de son régime alimentaire. L'auteur de Belluaires et porchers, conclut-il, a été toute sa vie le jouet de sa propre agressivité, et celle-ci n'était due qu'à une intoxication permanente. S'il avait moins mangé de viande et bu seulement de l'eau, il aurait pu répandre ses idées d'une façon moins fracassante, peut-être, mais bien plus efficace ! J'ignore, quant à moi, le rôle qu'a pu jouer l'excès de protéines animales ou l'alcool dans le développement de la verve polémique de notre auteur. Tout ce que je puis dire, c'est que je préfère un Léon Bloy intoxiqué à un Léon Bloy charitable. Que m'importe, à moi, qu'il ait dégoûté tous ses amis du christianisme ? Mais s'il n'avait pas écrit l'admirable page de journal sur l'incendie du Bazar de la Charité, alors, là, ce serait une perte !

    Bloy[Ci-contre : buste du publiciste Albert Wolff au cimetière du Père-Lachaise]

    De toute manière, le diagnostic du Dr Carton m'inspire des doutes. Céline, qui fut toute sa vie buveur d'eau enthousiaste et grand mangeur de nouilles devant l'Éternel, n'avait pas meilleur caractère que l'auteur de La femme pauvre. L'un et l'autre étaient possédés d'un véritable démon de l'engueulade, et n'étaient jamais aussi heureux que quand ils pouvaient invectiver un bonhomme tout au long de six ou huit pages. On raisonne, trop souvent encore, d'après le préjugé simpliste qui veut que le mouton soit gentil parce qu'il mange de l'herbe et le loup méchant parce qu'il mange le mouton. En réalité, ce sont les herbivores qui, à force musculaire égale, sont le plus dangereux, bêtes et susceptibles. Le carnassier est infiniment plus noble, intelligent, et même affectueux ! On ne peut pas ne pas penser à Céline quand on lit, dans Le désespéré, l'inoubliable profil d'Albert Wolff [ch. LXVI], qui était alors la tête pensante du Figaro. Tout y est : le coup de main, le coup d’œil, le rythme, la drôlerie, la délectation dans l'injure, et cette volupté dans le choix du mot, tantôt grossier, tantôt précieux, toujours inattendu, mais qui fait mouche à tout coup. Le plus drôle est qu'on peut, aujourd'hui encore, vérifier l'exactitude du portrait : il suffit pour cela d'aller faire un petit tour au cimetière du Père-Lachaise. Car le calamiteux Albert Wolff, non content d'avoir une gueule de cœlacanthe, a éprouvé le besoin de rendre ladite gueule éternelle en la faisant couler en bronze sur son tombeau, ce qui permet aux lecteurs de Léon Bloy de venir, texte en main, comparer de visu la description écrite avec la tronche originale, et se confirmer la justesse de chaque mot ! C'est une expérience à ne pas manquer.

    Religion et kabbale

    Puisque nous avons amorcé une comparaison entre Bloy et Céline, suivons un peu ce fil. Et marquons d'abord ce qui les sépare. La religion d'abord. Pour Céline, elle n'est rien, pas même un problème. II fait partie de ces athées qui ne voient aucun inconvénient à faire maigre le vendredi, puisque c'est bon pour la santé — et pourquoi pas ce jour-là comme un autre ? Il reconnaît pourtant à l’Église catholique un certain nombre de mérites. Dans Mea culpa, il écrit, par ex. :

    — Le bobard était bien meilleur monté poésie…

    Ce qui signifie en clair que, pour les gens qui ont besoin d'un mensonge vital, le mensonge chrétien est nettement plus chaleureux et moins nocif que le mensonge démocratique ou socialiste. Par-dessus tout, il est reconnaissant à l’Église de partir du principe que l'homme est, à tout prendre, une sale bête. Mieux vaut avoir pitié de l'individu parce qu'on méprise le genre humain, que de torturer l'homme réel parce qu'il n'est pas conforme à l'image idéalisée du Citoyen ou du Prolétaire. L'optimisme n'est pas seulement faux, il est criminel :

    — Tous les assassins voient l'avenir en rose, ça fait partie du métier. Ainsi soit-il. (Mea culpa).

    Cette attitude est celle d'un psychologue bien informé. Les gens de gauche ont raison de haïr la psychologie, car elle les condamne sans appel. Ils se défendent ainsi contre la vérité. Pas plus qu'à la religion Céline ne croit à l'occultisme. Mais l'occultisme l'intéresse, en tant que phénomène humain, et plus d'une fois, dans ses romans, il met en scène des personnages férus d'ésotérisme. C'est d'abord l'étonnante figure de Courtial des Péreires, qui domine toute la fin de Mort à crédit. Aéronaute et joueur, inventeur et charlatan, escroc et naïf, le personnage finit tragiquement. Désireux d'expérimenter une nouvelle technique de culture utilisant les « courants telluriques », il fonde une colonie de vacances et recrute par ce moyen une bande d'enfants de la ville dont il fait des ouvriers agricoles, non seulement gratuits mais payants… Mais l'expérience rate, l'argent s'épuise, la famine menace. Pour nourrir la communauté, les gosses se mettent à voler dans les fermes voisines. Des Péreires finira par se tuer, d'un coup de fusil dans l'arrière-gorge. Autre exemple : Sosthène, qui apparaît à la fin de Guignol's band et qu'on retrouve dans Le pont de Londres. C'est un hurluberlu qui se promène en robe chinoise et raconte à qui veut l'entendre qu'il va partir pour le Thibet, d'où il reviendra pour convertir le monde à la seule religion qui vaille : le culte des ancêtres.

    Dernier exemple enfin, tiré de D'un château l'autre : Nous sommes chez Otto Abetz, à Sigmaringen, en 1944-45. Arrive Alphonse de Chateaubriant, l'auteur de La Brière, piolet en main, croquenots aux pieds, grande cape brune, son épagneul sur les talons. Il part, lui, pour le Tyrol, où il va constituer, avec quelques amis, une sorte d'égrégore. En concentrant collectivement toutes leurs forces morales, ils fabriqueront l'arme absolue, la seule, la vraie, l'irrésistible, la sans réplique : une bombe spirituelle, une bombe morale, une bombe de Foi, qui donnera la victoire, in extremis, au grand Reich ! Céline n'étant pas historien, nous ne saurons jamais ce qu'il y a de vrai dans cette scène, qui se termine d'ailleurs en jeu de massacre. Mais ici encore le thème de l'occultisme est fortement indiqué. Ce qui, dans tout cela, intéresse le Dr Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, c'est évidemment le comportement de l'animal humain vis-à-vis de sa propre mort :

    — Jouer avec sa mort pendant qu'il la fabrique, ça c'est tout l'homme, Ferdinand ! (Mort à Crédit).

    Jouer à cache-cache avec la mort est une activité bien trop normale, bien trop compréhensible et touchante pour être méprisable, Tout en se moquant d'eux, notre Ferdinand national garde au fond du cœur des trésors de tendresse pour ces illuminés. Chez Léon Bloy, c'est autre chose. L'occultisme est pour lui un instrument de recherche. Non content d'y croire, il innove dans ce genre, il invente. À quoi bon adopter servilement une kabbale étrangère quand chacun peut, si facilement, se fabriquer la sienne ? Qu'est-ce qu'une kabbale, en effet ? C'est un système de symboles, à l'origine strictement utilitaire (lettres de l'alphabet, chiffres etc.) dont on fait un usage détourné, à des fins philosophiques ou divinatoires. Il y a donc autant de kabbales possibles que de langages ou de systèmes de notation, et toute kabbale repose au fond sur le calembour (la ressemblance des deux mots est elle-même assez suggestive !). Un kabbaliste est un monsieur qui fait dire à un texte autre chose que ce qu'il dit, et rien ne s'oppose, en principe, à ce que l'on considère l'art du contrepet comme une gnose kabbalistique. Le cul de la douairière est le contenu mystique du dos de la cuillère… Un exemple concret : Balzac, dans un de ses romans, parle assez longuement de la véritable frénésie d'anagrammes qui a possédé la société française à l'époque de la Restauration. Ainsi, avec les lettres de la formule RÉVOLUTION FRANÇAISE, on peut composer la phrase-réponse : UN CORSE LA FINIRA, en ne laissant qu'un résidu de quatre lettres, celles qui forment le mot VOTE, ou encore VETO (je m'oppose).

    Autre exemple, plus récent et plus amusant encore : une amie russe réfugiée m'a raconté qu'à Léningrad, pendant la période stalinienne, les intellectuels soviétiques mal-pensants pratiquaient une kabbale morse, dont le principe est simple comme bonjour : Prenez un mot et transcrivez-le en alphabet morse, mais sans séparer les lettres. Vous obtenez une suite de points et de traits que vous pouvez couper de différentes manières, sans changer l'ordre bien entendu, jusqu'à obtenir d'autres lettres et un autre mot, qui sera la lecture ésotérique du premier. En se livrant à ce petit jeu sur le nom de Lénine (écrit à la russe, c'est-à-dire sans E muet final), on obtient le mot français ENFER. Avec le nom de Staline (toujours à la russe), le résultat est encore plus drôle, car on obtient cette fois, deux mots : le mot français VA, suivi du mot russe EBEN, lequel, convenablement accentué, signifie quelque chose comme “qui a subi passivement l'acte sexuel”. Autrement dit, le nom secret de Staline peut se traduire par Va te faire foutre, ou encore Va donc, eh, enfoiré ! Staline, dit-on, appréciait peu la kabbale morse…

    Dans les deux séries consécutives de l’Exégèse des lieux communs, Léon Bloy fonde ce qu'on pourrait appeler une kabbale des métaphores. Il prend des expressions toutes faites ; proverbes, locutions usuelles, images empruntées au parler populaire, et il en fait l'étude ésotérique, tantôt en les prenant au pied de la lettre, tantôt en poussant, au contraire, dans le symbolisme. Un exemple ultra-simple, presque bête, mais qui éclaire le procédé : mettre du plomb dans la tête à quelqu'un signifie, on le sait, faire de lui un homme sérieux, rangé, raisonnable. Symboliquement, cela veut dire aussi lui envoyer une balle dans la cervelle… Notre auteur, qui est fort ingénieux, obtient de cette façon des résultats grandioses. Notons que cette démarche est aussi celle de Freud lorsqu'il interprète les rêves, les mots d'esprit, les textes littéraires et même la Bible ! Au moins dans ses moyens, la psychanalyse peut être considérée, elle aussi, comme une gnose ou une kabbale des métaphores. Caïn Marchenoir, le héros du Désespéré, se découvre, lui aussi, une vocation de kabbaliste. Mais il ne travaille pas, lui, sur les lettres, ni sur les mots, ni sur les métaphores : il travaille sur l'Histoire. Pour lui, les événements historiques doivent être interprétés comme des paraboles, comme des signes et des messages, de même que les théologiens présentent le sacrifice d'Isaac ou le séjour de Jonas dans le poisson comme des figures de la Passion du Christ ou de son séjour dans le tombeau. Personne, bien sûr, n'est obligé d'y croire. Avec de telles méthodes on n'obtient que les messages qu'on désire obtenir et l'on ne prouve que ce qu'on voulait prouver. Seules se vérifient, et pour cause, les prophéties faites après coup, et toute tentative de prospection sombre dans le ridicule. Consolons-nous : c'est aussi vrai pour le marxisme !

    Et pourtant tout cela nous accroche, nous excite, nous intéresse… De tels jeux sont parfaitement vains, mais ils restent valables, du moins, en tant que jeux, par lesquels l'homme, animal créateur de symboles, projette sur le monde ses structures mentales, ses exigences rationnelles, son besoin d'assimiler, de systématiser, de donner à cet univers une apparence de raison. La science elle-même, la vraie, a d'abord été une kabbale. Quand un savant émet une hypothèse ou échafaude une théorie, il se conduit comme un occultiste. C'est seulement après, quand il les vérifie, les discute ou les démolit, qu'il fait œuvre scientifique.

    Ennemis et faux amis des juifs

    Et l'antisémitisme ? Essayons, pour une fois, de regarder les choses en face. Céline est antisémite. Peut-être pas tout à fait autant que Moïse, mais il l'est, c'est incontestable. S'il parle peu des juifs dans ses romans, il leur consacre en grande partie ses trois livres-pamphlets dont le premier au moins, Bagatelles pour un massacre, est un authentique chef-d’œuvre. Qu'y a-t-il dans Bagatelles ? Il y a d'abord d'admirables tableaux de l'Union prétendue soviétique. Il y a d'excellents chapitres de critique littéraire, des pages sur la danse, des livrets de ballets. Il y a une dénonciation, plus que jamais d'actualité, de l'avilissement culturel de la France, par la démocratisation forcenée, par la commercialisation cynique des arts, des lettres, du spectacle. Il y a même une prophétie du règne des « idoles », dans le sens que l'on donne aujourd'hui à ce mot : vedettes-bidon, cabotins faussement populaires, soutenus par une publicité omniprésente et matraqueuse. La partie anti-juive, violente, brillante, extrêmement drôle, ne constitue nullement un appel au meurtre. Elle appartient, très banalement, à ce qu'on appelle aujourd'hui la littérature anticolonialiste. C'est que les motifs de Céline n'ont rien à voir avec l'antisémitisme chrétien traditionnel. Peu lui chaut de savoir si les Juifs ont eu tort ou raison de condamner le Christ comme faux-Messie, blasphémateur ou hérétique. Ses motifs, ou plutôt son motif unique, c'est un refus horrifié de la croisade antifasciste, de cette guerre civile européenne qu'on est en train de nous préparer sous couleur de Front Populaire, avec tout le camouflage d'optimisme et de progressisme bêtifiant que l'on retrouve dans les films français des années trente. Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu'une guerre juive, faite pour le seul profit des juifs et des staliniens. Nous autres, indigènes d'Europe, nous n'avons rien à y gagner, et tout à y perdre. Il faut, naturellement, se souvenir qu'Hitler a sa part de responsabilité dans le suicide de l'Europe… Cela dit, l'analyse de Céline est parfaitement juste, et ses prédictions les plus sinistres se sont pleinement vérifiées. C'est bien l'Europe entière, France, Angleterre et Russie comprises, qui est la vraie, la seule vaincue de cette prétendue victoire des démocraties. On peut même se demander si les juifs européens, en dépit de leur basse propagande, sont tellement satisfaits du résultat final…

    Léon Bloy, lui aussi, est antisémite. Mais son antisémitisme n'est pas de gauche, comme celui de Céline ; il est de droite au contraire, c'est à dire chrétien, conservateur, et donc beaucoup plus modéré. Certes on y retrouve, en filigrane, la vieille haine moyenâgeuse et populaire contre les manieurs d'argent, mais tout cela est transcendé par une vue de l'histoire qui, elle, est fondamentalement catholique. Que dit-il, en effet, dans Le salut par les juifs ? Il dit à peu près ceci : Vous prétendez, M. Drumont, que les juifs sont des ceci, des cela etc. et qu'il nous faut, en conséquence, lutter contre eux de toutes nos forces. Eh bien vous avez tort ! Les juifs sont bien des ceci, des cela etc., mais je vous dis que, pour cette raison même, il nous faut les soigner, les couver, les dorloter, les chouchouter ! Car ils sont les témoins de l'Ancienne alliance, ils font partie du Plan divin pour le salut des hommes, et la fin du monde commencera le jour où ils se convertiront. Singulière façon, n'est-ce pas, de défendre les gens ! Mais, avant d'en rire, rappelons-nous La question juive de Karl Marx, et comment le futur auteur du Capital répond, d'une façon rigoureusement parallèle, à je ne sais quel théoricien socialiste, et donc antisémite, de l'époque :

    — Vous dites, Monsieur Machin, que les juifs sont des ceci, des cela, etc. Et moi je vous dis : C'est vrai, les juifs sont des ceci, des cela et tout le reste… Seulement n'oubliez pas que le capitalisme n'est pas autre chose que la judaïsation de l'Europe. En détruisant le capitalisme privé, nous libérerons, non seulement les salariés du salariat, mais aussi les juifs de leur juiverie…

    Bien sûr, là comme partout, Karl Marx se fiche, une fois de plus, le doigt dans l’œil… Mais n'est-il pas divertissant de le voir porter de l'eau au moulin de Maurras et d’Hitler, en assimilant tranquillement capitalisme et judaïsme ? Un autre exemple de cadeau empoisonné, c'est l’opuscule de Freud intitulé Moise et le monothéisme. Cet ouvrage, conçu et rédigé à l'époque de l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, se veut, se présente, s'annonce comme une machine de guerre antichrétienne :

    — Ah ! Ces salauds de chrétiens nous ont laissés bouffer par Hitler ! Eh bien, vous allez voir ce que je vais leur mettre ! Quand j'ai commencé ce livre, j'avais plutôt envie de les ménager, croyant qu'ils prendraient notre défense… Mais maintenant, plus de cadeaux !

    Et là-dessus Sigmund Freud nous démontre… que les Hébreux ont assassiné Moïse, mais que leurs descendants ont refoulé le souvenir de ce crime. En conséquence ils traînent depuis un éternel complexe de culpabilité… Autrement dit, le canon juif de l'Ancien Testament est une œuvre de mauvaise foi, et le judaïsme n'est pas autre chose qu'une névrose œdipienne collective. Ajoutons, pendant que nous y sommes, que Moïse et le monothéisme est le plus bel acte manqué de la littérature mondiale !

    Baroque, autobiographie, délire

    Après les différences, voyons les ressemblances. Elles crèvent les yeux. Malgré leurs divergences d'opinions, Céline et Léon Bloy sont frères, et d'abord par le style. Dans une interview célèbre, Céline décèle deux courants dans la littérature française : celui d'Amyot, de Racine, de Voltaire, bref, le courant classique ; et puis celui de Rabelais, de Saint-Simon le mémorialiste et de Céline lui-même. Malheureusement la France a choisi le premier… Laissons de côté la question de savoir si la France a eu tort de produire un Racine, mais reconnaissons qu'il y a en effet une famille d'écrivains qui mettent la richesse verbale et l'intensité de l'expression très au-dessus de la mesure, de la raison, de l'élégance… Ils composent à la diable, rédigent comme ça vient, n'ont aucun sens du ridicule. En revanche ils ont des qualités bien à eux : foisonnement du vocabulaire, profusion des images, violence du ton, imagination débridée, goût du grotesque et du précieux, du comique et de l'horreur. C'est la famille de Shakespeare, d'Hoffmann, de Gogol, d'Edgar Poe, de Melville, de Dickens. Mais c'est également celle d’Agrippa d’Aubigné, de Corneille, de Scarron, de Diderot, de Balzac, de Barbey, de Zola, de Bloy et avant tout de Victor Hugo ! Tout compte fait, même dans ce domaine, la France n'est pas mal partagée !

    Léon Bloy, comme Céline, s'est fait une réputation sur l'outrance de son langage et la brutalité de ses propos. Mais ce qui frappe le plus, à la lecture, c'est leur largeur d'esprit dans le choix du vocabulaire. Tout mot, c'est à la lettre, leur est bon, pourvu qu'il peigne, qu'il frappe, qu'il émeuve. Ils n'hésitent pas à mélanger, jusque dans la même phrase, l'argot et le précieux, l'académique et le macaronique, le poétique et le vulgaire. Cela fait d'eux des auteurs difficiles à lire pour les étrangers. Mais tel est leur sens du langage que le Parisien moyen, même dénué de culture littéraire, s'y sent immédiatement chez lui. De sorte que ces deux écrivains, avec raison réputés ardus, n'en sont pas moins populaires pour autant. Si nous passons de la forme au fond, nous leur trouvons encore un caractère commun : bien que n'étant, ni l'un ni l'autre, des auteurs d'imagination, ce ne sont pas des réalistes non plus. Comme les naturalistes, auxquels ils doivent beaucoup, ils partent de l'observation de la vie réelle, quotidienne, monstrueuse ou médiocre. Mais cette réalité, ils l'amplifient, la gonflent, la transmutent, ils y projettent leurs désirs, leurs phobies et leurs rêves. Le résultat final est beaucoup plus proche de Hugo que des frères Concourt : c'est du fantastique onirique, du délire contrôlé.

    Pour Céline, c'est évident. À part le Roi Krogold, malheureusement perdu, chacun de ses grands livres est une tranche d'autobiographie, qu'il commence un peu n'importe où et qu'il finit quand ça lui chante. Mais à chaque pas il extrapole, il surabonde, pousse à l'absurde. Le « passage » de Mort à crédit rappelle plus d'une fois celui de Thérèse Raquin, qui est le meilleur roman de jeunesse de Zola. Mais les scènes qui s'y passent font souvent penser au dessin animé… De même la gare de Sigmaringen, telle qu'elle nous apparaît, grandiose, frénétique, ithyphallique, dans D'un château l'autre, est une fantasmagorie pure et simple. Céline, c'est visible, en a fait un symbole, il a voulu y concentrer toute la débâcle allemande… Les témoins oculaires sont tous d'accord pour certifier que la vraie gare était on ne peut plus calme, paisible et provinciale… Mais c'est la gare de Céline qui passera à la postérité : on ne la discute pas, de même qu'on ne discute pas la Carthage de Flaubert ou le Paris du XVe siècle, vu par Victor Hugo ! Ce n'est évidemment pas par hasard si Mort à crédit et D'un château l'autre commencent tous deux par un prologue “contemporain”, lequel débouche sur une grande scène de rêve éveillé, après quoi le récit proprement dit intervient comme un flash-back, une plongée dans l'inconscient. Notons que dans les deux cas nous trouvons un symbole commun : le bateau des morts. De la même façon, Guignol's band, dont l'action se passe à Londres pendant la Première Guerre mondiale, commence par une description quasi-surréaliste du bombardement d'Orléans en 1940… Si maintenant nous passons à l’œuvre de Léon Bloy, nous nous apercevons qu'elle se compose, dans sa majeure partie, de livres qui échappent à toute espèce de classification littéraire. Ils tiennent tous, en proportions variables, du journal intime, de l'essai, du récit, de la campagne de presse, de la prédication et de la polémique.

    Quatre seulement peuvent se classer dans des genres narratifs. Ce sont La femme pauvre et Le désespéré, romans ; Sueur de sang et Histoires désobligeantes, recueils de nouvelles. Sueur de sang se compose de choses vues, ou d'anecdotes entendues, au cours de la guerre de 1870. Plus violentes, plus haineuses que celles de Maupassant sur la même période, ces nouvelles prennent plus d'une fois un aspect de phantasmes névrotiques, de visions de cauchemar. On pense, en les lisant, aux admirables récits d’Ambrose Bierce sur la Guerre de Sécession. Plus originales encore sont les Histoires désobligeantes. Là aussi, en y regardant de près, nous discernons très vite des souvenirs personnels, des anecdotes vécues ou rapportées. Mais tout cela est repensé, élaboré, puis transformé, presque toujours, en parabole. Détail symptomatique : chaque récit commence par une introduction à caractère d'essai qui constitue souvent, à elle seule, près de la moitié du texte !

    Bloy[Ci-contre : Au seuil de l'éternité ou Vieil homme dans la peine, Vincent van Gogh, avril-mai 1890]

    Quant aux deux romans, ce sont bel et bien des souvenirs romancés, entrelardés de pages de théorie, de vaticination et d'engueulade. On y sent une forte influence du naturalisme (celui d’Huysmans plutôt que celui de Zola), mais également une influence non moindre du roman romantique et du feuilleton populiste, en particulier dans Le désespéré, chef-d’œuvre de l'écrivain, livre-clé où il a tout mis, et montré tout ce qu'il savait faire. Le sujet de ce roman, c'est l'agonie, non pas morale à proprement parler, mais affective et matérielle, d'un auteur maudit : Caïn Marchenoir, qui meurt à la fin, de misère. Avant de mourir, cependant, il tire du ruisseau une “pauvre fille”, comme on disait alors : prostituée dans la dèche et proche du suicide, qu'il convertit au catholicisme (à son catholicisme) et avec laquelle il cohabite. Il n'est, bien sûr, pas question de relations sexuelles entre eux, mais la femme s'aperçoit un jour, avec horreur, que l'écrivain, sans se l'avouer, est en train de tomber amoureux d'elle. Comme elle ne veut ni l'abandonner ni devenir pour lui une occasion de chute, elle se fait raser la tête et arracher toutes les dents, telle la Fantine des Misérables, mais pour un tout autre motif : dégoûter physiquement l'homme qu'elle aime. Cela pourrait être ridicule, écrit par un autre. Sous la plume de Léon Bloy, c'est proprement terrifiant !

    Tout le reste du livre concerne les relations de Marchenoir avec le monde littéraire, ce qui nous vaut, sous des pseudonymes transparents, quelques portraits au vitriol de journalistes et d'écrivains de l'époque, dont certains sont encore connus, parfois même justement célèbres : Paul Bourget, Jean Richepin, Catulle Mendès, mais aussi Maupassant et Daudet. Vers le milieu du volume, nous assistons à une réception littéraire chez Catulle Mendès. Celui-ci, tout juif qu'il est, n'en éprouve pas moins une franche admiration pour Bloy/Marchenoir et entreprend de lui remettre, comme on dit, le pied à l'étrier. Il l'invite donc à rencontrer chez lui des confrères, tout en le suppliant de ne pas assassiner sa chance en engueulant tout le monde… Le résultat, on le prévoit sans peine : l'auteur maudit se retient méritoirement, ronge son frein pendant une heure ou deux, puis il éclate enfin, avec un mélange de violence et de jubilation parfaitement délectable pour le lecteur. Mais, ce faisant, il signe son arrêt de mort, car il commet le péché sans pardon, le Crime contre l'Esprit du monde parisien : Pour employer des lieux communs modernes, dont l'exégèse reste encore à faire, il crache dans la soupe, il ne renvoie pas l'ascenseur… Il crèvera donc de faim, condamné sans rémission par la rancune et le silence des uns, et l'ignorance de tous les autres.

    C'est alors, vers la fin du volume, qu'intervient un des plus beaux morceaux de prose de toute la littérature française : le Stabat des désespérés. Léon Bloy nous apparaît ici, non plus comme romancier ni même comme polémiste, mais comme voyant, comme prophète. Il adjure, injurie, vaticine et maudit sur un ton qui est à la fois celui d’Ézéchiel, d’Avvakoum et de Swift. Il condamne, il vomit, il incinère ce monde, dans le sens le plus précis du mot : il le voue aux représailles célestes et appelle sur lui le feu de Sodome. Là encore on repense à Bagatelles pour un massacre, à ce curieux mélange d'esprit conservateur et de révolte anarchisante que ces deux génies ont en commun. Si Bloy n'était pas catholique, on sent très bien qu'il casserait la baraque. Et ainsi ferait Céline, s'il était plus naïf. Ces deux réactionnaires sont, en un certain sens, les deux plus grands contestataires de leur temps. Ce qui les retient l'un comme l'autre, de poser des bombes, c'est leur lucidité, aussi cruelle que juste, en ce qui concerne la perfectibilité de l'homme. Ils savent tous les deux, l'un parce qu'il est médecin et l'autre parce qu'il est catholique, que les révolutions ne peuvent en aucun cas améliorer le sort des peuples, qu'elles ne servent qu'à remuer la merde, et qu'à multiplier les souffrances inutiles.

    ♦ Sujets de devoirs :

    — En vous inspirant du portrait d'Albert Wolff, dans Le désespéré, faites le « profil » d'un journaliste contemporain de
    votre choix.

    — Imaginez et décrivez un cocktail d'écrivains contemporains, vu par Léon Bloy.

    — En vous inspirant de la célèbre page sur l'incendie du Bazar de la Charité, commentez une catastrophe ou un cataclysme contemporain.

    — Si, comme le pense Caïn Marchenoir, les événements historiques sont des messages et doivent être interprétés comme des paraboles, comment faut-il comprendre Hitler ? Staline ? Mao Tsé-Toung ? l’État d'Israël ?

    — Faites l'exégèse d'un lieu commun de votre choix, parmi les suivants : Ça ne mange pas de pain — Va te faire voir par les Grecs — Tu as le bonjour d'Alfred — Laissez pisser le mérinos.

    — Lettre de Caïn Marchenoir demandant une aide financière à Gilbert Cesbron — à Jean-Paul Sartre — à Françoise Sagan — à Brigitte Bardot — à Michel de Saint-Pierre.

    — Seconde lettre du même aux mêmes destinataires, après leur refus.

    — Imaginez une kabbale des gestes — des dessins — des charades.

    — Dialogue des morts entre Céline et Léon Bloy.

    ► Pierre Gripari, extrait de : Critique et autocritique, L'Âge d'Homme, 1981.

     

    ***

    ♦ Pour prolonger :

    Léon Bloy ou le pont sur l'abîme, Jacques Vier (Téqui, 1986) [recension]

     


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