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    Autriche1955 : l'Autriche accède au statut de neutralité

    Il y a trente ans [en 1985], l'Autriche, occupée, comme l'Allemagne par les 4 grandes puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, acquérait le statut de neutralité. Comment cet événement unique dans notre après-guerre a-t-il pu se produire ?

    En mars 1938, l'Autriche avait été rattachée au IIIe Reich ; ce fut l'épisode de l'Anschluß. De ce fait, elle partagera le sort de l'Allemagne : victoire, revers et défaite. Au printemps de 1945, le Reich de Hitler agonise. À l'Ouest, les Américains franchissent le Rhin à Remagen le 7 mars ; les Britanniques pénètrent dans le Nord des Pays-Bas et se dirigent à marche forcée vers le port de Hambourg ; les Français entrent en Bavière. À l'Est, les Soviétiques sont sur l'Oder, en Slovaquie et, après la terrible bataille de Budapest (qui dura de décembre 1944 à février 1945), l'Armée rouge victorieuse approche de Vienne. Les communistes autrichiens espèrent que, comme en Roumanie et en Bulgarie, Staline leur donnera le pouvoir ou, au moins, une part déterminante de celui-ci.

    [Ci-dessous : Les troupes soviétiques entrent en Autriche. Très rapidement le pays est mis en coupe réglée afin de contribuer aux réparations exigées par l'URSS pour les destructions opérées sur son territoire depuis juin 1941. À l'Est du pays, en bordure des frontières hongroise et tchèque, l'URSS acquiert une zone d'occupation, ainsi qu'un secteur dans la capitale. L'Autriche a bien failli subir le sort de l'Allemagne : la partition entre une Autriche de l'Ouest et une Autriche de l'Est]

    AutricheLe 13 avril 1945, Vienne tombe aux mains de l'Armée rouge, après une semaine de durs combats. Apprenant la nouvelle, Hitler ordonne de reprendre l'ancienne capitale des Habsbourgs mais la Wehrmacht, harcelée à l'Est comme à l'Ouest et totalement aux abois, n'en est plus capable. Quelques semaines plus tard, le 8 mai, le IIIe Reich capitule sans condition. À Vienne et dans la partie orientale de l'Autriche, des commissaires soviétiques "dédommagent" l'URSS des lourdes pertes qu'elle a subies au cours du conflit. Le peuple appelle ces commissaires des "Beutekommissare" (des "commissaires preneurs de butin"). Des trains russes bourrés de turbines, de pompes à pétrole et de matériels divers roulent en direction de l'URSS. Au total, ils prendront un millier de locomotives et dix mille wagons.

    À l'Ouest, ce sont les Américains et les Français qui occupent le territoire autrichien. Les troupes US considèrent les Autrichiens comme des pestiférés. Elles suivent à la lettre les consignes de non fraternisation que leur ont données leurs supérieurs. Quant à l'Armée française, elle ne se couvre pas particulièrement de gloire : sauvageries, pillages et viols sont sans cesse à l'ordre du jour. Pour l'Autriche comme pour l'Allemagne, c'est l'année zéro. Les alliés n'ont pas envisagé de manière précise le sort de l'Autriche. Ils étaient toutefois d'accord sur un point : la déclaration de Moscou du 30 octobre 1943 stipule que l'Autriche "libérée" sera séparée de l'Allemagne.

    [Ci-dessous : Karl Renner, social-démocrate, théoricien de l'austro-marxisme choisi par Staline pour former le premier gouvernement autrichien. Renner sut concilier toutes les familles politiques autrichiennes autour de son projet de neutralité. Un grand homme d'État et un fin diplomate]

    karl-rennerLes Soviétiques ne perdent pas de temps : à peine l'Armée Rouge a-t-elle franchi la frontière autrichienne que Tolboukhine, Commandant du 3ème front d'Ukraine, reçoit l'ordre personnel de Staline de rechercher le social-démocrate Karl Renner, qui avait été le premier Chancelier de la nouvelle république autrichienne de 1918 puis président du Parlement en 1930. Dès qu'elles eurent mis la main sur lui, les autorités soviétiques lui confièrent la tâche de "rétablir la démocratie" en Autriche. On se demandera pourquoi Staline a agi aussi vite et pourquoi il a choisi un social-démocrate plutôt qu'un communiste. Vraisemblablement pour devancer certains projets de Churchill qui voulait créer une confédération danubienne pour affaiblir l'Allemagne et menacer l'URSS. Quant au choix d'un social-démocrate à la place d'un communiste, on peut éventuellement l'expliquer par le souci du maître du Kremlin d'éviter de provoquer les Alliés occidentaux.

    [Ci-dessous : l'agitateur Gruber qui rêvait de devenir président fantoche d'une Autriche occidentale inféodée à la machine atlantiste]

    AutricheMais les Alliés occidentaux, et en particulier les Britanniques, ne sont pas satisfaits de l'attitude des Soviétiques. Pour Churchill, Renner n'est qu'une marionnette des Russes. Les Alliés songent alors à établir un contre-gouvernement à leur dévotion, établi à Salzbourg. Le politicien conservateur Karl Gruber, originaire d'Innsbruck, est pressenti pour diriger cet éventuel futur gouvernement. Mais Renner n'était pas une "marionnette des Russes" ; contrairement à Adenauer en Allemagne, il voulait à tout prix éviter une partition de l'Autriche. Il va alors mobiliser tous les sociaux-démocrates du pays dans ce but et prendre Gruber dans son gouvernement comme Ministre des Affaires étrangères. Malgré ce geste de bonne volonté, la tension entre Vienne et Londres ne diminue pas et, à la Conférence de Potsdam de juillet 1945, le ministre britannique des Affaires étrangères, Bevin (pourtant social-démocrate comme Renner) refuse de reconnaître le gouvernement autrichien. Jusqu'à la fin de l'été, les Britanniques vont s'opposer à la constitution de la commission de contrôle inter-alliée à Vienne. Ensuite, ce sera le problème des limites de Vienne qui opposera Londres et Moscou. Finalement, en août, les Alliés occidentaux occupent leur zone à Vienne et le gouvernement Renner est reconnu le 15 octobre.

    Une comparaison avec l'Allemagne s'impose. En Autriche, il y a un gouvernement qui représente tout le pays. En Allemagne, le gouvernement Dönitz, destitué par les Alliés le 23 mai 1945, n'a pas été remplacé par un autre gouvernement qui puisse représenter toute l'Allemagne. Reconnu par tous, le gouvernement Renner va organiser des élections afin de montrer qu'il était vraiment "démocratique". Celles-ci ont lieu le 25 novembre et les résultats sont les suivants : ÖVP (conservateurs chrétiens) : 85 sièges. sociaux-démocrates : 76 sièges ; communistes : 4 sièges. Les Soviétiques sont déçus. Mais les Alliés occidentaux aussi, car ils estiment que Autriche se relève trop vite.

    Le nouveau gouvernement autrichien issu des élections est dirigé par le conservateur Figl (ÖVP) ; Renner devient Président de la République. Mais le gouvernement Figl est soumis à une pesante tutelle de la part de la Commission de Contrôle inter-alliée (Grande-Bretagne, USA, France, URSS). Tout acte du gouvernement de Vienne devait être soumis à cette Commission de contrôle ; on en veut pour mémoire cette déclaration gouvernementale que Figl dut présenter 3 fois avant d'obtenir le nihil obstat. Cependant, Figl, rusé et fin politique, va insister, lors de la lecture de sa déclaration gouvernementale devant le Parlement autrichien sur l'unité du pays et sur la nécessité de supprimer le statut d'occupation.

    Le nouveau gouvernement autrichien va tout faire pour éviter d'être une marionnette des Alliés et, pour ce faire, va souvent opposer les Alliés les uns aux autres, afin d'alléger la tutelle. L'Autriche devait entretenir 4 armées d'occupation (en tout, 352.OOO hommes). En outre, l'économie autrichienne avait été imbriquée dans l'économie allemande depuis 1938, ce qui permettait aux Alliés occidentaux et soviétiques de s'en emparer au nom des réparations de guerre. Les Soviétiques vont ériger dans cette optique un Konzern pour l'exploitation des industries dont ils ont pris possession en Autriche : l'USIA (Upravlenié savietskovo immouchest-va v Austrii ou Administration des biens soviétiques en Autriche). Ce vaste ensemble comprenait des industries les plus diverses : lunettes, chaussures, papier, industrie aéronautique, pétroles, etc. L'USIA bénéficiait de l'extra-territorialité et les profits partaient en bloc à Moscou. La gestion était assurée par des cadres du parti communiste soviétique. En 1946, les compétences du gouvernement autrichien sont élargies par un accord avec les puissances occupantes. Dorénavant, seul un veto unanime des 4 puissances occupantes pouvait arrêter l'application des lois et actes promulgués par le gouvernement de Vienne. Les négociations en vue d'arriver à un Traité d'État (Staatsvertrag) commenceront à l'initiative de Vienne.

    En 1947/48, la guerre froide éclate et le refroidissement des relations entre les USA et l'URSS met le problème de ce Traité d'État au frigo. Par ailleurs, il faut savoir que les Yougoslaves, soutenus à l'époque par Moscou, font valoir des revendications sur certaines parties du territoire autrichien. La Guerre froide, en engendrant la bipolarisation autour de Washington et de Moscou, permet aux 2 super-gros de renforcer la cohésion de leurs satellites derrière leurs bannières respectives. Dès que commence la Guerre froide, ce seront surtout les USA qui s'opposeront à tout Traité d'État réglant la question autrichienne. Ainsi, le 10 mars 1948, le Ministre américain des Affaires étrangères, Marshall, déclare que l'Autriche fait partie de "l'Occident" et qu'en conséquence une neutralisation de ce pays n'est pas souhaitable. À la même époque, l'URSS se déclare prête, elle, à signer un Traité d'État rendant à l'Autriche son indépendance à condition que ce pays soit et demeure neutre (blockfrei). À la suite de la rupture entre Staline et Tito, les revendications yougoslaves ne sont plus soutenues par Moscou. La France et la Grande-Bretagne se montrent également favorables à la conclusion d'un Traité d'État. Mais les États-Unis vont s'y opposer catégoriquement car ils se rendent compte qu'une neutralisation de l'Autriche rendrait plus difficile une "intégration" des zones d'occupation occidentales d'Allemagne à "l'Occident", c'est-à-dire au monde américain. Pendant ce temps, sur le territoire de la future RFA, cette intégration se poursuit : en 1948, le mark occidental est introduit dans la partie ouest de l'Allemagne, ce qui provoque le blocus de Berlin par les Soviétiques. En avril 1949, l'OTAN est mise sur pied. Les Soviétiques, de leur côté, mettent au pas la Tchécoslovaquie et c'est le coup de force communiste de Prague de février 1948.

    En 1950, la guerre éclate en Corée. L'Ouest se range derrière les USA au nom des Nations Unies. L'Est se range derrière l'URSS. La tension entre les blocs atteint son paroxysme. Plus que jamais, l'Autriche est menacée par le spectre de la division. De plus, à Vienne, des troubles sociaux éclatent suite à la brusque augmentation du coût de la vie. Américains et Soviétiques soutiennent leurs créatures respectives ; ainsi, un chef de bande, Franz Olah, reçoit le soutien de Washington afin de constituer une troupe de choc prête à être l'embryon d'une future armée autrichienne à intégrer dans l'OTAN. Au bout de quelques temps, les troubles cessent ; l'Autriche reste occupée mais ne se divise pas. En 1954, il est de plus en plus question de faire entrer la République Fédérale d'Allemagne (créée en 1949) dans l'OTAN. Pour les Autrichiens, la conclusion du Traité d'État semble remise aux calendes grecques… C'est alors que l'URSS débloque la situation. En février 1955, le Ministre soviétique des Affaires étrangères, Molotov, déclare devant le Soviet Suprême qu'il n'y a plus aucune raison de différer la conclusion d'un Traité d'État avec l'Autriche. Ensuite, le gouvernement soviétique propose au gouvernement autrichien un accord mettant les puissances occidentales devant le "fait accompli".

    Informés, les Américains repoussent toute idée de neutralisation de l'Autriche car cela signifierait une coupure territoriale de l'OTAN, avec l'Allemagne Fédérale au Nord et l'Italie au Sud, coupure qui rendrait la "position américaine intenable" (sic !). Les Atlantistes ajoutent même que si l'Autriche devient neutre, elle tombera inévitablement dans la sphère d'influence soviétique. Pour le Ministre américain des Affaires étrangères, John Foster Dulles, les politiciens conservateurs viennois, surtout le Chancelier Raab et le Ministre des Affaires étrangères Figl, devenaient presque des "crypto-communistes". La tension monte alors entre Vienne et Washington. Afin de dissuader le gouvernement autrichien d'accepter les propositions soviétiques, le gouvernement américain envoie à Vienne une de ses créatures, GRUBER, l'ancien Ministre des Affaires étrangères, devenu ambassadeur à Washington. Sa mission consiste à persuader le gouvernement du Chancelier Raab que l'Autriche doit rester solidaire de l'Occident, c'est-à-dire des États-Unis. Les Américains vont même proposer au gouvernement Raab de s'installer à Salzbourg ! Mais le gouvernement de Vienne, conscient de l'enjeu historique, voulait à tout prix éviter la division de l'Autriche et résista aux sirènes américaines.

    Kreisky, Secrétaire d'État au Ministère autrichien des Affaires étrangères, informe alors l'ambassadeur soviétique Koudra-Chev que Vienne accepte un statut de neutralité semblable à celui de la Suisse. Le 11 avril 1955, une délégation du gouvernement autrichien composée du chancelier RAAB, du Vice-Chancelier Schärf, du Ministre des Affaires étrangères Figl et du Secrétaire d'État Kreisky, est invitée à Moscou. Rapidement, on se met d'accord pour indemniser les Soviétiques : l'USIA sera remboursée en 6 ans pour un prix de 150 millions de dollars. Mais pour le Kremlin, l'Autriche devait se déclarer formellement neutre. Après quelques hésitations dues à la colère des Américains, les Autrichiens acceptent et signent le 15 avril le mémorandum de Moscou proclamant la neutralité de l'Autriche, selon le modèle suisse. À Washington, c'est la consternation. En Allemagne Fédérale, le collabo Adenauer voit sa position ébranlée… Les Soviétiques proposent ensuite une conférence des Ministres des Affaires étrangères des quatre ; ce que Washington repousse immédiatement. La Pravda parle alors à juste titre d'une « nouvelle manœuvre des ennemis de l'indépendance autrichienne »…

    Mais les événements s'accélèrent : le 9 mai, dix ans après la capitulation du IIIe Reich, la République Fédérale d'Allemagne entre dans l'OTAN. Finalement, devant les pressions conjointes de Moscou et de Vienne, les ambassadeurs des 4 se mettent d'accord sur le texte du Traité d’État et cela surtout parce que la RFA est désormais ancrée à l'Ouest. Le 15 mai 1955, les Ministres des Affaires étrangères d'URSS (Molotov), du Royaume-Uni (Macmillan), de France (Pinay) et des États-Unis (Dulles) signent le texte du Traité d'État avec le Ministre autrichien des Affaires étrangères Figl. Dulles, on s'en doute, signait à contre-cœur. Selon ce Traité, l'Autriche se déclare neutre et les troupes d'occupation soviétiques, britanniques, françaises et américaines évacuent le territoire dans les mois qui suivent. Après dix ans d'occupation, l'Autriche, intégrée dans le Reich national-socialiste en 1938, a réussi à recouvrer son indépendance. Certes, économiquement, elle est liée à l'Ouest mais politiquement elle est "blockfrei" [non alignée]. La volonté conjointe de Moscou et de Vienne ont donc empêché que l'Autriche soit divisée en deux, comme l'Allemagne, et qu'il y ait un mur de Vienne…

    ► Roland Van Hertendaele, Orientations n°7, 1986.

    Ce texte constitue le résumé d'une conférence prononcée à Bruxelles le jeudi 5 décembre 1985, dans le cadre des cycles de conférences organisés chaque année par la revue Orientations.


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