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    arbeit10.jpgAnnulation magique de la crise

    et “méthode physiognomique” chez Ernst Jünger

    Jünger a vu dans la figure du Travailleur la catégorie centrale autour de laquelle est appelé à s'organiser le monde moderne soumis à la domination planétaire de la technique, à la “mobilisation totale” par et dans le travail. Plus précisément, c'est par la mobilisation technique du monde que peut se déployer une  réponse adaptée à la montée du nihilisme de l'époque moderne. Avec elle il salue l'avènement d'une nouvelle figure de l'homme, modelée sur le surhomme nietzschéen

    ***

    Parmi les fidèles de l'idéologie marxiste, bien peu ont analysé la pensée de ceux qu'ils appellent les écrivains “pré-fascistes”, ou carrément “fascistes”, et dont Ernst Jünger, évidemment, serait une des figures de proue. Armin Steil est un des rares idéologues marxistes à avoir analysé avec pertinence et profondeur, et surtout avec clarté, les démarches de Georges Sorel, Carl Schmitt et Ernst Jünger, dans son ouvrage Die imaginäre Revolte : Untersuchungen zur faschistischen Ideologie und ihrer theoretischen Vorbereitung bei Georges Sorel, Carl Schmitt und Ernst Jünger (La révolte imaginaire : Recherches sur l'idéologie fasciste et sur sa préparation chez GS, CS et EJ ; réf. infra).

    En se penchant sur Le Travailleur, Steil constate que la logique de Jünger, et partant de son “fascisme”, ou, plus exactement, de son “conservatisme révolutionnaire”, n'est pas une logique théorique, une logique construite, basée sur l'observation de causes et d'effets, mais une logique et un langage métaphoriques, poétiques, imagées. Face à une réalité socio-économique et politique chaotique, face à la crise de la société et de la cultures allemandes, Jünger veut maîtriser les effets pervers, les dysfonctionnements par l'esthétique : son “fascisme”, son “conservatisme révolutionnaire”, seraient donc essentiellement de nature esthétique, contrairement au marxisme qui se moulerait sur les réalités matérielles et résoudrait les crises en travaillant les matières socio-économiques elles-mêmes, sans recul idéaliste, sans recours à une transcendance ou à une esthétique. Steil conclut très justement : « Le livre [Le Travailleur] veut éduquer [les hommes] à avoir une attitude souveraine face aux processus sociaux ». L'observation minutieuse, froide, dépassionnée, constituerait dont la “clef magique” qui permettrait à l'élite qui s'en sert de maîtriser les crises, de mettre un terme au chaos et aux disparités dissolvantes qui entravent le bon fonctionnement des sociétés qui les subissent.

    Être des yeux hyper-perceptifs

    Les esprits volontaires qui souhaitent donc “prendre le taureau par les cornes”, agir sur le terrain politique, lutter contre les crises et leurs effets, ne doivent donc pas s'atteler à construire un système mécanique d'idées toutes faites qui s'agencent et s'emboîtent parfaitement, mais être des “yeux” hyper-perceptifs, capables de décrire les phénomènes de la vie quotidienne : c'est ce que Jünger appelle la “méthode physiognomique”. Elle permet de voir l'essence d'une chose dans sa simple apparence, de saisir l'unité de l'essence et de l'apparence, qui est la “forme” (Gestalt), invisible pour tout observateur inattentif, distrait, non habitué à manier avec la dextérité voulue la “méthode physiognomique”. Tout phénomène valable, fécond, porterait donc en lui une “forme”, plus ou moins occultée, une force potentielle qu'il s'agit d'arraisonner et de mettre au service d'un projet politique ou historique. En revanche, tout phénomène qui n'apparaît que comme “normal” est, par conséquent, un phénomène sans plus de “forme”, sans “force”. En tant que tel ce phénomène serait un signe avant-coureur de la décadence, un signe indiquant qu'il y a redistribution des cartes, que des formes meurent, en obéissant ainsi à une logique cachée, qui, elle, prépare l'avènement de formes nouvelles, aux forces intactes.

    L'observation des phénomènes de la vie courante, de détails de nos décors quotidiens, laisse entrevoir où se manifestent la chute et la mort des formes : les néons, les lumières tapageuses, criardes et artificielles des villes modernes, sont un indice patent de cette déperdition de forces, masquée par des couleurs et des intensités sans vie réelle. La circulation moderne dans les grandes villes houspille le piéton, seul être de chair dans cet univers de béton, d'asphalte et de métal, sur ces marges à peine tolérées que sont les trottoirs, pistes réservées à la “moindre vitesse”.

    Le “Travailleur” utilise la “méthode physiognomique”

    Le “Travailleur” est donc la figure qui fait usage de la “méthode physiognomique”, observe, déchiffre, plonge dans cet univers d'artifice à la recherce des forces encore enfouies, pour les mobiliser en vue d'un projet purement imaginé, explique Steil, “utopique” au sens marxien et engelsien du terme. Ce recours à l'imaginaire, explique le marxiste Steil, procède d'une logique du doute, qui veut à tout prix donner du sens à ce qui n'en a pas. Qui veut se persuader que, derrière, les phénomènes de déclin, de dévitalisation, se profilent un “Ordre” et des lois, qui sont des avatars du Dieu unique refusé par les tenants du matérialisme historique. Cet “Ordre”, cette Gestalt, cette “forme”, sont intégrateurs de la diversité infinie des observations posées par les personnes, mais ne sont pas, comme dans le cas du matérialisme historique, un reflet des rapports sociaux, mais une vision totalisante, intuitive, allant directement à l'essentiel, c'est-à-dire à la forme originelle. Ce n'est pas l'énumération objective et positive des causes et des effets qui permet de décider et d'agir, mais, au contraire, un regard perçant qui permet de voir et de saisir le monde comme le théâtre où s'affrontent et coopèrent les formes.

    Le “Travailleur” est précisément celui qui possède un tel “regard perçant”, et qui remplacera le “bourgeois”, raisonnant étroitement sur les simples causes et effets. Steil constate le hiatus entre cette vision du “Travailleur” et celle, marxiste et empirique, du “Prolétaire” : la figure forgée par Jünger se place très haut au-dessus des contingences socio-économiques ; le prolétaire conscient de sa déréliction, lui, travaille au cœur même de ces contingences, sans prendre aucune distance, sans détachement. Le “haut vol” du Travailleur, sa perspective aquiline, lui procure un masque : métallique ou cosmétique, masque à gaz du combattant, masque du coureur automobile chez les hommes, fard chez les femmes. Les traits individuels disparaissent derrière ces masques, comme doivent disparaître les imperfections individuelles des hommes humains, trop humains. Les figures du Travailleur sont des figures certes imaginaires, idéalisées à outrance, dés-individualisées et apurées : elles fonctionnent comme des soldats prussiens de l'ère frédéricienne à l'exercice. En suivant leurs chefs, ces moindres (mais néanmoins nécessaires) avatars du “Travailleur” et des soldats prussiens de la guerre en dentelle, perdent certes les imperfections de leur individualité, mais abandonnent aussi leurs doutes et leurs désorientements : les règles et l'Ordre sont des ancres de sauvetage offertes par la nouvelle communauté élitaire des “Travailleurs”, virtuoses de la “méthode physiognomique”.

    L'indépendance apparente du prolétaire

    L'Ordre, comme projection imaginaire, et la “méthode physiognomique” sont des instruments contre la notion empirique et marxiste de “lutte des classes”, proteste Steil, avant de donner très clairement la version de Jünger : laisser le travailleur, l'ouvrier, dans les contingences socio-économiques, c'est le laisser dans un monde entièrement déterminé par la bourgeoisie, issu d'elle et contrôlé en dernière instance par elle. En occupant une place désignée dans l'ordre bourgeois, l'ouvrier ne jouit que d'une indépendance apparente ; il n'a là aucune autonomie. Toute attaque lancée contre l'ordre bourgeois au départ de cette position apparente n'est elle aussi qu'apparente, appelée à être récupérée et à renforcer l'établissement. « Tout mouvement s'effectue théoriquement dans le cadre d'une utopie sociale et humaine vieillie, en pratique elle hisse toujours au pouvoir la figure de l'affairiste rusé, dont l'art consiste à négocier et à trafiquer », écrit Jünger. Pour Steil, cette définition radicalise la vision sorélienne du socialisme, qui voulait transformer la politique en pur moyen, sans objectif limitant, inscrit dans les contingences.

    Restaurer l'œuvre “auratique”

    Un marxiste verra, dans cet idéalisme et dans cette épure du politique comme pur moyen, une élimination de la politique, une volonté de mettre un terme à la violence destructrice de la politique, qui est seulement, pour le regard marxiste, “lutte des classes”. Mais la technique en marche qui balaie les formes mortes pour rétablir de nouvelles formes à la suite d'un affrontement planétaire des formes subsistantes, encore dotées de forces plus ou moins intactes. La technique détruit donc les formes résiduaires et caduques, elle planétarise et gigantise la guerre permanente des formes, mais le “Travailleur”, en instrumentalisant froidement la “méthode physiognomique”, donnera une forme finale à la technique (vœu qui ne s'est jamais réalisé !!). Cette forme finale sera artistique et le beau qui s'en dégagera aura une fonction magique et “sacrale”, comme dans les sociétés dites “primitives”. La rénovation de ces formes, écrit Steil, se fera par la restauration de l'œuvre “auratique”, éclipsée par la sérialisation technique. L'Aura, expression impalpable de la forme, de l'essence du phénomène représenté, restitue la dimension sacrée, proclame le retour d'un culte du beau, en remplacement qualitatif des religiosités mortes au cours de l'ère bourgeoise.

    Le “réalisme héroïque”, assise du nouvel Ordre socio-politique, sera porté par une caste dominatrice exerçant simultanément 3 fonctions : celle de détenteur du savoir, celle du guerrier nouveau forgé au cours des batailles de matériel de la Grande Guerre, et celle du producteur d'une nouvelle esthétique, 12pt intégrateur des différences sociales.

    Armin Steil, dans sa critique marxiste du “pré-fascisme” des Sorel, Jünger et Schmitt, dégage clairement l'essentiel d'une œuvre aussi capitale que Le Travailleur, où la manie de fabriquer des systèmes est réfutée au bénéfice de grandes affirmations idéales, dégagées des trop lourdes contingences de la société bourgeoise et de la misère prolétarienne. La démarche jüngerienne, dans cette optique, apparaît comme un dégagement de la cangue du concret, comme un retrait hautain conduisant in fine à une domination totale mais extérieure de cette concrétude. Mais le regard perçant, réclamé par la méthodologie physiognomique, n'est-il pas, au contraire, un instrument de pénétration de la concrétude, bien plus subtil que les simples prises en compte de la surface des phénomènes ?

    ♦ Référence : Armin STEIL, Die imaginäre Revolte. Untersuchungen zur faschistischen Ideologie und ihrer theoretischen Vorbereitung bei Georges Sorel, Carl Schmitt und Ernst Jünger, Verlag Arbeiterbewegung und Gesellschaftswissenschaft, Marburg, 1984.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°123/125, 1995.

     

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    43719010.jpgAnnotation sur Le Travailleur


    Ernst Jünger a toujours voulu que l'on inclue son Travailleur dans l'édition de ses œuvres complètes, sur­tout contre les “bien-pensants” qui l'exhortaient à prendre distance à l'endroit de ce “faux-pas” littéraire. Déjà dans une “Troisième lettres aux amis”, datée du 1er septembre 1946, Jünger insistait : il ne reniait rien de son œuvre, celle-ci devait être considérée comme un tout ; il ne prenait ses distances d'aucun fragment de ce travail.

    Le rapport qui existe entre des écrits tels La mobilisation totale ou Le Travailleur, d'une part, et d'autres tels Jardins et Routes, est comparable à celui qui unit l'Ancien et le Nouveau Testament. Plus tard, il a répété cette formule de l'Ancien et du Nouveau Testament, mais cela ne nous dit rien de clair, finalement, sur la valeur qu'il faut attribuer actuellement aux premiers écrits de Jünger. La seconde version du Cœur aventureux déjà, la décision de publier en 1934 une édition des œuvres com­plètes mais sans les textes nationalistes du début des années 20 ensuite, signale la volonté de Jünger de marquer une césure entre la partie purement politique de ses premiers écrits et ses livres ultérieurs.

    Mais il fit tout de même une exception de taille : les deux ouvrages que nous venons de mentionner, La Mobilisation totale et Le Travailleur. Mais au prix d'une interprétation qui rend presque méconnaissable l'intention initiale. Voilà pourquoi il m'apparaît opportun de poser une nouvelle fois la question : quelle est l'« assise dans la vie » que possèdent ces textes ? Ce qui doit nous permettre de tourner notre regard vers un fragment de l'histoire des impacts obtenus par ses livres-clefs, histoire au demeurant peu connue, mais ô combien instructive et éclairante.

    Mobilisation totale et planisme

    La Mobilisation totale et Le Travailleur étaient tous deux des livres apocalyptiques. Depuis le début des années 30 la crise s'accentuait considérablement en Allemagne ; simultanément augmentait le besoin de “grandes solutions”. Les modèles technocratiques, les “Plans” de réorganisation de l'État et de la société bénéficiait d'une incontestable conjoncture, puisque le jeu libre des libéraux, en politique comme en éco­nomie, avait incontestablement failli. Pour les extrémistes de gauche, le modèle était les plans quinquen­naux soviétiques, tandis qu'une fraction des économistes professionnels autour de John M. Keynes imaginait une politique interventionniste du plein-emploi. Enfin, des cercles de non-conformistes, où se rencontraient, pour échanger des idées, hommes de gauche et de droite, libéraux, sociaux-démocrates, des banquiers, des conservateurs et des nationaux-socialistes.

    Ces idées ont trouvé une écho dans le fameux “Plan WTB” (d'après les noms de ses inventeurs : Wladimir Woytinski, Karl Baade et Fritz Tarnow), édité par la fédération des syndicats (Gewerkschaftsbund), de même que dans le Wirtschaftliches Sofortprogramm der NSDAP (Programme économique d'application immédiate du NSDAP) de Gregor Strasser ou dans le Sofortprogramm de Günther Gereke qui devint par la suite Commissaire du Reich pour la poli­tique de l'emploi dans le Cabinet von Schleicher. En lançant son appel à la « nostalgie anti-capitaliste », Strasser a pu transformer en triomphe pour la NSDAP les élections de juillet 1932 ; ailleurs, le Président de l'ADGB, Theodor Leipart, tentait de rassembler tous les partisans de l'autarcie nationale, qui voulaient dé­livrer les syndicats libres du carcan de la SPD. Dans son célèbre discours de Bernau, le 14 octobre 1932, Leipart expliquait que la tâche du travailleur était de se mettre au service de son peuple ; il évoquait l'« esprit soldatique de l'imbrication dans le Tout et du don de soi au Tout », qui devait animer le prolétariat dans l'avenir.

    On peut avancer la thèse que Leipart a été inspiré par Le Travailleur de Jünger. À une époque aussi chaotique, les ennemis d'hier se rassemblent dans de nouveaux groupements : Le Travailleur avait incon­testablement touché une corde sensible dans l'air du temps. Mais ce livre mythique et apocalyptique a également suscité une série d'incompréhensions. Les uns considéraient Le Travailleur comme un ou­vrage “bolchévique”, d'autres y voyaient le résultat d'un culte impolitique de la technique, d'autres encore en interprétaient le contenu comme l'expression d'une philosophie nihiliste, née sous la pression des faits.

    Ce sont précisément les admirateurs de Jünger dans les ligues de jeunesse nationales-révolution­naires et le mouvement Widerstand d'Ernst Niekisch qui se sont sentis interpellés et irrités. Une irritation qui s'est encore accrue quand Jünger, sans ambages, accepte la modernité et insiste sur le rapport unis­sant la “mobilisation allemande” et la “domination planétaire du Travailleur”. Si Jünger a voulu faire du Travailleur un écrit programmatique du “nouveau nationalisme”, alors il n'a pas été compris de son public ou n'a été accepté qu'avec réserve. En 1933, les dernières possibilités d'organiser des discussions fruc­tueuses disparaissent.

    Sild et Traugott

    Mais, dans l'Allemagne nationale-socialiste, on comptait un petit nombre d'admirateurs de Jünger qui considéraient toujours que Le Travailleur était un manifeste et, en même temps, un manuel de politique pratique. Ce groupe se rassemble dans les années 30 autour de Meinhard Sild et Edgar Traugott. Tous deux appartenaient à la NSDAP clandestine d'Autriche et sont passés à la SS après l'Anschluß. Pourtant leurs idées étaient en ultime analyse bien différentes des directives principales qu'énonçaient les idéo­logues officiels de la NSDAP. Ils s'étaient doter d'un petit forum dans la revue Zeitgeschichte. La couver­ture de cette publication présentait un aigle et un serpent, les animaux du Zarathoustra de Nietzsche ; la tonalité des articles et des poèmes publiés était franchement nietzschéenne.

    Ensuite, les jeunes hommes rassemblés autour de Sild et de Traugott se sentaient fidèles à un “socialisme” qui, tout-à-fait dans le sens du Travailleur de Jünger, voulait organiser la “mise au travail totale” et élever l'Allemagne au rang d'une puissance capable « d'intervenir de la façon la plus vigoureuse qui soit dans les rapports de force régissant le monde ». Pour eux, il ne s'agissait nullement de “totalitarisme” ou d'une justification fol­ciste (völkisch) des guerres pour l'espace vital : mais bien plutôt des effets de cette logique froide qui a tant fasciné Jünger lui-même. Traugott et Sild, à leur façon, tirent les leçons du “réalisme héroïque”, dont ils attendent qu'il « compénètre totalement le monde d'esprit guerrier, de réalisme et de paganisme ».

    Dans l'état actuel des recherches, on ne peut pas affirmer exactement quelle a été la nature du rapport entre Jünger, d'une part, et Traugott et Sild, d'autre part. Quoi qu'il en soit, leurs idées se sont différenciées dès que la guerre a éclaté. Sild a encore patronné l'édition de campagne de Feuer und Blut en 1941, mais déjà dans un article de juin 1939 pour les Nationalsozialistische Monatshefte, il exprime ses réserves quant à l'amitié qui lie Jünger au dessinateur Alfred Kubin, qui plonge son regard dans les abîmes les plus glauques de l'âme humaine et que Jünger considérait comme un “frère en esprit”. Cette amitié ne corres­pondait pas à ce que l'on attendait de Jünger, en qui on voyait, à l'époque, le « type même de l'activiste technique et le chef efficace ».

    La version finale des Falaises de marbre était, elle aussi, en contradiction avec cette image que l'on se faisait de Jünger. Traugott a consacré une longue recension à ce livre, dès sa parution, dans les colonnes de Zeitgeschichte : il y louait les qualités littéraires, tout en indiquant clai­rement ce qui le séparait de l'auteur. L'essai de Traugott, paru en 1941, Von der Führung (Du Commandement) ne contient plus aucune allusion à Jünger ; le contenu de cet ouvrage s'aligne largement sur l'orthodoxie nationale-socialiste.

    Un engagement nationaliste sincère

    Tout ce que je viens d'écrire sur le groupe rassemblé autour de Traugott et Sild permet de comprendre le Jünger “politique”. L'engagement de Jünger dans les années 20 n'a pas été une marotte : sans aucun doute, il a appartenu aux têtes pensantes de la droite révolutionnaire allemande. Mais sa participation au débat politique n'autorise aucune simplification extrême, comme celles de l'historiographie boiteuse qui se pare du label d'“antifascisme”, en répétant ses arguments à satiété. Jünger était un nationaliste à l'époque mais il a toujours été plus que cela.

    Mais, après avoir écrit Le Travailleur, il tire une conclusion : la politique n'est qu'un phénomène superficiel qui n'influe en rien sur les processus titaniques à l'œuvre dans notre monde ; Jünger n'a pas voulu s'exposer aux coups de cette “titanisation”, parce qu'il la croyait inévitable. Cette attitude est sans doute le résultat d'un moment de faiblesse, mais elle est aussi em­preinte de sagesse. Car l'un des messages les plus forts de Jünger demeure le suivant : il est bon “de de­viner que derrière les excès de dynamisme de notre temps se trouve caché un centre immobile”.

    ► Dr. Karlheinz Weissmann, Vouloir n°123/125, 1995. (article paru dans Junge Freiheit, n°12/95)

     

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    Ernst Jünger, théoricien du nihilisme actif

    akg_2111.jpgCe nihilisme actif a une soif inextinguible de succès ; le succès est le meilleur carburant pour chauffer sans arrêt tout le spectacle. Si le succès se fait attendre et ne vient pas, alors tout le show annoncé s'effondre, toute cette gigantesque activité fébrile s'essouffle. L'action doit toujours être une action armée, pour pouvoir voler de succès en succès ; il faut toujours que l'on soit plus fortement armé que l'adversaire contre lequel l'action a été mise en scène. La première action est la course aux armements, la deuxième, leur emploi.

    Jamais le nihilisme n'a été plus militant, qu'il ne l'est aujourd'hui. Jamais la mobilisation n'a été plus totale. Jamais on n'a aligné autant de combattants. Finalement, on n'est plus rien que des “combattants”. Même des jeunots peuvent déjà être désignés comme des “vieux combattants”. Mais à ce combat, il manque sens et but. On se bat, tout simplement, pour se battre. On se bat, car, sinon, si l'on ne passait pas à l'action, on apparaîtrait bien vite comme des fainéants, des corrompus et des bons-à-rien.

    Ernst Jünger a donné à ce nihilisme militant les formules et les slogans qu'il attendait. Son instinct nihiliste avait fini par le convaincre que plus rien ne valait la peine d'être protégé, ne valait une mobilisation ; si l'action de la belligérance se déchaînait, il fallait que tout, sans exception, soit mis en mouvement. Il n'y avait plus, parmi les phénomènes, de point fixe où l'on aurait pu se réfugier.

    La mobilisation totale, que Jünger annonçait, est l’Action, l'action qui atteint les limites extrêmes, les sommets les plus élevés qu'il soit possible d'atteindre. Elle même tout en branle, jusqu'à la dernière énergie, elle ne tolère plus qu'il y ait une seule personne au repos, ni femme, ni enfant, ni vieillard. Elle commande aux nourrissons de marcher au pas, appelle les jeunes filles sous les drapeaux et consume jusqu'aux dernières réserves. Ce type d'action ne laisse plus le moindre fétu en arrière : elle compénètre les coins les plus secrets et envoie au front le plus insignifiant des “boutons”. Elle est la dernière surcharge d'énergie dans laquelle le nihilisme se précipite, après qu'il soit devenu inévitable pour lui, de porter son regard sur son propre visage.

    ► Ernst Niekisch, Vouloir n°123/125, 1995. 

    (extrait de Das Reich der niederen Dämonen : Eine Abrechnung mit dem National-Sozialismus, 1953)

     

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    Écrits de guerre, mobilisation totale et “Travailleur” :

    Jünger, penseur politique radical

     

    [Ci-dessous : Otto Dix, Flandern (Les Flandres)  (d'après Le feu d'Henri Barbusse), 1934-36. La figure du Travailleur occupe une place centrale dans l'œuvre de Jünger : elle se discerne déjà dans l'héroïsme impersonnel du Soldat affrontant les orages d'acier, se développe ensuite comme pleine conscience d'un monde totalement mobilisé, explique enfin le recours aux forêts du Rebelle et la distance hautaine de l'Anarque.]

    12pt13.jpgToutes les idées que le nationalisme révolutionnaire a développé pendant les dix premières années qui ont suivi la Grande Guerre ont trouvé leur apex dans l'œuvre d'Ernst Jünger. Les résidus du Mouvement de Jeunesse — qui avait littéralement “fondu” au cours des hostilités — les éternels soldats par nature, les putschistes, les révolutionnaires et les combattants du Landvolk ont toujours trouvé en Jünger l'homme qui exposait leurs idées.

    Mais E. Jünger est allé beaucoup plus loin qu'eux tous, ce qu'atteste le contenu du Travailleur. Il n'en est pas resté à une simple interprétation des événements de la Guerre, ce qui fut son objet dans Der Kampf als inneres Erlebnis, résumé de ces impressions de soldat. Ce mince petit volume sonde les sensations du soldat de la Première Guerre mondiale, en explore la structure. Et ce sondage est en même temps l'expression d'une nouvelle volonté politique, la première tentative de fonder ce “réalisme héroïque”, devenu, devant les limites de la vie, sceptique, objectif et protestant.

    En revenant de la guerre, Jünger a acquis une connaissance : l'empreinte que ce conflit a laissé en lui et dans l'intériorité de ses pairs, est plus mobilisatrice, plus revendicatrice et plus substantielle que le message des idéologies dominantes de son époque. Voilà pourquoi la Guerre a été le point de départ de ses écrits ultérieurs, dont Le Travailleur et La mobilisation totale. Ces deux livres pénètrent dans une nouvelle “couche géologique” de la conscience humaine et modifient la fonction de celle-ci dans le monde moderne.

    Les deux livres partent du principe de la mobilisation totale, que la Guerre a imposé aux hommes. D'un point de vue sociologique, la guerre moderne est un processus de travail, de labeur, immense, gigantesque, effroyable dans ses dimensions ; elle mobilise l'ensemble des réserves des peuples en guerre. Les pays se transforment en fabriques géantes qui produisent à la chaîne pour les armées. Par ailleurs, la guerre de matériel devient pour les troupes combattantes elles-mêmes une sorte de processus de travail, que les techniciens de la guerre ont la volonté de mener à bien.

    Le nouveau type d'homme qui est formé dans un tel contexte est celui du Travailleur-Soldat, chez qui il ne reste rien de la poésie traditionnelle du Soldat et qui ne jette plus son enthousiasme mais son assiduité dans la redoute qu'il est appelé à occuper. Jünger sait désormais que « la mobilisation totale, en tant que mesure de la pensée organisatrice, n'est qu'un reflet de cette mobilisation supérieure, que le temps accomplit en nous ».

    Et cette mobilisation-là est inéluctable, la volonté consciente de l'individu ne peut rien y changer. La mobilisation totale des dernières énergies prépare, même si elle est en elle-même un processus de dissolution, l'avènement d'un ordre nouveau. La figure qui forgera cet ordre nouveau est celle du Travailleur. L'image de ce Travailleur, de ce phénomène qui fait irruption dans notre XXe siècle, nous la trouvons dans l'éducation et les arts modernes ; Jünger l'a conçue d'après les caractéristiques du Soldat du Front et d'après le modèle russe où le Travailleur devient le Soldat de la Révolution.

    Jünger ne conçoit pas la catégorie du Travailleur comme un “état” (Stand) de la société, comme le veut la science bourgeoise, ou comme une classe, à l'instar du marxiste, mais voit dans le Travailleur un nouveau type humain en advenance, une nouvelle mentalité en gestation, qui réussira la fusion de la liberté et du pouvoir. Seul le Travailleur entretient encore une « relation illimitée avec les forces élémentaires », qui ont pénétré dans l'espace bourgeois, en opérant leur œuvre de destruction.

    Conservateurs traditionnels et Chrétiens ont attaqué ce livre radical avec une véhémence affirmée. Le Travailleur reste néanmoins un ouvrage difficile à lire : il recèle une indubitable dimension philosophique ; il aborde la problématique en changeant constamment de point de vue, ce qui exige de la part du lecteur une communauté de pensée et une capacité à se remettre perpétuellement en question.

    ► Wolfgang Herrmann, Vouloir n°123/125, 1995.

    (extrait de Der neue Nationalismus und seine Literatur, San Casciano Verlag) 

     

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    L'autre signification de l'Être

    La rencontre Jünger/Heidegger

     

    deepbl10.jpgDe qui un homme comme Ernst Jünger se sent-il compris ? Certainement pas par ses adversaires qui ne combattent en lui que sa seule projection élitaire et militariste. Mais il ne doit pas se sentir davantage compris de ses épigones, qui sont incapables de le suivre dans les méandres difficiles de sa pensée et qui, au contraire, cherchent la facilité en vouant un culte simpliste à leur idole. Que reste-t-il dès lors, sinon la « grande conversation des esprits » dont a parlé Nietzsche et qui, à travers les siècles, n'est animée que par des hommes isolés, importants et significatifs.

    Il est très rare que de tels isolés engagent un dialogue. Ainsi, Ernst Jünger s'est adressé à Martin Heidegger, à l'occasion des 60 ans de ce philosophe de la Forêt Noire, en écrivant à son intention Über die Linie, un opuscule qui aborde « le grand thème de ces cent dernières années » : le nihilisme. Heidegger s'est senti tellement interpellé par ce texte qu'à son tour, il a consacré à l'écrivain un opuscule, également intitulé Über “die Linie”, à l'occasion des 60 ans de l'auteur du Travailleur en 1955. Cette rencontre a été très prometteuse, on s'en doute. Mais elle n'a pas promis plus qu'elle ne pouvait tenir, surtout à ceux qui s'en faisaient des idées fausses. Et totalement fausse aurait été l'idée, par ex., que Jünger et Heidegger avaient pris délibérément la résolution d'écrire à deux un manifeste commun, fondateur d'une Révolution conservatrice à laquelle nous pourrions encore adhérer aujourd'hui. Telle n'était pas l'intention de Jünger et de Heidegger : ils sont trop intelligents et trop prudents pour oser de tels exercices.

    Métaphysique

    Jünger part du principe que le nihilisme constitue un défi pour l'individu. L'individu, ici, est bien l'individu et non pas une classe particulière, ou une race, un parti ou un mouvement. En d'autres termes : le nihilisme n'est pas un problème politique mais un problème métaphysique. C'est là la raison essentielle qui motive Jünger quand il s'adresse à Heidegger car celui-ci a vu que la question décisive réside dans la métaphysique et non pas dans l'économie, la biologie ou la psychologie.

    Dans ce domaine, Jünger est bien sur la même longueur d'onde que le philosophe de la Forêt Noire : tous deux acceptent le fait que l'évolution historique bute contre une limite et qu'il n'est plus possible d'aller au-delà. Telle est la signification de l'image de la “ligne”, que Heidegger reprend à son compte, sans doute en la transformant : tel est bien le diagnostic du nihilisme. Jünger nous en livre une description qui culmine dans cette phrase : « Tout comme on exploite les riches gisements et filons, on exploite dorénavant la tranquilité, on la met entièrement en mouvement ». Le nihilisme est dès lors la perte de toute assise solide et de toute durée, sur lesquelles on pourrait encore construire ou reconstruire quelque chose.

    On songe tout de suite aux “idées” et aux “valeurs”. Mais Jünger pense sans nul doute aux attaques en règle qui sont perpétrées contre une « base ultime », une assise primordiale, que nous pourrions parfaitement interpréter dans un sens écologique aujourd'hui. Jünger nous parle du « moment où la rotation d'un moteur devient plus forte, plus significative, que la répétion, des millions de fois, des formules d'une prière ». Ce “moment”, qui pourrait bien durer cent ans ou plus, désigne l'illusion qui veut que toute perfection technique ne peut réussir que sur base de biens donnés par Dieu ou par la nature, biens dont nous dépendons existentiellement et surtout dont nous sommes nous-mêmes une partie. Le “néant” que la modernité nihiliste semble répandre autour d'elle, n'est donc pas néant, rien, mais est en vérité le sol, sur lequel nous nous trouvons, le pain que nous mangeons, et l'âme qui vit en nous. Si nous nous trouvons dans des « paysages arides, gris ou brûlés » (Jünger), il peut nous sembler que rien n'y poussera ni n'y fleurira jamais.

    Mais plus nos souvenirs des temps d'abondance s'amenuisent, plus forts seront le besoin et le désir de ce dont nous avons réellement besoin et de ce dont nous manquons. Heidegger ne songe à rien d'autre quand il définit la disparition, l'absence, par la présence, ou quand il voit dans la Verborgenheit (l'obscurité, l'occultement) une sorte de « dépôt de ce qui n'est pas encore dévoilé (dés-occulté) ». Car si nous considérons l'homme dans son existentialité, son Dasein, soit sa détermination par son environnement (Umwelt), alors son Être (Sein) ne peut jamais être mis entièrement à disposition ; dès lors, plus le danger le menace, plus grande est la chance d'une nouvelle appropriation. Heidegger appelle cela l'« autre commencement ».

    Refus de la conception linéaire de l'histoire

    Tous deux s'opposent donc à la conception linéaire de l'histoire, à la conception qui voit l'histoire comme une ligne droite, sur laquelle on ne peut qu'avancer ou reculer, partageant du même coup les esprits en “esprits progressistes” et en “esprits conservateurs”. Pour Heidegger comme pour Jünger la ligne est transversale. « Le franchissement de la ligne, le passage du point zéro, écrit Jünger, partage le jeu ; elle indique le milieu, mais non pas la fin ».

    Comme dans un cercle, elle recommence sa trajectoire après une rotation, mais à un autre niveau. Heidegger parle ici de la nécessité d'un « retour » ou d'un « retournement » et non pas d'un « recul vers des temps déjà morts, rafraîchis à titre d'expérimentation par le truchement de formes bricolées ». Jünger, lui aussi, a toujours évité ce fourvoiement, ce que l'on ne peut pas dire de tous ses contemporains ! « Le retour » signifie pour Heidegger le lieu où la pensée et l'écriture « ont toujours déjà été d'une certaine façon ».

    Heidegger estime aussi que « les idées s'embrasent » face à « cette image d'un sens unique », impliquée par la ligne : c'est là que surgit la problématique du nihilisme — aujourd'hui nous parlerions plutôt de la problématique de la société de consommation ou de la société du throw away. Pourtant le philosophe émet une objection, qui est déjà perceptible dans une toute petite, mais très significative, transformation du titre : chez Jünger, ce titre est Über die Linie, et il veut désigner le franchissement de la ligne ; chez Heidegger, c'est Über « die Linie ».

    Il veut par l'adjonction de ces significatifs guillemets expliciter à fond ce qu'est la zone, le lieu de cette ligne. Ce qui chez Jünger est invite à l'action, demeure chez Heidegger contemplation. Il est clair que l'objet de la philosophie n'est pas de lancer des appels, mais d'analyser. Et Heidegger, bien qu'il critique fortement les positions de l'idéalisme platonicien, est assez philosophe pour ne pas laisser passer sans sourciller la volonté activiste de participation de l'écrivain, son vœu et sa volonté de dépasser aussi rapidement que possible le nihilisme.

    Sujet & Objet

    Heidegger admoneste Jünger, et cette admonestation se justifie théoriquement. À juste titre, Heidegger pense : « L'homme non seulement se trouve dans la zone critique de la ligne, mais il est lui-même, non pas pour soi et certainement pas par soi seulement, cette zone et ainsi cette ligne. En aucun cas cette ligne est... telle qu'elle serait un tracé franchissable placé devant l'homme ». En écrivant cette phrase, Heidegger se rapporte à une idée fondamentale de Sein & Zeit, jamais abandonnée, selon laquelle l'homme n'est pas un “sujet”, placé devant un “objet”, mais est soumis à une détermination existant déjà avant tout rapport sujet/objet. L'« Être » tel qu'évoqué ici, acquiert une signification si différente de celle que lui conférait la métaphysique traditionnelle, que Heidegger, dans son essai, biffe toujours le mot “Être” (Sein), afin qu'on ne puisse plus le lire dans le sens usuel.

    Pour le philosophe, une telle précision dans les termes est absolument indispensable, mais, quand on lit l'écrivain, cette précision conduit à des mécompréhensions ou des quiproquos. Jünger, en effet, ne s'en tient pas à la terminologie forgée par Heidegger, mais raisonne avec des mots tels “valeur”, “concept”, “puissance”, “morale”, “décision” et reste de ce fait dans le « langage de la métaphysique » et surtout dans celui du « métaphycisien inversé » que fut Nietzsche.

    Pourtant, l'écrivain ne peut pas être jugé à l'aune d'une philosophie du sujet, manifestement dépassée. C'est cependant ce que Heidegger tente de faire. Mais son jugement pose problème quand on repère le passage où Jünger se rapproche le plus de cet “autre” dans sa formulation : « Le moment où la ligne est franchie, apporte un nouvel agencement de l'Être, et alors ce qui est réel se met à étinceler, à briller ». Une fois de plus, Heidegger, après avoir lu cette phrase, pose une question très précise : l'Être peut-il être quelque chose pour soi ? Et le philosophe de la Forêt Noire corrige : « Probablement cet agencement nouveau est-il lui-même, mais de manière cachante, occultante, dissimulante, ce que nous appelons confusément et imprécisément “l'Être” ».

    Jünger complète Heidegger

    De telles remarques nous aident à mieux comprendre Heidegger, mais ne sont presque d'aucune utilité quand nous interprétons l'écriture de Jünger. Le philosophe nous dit bien que « de tels doutes ne peuvent nullement égratigner la force éclairante des images », mais cela ne le conduit pas à un examen plus précis du langage de Jünger. Par coquetterie, Heidegger évoque la confusion et l'imprécision de Jünger mais reste, lui, ferme sur sa propre voie, dans sa propre logique de penser, et ne cherche pas à comprendre les autres possibles. Quand Heidegger constate : « Votre jugement sur la situation trans lineam et mon explication de linea sont liés l'un à l'autre », il reste finalement assez laconique.

    Quoi qu'il en soit, la position de Jünger complète la pensée de Heidegger. Nous avons dit, en début d'exposé, que le nihilisme était une attitude de l'individu : en effet, toute question métaphysique ne concerne que chaque individu personnellement. Aucun ordre socio-politique ne peut changer quoi que ce soit au fait que chacun d'entre nous soit exposé aux dangers du monde, soit soumis à l'angoisse que cette exposition, cette Ausgesetzheit, suscite. Voilà pourquoi cela ne fait pas une grosse différence — à ce sujet Jünger et Heidegger sont d'accord — si le nihilisme se présente à nous sous la forme ou l'expression d'une dictature fasciste, ou sous celle d'un socialisme réel ou d'une démocratie de masse.

    Dans de tels contextes, la démarche de Heidegger a été la suivante : Heidegger a travaillé sur l'isolement de l'homme avec une précision jusqu'alors inégalée, en utilisant tout spécialement les ressorts de la critique du langage ; ensuite, sa philosophie a constitué une tentative de transposer l'angoissante dépendance du moi, soi-disant “libre”, dans une sorte de “sécurité” (Geborgenheit), site d'apaisement des tensions, site de sérénité, où s'épanouit enfin la vraie liberté. En opérant ce retournement, il nous semble, que Heidegger perçoit l'homme comme sur le point de disparaître, écrasé sous le poids d'un sombre destin planétaire, et donne l'impression de devenir fataliste.

    Mais cela, Heidegger ne l'a pas voulu, et ne l'a pas dit de cette façon. Et c'est pourquoi, nous apprécions ce discours post-idéaliste de Jünger insistant sur la « force chevaleresque de l'individu », sur sa « décision » et sur la volonté de l'homme libre de se maintenir envers et contre tout. Car si le moi n'est même plus autorisé à formuler des projets, il est contraint de résister à son propre « empêtrement », résistance qui, seule, appelera le démarrage d'un nouveau mouvement historique.

    « Le poète et le penseur habitent des sommets voisins », a dit un jour Heidegger. Leurs demeures sont haut perchées mais séparées par un gouffre. C'est bien ce que nous avons pu constater en comparant les positions de Jünger et de Heidegger. Mais ne se pourrait-il pas que ce soit précisément ce gouffre qui fait tout l'intérêt de la rencontre Jünger/Heidegger. « Si l'on délibère, dit Jünger dans Le recours aux forêts (un ouvrage très proche d'Über die Linie), alors il est bon qu'on le fasse durement, au bord du gouffre ».

    ► Dr. Angelika Willig, Vouloir n°123/125, 1995.

    (article paru dans Junge Freiheit n°12/1995)

    ➜ Références :

    • Ernst Jünger, « Über die Linie », in Anteile : Martin Heidegger zum 60. Geburtstag, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1950, pp. 245-283 ; tirage à part du texte légèrement augmenté. Tr. fr. : Sur l’homme et le temps. Essais, vol. 3 : Le nœud gordien  Passage de la ligne, Rocher, 1958, tr. H. Plard ; 2e éd. augm. d’un avant-propos de Jünger et d’une préface de J. Hervier : Passage de la ligne, Passeur-Cecofop, Nantes, 1993 ; 3e éd. : Christian Bourgois, 1997, 104 p.

    • Martin Heidegger, « Über ,Die Linie' », in : Freundschaftliche Begegnungen : Festschrift für Ernst Jünger zum 60. Geburtstag, Armin Mohler (Hrsg.), V. Klostermann, Frankfurt/M., 1955, republié ultérieurement sous un nouveau titre : Zur Seinsfrage. Tr. fr. : « Contribution à la question de l’Être », in Questions I, Gal., 1968, tr. G. Granel.

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    Jünger et l'irruption de l'élémentaire dans l'espace bourgeois

    ArbeiterIl est désormais visible et il nous paraît évident qu'à travers l'économie se sont réveillées des forces “élémentaires”, qui, en de nombreux domaines, échappent au contrôle du bourgeois et, ainsi, deviennent le substrat d'une nouvelle unité, collective cette fois.

    Ce constat nous amène effectivement à certains aspects de la crise du monde bourgeois et à les étudier ; selon Jünger, il faut tourner notre attention vers quelques traits caractéristiques du bourgeois qui correspondent à son idéal de sécurité commode et d'exclusion de toute force élémentaire hors de sa vie.

    Les puissances les plus profondes de la réalité

    Le concept d'élémentaire joue un rôle central dans le livre de Jünger. Comme chez d'autres auteurs allemands, le terme élémentaire n'est pas utilisé chez Jünger dans le sens de primitif ; il désigne bien plutôt les puissances les plus profondes de la réalité qui échappent aux structures intellectuelles et moralistes et qui sont caractérisées par une transcendance, positive ou négative selon l'individu : c'est comme si l'on parlait des forces élémentaires de la nature. Dans le monde intérieur, il existe des puissance qui peuvent faire irruption dans la vie, tant la vie personnelle que la vie collective, en venant d'une strate psychique plus profonde.

    Quand Jünger parle de l'exclusion de l'élémentaire dans le monde bourgeois, il est évident qu'il s'associe à la polémique développée par plusieurs courants d'idées contemporains, depuis l'irrationalisme, l'intuitionnisme, la religion de la vie (ou vitaliste) jusqu'à la psychanalyse et à l'existentialisme ; il s'insurge contre la vision rationaliste-moraliste de l'homme, prédominante hier encore. Mais nous allons voir que la position de Jünger est originale dans ce contexte, car il conçoit des formes actives, lucides, non régressives des rapports de l'homme à l'élémentaire, ce qui le distingue de l'orientation problématique, propre à la grande majorité des courants que nous venons de mentionner.

    La préoccupation constante du monde bourgeois est donc « de fermer hermétiquement l'espace vital à tout irruption de l'élémentaire », de « se créer une ceinture de sécurité face à l'élémentaire ». De ce fait, la sécurité dans la vie est donc l'exigence de ce monde, que devra consolider et légitimer le culte de la raison : une raison « pour laquelle tout ce qui est élémentaire équivaut à l'absurde et à l'insensé ». Inclure l'élémentaire dans l'existence, avec tous les problèmes et les risques que cela peut impliquer, voilà ce qui apparaît inconcevable au bourgeois ; pour lui, c'est une aberration qu'il faut prévenir par le truchement de techniques pédagogiques adéquates. Jünger écrit :

    « Le bourgeois ne se sent jamais assez hardi pour se mesurer au destin en luttant et en s'exposant aux dangers, parce que l'élémentaire réside en dehors de son monde idéal ; pour lui, l'élémentaire est l'irrationnel voire l'immoral. Il cherchera donc à le tenir toujours à distance, que celui-ci lui apparaisse sous le mode de la puissance ou de la passion, ou se manifeste dans les forces de la nature, dans le feu, l'eau, la terre ou l'air.

    De ce point de vue, les grandes villes du début du siècle apparaissaient comme les citadelles de la sécurité, comme le triomphe des murs qui, à ce moment-là, cessaient d'être les murs antiques des enceintes fortifiées et se manifestaient désormais comme pierres, asphalte et vitres encerclant la vie, similaires à la structure des rayons d'une ruche, pénétrant jusqu'à la trame la plus intime de la vie. Dans ce sens, toute conquête de la technique est un triomphe de la commodité et toute apparition de l'élémentaire est régulée par l'économie. »

    Une imperméabilisation de l'existence face à l'élémentaire

    Pour Jünger, le caractère anomal de l'ère bourgeoise ne réside pas tant dans la recherche de la commodité « que dans ce trait spécifique qui s'associe à ces tendances : c'est-à-dire dans le fait que l'élémentaire se présente comme l'absurde et, partant, que les murs d'enceinte de l'ordre bourgeois se présentent simultanément comme les murs d'enceinte de la rationalité ». Tel est donc bien le point d'ancrage de la polémique anti-bourgeoise de Jünger.

    Il distingue bien la rationalité du culte de la Raison et conteste l'idée qui veut qu'un ordre et une mise en forme rigoureuse de la vie soient possibles et concevables seulement selon le schéma rationaliste, partant d'une imperméabilisation de l'existence face à l'élémentaire. Parmi les tactiques utilisées par le bourgeois, il y a celle qui consiste à « présenter toute attaque contre le culte de la raison comme une attaque contre la raison en elle-même, afin de pouvoir bannir cette attaque dans l'aire de l'irrationnel ».

    En vérité, toute attaque peut s'identifier à une autre, mais seulement selon la vision bourgeoise, c'est-à-dire seulement sur base de « la conception spécifiquement bourgeoise de la raison, caractérisée par une inconciliabilité avec l'élémentaire ». Cette antithèse ne peut être retenue comme valide par un nouveau type humain : du reste, cette antithèse est dépassée de fait par des figures « comme, par ex., celles du croyant, du guerrier, de l'artiste, du navigateur, du chasseur, du travailleur et, aussi, finalement, du délinquant » ; pour toutes ces figures, à l'exception de la dernière, le bourgeois nourrit une aversion plus ou moins ouverte, parce que « pour ainsi dire, elles portent déjà à l'intérieur même des cités, par leurs apparences, l'odeur du danger, parce que déjà leur simple présence représentent une instance dirigée contre le culte de la raison ».

    Mais « pour le guerrier la bataille est un événement dans lequel se réalise un ordre suprême, pour le poète les conflits les plus tragiques sont des situations où le sens de la vie peut se condenser en un mode particulièrement net » ; la délinquence elle-même peut être expliquée par une rationalité lucide ; quant au croyant, « il participe à la sphère plus vaste d'une vie pleine de signification. Soit par le malheur ou le danger ou le miracle, le destin l'englobe directement dans un tissu d'événements plus puissants. Les Dieux aiment se manifester dans les éléments, dans les astres enflammés et dans la foudre, dans les ronces que la flamme ne consume pas ».

    L'élément décisif qu'il s'agit surtout de reconnaître ici est que « l'homme peut demeurer en rapport avec l'élément(aire) sur un plan supérieur ou sur un plan inférieur et qu'en conséquence, multiples sont les plans sur lesquels tant la sécurité que le danger retournent dans l'ordre. Au contraire, dans le bourgeois, on perçoit un homme qui ne reconnaît comme valeur suprême que la sécurité, et détermine sa conduite de vie sur base de cet idéal de sécurité ».

    « Les conditions pour promouvoir cette sécurité, que le progrès cherche à réaliser, sont corollaires de la domination universelle de la raison bourgeoise, laquelle devrait non seulement limiter, mais, en bout de course, détruire, toutes les sources de danger. Et, comme à la lumière de cette raison, le danger est présenté comme étant l'irrationnel, on ôte à celui-ci tout droit de faire partie de la réalité. Il est fort important, dès lors, dans un tel mode de penser, de voir l'absurde dans tout danger : celui-ci semble éliminé dès le moment où, dans le miroir de la raison, il apparait comme une erreur. »

    Une politique d'élimination du risque

    « Dans les ordonnancements tant spirituels qu'objectifs du monde bourgeois, on peut constater tout cela » — poursuit Jünger.

    « En grand, on peut le voir dans la tendance à concevoir l'État — lequel, normalement, se base pour l'essentiel sur la hiérarchie, en termes de société — comme une forme ayant pour principe fondamental l'égalité et se constituant par le truchement d'un acte de la raison. Cette vision révèle la volonté d'imposer une organisation complexe, un système de sécurité devant ventiler et atténuer toutes les formes de risques, non seulement dans le domaine de la politique intérieure et extérieure, mais aussi dans celui de la vie individuelle, ce qui constitue une tendance à dissoudre le destin par un calcul de probabilités. Cette vision révèle enfin, dans ses multiples et complexes tentatives de ramener la vie de l'âme à des rapports de cause à effet, dans sa volonté de transférer la vie de l'âme du domaine de l'imprévisible à celui du calculable, et puis de l'insérer dans la sphère éclairée de la conscience extérieure. »

    Dans tous les domaines, la tendance est d'éviter les conflits et de démontrer leur « évitabilité ». Mais vu que les conflits surviennent malgré tout, pour le bourgeois, « l'important est de démontrer qu'ils sont une erreur que l'éducation et une pédagogie éclairée des esprits devront empêcher la répétition ».

    Mais un tel monde ne serait qu'un monde d'ombres, où l'idéologie des Lumières surévaluerait ses propres forces, en croyant qu'il puisse tenir vraiment debout. En réalité, « le danger est toujours présent ; comme un élément de la nature, il cherche continuellement à briser la digue que l'ordre a construit pour l'enserrer ; et, par l'effet des lois d'une mathématique occulte mais infaillible, il se fait d'autant plus menaçant et mortel que l'ordre cherche à l'exclure. En fait, le danger veut être non seulement un élément de cet ordre mais, en plus, le principe d'une sécurité supérieure, que jamais le bourgeois ne pourra connaître ».

    En règle générale, si l'on peut exclure l'élémentaire dans un type donné d'existence, cette exclusion « doit être soumise à certaines lois, parce que l'élémentaire n'existe pas seulement dans le monde externe mais est aussi inséparable de la vie de chaque individu ». L'homme vit dans l'élémentarité dans la mesure où il est un être naturel, un être mu spirituellement par des forces profondes.

    « Aucun syllogisme ne pourra jamais se substituer au battement du cœur ou à l'activité des reins ; il n'existe aucune grandeur qui puisse naître de la seule raison, qui, de temps en temps, doit bien se soumettre aux passions, nobles ou ignobles. »

    Enfin, se référant au monde économique, Jünger note que « s'il est beau le mode par lequel nous nous voyons imposer des calculs, et si l'unique résultat de ceux-ci doit être le bonheur, il restera toujours un résidu qui se soutraira à toute analyse et l'être humain aura le sentiment d'être appauvri, de vivre une désespérance croissante ».

    État sécurisé = État d'incomplétude

    Mais l'élémentaire a une double source.

    « D'une part, il a sa source dans un monde qui est toujours dangereux, comme la mer recèle en elle le danger même quand elle n'est pas troublée par le moindre ventelet. D'autre part, il a d'autres sources dans l'âme humaine, qui a soif de jeu et d'aventure, d'amour et de haine, de triomphe et de chute, qui ressent tant le besoin du risque que de la sécurité ; et donc, pour cette âme humaine, un État absolument sécurisé apparaît comme un État d'incomplétude. »

    En prononçant d'aussi audacieuses paroles, Jünger se réfère implicitement à un type humain différent de celui véhiculé par le monde bourgeois, mais que ce monde génère malgré lui. La domination des valeurs bourgeoises peut donc se mesurer « à la distance que l'élémentaire semble avoir prise en se retirant de l'existence ». Jünger dit « semble », parce que l'élémentaire se sert de multiples masques et trouve toujours un moyen de se nicher au centre même du monde bourgeois, pour en miner les ordonnancements rationalisants et émerger dès que survient une crise.

    Par ex., Jünger rappelle comme déjà dans le passé, sous le signe de la Révolution française, quelles noces cruelles furent celles qui unirent la bourgeoisie et le pouvoir. Le dangereux et l'élémentaire se sont réaffirmés « face aux astuces les plus subtiles par lesquelles on a cherché à les circonvenir ; ils s'introduisent de façon imprévue dans les rouages mêmes de ces astuces, en prennent les travestissements, ce qui fait que tout ce qui est civilisation [au sens bourgeois] présente un visage ambigu ; nous connaissons tous les rapports qui existent entre les idéaux de fraternité universelle et les gibets, entre les droits de l'homme et les massacres ». Non que ce soit le bourgeois lui-même qui veuille imposer de telles circonstances contradictoires : car quand il parle de rationalité et de moralité, il se prend terriblement au sérieux :

    « tout cela est plutôt un terrible rire sarcastique qu'adresse la nature aux masques se présentant sous le visage de la moralité, une exultation frénétique du sang dirigée contre l'intellect, après que se soit achevé le prélude des beaux discours. »

    En revanche, ce qui mérite d'être remarqué, c'est « le jeu ingénieux des concepts par lequel le bourgeois cherche à faire ressortir ces vertus et à ôter aux mots tout ce qu'ils ont de dur et de nécessaire, afin que transparaisse seulement une moralité que tous sont tenus de reconnaître ». Par ex., cette attitude est bien visible sur le plan international, « quand on cherche à présenter la conquête d'une colonie comme étant une pénétration pacifique ou comme une opération civilisatrice, ou l'incorporation d'une province appartenant à un pays voisin comme un effet de la libre auto-décision des peuples, ou, enfin, les rapines perpétrées par les vainqueurs comme des réparations ». Il est évident qu'à ces exemples avancés par Jünger on pourrait facilement ajouter des faits plus récents. Parmi les cas les plus typiques, nous pourrions ajouter les “nouvelles croisades”, les tribunaux de vainqueurs, les “aides aux pays sous-développés”, etc.

    Dans ce même ordre d'idées, est exact ce que dit Jünger quand il relève que c'est justement à l'époque où se sont officiellement et bruyamment propagées les valeurs bourgeoises de “civilisation” que l'on a assisté à des événements que l'on n'aurait plus cru possibles dans un monde éclairé : des phénomènes de violence et de cruauté, de délinquance organisée, de déchaînements d'instincts, de massacres. Tous ces événements représentent « la réduction à l'absurde de l'utopie bourgeoise de la sécurité ».

    En guise de bon exemple, Jünger signale les conséquences qu'a déjà eues le prohibitionnisme aux États-Unis : il constitue une tentative moralisatrice, promise par une littérature faite d'utopisme social, et qui semble avoir été conçue comme une mesure de sécurité ; elle n'a cependant réussi qu'à attiser des forces élémentaires du plus bas niveau. Ainsi, l'État, en suivant rigidement le principe bourgeois, se réfère à des catégories abstraites, rationnelles et moralisantes, et exclut l'élémentaire ; mais, en réalité, cet État fait en sorte que cet élémentaire s'active en dehors du cadre qu'il installe.

    « Le moral et le rationnel n'étant pas des liens primordiaux mais seulement des liens propres à l'esprit abstrait, dit Jünger, toute autorité ou tout pouvoir qui veulent se baser sur eux, ne seront qu'autorité ou pouvoir apparents, et, simultanément, la sécurité bourgeoise ne tardera pas à manifester son caractère utopique et éphémère. »

    Il serait bien difficile de contester la réalité de cette dialectique, surtout dans la période qui a suivi la rédaction du Travailleur. C'est effectivement à cette dialectique que se rapportent, d'une part, l'un des facteurs principaux de la crise du monde bourgeois, et, d'autre part, cette autre face, informe, obscure et dangereuse des structures sociétaires modernes, ordonnées et régulées seulement en surface, mais privées tant d'un sens supérieur que de racines dans les strates psychiques les plus profondes.

    Un État d'anarchie mondiale

    Déjà au moment de la rédaction du Travailleur, après la Première Guerre mondiale, il était clair qu'un phénomène analogue de contre-coup allait se produire quand on allait appliquer de tels principes, notamment celui qui se profile derrière le concept bourgeois de liberté abstraite : dans la mesure où l'on reconnaît au principe de la démocratrie nationale une validité universelle, sans opérer la moindre discrimination, on aboutit automatiquement à un état d'anarchie mondiale, suscitant de nouvelles causes de crise au sein de l'ordre ancien, telle la révolte des peuples colonisés et de toutes les forces auxquelles, en Europe et ailleurs, le principe d'auto-détermination des peuples a donné une souveraineté politique même quand il s'agissait de tribus ou de populations, explique Jünger, « dont le nom n'était pas connu de l'histoire politique mais seulement, à la rigueur, des manuels d'ethnologie. Cet état de choses a pour conséquence naturelle la pénétration dans l'espace politique de courants purement élémentaires, de forces appartenant moins à l'histoire qu'à l'histoire naturelle ». Aujourd'hui, ce constat est encore plus exact qu'hier.

    Pour nous, il est cependant plus important d'examiner la crise du système dans ses aspects spirituels. Jünger parle surtout de formes de défense et de compensation qui se sont déjà manifestées en marge de la société bourgeoise, avec le phénomène du romantisme.

    « Il y a des périodes où les relations de l'homme avec l'élémentaire se manifestent sous l'aspect de propensions au romantisme, lesquelles constituent déjà en soi un point de fracture. Selon les circonstances cette fracture se fera visible : on se perdra dans le lointain (l'exotique), dans l'ivresse, la folie, la misère ou la mort. Ce sont là toutes des formes de fuite où l'homme isolé, après avoir cherché en vain une voie de sortie dans tout l'espace du monde spirituel ou matériel, met bas les armes. Mais, en tant que telle, la capitulation, peut aussi revêtir les apparences d'une attaque, comme quand un navire de guerre, en sombrant, tire encore une ultime bordée à l'aveuglette. »

    « Nous avons su reconnaître la valeur de la sentinelle tombée sur sa position perdue, continue Jünger. Nombreuses sont les tragédies auxquelles se lient de grands noms, mais il y a aussi beaucoup de tragédies anonymes, où des groupes entiers, des strates sociales entières, qui subissent une raréfaction de l'air nécessaire à la vie, comme s'ils avaient été pris par un vent de gaz toxiques. »

    Ce que Jünger ajoute ensuite a une base autobiographique et reflète ses propres expériences de jeunesse, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler :

    « Le bourgeois a presque réussi à persuader le cœur aventureux que le danger n'existe pas, qu'une loi économique gouverne le monde et l'histoire. Mais les jeunes gens qui dans la nuit et le brouillard abandonnent la maison de leur père ont le sentiment intime de devoir aller très loin à la recherche du danger, au-delà de l'océan, en Amérique, à la Légion Étrangère, dans des pays où poussent les arbustes qui donnent le poivre. Mais surgissent aussi des figures qui n'auront pas le courage de s'exprimer dans ce langage propre et supérieur, comme celle du poète qui se sent pareil au pétrel dont les ailes puissantes, créées pour la tempête, ne deviennent, hélas, plus qu'un objet de curiosité inopportune dans un milieu étranger, sans vent, ou comme celle du guerrier né, qui semble n'être qu'un bon à rien, parce que la vie du marchand le remplit de dégoût. »

    « Traverser une zone de destruction sans être soi-même détruit »

    Pour Jünger, le point décisif de fracture a eu lieu pendant la Première Guerre mondiale.

    « Dans la joie, les volontaires l'ont saluée (écrit Jünger en se souvenant visiblement de ce qu'il a lui-même vécu) parce qu'elle leur procurait un sentiment de libération des cœurs et que, d'un trait, se révélait à eux une vie nouvelle, plus dangereuse. Dans cette joie, se cachait aussi, tapie, une protestation révolutionnaire contre les valeurs anciennes, tombées irrémédiablement en désuétude. À partir de ce moment-là, dans tous les courants de pensée, dans tous les sentiments et dans tous les événements, s'est infusé une couleur nouvelle, élémentaire. »

    L'important, ici, est de voir comment, par la force même des choses, un nouveau mode d'être a commencé à se différencier.

    Jünger relève aussi le rôle qu'ont joué dans la jeunesse combattante, entraînée dans la complexité de cette guerre, les enthousiasmes, les idéaux et les valeurs du patriotisme conventionnel lié au monde bourgeois. Mais, bien vite, il est apparu clairement que cette guerre réclamait des réserves de forces bien différentes de celles nourries à ces sources bourgeoises : et cette différence est celle qui distingue les sentiments d'enthousiasme des troupes quittant les gares, d'une part, et « leur action entre les cratères, sous le fer et le feu d'une bataille de matériel », d'autre part. Alors, dans cette épreuve du feu, disparait le contexte qui justifiait la protestation romantique. Cette protestation-là, écrit Jünger, « est condamnée au nihilisme, là où elle est fuite, simple polémique contre un monde qui sombre, or en tant que telle, elle reste conditionnée par lui. Elle ne devient force que quand elle donne lieu à un type spécial d'héroïsme ».

    Là s'annonce le thème central du Travailleur : traverser une zone de destruction sans être soi-même détruit. La même expérience aura des effets totalement opposés chez des hommes d'une même génération : « les uns se sont sentis déchirés par elle, les autres ont participé à un vécu jamais expérimenté auparavant, grâce à l'extrême proximité de la mort, avec le feu et le sang ». La discordance découle de l'ambigüité d'avoir eu comme uniques béquilles les valeurs bourgeoises qui se basaient sur l'individu et sur l'exclusion de l'élémentaire, et d'avoir été capables de vivre une nouvelle liberté. S'il avait été déchiré, brisé, par la guerre, Jünger aurait pu se référer aux mots qu'Erich Maria Remarque a mis en exergue de son fameux livre À l'Ouest rien de nouveau : « Ce livre ne veut ni accuser ni démontrer une thèse ; il veut seulement dire quelle fut une génération, déchirée par la guerre même quand les obus l'ont épargnée ».

    Mais comme Jünger est de ceux qui savent intimement qu'ils ont vécu une expérience unique, il voit en ses compagnons de combat ceux qui anticipativement ont constitué le “Type” : c'est-à-dire un homme qui se tient debout parce qu'il veut se rendre capable d'un rapport actif avec l'élémentaire, et, parallèlement, développer des formes supérieures de lucidité, de conscience et de maîtrise de soi, parce qu'il veut se désindividualiser et accepter un réalisme absolu, parce qu'il connaît le plaisir des prestations absolues, de la plénitude maximale de l'action, assortie d'un minimum de “pourquoi ?” et de “dans quel but ?”. C'est là que « les lignes de la force pure et celles de la mathématique se rencontrent » ; dans l'aire d'une conscience accrue, « il est possible de potentialiser les moyens et les énergies premières de la vie, dans un sens inattendu, jamais encore expérimenté ».

    Absurdité du romantisme et de l'individualisme

    « Dans les centres occultes de la force, par laquelle on domine la sphère de la mort, on rencontre une humanité nouvelle, qui se forme par le biais d'exigences nouvelles, écrit Jünger. Dans un tel paysage, on ne peut plus apercevoir l'individu qu'avec beaucoup de difficultés ; le feu a calciné tout ce qui n'a pas un caractère objectif ».

    Les processus en plein développement sont tels que toute tentative de la raccorder encore au romantisme et à l'idéalisme de l'individu finissent par sombrer irrémédiablement dans l'absurde. Pour dépasser victorieusement « quelques centaines de mètres où règne la mort mécanique », on n'a nul besoin des valeurs abstraites, morales ou spirituelles, de la libre volonté, de la culture, de l'enthousiasme ou de l'ivresse aveugle qui méprise le danger.

    Pour cela, il faut une énergie nouvelle et précise, tandis que « la force combattive du milieu dans son ensemble assume un caractère moins individuel que fonctionnel ». En outre, on découvre des correspondances entre le point de destruction et l'apogée spirituelle d'une existence ; c'est là que se déchaînent les prémisses de la personne absolue. Les rapports avec la mort se transforment et « la destruction peut surprendre l'homme singulier dans ces instants précieux où on lui demande un maximum d'engagement vital et spirituel ».

    Alors, « à la fin, on peut aussi reconnaître la liberté la plus élevée ». Tout cela devient, finalement, une part naturelle, voulue d'avance, d'un nouveau style de vie. Finalement se présentent « des figures d'une suprême discipline du cœur et des nerfs, indices d'une froideur quasi métallique, extrême et lucide, où la conscience héroïque se montre capable d'utiliser le corps comme un pur instrument, en lui imposant une série d'actions complexes, au-delà de l'instinct de conservation. Entre les flammes d'un avion touché, dans les chambres d'air d'un submersible qui coule, on accomplit encore un travail qui, au sens propre, transcende la sphère de la vie et dont jamais aucun communiqué ne signalera ». Les deux termes qui s'unissent dans ce type sont donc l'élémentaire en acte, en soi et en dehors de soi, d'une part, et la discipline, l'extrême rationalité, l'extrême objectivité, c'est-à-dire un contrôle abstrait et absolu de l'activation totale de son être propre, d'autre part.

    Nouvelle « forme intérieure »

    C'est ainsi, d'après Jünger, que déjà au cours de la Première Guerre mondiale, s'annonçait l'avènement d'une nouvelle « forme intérieure », et nous avons déjà eu l'occasion de dire qu'en elle, il voyait ce qui allait devenir décisif pour l'humanité en devenir, c'est-à-dire les culminations exceptionnelles, à l'image des extériorisations guerrières.

    La crise finale du monde bourgeois et de toutes les valeurs anciennes, pour Jünger, découle de la civilisation de la technique et de la machine, et de toutes les formes d'élémentarité qui leur sont consubstantielles. Et substantiellement identique serait le type d'homme qui, spirituellement, n'est pas le vaincu mais le vainqueur, que ce soit sur les champs de bataille modernes ou dans un monde absolument technicisé. Substantiellement identique serait le type de dépassement et de formation intérieure qui serait requis dans les deux cas. C'est ainsi que s'ébauche la figure de l'homme que Jünger nomme le Travailleur, qu'une continuité idéale unirait « au soldat vrai, invaincu, de la Grande Guerre ». 

    ► Julius Evola, in : Vouloir n°123-125, 1995.

    (ch. extrait de L'« Operaio » nel pensiero di Ernst Jünger, éd. Volpe, Rome, 1974)

     

    Arbeiter

     

     [Hommage à Ernst Jünger pour son 95ème anniversaire !]

    « Le Travailleur » de Jünger : Notes sur la traduction française

    [ci-dessous : Ernst Jünger en 1931 sur une plage des Baléares en compagnie de son fils Ernstl. Le Travailleur était sur le point de paraître. Dans les propos qu'il a confiés à la revue espagnole Punto y Coma, Andrès Sanchez Pascual, traducteur d'Ernst Jünger, se déclare fasciné par ses Journaux, par ses talents de mémorialiste. Dans les Journaux précisément, on peut lire l'immense chagrin qui a traversé Ernst Jünger quand il a appris la mort au combat de son jeune fils, tué près des carrières de marbre à Carrare en Italie. Les notes du Journal sont d'une infinie simplicité, révèlent à la fois une immense sérénité et une profondeur d'âme intense, qui s'expliquent sans doute par la double idiosyncrasie d'Ernst Jünger : guerrier face à l'élémentaire, entomologiste face à l'exactitude terrible du monde des insectes]

    JungerChez l'éditeur Christian Bourgois, est parue à l'été 1989 une traduction française du livre d'Ernst Jünger Der Arbeiter, soit Le Travailleur (1). Avec cette traduction et mis à part quelques brefs essais, toute l'œuvre de Jünger est désormais accessible au public francophone. Dans la carrière d'écrivain longue de 70 an­nées, si riche et variée, d'Ernst Jünger, né en 1895, Le Travailleur prend un place très pré­cise. Ce n'est pas du tout hors de propos que le traducteur Julien Hervier note qu'autour de ce livre plane un halo de mystère et de mythe. Le fait que Jünger se soit personnellement opposé pendant tant d'années à toute réimpression de l'ouvrage y est pour quelque chose. Ce n'est qu'en 1963 que son ami Martin Heidegger a pu le convaincre d'accepter. Jünger considérait son Travailleur comme une étape dans sa pensée, à laquelle il faisait fréquemment référence, mais à laquelle, disait-il, il ne retournerait plus.

    Les connaisseurs de l'œuvre de Jünger perçoi­vent Le Travailleur comme le point culminant de la "seconde" période de son itinéraire d'écrivain. La "première" phase, elle, est perçue exclusivement comme celle de l'expression littéraire de ses expériences de combattant, celle d'un écrivain politique qui exalte la vie du soldat. Dans les années 20, Jünger évoluait dans les cercles que l'on appelle aujourd'hui « conservateurs-révolutionnaires ». Il collabora ainsi à toute une série de revues “néo­nationalistes”, dont Widerstand d'Ernst Niekisch (1889-1967) est la plus connue. Ty­piques de cette époque sont les notes des journaux d'Ernst Jünger, où il constate que « toutes les forces révolutionnaires à l'intérieur d'un même État sont alliées invisiblement, mal­gré leur opposition mutuelle. L'ordre est de ce fait l'ennemi commun. Vu que nous sommes le véritable, l'authentique ennemi de la bour­geoisie, un ennemi dont il est impossible de ne pas tenir compte, la dissolution de la classe bourgeoise nous fait plaisir » (2). La teneur de ces épanchements pourrait faire croire, erronément, que notre auteur n'est pas allé plus loin dans ses assertions et proclamations que les dizaines d'autres petits écrivains et journalistes qui œuvraient du temps de la République de Weimar et ont fait le lit du national-socialisme.

    ArbeiterDéchaîner l'élémentaire

    [Ci-contre : Le Travailleur, œuvre charnière dans l'opus d'Ernst Jünger, porte la marque de son époque, une époque de modernisation à outrance, où les vieux cadres sociaux volent en éclats et où l'on pense qu'un homme nouveau va advenir, dépouillé de toutes les fioritures inutiles, de toutes les fanfreluches et les conforts apportés par l'ère bourgeoise. Le Travailleur annonce la venue d'un « type métallique », de nouveaux Spartiates moulés dans une rigueur industrielle et perpétuellement mobilisés pour arraisonner le monde. Ernst Jünger rédigera des notes complémentaires pour Le Travailleur ; ces notes sont parues sous forme d'un petit livre intitulé Maxima-Minima]

    En réalité, le styliste Jünger se trouvait sur une toute autre voie. Tandis que la tendance néo-na­tionaliste conventionnelle évoluait de plus en plus distinctement dans la direction de la littéra­ture Blut und Boden (Sang et Sol), Jünger, lui, refusait le retour vers le romantique et le buco­lique, nonobstant la sympathie qu'il éprouvait à l'égard du monde paysan. Dans Le cœur aventu­reux, notre auteur se déclare prêt à « déchaîner l'élémentaire », à réveiller les forces vitales qui pourraient combattre le système bourgeois. Les proclamations de Jünger, datant de cette époque où nationalisme et socialisme cherchaient à fu­sionner afin de ne faire plus qu'une seule force, on doit les relativiser. Le nationalisme de Jünger est pour une bonne part instrumental, tout com­me le socialisme d'un Georges Sorel était instru­mental. Comme Sorel (1847-1922) 30 ans auparavant considérait le socialisme comme un « système moral » devenu l'idéologie d'une classe ouvrière arrivée à pleine maturité dans sa lutte contre la bourgeoisie vectrice de médiocrité, Jün­ger considérait que sa “révolution nationale” se situait en fait en dehors du nationalisme.

    Quelques-uns des écrits qui ont précédé Le Tra­vailleur indiquent clairement quelle a été la dé­marche de Jünger : une révolution des valeurs qui allait bien distinctement dans le sens du progrès et de la technique. Le lien qu'entretenait Jünger avec le groupe dit des “nationaux-bolchévi­ques”, rassemblés autour de Niekisch et de sa revue Widerstand, n'était pas étranger à cette approche progressiste et techniciste. Niekisch cultivait un pessimisme radical à l'encontre de la révolution nationale qu'il voyait sans cesse glis­ser vers les « valeurs occidentales », telles l'égalité, la paix, l'humanité et le confort.

    La renaissance nationale n'aurait été possible, d'après Niekisch, que par une remise en valeur radicale du « style prussien », qu'il n'opposait pas, chose curieuse, au courant de l'Ostorien­tierung (orientation à l'Est) vers la Russie communiste, mais bel et bien — et de façon irrécon­ciliable — au fascisme et au national-socialisme, idéologies qu'il décrétait issues du « midi ca­tholique » et marquées par la démagogie de masse. Il n'est donc pas étonnant que les auteurs de la mouvance nationale-bolchévique aient dé­veloppé, dans leur pensée, une vision spécifique du “proletariat”, lequel n'était plus perçu comme un substrat socio-économique mais comme l'ex­pression vivante d'un type humain héroïque et mythique, animé par une mission morale et nationale (3). C'est surtout chez August Winnig (1878-1956), compagnon de Niekisch entre 1912 et 1930, que l'on retrouve cette vision du Travailleur comme type, comme pôle opposé au prolétaire tel que le conçoit le marxisme.

    Tout comme le Travailleur de Winnig, le Tra­vailleur de Jünger est un idéal-type de l'homme, un homo novus, porté par une force extraordi­naire qui dominera l'avenir. Dans ce sens, Le Travailleur constitue un écrit allant dans le sens de la transmutation des valeurs annoncée par Nietzsche. Jünger n'a donc plus simplement rédi­gé un rapport sur les “travailleurs”.

    « Être un Travailleur, signifie être le représentant d'une grande figure (Gestalt) qui fait son entrée dans l'histoire. Cela veut dire : participer à une humanité nouvelle qui sera vouée à la domination du future ». En tant que type antithétique du Bourgeois (p. 101, éd. franç.), le Travailleur entre en contact avec des forces élémentaires dont le Bourgeois ne se doute pas encore de l'existence, écrit Jünger (p. 46).

    Réalisme héroïque

    La notion de Figure (Gestalt, Figur, Form) est centrale dans l'analyse de Jünger. On peut per­cevoir la Figure comme une Idée platonicienne mais plus dynamique. La Figure doit être perçue comme le principe de toute activité dans l'univers (tant biologique que spirituelle et physique). La Figure est la marque, la griffe, de la totalité. Toute activité ne peut qu'être prise en considération que dans son rapport avec la Figure. Le Travailleur ne peut donc être défini qu'en fonction de l'intensité de sa relation avec la Figure.

    « Dans la Figure se concentre tout ce qui est plus que la somme de toutes les parties, et tout ce qui, à l'âge de l'anatomie (de l'individu, ndlr), demeure inaccessible. Elle est une caractéristique de l'âge qui advient, de l'âge qui se laisse entrevoir et sentir par l'aura des Fi­gures » (p. 62).

    L'ère bourgeoise a déterminé le Travailleur dans sa relation à une structure hiérarchique, car il n'a pas été donné à cette ère bourgeoise de fonder un lien authentique avec le monde des Figures.

    Le « réalisme héroïque », telle est la nouvelle attitude mentale qui caractérisera l'ère du Travail­leur. Ce réalisme héroïque n'est ni idéaliste ni matérialiste. Il est une protestation révolution­naire contre les vieilles valeurs mais cela ne veut pas dire que le Travailleur doit chercher de nou­velles valeurs : « il suffit de constater ce qui est nouveau et d'y participer » (p. 87). Le réalisme héroïque, comme le décrit Jünger, est l'attitude de la génération qui vient, une génération qui se sera habituée tant à l'offensive qu'à la défense des postes attaqués ; dans cette optique, il n'est qu'accessoire que le temps qui passe devienne meilleur ou empire. Il importe de miser le tout pour le tout, bien que la Figure, en soi, ne con­tienne aucune promesse. C'est aussi pourquoi les valeurs seront posées en fonction de la Figu­re, non de façon qualitative mais créative.

    Le caractère total du Travail

    La Figure et l'ère de la Domination appartiennent-elles dès lors à l'ordre de l'Être (Sein) ou à celui du Devoir-être (Sollen) ? Il me semble que la réponse donnée par Jünger n'est pas toujours très claire. Mais la question est pourtant très importante ! Dans la seconde partie du Travailleur, les contours deviennent cependant de moins en moins flous : Jünger tend de plus en plus à décrire une situation déjà existante, soit une ère dans laquelle l'individu, petit à petit, cède la place au caractère total du Travail, lequel en vient à occuper et à transformer tous les terrains de la vie sociale. Jünger, séismographe de son temps, voit bien que le monde moderne subit une trans­valuation tant quantitative que qualitative, où les formes de vie de toutes une décennie apparaissent désuètes et ridicules :

    « L'espace de la vie devient de plus en plus uniforme et monotone, là où la naïveté croit de même que l'innocence avec laquelle on se déplace dans cet espace. Mais c'est là la clef d'un autre monde qui se profile à l'arrière-plan » (p. 177).

    Au lieu de résister à la technique et au monde moderne, comme bon nombre de ses contemporains (Spengler, Ortega y Gasset, Chaplin dans Modern Times !), Jünger parie sur l'avenir. Dans l'« irruption de la modernité », il voit que tous les égoïsmes catégo­riels de l'individu cèdent graduellement la place à l'idée de totalité, où le courage, la disponibilité et l'esprit de sacrifice tiennent le haut du pavé.

    Jünger nous parle surtout du « caractère métallique », tant dans une acception métaphorique que dans une acception non métaphorique. Il illustre quelques aspects de ce « caractère métallique » par des images de la Première Guerre mondiale, où l'acier, le gaz et le feu, ainsi que les interventions économiques et politiques, remodèlent l'espace dans des zones de destruction, où l'on ne peut plus tenir compte de la distinction entre combattants et non combattants (p. 189). Autre illustration : le cinéma. Cette innovation technique méconnaît la représentation, unique dans le temps. Un film peut être projeté simultanément dans tous les quartiers d'une ville et l'opération peut être répétée à l'infini avec une précision mathématique, à la seconde et au millimètre près. Par cette tendance à l'homogénéisation, la hiérarchie traditionnelle du XIXe siècle s'effrite au pro­fit d'un système nouveau, où le rang que l'on possède dépend de la mesure dans laquelle on représente le caractère du Travail.

    Transformer la vie en énergie

    De ce fait, la technique est donc, aux yeux de Jünger, la seule force appartenant à un nouveau système de valeurs et qui détruit toute foi. La technique est la manière par laquelle la Figure du Travailleur mobilise le monde (p. 197). Jünger fait fi de la distinction classique entre la ville et la campagne, distinction qui, dit-il, n'existe plus que dans l'esprit romantique. La rénovation du paysage reçoit une dimension planétaire :

    « Il n'y a plus une seule région qui échappe à l'imbrication dans un quelconque réseau de voies et de rails, de câbles et de fréquences radio, de voies aériennes et maritimes » (p. 270).

    Le pay­sage acquiert de plus en plus l'aspect d'un gigantesque chantier. Loin de nous lamenter sur la perte d'un équilibre perdu, nous devons, au contraire, percevoir cette évolution colossale comme une disparition et comme un triomphe de la Domination du Travailleur. Cette transformation globale annonce, selon Jünger, la fin d'un système de relations, vieux d'un millénaire (p. 251). La tâche de la Mobilisation Totale est dès lors la « transformation de la vie en énergie comme cela ce manifeste déjà dans les domaines de l'économie, de la technique et du transport par le crissement des roues, ou comme sur le champ de bataille par le feu et le mouvement » (p. 261).

    À la fin de son Travailleur, Jünger nous ex­plique comment il voit l'État des Travailleurs, transition entre l'État libéral et l'État du Travail, où la « liberté de » sera remplacée par la « liberté pour » : « participer à cette activité et se mettre au service : voilà la tâche que l'on attend de nous » (p. 362).

    Voilà donc les analyses du Travailleur en 1932. Un livre qui a fâché tant les écrivains bourgeois et démocrates que leurs homologues nationaux-­conservateurs traditionnels, tant les communistes que les nationaux-socialistes. Thilo von Trotha écrivit en octobre 1932 dans le quotidien hitlérien Völkischer Beobachter : « Jünger se  risque très près de la zone de la balle dans la tête ». Jünger passera le temps du régime hitlérien dans une sotie d'« émigration intérieure » et clouera au pilori la clique au pouvoir dans Auf den Marmorklippen (Sur les falaises de marbre).

    Se soustraire à la logique de l'instrumentalité

    Pour nous, aujourd'hui, ce qui est le plus impor­tant à analyser et à cerner, c'est le doute croissant de l'auteur quant à l'« essence de la technique ». Ce doute transparaît déjà clairement dans les journaux de guerre et surtout dans Der Waldgang. Dans ce livre, c'est un autre « type » qui est mis en avant : celui du forestier (Waldgänger) qui sait se soustraire à la logique de l'instrumentalité (la ville, la technique, la rai­son) et développe une stratégie intérieure contre les automatismes de l'événementiel mondain. Très liés à cette évolution intellectuelle d'Ernst Jünger sont les essais de son frère Friedrich Georg (1898-1977) sur le caractère titanique de la technique. Pour qui connaît l'œuvre récente de Jünger, où l'on découvre des descriptions minu­tieuses du monde des insectes et de la flore, d'expériences intérieures, une œuvre où l'on rencontre des méditations sensibles sur la vie et la mort, sur le temps et sur la distance, il sera quelque peu difficile de concevoir que cet écri­vain, tout tourné vers l'intériorité, est la même personne que fauteur du Travailleur (4).

    C'est la raison pour laquelle il est difficile de penser Le Travailleur en dehors de son contexte spatio-temporel, la République de Weimar. Peter Sloterdijk nous rappelle combien répandue à l'é­poque était la « philosophie de la brutalité » ; sou­vent elle s'exprimait par des considérations « sur la technique et sur l'homme » qui refusaient de se laisser aller à un pessimisme sans fin mais, au contraire, voulaient affronter bravement les nou­velles forces. Sloterdijk pense que cette Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité) de l'« ego ­d'acier » avait, au fond, un caractère défensif : « c'était un “non” contre la vérité subjective, un “non” contre les blessures intérieures » (5).

    Heidegger et le nihilisme actif du Travailleur

    Quoi qu'il en soit, il y a eu un grand interprète de ce livre remarquable de Jünger : Martin Heidegger, qui, pendant l'hiver 1939-1940, consacra un séminaire à l'Université au Travailleur. Pour Heidegger, Le Travailleur ré­pond à une phase de nihilisme actif. Heidegger affirmait que Jünger, par sa description de l'aspect métaphysique de la technicisation du monde moderne, révélait simultanément l'essence du nihilisme. La Figure du Travailleur doit donc être considérée comme le dernier mot de la « volonté de puissance », par la perfection même qu'il irradie en soumettant toutes les forces telluriques. Dans ce sens, Le Travailleur occupe une position-charnière en tant que der­nière représentation historique de la technicisa­tion totale (le Gestell chez Heidegger), en tant qu'accomplissement de la métaphysique dont il fait encore partie (l'essence du Travail n'est-elle pas toujours le résultat de la Figure du Travailleur ?) et, enfin aussi, en tant qu'étape nouvelle vers le dépassement de la métaphysique et de la technique moderne (6).

    Qu'attend-on pour traduire toute l'œuvre de Jülnger en néerlandais ? Y a-t-il un éditeur dans la salle ?

    ► Erick Arckens, Vouloir n°65-67, 1990, p. 27-29.

    (article tiré de Teksten, Kommentaren en Studies n°58, 1990)

    ◘ notes :

    • (1) Ernst Jünger, Le Travailleur, Christian Bourgois, 1989.
    • (2) Louis Dupeux, National-Bolchévisme : Stratégie communiste et dynamique conservatrice, H. Champion, 1979 (2 volumes), pp. 605-­606.
    • (3) Ibid., p. 244 et suivantes.
    • (4) CL La nouvelle revue de Paris n°3, sept. 1985 (numéro spécial Jünger).
    • (5) Peter Sloterdijk, Kritiek van de cynische rede, Arbeiderspers, Amsterdam, 1983.
    • (6) Pierre Bourdieu, L'ontologie politique de Heidegger, Minuit, 1988.

     

    Arbeiter

     

    « L'État universel » et « La mobilisation totale » d'Ernst Jünger,

    deux rééditions importantes chez Gallimard

     

    Après Le Travailleur, paru l’an dernier chez Christian Bourgois, ce sont deux textes devenus introuvables pour le public francophone que réédite Gallimard dans sa collection TEL. Le choix d'accoler ces deux courts essais peut paraître étrange, pour autant qu'ils correspon­dent à deux états contradictoires de l'itinéraire philosophique d'Ernst Jünger.

    La mobilisation totale (1930) est une réflexion sur l'originalité de la Grande Guerre par rapport à toutes celles qui l'ont précédée, originalité qui est elle-même le reflet d'une évolution plus glo­bale du monde, « d'un événement d'envergure planétaire ». La Grande Guerre comme notre temps sont l'instant de passage de la mobilisa­tion partielle à la mobilisation totale, « dès lors que, dans une mesure croissante, toute existence est convertie en énergie et que les communica­tions subissent une accélération au profit de la mobilité » (106). La Première Guerre mondiale, plus qu'une action armée, fut « un gigantesque processus de travail » où s'intègrent, dans une même réquisition totale, l'homme et la techni­que. C'est l'ère du Travailleur — dont la figu­re sera explicitée quelques années plus tard par Jünger — qui, dans le domaine de la guerre, succède à celle du chevalier et souverain.

    La mobilisation totale a été rendue possible par le grand credo de la Modernité, l'idée de Progrès. Celui-ci, dans son acceptation utilitaire d'organisation rationnelle des ressources et des techniques en vue d'améliorer sans cesse la satisfaction des besoins, subit cependant une mutation essentielle, en ce début de XXe siècle, dont Jünger est le témoin. Il laisse tomber le masque de l'humanitarisme : que lui avait affublé le XIXe siècle et s'ordonne désormais autour de 2 ideologies : le socialisme et le nationalisme. Cette résonnance collective nouvelle de la notion de progrès, qui ne rime plus nécessairement avec liberté individuelle ou confort matériel, donne à la mobilisation totale son ressort le plus puissant : la disponibilité des individus comme des peuples à être mobilisés. Et Jünger, dans l'Allemagne mutilée et humiliée des années 30, de prophétiser à l'adresse de son peuple : « l'organisation nouvelle, qui depuis longtemps déjà nous commande, doit être une mobilisation de ce qui est allemand — et de rien d'autre » (141).

    Dans L’État universel, écrit après les affres de la Seconde Guerre mondiale, Jünger retrace la genèse d'un mouvement dont l'accelerando se fait chaque jour perceptible : l'émergence d'un État universel dans lequel les individus, face à « l'épuisement de la puissance génératrice d'his­toire » que fut « le grand homme », recherchent leur stabilité (que l'on retrouve dans le terme latin status). Symptôme de l'érection de cet État universel ? La vaste conformité qui recouvre peu à peu tous les pays, le règne omniprésent de la technique, inassignable par les peuples ou les États, dévaluatrice des frontières, renvoyant à l'homme l'image d'appartenance à l'espèce, la similitude des idées-forces qui régissent le mon­de, la rencontre symbolique de l'étoile blanche (États-Unis) et de l'étoile rouge (URSS), « les deux moitiés du moule dans lequel sera coulé l'état universel », l'uniformisation sexuelle, etc.

    L'État universel n'est pas un simple projet pos­tulé par la logique ou la morale, mais un événe­ment en marche, dont la puissance croît à mesure que se perd le sens des anciennes images identificatoires et différenciatrices : « l'homme, en tant qu'espèce, survit inéluctablement à travers les ruines des générations, des peuples et dos cultures » (44). L'État universel surgit dans la di­chotomie qu'entretient la vie même entre l'orga­nisme (qui renvoie à la liberté et à la société) et l'organisation (qui renvoie à l'autorité et à l'État). L'État universel, qui procède par norma­lisation et fonctionnalisation, porte à son pa­roxysme le pensée organisatrice qui a présidé, dans l'histoire, à l'émergence du phénomène étatique. Mais en atteignant son extension maxi­male et finale, l'État universel deviendra l'uto­pie, c'est-à-dire le non-lieu. Partout, il sera nulle part. Alors renaîtra peut-être, libéré du joug d'u­ne organisation dont l'unicité rend les manifes­tations inutiles, l'organisme humain.

    La contradiction de ces deux visions jüngerien­nes peut être résolue si l'on considère que leurs fondements sont identiques : le constat d'une mobilisation croissante du monde et de l'homme dont la Technique représente le témoin le plus marquant (Heidegger dira qu'elle « commet » le monde dans un sens similaire à la « réquisition » jungerienne).

    Mais entre ces deux étapes, le mouvement global s'est émancipé de ses derniers cadres historiques dominants (les États-Nations dont la Seconde Guerre mondiale fut le sanglant crépuscule) pour acquérir son autonomie parfaite. Autonomie dans laquelle Jünger entrevit le point final de l'évolution, tout à la fois retour à une forme an­térieure et accès à une forme supérieure d'huma­nité. Autonomie dans laquelle nous préférons voir le point final d'une évolution de l'humanité, poussée à son terme logique, ayant atteint dans son assomption la terrible mais dépassable fixité des étoiles mortes.

    ♦ Ernst Jünger, L'État universel suivi de La Mobilisation totale, Tel/Gal.

    ► Charles Champetier, Vouloir n°65-67, 1990.

     
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    Pièces-jointes :

     

    ◘ Ernst Jünger : Une existence mythique

    L’idée qu’'il aurait pu ne pas vivre et ne pas écrire fait froid dans le dos. Il n'y a que bien peu de figures dans l'histoire de la littérature allemande au XXe siècle auxquelles cette affirmation puisse s'appliquer. Ernst Jünger est de celles-là.

    Né en 1845, l'année de la découverte des rayons X par Röntgen, EJ est bien l'écrivain-pen­seur des Strahlungen. Ceci ne tient pas uniquement, pas même pour l'essentiel, aux écrits autobiogra­phiques qui portent ce titre. On ne peut mieux quali­fier l'impression produite par son œuvre immense, dont la genèse s'étale sur plus de 60 ans, que par un concept de la physique moderne, celui juste­ment de “rayonnement” (Strahlung). À de tels sommets, la matière, la lumière et la connaissance ne font plus qu'un. Les éléments spirituels et les forces chthoniennes, Antée et Plotin, s'y retrouvent dans une parfaite “coïncidence des contraires” (coincidentia oppositorum). La poésie et l'esprit de préci­sion, le mysticisme et la science y perdent leur caractère antithétique :

    « Ainsi nous efforçons-nous sans relâche de donner orientation et harmonie aux fleuves de lumière, aux gerbes rayonnantes, de les élever au rang d'images. Pour tout dire, vivre n'est rien d'autre. Dans l'ordre suprême, le rayonnement cosmique et le rayonnement terrestre sont si intri­qués qu'ils font apparaître des motifs signifiants ».

    Dans ces lignes, Jünger a condensé son itinéraire spirituel en une formule révélatrice.

    EJ est le grand solitaire de la littérature allemande — du moins en Allemagne. Il est aussi isolé que Nietzsche l'était à l'époque wilhel­mienne, lorsqu'on on tenait Dühring et Eduard von Hartmann pour de grands penseurs, Rudolf Baum­bach et Emanuel Geibel pour de grands écrivains. Mais à la différence de Nietzsche, la période créa­trice de Jünger a connu une extension plus que goethéenne. Il commença comme chroniqueur de la Première Guerre mondiale, écrivit des essais comme Sur la douleur, des récits comme Jeux afri­cains ou Visite à Godenholm, des romans à connota­tion autobiographique comme Le lance-pierres, des œuvres d'orientation utopique comme Heliopolis, Abeilles de verre et Eumeswil. Il composa des « figures et capriccios » — pour reprendre sa propre expression —, que l'on peut saluer comme des contributions de premier ordre à la poésie surréaliste de notre siècle. Il surprit le public par ses ouvrages traitant de la philosophie de l'histoire et portant un diagnostic sur l'époque contemporaine, ainsi que par ses esquisses visionnaires et prémonitoires : La paix, Passage de la ligne, Le traité du rebelle, Le mur du temps et L'État universel. Il nota les expériences vécues au contact des paysages, des insectes, des drogues, les aventures, impres­sions et réflexions de ses nombreux voyages qui l'emmenèrent de la France à la Norvège, des îles de la Méditerranée à l'Afrique, au Brésil et à Singa­pour. Ce sont les écrits autobiographiques et les essais qui occupent le plus de place dans l'ensemble de son œuvre.

    Une œuvre aux multiples visages

    EJ a beaucoup écrit, même à un âge avancé. Ceux qui savent le lire l'interprètent sou­vent de façon fort divergente, en fonction du livre qui les a d'abord séduits de la façon la plus pro­fonde. La raison pour laquelle il est si difficile de se mettre d'accord sur Jünger tient au fait que chacun de ses lecteurs accorde sa préférence à une œuvre différente, à une période différente. Il y a le combattant et le militariste, le pacifiste et l'humaniste, l'observateur et le visionnaire, le physiognomiste et l'allégoriste, et encore : l'esthète, le dandy, l'exis­tentialiste, le morphologiste, le sceptique et l'Homo religiosus, l'amateur qui médite sur les minéraux, les plantes et les insectes, celui qui se délecte à rechercher des trésors et à recueillir les coutumes et traditions de pays lointains, le critique lucide de la civilisation, l'expérimentateur et l'explorateur magistral des formes de vie et des modèles cultu­rels les plus variés, le joueur et le faiseur de mythes. Les jugements de certains admirateurs de Jünger, cet auteur exceptionnel — disons-le, le plus grand depuis la mort de Gottfried Benn et de Rudolf Pannwitz —, diffèrent parfois au point que l'on pourrait se demander s'il est bien question d'un seul et même écrivain. Mais ces désaccords trouvent leur justification dans la polymorphie de l'œuvre jüngerienne et dans la subjectivité — incon­tournable, façonnée par l'époque, la génération et le kaïros [instant crucial] historique — de celui qui va à la rencontre de Jünger à travers ses livres et de ce qu'il en retire.

    Pour ceux qui ont vécu les yeux ouverts Hitler, le totalitarisme national-socialiste et la Deuxième Guerre mondiale, l'impression que produisit le petit livre Sur les falaises de marbre est restée ineffaçable. Karl Korn confiait en 1974 : « Nous étions comme pris au piège, il ne faut pas l'oublier. Tout à coup, ce grand poème jaillit comme une lumière dans nos pri­sons. Certes, la vision d'apocalypse confirmait l'horreur de notre situation, mais elle était en même temps un message venu d'un autre univers. Quel courage nous redonnaient les premières phrases du livre :

    « Vous connaissez tous cette intraitable mélan­colie qui s'empare de nous au souvenir des temps heureux et libère en nous cette capacité émotion­nelle que nous avait fait perdre le sentiment oppres­sant de notre emprisonnement dans le ventre du Léviathan ! La tonalité d'élégie douloureuse liée aux intermèdes où s'imposait l'ambiance érasmique dans l'herbier et la bibliothèque de l'ermitage, tout cela annihilait le désespoir et l'angoisse qui nous oppres­saient. L'ancienne fascination nous transportait ».

    De même, Dolf Sternberger :

    « C'est ce que la litté­rature a produit de plus hardi à l'époque du IIIe Reich en Allemagne. Ce fut comme un fanal qui s'allume soudain au fond des ténèbres et éclaire la contrée. C'était en langage chiffré le verdict condamnant nos misérables gouvernants. On se frottait les yeux : on avait de la peine à concevoir qu'une telle chose fût possible ».

    Pour d'autres, en revanche, ce sont les deux ver­sions — fort différentes — de l'essai Le cœur aventureux qui constituent ce que Jünger a écrit de plus enthousiasmant, de plus intense et de plus fascinant. 

    Le règne des titans

    À mes yeux, Ernst Jünger est d'abord et avant tout l'auteur du livre Le Travailleur : Figure et domination. C'est une de ces œuvres rares dont la lecture vous fait appréhender la réalité avec un regard nouveau. Je ne connais pas un seul ouvrage, excepté peut-être celui de son frère Friedrich Georg sur la technique (Maschine und Eigentum), qui fasse ainsi apparaître tout ce que les marxistes ont fourni sur le sujet comme du verbiage pur et simple, comme un mélange d'humanitarisme bavard et d'économisme doctrinaire. Tous ces socialismes qui encensent et flattent le tra­vailleur comme facteur social paraissent terriblement insipides, verbeux, conformistes et sectaires auprès de ce qu'en dit EJ, pour qui le travailleur est d'abord un titan, non un exploité digne de pitié mais un exploiteur planétaire, non un agent économique mais une puissance d'ordre métaphysique.

    Quel livre stimulant, immense et plein de fureur que Le Travailleur ! Diagnostic d'une grande luci­dité sur son époque, mise en perspective dans le cadre de l'histoire de la philosophie et en même temps évocation apocalyptique d'événements à venir, c'est un assemblage d'extrêmes, composé de glace et de feu, une œuvre dont l'ambition, la radica­lité et la puissance expressive ne peuvent se compa­rer — et encore — qu'avec les écrits tardifs de Kierkegaard et de Nietzsche.

    Au moment de la publication du Travailleur, Jünger avait 37 ans. Il ne détenait ni titre univer­sitaire ni poste officiel, et n'avait pas obtenu de prix littéraires ; mais il avait reçu la plus haute distinction militaire en Allemagne, la médaille “Pour le Mérite”, créée par Frédéric le Grand. Aventurier, soldat du front, nationaliste et écrivain, antibourgeois et belliqueux même après sa démobilisation, un solitaire, un original, dont les livres de guerre Orages d'acier, Le boqueteau 125 et Feuer und Blut, avaient formulé avec justesse l'expérience de toute une géné­ration dans une langue froide et brutale, mais égale­ment nerveuse et passionnée. Ce Jünger n'était ni démocrate ni libéral, il ne le fut jamais par la suite ; mais il n'était pas non plus monarchiste, ni national-­conservateur, ni un réactionnaire dont l'ambition eût été de rétablir l'ancien régime. Dans son livre paru en 1929, Le cœur aventureux, on trouve en revanche une référence à « l'anarchiste prussien » qui, « armé du seul impératif catégorique du cœur et n'en réfé­rant qu'a lui, arpente le chaos des forces déchaînées à la recherche des fondements d'ordres nouveaux ».

    Comme Nietzsche le faisait remarquer, Catilina est la figure préalable à celle de César. L'anarchiste prussien est la forme adolescente du conservateur moderne post-bourgeois, qui ne se préoccupe plus de préserver des états de fait légués par la tradition. Armin Mohler, qui fut un temps le secrétaire de Jünger, parle en l'occurrence de « période conservatrice charnière ». Une fois franchie cette dernière, le conservatisme se transforme radicalement. S’il s'était tourné jusque là vers le passé, s’il avait sacrifié au traditionalisme ou à la restauration, il dirige désormais ses regards vers l'avenir — il devient révolutionnaire. Il le devient au moment où il découvre que son enga­gement ne s'applique plus à une foi définie par son contenu (“Dieu, l'Empereur et la Patrie”), mais à une attitude formelle : « L'essentiel n'est plus de savoir pourquoi, mais comment nous combattons ». L'essentiel, ce sont désormais des valeurs foncière­ment formelles, esthétiques au sens restreint du mot — même s'il s'agit d'une esthétique impitoyable de samouraïs technocrates. Les opinions, les idéologies, les programmes ne sont que des concepts creux : la forme et l'attitude, voilà ce qui compte.

    Le conservateur métamorphosé en “réaliste héroïque” se soumet à la dynamique du processus technico-industriel. Il ne s'en considère en aucune façon comme le frein. C'est en pleine conscience, corps et âme, qu'il s'y enfonce pour fusionner avec lui. La dynamique de la révolution technique univer­selle ne peut ni ne doit être ralentie, à plus forte rai­son être remise en question : cela relèverait d'un romantisme réactionnaire, d'une nostalgie stérile et impuissante. Bien plus, l'anarchie qui résulte de l'entrée dans le processus technologique moderne et qui s'est opposée, victorieusement jusque là, à toutes les tentatives de mise au pas et de domestica­tion par les conservateurs, doit s'exacerber radicale­ment pour atteindre un stade extrême et déboucher sur cet ordre nouveau qui préexiste déjà en elle, qui s'y dissimule : « Il n'y a pas d'échappatoire, dans quelque direction que ce soit ; il s'agit bien plutôt de renforcer l'efficacité et la vitesse des processus où nous sommes impliqués. Cela fait du bien cependant de pressentir que, derrière les outrances du dyna­misme de notre temps, se cache un noyau stable ». 

    Un nouvel ordre cosmique

    Dans le dynamisme exacerbé — jusqu'à la plus totale incandescence — du processus technique qui s'est désormais libéré et qui stupéfie les humanistes pro­gressistes, un nouvel ordre cosmique se révèle. On aboutit à un nouvel avènement de religions dispa­rues. Grâce à un zèle sans limite au service du processus technologique (à l'attraction duquel, de sur­croît, rien ne peut résister), grâce à une altitude de fatalisme pour ainsi dire agressif, le nouveau Nomos de la terre sera révélé. La pensée archaïque d'une contrainte divine magique apparaît à nouveau à l'âge du total désenchantement du monde. Le Travailleur est celui par qui se réalise une transsubstantiation théurgique, phénomène qui a un caractère cosmogonique au sens strict du mot : il fonde un univers. Le travail qu'il accomplit ne relève pas d'une catégorie économique, n'est pas non plus un objet d'obser­vation sociologique ni de mesures socio-politiques : c'est un « nouveau principe » qui « dépasse puissam­ment l'économique sous toutes ses formes ». Le tra­vail devient une catégorie cosmologique, voire onto­logique. Dans l'ère nouvelle qui s'ouvre à présent, l'être lui-même se révèle en tant que travail : celui-ci est tout. Ce n’est plus l'amour divin qui, comme le chantait Dante, met en mouvement le soleil et les astres, mais le travail. C'est le démiurge anonyme et universel. Il n'est rien qui ne puisse être conçu comme travail :

    « Le travail est le rythme de la main, des pensées, du cœur, la vie de jour et de nuit, la science, l'amour, l'art, la foi, le culte, la guerre ; le travail est la vibration de l'atome et l'énergie qui met en mouvement les astres et les systèmes solaires ».

    Le travail est le principe totalisant par excel­lence, il ne connaît pas de contradiction en dehors de lui-même. Il n'est pas de sabbat où Dieu et les hommes se reposent ; le lieu du travail est sans limite — et de même, la journée du travail compte 24 heures. Même le repos, le jeu, les dis­tractions, les fêtes manifestent au regard perçant de Jünger un caractère relevant intégralement de ce nouveau principe, et il présente des documents et des résultats d'enquêtes frappants, qui illustrent l'absurdité de plus en plus évidente, non seulement du système des dimanches et jours fériés à l'ancienne, mais aussi de la culture bourgeoise dans son ensemble, dont la pratique est séparée de façon artificielle de l'univers du travail.

    Le Travailleur jüngerien ne porte plus l'odeur de la misère prolétarienne, du soulèvement d'esclaves, de l'appel à la pitié socio-émancipatrice. Il ne fait plus partie des humiliés et des outragés, des déshérités et des exploités. Il personnifie l'élite de l'ère technolo­gique. C'est un aristocrate, un seigneur et un “Sur­-Prussien” (Über-Preusse). Il règne en servant et en exerçant sa fonction. Représentant de l'univers technique, il met en œuvre une mobilisation aux dimen­sions telluriques, de même qu'à la différence du bourgeois, il entretient une relation particulièrement intime avec la sphére de l'élémentaire. Le Travailleur est une figure métaphysique ou bien, pour reprendre Kant, le schéma transcendantal d'après lequel Jünger fait l'expérience d'un nouvel âge du monde : l'éon de la révolution technique planétaire. La technique est « le mode sous lequel la figure du Travailleur mobi­lise et révolutionne le monde ».

    Mobilisation et Révolution signifient la dispari­tion de l'individu ; il meurt comme meurent le pro­meneur ou le salon à l'ancienne. Le Travailleur, c'est le soldat dans l'uniforme de l'entreprise, le Prussien exerçant la fonction de pièce d'une machine. Ce rôle est fait sur mesure pour l'Allemand, plus que pour les représentants d'autres nations, « puisqu'il lui manque, au plus profond de lui-même, toute forme de rapport à la liberté individuelle et ainsi à la société bourgeoise ». Toutefois, Jünger ne veut nul­lement dire par là que le Travailleur est une figure spécifiquement allemande : il s'agit d'une figure impériale, qui ignore la conscience nationale et dissout tous les liens patriotiques.

    Il est important de souligner dans ce contexte le concept de “construction organique”, qui comporte plusieurs niveaux de signification. Le terme de “construction organique” intègre tout d'abord l'idée que la puissance métaphysique qui, sous la forme de la technique, mobilise le monde matériel, soumet non seulement la matière inanimée, mais aussi les unités organiques. Le monde organique et l'univers mécanique deviennent des éléments d'un ensemble globalisant que Jünger, s'il avait écrit son livre 15 ans plus tard, aurait probablement baptisé “cybernétique”.

    Le terme de “construction organique” signifie en outre que « la technique atteint le même degré ultime d'autonomie que celui qu'on trouve chez les végétaux et les animaux ». Poussant sa logique à son terme, la “construction organique” vise, par le biais de la technique, à abolir la dichotomie entre nature et civilisation. Il s'agit d'une mutation profonde, voire d'une recréation globale de la terre qui réaliserait la fusion de l'élémentaire et du sublime, de l'instinct et de l'intellect, de la réflexion et de la vision. Cela rappelle le motif du dialogue de Kleist sur le théâtre de marionnettes. Il n'y a plus de retour possible à la vita­lité, à la sécurité et à la grâce d'avant la technique : nous n'avons d'autre choix que de tracer notre che­min à travers l'infini de la technique moderne pour atteindre une nouvelle innocence, une fusion intime, libérée de toute contradiction, de la vie avec ses outils et ses artefacts.

    Mais qu'est-ce qui garantit le succès de cette “construction organique” ? Le processus tellurique de la Révolution mondiale ne pourrait-il pas, lui aussi, échouer ? Jünger n'apporte pas de réponse explicite à cette question. Certains passages laissent en suspens la possibilité d'un échec. Ce dernier, tou­tefois, ne serait-il pas encore une nouvelle expres­sion du point de vue du “bourgeois”, qui toujours et partout se soucie du “résultat” d'une entreprise ? Aux yeux de Jünger, le marxisme est à cet égard encore une idéologie bourgeoise. Le bonheur suprême ne consiste pas pour l'homme dans la réali­sation d'une quelconque utopie, mais dans le « sacri­fice de soi-même ». C'est du moins l'attitude propre à la race de fer du Travailleur, « qui connaît tout autant la situation de l'offensive que celle de la position perdue, mais pour qui il est de peu d'importance de savoir si le temps s'améliore ou se détériore ».

    La seule attitude appropriée, c'est le refus du compromis et dès qu'on l'adopte, il n'y a plus de « poste perdu ». Jünger parle dans ce contexte du « réalisme héroïque », qui ne se laisse pas même ébranler par la perspective de l'anéantissement total et par la conscience de l'inutilité de ses efforts. Le « Travailleur représentant du réalisme héroïque » est capable de choisir la mort avec volupté et de voir en plus dans cet acte une confirmation de l’ordre. Le privilège lui est réservé de redécouvrir, après la dis­parition de la vieille croyance, la vérité essentielle selon laquelle « vie et culte sont identiques ». Le livre d'EJ se termine par ces lignes : « On ne peut regarder qu'avec saisissement l'homme occupé à forger les armes et les cœurs au milieu de territoires livrés au chaos et capable de renoncer au faux-fuyant du bonheur. — Prendre ici notre part de la tâche : telle est la mission qui nous incombe ».

    Ernst Niekisch interprétait l'esprit dans lequel ce livre avait été écrit comme une sorte de “bolche­visme allemand” et le jésuite Friedrich Mucker­mann, éditeur de la revue Der Gral, fameuse à l'époque, écrivit dans une lettre ouverte à l'auteur : « Savez-vous que je n'ai cessé de voir le visage de Lénine entre vos lignes ? » Le Völkischer Beobachter publia une critique qui éreintait le livre : on lui reprochait de faire de l'intellectualisme abstrait, d'être loin de la vie et aveugle aux forces primitives « du sang et du sol ». L'époque qui était censée s'ouvrir n'était pas celle du Travailleur, mais celle du Peuple et de la Race…

    C'était en octobre 1932, juste après la parution du livre. Les 5.000 premiers exemplaires furent épuisés en quelques jours. Il y eut 3 nouvelles éditions la même année ; la quatrième, du quinzième au vingtième mille, fut présente dans les librairies jusqu'à la guerre, à un moment où, déjà, l'œuvre oni­rique Sur les falaises de marbre, lue comme une condamnation codée du Reich hitlérien, creusait son sillon en Allemagne. Martin Heidegger commenta le livre dans un petit cercle au cours de l'hiver 1939­-40 ; cette tentative d'interpréter la situation présente à la lumière du Travailleur de Jünger fut surveillée secrètement par les nazis, et en fin de compte inter­dite. Heidegger n'en fut pas surpris, « car il est dans la nature même de la volonté de puissance de ne pas laisser apparaître dans la réalité — sous le mode de laquelle elle est elle-même — le réel qu'elle se sou­met ». Ce fut encore Heidegger qui encouragea Jünger après la guerre à rééditer Le Travailleur. Après avoir hésité, Jünger suivit le conseil du philosophe de Fribourg et reprit le texte de 1932 dans le sixième volume de ses œuvres, aux éditions Klett, à Stuttgart.

    Victime, prêtre et sacrificateur

    À l'époque où il écrivait Le Travailleur, il était fas­ciné par l'expérience de planification collectiviste en Russie. L'empire oriental où Lénine avait mené sa révolution lui semblait être « l'une des grandes desti­nations pour les voyageurs de notre temps ». Au moment même où le millénariste Ernst Bloch avait l’impression d'assister aux débuts sur terre de la Jérusalem céleste, l'ancien combattant EJ écrivait non sans une satisfaction féroce : « Il y a des pays où l'on peut être fusillé pour sabotage sur le lieu de travail comme un soldat qui abandonne son poste et où les denrées alimentaires sont rationnées depuis quinze ans comme dans une ville assiégée — et ce sont les pays où le socialisme a été mis en œuvre de la façon la plus indéniable ».

    Le Travailleur dont il trace le dessin est un croisé et un moine sécularisé. Il est victime, prêtre sacrificateur et, en même temps, Moloch à qui on offre des sacri­fices : « Plus le style de vie sera cynique, spartiate, prussien ou bolchevique, mieux ce sera ». Toutefois, le  « scepticisme guerrier » que Jünger proclame, comme avant lui Sorel, l'admirateur de Lénine, n'est pas une idéologie de gauche. Alfred Andersch éveilla de fausses attentes lorsqu'il affirma en 1973 que le lecteur capable de déchiffrer réellement Le Travailleur y découvrirait tout autre chose qu'un homme de droite. Dans un sens très précis, le livre est de droite, de même que Le principe espérance d'Ernst Bloch repré­sente une gnose de gauche. Le Travailleur qui renonce au faux-fuyant du bonheur est d'une autre race que le prolétaire de la lutte des classes, tel que nous le pré­sentent à gauche les théoriciens de l'émancipation.

    Le maître de Jünger n'est pas Marx, mais Nietzsche. L'âge de fer du Travailleur tel qu'il le pro­phétise n'est pas le règne d'une liberté sans contrainte, mais un empire profane et technocra­tique de dimensions planétaires. Il est probablement sans classes — du seul fait que ces dernières sont un phénomène hérité de la société bourgeoise. Mais il n'est ni égalitaire ni libéral. Les libertés s'y présen­tent exclusivement sous la forme du droit au travail : c'est l'organisation du travail qui y prend la place du contrat social. L'État du Travail (Arbeitsstaat) est un super-État de type technocratique et collectiviste, qui présente une structure militaro-élitiste.

    Dans l'hypothèse, on n'en disconviendra pas, où l'adhésion à l'idée de pouvoir hiérarchique, d'attache­ment à l'autorité, de discipline et de contrainte, et où la primauté des vertus impériales d'héroïsme et d'éli­tisme font partie des constantes essentielles de la pensée et du comportement “de droite”, alors Le Travailleur de Jünger est un livre de droite, et au plus haut degré. Ajoutons immédiatement que des abîmes le séparent de tous les mouvements de droite de type clérical, féodal, corporatiste, völkisch ou raciste. Il n'a rien de commun avec le conservatisme à l'ancienne, le romantisme agrarien ou le Kulturpes­simismus. Cependant, l'absence de tout ingrédient rétrograde, restaurateur ou nostalgique, ne change rien au fait que l'instauration annoncée par Jünger de la figure impériale du Travailleur — à la fois ascète, technicien et soldat — signifierait un redéploiement du conservatisme à l'échelle planétaire.

    Le créateur de mythes

    Le Travailleur n'a rien perdu de sa puissance provo­catrice. On ne peut le jeter aux oubliettes en le considérant seulement comme une illustration de la situation de la philosophie et de la pensée à l'époque des derniers soubresauts de la République de Wei­mar. Il contient une foule d'observations, de réflexions et d'hypothèses dérangeantes qui, non seulement n'ont pas vieilli, mais sont encore plus fortes qu'il y a 50 ans. L'auteur, on s'en sou­vient, se considérait comme un sismographe ; qui­conque a lu Le Travailleur accordera à EJ le droit d'affirmer : « En ce qui concerne les réalités historiques, je suis dans la position de la vigie, en ce sens que je les perçois en avance, avant qu'elles se présentent ».

    Jünger ne se contente pas d'enregistrer froide­ment ce qu'il observe : il représente aussi ce qu'on pourrait appeler une “existence mythique”. On pourrait donner à son livre, de façon plus appropriée qu'à l'ouvrage bavard et navrant du même titre, le nom de Mythe du XXe siècle — car on ne peut nier qu'il le soit. On ne peut lui opposer qu'un autre mythe, qui aurait ses racines dans l'absolu sans appel d'un sentiment de la vie différent dans son essence. Quelle disposition fondamentale pourrait être plus opposée à l'univers tonitruant de l'usine que le souvenir mélancolique de la vie idyllique « dans nos petites communautés, sous un toit pai­sible, avec des discussions bienveillantes et d'aimables salutations matin et soir » ? Que la certi­tude singulière qu'il existe encore de nos jours des jardins « où le Léviathan n'a pas accès » ? Si EJ a prédit l'irruption irrésistible du Travailleur, sa propre existence et son style de vie furent jusqu'au bout en contradiction avec cette vision tech­nocratique globalisante. Il n'a pas renié son mythe du Travailleur, mais il en a imaginé de nouveaux, comme celui du Rebelle et celui de l'Anarque (qui est à peu près le contraire de l'anarchiste). En 1978, âgé de 83 ans, placé dans le rôle de “Mexicain” (au sens qu'Alexander von Humboldt donnait au terme), il confessa dans un entretien avec Jean-Louis de Rambures qu'à l'État mondial techno­cratique il préférait « ce que les Allemands appellent Heimat ou ce qu'est l'île pour celui qui y habite ». Il confirmait ainsi à sa manière les mots d'Eugen Gott­lob Winkler : « Jünger ne peut pas être réfuté, il ne peut être que dépassé ». C'est à ce principe qu'il consacra toute sa vie. 

    ► Gerd-KIaus Kaltenbrunner, Nouvelle École n°48, 1996. (tr. fr. : Gérard Brousseau)

     

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    Types et figures dans l’œuvre d’Ernst Jünger

    Le Soldat du front, le Travailleur, le Rebelle et l’Anarque

     

    [ci-contre : Ruhr-Arbeiter, gravure sur bois de Georg Sluyterman von Langeweyde, 1936]

    ArbeiterChacun sait que l’œuvre d’Ernst Jünger a successivement fait apparaître 4 grandes Figures, correspondant chacune à une période bien distincte de sa vie. Il s’agit, chronologiquement, du Soldat du front, du Travailleur, du Rebelle et de l’Anarque. À travers ces Figures se laisse deviner l’intérêt passionné que Jünger a toujours porté au monde des formes, qui pour lui ne sauraient résulter du hasard, mais constituent autant de configurations canalisant, à des niveaux différents, les modalités d’expression du sensible : “l’histoire” du monde est avant tout morphogenèse. En tant qu’entomologiste, Jünger était par ailleurs tout naturellement porté aux classifications. Au-delà de l’individu, il identifie l’espèce ou le genre. On peut y voir une manière subtile de récuser l’individualisme : « L’unique et le typique s’excluent », écrit-il. L’univers tel que le voit Jünger est donc un univers où des Figures confèrent aux époques leur signification métaphysique. Nous voudrions, dans ce bref exposé, montrer ce qui rapproche et différencie les grandes Figures identifiées par Jünger, et comment elles s’articulent entre elles.

    * * *

    En 1963, dans son livre intitulé Typus, Namen, Gestalt (1), Jünger écrit : « Figure et Type sont les formes supérieures de la vision. La conception des Figures confère un pouvoir métaphysique, l’appréhension des Types un pouvoir intellectuel ». Nous reviendrons sur cette distinction entre la Figure et le Type. Mais notons tout de suite que Jünger relie l’aptitude à les discerner à une forme supérieure de la vision, c’est-à-dire à une vision qui va au-delà des apparences immédiates pour rechercher et identifier des archétypes. Mieux encore, il laisse entendre que cette forme supérieure de la vision se confond avec son objet, c’est-à-dire avec la Figure et le Type. Plus loin, il précise « Le Type n’apparaît pas dans la nature, ni la Figure dans l’univers. Tous deux doivent être déchiffrés dans les phénomènes, comme une force dans ses effets ou un texte dans ses caractères ». Enfin, il affirme qu’il existe une « puissance typificatrice de l’univers », qui « cherche à percer depuis l’indifférencié », et que cette puissance « agit sur la vision directement », suscitant d’abord une « connaissance ineffable : l’intuition », puis une dénomination : « Les choses ne portent pas de nom, les noms leur sont conférés ».

    Ce souci de dépasser les apparences immédiates ne doit pas être mal interprété. Jünger ne nous propose pas une nouvelle version du mythe platonicien de la caverne. Il ne suggère pas de rechercher dans le monde les traces d’un autre monde. Dans Le Travailleur, au contraire, il dénonçait déjà «le dualisme du monde et de ses systèmes». De même, dans son Journal parisien, écrivait-il : « Le visible contient tous les signes qui mènent à l’invisible. Et l’existence de celui-ci doit pouvoir être démontrée dans le modèle visible ». Pour Jünger, il n’y a donc de transcendance que dans l’immanence. Et quand il entend chercher les « choses qui sont derrière les choses », pour reprendre l’expression qu’il emploie dans sa Lettre au bonhomme de la Lune, c’est en étant convaincu, comme Novalis, que « le réel est aussi magique que le magique est réel » (2).

    On commettrait également une grave erreur en assimilant le Type à un « concept » et la Figure à une « idée ». « Un Type, écrit Jünger, est toujours plus fort qu’une idée, à plus forte raison qu’un concept ». En effet, le Type est appréhendé par la vision, c’est-à-dire comme image, alors que le concept ne peut être saisi que par la pensée. Là encore, par conséquent, appréhender la Figure ou le Type, ce n’est pas quitter le monde sensible pour lui en opposer un autre, qui en constituerait la cause première, mais rechercher dans le monde sensible la dimension invisible que constitue la « puissance typificatrice » : « Nous reconnaissons les individus : le Type agit comme la matrice de notre vision [...] Ce qui montre bien que ce n’est pas tant le Type que nous percevons mais en lui et derrière lui, la puissance du fond typificateur ». Le mot allemand pour Figure est Gestalt, que l’on traduit généralement par forme (3). La précision n’est pas sans importance, car elle confirme que la Figure est ancrée dans le monde des formes, c’est-à-dire dans le monde sensible, au lieu d’être une idée platonicienne, qui ne trouverait dans ce monde qu’un reflet médiocre et déformé. Goethe, en son temps, avait été consterné d’apprendre que Schiller regardait sa Plante originelle (Urpflanze) comme une idée. C’est le même contresens, ainsi que Jünger l’a lui-même souligné, que l’on fait souvent sur la Figure. La Figure est du côté de la vision comme elle est du côté de l’Être, qui est consubstantiel au monde. Elle n’est pas du côté du verum, mais du certum.

    Voyons maintenant ce qui distingue la Figure et le Type. Par rapport à la Figure, plus englobante, mais aussi plus floue, le Type est plus limité. Ses contours sont relativement nets, ce qui en fait une sorte d’intermédiaire entre le phénomène et la Figure : « Il est, dit Jünger, l’image modèle du phénomène et l’image garante de la Figure ». La Figure a une plus grande extension que le Type. Elle excède le Type, comme la matrice qui donne la forme excède cette forme même. En outre, si le Type qualifie une famille, la Figure tend plutôt à qualifier un règne ou une époque. Des Types différents peuvent coexister les uns à côté des autres, tandis qu’en un même temps et lieu, il n’y a place que pour une seule Figure. De ce point de vue, le rapport entre la Figure et le Type es comparable au rapport de l’Un et du multiple. (C’est pourquoi Jünger écrit : « Le monothéisme ne peut connaître, en stricte logique, qu’une seule Figure. C’est pourquoi il ravale les dieux au rang de Types »). Ce qui revient à dire que la Figure n’est pas seulement un Type plus étendu, mais qu’entre la Figure et le Type, il y a aussi une différence de nature. Aussi la Figure peut-elle susciter des Types, en leur assignant une mission et un sens. Jünger prend l’exemple de l’océan, en tant qu’étendue distincte de toutes les mers particulières : « L’Océan est formateur de Types ; il n’a pas un Type, il est Figure ». L’homme peut-il poser la Figure comme il pose le Type ? Jünger dit qu’il n’y a pas de réponse univoque à cette question, mais il tend néanmoins à répondre par la négative. « La Figure peut être subie, mais non posée », écrit-il. Cela signifie que la Figure ne peut être conjurée par les mots ni enfermée dans la pensée. Alors que l’homme peut aisément nommer les Types, il a beaucoup plus de mal à le faire s’agissant d’une Figure : « Le risque est plus important, car on sollicite l’indifférencié dans une bien plus large mesure que dans la dénomination des Types ». Le Type dépend de l’homme, qui se l’approprie en le nommant, alors que la Figure ne peut être appropriée. « À la dénomination des Types, souligne Jünger, est liée une prise de possession par l’homme. En revanche, là où des Figures sont nommées par des noms, nous sommes en droit de supposer qu’il y a d’abord eu prise de possession de l’homme ». C’est que l’homme n’a pas accès à la « patrie des Figures » : « Ce qui est conçu comme Figure est déjà du configuré ».

    En tant qu’elle est de l’ordre de la métaphysique, la Figure est surgissement. Elle fait signe à l’homme, le laissant libre de l’ignorer ou de la re-connaître. Mais l’homme ne peut la saisir par la seule intuition. Connaître ou reconnaître la Figure implique un contact plus profond, comparable à la saisie d’une parenté. Jünger n’hésite pas ici à parler de « divination ». C’est que la Figure est dévoilement, sortie de l’oubli au sens heideggerien — sortie des couches les plus profondes de l’indifférencié, dit Jünger —, et donc par là présence de l’Être. Mais en même temps, en tant qu’elle se dévoile, qu’elle accède à l’apparence et au pouvoir effectif, elle « perd son essence » — comme un Dieu qui choisit de s’incarner dans une forme humaine. Et c’est dans cette « dévaluation » de son statut ontologique que réside la possibilité pour l’homme de connaître ce qui le relie à cette Figure dont il ne peut s’emparer par la pensée ou le nom. Ainsi la Figure est-elle la « représentation la plus haute que l’homme puisse se faire de l’innommé et de sa puissance ».

    À la lumière de ce qui précède, peut-on dire que les quatre Figures jüngeriennes énumérées plus haut sont bien des Figures, et non pas des Types ? En toute rigueur, seul le Travailleur répond pleinement à la définition dans la mesure où il qualifie une époque. Le Soldat, le Rebelle et l’Anarque seraient plutôt des Types. Nous les examinerons rapidement l’un après l’autre.

    * * *

    Le Soldat du front (Frontsoldat) est d’abord le témoin de la fin des guerres classiques, de ces guerres qui donnaient la priorité au geste chevaleresque, s’ordonnaient autour des notions de gloire et d’honneur, épargnaient le plus souvent les civils et distinguaient nettement entre le front et l’arrière. « Autrefois, a dit Jünger, alors que nous rampions dans les cratères de bombes, nous croyions encore que l’homme était plus fort que le matériel. Cela devait s’avérer une erreur ». Désormais, en effet, le « matériel » compte plus que le facteur humain. Ce facteur matériel signe l’irruption et la domination de la technique. La technique impose sa loi, qui est celle de l’impersonnalité et de la guerre totale — une guerre à la fois massive et d’une abstraite cruauté. Du même coup, le Soldat devient lui aussi un acteur impersonnel. Son héroïsme lui-même est impersonnel, car ce qui compte le plus pour lui n’est plus le but ni l’issue du combat. Ce n’est pas de vaincre ou d’être vaincu, d’être tué ou de survivre. Ce qui compte, c’est la disposition d’esprit qui le conduit à accepter son sacrifice anonyme. En ce sens, le Soldat du front est par définition un Soldat inconnu, qui fait corps, dans tous les sens du terme, avec l’ensemble auquel il appartient, à la façon de l’arbre qui n’est qu’une partie mais une incarnation exemplaire de la forêt.

    Il en va de même du Travailleur, qui apparaît chez Jünger en 1932, dans un célèbre ouvrage dont le sous-titre est : « Domination et Figure » (4). Le point commun du Soldat et du Travailleur, c’est l’impersonnalité active. C’est aussi qu’ils sont tous les deux des enfants de la technique. Car la même technique qui a transformé la guerre en “travail” monotone, faisant disparaître dans la boue des tranchées l’esprit chevaleresque du passé, a aussi transformé le monde en un vaste chantier que l’homme arraisonne désormais pour le soumettre de part en part aux impératifs du rendement. Soldat et Travailleur, enfin, ont le même ennemi : le méprisable bourgeois libéral, ce « dernier homme » annoncé par Nietzsche, qui vénère l’ordre moral, l’utilité et le profit. Aussi le Travailleur et le Soldat rentré du front veulent-ils tous deux détruire pour créer, abandonner les derniers oripeaux de l’individualisme pour fonder un monde nouveau sur les ruines de cette « forme pétrifiée de la vie » qu’était l’ordre ancien.

    Cependant, tandis que le Soldat n’était que l’objet passif du règne de la technique, le Travailleur entend s’identifier activement à lui. Loin d’en être l’objet, ou d’en subir les manifestations, c’est au contraire en toute conscience qu’il cherche à faire sienne la puissance de la technique, qu’il croit appelée à abolir la différence des classes, le temps de paix et le temps de guerre, le monde des civils et celui des militaires. Le Travailleur n’est plus ce « sacrifié qui porte les fardeaux dans les grands déserts de feu », dont parlera encore Jünger dans le Traité du Rebelle, mais un être entièrement tendu vers la mobilisation totale. La Figure du Travailleur excède donc largement le Type du Soldat du front. Pour le Travailleur, qui rêve tout à la fois d’une vie spartiate, prussienne ou bolchevique, où l’individu serait définitivement surclassé par le Type, la Grande Guerre n’a été que la forge où s’est trempée une autre façon d’être au monde. Le Soldat, sur le front, se bornait à intégrer de nouvelles normes d’existence collective. Le Travailleur, lui, entend les transplanter dans la vie civile, en faire la loi de la société tout entière. Le Travailleur n’est donc pas seulement l’homme qui travaille (acception la plus commune), pas plus qu’il n’est l’homme d’une classe sociale, c’est-à-dire d’une catégorie économique déterminée (acception historique). Il est Travailleur dans une acception métaphysique : en tant qu’il révèle le Travail comme la loi générale d’un monde qui s’assigne lui-même tout entier dans l’effectivité et le rendement, y compris au sein du loisir ou du repos.

    Cette conception esthétique et volontariste de la technique, assortie d’un décisionnisme de tous les instants, qui pose le monde du Travail comme antagoniste de l’univers bourgeois, et d’une volonté nietzschéenne de « transmuter toutes les valeurs », qui sous-tendait déjà le “nationalisme soldatique” du Jünger des années 20, s’est résumée quelque temps dans la formule du « réalisme héroïque ». Cependant, sous l’influence des événements, la réflexion de Jünger va bientôt subir une inflexion décisive, qui va l’entraîner dans une autre direction. Le tournant correspond au livre Sur les falaises de marbre (5), qui paraît en 1939. Les héros du récit, les deux frères herboristes de la Grande Marina, confrontés à l’horreur où conduit inexorablement l’entreprise du Grand Forestier, découvrent qu’il est des armes plus fortes que celles qui transpercent et qui tuent. Mais Jünger, à cette époque, n’a pas seulement été instruit par la montée du nazisme. Il a aussi subi l’influence de son frère, Friedrich Georg Jünger, qui fut l’un des premiers, dans un ouvrage célèbre (6), à opérer une critique radicale de l’arraisonnement technicien. En tant qu’enfants de la technique, le Soldat et surtout le Travailleur étaient du côté des Titans. Or, Jünger voit désormais que le règne titanesque de l’élémentaire conduit tout droit au nihilisme. Il comprend que le monde ne doit être ni interprété ni changé, mais regardé comme la source même du dévoilement de la vérité (alèthéia). Il comprend que la technique n’est pas nécessairement antagoniste des valeurs bourgeoises, et qu’elle ne transforme le monde qu’en généralisant le désert. Il comprend que, derrière l’histoire, l’intemporalité renvoie à des catégories plus essentielles, et que le temps humain, scandé par les rouages de la montre, est un « temps imaginaire », fondé sur un artifice qui a rendu les hommes oublieux de leur appartenance au monde, un temps qui fixe la nature de leurs actions au lieu d’être fixé par elles, alors que le sablier est au contraire une « horloge élémentaire », dont l’écoulement obéit aux lois de la nature — temps cyclique par conséquent, et non pas linéaire. Jünger, en d’autres termes, réalise maintenant que le déchaînement des Titans est d’abord révolte contre les Dieux. C’est pourquoi il congédie Prométhée. Aux Figures collectives vont maintenant succéder des Figures personnelles. Face au despotisme totalitaire, les héros des Falaises de marbre choisissaient le retrait, la prise de distance. Par là, ils annonçaient déjà l’attitude du Rebelle, dont Jünger écrira : « Est Rebelle (…) quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme » (7).

    On voit par là que la Figure du Rebelle est en rapport direct avec une méditation sur la liberté — et aussi sur l’exclusion, car le Rebelle est également un banni. Le Rebelle est encore un combattant, comme pouvait l’être le Soldat du front, mais c’est un combattant qui a répudié l’impersonnalité active, parce qu’il entend conserver sa liberté vis-à-vis de la cause qu’il défend. En ce sens, le Rebelle ne saurait s’identifier à système ou à un autre, même à celui pour lequel il se bat. Il n’est à l’aise dans aucun d’eux. Si le Rebelle choisit la mise à l’écart, c’est avant tout pour se préserver des forces d’anéantissement. Pour rompre l’encerclement, pourrait-on dire en utilisant une métaphore militaire que Jünger emploie lui-même quand il écrit : « L’incroyable encerclement de l’homme a été préparé de longue date par les théories qui visent à donner du monde une explication logique et sans faille et qui progressent du même pas que les développements de la technique ». « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur », disait Novalis. Le Rebelle est un émigré de l’intérieur, qui cherche à préserver sa liberté au cœur de ces forêts où s’entrecroisent des « chemins qui ne mènent nulle part ». Cependant, ce refuge est ambigu, car ce sanctuaire d’une vie organique qui n’a pas encore été absorbée par la mécanisation du monde, dans la mesure même où il constitue un univers étrangers aux normes humaines, représente aussi la « grande maison de la mort, le siège du danger destructeur ». Aussi la position du Rebelle ne peut-elle être qu’une position provisoire.

    C’est dans Eumeswil, en 1977, qu’apparaît la dernière Figure nommée par Jünger, la Figure de l’Anarque (8). Venator, le héros de ce livre “postmoderne” qui se veut une continuation d’Heliopolis, et dont l’action se déroule au IIIe millénaire, n’a plus besoin de recourir à la forêt pour n’être pas touché par le nihilisme ambiant. Il lui suffit d’avoir atteint cette hauteur qui lui permet de tout observer à distance sans même avoir besoin de s’éloigner. Typique à cet égard est son attitude vis-à-vis du pouvoir. Alors que l’anarchiste veut faire disparaître le pouvoir, l’Anarque se contente de rompre tout lien avec lui. L’Anarque n’est pas l’ennemi du pouvoir ou de l’autorité, mais il ne cherche pas à s’en emparer, car il n’en a pas besoin pour devenir ce qu’il est. L’Anarque est souverain par lui-même — ce qui revient à dire qu’à travers lui se marque la distance existant entre la souveraineté, qui n’a pas besoin du pouvoir, et le pouvoir, qui ne confère pas toujours la souveraineté. « L’Anarque, écrit Jünger, n’est pas le partenaire du monarque, mais son antipode, l’homme que le puissant n’arrive pas à saisir, bien que lui aussi soit dangereux. Il n’est pas l’adversaire du monarque, mais son pendant ». Véritable caméléon, l’Anarque s’adapte à toutes choses, parce que rien ne l’atteint. Il est au service de l’histoire tout en étant au-delà de l’histoire. Il vit dans tous les temps à la fois, présent, passé et futur. Ayant franchi le mur du temps, il est dans la position de l’étoile polaire, celle qui reste fixe tandis que la voûte étoilée tourne toute entière autour d’elle, axe central ou moyeu, « centre de la roue où s’abolit le temps ». Ainsi, il peut veiller sur l’« éclaircie », qui représente l’endroit et le moment de re-manifestation des divins. Par quoi l’on voit, comme l’écrit Claudie Lavaud à propos de Heidegger, que le salut est « dans le demeurer, et non dans le franchissement, dans le méditer et non dans le calculer, dans la piété commémorante qui laisse venir à la pensée le dévoilement et l’oubli, qui sont ensemble l’essence de l’alèthéia » (9).

    Ce qui distingue le Rebelle de l’Anarque, c’est donc la qualité de leur mise à l’écart volontaire : retrait horizontal chez le premier, retrait vertical chez le second. Le Rebelle a besoin de se réfugier dans la forêt, parce qu’il est un homme sans pouvoir ni souveraineté, et que c’est seulement ainsi qu’il peut rester titulaire des conditions de sa liberté. L’Anarque lui aussi est sans pouvoir, mais c’est précisément parce qu’il est sans pouvoir qu’il est souverain. Le Rebelle est encore un révolté, tandis que l’Anarque est au-delà de la révolte. La démarche du Rebelle est ordonnée au secret — il se cache dans ce qui dérobe à la vue —, tandis que l’Anarque se tient en pleine lumière. Enfin, alors que le Rebelle a été banni par la société, l’Anarque a banni lui-même la société. Il n’a pas été exclu par elle ; il s’en est affranchi.

    * * *

    L’avènement du Rebelle et de l’Anarque a relégué à l’arrière-plan le souvenir du Soldat du front, mais il n’a pas mis un terme au règne du Travailleur. Certes, Jünger a changé d’opinion sur ce qu’il faut en attendre, mais la conviction que cette Figure est bien celle qui domine le monde d’aujourd’hui ne l’a jamais abandonné. Le Travailleur, défini comme « le premier Titan qui parcourt la scène de notre temps », est bien le fils de la Terre, l’enfant de Prométhée. Il incarne cette puissance « tellurique » dont la technique moderne est l’instrument. Et il est aussi une Figure métaphysique, car la technique moderne n’est rien d’autre que l’essence réalisée d’une métaphysique qui a conduit l’homme à se poser en sujet d’un monde transformé en objet. Aussi entretient-il avec l’homme une dialectique d’appropriation : il possède l’homme dans la mesure même où l’homme croit posséder le monde en s’identifiant à lui. Pourtant, dans la mesure même où ils sont les représentants des puissances élémentaires et telluriques, les Titans restent porteurs d’un message dont le sens commande nos existences. Jünger ne les regarde plus comme des alliés, mais il ne les considère pas non plus comme des ennemis. Comme à son habitude, Jünger se fait sismographe : il pressent que le règne des Titans annonce le retour des Dieux, et que le nihilisme constitue un point de passage obligé vers la régénération du monde. En finir avec le nihilisme impose donc de le vivre jusqu’au bout — de « passer la ligne » qui correspond au « méridien zéro » — car, comme le dit Heidegger, l’arraisonnement (Gestell) est encore un mode de l’être, et non pas seulement son occultation. C’est pourquoi, si Jünger voit dans le Travailleur une menace, il dit aussi que cette menace peut être salvatrice, car c’est par elle, et à travers elle, qu’il sera possible d’épuiser le danger.

    Jünger écrit que, chez l’homme, l’aptitude à poser des Types procède d’un « pouvoir magique ». Il constate aussi que cette aptitude humaine est aujourd’hui en déclin. Enfin, il suggère que l’on assiste de nos jours à une montée de l’indifférencié, c’est-à-dire à un « dépérissement des Types », signe le plus visible qu’un monde ancien est en train de s’effacer devant un monde nouveau, dont les Types ne se sont pas encore révélés et ne peuvent donc encore être nommés : « Pour parvenir à concevoir des Types nouveaux, écrit-il, l’esprit doit fondre les anciens (…) Ce n’est qu’aux lueurs de l’aube que l’indifférencié peut recevoir des noms nouveaux ». C’est pourquoi il se veut finalement confiant : « Il est prévisible que l’homme recouvrera son aptitude à la position des Types et rentrera ainsi dans sa compétence suprême ».

    * * *

    On voit bien en quoi différent les deux couples que forment, d’un côté, le Soldat du front et le Travailleur, et de l’autre, le Rebelle et l’Anarque. Mais on aurait tort d’en conclure que le “second Jünger”, celui d’après Les falaises de marbre, est l’antithèse du premier. Ce “second Jünger” représente bien plutôt un développement, qui s’est donné libre cours, d’un penchant présent dès le début, mais que l’œuvre de l’écrivain-soldat ou du polémiste nationaliste avait fait oublier. Dans les premiers livres de Jünger, aussi bien dans La guerre notre mère que dans Sturm, on voit en effet s’exprimer, comme en filigrane du récit, une incontestable tendance à la vita contemplativa. Dès le début, Jünger manifeste une aspiration à la réflexion méditative, que les descriptions de combats ou les appels à l’action ne parviennent pas à masquer. De cette aspiration témoigne tout particulièrement la première version du Cœur aventureux (10), où se donne à lire, non pas seulement le souci d’une certaine poétique littéraire, mais aussi une réflexion, que l’on pourrait qualifier tout à la fois de minérale et de cristalline, sur l’immuabilité des choses et sur ce qui, au sein même de l’instant, relève des signes cosmiques et d’une reconnaissance de l’infini, nourrissant ainsi cette « vision stéréoscopique » où deux images planes se fondent en une image unique pour en révéler la dimension de profondeur.

    Il n’y a donc pas de contradiction entre les 4 Figures dont nous avons parlé, mais une progression dans l’approfondissement, une sorte d’épure de plus en plus fine qui a conduit Jünger, d’abord acteur de son temps, puis juge et critique de son temps, à se placer finalement au-dessus du temps pour témoigner de ce qui était avant le siècle qui fut le sien et qui viendra après lui. Dans Le Travailleur, on lisait déjà : « Plus nous nous vouons au changement, plus nous devons être intimement persuadés que se cache derrière lui un être calme ». Jünger, au cours de sa vie, n’a cessé de se rapprocher de cet « être calme ». En passant de l’action manifeste à la non-action apparente, en allant pourrait-on dire de l’étant vers l’Être, il a accompli une progression existentielle qui l’a finalement amené à occuper lui-même la place de l’Anarque, ce centre immobile, ce « point central de la roue tournoyante » d’où procède tout mouvement.

    ► Alain De Benoist, Nouvelle École n°55, 2005.

    Notes

    1. Ernst Klett, Stuttgart (tr. fr. : Type, nom, figure, C. Bourgois, 1996).
    2. Blätter und Steine, Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg 1934.
    3. Le premier tome (1916) du Déclin de l’Occident, d’Oswald Spengler, portait déjà en sous-titre : Gestalt und Wirklichkeit. « La Gestalt, écrit Gilbert Merlio, c’est la Forme des formes, ce qui “informe” la réalité à la manière de l’entéléchie aristotélicienne, c’est l’unité morphologique que l’on perçoit sous la diversité du réel historique, l’idée formative (ou la Urpflanze !) qui lui donne cohérence et sens» (« Les images du guerrier chez Ernst Jünger », in Danièle Beltran-Vidal, éd., Images d’Ernst Jünger, Peter Lang, Berne 1996, p. 35).
    4. Der Arbeiter : Herrschaft und Gestalt, Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg, 1932 (tr. fr. : Le Travailleur, C. Bourgois, 1989).
    5. Auf den Marmorklippen, Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg, 1939 (tr. fr. : Sur les falaises de marbre, Gallimard, 1942).
    6. Die Perfektion der Technik, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M., 1946.
    7. Der Waldgang, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M., 1951 (tr. fr. : Traité du Rebelle ou Le recours aux forêts, Rocher, Monaco 1957).
    8. Eumeswil, Klett-Cotta, Stuttgart, 1977 (tr. fr. : Eumeswil, Table ronde, 1978).
    9. « “Über die Linie” : Penser l’être dans l’ombre du nihilisme », in Les Carnets Ernst Jünger n°1, 1996, p. 49.
    10. Das Abenteuerliche Herz : Aufzeichnungen bei Tag und Nacht, Frundsberg, Berlin, 1929 (tr. fr. : Le cœur aventureux 1929. Notes prises de jour et de nuit, Gallimard, 1995).

     

    Arbeiter

     

    Jünger, Heidegger et le nihilisme

    Ernst Jünger et Martin Heidegger ont, comme chacun le sait, engagé à cinq ans d’intervalle un dialogue sur le nihilisme, dialogue noué au moyen de deux textes particulièrement importants, parus dans les années 50 à l’occasion de leur 60e anniversaire respectif (1). L’étude et la comparaison de ces textes est particulièrement intéressante dans la mesure où elles permettent de mieux apprécier ce qui, sur ce sujet fondamental, sépare deux auteurs que l’on a fréquemment rapprochés l’un de l’autre et qui ont eux-mêmes entretenu une puissante relation intellectuelle durant plusieurs décennies. Nous en donnerons ici une brève présentation.

    Dans son approche, qui se veut d’allure délibérément « médicale » (elle comprend un « diagnostic » et une « thérapeutique »), Jünger affirme d’abord que porter remède au nihilisme implique d’en donner une « bonne définition ». Reprenant l’opinion de Nietzsche, qui voyait dans le nihilisme le processus par et dans lequel « les plus hautes valeurs se dévalorisent » (La volonté de puissance), il affirme que celui-ci se caractérise essentiellement par la dévaluation, puis la disparition des valeurs traditionnelles, au premier rang desquelles il place alors les valeurs chrétiennes. Il réagit ensuite contre l’idée que le nihilisme serait essentiellement un phénomène chaotique. « On s’est aperçu, le temps aidant, écrit-il, que le nihilisme peut concorder avec de vastes systèmes d’ordre, et que c’est même généralement le cas, lorsqu’il revêt sa forme active et déploie sa puissance. Il trouve dans l’ordre un substrat favorable ; il le remodèle à ses fins […] L’ordre non seulement se plie aux exigences du nihilisme, mais est une composante de son style » (pp. 48-52).

    En ce sens, le nihilisme n’est pas la décadence. Il ne va pas de pair avec le relâchement, mais « produit plutôt des hommes qui marchent droit devant eux comme des machines de fer, insensibles encore au moment où la catastrophe les fracasse » (p. 57). Pareillement, le nihilisme n’est pas une maladie. Il n’a rien de morbide. On le trouve au contraire « lié à la santé physique — là surtout où on le met vigoureusement en œuvre » (p. 54). Le nihilisme est en revanche essentiellement réducteur : sa tendance la plus constante est de « ramener le monde, avec ses antagonismes multiples et complexes, à un commun dénominateur » (p. 65). Faisant passer la société « de la communauté morale à la cohésion automatique » (p. 63), il conjugue le fanatisme, l’absence de tout sentiment moral et la « perfection » de l’organisation technique.

    Ces observations sont caractéristiques. Elles montrent que, lorsqu’il évoque le nihilisme, Jünger se réfère avant tout au modèle de l’État totalitaire, et plus spécialement à celui de l’État nazi. Le IIIe Reich correspond en effet à cet état social où les hommes sont soumis à un ordre absolu, à une organisation « automatique », tandis que la dévaluation de toute morale traditionnelle va de pair avec une incontestable exaltation de la « santé ».

    La question qu’on peut alors se poser est de savoir si ce que Jünger est en train de décrire est bien le nihilisme. Ne s’agit-il pas plutôt, tout simplement, du totalitarisme — de ce Léviathan totalitaire, qui a mis la technique à son service et qui engendre un monde relevant du « paysage des chantiers » ? Jünger, par ailleurs, professe un certain optimisme qui transparaît déjà dans le titre de son texte : Passage de la ligne. Évoquant Nietzsche et Dostoïevski, il constate que leur critique du nihilisme ne les pas a empêchés de se montrer eux-mêmes relativement optimistes, soit que le nihilisme puisse être dépassé « dans un quelconque avenir » (Nietzsche), soit qu’il constitue en quelque sorte « une phase nécessaire, à l’intérieur d’un mouvement qui tend à des fins précises » (Dostoïevski). Jünger reprend ici une idée qui lui est familière : après le pire ne peut venir que le meilleur. Ou plus exactement : une tendance poussée jusqu’à son terme s’inverse nécessairement en son contraire. Ainsi disait-il, dans les années 30, qu’il fallait « perdre la guerre pour gagner la nation ». C’est dans cet esprit qu’il cite Bernanos : « La lumière n’éclate que si les ténèbres ont tout envahi. La supériorité absolue de l’ennemi est justement ce qui se retourne contre lui » (pp. 37-38). Or, le sentiment de Jünger est que le pire est passé, que « la tête a franchi la ligne », c’est-à-dire que l’homme a commencé à sortir du nihilisme. Cette affirmation résulte, là encore, de son assimilation du nihilisme au totalitarisme. Comme l’écrit Julien Hervier, « si Jünger croit au dépassement du zéro absolu, l’écroulement de l’hitlérisme, incarnation triomphante du nihilisme moral, n’y est pas pour rien » (préface, p. 13) (2).

    Dans son essai, Jünger s’applique donc essentiellement à décrire l’état du monde tel qu’il l’est, afin de supputer la possibilité que l’on soit déjà passé de l’autre côté de la “ligne”. Sa conclusion peut d’ailleurs paraître modeste. Face au nihilisme, il propose de recourir aux poètes et à l’amour (Éros). Il en appelle à la dissidence individuelle, à l’« anarchie authentique » (en 1950, il n’a pas encore inventé la Figure de l’Anarque). « Avant tout, écrit-il, il faut trouver la sécurité dans son propre cœur. Alors, le monde changera ».

    La démarche de Heidegger est bien différente. Son texte, écrit en réponse à celui de Jünger, se veut avant tout une critique — critique amicale bien entendu, et qui souligne la considération qu’il a pour son interlocuteur, mais qui n’en vise pas moins à substituer à son analyse un tout autre point de vue. La modification du titre est déjà révélatrice. Alors que Jünger a choisi de disserter «sur la ligne» au sens de « au-delà de la ligne » (Über die Linie), Heidegger entend se prononcer « sur la ligne » au sens de « à propos de la ligne » (Über “die Linie”), marquant ainsi d’entrée sa conviction que la ligne n’a pas encore été franchie et son désir de susciter une interrogation sur les raisons pour lesquelles elle ne peut pas encore l’être. À la topographie trans lineam de Jünger, Heidegger déclare donc explicitement vouloir ajouter (et à bien des égards opposer) une topologie de linea : « Vous regardez et vous allez au-delà de la ligne ; je me contente de considérer d’abord cette ligne que vous avez représentée. L’un aide l’autre, et réciproquement » (p. 203).

    Heidegger commence par contester que l’on puisse, comme Jünger cherche à le faire, donner une bonne « définition » du nihilisme. « En demeurant attachés à l’image de la ligne, écrit-il, nous découvrons qu’elle parcourt un espace, lui-même déterminé par un site. Le site rassemble. Le rassemblement recèle le rassemblé dans son essence. C’est le site de la ligne qui donne la provenance de l’essence du nihilisme et de son accomplissement » (p. 200). S’interroger sur l’accomplissement du nihilisme dont le monde tout entier est devenu le théâtre — en sorte que le nihilisme est désormais l’« état normal » de l’humanité —, impose donc de chercher à situer ce « site de la ligne » qui fait signe vers l’essence du nihilisme. Pour Heidegger, poser la question de la situation de l’homme dans son rapport au mouvement du nihilisme exige une « détermination d’essence ». Comprendre le nihilisme implique que la pensée soit ramenée à la considération de son essence.

    La réponse sera bientôt donnée. Elle découle de la philosophie de Heidegger, dont on suppose ici connues les lignes essentielles. Le nihilisme, aux yeux de Heidegger, représente la conséquence et l’accomplissement d’un lent mouvement d’oubli de l’Être, qui commence avec Socrate et Platon, se poursuit dans le christianisme et la métaphysique occidentale et triomphe dans les temps modernes. L’essence du nihilisme « repose dans l’oubli de l’Être » (p. 247). Le nihilisme est l’oubli de l’Être parvenu à son accomplissement. C’est en cela qu’il est le règne du néant. L’oubli de l’Être signifie que l’Être se voile, qu’il se tient dans un retrait voilé qui le dérobe à la pensée de l’homme, mais qui est aussi une retraite protectrice, une mise en attente d’un décèlement : « C’est dans un tel voilement que consiste l’essence de l’oubli ». L’oubli, c’est le cèlement de l’Être-présent au profit de l’étant-présent. Dans la métaphysique occidentale, Dieu n’est lui-même que l’étant suprême. La métaphysique ne connaît que la transcendance, d'un Dieu qui est raison d'être du monde, c’est-à-dire de l’étant. C’est pourquoi il lui est interdit, non seulement d’accéder à l’Être, mais même de faire l’épreuve de sa propre essence.

    Heidegger précise encore que c’est dans le « règne de la volonté de volonté » que s’accomplit l’essence du nihilisme. Ici, c’est bien entendu la pensée de Nietzsche qui est visée. On sait que, pour Heidegger, la philosophie de l’auteur de Zarathoustra n’est, en dépit de ses mérites, que du platonisme inversé dans la mesure où elle ne parvient pas à sortir du champ de la valeur. La volonté de puissance, analysée par Heidegger comme « volonté de volonté », c’est-à-dire volonté qui se veut de manière inconditionnée, n’est qu’un mode d’apparition de l’être de l’étant, et en ce sens une autre forme de l’oubli de l’Être. « Il appartient à l’essence de la volonté de puissance, écrit Heidegger, de ne pas laisser le réel sur lequel elle établit sa puissance apparaître dans cette réalité qu’elle est elle-même essentiellement » (p. 205). Nietzsche a beau déclarer que « Dieu est mort », il reste dans l’ombre de ce Dieu dont il proclame la mort. Or, c’est dans la mesure où Jünger reste lui-même sous l’horizon de la pensée de Nietzsche qu’il se trouve lui aussi visé par la critique de cette pensée faite par Heidegger.

    Heidegger revient ici sur le célèbre livre de Jünger, Le Travailleur, paru en 1932. Il souligne que la Figure (ou la Forme, Gestalt) du Travailleur correspond très précisément à la Figure de Zarathoustra à l’intérieur de la métaphysique de la volonté de puissance. Son avènement manifeste la puissance en tant que volonté d’arraisonner le monde, en tant que « mobilisation totale ». Dans Le Travailleur, Jünger observait : « La technique est la façon dont la Figure du Travailleur mobilise le monde ». Le Travail se déploie à l’échelle planétaire au sens de la volonté de puissance.

    Bien entendu, Heidegger n’ignore pas que le regard posé par Jünger sur la technique a évolué. Jünger a d’abord eu la révélation de l’importance de la technique au travers d’une expérience concrète : les batailles de matériel de la Première Guerre mondiale. Il a alors éprouvé, non sans raison, le sentiment que le règne de la technique allait inaugurer un nouvel âge de l’humanité. Il a assimilé ce règne à la domination de la Figure du Travailleur, s’imaginant qu’une telle Figure ne pouvait que s’opposer à l’échelle mondiale à celle du Bourgeois. Sur ce point, Jünger s’est trompé, et il a par la suite reconnu son erreur. Enfin, son opinion sur la technique elle-même s’est modifiée — peut-être sous l’influence des travaux de son frère, Friedrich Georg (La perfection de la technique, 1946). Après 1945, Jünger a clairement mis en rapport le nihilisme avec le « titanisme » d’une technique qui, en tant que volonté de dominer le monde, l’homme et la nature, suit sa propre course sans que rien ne puisse l’arrêter (3). La technique n’obéit qu’à ses propres règles, sa loi la plus intime consistant dans l’équivalence du possible et du souhaitable : tout ce qui peut être techniquement réalisé sera effectivement réalisé.

    Heidegger loue sans réserve la façon dont Jünger, dans La mobilisation totale (1931), puis dans Le Travailleur, a su décrire ce qui se trouve « à la lumière du projet nietzschéen de l’étant comme volonté de puissance ». Il lui fait aussi crédit d’avoir finalement réalisé que le règne du travail technicien relève d’un « nihilisme actif » qui se déploie désormais à l’échelle planétaire. En même temps, cependant, il lui reproche de n’avoir pas saisi en quoi le « projet nietzschéen » continue d’interdire la pensée de l’Être, et souligne que Le Travailleur « reste une œuvre dont la métaphysique est la patrie » (p. 212).

    Ce que reproche en fait Heidegger à Jünger, c’est d’être resté, par-delà son évolution propre, dans le monde de la Figure et de la valeur. La Figure, définie par Jünger comme cet « être calme » qui se donne à voir en mettant le monde en forme à la façon dont un cachet marque de son empreinte, n’est en effet rien d’autre qu’une « puissance métaphysique ». La Figure, souligne Heidegger, « repose sur les traits essentiels d’une humanité qui en tant que subjectum est au fondement de tout étant […] C’est la présence d’un type humain (typus) qui constitue la subjectité ultime dont l’accomplissement de la métaphysique moderne marque l’apparition et qui s’offre dans la pensée de cette métaphysique » (pp. 212-213).

    Ne plus prendre part au nihilisme ne veut donc pas encore dire se tenir en dehors du nihilisme. La façon dont Jünger, pour « sortir » du nihilisme, propose de se mettre « à l’écoute de la terre », de tenter de savoir « ce que veut la terre », alors même qu’il dénonce le caractère tellurique et titanesque de la technique, est à cet égard révélateur. Jünger écrit : « Le moment où la ligne sera franchie nous révèlera un nouvel Atour de l’Être ; alors commencera de poindre ce qui réellement est ». Heidegger répond : « Parler d’un “Atour de l’Être” reste un moyen de fortune, et des plus problématiques ; car l’Être repose dans l’Atour, en sorte que celui-ci ne peut jamais venir seulement s’ajouter à l’Être » (p. 229).

    Heidegger ne croit nullement que la « ligne zéro » soit désormais derrière nous. À ses yeux, l’« accomplissement » du nihilisme n’en représente absolument pas la fin. « Avec l’accomplissement du nihilisme, écrit-il, commence seulement la phase finale du nihilisme, dont la zone sera probablement d’une largeur inaccoutumée parce qu’elle aura été dominée totalement par un “état normal” et par la consolidation de cet état. C’est pourquoi la ligne zéro, où l’accomplissement touchera à sa fin, n’est à la fin pas encore visible le moins du monde » (pp. 209-210). Mais il ajoute aussi que c’est encore une erreur de raisonner, ainsi que le fait Jünger, comme si la « ligne zéro » était un point extérieur à l’homme, que l’homme pourrait « franchir ». L’homme est lui-même la source de l’oubli de l’être. Il est lui-même la « zone de la ligne ». « D’aucune façon, précise Heidegger, la ligne, pensée comme le signe de la zone du nihilisme accompli, n’est quelque chose qui se tient là devant l’homme, quelque chose qu’on peut franchir. Alors s’effondre également la possibilité d’un trans lineam et celle d’une traversée pour y parvenir » (p. 233).

    Mais alors, si toute tentative de « franchir la ligne » reste « condamnée à une représentation qui relève elle-même de l’hégémonie de l’oubli de l’Être » (p. 247), comment l’homme peut-il espérer en finir avec le nihilisme ? Heidegger répond : « Au lieu de vouloir dépasser le nihilisme, nous devons tenter d’entrer enfin en recueillement dans son essence. C’est là le premier pas qui nous permettra de laisser le nihilisme derrière nous » (p. 247). Heidegger partage l’opinion de Jünger selon laquelle le nihilisme n’est pas assimilable au mal ou à une maladie. Mais il donne une autre portée à cette constatation. Lorsqu’il affirme que « l’essence du nihilisme n’est rien de nihiliste » (p. 207), il veut dire que la zone du plus extrême danger est aussi celle qui sauve. C’est en ce sens que le nihilisme, l’in-sane, peut aussi faire signe vers l’in-demne. « Entrer en recueillement » dans l’essence du nihilisme, cela signifie se donne la possibilité d’une appropriation (Verwindung) de la métaphysique. L’appropriation de la métaphysique est en effet aussi appropriation de l’oubli de l’être — et par là même possibilité d’un non-cèlement, possibilité d’un dévoilement de la vérité (alèthéia). Jünger écrivait que « la difficulté de définir le nihilisme tient à ce que l’esprit n’est pas capable de se représenter le néant » (p. 47). Heidegger cite cette phrase pour souligner la proximité de l’Être et de l’essence du néant. Il en tire argument pour affirmer que c’est par une méditation sur le néant que nous comprendrons ce qu’il en est du nihilisme, et que c’est lorsque nous aurons compris ce qu’il en est du nihilisme que nous pourrons surmonter l’oubli de l’Être. « Le néant, écrit-il, même si nous le comprenons seulement au sens du manque total de l’étant, appartient absent à la Présence, comme l’une des possibilités de celle-ci. Si par conséquent c’est le néant qui règne dans l’essence du nihilisme et que l’essence du néant appartient à l’Être, si d’autre part l’Être est le destin de la transcendance, c’est alors l’essence de la métaphysique qui se montre comme le lieu de l’essence du nihilisme » (p. 236).

    Le lieu de l’essence du nihilisme accompli est donc à chercher « là où l’essence de la métaphysique déploie ses possibilités extrêmes et se rassemble en elles » (ibid.). Finalement, écrit Heidegger,  « le dépassement du nihilisme exige que l’on entre dans son essence, laquelle entrée rend caduque la volonté de dépasser. L’appropriation de la métaphysique appelle la pensée à un plus initial rappel » (p. 250). Cependant, pour faire sauter la « barrière » qui nous empêche d’entrer en recueillement dans l’essence du nihilisme, il faut encore disposer d’une parole susceptible de donner accès à la pensée de l’Être. Il faut, en d’autres termes, abandonner la langue de la métaphysique — qui est encore celle de la volonté de puissance, de la valeur et de la Figure — car cette langue, précisément, en interdit l’accès. « La seule façon dont nous puissions réfléchir à l’essence du nihilisme, souligne Heidegger, c’est d’abord emprunter le chemin qui conduit à situer la demeure de l’Être. Ce n’est que sur ce chemin que la question du néant se laisse situer. Mais la question de la demeure de l’Être dépérit si elle n’abandonne pas la langue de la métaphysique, parce que la représentation métaphysique interdit de penser la question de la demeure de l’Être ».

    Or, c’est bien là ce que Heidegger reproche à Jünger : il lui reproche de s’interroger sur le nihilisme à partir d’un dire et d’une pensée qui restent tributaires de l’essence de la métaphysique. Dans la mesure où il continue à s’exprimer et à penser dans la langue de la métaphysique, qui est le lieu de l’essence du nihilisme Jünger s’enlève à lui-même toute possibilité de résoudre le problème qu’il a posé. « En quelle langue, demande Heidegger, parle la pensée dont le plan fondamental ébauche un franchissement de la ligne ? Faut-il que la langue de la métaphysique de la volonté de puissance, de la Figure et de la valeur soit encore sauvée de l’autre côté de la ligne critique ? Et si la langue, précisément, de la métaphysique, et cette métaphysique elle-même (que ce soit celle du Dieu vivant ou du Dieu mort) constituaient en tant que métaphysique cette barrière qui interdit le passage de la ligne, c’est-à-dire le dépassement du nihilisme ? » (pp. 224-225).

    Nous ne pouvons donc pénétrer l’essence du nihilisme aussi longtemps que nous continuons à nous exprimer dans sa langage. C’est pourquoi Heidegger en appelle à une « mutation du Dire », à une « mue dans la relation à l’essence de la parole ». Il en appelle au Dire qui est requis pour surmonter l’oubli de l’Être. Ce Dire capable, parce qu’il correspond à l’essence de l’Être, d’ouvrir à la pensée l’accès de cette essence, il l’appelle « Dire de la Pensée », tout en précisant que « ce Dire n’est pas l’expression de la Pensée, mais c’est elle-même, c’est sa marche et son chant » (p. 249). Il faut, conclut-il, faire l’« épreuve du Dire qui est celui de la Pensée fidèle ». Il faut « travailler au chemin ».

    *

    Comment conclure ? J’ai parlé d’un « dialogue » entre Jünger et Heidegger à propos du nihilisme, mais ce terme n’est pas tout à fait celui qui convient. Heidegger et Jünger partent souvent de prémisses analogues, mais ils parviennent à des conclusions en partie opposés. Ils sont tous deux d’accord pour estimer que le nihilisme trouve dans la technique moderne son plus solide appui, mais ils ne s’en font pas la même idée. Pour Jünger, la technique est avant tout d’essence « titanesque », alors que pour Heidegger elle est de la métaphysique réalisée. Jünger voit dans le nihilisme l’opposé des valeurs de la métaphysique occidentale et chrétienne. Heidegger y voit une conséquence ultime de ces mêmes valeurs. Jünger se borne à savoir si l’homme, dans son rapport au nihilisme, a « franchi la ligne ». Heidegger convie à s’interroger sur ce que signifie le « franchissement ». En fait, Heidegger s’appuie sur l’œuvre de Jünger pour aller plus loin et plus profond, pour élargir la perspective de réflexion, pour convier la pensée à sa propre mutation. Jünger proposait aux « rebelles » un « recours aux forêts ». Heidegger convie à emprunter un sentier forestier qui conduit à l’éclaircie, à cette « clairière » où la vérité (alèthéia), le non-cèlement, sort enfin de l’oubli, c’est-à-dire de ce voilement millénaire qui a gouverné l’histoire de l’Europe, et dont l’accomplissement planétaire lui enjoint aujourd’hui d’avoir à en penser l’issue.

    ► Alain De Benoist, Nouvelle École n°55, 2005.

    ◘ Notes :

    1. Ernst Jünger, « Über die Linie », in Anteile. Martin Heidegger zum 60. Geburtstag, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1950, pp. 245-283 ; Martin Heidegger, « Über “die Linie” », in Armin Mohler (Hrsg.), Freundschaftliche Begegnungen. Festschrift für Ernst Jünger zum 60. Geburtstag, V. Klostermann, F/M, 1955. Le texte de Jünger a été republié séparément, chez le même éditeur, dans une version légèrement augmentée : Über die Linie, V. Klostermann, F/M, 1950, 45 p. (éd. fr. : Sur l’homme et le temps : Essais, vol. 3 : Le nœud gordien. Passage de la ligne, Rocher, Monaco 1958, tr. H. Plard ; 2e éd. augm. d’un avant-propos de Jünger et d’une préface de J. Hervier : Passage de la ligne, Passeur-Cecofop, Nantes 1993 ; 3e éd. : C. Bourgois, 1997, 104 p.). Le texte de Heidegger a lui aussi été republié séparément, sans modification, mais sous un nouveau titre : Zur Seinsfrage, V. Klostermann, F/M, 1956 (éd. fr. : « Contribution à la question de l’Être », in M. Heidegger, Questions I, Gallimard, 1968, pp. 195-252, tr. G. Granel). En Italie, les 2 textes ont été réunis dans un même volume : E. Jünger et M. Heidegger, Oltre la linea, Adelphi, Milano, 1989, tr. F. Volpi & A. La Rocca. Les références de pages citées ici sont celles des dernières éditions françaises.

    2. Par la suite, Jünger est quelque peu revenu sur cet optimisme : « Après la défaite, je disais en substance : la tête du serpent a déjà franchi la ligne du nihilisme, elle en est sortie, et le corps entier va bientôt suivre, et nous entrerons bientôt dans un climat spirituel meilleur, etc. En fait, nous en sommes loin » (entretien avec Frédéric de Towarnicki, in Martin Heidegger, L’Herne, 1983, p. 149). Plus fondamentalement, Jünger pense que nous sommes dans une époque de transition — un interrègne —, et que c’est la raison pour laquelle il ne faut pas désespérer : « Pour ma part, je pressens que le XXIe siècle sera meilleur que le XXe » (Entretiens avec Julien Hervier, Gallimard, 1986, p. 156).

    3. En fait, même vis-à-vis de ce caractère « titanesque » de la technique, Jünger reste ambigu. D’un côté, il oppose volontiers les titans aux dieux, et s’inquiète des progrès du titanisme (l’« afflux d’énergie »). Mais il écrit aussi : « On aurait tendance à craindre que les titans ne puissent apporter que le malheur, mais Hölderlin lui-même n’est pas de cet avis. Prométhée est le messager des dieux et l’ami des hommes; chez Hésiode, l’âge des titans est l’âge d’or » (avant-propos, p. 26). Le XXIe siècle, selon lui, verra à la fois un essor sans précédent de la technique et une nouvelle « spiritualisation ».

     

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    Deux géants dans le siècle : Jünger & Heidegger

    Jünger et Heidegger se côtoyaient. Leurs idées aussi. La correspondance qu’ils ont nouée, enfin traduite, vient éclairer ce qui les rapprochait et les éloignait.

    ◘ recension : Ernst Jünger et Martin Heidegger, Correspondance 1949-1975, Christian Bourgois, 171 p.

    Deux grands hommes — et quels grands hommes, en l’occurrence le plus grand philosophe et l’un des écrivains les plus importants du XXe siècle ! — s’écrivent, de quoi parlent-ils ? Pas toujours de choses grandioses : ils échangent aussi des formules de politesse, se tiennent informés de leurs publications et de leurs déplacements, évoquent les préoccupations de la vie quotidienne. Mais de temps à autre, le ton s’élève. Et cela devient parfois sublime, comme lorsque Heidegger, consulté par Jünger en 1956 à propos du sens exact d’une maxime de Rivarol, lui répond par un véritable cours de philosophie, stupéfiant de profondeur, à propos de la notion de temps et de celle de mouvement.

    La correspondance échangée par Ernst Jünger et Martin Heidegger commence en 1949, à propos d’un projet de revue qui se serait appelée Pallas et aurait eu pour directeur l’essayiste Armin Mohler (qui fut de 1949 à 1953 le secrétaire particulier de Jünger). Ce projet ne verra jamais le jour mais Jünger créera par la suite, en compagnie de l’historien des religions Mircea Eliade, une autre revue intitulée Antaios. Cette correspondance se poursuivra jusqu’à la mort de Heidegger, en mai 1976. Parue en Allemagne en 2008, en voici l’édition française, remarquablement traduite, présentée et annotée par Julien Hervier. Elle offre un plaisir de lecture d’une espèce rare.

    C’est l’année précédente, à la fin de l’été 1948, que Jünger a pour la première fois rencontré Heidegger, dans sa maison forestière de Todtnauberg. Il écrira plus tard : « Dès l’abord, il y eut là quelque chose, non seulement de plus fort que le mot et la pensée, mais plus fort que la personne même » (Rivarol et autres essais). On est alors dans l’immédiat après-guerre, période triste et pénible où les deux hommes ont le sentiment de se heurter à une chape de plomb. Jünger, le 25 juin 1949, aura cette phrase superbe : « Au cours de ces dernières années, il est devenu très clair pour moi que le silence est la plus forte des armes, à condition que se dissimule derrière quelque chose qui mérite d’être tu ». Mais ce qui frappe le plus, en lisant ces lettres, c’est la différence de ton entre le philosophe et l’écrivain. Tous deux ont l’un pour l’autre une admiration réelle, mais intellectuellement Heidegger domine de toute évidence son interlocuteur. Jünger ne porte d’ailleurs pas la moindre critique envers Heidegger, alors que la réciproque n’est pas tout à fait vraie.

    Du Travailleur à la question de la Technique

    Jünger, en fait — contrairement à son frère, Friedrich Georg Jünger —, n’a pas l’esprit véritablement philosophique. Il avoue à demi-mot que l’œuvre de Heidegger, qu’il connaît mal, lui échappe en partie. En novembre 1967, il note : « Vos textes sont difficiles et à peine traduisibles : aussi suis-je toujours étonné par l’influence qu’ils exercent sur les Français intelligents ». De toute évidence, Jünger a plus été marqué par le charisme intellectuel de Heidegger que par sa pensée proprement dite. Il est aussi plus porté aux voyages, plus désireux d’entretenir des relations avec ses contemporains. Heidegger est plus réticent à bouger, plus étranger à la vie “sociale”, plus préoccupé de l’essentiel. Lao-Tseu disait à propos du sage : « Il n’agit pas, mais il accomplit ».

    Heidegger a d’ailleurs dit explicitement que Jünger n’est pas à ses yeux un « penseur » (Denker). Il est un homme qui théorise à partir de son expérience, à partir de ce qu’il a vu et vécu (à commencer par l’expérience des tranchées de la Première Guerre mondiale), mais non à partir de ce qui peut seulement être pensé. Jünger, en d’autres termes, a des idées plus qu’il n’a une pensée. Il est un Erkenner, un homme qui « reconnaît », plus préoccupé de dégager une « nouvelle optique » que de parvenir à de « nouvelles vérités ». C’est pourquoi, dit Heidegger, « il n’a pas la moindre idée de ce qui advient dans la “chosification” du monde et de l’homme. Le stade ultime où accède sa connaissance reste psychologique et moral […] Il reste toujours dans la métaphysique […] Du fait que Jünger ne voit pas ce qui est uniquement “pensable”, il considère cet accomplissement de la métaphysique dans l’essence de la volonté de puissance comme l’aube d’une époque nouvelle, alors qu’il ne constitue qu’un prélude à la décrépitude rapide de toutes les dernières nouveautés, vouées à sombrer dans l’ennui d’un néant d’insignifiance où couve cet abandon de l’Être qui est propre à l’étant ». Langage difficile ? On va y revenir.

    Heidegger, en tout cas, s’est intéressé de longue date à Jünger. En 1932, la lecture du grand livre théorique de l’ancien combattant du front, Le Travailleur, a retenu son attention comme l’ont fait peu d’autres ouvrages. Durant l’hiver 1939-1940, à l’Université de Fribourg, il a même consacré à ce livre tout un séminaire qui a fait date. L’ensemble des textes qu’il a écrits sur Jünger, réunis dans un volume de près de 500 pages paru en Allemagne en 2004 (c’est le volume 90 de ses œuvres complètes, toujours en cours de publication chez Vittorio Kloster­mann !), en témoigne éloquemment.

    En Jünger, Heidegger admire celui qui a compris le monde à partir de la volonté de puissance, et a mis en lumière le rôle que joue la Technique dans cette perspective. La Figure du Travailleur est en effet présente au monde sous la forme de la puissance. C’est par là qu’elle se relie à la problématique de la « mobilisation totale » dont la Technique est le moteur et l’instrument. C’est en référence directe au Tra­vailleur que Heidegger écrira : « Le Travail […] accède aujourd’hui au rang métaphysique de cette objectivation inconditionnelle de toutes les choses présentes, qui déploie son être dans la volonté de volonté » (Essais et conférences).

    Nietzsche, Jünger et Heidegger

    Lecteur admiratif de Jünger, Heidegger est aussi un lecteur critique. Le dialogue que les deux hommes ont entretenu, souvent de façon indirecte, l’atteste sans équivoque. Sur le fond, c’est la lecture parallèle des textes qu’ils se sont mutuellement dédiés à l’occasion de leur 60e anniversaire respectif — « Passage de la ligne » (Über die Linie), texte rédigé par Jünger en 1950, et « Contribution à la question de l’Être » (Über “die Linie”), écrit cinq ans plus tard par Heidegger — qui illustre le mieux ce qui les sépare. L’un et l’autre textes portent sur l’essence de la technique moderne et le sens à accorder à la notion de nihilisme. On y constate que Nietzsche constitue le pôle central de la relation de pensée entre Heidegger et Jünger.

    Dans son texte de 1950, Jünger prend en effet la pensée de Nietzsche comme point de départ d’une tentative d’évaluation du nihilisme contemporain. Il conclut, avec une sorte d’optimisme, que le pire est passé. Le monde moderne, dit-il, a passé le « point zéro », c’est-à-dire la ligne de crête du nihilisme, tandis que Heidegger affirme, au contraire, que ce monde est plus que jamais plongé dans un « oubli de l’Être » dont il n’est possible de sortir que si l’on abandonne le langage de la métaphysique (« la ligne zéro, où l’accomplissement touchera à sa fin, n’est finalement pas encore visible le moins du monde »).

    Sans trop entrer dans des détails abstraits, un rappel s’impose ici. Dans les deux volumes rassemblant ses cours sur Nietzsche (1936-1946), Heidegger estime que l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra, s’il clôt le cycle de la métaphysique occidentale, y reste malgré tout enfermé lui-même. La volonté de puissance, à ses yeux, n’est que « volonté de volonté », c’est-à-dire subjectivité exacerbée (c’est une « volonté d’elle-même », une volonté qui prend appui sur elle-même en même temps qu’elle se pose comme son propre objet). L’époque moderne du déclin est celle de l’achèvement de la métaphysique sous la forme de la métaphysique de la volonté, dont Nietzsche est le dernier représentant. Pour Nietzsche, finalement, « puissance et volonté ont un sens identique ». Heidegger, lui, appelle à penser par-delà la métaphysique nietzschéenne de la volonté de puissance, cette métaphysique moderne de la subjectivité dont Jünger reste tributaire.

    Heidegger n’en a pas moins la plus haute opinion de Nietzsche. Et de Jünger. Il appelle seulement à penser plus loin. Ernst Jünger, il faut aussi le souligner, est d’ailleurs l’un des très rares auteurs avec lesquels Heidegger ait accepté, après 1945, d’entretenir un dialogue suivi, ce qui n’est assurément pas rien. Pour les 80 ans de l’auteur d’Orages d’acier, Heidegger lui envoya ce message : « Demeurez, avec le lumineux esprit de décision dont vous avez toujours fait preuve, sur la voie très particulière de votre dire ». Un genre de propos qu’on imagine mal aujourd’hui véhiculé par SMS ou par courriel !   

    ► Alain de Benoist, Le Choc du mois, 2010.

     

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    ArbeiterJulius Evola et Ernst Jünger : métaphysique et poétique

    Si nous négligions l’avertissement de Guénon, selon lequel l’opposition correspondrait au point de vue le plus inférieur et le plus superficiel, il est à craindre qu’en voulant mettre Evola et Jünger dos à dos, nous n’irions pas très loin. Certes, au dernier Gibelin, on pourrait opposer celui qui affirma un jour : « De race et par droit féodal, je suis Guelfe » (1) ; au laissé pour compte de la culture académique italienne on pourrait opposer le lauréat du prix Goethe, et à celui qui accueillit Mussolini libéré au G.Q.G. du Führer, en Prusse Orientale, on pourrait également opposer le confident des conjurés du 20 juillet 1944. Mais, appliquée à ces deux hommes fondamentalement inclassables, dont l’œuvre, restée à l’écart des systèmes philosophiques, des régimes politiques et de la culture officielle, n’en demeure pas moins incontournable pour toute étude sérieuse des courants de pensée contemporains dits minoritaires, une telle démarche n’aurait d’autre effet que de les marginaliser plus encore — ce qui n’est pas précisément la tâche que s’est fixée le présent colloque.

    Certes, les comparaisons ont des limites. Mais quand bien même, pour reprendre une image d’Héliopolis [1949], Evola et Jünger suivraient-ils la loi des parallèles, dont la rencontre a lieu à l’infini, l’observateur le plus superficiel ne peut manquer de relever chez eux un faisceau significatif d’affinités, lesquelles touchent autant au domaine idéal qu’à l’éthique. Pourfendeurs infatigables du Léviathan et de la plèbe, récusant la souveraineté populaire au nom de la légitimité conservatrice — ou le hiérarchisme au nom de la hiérarchie —, l’un comme l’autre appartiennent à ce petit nombre pour qui l’Idée tient lieu de patrie, « laquelle par nul ennemi ne saurait être occupée ni détruite » (Orientations, 1950). Et s’ils opposent la prééminence de l’esprit, des vertus ascétiques et du « réalisme héroïque » à l’impasse du subjectivisme bürgerlich, ils citent également tous deux le Zarathoustra du meilleur Nietzsche : « Le désert croît, malheur à celui qui recèle des déserts ! ».

    Qu’importe que Jünger, servi par un style éblouissant, se soit peu à peu tourné vers la pure littérature tandis qu’Evola, plus doctrinal, se spécialisait dans ce qu’il est convenu d’appeler l’essai. Ce qui compte n’est pas tant le genre que le registre. Du précepte militaire « Qui tient les hauts, tient les bas », l’ancien lieutenant d’artillerie de montagne et l’ех-chef de section de la guerre de matériel du front occidental semblent avoir fait un style de vie : leur lieu, c’est l’altitude — même hauteur du regard, même profondeur des vues. Avec eux, pour citer un passage significatif de Der Arbeiter, « on commence à avoir le sens des hautes températures, des froides géométries, de l’incandescence du métal. Le paysage devient plus constructif et plus périlleux, plus froid et plus ardent ».

    Mais le trait d’union le plus flagrant entre ces deux incarnations d’une même « race de l’esprit », c’est sans doute la passion du danger, sous toutes ses formes. Qu’il s’agisse des ascensions solitaires en montagne ; de l’atmosphère raréfiée où se meut l’Individu absolu ; des premières lignes de l’art abstrait ou des expériences de magie opérative à la proue du Groupe d’Ur ; ou bien qu’il s’agisse des tranchées bouleversées par les Orages d’acier, des articles, aussi dévastateurs que des grenades à main, lancés dans les revues de la konservative Revolution ; de la diffusion sous le manteau, en 1943, de La Paix ou de l’usage des stupéfiants, on y trouve toujours la même pressante question posée au destin par des êtres qui semblent avoir laissé la mort derrière eux, et dont l’invulnérabilité paraît croître en proportion de leur audace.

    Le terrorisme intellectuel a fait de ces deux hommes, auteurs des réquisitoires les plus cohérents du totalitarisme et de la statolâtrie (cf., dans des genres différents, Les falaises de marbre et Traité du rebelle, ou Le fascisme vu de droite et, surtout, Orientations), des archétypes du fascisme casqué-botté. À cet égard, il faut remercier Alain de Benoist d’avoir rappelé, dans un article intitulé « Ernst Jünger : la figure du Travailleur » [Nouvelle École n°40, 1983], que la parution de Der Arbeiter fut saluée par un certain Thilo von Trotha, dans le quotidien nazi Völkische Beobachter, en ces termes : « Jünger désormais se rapproche de la zone de la balle dans la nuque » (in die Zone der Kopfschüsse). Quant à Evola, on sait qu’il dut pendant une certaine période, dans l’Italie de 1930, se faire escorter de solides gaillards et que sa revue La Torre — dans laquelle il écrivait notamment : « Nous voulons donner à l’étranger l’occasion de juger jusqu’à quel point il y a, dans l’Italie fasciste, des possibilités d’existence pour une pensée rigoureusement impériale et traditionnelle adhérant — quoique libre de tout asservissement politique — à la pure volonté de défendre une idée » — dut cesser de paraître après six mois d’existence pour « attaques contre le squadrisme ».

    Si Evola n’eut pas de mots assez cinglants, dans Le Chemin du cinabre, pour fustiger les incapables et les « authentiques gangsters » auxquels était confiée, en Italie, la « culture fasciste », et dont le seul mérite consistait à « afficher un fanatisme obtus », Jünger écrivait, quant à lui, avec son sens aigu de la litote, à la première page de Voyage atlantique : « On pénètre dans le vieux monde libéral comme dans un bain tiède et agréable », en date du 14 avril 1938. Après la défaite des forces de l’Axe, alors que chacun se terre et que la “rééducation” bat son plein, ces continuels réfractaires à l’ordre établi semblent puiser dans les décombres encore fumants des forces neuves : si Evola écrit Orientations, dont les mots d’ordre sans concession tiendront lieu de bréviaire à tant de ces « cerveaux hardis » qu’évoquait en d’autres temps Ernst von Salomon dans Les Réprouvés, Jünger porte haut et fier sa germanité, comme un drapeau et un défi.

    Qu’il évoque la guerre, l’insecte ou l’œuvre d’art, il s’agit toujours pour Jünger de déchiffrer le monde et d’y chercher le filon caché qui lui donne un sens, les grandes lois qui le régissent, l’ordre souverain dont il procède. Sans jamais se référer à l’une quelconque des doctrines initiatiques traditionnelles de façon explicite, son œuvre est fréquemment traversée de fulgurantes intuitions : « On verrait toujours revenir le moment — écrit-il par ex. dans Visite à Godenholm — où l’Un s’élèverait au-dessus des séparations pour se revêtir de splendeur. Ce secret était indicible, mais tous les mystères rituels l’ébauchaient et parlaient de lui, rien que de lui (…). Le grain de poussière, le ver, l’assassin y prenaient part ».

    Et certes, comme il le note dans Héliopolis, il est des cas où « la poésie va plus avant que la connaissance » : le skalde aux pieds ailés peut brûler les étapes, saisir dans un éclair de lucidité supra-rationnelle ce que de longues veilles ne recueilleront que laborieusement. Mais ce sera toujours le fruit d’un hasard divin, non les effets d’une méthode, précise et systématique, à laquelle Evola, dans les monographies d’Introduction à la magie, exhorte inlassablement le lecteur à recourir.

    Bien faits pour séduire les esprits faustiens qui s’imaginent pouvoir, en ce domaine, se frayer un chemin avec leurs seules forces, les itinéraires individuels en ont mené plus d’un, non à l’unification, mais à la dislocation intérieure, et parfois même à la folie, pour avoir oublié que, « avec les seules forces de l’individu humain, on ne saurait dépasser l’individu humain » [Chevaucher le tigre, 1961].

    C’est pourquoi, quelle que soit la puissance suggestive de formules comme celle-ci : « Toi, suis la règle de Boèce : “Que la terre, vaincue, nous donne les étoiles” » (Héliopolis), ou comme celle-là : « Dût la Terre éclater comme un boulet, notre migration est flamme et blanche ardeur » (Les falaises de marbre), on éprouve parfois la sensation, chez Jünger, que le sol se dérobe sous nos pas. De même que le Schwarzenberg de Visite à Godenholm, qui, dans son allégorie du siège — « On a l’impression d’un rituel qui, dans son déploiement ingénieux, n’a d’autre fin que lui-même. Puis le pavillon monte au mât, sur la colline où se tient le chef d’armée. Le but devient évident : c’est sur lui et en lui qu’était fondée l’unité de l’encerclement » — laisse les vraies questions en suspens : “Quel était le chef d’armée, dans ce plan gigantesque ? Le nom de la ville à prendre ?”, de même le Nigromontan de Sur les falaises de marbre appartient-il à « ces maîtres qui montrent les buts, et non les voies ».

    Si, comme eux, Jünger indique le Nord métaphysique, il nous laisse souvent sans carte, sans sauf-conduit ni mot de passe. C’est bien ici qu’apparaît clairement la complémentarité de l’œuvre d’Evola. Conscient de ces « temps de décadence où s’efface la forme en laquelle notre vie profonde doit s’accomplir », évoqués par Jünger, Evola s’est attaché à présenter au public européen un certain nombre de voies initiatiques, aptes à satisfaire la diversité des équations personnelles, au travers d’une série d’ouvrages qui font aujourd’hui autorité. Qu’il traite du Bouddhisme (La Doctrine de l’éveil), des Tantras (Le Yoga tantrique), ou bien de l’Hermétisme (La Tradition hermétique), pour ne citer que ses études systématiques, Evola apparaît comme l’un de ces « nouveaux théologiens, aptes à voir clairement le mal depuis ses apparences les plus extérieures jusqu’à ses racines les plus déliées » et qui travaillent à « rassembler un nouveau trésor de légitimité », auxquels en appelait précisément Jünger dans Les falaises de marbre.

    L’œuvre de Jünger fut très tôt suivie avec la plus grande attention par Evola, dont on sait tout l’intérêt qu’il portait, à l’instar de beaucoup d’Italiens, au monde germanique. Indépendamment des longues recensions de Der Arbeiter et des Falaises de marbre, parues dans Bibliografía fascista en 1943, du Noeud gordien dans les colonnes de la revue East and West (1954) ou encore du Mur du temps (1959), article repris plus tard dans le recueil Ricognizioni, son nom ainsi que certaines expressions typiquement jüngeriennes (« masques métalliques », « réalisme héroïque », « mobilisation totale », la « personne absolue », « l’élémentaire ») reviennent fréquemment dans Les hommes au milieu des ruines ou Chevaucher le tigre.

    Coupé, physiquement aussi (2), d’un monde auquel il se sentait étranger et qui le lui rendait bien, sans illusions sur les désordres mal contenus de l’après-guerre européen dont s’accommodaient ses contemporains et sur les bruyants retours au catholicisme de certains anti-conformistes d’hier, Evola n’a pas toujours été cet impavide “convive de pierre” évoqué par quelques hagiographes zélés. Ainsi manifesta-t-il plus d’une fois son irritation contre les enthousiasmes sans lendemain — « trop souvent abandonnés dans la mansarde dès que “les nécessités de la vie” se présentent » (3) — affirmant que ce qui importait d’abord, chez un individu, c’était sa « réalité existentielle ». À ses yeux, celle-ci ne pouvait avoir pour corollaire qu’une attitude résolument anti-bourgeoise, inaccessible aux compromis comme aux conformismes. Si Evola citait volontiers (et, faut-il le dire, cum grano salis) la formule de Jünger : « Mieux vaut être un délinquant qu’un bourgeois », il ajoutait cependant que « aujourd’hui, son auteur n’y souscrirait plus, car lui aussi, l’ancien combattant couvert de décorations, s’était normalisé et rééduqué ». On le voit, l’attention manifestée par Evola pour l’œuvre de Jünger n’était pas exempte d’une certaine sévérité — une sévérité parfois complaisamment reprise au pied levé par certains “évolomanes” dont, soit dit en passant, on aimerait connaître les états de service personnels en matière de “délinquance”.

    Avec une insistance qui a parfois les accents d’une secrète blessure, Evola n’omet jamais, dans les quelques lignes de présentation qui précèdent ses recensions des ouvrages de Jünger postérieurs à 1945, de signaler leur baisse de tension existentielle, « comme si — écrivit-il par ex. — la charge spirituelle accumulée en lui par la Grande Guerre, puis appliquée au domaine de l’activité intellectuelle, s’était peu à peu épuisée » (L’“Operaio” nel pensiero di Ernst Junger). Et dans sa recension du Nœud gordien, il va même jusqu’à parler d’une « tendance à un humanisme suspect » (Orient et Occident, 1982).

    À propos de cet ouvrage, où Jünger oppose de façon assez arbitraire « l’idéal occidental de liberté politique » au « despotisme asiatique », Evola souligne à juste titre que l’Orient eut au contraire « une conception de la liberté si haute, que même le Royaume des Cieux et de l’Être pur y apparaissent comme limités ». Dans les continuels va-et-vient qu’effectue dans ce livre Jünger entre politique et éthique, tandis que l’élément religieux et purement spirituel, qui constitue pourtant l’arrière-plan fondamental des civilisations orientales traditionnelles, est quasiment laissé de côté, Evola voit évidemment une limite. Et dans cette confusion d’horizons qui amène par ex. Jünger à présenter « en termes d’antithèses historiques et de civilisations antagoniques ce qui est, au contraire, antithèse de catégories spirituelles universelles », il est en effet difficile de ne pas voir une certaine régression par rapport aux positions atteintes par Jünger dans sa première période.

    Bien que Le mur du temps témoigne d’un indéniable retour aux orientations de Der Arbeiter, cet ouvrage relève d’un domaine différent qui est celui de l’eschatologie et de la métaphysique de l’histoire. Or, en un tel domaine, les spéculations personnelles, quand bien même elles émaneraient d’un esprit subtil et d’un artiste de haut vol, ne sauraient suffire : pour Evola, l’appui d’un savoir objectif et non conditionné, “traditionnel”, est ici nécessaire, comme le montre la démarche exemplaire d’un Guénon à propos de problèmes analogues.

    Der Arbeiter est évidemment l’ouvrage de Jünger avec lequel Evola se trouva immédiatement de plain-pied. Tout, dans ce livre à la fois glacial et ardent, d’un radicalisme à faire pâlir les plus braves, où il est question de « mobilisation totale » et de « réalisme héroïque » ; n’offrant d’autre alternative que le musée ou l’usine, d’un anti-bourgeoisisme sans moyens termes où, par-delà le « degré zéro des valeurs », la réalité individuelle est pulvérisée ; qui sonne le glas du monde né de la philosophie des Lumières et en annonce un autre où vie et culte ne feront plus qu’un, où le critère sera désormais l’action objective sans envolées lyriques et dont le condensé s’exprimera physiquement sous la forme d’un Ordre et, géopolitiquement, sous celle d’un « espace impérial » — tout, dans un tel ouvrage, ne pouvait que séduire Evola. De même, comment n’aurait-il pas suivi Jünger dans sa dénonciation de l’erreur consistant à penser que l’on pourrait affronter l’omnipotence de la machine et les destructions de l’élémentaire simplement en faisant appel à la vision du monde et aux valeurs de la civilisation bourgeoise ?

    On ne sera donc pas surpris d’apprendre qu’Evola envisagea de traduire en italien Der Arbeiter. Cependant, il finit par se résoudre à en faire l’exposé critique dans un petit livre intitulé L’“Operaio” nel pensiero di Ernst Junger [1974], décision qu’il explique en ces termes dans la préface : « En fait, dans ce livre, les parties valables apparaissent mêlées à d’autres qui, pour un lecteur incapable de discrimination, leur porteraient préjudice car elles se ressentent de situations locales, allemandes, et ne tiennent pas compte d’expériences dont, entre-temps, l’aspect problématique est apparu au grand jour ».

    À cet égard, il est exact que, si l’on considère les convulsions qui ont secoué le monde depuis 1932 et, notamment, l’effondrement des systèmes qui rêvèrent peu ou prou d’unir en un même faisceau, sous les auspices du Travailleur jüngerien, le Spartiate, le Bolchevique et le Prussien, Der Arbeiter a fini par échapper à son auteur, du moins en tant que charte d’un nouvel ordre planétaire. Il semble également difficile de ne pas souscrire à l’observation d’Evola selon laquelle le choix, comme figure emblématique du monde en gestation, du Travailleur — et qui était tout autant chez Jünger, il faut le souligner, un vœu qu’une prémonition — n’est ni fortuit ni neutre : avatar du Quatrième État, c’est l’archétype d’une humanité capable d’ascétismes et d’héroïsmes inouïs, mais qui demeure fermée à cette « dimension vers le haut » dont nulle civilisation digne de ce nom ne saurait faire l’économie.

    Ces réserves faites, il n’en reste pas moins qu’aux yeux d’Evola, celui pour qui la transcendance n’est pas seulement un mot savant pourra toujours trouver matière à méditer dans le « réalisme héroïque » décrit par Jünger — dans cet « engagement total de la vie, dans le fait d’être totalement en acte et comme un tout dans l’acte, par-delà les liens, les conditionnements et les antagonismes de la vie individuelle ». Mais s’il est vrai, et ce sera notre conclusion, que le Travailleur est « le symbole d’un nouveau type humain capable de tourner à son avantage, de transformer en force spirituellement formatrice tout ce que l’époque la plus récente offre d’apparemment destructif et de périlleux », qu’est-ce qui le distingue, en dernière analyse, de cet homme différencié auquel s’adresse Chevaucher le tigre, qui peut non seulement « tout approcher, s’abandonner à tout et s’ouvrir à tout sans se perdre », mais se révèle, en outre, « prêt à être éventuellement détruit sans pour cela être intérieurement touché » ?

    ► Gérard Boulanger, Politica Hermetica n°1, 1987.

    Notes :

    1. Soixante-dix s’efface, Gallimard, 1984, p. 391.

    2. Il n’est pas inutile de rappeler qu’en 1945, alors qu’il se trouvait à Vienne, Julius Evola fut atteint, lors d un bombardement aérien, de graves lésions à la moelle épinière qui devaient entraîner une paralysie totale des membres inférieurs. C’est donc en reclus, et dans une chaise d’infirme, qu’il vécut désormais jusqu’à sa mort, survenue en 1974.

    3. Propos recueillis par Gianfranco De Turris et publiés dans L’Italiano de novembre 1971. Repris dans Orientamenti, 1950, p. 34.

     


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